lire est le propre de l'homme

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  • De lenfant lecteur au libre lecteur

  • 2011, lcole des loisirs, Paris,pour la prsente dition hors commerce.Chaque auteur conserve le copyright

    de son texte ou de son dessin.Dpt lgal : septembre 2011

    ISBN 978-2-211-11451-6

  • Lire est le propre de lhommeDe lenfant lecteur au libre lecteur

    Tmoignages et rflexionsde cinquante auteurs de livrespour lenfance et la jeunesse

    lcole des loisirs11, rue de Svres, Paris 6e

  • Aux enfants

  • Pourquoi ce petit livre ?

    Connaissez-vous deux verbes plus proches quelire et lire ? Connaissez-vous deux mots plusproches que lecteur et lecteur ?

    Cest souvent en ces temps deffervescencepolitique que lon comprend le mieux le lienvital qui existe entre lecture, ducation, libert etdonc dmocratie.

    Lenjeu rappel dans ce recueil est bien l :cest lducation du sens critique qui donne auxlecteurs la libert de choisir et leur assure dtredemain des femmes et des hommes libres.

    Cet esprit anime lcole des loisirs depuis bien-tt un demi-sicle.

    Une cinquantaine de ses auteurs, de textes oubien dimages, parfois des deux, nous ont faitlamiti de nous clairer, chacun sa manire, surla motivation profonde de leur cration en direc-tion de lenfance et de la jeunesse.

    Voici, pour vous, leurs tmoignages et leurs rflexions.

    Jean Delas et Jean-Louis Fabre,directeurs de lcole des loisirs, septembre 2011

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  • Je suis protg par des amisdiscrets et passionnants

    Quand javais sept ou huit ans, les nuages com-mencrent samonceler au-dessus de ma tte. Mamre devenait trange. Elle changeait de compor-tement dune seconde lautre. Elle marmonnaitdes choses incomprhensibles et prononait tout coup des mots violents.

    Elle avait lhabitude de faire chaque jour unepromenade dune heure dans la campagne touteproche de notre banlieue. Et, depuis peu, elle avaitavanc lheure de cette promenade. Elle quittait lamaison vers trois heures et demie du matin.

    Quand je lui demandai pourquoi elle se levaitsi tt, elle me rpondit quelle ne voulait pas ren-contrer des gens.

    Bientt, elle ne sortit presque plus de notreappartement, sauf pour aller lglise le dimanchematin et le mercredi soir. Mes parents faisaientpartie (et, par consquent, mes frres et moi aussi)dune secte protestante qui interdisait tout : le

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  • cinma, le sport, le thtre, les livres. Tout sauf laBible.

    Cette secte tait dirige par un aptre qui seprtendait immortel. Et tous ceux qui le croyaientallaient, le jour choisi par le Seigneur, entrer auparadis avec lui.

    Chaque soir, lorsque mes parents taient cou-chs, ma mre accusait mon pre dinfidlits etlinsultait avec des mots interdits. Des mots quimauraient valu une gifle immdiate si jen avaisprononc un seul.

    Mes deux frres avaient quatorze et onze ansde plus que moi. Lan se maria quand javaishuit ans, le second ne rentrait que tard le soir,quand tout le monde dormait.

    Moi, je couchais dans un coin du salon. Justederrire le mur qui le sparait de la chambre demes parents. Jentendais tout. Je narrivais plus mendormir. Ma situation tait dlicate.

    Jaurais voulu disparatre. Dans la journe, jenavais pas de problmes. Je passais ma vie dehors jouer au foot avec mes copains, discuter, traner.Mais le soir ?

    Dans notre classe, il y avait une caisse avec unetrentaine de livres que les lves avaient le droit

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  • demprunter. Un jour, je me suis dcid en rap-porter un la maison. Je crois que ctait une his-toire de la Confdration helvtique (normal : noustions dans une cole de la banlieue ouvrire deZurich). Le soir, je me mis le lire, prtendant quilsagissait dun devoir. Ctait un peu ennuyeux,mais, quand mme, jentendais moins les voix der-rire la cloison. Jempruntai un deuxime livre, puisun troisime. Certains dentre eux me faisaientcompltement oublier mes soucis.

    Toutes les coles du monde connaissent deuxhirarchies : celle des profs et celle des lves.Chez nous, le premier de la classe, selon les profs,portait des lunettes et tait fils de commerants.Ce qui le mettait dans la catgorie des riches. Ilntait pas dou en sport et navait aucun succsauprs des filles. Sa faon de sintresser deschoses qui ntaient pas la mode mintriguait.Au lieu de jouer au foot, il lisait et semblait trspris par ses lectures. Il avait vraiment lair daimera. Je lobservais. Je commenai par lui poser desquestions sur les devoirs. Puis, une ou deux fois,je massis ct de lui la rcr :

    Quest-ce que tu lis ?Il me montra son livre :

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  • Cest le dernier Winnetou. Je lai eu cematin la bibliothque.

    Ah. la bibliothque ? Tu vas quellebibliothque ?

    Ben, la bibliothque municipale, Tram-strasse.

    Je voyais trs bien o tait la rue, mais je nyavais jamais vu aucune bibliothque. Je posais mesquestions en feignant lindiffrence. Et je nosaispas lui demander combien cela cotait. Au fil denos conversations, un jour, il mapprit que ctaitgratuit ! On te donnait des livres pour rien ! Pasde dpt ? de garantie ?

    Non. Tu donnes ton nom, ton adresse. Labibliothcaire te remplit une carte et, quand tuprends un livre, elle inscrit le titre sur ta carte.

    Il me montra sa carte : ses nom et adressetaient inscrits sur la premire page, sous len-ttede la bibliothque. Il y avait trois feuillets qui sedpliaient, ligns comme nos cahiers dcriture.Sur chaque ligne, un titre et, ct, un tampon : Rendu.

    Si tu veux, tu peux venir avec moi. Labibliothcaire connat ma mre. Elle te fera unecarte. Jen suis sr.

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  • HummJe regardai autour de moi, un peu absent. Oui, cest une ide. Jaimerais bien des trucs

    un peu plus marrants que ceux quon a en classe. a na aucun rapport. Tu verras ! Je lui dirai

    de te donner Winnetou. Cest gnial. Cest deswesterns. Winnetou est un chef indien. Sa tribuvit dans des tipis. Et il y a aussi des trappeursblancs. Le meilleur, cest Old Shatterhand. Il vitcomme les Indiens. Lui et Winnetou sont amis.Mais avec les autres, cest la guerre Enfin, il y aau moins dix livres de Winnetou.

    Le lendemain, jtais avec mon copain devant sa bibliothcaire.

    Elle avait peut-tre trente ans mais, pour moi,ctait une dame. Elle devait porter un tailleurbleu fonc et une blouse claire. Lquivalent ducostume-cravate. Ses cheveux noirs friss taientattachs sur la nuque par une barrette dcaille.Mon copain me prsenta et lui expliqua que jevoulais lire des Winnetou.

    Elle sourit et me dit de lattendre devant unbureau situ un peu lcart. Elle tamponna la cartede mon copain et il disparut dans les rayonnagesqui stiraient derrire. Elle vint sasseoir derrire le

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  • bureau, sortit un grand livre noir, y inscrivit mesnom et adresse, puis remplit une carte toute neuve.Elle mexpliqua que javais droit cinq livres parvisite, que je pouvais les garder un mois, que je nedevais ni crire ni dessiner dedans, ne pas les salir etne pas corner les pages. Quand elle eut fini, elle medemanda si je savais comment trouver les livres. Jene savais pas. Elle me prit par la main et memmenadans les rayons pour enfants.

    La bibliothcaire me montra tous les rayons :des livres pour les petits, avec des images, deslivres qui expliquaient comment rparer un vlo,comment construire un moulin eau, fabriquerun circuit lectrique. Apparemment, tout pouvaitsapprendre en lisant des livres.

    Enfin, elle me montra les rayonnages quimintressaient.

    Des centaines de livres avec des Indiens, descow-boys, des chercheurs dor, des pirates, desnaufrags, des explorateurs. Jtais l, regarderpartout, tourdi. Elle mexpliqua que les sectionstaient signales par des petits panneaux et que, lintrieur de chaque section, les livres taientrangs par noms dauteurs, dans lordre alphab-tique.

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  • Tu vois, par exemple, ton Winnetou, tu letrouves l, section Aventures . Puis tu vas Mcomme May. Karl May, cest lauteur, et tutrouves tous les livres quil a crits la suite, cettefois dans lordre alphabtique des titres. Winnetouest vers la fin de sa range puisquil commencepar un W.

    Je suivis son doigt et, en effet, il y avait peut-trevingt ou trente livres avec le nom de Karl May.

    Elle me donna celui que je voulais. Tu en veux un autre ? Je peux en avoir cinq ? Cest beaucoup, cinq. Tu es sr que tu les

    liras en un mois ? Je sais lire trs vite, vous savez.Elle rit. Bon, puisque tu aimes les aventures, je vais

    te donner des livres dauteurs diffrents. Tu mediras ceux qui tont plu. Ensuite je ten trouveraidautres.

    Elle marcha dun pas dcid dun rayonnage lautre et sortit les cinq premiers livres de ma pre-mire visite.

    Trois jours plus tard, jtais de retour. Avec mescinq livres lus.

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  • Elle tait surprise : Tu nas pas aim ? Oh si ! Mais jai tout lu ! Tu as tout lu ? elle regarda la date dins-

    cription sur ma carte. Tu as tout lu en trois jours ? Oui, madame.Elle resta un moment silencieuse. Raconte-moi !Elle prit un livre aprs lautre, je lui racontais

    le contenu de chacun. Et puis, pour chaque livre,elle donnait un coup de tampon : Rendu.

    Lequel as-tu aim le plus ? Winnetou, bien sr. Et lhistoire de Burning

    Daylight en Alaska, avec les chercheurs dor. Ah Jack London.Elle memmena de nouveau dans les rayon-

    nages. Me montrant Jack London, Stevenson,Verne, Kstner et beaucoup dautres que jaioublis. Elle me montra des couvertures et mex-pliqua, quand je fronais le nez, que lon ne pou-vait pas forcment juger du contenu partir delimage. Que lauteur, ctait le plus important. Etquil fallait tre curieux. Que ce ntait pas gravedtre du. Quon avait souvent de trs bonnessurprises.

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  • Je la regardais, mfiant : je ne veux pas tre du.Parce que, quand jaime, je suis avec mes hros. Jesuis dans mon lit de trappeur, dans ma cabane faitede gros rondins de bois brut, jentends hurler levent. Mais je suis au chaud, protg par le talent demes amis discrets et passionnants, les auteurs.

    Plus dun demi-sicle plus tard, rien nachang. Dautres amis se sont ajouts cette pre-mire liste. Toujours aussi discrets, toujours aussipassionnants. Je nai plus peur. Je sais quune in-puisable chane dami(e)s mattend.

