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YVES BONNEFOY ET LA TRADUCTION : L'ENSEIGNEMENT ETL'EXEMPLE DE L'ITALIE Michela Landi Armand Colin / Dunod | Littérature 2008/2 - n° 150pages 56 à 69
ISSN 0047-4800
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Landi Michela, « Yves Bonnefoy et la traduction : l'enseignement et l'exemple de l'Italie »,
Littérature, 2008/2 n° 150, p. 56-69. DOI : 10.3917/litt.150.0056
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Yves Bonnefoy
et la traduction :
l’enseignement
et l’exemple de l’Italie
Dans
L’enseignement et l’exemple de Leopardi
1
, Yves Bonnefoydécouvre le « formidable surcroît de possibilités » d’une poésie qui,s’étant enfin débarrassée de la rhétorique, s’est ouverte à la présence dumonde. Et donc il observe, à propos du poète de Recanati, que « c’est biende lui qu’il faut que procède toute poétique qui se voudra vérité autant quebeauté »
2
. Pourtant, c’est aux «
dolci acque
» de Pétrarque (tout imagéesqu’elles sont) que Leopardi s’est abreuvé ; et c’est bien celui-ci, semble-t-il, le point de départ d’Yves Bonnefoy traducteur.
Ayant consenti à doter sa postérité du précieux commentaire du
Canzoniere
en 1825
3
, Leopardi affiche, il est vrai, dans ses lettres àl’éditeur Stella, l’ennui mortel que cette expérience lui a coûtée ; mais ilavoue, dans son
Zibaldone
, la valeur irremplaçable de cet enseignement
4
,et dans ses
Memorie
, l’incapacité même de s’en affranchir — quitte àavoir appris, par la suite, la leçon de Mme de Staël, qui recommandait leslectures les plus variées pour atteindre à l’originalité
5
. Et que cette leçonait constitué alors le point de départ d’une nouvelle époque de la poésiequi de l’ancienne se réclame — mais pour rechercher la vérité qui secache derrière son apparence —, c’est ce que nous apprenons,aujourd’hui, de l’expérience d’un troisième poète : français celui-là, ettourné vers l’Italie comme l’étaient vers la France les deux poètes italiens.
1. Y. Bonnefoy,
L’Enseignement et l’exemple de Leopardi
, Bordeaux, William Blake & Co.Édit., 2001. Bien que les trois essais que contient ce volume aient été tous traduits en italienpar C. Elefante, seul le premier, qui donne le titre à l’œuvre (« L’enseignement et l’exemplede Leopardi ») a paru dans
Vaghe stelle dell’Orsa. Gli infiniti di Giacomo Leopardi
,Mazzotta, Milan, 2002, p. 43-50. La traductrice rend compte de cette expérience dans unarticle (« Alcune brevi riflessioni sulla traduzione, tra paradosso e rigore “terminologico” »),paru in « Semicerchio » XXX-XXXI/2004 (
Gli specchi di Bonnefoy e altre rifrazioni. Sullatraduzione poetica
), Le Lettere, Florence, p. 51-55.2.
Ibid
., p. 13-15.3. F. Petrarca,
Canzoniere
, intr. di U. Foscolo, note di G. Leopardi, cura di U. Dotti, Milan,Feltrinelli, 1992.4. Voir, pour cet aspect, le célèbre essai de G. De Robertis,
Saggio sul Leopardi
[1936],Florence, Vallecchi, 1973, p. 107.5. G. Leopardi,
Memorie
, Milan, UE, 1950, p. 82.
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La première question qu’il faut se poser, avec Yves Bonnefoy,c’est bien celle du rapport entre ces deux langues et ces deux cultures, siproches et si lointaines à la fois. Car c’est de cette dialectique que ressorttoute la fascination mutuelle que depuis bien des siècles elles avouentl’une pour l’autre — ou qu’elles se cachent l’une à l’autre. D’abord, c’estdans son « exil » français que Pétrarque conçoit la plupart de son œuvre,qui est comme une « florentinité transcendantale », pour reprendre le motde G. Contini
6
; plus tard, Leopardi ne pourra se passer de l’enseignementdes Lumières, encore rayonnant en Italie dans son siècle
7
, ni du premierromantisme français ; et ce sera alors l’exil de sa pensée hors de l’espaceétouffant de la maison paternelle et des Marches. Ce territoire isolé, fron-talier, est d’ailleurs avec la Toscane l’un des lieux élus d’Yves Bonnefoyqui découvre, dans son paysage et son art, l’espace « recentré » où se« rassemblait l’évidence éparse » ; où la perspective naît de la nécessitéde « délimiter l’horizon et recueillir le possible », comme il l’avoue dans
L’Arrière-pays
8
. Cette « connaissance des bornes », qui « était aussi unefoi », et qui a été pour le poète une « nouvelle naissance », nous aide àmieux comprendre les raisons qui l’ont engagé à faire d’un côté, avecPétrarque, l’épreuve du sonnet (qui est comme un paysage clos maisconcentré), et de l’autre, avec Leopardi, l’épreuve de l’étendue du monde :devant la «
stanza/Smisurata e superba
» de l’univers, les « stances »(jadis reconnues comme «
quiete
», dans leur double réalité d’espacepoétique et de vie vécue en sûreté) s’élargissent maintenant vers l’infiniqui effraie. Et que la traduction soit le domaine élu pour effectuer latraversée de ces espaces, Yves Bonnefoy nous le dit bien dans
LaCommunauté des traducteurs
: il n’y a de « traduction authentiquementpoétique que si le contenu de présence qui orientait et portait la parolepremière a pu bénéficier d’un équivalent dans l’existence la plus intimede qui cherche à la signifier dans une autre langue »
9
. Nous revenons alorsà ce qu’a dit ce poète dans
L’Enseignement et l’exemple de Leopardi
: carl’union de
beauté
et
vérité
qu’il recherche en poésie, et qu’il fait remonterà Leopardi, peut bien rétrospectivement s’étendre à l’exemple dePétrarque. Si le stéréotype n’est que la « vérité dénuée de son principe »,le sonnet, que nous entendons souvent aujourd’hui comme l’exempled’une stéréotypie formelle — le « pauvre moule fatigué » dont parlaitMallarmé à propos, cette fois, de l’alexandrin — nous rappelle, en dehorsde son apparat rhétorique, à une réalité historiquement déterminée, et
6. G. Contini,
Preliminari sulla lingua del Petrarca
[1951], trad. fr.
