lettres de dostoÏevski

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INEDIT LETTRES DE DOSTOÏEVSKI À NIKOLAÏ ALEXEÏEVITCH LIOUBIMOV 10 MAI 1879. STARAÏA-ROUSSA 10 mai / 79. Staraïa-Roussa. Monsieur et très estimé Nikolaï Alexeïevitch, J'ai envoyé aujourd'hui à votre nom, à la rédaction du Messager Kusse] deux feuilles et demie (minimum*) de texte des Frères Karamazov pour le numéro de mai à venir du Messager rfusse]. C'est le Livre cinq, intitulé « Pro et contra », mais pas tout entier, juste la moitié. La 2 e moitié du Livre 5 sera envoyée (en temps voulu) pour le numéro de juin et comptera trois feuilles d'im- primerie. J'ai été contraint de répartir sur 2 livraisons du Messager rtusse] ce 5 e livre de mon roman parce que 1) en admettant même que je tende toutes mes forces, je ne l'aurais guère terminé avant la fin mai (j'ai pris trop de retard en raison des préparatifs et du démé- nagement à Staraïa-Roussa). Dans ma vision des choses, ce 5 e livre est le point culminant du roman et il doit être achevé avec un soin particulier. L'idée, comme vous le verrez dans le texte envoyé, est la représentation du sacrilège suprême et de l'embryon de l'idée de destruction en Russie aujourd'hui, dans le milieu de la jeunesse cou- pée de la réalité, et parallèlement à ce blasphème et à l'anarchisme, leur réfutation, que je prépare actuellement dans les dernières paroles du starets Zossima mourant, l'un des personnages du roman. La dif-

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INEDIT

LETTRES DE DOSTOÏEVSKI

À NIKOLAÏ ALEXEÏEVITCH LIOUBIMOV10 MAI 1879. STARAÏA-ROUSSA

10 mai / 79. Staraïa-Roussa.

Monsieur et très estimé Nikolaï Alexeïevitch,

J'ai envoyé aujourd'hui à votre nom, à la rédaction duMessager Kusse] deux feuilles et demie (minimum*) de texte desFrères Karamazov pour le numéro de mai à venir du Messagerrfusse].

C'est le Livre cinq, intitulé « Pro et contra », mais pas toutentier, juste la moitié. La 2e moitié du Livre 5 sera envoyée (entemps voulu) pour le numéro de juin et comptera trois feuilles d'im-primerie. J'ai été contraint de répartir sur 2 livraisons du Messagerrtusse] ce 5e livre de mon roman parce que 1) en admettant mêmeque je tende toutes mes forces, je ne l'aurais guère terminé avant lafin mai (j'ai pris trop de retard en raison des préparatifs et du démé-nagement à Staraïa-Roussa). Dans ma vision des choses, ce 5e livreest le point culminant du roman et il doit être achevé avec un soinparticulier. L'idée, comme vous le verrez dans le texte envoyé, est lareprésentation du sacrilège suprême et de l'embryon de l'idée dedestruction en Russie aujourd'hui, dans le milieu de la jeunesse cou-pée de la réalité, et parallèlement à ce blasphème et à l'anarchisme,leur réfutation, que je prépare actuellement dans les dernières parolesdu starets Zossima mourant, l'un des personnages du roman. La dif-

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ficulté de la tâche que j'ai assumée étant évidente, vous compren-drez, bien sûr, très estimé Nikolaï Alexeïevitch, et excuserez le faitque j'ai préféré étendre sur 2 livraisons, plutôt que de gâcher le cha-pitre culminant par ma hâte (1). Le chapitre dans son ensemble seraplein de mouvement. Dans le texte que je vous ai adressé, je nereprésente que le caractère d'un des principaux personnages duroman, qui exprime ses convictions fondamentales. Ces convictionssont précisément ce que je considère comme la synthèse de l'anar-chisme russe contemporain. La négation non de Dieu mais du sensde sa création. Tout le socialisme est né et parti de la négation dusens de la réalité historique et en est arrivé à un programme de des-truction et d'anarchisme. Les grands anarchistes ont été, dans bien descas, des gens de convictions sincères. Mon héros prend un thèmede mon point de vue irréfutable : l'absurdité de la souffrance desenfants, et il en vient à la conclusion de l'absurdité de toute la réalitéhistorique. Je ne sais si j'ai réussi, je sais en revanche que la figurede mon héros est au plus haut point réelle (2). (Il y avait dans lesPossédés nombre de figures dont on m'a reproché le caractère fan-tastique, or par la suite, le croirez-vous, toutes ont été confirméespar la réalité, ce qui prouve que mon intuition était bonne (3).K.P. Pobedonostsev m'a signalé, par exemple, deux ou trois cas, par-mi les anarchistes appréhendés, qui présentaient des ressemblancesétonnantes avec ceux que j'avais représentés dans les Possédés.)Tout ce que dit mon héros dans le texte qui vous a été envoyé, sefonde sur la réalité. Toutes les anecdotes sur les enfants sont arri-vées, les journaux en attestent, et je puis indiquer où, je n'ai rieninventé. Le général lançant ses chiens sus à l'enfant, et le fait toutentier est un événement réel, cela a été publié cet hiver, dans lesArchives me semble-t-il, et repris par de nombreux journaux (4). Leblasphème de mon héros sera, lui, solennellement réfuté dans lenuméro suivant (celui de juin) auquel je travaille actuellement aveccrainte, frémissement et vénération, tenant ma tâche (battre en brèchel'anarchisme) pour un exploit civique (5). Souhaitez-moi de réussir,très estimé Nikolaï Alexeïevitch.