    Arthur Hubschmid,directeur ditorial et cofondateur de lcole des loisirs

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  • SOMMAIRE

    Chen Jiang HongJean-Franois ChabasMarie-Aude MurailGrgoire SolotareffAgns DesartheBoris MoissardPhilippe DumasValrie ZenattiStephanie Blake

    NadjaClaude Ponti

    Kitty CrowtherPascal Lematre

    Malika FerdjoukhNathalie Kuperman

    Dorothe de MonfreidChristian Oster

    Marie DesplechinOlivier MelanoYvan PommauxAnas VaugeladeGenevive Brisac

    Kimiko

  • Michel Van ZeverenTania SollogoubMario Ramos

    Susie MorgensternFlorence SeyvosMagali BonniolSophie ChrerMichel Gay

    Colas GutmanClaire Ubac

    Frdric StehrNathalie BrisacJeanne AshbSoledad BraviGisle Bienne

    Alan MetsCatharina Valckx

    Xavier-Laurent PetitFabian GrgoireBrigitte Smadja

    Pascale BougeaultAudren

    Philippe CorentinVictor Hugo

  • Battons-nous

    Jean-Franois Chabas

    Quand un romancier qui ne vit que de sa plumeprend la dfense des livres, sans doute peut-ontre tent dy voir un plaidoyer pro domo

    Mais bien avant de devenir crivain, avantdavoir lide saugrenue den faire un mtier, je vnrais les livres. La liste des signataires de cemanifeste sera srement trs longue, et la placemest compte. Que dire, si vite ? Le livre a struc-tur mon esprit. Il a construit mon intellect,nourri ma morale et ma sensibilit. Homre,comme Stevenson, comme Camus, sont des ma-tres irremplaables. Huckleberry Finn, ou Mou-mine le Troll, des compagnons de rverie qui noussuivront le temps de notre existence. Si javais tlivr la tlvision, aux consoles de jeux et Internet, mais quasiment priv de lecture, commeil est de plus en plus frquent chez les enfants, jeserais une autre personne, sche et creuse assur-ment ; la seule ide est effrayante.

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  • Mesdames, Messieurs, qui dsirez nous gou-verner, je ne peux imaginer que vous trouviezavantage rgner sur un peuple dcrbr. Car lelivre nest pas un luxe, ni une fantaisie dintellec-tuel, ni lexpression dun snobisme. Ceux quivoudraient nous le faire croire sont de clinquantsimbciles, ou, plus grave encore, des esprits malinsesprant exploiter lignorance.

    Battons-nous.

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  • Une grande cause nationale

    Marie-Aude Murail

    La lecture serait-elle en danger ?Constance est en Terminale L, littraire donc.

    Sur son cran dordinateur, elle avale en streamingles pisodes de Glee, nime srie culte amricaine,cest aussi une otaku, une fan de mangas. Pour lebac, elle a d ingurgiter le tome III des Mmoires deguerre, de CDG je crois quelle prfre dfinitive-ment laroport du mme nom. Cest une fille denotre temps, et cest aussi la mienne.

    Vais-je partir en guerre contre Internet ? Uneenqute sur les pratiques culturelles des Franais lre numrique a dmontr que plus on utiliseInternet, plus on va au cinma, au thtre, aumuse, et plus on lit de livres. Constance aime Jane Austen en VO et vient de finir Hors champ, deSylvie Germain.

    Vais-je me battre contre les mangas ? Constancemen a fait dcouvrir dexcellents, dont Les Gouttesde Dieu, la gloire du vignoble bordelais !

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  • Quest-ce que je vais bien pouvoir trouverpour dfendre la lecture ? Ah oui, haro sur le livrenumrique ! Mon mari a fait partie du jury dupremier Prix du livre numrique. Dix romans,soit trois mille pages ; cest trs agrable, parat-il,de lire sur un e-book. Quimporte le flaconpourvu quon ait livresse et quaccessoirementon respecte mon droit dauteur.

    Bref, je nai pas dnergie disponible pour mebattre contre les moulins vent. La lecture ne vapas si mal que a, les lecteurs existent, je les ren-contre toutes les semaines. Pourtant, si jai pris laplume faon de parler quand on est devant unclavier , il doit bien y avoir une raison.

    Elle tient en un chiffre : trois millions. Au der-nier tat des lieux, cest le nombre dillettrs enFrance.

    Ma fille a appris cette anne en cours de phi-losophie que certains concepts sclairent par leconcept oppos. Pour savoir ce quest la lecture, ilconvient de rappeler ce quest la non-lecture. Unjeune Franais sur dix prouve de telles difficults lire quil ne peut comprendre un nonc sim-ple. Comme le signalait un rcent Tlrama, unillettr est limit une communication de conni-

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  • vence avec ses pairs : je me comprends , dit-il,mais il avance en fait dans un brouillard linguis-tique. Il peut tre la proie de tous les manipula-teurs, gourous, terroristes, dmagogues, dont lesdiscours strotyps et totalitaires lui donnentlimpression de comprendre enfin quelque chose ce qui lentoure. Notre monde nest pas tantcelui du virtuel que celui de lhypercrit. Rser-ver une place de train, signer un chque, retirerde largent dans un distributeur, gestes du quoti-dien qui exigent une seule et mme comptence.

    La lecture nest pas un loisir quon puisse com-parer au cinma ou au jeu vido, cest une ncessitde chaque jour, cest le passeport pour linsertiondans notre socit et cest ce qui donne accs lalibert, libert de parler, de penser, de circuler. Je mesouviens de ce cri de mon fils an quand je luiavais parl de ces milliers, de ces centaines de mil-liers de Franais qui ne savaient pas lire :

    Mais cest affreux, on les a abandonns !Trente annes ont pass, rien na chang. Ce

    nest pas la lecture qui est en danger, ce sont lesillettrs.

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  • Grgoire Solotareff

  • O je suis quand je lis ?

    Agns Desarthe

    Nous navons pas de super-pouvoirs.Nous ne volons pas de building en building en

    justaucorps munis damples capes.Nos muscles ne sont pas (trs) saillants.Et pourtant, nous sommes des super-hros.Nous, les crivains, luttons pour la survie dun

    univers menac par les forces du mal. Un mondeancien et familier, douillet et civilis, riche enbibliothques et en imprimeries.

    Chaque jour, notre mission est la mme : sau-ver le livre. Arms de nos stylos (certes, de nosjours, les stylos sappellent des ordinateurs, maiscest la mme chose), nous affrontons la maldic-tion bien relle du virtuel.

    Cest un combat reintant.Peut-tre allons-nous le perdre. Il se peut que,

    malgr notre loyaut et la vigueur qui nousanime, nous finissions engloutis, dfaits, dtruits.Avant que cela narrive (mais, rassurons-nous,

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  • cest pour dans trs trs longtemps), poussonsensemble un dernier cri, un appel.

    Nous avons tous besoin dhistoires. Nousavons tous besoin de livres.

    Nombreux sont ceux qui louent les bienfaitsde la lecture : bonne pour la croissance, bonnepour la conscience, lorthographe, la grammaire etla culture gnrale. On en serait presque ladclarer dutilit publique. Il nest cependant pasprouv qu rester pench sur les livres, on rcoltedavantage de bonnes notes lcole que de pro-blmes de dos. La lecture, si lente, si laborieuse, nereprsente-t-elle pas une perte de temps, unencouragement la rverie et la langueur, enne-mies reconnues de la productivit ?

    Ce qui me frappe, quand jobserve la place dulivre dans notre socit, cest sa parfaite inadqua-tion du point de vue du temps : un livre scritlentement, il se lit lentement. La lecture, mmelorsquil sagit de pomes, de nouvelles ou dercits courts, sinscrit dans la dure. Or, nousvivons dans un monde spectaculairement mor-cel, rapide, efficace. Je ne dis pas que ctaitmieux avant. Je constate simplement que, dans le

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  • monde o nous vivons, le livre, qui est lien, quiest prsence, lenteur et silence, dtonne.

    Je songe un lve de CE2 qui, lors dune ren-contre, sest cri :

    Mais o je suis quand je lis ?Il tait affol. Je lui ai demand de sexpliquer

    et il a dclar : Quand je suis la maison et que je lis, par-

    fois, ma mre mappelle ; elle est dans la mmepice que moi ; je lentends, mais je ne peux paslui rpondre. Cest comme si elle tait trs loin.On est ensemble, mais je ne suis pas l.

    Puis il a rpt, et cette fois lexaltation lem-portait sur linquitude :

    Mais o je suis quand je lis ?On pourrait croire, lentendre, que le livre

    est vcu comme un instrument de sparation, demorcellement (un de plus). Cest exactement lecontraire. Quand cet enfant lit, quand nous tousnous lisons, nous sommes dans la littrature, unis,par un lien transcendant, au reste de lhumanit ;nous habitons un lieu commun et explorons uneutopie qui mle lintime luniversel. Ainsi la littrature est-elle autant un instrument dman-cipation quun outil de socialisation. Un genre

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  • dobjet transitionnel, un doudou de papier. Maiscest trop peu, et jai, de plus, appris me mfierdes mtaphores empruntes au monde de len-fance, car cest un univers que presque personnene prend au srieux.

    Voyons ce que Franz Kafka et Primo Levi ont nous apprendre sur le sujet.

    Kafka disait de lcriture quelle permet de sauter dun bond hors du rang des assassins . Cettedclaration a souvent t mal perue. Les gens quincrivaient pas se sont sentis vexs, jimagine. Leshistoriens, de leur ct, se sont empresss de nousrappeler que le raffinement dune civilisation etson rapport privilgi lart navaient jamaisempch cest fort triste, mais cest vrai letriomphe de la barbarie. Cest peut-tre dans cetesprit, dailleurs, quIsaac Bashevis Singer dcla-rait : La littrature est une force sans vecteur , afin denous rappeler quon ne peut exiger des livresquils changent le monde. Cest vrai aussi.Comme il est vrai que certains assassins se recru-tent parmi les plus fins lettrs. La littrature nestpas un remde, et ce serait lui prter une navetqui ne lui sied gure de supposer que Kafka ait

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  • voulu dire une chose pareille. Le saut quilvoque nest pas forcment russi, et ne garantitrien. Cest une tentative, une alternative.

    Lcriture permet ce bond, la lecture aussi. Carce sont les deux faces dune seule et mme pice.

    Quon lise un roman classique ou un rcit dstructur, un sonnet ou une page de prose po-tique, on procde par identification. Identificationau personnage, ou au narrateur, mais galementidentification lcrivain ou la langue, ouencore au livre lui-mme.

    Il sagit de sortir de soi, de se quitter, de pr-supposer une altrit sduisante, daccepter de sylaisser mener. O je suis quand je lis ? , maisaussi : Qui je suis quand je lis ? Je suis tour tour le personnage, lauteur, le mot, laventure. Jeme dissous, et le fait que jagre volontiers cettepetite disparition na rien voir avec la haine desoi et tout voir avec lamour de lautre.

    Les mcanismes que je dcris ne sont videm-ment pas systmatiques, ils sont en revanche facili-ts, rendus possibles par la lecture. On le vrifiedans les instants les plus critiques. Je pense Si cestun homme, de Primo Levi, et plus particulirementau moment o les dports se rcitent des vers de

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  • Dante Alighieri. Quand il ne nous reste rien, lesouvenir de ce quon a lu demeure en nous ; il sur-vit et nous survivons avec lui. Cest le cas limite,certes, mais il indique clairement que plus grandeest ladversit et plus poignant devient le besoin delire, dtre en lien, dtre un homme, justement, au-del de lavilissement, du dnuement. Quimportealors si cette force est sans vecteur !

    Cest pourquoi il est ncessaire de poursuivrela lutte, pour prserver et dvelopper le got de lalecture dans un monde o la violence se dploiede faon inquitante, parce que la lecture consti-tue un contre-pouvoir, un refuge. Elle a lim-mense mrite de nous rappeler que nousappartenons une communaut. Peut-tre sagit-il dune utopie, comme je lai dit plus haut, mais jene crois pas quil puisse exister dart littraire endehors de lutopie humaniste. Le simple fait derver que quiconque puisse vous lire est si farfelu,si irraliste, quil tmoigne dune foi touchantedans lexistence dun espace commun, dunecommune curiosit pour ce qui fait de nous ceque nous sommes.

    Mais supposons un instant que je me sois trom-pe, que le monde dans lequel nous vivons ne soit

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  • ni dur, ni violent, et que lespce humaine et la civilisation ne soient pas si menaces que cela,finalement. Que reste-t-il de notre mission ? Quereste-t-il de nous ? Nous, les super-hros dfen-seurs de la littrature ? Restent nos index timidespoints vers la libert, vers un plaisir quasimentgratuit.