Notes préliminaires surla langue de Pétrarque
,
Po&sie
, n° 110, 2005, p. 485.7. «
Finché non lessi se non autori francesi, l’assuefazione parendo natura, mi pareva cheil mio stile naturale fosse quello solo, e che là mi conducesse l’inclinazione
». G. Leopardi,
Memorie
,
idem
.8. Y. Bonnefoy
, L’Arrière-pays
[1972], Gallimard, Paris, 2005, p. 64.9. Y. Bonnefoy
,
« Traduire la poésie. Entretien avec Jean-Pierre Attal », in
La Communautédes traducteurs
, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2000, p. 53.
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pourtant vraie : où cette forme exprimait, comme l’art de la perspective,une grammaire de l’espace, un reflet de l’ordre suprême dans un mondequi accepte la finitude pour y gagner plus d’espoir et de foi. Commentalors ne pas avoir à l’égard du sonnet, avec Yves Bonnefoy, « la tentationde penser que ces formes d’intellection décidaient de la pensée du poèteet même de son rapport au monde », d’après ce qu’il écrit dans sa post-face aux traductions des
Dix-neuf sonnets de Pétrarque
10
? Et cela parceque « l’expérience de la présence » était « en ces temps éprouvée commeprésence divine »
11
. Mais aujourd’hui où la grammaire divine du monde,avec son « réseau d’analogies », a éclaté, et nous vivons dans un espacehétéroclite et dispersé, comment devons-nous traduire le sonnet ? Il nes’agit pas, pour le traducteur, d’un travail philologique, ou d’une épreuvede virtuosité formaliste, mais plutôt de « préserver le poétique dans lepoème »
12
; ne pas s’arrêter à la surface — ce qui est peut-être la beautésans la vérité — mais plutôt revivre la forme « de l’intérieur » car, nousle savons, elle est en elle-même une éthique. Et ce fait que « la forme estévidemment aussi importante dans ces sonnets que dans les tableaux »
13
vaut donc autant pour Pétrarque dans sa «
fissità orfica
» (selon uneexpression de Mario Luzi
14
) que pour Leopardi s’en affranchissant pouraffronter, en pasteur errant, le désert de sa vie. Ce même principe vadébarrasser le traducteur de deux tentations extrêmes, pareillementarbitraires et inauthentiques : d’un côté, rendre le sonnet ou le poème rimépar « des vers réguliers mais de mirliton » (et c’est bien à notre avis le casde Sainte-Beuve traduisant
L’Infinito
de Leopardi
15
) ; de l’autre, « un verslibre sans consistance »
16
, qui dénonce la
ignava ratio
d’une certainemodernité — ou plutôt post-modernité — à juste titre déplorée par YvesBonnefoy dans
La Communauté des traducteurs
: cette fausse ouverture àtoute chance possible qui, en son fond, n’est qu’indifférence.
Mais puisque tout discours sur la traduction ne peut se passer de laréalité des langues et de leurs destins réciproques — de leur heureusedifférence, qui est une chance pour le poète comme le veut YvesBonnefoy —, il nous faudra observer comment cette dialectique entre lefrançais et l’italien joue aussi de l’entremise de la langue latine. Biendifférent, on le sait, le rapport qu’avec leur matrice linguistique communeont établi les deux pays ; celle qu’on pourrait considérer comme unedescendance spontanée, sans complexes culturels dans le cas de l’italien,
10. Y. Bonnefoy, «
Le Canzoniere
en sa traduction », postface à « Dix-neuf sonnets dePétrarque nouvellement traduits par Yves Bonnefoy »,
Conférence
n° 20, printemps 2005,p. 361-362. Les numéros de page à côté des sonnets cités se réfèrent à cette édition.11.
Idem
.12.
Ibid
., p. 365.13.
Ibid
., p. 369.14. M. Luzi,
L’inferno e il limbo
, in
Naturalezza del poeta
, Milan, Garzanti, 1995, p. 60.15. A. Maurois,
Giacomo Leopardi
,
De La Bruyère à Proust
, Paris, Fayard, 1964, p. 124.16. « Le
Canzoniere
en sa traduction »,
op. cit.
, p. 369.
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reste pour le français une origine revendiquée le plus souvent pour desraisons de politique culturelle : filiation naturelle d’un côté, et putative del’autre. Comme Yves Bonnefoy le souligne dans
La Communauté destraducteurs
, la Renaissance italienne, ouvrant avec Pétrarque la voie auclassicisme, n’est qu’une manifestation inaugurale des Lumières euro-péennes
17
; d’où l’attitude de la France se proclamant bientôt l’héritièreculturelle de l’âge d’Auguste, se l’appropriant. Mais cette naturesynthétique (du point de vue syntaxique) et accentuelle (du point de vuerythmique) que — tout en devenant comme le français une langue analy-tique — l’italien hérite directement de l’esprit du latin, le français n’enpossède pas les ressorts. À cause de son faible statut rythmique, ainsi quede son esprit analytique (de plus en plus marqué depuis la restaurationlinguistique de l’époque classique), cette langue a longuement peiné àdécouvrir son génie « poétique », jusqu’à ce que le « moule fatigué »dont parle Mallarmé ait été reconnu comme un schéma conventionnel,nécessaire à maîtriser sa fluidité, et que son naturel
cantabile
— que toutitalien lui reconnaît — ait enfin librement manifesté ses propresressources. Ces qualités, Baudelaire déjà les percevait, lui qui ressentait le« style coulant » comme un péché, et percutait de sa verge imaginaire unvers sinueux qui avait l’aspect d’un ver ou d’un serpent, icônes immondesd’une langue coupable ; Verlaine les revendiquait plus ouvertement, avecson vers enfin affranchi de toute implication morale ; et ses imitateursaprès lui, souvent hélas si banalement vers-libristes et ne saisissant de laprosodie que son aspect extérieur. Car du fait de sa faiblesse rythmiqueet de sa souplesse phrastique, auxquelles s’ajoutent son vocalisme richeet sa faible occlusivité, le français a indéniablement l’esprit mélodique ;on l’entend d’autant mieux si, au-delà de la phrase, on perçoit le phrasé,ses timbres et ses courbes.
Voici une raison de plus pour croire, avec Yves Bonnefoy, que latraduction poétique est la chance qu’offrent nos limites plutôt que letémoignage de leur dépassement : pour l’italien, restituer au-delà de lasignification (qui est bien peu) cette mélodie du français dont se nourrittout poète écrivant dans cette langue est une chance aussi rare que, pourle français, celle d’attester fidèlement le rythme serré de l’italien ; rythmequi a trouvé dans l’hendécasyllabe sa plus naturelle scansion, et peut-êtreaussi dans le sonnet son espace idéal : à l’égal de ce recentrementprospectif en peinture qu’évoque par ailleurs Yves Bonnefoy. Mieux vautdonc partager, selon son intention, « l’expérience au sein de laquelle [le]texte avait pris sa forme »
18
.
17. « Pensons à Pétrarque, tout éclairé par le premier esprit des Lumières, celui qui colorede son inimitable allégresse les débuts de la Renaissance » ; La Communauté des traduc-teurs, op. cit., p. 41.18. « Le Canzoniere en sa traduction », op. cit., p. 361.
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Se rapprocher de Pétrarque (poète qu’Yves Bonnefoy sait « d’unautre temps » autant que « d’une autre langue » 19) signifie avant tout, mesemble-t-il, faire œuvre de mémoire ; et cela, à deux niveaux. Première-ment, en puisant à la source de son propre passé linguistique et culturel— le passé de la Renaissance française qui avait illustré Pétrarque par lesonnet ; en redonnant ensuite vie à ces « ricordanze », souvent amou-reuses, auxquelles le poète du Trecento italien avait fait confiance, et dontLeopardi va certainement s’inspirer. En quoi tout cela se traduit-il ? Dansle choix de la forme sonnet, tout d’abord, mais en y cherchant, au-delàdes rimes et des conventions métriques, la nature de la langue dans sonétat préclassique. C’est tout ce que le poète-traducteur voit, prospective-ment, chez Ronsard : « Ronsard, déjà », écrit-il 20. Pourrions-nous dire quesi Ronsard « pétrarquise » à côté de Du Bellay, Bonnefoy ici « ronsar-dise » — pour reprendre à Nerval (si sensible à la poésie du seizièmesiècle) le verbe qu’il avait lui-même polémiquement emprunté à Mal-herbe 21 ? Et cela — selon la volonté même de Pétrarque, dont aucun termeprésent dans le Canzoniere n’était inusité —, sans un seul « oncques » ni« ançois » (pour paraphraser encore Nerval) ; mais tout simplement parun resserrement de sa langue d’aujourd’hui qui, tout en gardant sa libertépropre (par l’enjambement fréquent, et le vers libre), vient ainsi à larencontre d’une Renaissance de l’esprit. Cette « rétention » est bien celleque cherche la langue pour exprimer, à travers la seule grammaire reçuede Dieu, la pudeur de dire la vie des sens : ce qui « vibre derrière lescollines, toujours » 22. Et on saisit alors le lien existant entre le Pétrarquedes sonnets (que Mario Luzi a situé jadis dans les limbes de la poésie :dans L’inferno e il limbo 23) et le Baudelaire des « plaisirs furtifs »qu’évoque Moesta et errabunda ; ce dernier ayant découvert qu’il s’agis-sait désormais d’opérer la concentration de l’être sur soi-même, plutôt quede refléter celle du monde où chacun se trouve pris. Voici donc YvesBonnefoy « à l’écoute », comme Baudelaire, « du désir », et du « non ditpresque dit, assurant à l’œuvre d’accéder aujourd’hui à au moins une partde ce qu’elle aurait voulu dire : à un peu plus de sa vérité » 24. Et cette« rétention », qui est aussi une tension — comme en fait foi la belle méta-phore, si commune à l’époque de la Pléiade, de « retendre les cordes de19. Idem.20. Ibid., p. 376.21. Malherbe utilisait ce verbe, selon un recueil d’anecdotes (Malherbiana, 1811) dès que,lisant ses vers, il y trouvait des expressions trop dures. Sainte-Beuve utilise le mot à proposdu premier Malherbe (« après avoir ronsardisé ») dans l’Histoire de la poésie au seizièmesiècle. Voir G. de Nerval, « Les Poètes du seizième siècle », La Bohème galante, Paris,Gallimard, 2005, p. 141 et 369.22. « Le Canzoniere en sa traduction », op. cit., p. 374.23. « Questo nuovo personaggio [Pétrarque], circolare e concluso, quest’uomo senza testi-moni crea da sé, per il sé il suo paradiso […] e precipita nel suo limbo, dove il dolores’aggira lusingato dalle sue illusioni » ; M. Luzi, L’Inferno e il limbo, op. cit., p. 61.24. « Le Canzoniere en sa traduction », op. cit., p. 376.