    Cest l, porte de main, a ne tombe jamaisen panne, a tient au creux de la paume, cest unmiroir, une machine remonter le temps, uneporte ouverte sur lautre, cest un livre.

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  • Homme de beaucoup de lecture

    Boris Moissard

    Les spcialistes saccordent sur une chane dvo-lution qui aurait men lhomme, en quelquesmillions dannes, de ltat de protozoaire celuide possesseur diPad, en passant par les stades suc-cessifs de pithcanthrope, de Gaulois, de cheva-lier, de femme au volant, de banquier mondialisteet maintenant dinternaute sur Facebook.

    Ce parcours est plausible. Il na quun dfaut :celui de sappliquer lespce dans son ensemble.Donc, une gnralit. Cest--dire pas grand-chose. Je vois personnellement un processus vo-lutif bien plus digne dintrt : celui quiconcerne le bipde humain considr au cas parcas et observ du seul point de vue de son dve-loppement individuel et moral. Voil le terraino se livrent les vrais combats, celui o se rem-portent les victoires dterminantes.

    Toute manuvre ducative tend vers cetteforme de progrs qui consiste, en gros, au fil des

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  • ges, transformer le nourrisson en garnement, legarnement en ado boutonneux, lado bouton-neux en amateur de football, lamateur de foot-ball en BHL, puis, si on y arrive, le BHL enArielle Dombasle, et enfin exploit ultime etapothose dchirante lArielle Dombasle elle-mme en quelque chose qui ressemblerait unPaul Valry ternellement ressuscit et maintenu titre honorifique en bon tat de fracheur.

    Pour russir ce prodige dalpinisme, il y a unmoyen : la lecture. Homme de beaucoup de lec-ture disait-on jadis quand on voulait dsignerquelquun quon prend plaisir avoir sa table. Si lon prtend faire, terme, du petit animalhumain un convive de choix, le mieux sera delentourer de livres.

    On lui imposera plusieurs bibliothques parmilesquelles il sera bien forc de grandir. Il y trou-vera dabord de belles histoires, des rcits daven-tures, des hauts faits de cow-boys et de pirates,bref du dpaysement. Ce sera comme si unefentre souvrait, livrant ses regards toutes sortesdaperus distrayants. Mais plus tard, si loprationrussit 100 %, la fentre se refermera et le tou-risme romanesque fera place au voyage intrieur.

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  • Lapptit de fiction sattnuera au profit de cettefaim proprement littraire que la forme satisfaitmieux que le fond.

    La forme : cest la voix particulire que fontentendre les bons auteurs, ceux qui nous mar-quent non tant par ce quils disent que par lafaon quils ont de le dire, par le ton propre qui estle leur et qui touche en nous le point sensible. Cesauteurs-l sont un raccourci dans la comprhen-sion du monde. Ils nous font gagner beaucoup detemps sur le chemin du vrai et nous fournissent,en outre, quelques armes efficaces pour brillerdans la conversation (grand motif dorgueil, sinonla recette principale du bonheur).

    levons nos enfants dans une furie de livres.Le papier imprim reprsente pour eux unechance quil faut leur faire courir. Notre devoirest de les gaver de littrature.

    Ils ont une faim de loup, un estomac dau-truche et, devant eux, un avenir dautant plusprometteur que Balzac et Proust les y attendrontde pied ferme. Or, je vous le demande, part Bal-zac et Proust (additionns de quelques autres), ya-t-il dans la vie quoi que ce soit qui ait la moin-dre importance ?

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  • Des rencontres qui faonnent une vie

    Valrie Zenatti

    On pourrait commencer par dire quun jour, jaiouvert un livre, mais je prfrerais dire que je mesuis ouverte un livre. Un homme condamn vingt ans de bagne pour le vol dune miche depain y venait en aide une prostitue et sa filleorpheline. Japprenais que, dans les livres, on pou-vait dcrire la peur et la misre, mais aussi prsen-ter une main tendue, et faire clore la confiancedans le cur des hros, et dans celui du lecteur.

    Javais quatre ans, et je rclamais sans relchequon me relise cette version (trs) abrge desMisrables. Plus tard, jai rencontr une petite filleaux allumettes, Edmond Dants, Fantmette etJo, la garonne des Quatre Filles du docteur March.

    Ils mont appris le courage, le got de la justice,laudace, la rverie. Je les considre comme desmembres trs proches de ma famille, qui mau-raient transmis leur exprience de vie et auraientfaonn ma conscience, enrichi ma sensibilit.

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  • Plus je les ctoyais, plus javais envie de dcou-vrir leurs semblables. Les livres taient une fortmagique o chaque arbre invitait une aventure.Je ntais plus seule, je navais plus peur, ou pluttjtais seule, mais cela navait rien dangoissant.

    Et puis, un jour, jai pris une calculette et faitune multiplication. Il sagissait de calculer com-bien de livres je pourrais lire dans ma vie, en par-tant du principe que jen lirais un par jour. Javaisdix ans, je maccordais soixante-dix ans suppl-mentaires, ce qui donnait le rsultat de vingt-cinqmille cinq cent cinquante livres. Un chiffre ridi-culement petit par rapport ce dont regorgeaientles bibliothques, et aux livres qui ne cessaientdtre publis.

    Cela me dprima beaucoup.Mais je ntais pas fille me laisser abattre et je

    continuais lire, en comprenant peu peu que ceque lon nommait la qualit ntait pas si frquent,et que ctait cette qute-l quil fallait mener, la recherche des livres qui lvent, ouvrent lmeet lesprit.

    Cest dans ces annes qucrire est devenu unencessit aussi imprieuse que celle de lire, etpublier un rve.

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  • Le temps sest coul, ploc, ploc, jai chang depays une fois, deux fois, de langue aussi, de mai-son, damis. Mais partout jemportais avec moimon kit de survie : un livre, au minimum, et uncahier pour crire. Ainsi quipe, je pouvais allernimporte o, attendre des heures un bus, untrain, un tre, une trahison, je nen avais cure,jtais protge, labri.

    Je suis devenue adulte, comme on dit. Lemonde autour de moi a chang, jai chang dansce monde, mais toujours avec un livre et uncahier porte de main. Jai connu des dcep-tions, des livres qui ne menaient rien, et destonnements, des blouissements Camus, Gary,Dostoevski, Duras, Woolf.

    Et un jour, jai rencontr Genevive Brisac.Dans un livre, puis pour de vrai, comme disent lesenfants. Jai lu les romans quelle crivait, et ceuxquelle publiait. Je me souviens avoir pens,merveille : on peut donc crire ainsi. Pour lesadultes, et pour les enfants. On peut, dans lesdeux cas, sadresser lintelligence, la sensibilitet lhumour du lecteur. On peut le prendre parla main, lui chuchoter des mots de douceur loreille, le faire rire, ltonner, lemmener l o il

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  • ne sattendait pas aller, l o soi-mme on igno-rait que lon irait, et puis le lcher parce quunefois le livre fini, il peut se dbrouiller tout seulpour vivre, et trouver dautres livres.

    Jai appris le respect que lon doit soi-mmeen crivant, au lecteur qui nous lit, et aussi unefaon de ne pas se prendre trop au srieux, desourire de soi et des autres, sans mchancet, maissans complaisance non plus.

    Jai appris un peu plus ce que le mot libertsignifiait.

    Et jai eu envie daller vers dautres, enfants etadultes, pour chuchoter ce mot leur oreille, mon tour.

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  • Soulever un cheval

    Stephanie Blake

    New York, mon pre memmenait le dimancheaprs-midi dans sa librairie prfre. Ctait unepetite boutique en forme de tour o les livressentassaient absolument partout. Il fallait monterun escalier en colimaon pour arriver la sectiondestine aux enfants. Je devais avoir cinq ans et je lisais tout ce que je trouvais. Je me souviens de lodeur des livres quand je les ouvrais. Jtais

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  • fascine par les dessins, les couleurs et les expres-sions des personnages. Ne sachant pas encore lire,jinventais, au fil des pages, des histoires autourdes images que je dcouvrais. Quelque tempsplus tard, je compris que les lettres colles lesunes aux autres formaient des mots, les mots desphrases, et que tout cela avait un sens : je lisais !Les livres prirent alors une dimension tout faitdiffrente pour moi : je dcouvrais une autre voixque la mienne, une autre pense. Lire me stimu-lait, reliait toute mon nergie positive, rconciliaitma raison et mes instincts. Jaimais ou je naimaispas, je ragissais, je rflchissais. Mes premireslectures ressemblaient de premires amours,jattendais avec impatience et ardeur lheure desretrouvailles. Et puis, un jour, jai rencontr PippiLongstocking (Fifi Brindacier), le personnagemythique dAstrid Lindgren. Ctait une petitefille de huit ans qui avait t leve sur un bateaude pirates. Elle possdait des pouvoirs surnaturelset une grande gnrosit humaine. Elle nobissait personne et trimballait avec elle un sac remplidor. Elle savait se servir dun revolver et elle avaitnavigu sur les sept mers. la fois rude et gentille,elle pouvait soulever un cheval et elle battait

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  • lhomme le plus fort du monde. Je midentifiaistotalement elle, je vivais comme elle, je devenaismoi aussi une hrone, je battais lhomme le plusfort du monde. Pippi Longstocking menseignaitquelque chose que je ne comprenais pas alors et que jai dcouvert beaucoup plus tard.Aujourdhui, je sais que les qualits de cette petitefille viennent tout simplement de ce quelle savaitrester fidle ses propres dsirs. Elle tait peut-treune rebelle qui sattaquait aux lois des adultes et aucarcan de lcole, et sans doute faisait-elle table rasede limage conventionnelle de la petite fille, maispar-dessus tout, elle tait fidle elle-mme. Au fildu temps, elle est reste profondment grave enmoi et, aujourdhui, cest souvent en pensant elleque je me sens le plus moi-mme. Quand jattaquele travail dun nouvel album, je sais que la petiteLongstocking nest jamais trs loin Bien sr, jenai pas de pouvoirs surnaturels, je ne sais pas meservir dun revolver, mais soulever un cheval, oui,soulever un cheval, jy arrive trs bien !

    (Superlapin a t ralis par quatre classesde moyenne et grande sections, au Maroc.)

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  • Livre libre lecteur lecteur

    Claude Ponti

    Cest moi qui ai grav la premire marque surune omoplate de cerf. Ctait mon premier cerftu. Je ne pensais pas quil sortirait de cette hum-ble marque un livre numrique des millnairesplus tard. Javais lesprit visionnaire, mais jemtais arrt au rouleau de papyrus.

    Pourquoi ai-je grav une marque sur cet os ?Parce que ctait mon premier cerf, et que jevoulais men souvenir et pouvoir raconter machasse plus tard. Ensuite, chaque nouveau cerftu, une nouvelle marque et, chaque nouvellemarque, une nouvelle histoire de chasse. Jtais lemeilleur chasseur et, comme je racontais souventmes chasses le soir avant le coucher, nos enfantsdevinrent leur tour les meilleurs chasseurs descontres.

    Ma femme a fait de mme, sur une omoplate,une marque pour une bonne futaie de cueillette,une autre marque pour une bonne terre de

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  • rcolte. Pour tre tout fait franc, je crois mesouvenir que jai copi/coll son ide dans matte.

    Il faut comprendre, ctait une poque mer-veilleuse, mais floue. Nous autres humainsntions srs de rien. Il y avait des hommes tigreset des femmes panthres. Lesprit des eaux semlait de tout, le feu tait sauvage, le cru et le cuitnon distincts, le dcret du droit opposable aulogement non publi et le soleil pouvait stein-dre en un clin dil. (Je vous parle dun tempsque les moins de cent trente mille ans ne peuventpas connatre.)

    Entre autres, nous avions des doutes profondssur le fait que nous tions humains, et que nous leresterions. quoi bon tre des grands chasseurs-cueilleurs-siesteurs si nos enfants devenaient desphacochres ou des bisons buts ? Nous avionsdj des certitudes dstabilisantes sur nos ascen-dants proches et irrmdiablement darwiniens.On peut facilement cacher ou nier, voire mangerses anctres, mais il est impossible de supprimer sadescendance. Le risque de ne plus tre en tantquespce est plus grave que de ne plus savoir quion est, humain ou phacochre.

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  • Ce quavait dcouvert ma femme, ctait que,lorsquelle se souvenait dune bonne futaie decueillette grce une marque sur une omoplate,et quelle la racontait aux enfants, elle racontait enmme temps mille autres choses. Comment aller la futaie, comment squiper pour y aller, quelsvtements porter, quels outils utiliser, quelles rusesemployer, quelles offrandes faire, quels remercie-ments prodiguer. Et, bien sr, comment conserver,traiter, prparer les fruits de la cueillette, etc. Elle acompris que ctait ce qui faisait que nos enfantsne devenaient pas des phacochres. Car les phaco-chres ne cueillent pas les fruits comme leshumains. Ils ne sintressent quaux fruits pousssdans la terre quils fouillent avec leur nez rose grosses narines ridicules. Et si leurs enfantsdeviennent des phacochres, cest parce quils fontcomme leurs parents qui se comportent en pha-cochres. La ceinture est ceinture.

    Cest l une chose fondamentale, les humainssont des humains parce quils se comportent enhumains, et leurs enfants sont humains pour cetteraison que, justement, leurs parents se compor-tent en humains. Voil une pense qui a lair duntruisme en forme de lapalissade tautologique.

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  • Mais quon y songe un peu. Cest un abme. Et iltient parfois peu de chose que nous nen soyonsune autre.

    Par consquent, ma femme inventa lcritureet, par l mme, la lecture. Quand on donne dufeu, on ne perd rien et on donne tout. Il en estainsi de lcriture et de la lecture. Forts de cetteide, nous parcourmes le monde et les sicles.Les stles des six textes fondamentaux de la Chinedes Han, le calendrier maya, le Code dHammu-rabi, les sagas royales islandaises, le Cantique descantiques, loblisque de la place de la Concorde,cest nous, ma horde familiale et moi.

    Parce que nous avons invent los et la pierregravs, le galet dargile couvert dempreintescuniformes et sch, le papyrus, la xylogravure,le parchemin, le vlin, le palimpseste, le rouleau,le papier, le livre, le caractre mobile, le traite-ment de texte, la tablette et le livre numriques etla suite, parce quun jour, laube du matin delhumanit naissante, nous avons grav une omo-plate de renne

    Aujourdhui, ne parlons-nous pas toujours deSalomon ou de Lao Tseu ? Et nen tirons-nous pasde la sagesse pour notre propre vie ? De lesprit de

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  • dcision ? Ne lisons-nous pas les fables dsopercrites par La Fontaine, et passes par des ver-sions persanes, arabes ou turques pour nous venirdInde ? Nen tirons-nous pas, depuis des milliersdannes, de quoi comprendre, choisir et agir parnotre pense personnelle, individuellement com-mune et culturelle, mais libre ?

    Nasr Eddin Hodja cherche ailleurs ce quil aperdu ici, parce que ailleurs seulement il y a de lalumire. Et ici, nous aussi, depuis des sicles, noustrouvons dans la lumire de ses aventures unesagesse qui nous dlivre de toutes les tyranniessociales, politiques, religieuses et philosophiques.Parce que nous lisons.

    Permettez-moi dinsister : nous sommes libresde savoir, de comprendre, de choisir et dagir.Parce que nous savons lire et que nous lisons.

    Nous sommes des tres de culture ET dechoix. Parce que nous savons lire et que nouslisons. Rien ne garantit que nous fassions les bonschoix, mais comme nous lisons, nous choisissons,nous dcidons. Et ni vous ni moi ne sommes desphacochres.

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  • Une immense chane dhistoires

    Kitty Crowther

    Lautre jour, une amie sud-africaine, Cathy, estvenue chez moi.

    Elle regarde mon prix Astrid Lindgren, mer-veilleusement encadr, illustr et calligraphi. Elleest trs mue. Je vois mme quelques larmes bril-ler dans ses yeux. Je lui demande :

    Au fait, pourquoi es-tu si mue ?En anglais, elle mexplique limportance des

    livres pour les enfants. Jaurais aim avoir un petitenregistreur : ctait si beau, si vident. Avec cetaccent si dlicieux.

    Voici, en gros, ce quelle ma dit : Cest tellement important quune personne

    qui fait des livres pour les enfants reoive un telprix. Vous tes (les auteurs et les illustrateurs) unearticulation centrale de la civilisation, dans lebeau sens du terme.

    Waouh, me suis-je dit. Cest peut-tre un peuexcessif.

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  • Les livres, les histoires, sont les gardiens dunhritage de lhumanit On se transmet des his-toires depuis lternit, ou presque. Ce sont tou-jours les mmes. Un album, cest trs complet. Ily a limage : la comprhension visuelle, une visiondu monde Et le texte, la langue, la subtilit, lacomprhension intime des choses En profon-deur. Le son ? Cest un pre ou une mre qui lit ?Des grands-parents ? Les professeurs ? Ou le sonde sa petite voix intrieure ? Il faut la dvelopper,lautoriser suivre les mots et peut-tre mieuxlapprivoiser. Il faut des livres de qualit, ajoute-t-elle. Cest essentiel. Les enfants sont les adultesde demain. Nest-ce pas ?

    On aimerait transmettre nos valeurs humainessans despotisme. Sans autorit excessive

    Souligner limportance de lhumour. La faondaborder la vie.

    Avoir des livres denses, qui vous suivent touteune vie. Il y a des livres qui peuvent changervotre vie. Et ce qui est formidable, cest que lesauteurs et illustrateurs nen sont absolument pasconscients

    Heureusement.

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  • Nous sommes juste des rcepteurs dhistoires.Notre travail, cest de les restituer au mieux, parrapport notre poque, au monde dans lequelnous vivons. Cest comme une immense chanedhistoires.

    Il ma toujours sembl que la vraie vie se trou-vait dans les structures des contes, ou dans les his-toires illustres. Complexit des relations. Choix faire sans jugement, sans morale.

    Et si nous commencions par lire une histoire(ou un chapitre), illustre ou pas, dans chaqueclasse, de la maternelle la Terminale ? Cest un sijoli change, toutes ces personnes qui ont crit,dessin, et qui entrent dans la tte des enfantsVoir combien cela les enrichit, affine leur esprit,prcise lessence de leurs motions les nourritvraiment.

    Lautre jour encore, en faisant un tri dans mesdessins, je suis tombe sur une image. Ctait il ya quatorze ans, une ribambelle de hros de livresdenfants Ils marchaient tous dans la mmedirection avec un cadeau dans les mains. Je mesuis demand ce que serait la vie des enfants sanstous ces personnages merveilleux.

    Je vous le demande

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  • Yvette

    Malika Ferdjoukh

    Dans les annes soixante, quand le quartier de laGoutte-dOr tait un village, jhabitais avec mesparents au cinquime tage dun meubl drolati-quement nomm Htel franco-suisse. Nous tionstrois dans une chambre de seize mtres carrs, toi-lettes la turque ltage au-dessous, vue pous-touflante sur le Sacr-Cur (ah, le feu dartifice du14 Juillet !) et, la fentre du palier, autre vueimprenable sur le mtro arien, les toits de Parisavec, lhorizon, la tour Eiffel et son phare myst-rieux. Les beaux quartiers.

    La rue de la Goutte-dOr, ctait la boulangrequi faisait les meilleurs croissants du monde enengueulant son mitron, ctait la brocanteuse laperruque marron, Mme A, la marchande dejournaux qui fut souvent ma baby-sitter, Jos leferrailleur, Jilali le coiffeur, ctait aussi le coursdes halles avec son gamin renfrogn et grognonrgulirement apostroph par sa mre :

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  • Robert ! tu vas couter, oui ?(Jai appris que Fabrice Luchini se prnommait

    Robert et que ses parents tenaient le cours deshalles de la Goutte-dOr Est-ce lui le gaminronchon ? Faudra un jour que je lui pose la ques-tion, ce grand liseur de beaux textes !)

    LHtel franco-suisse, donc. Cinq tages cosmo-polites. Il y avait l des familles espagnoles, ita-liennes, algriennes bien sr, marocaines, la damepolonaise au premier, aucun Suisse mais desFranais mais oui, nombreux mme ! dont unemre Michel avec deux chats , et puis Yvette.

    Yvette vendait ses charmes rue Germain-Pilon, sur les pentes de Montmartre. Mais, atten-tion, sa chambre lHtel franco-suisse ne servaitpas son commerce. Au contraire, ctait sa mai-son, le refuge quand elle avait fini . Elle loccu-pait avec lhomme de sa vie, avec lequel elle vcutjusqu sa mort, en 2005.

    Yvette, elle tait monte Paris au dbut desannes cinquante, depuis son Figeac natal ( dansle Lot-eu , aimait-elle prciser avec son accentdu Sud-Ouest). Et lorsque sa famille, des agricul-teurs, dbarquait en visite, vite elle cachait ciga-rettes, maquillage et talons hauts, car elle leur avait

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  • dit quelle tenait le vestiaire dans un dancing,ceci pour expliquer quelle dormait le jour. Surson cosy , sa collection de poupes des pro-vinces de France et sa bote de boules Quies. Pardes mandres de la vie quelle taisait pudiquement,elle avait atterri, comme les naufrags rescaps quetous nous tions alors, lHtel franco-suisse.

    Yvette adorait les romans-photos, les italiens,ceux avec les beaux Paolo Giusti et UmbertoOrsini (que jai retrouv plus tard, mduse, chezLuchino Visconti !), pourtant Yvette navait pastoujours lu. Elle avait mme t compltementanalphabte. Mais lpoque o elle tait petitebonne, sa patronne stait exclame :

    Pas possible, Yvette ! Vous ne savez pas lire ?Et laimable patronne de lui donner, des

    semaines durant, le B.A.BA du dchiffrage. Cestainsi que, friande dhistoires comme nous lesommes tous, Yvette stait mise lire desromans-photos, surtout ceux o il y avait desenfants , quelle achetait chez Mme A, la mar-chande de journaux cite plus haut.

    Un jour (jtais en CE2), me voyant plongedans je ne sais quel Je taimerai toujours ou Tonamour pour la vie, elle scria :

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  • Il ne faut pas lire a, ma chrie ! Il faut liredes livres, des vrais !

    Et Yvette de memmener sance tenante dansla seule librairie du quartier, rue Myrha. Leslibraires, un couple de Franais, vendaient eux ausside la presse, mais ils avaient, sur une tagre lac-cs difficile car trs haut perche, des livres. noter : ils navaient que des livres pour enfants.Bibliothque Rose, Verte, Idale, Rouge et Or,Souveraine, Les Deux Coqs dor Yvettemacheta Les Trois Mousquetaires parce quelle enavait entendu parler .

    De ce jour, durant les deux ou trois annes quisuivirent, elle devint la btisseuse de mon veilintellectuel, lentrepreneur de ma premire biblio-thque (un carton Rivoire et Carret debout sousnotre lavabo dans lequel je plongeais avec dlicespour lire, relire, classer par auteur, puis reclasser partitre, puis reclasser par couleur, puis recommencer).