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l’instrument » — est en fait ce qui permet d’« en écouter la musique » 25 ;permettant alors que celle-ci ne soit ni un air conventionnel, ni une suitede sons hétéroclites, mais — comme Foscolo le rappelle dans son Saggiosopra la poesia del Petrarca — qu’elle soit plutôt le souvenir même duluth qui s’accordait si bien aux vers du maître italien 26 : musique que letexte, abandonné par l’instrument, aura intériorisée. Ce resserrement, quiforce discrètement l’esprit discursif et progressif du français, accompa-gnant ce dernier dans son voyage à rebours, au long des étapes qui l’ontconduit à s’affranchir de l’usage des pétrarquistes, participe d’ailleurs del’esprit même du sonnet : celui-ci tendant à se replier, à revenir sur sespas, à dessiner un espace clos et spiralé. Tout cela entraîne non seulementla nécessité de ce que Genette a appelé « dégrammaticalisation » (à savoirle remplacement d’une unité syntaxique par une unité rythmique 27),mais celle aussi de ces procédés — apparemment hostiles à l’esprit dufrançais — que les linguistes reconnaissent comme « régressifs » : inver-sions et antépositions. La décumulation et la régression, qui sont entreelles étroitement liées, se manifestent d’abord par le choix paradigma-tique du mot le plus bref, tel que Ronsard déjà le recommandait (et aveclui, Paul Valéry) ; procédé que la langue classique avait stigmatisé àcause de la réduction massive, en français, du corps phonique des mots.Ce choix est d’autant plus marqué qu’il invite le traducteur à changer decatégorie grammaticale en remplaçant, par exemple, le substantif par leverbe correspondant (d’ailleurs plus concret), dès lors que celui-ci comptemoins de syllabes. C’est le cas du sonnet CCXXVI, v. 6, où « il cibo [è]assentio et tòsco » est rendu par « me nourrir,/C’est absinthe et poison »(p. 354) : le verbe à l’infinitif remplaçant le déverbatif « nourriture » (soncorrespondant sur le plan de la référence). Notons en deuxième lieul’antéposition du verbe — qui transgresse la syntaxe normative dufrançais fondée sur le primat du sujet (ainsi dans le sonnet CLXXXIX,p. 346-347 : « Passa la nave mia colma d’oblio », traduit par « Passentma barque et tout son poids d’oubli ») — et celle de l’adjectif : celle-ci(en tant que marque épithétique) s’affirmant contraire à la cadenceprogressive de la langue classique et admise, au cas où le corps phoniquedu mot et son sémantisme seraient extrêmement pauvres. Ou bien encorela périphrase négative connaîtra un double traitement : soit privée de sondeuxième terme (comme il arrivait légitimement au XVIe siècle, avant quele « ne » modal atone et antéposé au verbe, dorénavant considéré comme« marotique », ne paraisse ressortir d’un usage plus affectif que logique) ;25. Idem.26. « Il Petrarca compose i suoi versi al suono del suo liuto […] ed ebbe voce dolce,flessibile e di grande estensione » ; U. Foscolo, Saggio sulla poesia del Petrarca, inF. Petrarca, Canzoniere, intr. di U. Foscolo, note di G. Leopardi, op. cit., p. 45.27. Par exemple la syllepse au vers 5 du sonnet CXXXIII (p. 342-343) : « Da gli occhivostri uscío ‘l colpo mortale » : « Vos yeux, c’est eux qui m’ont porté le coup mortel », cequi rattache le discours amoureux du poète à la langue orale.