    Elle rentrait de son travail vers sept heuresdu matin, se collait deux boules Quies dans lesoreilles car nous tions beaucoup, beaucoupdenfants, qui jouions sur la tommette bruyantedes couloirs du Franco-suisse quand le mercreditait alors le jeudi. Parfois, nous la voyions sortir,

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  • bouriffe, nous demandant de faire un peumoins de bruit, les enfants, soyez gentils. Pas ran-cunire, elle maccueillait mon retour dcole etcommenait, chose fascinante pour une petitefille, se prparer. Elle se crpait les cheveux enboule, crachait sur sa tablette de Rimmel avantdy passer la brosse, chaussait ses talons aiguilles et,hop, je laccompagnais faire les courses rue desPoissonniers. Dlice suprme, juste aprs le livre,javais droit une ptisserie. Pour moi, ctait atre riche ! Pouvoir offrir quelquun un livre deux francs cinquante et une ptisserie quarantecentimes. Et a, deux, trois fois la semaine !

    Alors, la lecture dans tout a ? Eh bien, dans cedomaine, je maperois que je dois Yvettetout. Tout. Je lui dois la comtesse de Sgur etAndersen, Fantmette et Jack London, le Clandes Sept et Paul Fval, Perrault et Fenimore Coo-per, Alice et Charles Dickens. Je lui dois desauteurs oublis, Magdeleine du Genestoux,Znade Fleuriot, Miss Cummins, Georges G.Toudouze, et des titres inoubliables quand onentre en lecture : Le Chteau maudit, Le Secret de laLzardire, Sylvia et Bonnie au pays des loups, LaPetite Fille aux oiseaux Cest Yvette que je

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  • dois davoir fabriqu des livres un exemplairedont jtais la fois lauteur, lillustratrice et larelieuse, elle que je dois davoir os mettre lespieds pour la premire fois dans cet endroit quimimpressionnait, me ratatinait de trouille et dedsir : la bibliothque municipale de la ruePierre-Budin, btiment du XIXe sicle sur leshautes fentres duquel venaient battre, par desjours de pluie absolument dlicieux, les branchesde marronniers centenaires.

    Lorsque, en 2005, jai ferm les yeux dYvette lhpital Saint-Louis, ce jour-l jtais la gamineperdue de gratitude qui elle avait dit : Il fautlire des livres !

    Jai lu, Yvette. Je lis. Et merci de mavoir sauvla vie.

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  • Madame, pourquoi tcris ?

    Nathalie Kuperman

    Un jour, dans une classe, les lves me deman-daient pourquoi jcrivais. Jhsite toujours, parceque je nai pas de rponse toute faite. Cette ques-tion, pose chaque auteur qui rencontre desenfants, continue pour moi faire question.Cest alors quun garon denviron huit ans a prisles devants. Il a dit :

    Vous crivez pour quon sache quon nestpas tout seul.

    Je suis reste saisie par sa phrase et nai eu dau-tre raction que daffirmer :

    Oui, cest exactement pour cela que jcris.Mais jai voulu en savoir plus sur lenfant qui

    venait de mexpliquer ce pour quoi jcrivais. Et toi, pourquoi tu lis ? lui ai-je demand. Parce quon moblige, ma-t-il rpondu tout

    naturellement.Lobligation, qui amenait au plaisir de dcou-

    vrir quon nest pas seul, semblait aller de soi.

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  • Le soir, aprs une journe dinterventions quimavaient laisse sur les rotules, je suis rentredans ma chambre dhtel, bien dcide regarderla tlvision. Mais je ne russissais pas meconcentrer sur Les Experts. On nest jamais aussiseul que lorsquon souffre dun mal que lon croitunique, me disais-je. Et je pensais au petit lve.Le visage de ce garon, et son sourire lorsquilmavait confi que, pour lui, lire, ctait compren-dre quil ntait pas seul, mobsdaient. Jai voulumarrter l-dessus. Non parce que jignore quela lecture procde du partage, mais parce que jenen ai pas conscience lorsque jcris. Et cetenfant venait de me le rvler. Pourtant, cest lemme enfant qui avoue (car peu le disent) quonloblige lire. Comment peut-on tre contraintet jouir de la contrainte ? Car son sourire expri-mait une jouissance !

    Jessaie alors de me remmorer mes lecturesdenfance. Rien. Je veux dire, aucun souvenir.Pourtant, mes parents aimaient les livres. Je neleur impute donc pas la responsabilit de monnon-souvenir. Si, jai lu Le Petit Nicolas, et je merappelle avoir ri. Javais lge de ce petit garonqui ma expliqu pourquoi jcrivais. Et je me

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  • souviens du visage de mes parents, heureux, siheureux quenfin je lise. Je me souviens aussi qupartir de ce jour-l, jai t fire davoir des livresdans ma bibliothque.

    Mes parents moffraient des livres, des livres, etencore des livres, et je me disais : Un jour, je leslirai. Cette promesse que je me faisais moi-mme maidait vivre, parce que je savais que,parmi toutes les histoires contenues sur les rayonsde mon tagre, une au moins ressemblerait lamienne.

    Est-ce que jose dire ici que la premire histoirequi a ressembl la mienne tait celle de Lol dansLe Ravissement de Lol V. Stein, de Marguerite Duras ?Elle fit que je voulus devenir crivain. Et la pro-messe qui ma aide tant de temps lorsque jtaisenfant a t enfin exauce.

    Madame, pourquoi tcris ?Je ne sais pas pourquoi jcris, et les enfants ne

    savent pas pourquoi ils lisent. Mais la rencontreproduit du sens. Lambition la plus grande seraitdimaginer quun livre peut changer le coursdune vie.

    Je remercie ce petit garon dune cole de Pon-tarlier de mavoir permis dcrire ces mots.

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  • Lire sert tout

    Christian Oster

    Paris, le 5 mai 2011

    Cher Jean Delas,

    Nous sommes bien daccord. La lecture est le premierinstrument de la libert et elle est la premire chose dfendre. Et dfendre la lecture, cest dabord dfendre lalibert de la lecture. Et, donc, pour commencer, les moyensdy accder.

    Ces moyens, cest lcole, nous sommes toujoursdaccord. Et donc une bonne politique de lcole, avec delargent et une pdagogie approprie pour la conduire.Cest l quinterviennent nos responsables, et que nousintervenons, nous, en amont, pour les choisir. Et quin-terviendront ceux qui nous suivront.

    Cest pour eux quil sagit de dfendre cette libert-l.Jai personnellement de bons souvenirs de mes

    lectures scolaires. Jen parle parce que lexpression

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  • lectures scolaires peut faire peur, mais cest prcis-ment lcole que jai appris lire. Jentends que je nyai pas seulement appris dchiffrer les lettres, les mots,jy ai aussi dcouvert des livres. a ma normmentaid. Et jai limpression que a en a aid dautres.

    Mon histoire personnelle a fait que je suis devenucrivain, et lcole nest pas trangre cette volution.Mais elle est encore moins trangre au fait que je suisdevenu lecteur. En effet, on devient lecteur. a sapprend.Et a permet de comprendre, dabord, les choses qui sontcrites. La pense des autres, qui ne sexprime jamaismieux que par cette voie. Mais pas seulement. a permetaussi de comprendre ce quon nous raconte, plus tard, loral. Davancer dans la vie, prive et publique.

    Lire sert tout. Et toute politique doit commencerpar une politique de la lecture.

    Bien amicalement

    Christian Oster

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  • Jaime/jaime pas

    Marie Desplechin

    Je nai pas beaucoup daffection pour les lecteursen gnral, les grands lecteurs surtout. Je naimepas leurs manires premptoires, leurs certitudesdtre au-dessus du commun, ces phrases satisfaitesquils ont pour parler deux-mmes et de leursinoubliables lectures, quand ils taient tout petitsdj et quils lisaient Chateaubriand et Flaubert, ettout ce quils ont lu depuis, le crayon la main, ettoutes ces tudes formidables quils ont faites par lasuite et grce auxquelles ils sont devenus des per-sonnes si intressantes et avises, et puissantes. Oh,mon Dieu. Je naime pas les lecteurs qui se situentdu ct du manche, ceux qui font la police dans lesbibliothques, les intellectuels de gouvernement,les dispensateurs nationaux du sens, les gnrauxtortionnaires. Je ne peux pas croire quils aient tdes lecteurs dans leur enfance, ils ont d oublier, etencore, cette enfance, ils ne lont pas habite trslongtemps.

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  • Mais je me sens proche de ceux qui se sontperdus dans la lecture comme dans une fort han-te. Ils ont emprunt des chemins qui nemenaient nulle part. Ils ont ouvert leur sentiertout seuls, avec un Opinel, au risque des mau-vaises rencontres, au risque de se faire peur ou dese faire mal, au risque mme de tourner en rond.Ils ont dcouvert des ruisseaux et des rivires, desprcipices, des clairires, des prairies et destroues sur le ciel. Ceux-l, quand ils parlent deleurs lectures, ont une manire singulire de lefaire : les mots quils utilisent sont les leurs, et ilsse fichent bien que tout le monde lise qui ilslisent, que tout le monde aime qui ils aiment, ilsveulent bien tre tout seuls, ils ont mme quelquechose dun peu jaloux. Partager ses amours avecnimporte qui, cest vous dgoter daimer.

    Jaime la collgienne qui lit tout ce qui luitombe sous la main et qui fait le dsespoir duconseil de classe. ( Elle ne sintresse rien, ellene fournit aucun effort.) Jaime le grand gaminqui vient de lire son premier livre et qui nenrevient pas de lavoir lu en entier et dy trouverun tel plaisir. ( Madame, je lai fini et tout desuite je lai recommenc.) Jaime le dandysme un

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  • peu las de lune et la joie clatante de lautre. Jaimela lycenne vapore pour qui je pille le rayonpoches de la librairie, en vacances, et qui menvoiedes SMS chaque livre quelle termine, parfoisdeux par jour, cest insens. Jaime le tout petitenfant qui rcite son album prfr, au fur et mesure que je tourne les pages, il a retenujusquaux virgules. Jaime le bb qui essaie furieu-sement dentrer dans le livre cartonn en poussantles pieds dans la reliure. Jaime mon fils qui refusedouvrir un livre parce que lui qui peut voir sansciller nimporte quelle horreur sur un cran san-glote la fin du Lion, la fin de La Rencontre, aumilieu des Malheurs de Sophie, aux deux tiers de Oh,boy !. Jaime mon fils quand il lit la Rubrique--brac,que jai lue son ge. Jaime mon grand fils quandil lit les Mtamorphoses, ou LUnivers, les dieux, leshommes raconts par Vernant, lentement, calme-ment, allong dans un canap. Jaime ma fille quandelle lit Cur Grenadine , Barbara Cartland, JaneAusten, Edith Wharton, et finit par dclarer, per-plexe, quelle ne comprend pas quon tombeamoureux. Jaime lamie qui a trouv son premierroman sur une poubelle et na cess depuis de lire.Jaime les gens qui empruntent les livres, ceux qui

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  • frquentent les bibliothques, et ceux qui vnrentdes graphomanes que le monde a oublis. Jaime lesenfants quand ils lisent, les grands, les trs grandsenfants aussi, et mme les vieux enfants.

    Je crois que je naime pas beaucoup que la lec-ture soit cette Vertu publique dont on peut tirerde la gloriole et des profits orthographiques ousociaux, ni ce mausole muet dans lequel on pr-cipite de force et comme au hasard des collgiensrtifs et qui ny comprennent rien. Je crois que jevoudrais toujours quelle soit un vice priv, unchemin de traverse, une chappe belle et quechacun lise pour soi, contre le monde. Je croismme que nous devrions avoir lambition poli-tique dinviter autour de nous au repli, au retraitdu monde, la dsobissance aux canons, lasolitude et lgosme enfantin de la lecture. Ilme semble que rien ne prpare mieux tenir tte( la meute, la peur, lautorit, lexistencemme) que lexprience solitaire de la libert, et,franchement, quel meilleur champ dexercice,plus vaste, plus divers, plus sauvage, plus scanda-leusement personnel, que la lecture ?

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  • Lire est le propre de lhomme

    Yvan Pommaux

    Jadis, nous avions, mme les plus modestes den-tre nous, des tirelires. Ce mot, une prtendueonomatope voquant le bruit des pices demonnaie sentrechoquant, ne reclait-il pas pluttune invitation conomiser dans le but dacheterun livre ? Tirer de l de quoi lire, et tirer le plusgrand profit de sa lecture ? Nous apprenions ainsilattente, la patience, la rflexion, la prise deconscience et le sens du rituel au moment de cas-ser la tirelire, le discernement quant lachat viset, de l, la capacit dattention voue cet achat,livre ou pas. La tirelire a disparu, et les vertuscites ci-dessus sont emportes dans le maelstrmde la consommation effrne qui menace pr-sent dengloutir le livre (digne de ce nom !) etbientt lcole, comme il engloutit tout ce qui nerime pas avec profit immdiat.

    Japprends quau sommet de ltat, on songe amputer lheure de cours dun quart, lcole, car

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  • la capacit dattention de llve moyen seraitmoindre aujourdhui. Ide mdiocre, dmission. Ilfaut au contraire restaurer tout prix cette capacitdattention, indispensable la lecture de textesforts, ambitieux, complexes et formateurs. De ceuxqui, des lecteurs, feront des lecteurs.

    En 1968, la question Pourquoi faites-vousdes barricades ? , les insurgs rpondirent : Parcequon en a envie ! Mais pourquoi en avions-nousenvie ? Parce que nous avions lu. Oui, la rvoltetait lgitime et nous en connaissions (plus oumoins !) les causes, mais si nous voulions des dis-cussions philosophiques et politiques passionnes,des amours plus dlicieuses dans ces circonstances,et des barricades, cest aussi parce que nous tionsMarius, Enjolras, Combeferre et Gavroche. Nousconsolions et sauvions ponine en lui faisantoublier Marius. Nous avions tous lu Les Misrables,trs jeunes, sans pour autant tre catalogus bonslecteurs . Pourtant, nous ne disposions peut-trepas de la capacit dattention de nos ans, sinonnous serions alls jusquau livre dixime (de laquatrime partie), au chapitre La surface de laquestion , o nous aurions lu que lmeute raffer-mit les gouvernements quelle ne renverse pas , que

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  • le pouvoir se porte mieux aprs une meute commelhomme aprs une friction . Sacr Victor !

    Mais nous lisons, et lisons.O on ne lit plus, o on nlit plus, on ne rigole

    pas tous les jours. Lire est le propre de lhomme.

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  • La source

    Genevive Brisac

    Les enfants possdent la connaissance dans leventre de leur mre, dit le Talmud. Le mystre dela vie et le mystre du temps nont pas de secretspour eux. Mais, quand ils viennent au monde, unange pose un doigt sur leurs lvres et murmure : Maintenant, oublie tout ce que tu sais. Tu es surla Terre pour apprendre, partager, et transmettre,tu es sur la Terre pour demander, et recevoir.

    Regarde et coute.

    Cest ce que disait son fils la mre de CharlieChaplin : Regarde et coute, il nexiste riendautre que cela.

    Regarde et coute, une autre manire de dire :lis et cris ! Fais confiance aux livres.

    Les livres mont plusieurs fois sauv la vie.Cest une longue histoire, cest mon histoire, ellenest pas que mienne.

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  • Cela explique ce que je suis devenue : uneguetteuse de rves, et une sentinelle, une dcou-vreuse, aux cts des mots des autres, pour lesaider exister, circuler, atteindre les yeux, lesoreilles, les curs denfants et dadultes dont ils peuvent, comme moi, changer la vie, ou lasauver. Peut-tre aurait-il mieux valu me consa-crer mes seules histoires ? Peut-tre. Et peut-tre pas.

    crivain. Raconteuse. Passeuse. ditrice delivres pour les enfants. Des circonstances pourune mme pense, une mme tension, un mmeagir. On me dit : Pourquoi et comment faites-vous toutes ces choses diffrentes ? Pour moi,elles nen sont quune : faire en sorte que deslivres et des personnes, des personnes et des livresse rencontrent. Pour une alchimie toujoursrenouvele. Unique.

    On ne sait jamais comment les choses advien-nent. Il sagit de les rendre possibles, il sagit dou-vrir des portes, de dgrillager des fentres. Debriser la glace, ou les verrous, ou les habitudes deparesse.

    Je me souviens du premier livre quon ma lu.

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  • Ctait un album. Il sappelait Eau ficele etficelle de fume. Une nigme qui faisait appel lin-telligence et parlait damiti. Leau ficele, quelleexcellente mtaphore pour dsigner lmoi quedonne la lecture.

    Ctait aussi comme une maison. Une porteque lon dessine et derrire laquelle il y a unmonde, un monde o la peur nexiste pas, unmonde o la solitude nexiste pas, un monde ole temps sabolit.

    Ce livre condensait pour moi limmense pou-voir de la littrature : sa magie, sa douceur, sonrythme, et aujourdhui encore je ne peux crireces syllabes nigmatiques, eau ficele et ficelle defume, sans convoquer un espoir fou.

    Pourquoi lisons-nous ? Nest-ce pas dans lespoir dune vie plus dense, de journes plusvastes ? Une vie plus dense, plus ronde, des journesplus vastes, plus claires, un monde plus lumineux,un avenir vivable, un pass comprhensible, oui : leslivres, lorsquils sont lus par ceux, innombrables, qui ils sont destins, sont simplement vivants.

    Ils sont la chance que lon peut saisir, louver-ture inattendue, les autres dans leur impensablemystre. Un espoir. Une force.

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  • Lire, sans cesse, et sans se laisser dcourager,dans un monde trop rapide, cacophonique etconfus, lest de btise par des injonctions fausse-ment ralistes, nest-ce pas se donner les moyensde vivre ses rves et sa vie, en mme temps ?

    Raliser ses rves denfant.

    Jajoute et cest le secret de mon nergiecomme de mon chagrin : crivain, ce qui signifieptrie de tant de livres, il y a en moi quelquechose de chacun, aussi ne puis-je jamais matta-cher entirement, ni comprendre la haine. Cestle cadeau empoisonn de la littrature : compren-dre, comme le disait Robert Browning, quejamais personne ne vcut sur cette Terre sansavoir son propre point de vue.

    Ne pas comprendre la haine, sidentifier cha-cun, navoir pour soi que sa voix, tre vivante, etne pas craindre de changer limage que lon a desoi-mme, disait Cassandre.

    Cest cela quon reconnat les amoureux deslivres.

    La dmocratie est depuis toujours menacedans le domaine des livres, la dmocratie du savoir

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  • et du got, les plus difficiles peut-tre dfendre,car lcart tend se creuser sans cesse et de plus enplus vite, et plus violemment, entre ceux qui cri-vent et ceux qui ne lisent pas, ceux qui nont pasappris lire vraiment. Le commun des lecteurs.

    Jai compris quel point cela tait vital le jouro jai observ que rien ne me bouleversaitdavantage que la lecture de Yentl, dIsaac BashevisSinger. Jai compris cela le jour o jai prouvune brutale joie en apprenant louverture dunecole pour filles en Afghanistan, le jour o jaibondi en dcouvrant la cration dune biblio-thque pour les enfants dans un village dAfriqueo jamais il ny en avait eu auparavant. Les livresmont plusieurs fois sauv la vie. Je suis loin dtrela seule. Ils en sauveront beaucoup dautres. Nousen avons besoin autant que deau.

    Comme la crit Grace Paley : Les crivains ont le devoir de se planter au coin de

    la rue et de distribuer des tracts superbement crits.Lcrivain a le devoir de sa paresse.Lcrivain a le devoir dentrer et sortir de sa tour

    divoire.De sexe masculin, lcrivain a le devoir dtre une

    femme.

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  • De sexe fminin, elle a le devoir dtre une femme.Lcrivain a le devoir de dire la vrit au Pouvoir,

    selon le prcepte des quakers.Lcrivain a le devoir dapprendre la vrit auprs

    des sans-pouvoir.Lcrivain a le devoir de rpter inlassablement : il

    ny a pas de libert sans justice, il ny a pas de libertsans peur ni sans courage, il ny a pas de libert si lonne prserve pas leau, la terre, lair, les livres et aussi lesenfants.

    Lcrivain a le devoir dtre femme, de tenir lemonde lil, et dtre entendu.

    quoi jajoute modestement (puisquelle a ditselon moi lessentiel) :

    La littrature est un fleuve. sa source, se trou-vent les livres qua aims un enfant.

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  • Kimiko

  • Un tour au jardin

    Michel Van Zeveren

    Je ne sais pas pour vous, mais moi, il mest djarriv de mimaginer en prison.

    Comme a, pour rien, cest juste une ide quime traverse parfois lesprit.

    Alors voil, tout coup je suis dans une cellulegrise avec rien, si ce nest un lit entour de murs.Sans doute limage qui me revient est celle deBurt Lancaster dans Le Prisonnier dAlcatraz. Et ennoir et blanc, sil vous plat !

    Dans cette cellule, il ny a rien faire. Et cestl, dans mon costume ray, que je me dis quil neme reste que ce qui est en moi. Comme monimaginaire. a fait partie des choses quon nepeut pas menlever. Jamais. Cest moi, indisso-ciable de moi.

    En fait, cest moi.Cet imaginaire, il est n il y a longtemps.Il est le fruit de toutes les histoires que jai lues,

    vues ou entendues.

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  • Il suffit que je ferme les yeux pour revoir cer-taines images de La Bte est morte !, de Calvo, oudes Hauts de Hurle-Vent, dEmily Bront, pournen citer que deux.

    Tous ces livres, ils habitent avec moi, chez moi.Dans ma maison comme dans ma tte. Cet ima-ginaire est comme un jardin dans lequel jaimeme retrouver. Un jardin un peu sauvage, auxcontours indfinissables, avec encore plein decoins explorer.

    Cest l que se ressource mon imagination.Cest l que je me fais des images et que je me

    raconte des histoires.Cest un plaisir infini.Mme si, parfois, mon imagination samuse

    me jeter en prison !Comme a, pour rien, juste pour le plaisir.Le plaisir de se dire que, mme l, je serais

    ma manire libre daller faire un tour au jardin.

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  • Montag

    Tania Sollogoub

    prsent, je me souviens. Le vrai visage de mamre est rest cach dans les pages blanches demes premiers livres. Le soir, ds que je lentendaismonter lescalier, je les sortais tous. Allons, vite ! Jeretenais ma respiration, je comptais le nombre depas quil lui fallait pour arriver jusqu ma cham-bre, un, deux, trois, puis jtalais tous les livres surmon lit, comme une reine. Ils taient mes sujets.Elle sasseyait lentement, elle se penchait vers moi.

    ce moment, le monde tait enfin clos. Il yavait la petite lampe, la couleur de son paule,lombre de ses doigts sur le papier et tout cela fai-sait un cercle parfait, qui me donnait la sensationque la vie serait ainsi, tout dune traite, juste letemps daller dune blondeur lautre.

    Cest drle tout de mme, disait-elle, direque les arbres deviennent des livres !