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soit remplacée par l’adjectif indéfini (« aucun »). Remarquons encore,parmi d’autres traits marquants, le choix systématiquement fait de rendrele « passato remoto » italien (mais aussi l’imparfait — très rare en vérité)par du passé simple, gnomique et bref (ainsi le sonnet III, p. 306-307 :« Era il giorno… », rendu par « Ce fut le jour… ») ; ou la préférenceaccordée aux syntagmes non-prépositionnels, comme aux prépositionscirconstancielles synthétiques : par exemple ce « en », si fréquent auXVIe siècle et resté par la suite l’apanage presque exclusif des locutionsidiomatiques (c’est le cas d’« en haute mer » traduisant « in alto mar »dans le sonnet CXXXII, p. 340-341). J’y ajouterai deux suppressions :celle de l’article défini, avec son double effet de concision et d’indistinc-tion (dans le sonnet I, p. 304-305, « fra le vane speranze e ‘l van dolore »devient « entre vains espoirs, vaine douleur ») ; et celle du moyen termede la comparaison (dans le sonnet CXXXIII, p. 342-343, « come al solneve, come cera al foco » est rendu par « Je suis neige au soleil, cire dansle feu »), faisant de la comparaison même une métaphore sans son lienlogique, une similitudo brevior ou analogie, chère aux poètes préclas-siques. À l’omission du sujet grammatical dans des phrases coordonnées(procédé que le français classique évite pour des raisons de clarté)s’ajoutera le choix du point d’interrogation, qui vient remplacer, avec uneffet de dubitation plus marqué, l’interrogative indirecte ou l’hypothèse.L’infinitif optatif, enfin, remplace le subjonctif italien (au sonnet CXCIX,p. 348-349, « Così avess’io del bel velo altrettanto ! » devient, aveccombien de grâce et de majesté : « Ah, obtenir autant d’un autrevoile ! »). Mais sans doute le défi le plus ardu offert au traducteur dePétrarque consiste-t-il à ressaisir une certaine marque de style qui lui estpropre — marque dont Leopardi, nous le verrons, se réclame à plusieursreprises, car elle est aussi favorisée par la prosodie italienne qu’elle l’estpeu par la française : on l’appelle en italien dittologia (du grec « motdouble »), ce qu’on rendra en français, faute de mieux, par « coupleadjectival » (plus fréquemment adjectival en effet, que verbal ounominal). En voici un exemple parmi d’autres, celui du sonnet LVII :« Mie venture al venir son tarde e pigre » (p. 314-315), que le poètetraduit ainsi : « Bien lents, bien paresseux à venir, mes beaux jours. »Admirable réussite sur deux plans : phonostylistique d’un côté (la bila-biale sonore étant restituée par l’allitération de la labiodentale correspon-dante), et syntaxique de l’autre (par le recours à l’ellipse du verbe d’étatdans la phrase attributive). Du point de vue de la dittologia, on y voit enoutre que le choix le plus courant du traducteur est de rendre le poly-syndète par l’asyndète, en supprimant la conjonction qu’une virguleremplace. Ce choix, qui fut d’ailleurs reconnu comme une stratégie debrièveté chez les auteurs du Moyen Âge, Yves Bonnefoy le pratique aussipar vers entiers, lorsque Pétrarque veut évoquer le temps pressant de
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l’existence. Voyez par exemple le sonnet CXXXIV (p. 344-345), oùPétrarque s’adonne à ses jeux d’antithèse et d’hyperbole :
Pace non trovo, et non ò da far guerra ;e temo, e spero ; et ardo, et son un ghiaccio ;Aucune paix en moi, qui ne puis combattre,Je crains, espère, brûle, je suis de glace ;
Pour en revenir au couple adjectival au sens strict, parfois les deuxtermes reliés ne font qu’un dans la version Bonnefoy : c’est le cas dusonnet CLXXXIX (p. 346-347), où le « pensiero pronto et rio » (qui suit« a ciascun remo ») se mue en « pensée vile », car l’action de ramerimplique certainement la « promptitude » évoquée par Pétrarque. Ou bienles deux adjectifs sont effectivement synonymes (c’est le cas particulierde l’endiadyn), et ce dédoublement n’a d’autre raison que prosodique ouemphatique. Dans le sonnet III (p. 306-307), « uscio et varco » devienten effet simplement « la porte », et dans le sonnet CXXXII (p. 340-341),« pianto e lamento » se voit rendu par l’infinitif unique « [se] plaindre ».Mais qu’arrive-t-il lorsque Pétrarque nous présente une « triade » de cessortes d’adjectifs, ce qui n’est pas rare ? Soit, par exemple, le sonnetCXCIX (p. 348-349), et ce vers : « Candido leggiadretto et caro guanto »,presque entièrement occupé par les épithètes d’un gant innocemmentvolé à Laure. Voici que la mise en relief du gant comme objet de culteamoureux le dispose au centre du vers français, et comme entouré desmarques optatives du désir : « Bien-aimé soit ce gant, tout de blanchegrâce ». Soit cet autre cas encore, où deux adjectifs qualificatifs, antéposésen italien, sont précédés de deux autres adjectifs, l’un numéral et l’autrepossessif (il s’agit du sonnet XLXXXIX, p. 346-347, v. 12) : « Celansi iduo mei dolci usati segni », où la longue suite adjectivale antéposée,grâce aussi à une synalèphe, n’occupe en italien que huit syllabes. Letraducteur parvient ici, par un prédicat nominal apposé, à exalter l’imagedonnée dans le souvenir pathétique de l’ubi sunt qui, cher à Pétrarquemais souvent dissimulé par sa pudeur expressive, reviendra aussi dansLa sera del dì di festa de Leopardi : « Et où ont disparu ces deux phares,ma joie/De chaque jour ? »
L’enseignement de Pétrarque aura donc été vraisemblablement,pour Yves Bonnefoy, la reconnaissance d’une langue natale — telle la« maison natale » dont avait rêvé avant lui Du Bellay à proposd’Ulysse — d’avant l’« humeur démonstrative » qui a tant caractérisél’esprit du français ; et, en même temps, la création d’un espace où peutavoir lieu cette recherche. Et quel est donc l’enseignement de Leopardi,ce dernier s’étant nourri de Pétrarque jusqu’au florilège — depuis la« vecchierella » du sonnet XXXIII, résonnant dans Sabato del villaggio