    Elle avait raison. mesure que le temps sarrtaitdans la chambre, les gnomes et les ogres reculaient

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  • peu peu dans lombre en grognant. Et voil qula place, un chne poussait au milieu. Chaquesoir, ctait la mme affaire ! Mais jtais la seule le savoir car il poussait discrtement : ctait unarbre qui ne voulait pas se montrer, un arbre dusoir, en somme Mais quand elle commenait parler, ses branches sagitaient doucement au-dessus delle, preuve que larbre aimait les his-toires. Certains soirs, encore aujourdhui, certainssoirs o je vais mal, je sens cette haute futaiecache quelque part au-dessus de moi, qui meprotge.

    On prenait ensuite le temps de choisir unehistoire quon aimait et quon avait lue mille fois.On prenait le temps de les ouvrir, ces premierslivres, on les caressait, nos cheveux se frlaient.On explorait nos dsirs, notre solitude partage.Ctait le temps des mots avant les mots. Celui-ci ? Celui-l ? Je savourais le plaisir de choisir. Ah ! Je ne me privais pas : je coupais la tte de lun,je sauvais lautre, je dtruisais mille mondes dungeste. lautre bout de la chambre, les gnomespestaient et se recroquevillaient tous dans uncoin, morts de peur. Ah ! Ah ! pensais-je, votretour ! Je dcouvrais aussi le plaisir de dire non.

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  • Tu te souviendras ? disait ma mre, vague-ment inquite. Tu te souviendras de tout ?

    Non, je ne me souviens de rien.Juste de Romo, qui tait champion de la

    neige et qui avait un bonnet rouge.Et puis si, je me souviens quand mme des

    ombres sur le papier quand on tournait les pages,et des ombres sur les murs, qui dansaient quandles dragons schappaient du papier.

    Plus tard, dans un autre livre, jai rencontr un

    type qui sappelait Montag. Ctait un drle denom et ctait un drle de type. Un pompier,parat-il, qui vivait dans un pays trange o il taitcharg de brler tous les livres.

    a ne doit pas tre marrant, lui ai-je dit. Tu sais, je ne me pose pas trop de questions,

    ma-t-il expliqu. Cest comme a par ici, voiltout. Cest le patron qui dcide. Dune certainefaon, cest aussi pratique.

    videmment. Dans ce monde-l, il ne devait pasy avoir beaucoup de gnomes planqus dans lom-bre, et ctait un avantage. Sauf que Montag navaitpas lair dtre trs heureux.

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  • Et en y regardant de plus prs, il avait mme lairun peu maladif.

    Tu as un cancer ? lui demandai-je. Pourquoi tu me dis a ? Cest parce que tu as une drle de couleur,

    tu sais.Il ne me rpondit pas. De toutes les faons, a ne peut pas exister,

    un pays pareil, dcidai-je. Tu dois me raconter deshistoires. Ou alors, cest un truc qui a eu lieu il ya longtemps, trs longtemps, dans lAntiquit, parexemple !

    Tu te trompes, ma fille, a-t-il murmur.Comme tu te trompes. Cest toujours la mmehistoire, tu sais : les dictateurs nont jamais aimles livres.

    Heureusement, quelques jours plus tard, jerevis Montag, et il avait dj une autre couleur.

    Cest parce que je suis amoureux, meconfia-t-il en parlant trs bas et en regardant toutautour de lui pour voir si personne ne nouscoutait.

    Tu as peur ? Un peu, oui Et puis, tu sais, je crois que je

    suis en train de changer davis.

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  • propos de quoi ? propos des livres et des questions. Cest cause de lamour, alors ?Il eut lair pensif, un instant. Peut-tre Je crois bien, oui, je crois que

    tu as raison.Par la suite, jai appris que Montag tait devenu

    un grand rsistant. Sans doute, il avait beaucoupde choses se faire pardonner. Il parat quil a tra-vers la Manche tout seul dans un petit bimoteur.Il a fait sauter des trains du ct de Lyon. Puis ilest devenu ouvrier dans les chantiers navals deGdansk, et enfin journaliste Pkin, puis Mos-cou o il partageait son bureau avec une fillevraiment bien, qui sappelait Anna Politkovskaa.Et enfin, il ma sembl lapercevoir nouveau,lautre jour, assis par terre sur la place Tahrir. Jenen croyais pas mes yeux, mais ctait lui, ctaitbien lui, en train dorganiser des tours de gardeavec des copains coptes autour de musulmans quipriaient, le nez dans leur tapis.

    Montag ! L ! ai-je hurl en tendant le doigtvers la tl.

    a ne va pas, maman ? mont demand lesenfants.

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  • Je me suis sentie mal. Je ntais plus trs sre demoi ni de rien du tout, mais pas grave, le mondetait en marche, mme si ctait sans moi. a doittre la vieillesse , me suis-je dit. Jai regard mesenfants, jai vu quils taient grands, et je leur airacont toute lhistoire. Romo, son bonnet et lecoup du pompier qui tombe amoureux dans unpays qui nexiste pas.

    Tu devrais crire tout a ! me dit mon fils.Comme cela, on sen souviendrait mieux.

    Cest dur de brler les livres ? demanda mafille.

    Tu sais, lui ai-je expliqu, cest trs bizarre.Les livres peuvent brler longtemps, mais il paratquil y a une temprature prcise laquelle ilssenflamment dun seul coup.

    a doit tre joli ! dit-elle. Fahrenheit 451. Quoi ? Cest a. Je me souviens prsent. Cest la

    temprature quil faut pour brler dun coup leschoses.

    Les choses ou le papier ? demanda mon filsdun ton mfiant, habitu mes approximations.

    Je ne vois pas la diffrence, lui dis-je, agace.

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  • Dis, cest de quelle couleur, la cendre deslivres ? reprit ma fille.

    Cest blond, dis-je sans hsiter. Cest blondcomme la couleur des cheveux du Petit Prince.Cest blond comme lpaule de ma mre. Cestblond comme lempreinte qui nous reste au creuxde la main quand tout a vraiment disparu

    Tu dis quoi, maman ? Rien, je ne dis rien.

    Je me suis souvent demand si lon tait encore

    capable de construire des cathdrales aujourdhui.Je veux dire, pas des cathdrales en bton, mais devraies choses en pierre, indestructibles, hautes etlentes, faites main main, de toute lme uniedune communaut en marche.

    Et parce que je ne veux pas croire que celane soit plus possible, je me suis souventdemand o taient les cathdrales en train dese construire.

    Mais partout autour de vous, madame ! montexpliqu mes tudiants en riant. Vous ne le voyezpas ?

    Comment a ?

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  • Partout ! Dans lair, dans les ondes, sur noscrans dordi

    Je ne voulais pas le croire. En fait, je ne voulaispas le comprendre.

    Et puis, cette anne, jai appris quil y avait unnouveau jour dans le calendrier tunisien, celui dela Rvolution de la Libert et de la Dignit .Jai appris aussi que 85 % des hommes taientdsormais alphabtiss et que 90 % des enfantsallaient lcole primaire.

    Il y a encore beaucoup de chemin faire. Maisles progrs sont dj l.

    Cest un grand espoir politique parce que lesgens qui savent lire ne sont plus les mmes.

    Et parce que les cathdrales se construisent surdes livres.

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  • Mario Ramos

  • Pourquoi je lis

    Susie Morgenstern

    1. Je lis parce que je suis souvent amene metrouver seule et que lire est lun des plus grandsplaisirs que la solitude puisse moffrir.

    2. Parce que lire me console de ma solitude.3. Parce que lire me met distance de moi-

    mme et du monde.4. Parce que lire me ramne moi-mme et

    au monde.5. Je lis parce que je ne connais pas assez de

    gens et parce que lamiti est vulnrable et suscep-tible de disparatre pour cause despace, de temps,daccords imparfaits et de peines de la vie.

    6. Je lis, conformment aux instructions deSamuel Johnson, pour prendre la mesure deschoses.

    7. Je lis pour dcouvrir ce que ces choses peu-vent avoir en commun avec moi et pour prouverleur proximit.

    8. Je lis pour connatre la diffrence entre les

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  • hommes et les femmes, et, surtout, pour savoir cequest un homme.

    9. Je lis pour me fortifier et apprendre ce quimintresse dune faon authentique.

    10. Je lis pour mon plaisir, gostement,puisque je sais que je ne pourrai amliorer la vie dequiconque en lisant mieux et plus profondment.

    11. Je lis professionnellement aussi, pour min-former.

    12. Je lis pour oublier mon corps.13. Je lis parce que je naime que les lecteurs et

    que je veux figurer parmi eux.14. Je lis pour me cultiver, pour me tenir au

    courant de ce qui scrit et pouvoir recommanderdes livres aux autres, notamment mes filles et mes petits-enfants.

    15. Je lis cause de Shakespeare parce queje suis toujours en qute dun esprit plus originalque le mien !

    16. Je lis pour dchiffrer des sentimentshumains dans la langue des humains.

    17. Je lis pour essayer de me connatre mieux.18. Je lis pour savoir davantage.19. Je lis pour tomber amoureuse dun

    auteur, dune phrase, dune ide.

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  • 20. Je lis parce que, contrairement ce qui sepasse dans la vie, si on ne comprend pas unephrase ou un livre, on peut recommencer.

    21. Je lis parce que, selon Kafka, on lit afin depouvoir poser des questions .

    22. Je lis parce quun ami de Kafka a dit : Je necrois pas que je pourrais exister sans livres. Pour moi, ilssont le monde entier.

    23. Je lis parce que Kafka a rpondu : Cestune erreur. Le livre ne peut pas remplacer le monde.Cest impossible. Dans la vie, tout a un sens et un rleauxquels rien ne peut se substituer. On ne peut pas, parexemple, confier son vcu une doublure. Il en va demme du monde et des livres. On tente demprisonner lavie dans les livres, comme un oiseau chanteur dans unecage. Mais a ne marche pas1.

    24. Je lis parce que Kafka a dit : Il me semblequon ne devrait lire que les livres qui vous mordent etvous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous rveillepas dun coup de poing sur le crne, quoi bon le lire ?Pour quil nous rende heureux, comme tu lcris ? MonDieu, nous serions tout aussi heureux si nous navionspas de livres, et des livres qui nous rendent heureux,nous pourrions la rigueur en crire nous-mmes.

    En revanche, nous avons besoin de livres qui

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  • agissent sur nous comme un malheur dont nous souffri-rions beaucoup, comme la mort de quelquun que nousaimerions plus que nous-mmes, comme si nous tionsproscrits, condamns vivre dans des forts loin de tousles hommes, comme un suicide un livre doit tre lahache qui brise la mer gele en nous2.

    25. Je lis parce que, dans Mister Pip, LloydJones a crit : Tu ne peux pas faire semblant de lireun livre. Tes yeux vont te trahir. Ton souffle aussi.Quelquun qui est fascin par un livre oublie tout bon-nement de respirer. La maison peut prendre feu, le lecteurplong dans un livre ne lvera pas les yeux avant que le papier peint ne senflamme. Pour moi, Matilda, De grandes esprances est ce genre de livre. Il mapermis de changer ma vie.

    Je ne suis encore quau dbut de ma liste qui,je lespre, va sallonger, longtemps, travers desmilliers de livres.

    Et vous, vous lisez pourquoi ?

    1. Gustav Janouch, Conversation avec Kafka, 1951.2. Lettre Oskar Pollak, 27 janvier 1904, traduction deMarthe Robert, in uvres compltes, Franz Kafka, Gallimard, Bibliothque de la Pliade , 1984, vol. IV.

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  • Mon frre

    Florence Seyvos

    Mon frre avait onze ans, et il venait de partirpour quelques jours en Bretagne. Il avait mis qua-tre livres dans sa valise. Voyage aller, voyage retour,soires. Il pensait avoir emport une provision suf-fisante. Mais peine tait-il arriv l-bas quil semit pleuvoir sans cesse. Au matin du troisimejour, mon frre avait lu tous ses livres.

    Il chercha des livres dans la maison, mais netrouva que des livres de cuisine et des manuels dejardinage. Il demanda sil y avait une bibliothqueau village voisin, mais il ny en avait pas. Ildemanda sil tait possible daller dans une librai-rie, on lui rpondit que la ville la plus proche tait vingt-cinq kilomtres. Le soir de ce troisimejour, il compta ses pices de monnaie et courutjusqu la cabine tlphonique.

    Tu vas bien, mon grand chri ? demanda mamre.

    Pas trs bien, rpondit mon frre.

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  • Et il dcrivit sa situation : il pleuvait descordes, la nourriture tait affreusement poivre, ilsennuyait du matin au soir et il navait plus rien lire. Et, sur cette dernire phrase, il fondit enlarmes. Il ne voyait pas comment tenir jusqu lafin de son sjour.

    Javais huit ans et je navais jamais vu mon frrepleurer. Pourtant, sans tre une aussi grande lec-trice que lui, je comprenais dj ce quil ressentait.Je savais quun livre est le seul remde la solitude.

    Javais commenc, moi aussi, vivre deux viesparallles. La vie normale et la vie dans les livres. Lavie normale tait normale, et incroyablementsolitaire, mme avec des parents, des frres, lcole,quelques camarades. Jamais, adulte, mme en desinstants de grand dsarroi, je nai retrouv cettesorte de solitude si particulire de lenfance. Je mesouviens de toutes ces penses dans ma tte, que jegardais pour moi parce que je ne savais pas les dire,ou parce que je craignais quon ne les trouve troptranges. Et je me souviens de ltirement infini dutemps. Jattendais presque tout le temps quelquechose. Que mes parents se rveillent. Que la jour-ne dcole finisse. Jattendais le mercredi, et quandle mercredi tait pass, jattendais le samedi. Jatten-

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  • dais quon memmne quelque part. Jattendaislheure dAmicalement vtre. Jattendais que la pluiecesse pour pouvoir sortir. Jattendais, je crois, unvnement imprvu, important, dont jignorais lanature, mais je lattendais fivreusement. Et lesminutes stiraient comme des heures.

    Quand je lisais, je nattendais plus. Ou alorsctait une tout autre sorte dattente. Jattendais devoir ce quallait dire Mme McMiche quand elledcouvrirait les ttes dmoniaques dessines sur lesfesses du bon petit diable. Jattendais, en retenantmes larmes, de savoir si Rmi, le hros de Sansfamille, allait retrouver sa mre. La vie dans les livresme paraissait plus vraie. Plus dense aussi, plus sre,mieux crite. Et il me suffisait de lire une seulephrase de nimporte quel livre pour que mon sen-timent de solitude svanouisse. Pulvris.

    Quand javais peur de la nuit, du noir, des fan-tmes, il marrivait de lire jusquaux premireslueurs du jour. Entre la lampe de chevet, mes yeuxet le livre se dessinait un triangle. Tant que cetriangle tenait, jtais protge.

    Je ne me souviens pas avoir jamais rencontrun enfant qui naimait pas quon lui lise des histoires, ni avoir jamais vu un bb qui naimait

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  • pas tourner les pages dun livre. Les trs jeunesenfants aiment les livres comme ils aiment lesglaces. Cest pour eux un plaisir vident. Inlassable.Alors comment fait-on pour quils sen lassent ?

    Il y a quelques annes, une amie professeur delettres, jeune femme infatigable, drle et passionne,sest fait sermonner par linspecteur dacadmie, lafin dune journe dinspection pdagogique :

    Mademoiselle, vous ntes pas ici pour trans-mettre lamour de la littrature.

    Il y a quelques jours, je parlais avec des ensei-gnantes en maternelle. Elles me racontaient unejourne de formation obligatoire. Le matin, on lesavait installes sur des chaises et on leur avait apprisune sorte de pantomime bizarre. Ensuite on leuravait expliqu avec le plus grand srieux quellesvenaient dapprendre faire la Danse des lapinscrtins . En me racontant cela, leurs voix vibraientdhumiliation et de colre. Dimpuissance.

    Pourtant, elles savent que ce nest pas forcmentgrave de cesser daimer les livres. Ni de cesser dai-mer les glaces, dailleurs. Je me dis simplement que,si je ne propose plus de glaces mon fils pendantun an ou deux, il cessera probablement de mendemander.

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  • Magali Bonniol

  • Calcium de lme

    Sophie Chrer

    Septembre 1954. Le Premier ministre, Pierre Men-ds France, sadresse solennellement la radio, laveille au soir de la rentre des classes, tous les co-liers du pays. Il commence par leur avouer sonamour des grandes vacances. Lui aussi, leur ge,voulait quelles durent toujours. Et, trs vite, il sepose avec eux la question : Pourquoi rentrer lcole alors quon est si bien, chez soi ou dehors, jouer ? Et il rpond sans ambigut : parce quelcole existe pour donner des forces aux enfantsquils sont aujourdhui, pour les cultiver, pour leurpermettre de grandir et de devenir les adultesaccomplis dont leur pays, et le monde, aurontbesoin demain.

    Depuis ce temps, aucun homme politique naplus parl ainsi lenfance et la jeunesse de sonpays, avec cette confiance et ce respect profond, surce ton exemplairement rpublicain : libre desprit,gal dhumeur, et fraternel.

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  • Pourquoi ?Les temps ont chang. Une clique de cyniques

    dangereux est arrive au pouvoir, qui russit faire passer un foulard ou une kippa sur la tte,une croix ou une mdaille autour du cou, pourdes dclarations de guerre lhumanit, tandisquelle-mme tale en toute impunit les signespar milliers, extrieurs comme intrieurs, de lavraie religion de lpoque : fric, finance, marchsboursiers, performance, technologie, flexibilit.Tout, jusques et y compris lcole, doit prsentobir ce commandement : tre rentable. Procu-rer une rente, donc. Mais au fait, qui ?

    Les rformes successives de lducation natio-nale donnent au grand public, embrum par lesgrands mdias, limpression davoir chou luneaprs lautre, analyse Jean-Claude Micha, lundes sociologues les plus aviss de notre temps, quinest pas par hasard admirateur de GeorgeOrwell. Or elles nont pas chou lune aprslautre, elles ont russi dans leur ensemble. quoi ? mettre en application un programmelabor dans les annes soixante-dix par leshommes de pouvoir, politiciens et chefs dentre-prises, membres de la commission Trilatrale, de

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  • lOCDE, du FMI, de lOMC, de la Banque mon-diale, et plus tard du G5, 7, 8, 20, partez ! et autresinstances dirigeantes : pour tre comptitif faceaux puissances mergentes du XXIe sicle, lOcci-dent industrialis allait avoir besoin, dune part,dune lite autoreproductrice constitue de 10 20 % de la population, cultive, matriellementaise, affranchie tous points de vue, et, dautrepart, dune masse constitue des 80 90 % res-tants, sous-dveloppe intellectuellement, inculte,surendette. Des petits consommateurs en rangspar deux, drogus aux gadgets, principalementproccups de suivre les modes imposes, incapa-bles de remise en question, privs desprit cri-tique et de rfrences. Brids par la trouille deperdre leur place.

    Les moyens darriver cette fin ne man-quaient pas, ils ont t utiliss mthodiquement.Suppressions de postes, fermetures de classes,surquipement technique au dtriment de la pr-sence, suppression de lhistoire par-ci, de la philo-sophie par-l, du grec ancien ailleurs, de la posiepartout Bref, remplacement des humanits parles inhumanits.

    Nous y sommes.

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  • Nous, tres humains, avons cess dtre destres de langage. Nous sommes devenus des tresde force de vente et de pouvoir dachat. Ce qui nousest inutile, voire nuisible, nous est prsentcomme indispensable. Ce qui nous est vital, lasplendeur de la nature, la vie de lesprit, le tempsde vivre, la curiosit intellectuelle, lamiti avecquelques grands hommes et femmes du pass,nous est prsent comme vain, trop coteux, nonrentable, irraliste.

    Mends France est rest dans quelquesmmoires pour avoir t le doux dingue quiordonnait la distribution dun verre de lait chaque colier la rcration. Son discours extra-ordinaire de fin de vacances sur le sens de lcole,de lapprentissage et, par consquent, de la vie, suf-fit montrer quil avait lintention de soccuperaussi dune autre sorte de recalcification. Lesscientifiques nous lapprennent : cest entre trois etquinze ans que lorganisme humain assimile lemieux le calcium. Cest durant cette priode dedouze ans quil se btit un squelette, une colonnevertbrale toute preuve. Ensuite, il est (un peu)trop tard.

    Eh bien, il existe un calcium de lme.

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  • Les enfants, au fond deux, en sont parfaite-ment conscients. Ils ont soif de paroles fortes, delectures nourrissantes, de textes qui ne les laissentpas seuls avec leurs questions, leurs tourments,leurs dsirs, leurs angoisses, dexemples dadultesqui leur donnent envie de grandir, dexpriencesfondatrices qui les animent et les structurent aumoment o ils en ont le plus besoin, et o ils sontle plus aptes les retenir par toutes leurs fibres, en faire un miel capable de couler leur vie durant.

    Alors ne perdons pas une occasion de leuroffrir des exemples de beaut, de justesse, delibert, dindpendance, de chants damour aumonde. Les livres en sont pleins. Ne nouscontentons pas de pleurer des larmes de crocodilesur les cadavres de Jacqueline de Romilly ou deJean Ferrat. De multiples formes de dsobissancecivile sont dj luvre. Relayons-les. Amieprincesse de Clves, quand tu tombes sous lescrachats dun cuistre, un ami sort de lombre taplace, brandit ton effigie, offre ton histoire, litdans ton cur, taime et te fait aimer.

    Mais ne nous lassons pas non plus dargumenter,dexposer, dexpliquer partout o nous avons

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  • loccasion de rencontrer des enfants et des adoles-cents, que quelquun, quelque part, a intrt - unintrt morbide ce quils soient incultes, incapa-bles de penser et de parler (car on peut trs biensavoir lire, crire et compter qui sont des moyens si cest en mconnaissance complte des fins : laparole et la pense libres, quoi bon ?).

    Pensons leur faire dcouvrir aussi une phrasedcidment mconnue de la Dclaration des droitsde lhomme et du citoyen, en son article 2, qui ditque les droits naturels et imprescriptibles delhomme sont la libert, la proprit, la sret, et larsistance loppression .

    La rsistance loppression.

    Conseils de lecture :

    Tableau noir : rsister la privatisation de lenseignement, deGrard de Slys et Nico Hirtt, ditions EPO, 2004 ; La Destruction de lenseignement lmentaire et ses penseurs, deLiliane Lurat, ditions Franois-Xavier de Guibert, 2004 ; LEnseignement de lignorance, de Jean-Claude Micha, di-tions Climats, 1999.

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  • Fromages et dessert

    Colas Gutman

    Enfant, je ne lisais pas. Je pensais que ctait uneactivit rserve mes grands-parents, mes parentset ma sur. Ils partageaient tous une chose encommun : ils aimaient ou avaient aim lcole.Moi, non. Enfin, pas pour les mmes raisons. Jai-mais mes copains dcole et quelques matires,mais pas davantage. Javais toujours limpression dedevoir bien faire et, pour la lecture, de devoir bienlire. Jen avais dduit que la lecture tait un truc devieux ou dlves appliqus. Et mme si jtais sen-sible quelques arguments pratiques un livretient dans la poche, ne se casse pas, na pas besoinde pile ni de manette, et peut servir de dessous-de-plat , je