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(celui-ci d’ailleurs sans conteste inspiré du moins en partie par l’odeCXXVII, tel que le montre le commentaire du Canzoniere) 28 jusqu’au« passero solitario » (CCXXVI), thème que Pétrarque avait emprunté àson tour aux Psaumes [101, 8] ; depuis All’Italia, vraisemblablementtributaire de l’ode CXXVIII, jusqu’à ce « noverar le stelle ad una ad una »(ode CXXVII) qui revient, presque sans variations, dans le Cantonotturno di un pastore errante dell’Asia ; ou à cette « Natura pietosa etfera madre » du sonnet CCXXXI qui, renvoyant à la topique de la naturanon parens sed noverca présente déjà chez Quintilien, a si profondémentretenti dans l’esprit de Leopardi — jusqu’au florilège, disions-nous, maispour aller y chercher plus d’espace, plus d’haleine, plus de souffrance etplus de vie ? Et c’est donc pour cause que Mario Luzi, ayant situéPétrarque dans les limbes, avait ouvert pour Leopardi, comme pour Dante— qui sont à son dire les représentants les plus emblématiques de lamodernité poétique italienne 29 — les portes initiatiques de l’enfer. Celanous introduit à ce que de nouveau Leopardi a trouvé par rapport àPétrarque et à la longue période où sa manière a dominé. Selon les motsde Luzi, il est en fait l’un des rares tempéraments à même de découvrirdes capacités émotionnelles et créatrices imprévues dans l’extrêmelinéarité du langage ; et de recréer grâce à elle une simple et chaleureuseconnivence, comme si l’expression était moins la sienne propre que laseule possible en général 30. Et c’est bien cette « extrême linéarité dulangage » qu’Yves Bonnefoy retrouve avec le souffle cosmique du poètede Recanati ; car on avait d’abord chez Pétrarque, malgré l’exil politiqueen France, un hortus conclusus hors du temps, et l’on a maintenant devantnous, par celui qui a choisi de s’enfuir du lieu confiné de sa petite ville etde la maison paternelle qui l’opprimait, l’errance et le désert de l’exis-tence. C’est là, en somme, selon les mots mêmes de son traducteur, « uneexistentialisation de la pensée symbolique, mise désormais au service del’expérience propre à chaque personne, en sa subjectivité la plus libre, etil en est résulté dans le romantisme une libération de la poésie » 31. Sil’humanisation métaphysique de la nature trouvait jadis son lieu éludans la paisible clôture du sonnet, comme image formelle et substantiellede l’ordre du monde, la nature vivante et dramatique, autant que douéede moralité et par cela même coupable (c’est la fin ici soulignée del’anthropocentrisme 32) exige désormais une poésie ouverte. Et cettedernière, qui doit être reconnue comme la marque formelle et essentiellede la modernité, n’est certainement pas sans rapport avec ce que Kierke-28. « Pare che voglia intendere dei fiorellini di cui Laura fosse solita adornarsi nella suaprima giovanezza » ; commentaire de G. Leopardi au Canzoniere de Pétrarque, op. cit.,p. 159.29. M. Luzi, Dante e Leopardi o della modernità, Rome, Éd. Riuniti, 1992.30. Ibid., p. 68.31. L’Enseignement et l’exemple de Leopardi, op. cit., p. 12.32. Ibid., p. 17.
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gaard appellerait peu après, dans son Concept de l’angoisse, « l’angoissede la liberté » : c’est-à-dire une expérience de l’infini avec la perte déso-lante, autant que nécessaire, des bornes du monde. Une telle expériencedemande au poète d’affranchir le langage de sa portée métaphysique etthéologique — comme en témoignent les derniers mots prononcés parLeopardi 33 : seule viendra le questionner désormais sa conscience d’indi-vidu. Et si c’est donc bien du monologue intérieur que se rapprochent lesvers les plus inspirés de Leopardi, comme il est suggéré à propos duCanto notturno (« Du premier vers au dernier se déroule, comme à l’imi-tation des dunes désertes, le lent monologue de qui questionne en vainl’espace silencieux 34 »), une mélodie, un chant continu se déploient d’unelangue enfin libérée de son souci formel ; mélodie que le français, cettefois, peut valoriser en retrouvant son génie propre. Car si le « Leopardidiscorsivo » dont parle Luzi (en l’opposant au « Baudelaire sintetico »dont le souci reste celui de « maîtriser » la souplesse de sa langue) n’estque le produit de l’élaboration lente et solitaire d’une matière « faticosa »(comme la toile de Silvia) mais non moins douce à se détendre 35, YvesBonnefoy fera confiance à la nature poétique de sa propre langue. Ce sontdonc cette expansion, et cet abandon à la mélodie du vers, que le traduc-teur va restituer, disposant cette fois librement des mots les plus longs,aérés et discursifs, ainsi que des ressources phonostylistiques du français.Voyons, dans À Silvia, ce distique : « […] e tu solevi/così menare ilgiorno », traduit par : « Et c’est ainsi/que se passaient tes heures et tesjours » : voilà en fait efficacement interprété l’effet duratif de « solere »par une expression de longue haleine (où la continuité du verbe prono-minal, avec ses sifflantes, est accentuée par cette admirable ressourcemélodique du français qu’est la « liaison » phonosyntaxique). D’autantque ce verbe est à l’imparfait, et suivi par cet autre, duratif (« menare ») :lesquels dilatent cette journée, et ces vers, bien au-delà de leur duréeconventionnelle. On ajoutera que le vocatif, qui avait été parfois supprimédans la traduction de Pétrarque pour son vocalisme allongé, devient, danscelle de Leopardi, même un point d’orgue, suspendant le souffle dupoème avec sa position centrale, incidente. C’est le cas de ces vers :
Et toi, tu gravissais, joyeuse, pensive,Le seuil, ô jeune fille, de ta vie.
Je rappelle le distique qu’ils traduisent :
Et tu, lieta e pensosa, il limitareDi gioventù salivi ?
33. « Pourquoi Leibniz, Newton, Colomb, Pétrarque, le Tasse ont-ils tous cru à la religioncatholique, alors qu’à nous les doctrines de l’Église n’apportent aucune satisfaction ? »,aurait-il dit à Ranieri avant de mourir, selon le témoignage rapporté par A. Maurois ; inA. Maurois, Giacomo Leopardi, op. cit., p. 136.34. L’Enseignement et l’exemple de Leopardi, op. cit., p. 19.35. M. Luzi, Vicissitudine e forma, in Naturalezza del poeta, op. cit., p. 46.
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Ce point d’orgue est en fait suscité par le « limitare » dont le [e] final,surabondant au seuil du vers, exige une suspension — mais aussi parl’isolement, entre deux virgules, du couple adjectival (déjà révélateurde par son caractère oxymorique). Et ce « gravissais », avec son poids deconcret (sa gravité), ne connote-t-il pas la fatigue de parcourir, commeune toile à tisser, le chemin de la vie, pour atteindre enfin le seuilderrière lequel la mort attend la fileuse ? De même, dans La sera del dìdi festa 36, Leopardi évoque, derrière la douceur apparente du paysagenocturne (qui nous fait penser de prime abord au « vent dans la plaine »suspendant « son haleine » des Ariettes oubliées verlainiennes), ledestin de souffrance qu’il va par la suite crier. Et il recherche, bien sûr,le même procédé qu’avait utilisé Pétrarque (rappelons-nous le sonnetCXXXIV) lorsqu’il avait voulu évoquer le temps pressant de la vie ; àsavoir l’énumération par polysyndète. Car cette vocalité de la conjonc-tion, qui s’épanche entre les mots : « dolce e chiara è la notte e senzavento », d’un côté harcèle, et de l’autre détend et pacifie. Yves Bonnefoytravaille ici à restituer cette même impression par la ligne mélodique dufrançais, celle-ci intercalée pourtant par des virgules haletantes :
Douce et claire est la nuit et sans un souffleEt paisible au dessus des toits, sur les jardinsS’est arrêtée la lune, qui désigne,Sereines, les montagnes.
Et dans un écrit paru dans Semicerchio 37, il se prononce à propos decette inversion, naturelle en italien mais beaucoup moins en français, etdonc beaucoup plus connotée : « serena ogni montagna ». Elle lui paraît,en effet, « accentuer la stabilité, l’immobilité paisiblement respirante dela ligne de l’horizon » ; si ce n’est que « tout de suite après […] l’espritse heurte avec une immense détresse », et que les mots les plus paisibleset les plus doux ne sont alors que des « notions elles-mêmes énigma-tiques ». Dans À Silvia, d’autres choix répondent à cette nécessité dedilater l’italien qu’éprouvait lui-même Leopardi. Tout d’abord, le« passato remoto » se voit souvent traduit par le passé composé, plusanalytique, psychologique et intérieur ; et revient l’abondance des relatives,pour dénouer les formes participiales de l’italien. La formule circonstan-cielle, souvent si brève en italien, retrouve en français le long souffledu monologue intérieur, et « in seno » devient « au fond de mon cœur ».Mais comment, encore une fois, traiter les « dittologie », si fréquenteschez Leopardi, resserrant le son et le sens en une formule nette ?36. Y. Bonnefoy, Keats et Leopardi. Quelques traductions nouvelles, Paris, Mercure deFrance, 2000, p. 46-47. J’en rappelle le premier quatrain : « Dolce e chiara è la notte e senzavento,/E queta sovra i tetti e in mezzo agli orti/Posa la luna, e di lontan rivela/Serena ognimontagna ».37. Y. Bonnefoy, « La traduction de la poésie », in Gli specchi di Bonnefoy e altre rifra-zioni, Semicerchio, XXX-XXXI/2004, op. cit., p. 64.
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Souvent rien ne change par rapport à Pétrarque, car il n’est rien demieux, en français, que cette énumération discrète, en asyndète. Parfoiscependant, une périphrase vient donner plus de souffle à l’image ;comme si celle-ci abandonnait sa structure schématique pour rentrerdans le rythme de la langue respirante. Prenons un exemple entre biend’autres : Leopardi emprunte à Pétrarque (sonnet XXVI) le couple« combattuta e vinta », non plus pour filer une abstraite métaphore dontla barque de son prédécesseur était le comparant (celle de la navigatiovitae), mais pour évoquer la mystérieuse maladie de Silvia, celle-ci étanttombée victime d’une nature acharnée, implacable : « Et tu étais vaincue,tu es morte. » 38 De même, au début du poème, le couple « ridenti efuggitivi » et son caractère oxymorique semblent traverser l’espace dela traduction pour entrer dans la poésie même du traducteur : « quin’auront eu,/Rieurs, qu’une journée » ; car, on le sent bien, c’est alorsYves Bonnefoy qui nous parle à travers Leopardi. C’est bien cetteintensité de voix qui est la sienne qui ressort dans le Canto notturno diun pastore errante dell’Asia, un des « plus touchants poèmes jamaisécrits » 39, comme il le remarque à plusieurs reprises. Dans ce poème oùà travers l’image du désert asiatique se déploie avec le plus de forcecelle du désert de l’existence, le monologue intérieur est un thrène àdeux voix, chantant à l’unisson avec chacune son timbre et son allurepropre. Le titre, d’abord, devient en français Chant d’un pasteur errant,en Asie, la nuit, avec deux marques circonstancielles — comme unedidascalie qui situerait cette voix dans une réalité spatiale et temporellerévolue, anecdotique, pour raviver la présence de l’homme renoué àson destin de partout et de toujours. Puis voici l’« albore » du vers 11,lorsque la vie du pasteur reprend son cours : la vague incandescencematinale retrouve, dans les « premiers feux de l’aube », bien desrougeoiements de Dans le leurre du seuil ou d’ailleurs. Et encore : le« corso immortale » du vers 20 — rythmiquement élargi (cursus tardus)par cette « course, qui ne sait pas qu’il y a la mort » — nous rappelle àce consentement tranquille — interrogatif, pourtant — auquel YvesBonnefoy nous a si souvent conviés. Dans Le souvenir 40, par exemple :
Et j’avance, dans l’herbe froide. Ô terre, terre,Présence si consentante, si donnée,Est-il vrai que déjà nous ayons vécuL’heure où l’on voit s’éteindre, de branche en branche,Les guirlandes du soir de fête ? Et on sait,Seuls à nouveau dans la nuit qui s’achève,Si même on veut que reparaisse l’aube
38. Y. Bonnefoy, « À Silvia », in « Le Tombeau de Leopardi » et une version de « ÀSilvia », avec deux lithographies de F. Ostovani, Trames, Barriac en Rouergue, n.p.39. Y. Bonnefoy, L’Enseignement et l’exemple de Leopardi, op. cit., p. 19.40. Y. Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière (1987), Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1991, p. 13.
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Tant le cœur reste pris à ces voix qui chantentLà-bas, encore, et se font indistinctesEn s’éloignant sur les chemins de sable.
Un mouvement contraire, toutefois, se dessine à des moments privilégiés ;et ce seront les débuts et les fins des poèmes — comme si la formulemémorable que le traducteur voulait restituer dans sa langue ne pouvaitl’être que par l’enchantement de la musique des mots italiens. Il l’avoued’ailleurs, dans L’Enseignement et l’exemple de Leopardi 41 :
Ce qui caractérise ces poèmes, c’est leur musicalité admirable, irrésistible, cequi fait que Sempre caro mi fu quest’ermo colle ou Dolce e chiara è la nottee senza vento ou Vaghe stelle dell’Orsa sont des vers qui s’imposent à lamémoire, en ces débuts de poèmes, comme des moments de rémissionbienheureuse dans le désordre ordinaire de la parole.
Ainsi le début de l’Infinito (avec son inversion dans la phrase attribu-tive : « Toujours chère me fut cette colline ») et son finale (« Naufrage,mais qui m’est doux dans cette mer » 42) témoignent, en plus de leurtournure, de toute la force rythmique de l’italien : car les langues sont« poétiquement traversables », avec ce « surcroît de fascination » 43 quinaît de leur réciprocité. Et encore, au dernier vers d’Alla luna, « concède »-t-il à l’italien — qui préfère dans la concessive la brièveté à la clarté :« Si même elles sont tristes, et chagrin qui dure ! » 44 On trouvera cepen-dant une exception à cet usage dans l’explicit de À Silvia, où la ditto-logia « La fredda morte ed una tomba ignuda », qui occupe l’avant-dernier vers entier de son surcroît pathétique, demande au traducteur unton plus intime, précédant la mise en relief, au dernier vers, du déchire-ment en question ; il y parviendra par suspension du souffle, à traversl’apposition prédicative placée entre deux virgules discrètes, en fin depoème : « La mort, ce froid, et la tombe déserte. »
D’autres exemples prouveraient combien chez Yves Bonnefoy —comme chez Leopardi traduisant Virgile et avouant, à son ami PietroGiordani : « quelle bellezze per necessità esaminate e rimenate a una auna piglian posto nella mia mente, e l’arricchiscono, e mi lasciano inpace 45 » — le moment de la traduction est celui, privilégié, du calmeattentif. « Pour ma part, écrit-il, c’est dans les moments de fatigue quej’éprouve le plus le besoin de m’asseoir à ma table » pour « ces momentsde respiration plus large, la traduction » 46. L’écoute d’une parole élue,tout éloignée qu’elle est dans l’espace et dans le temps, vient rejoindre41. Y. Bonnefoy, L’Enseignement et l’exemple de Leopardi, op. cit., p. 22.42. Y. Bonnefoy, Keats et Leopardi, op. cit., p. 42.43. Y. Bonnefoy, La Communauté des traducteurs, op. cit., p. 10-11.44. Y. Bonnefoy, Keats et Leopardi, op. cit., p. 44-45.45. G. Leopardi, lettre à P. Giordani (21 mars 1817). Cf. G. De Robertis, Saggio sulLeopardi, op. cit., p. 6.46. Y. Bonnefoy, La Communauté des traducteurs, op. cit., p. 65.
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par-delà sa langue propre, et par-delà toute langue, « ce qui a valeur, etpeut-être valeur universelle, dans le débat qui s’instaure entre ces culturesdès le moment où un traducteur les rapproche » 47. Et qu’il suive Leopardidans son errance et dans sa lucidité « mano a mano » — non seulement« pas à pas » mais aussi, littéralement, « main dans la main » 48 —, lapreuve en est donnée dans le Tombeau de Giacomo Leopardi 49 où letraducteur, s’étant fait poète à son tour, accompagne de ses yeux et lepasteur, et le troupeau, et la lune ; cette dernière étant, avec sa présencediaphane, une belle métaphore de la traduction :
Je te vois qui vas près de lui sur ces collinesDésertes, son pays. Parfois devantLui, et te retournant, riante ; parfois son ombre.
47. Ibid., p. 9.48. Voir sur cette question Y. Bonnefoy dans « Traduire Leopardi », La Communauté destraducteurs, op. cit., p 135.49. Y. Bonnefoy, Le Tombeau de Giacomo Leopardi, in Terre intraviste, trad. it. F. Scotto,Venise, Éd. del Leone, 2006, p. 116-117.
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