J'attends les épreuves avec une très grande impatience. Monadresse : À l'attention de F. M-tch Dostoïevski, Staraïa-Roussa.

Il n'y a pas, dans le texte envoyé, un seul mot inconvenant.Il y a juste le fait que des tortionnaires d'une petite de 5 ans, pour

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lui apprendre parce qu'elle ne demandait pas à temps la nuit, labarbouillaient de son propre caca. Mais cela, je vous prie, je voussupplie de ne pas le supprimer. Dans tous les journaux (il y a decela 2 mois seulement, Mecklembourg, une mère - la Voix), le motcaca était gardé (6). Il ne faut pas édulcorer, Nikolaï Alexeïevitch,ce serait trop, trop triste ! Après tout, nous n'écrivons pas pour desenfants de 10 ans ! Au demeurant, je suis convaincu que vousauriez conservé tout mon texte, même sans demande de ma part.

À propos d'une autre vétille. Le laquais Smerdiakov chanteune chanson de laquais, dans laquelle on trouve ce couplet :

La glorieuse couronne j'aurais donnéePour que ma mie ait la santé.

Cette chanson n'est pas de ma composition, je l'ai notée àMoscou. Je l'ai entendue, il y a quelque 40 ans. Elle avait été compo-sée chez les commis des marchands de 3e rang, puis s'était transmiseaux laquais et elle apparaît chez moi pour la première fois.

Mais le texte authentique en est :

La couronne impériale j'aurais donnéePour que ma mie ait la santé.

C'est pourquoi, si vous jugez la chose possible, pour l'amourdu Ciel, conservez le mot « impériale » au lieu de « glorieuse »,pour lequel je l'avais changé à tout hasard. (« Glorieuse » passeratout seul.) [7]

Comment se porte Mikhaïl Nikiforovitch ? Ayez l'obligeancede lui faire part de mes plus profonds respects.

J'assure votre épouse de mon respect.Croyez, très estimé Nikolaï Alexeïevitch, à l'assurance sincère

de mes meilleurs sentiments à votre égard.

Votre humble serviteur F. Dostoïevski.

P.S. Ne peut-on inclure en dernière page l'annonce : Suitedu 5e Livre « Pro et contra » au prochain n°, le n° 6 (8) ?

Pour le numéro de juin, j'enverrai le texte vers le 10 du mois(au plus tard), peut-être même avant. De la sorte, je serai dans lestemps et vous ferai ensuite des envois avant même le 10 dechaque mois. Je publierai donc tous les mois sans interruption.

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À E .N . LEBEDEVA8 NOVEMBRE 1879. SAINT-PÉTERSBOURG

Pétersbourg.novembre 8 / 79.

Madame,

Le vieux Karamazov est tué par le serviteur Smerdiakov.Tous les détails seront éclaircis dans la suite du roman (9). IvanFiodorovitch n'a pris part au crime qu'indirectement et de loin,uniquement par le fait qu'il s'est abstenu (volontairement) deramener Smerdiakov à la raison, lors de sa discussion avec luiavant son départ pour Moscou, et de lui exprimer clairement etcatégoriquement son dégoût pour le forfait qu'il projetait (qu'lvfanjFfiodoroviAch avait nettement vu et pressenti) ; ainsi, il autorisaiten quelque sorte Smerdiakov à commettre ce forfait. Or, l'autorisa-tion était indispensable à Smerdiakov, le motif, là encore, seraexpliqué par la suite. Dmitri Fiodorovitch n'est en rien coupablede l'assassinat de son père.

Lorsque Dmitri Karamazov saute de la palissade et entre-prend d'essuyer le sang de la tête du vieux serviteur qu'il a blessé,par là même et par les mots : « Le vieux s'est trouvé là au mauvaismoment », etc., il dit déjà en quelque sorte au lecteur qu'il n'est pasle parricide. S'il avait tué son père et, 10 minutes plus tard, Grigori,il n'aurait pas sauté de la palissade vers le serviteur assassiné,sinon, à la rigueur pour se convaincre qu'il avait bien liquidé unimportant témoin de son forfait. Or, outre le fait qu'il est, semble-t-il,saisi de compassion en le voyant, il dit : « Le vieux s'est trouvélà... », etc. S'il avait tué son père, il ne ( 10) resterait pas devant lecorps du serviteur, à prononcer ces mots de pitié. Le sujet duroman n'est pas la seule chose importante pour le lecteur ; il y aégalement une certaine connaissance de l'âme humaine (de lapsychologie) que tout auteur est en droit d'attendre du lecteur (11).

Quoi qu'il en soit, je suis flatté de l'intérêt que vous portez àmon œuvre.

Croyez à l'assurance de mon respect le plus sincère.

Votre humble serviteur, F. Dostoïevski.

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À ANNA GRIGORIEVNA DOSTOÏEVSKAÏA8 JUIN 1880. MOSCOU

Moscou, le 8 juin / 808 heures du soir.

Hôtel « Loskoutnaïa »(chamb. 33).

Ma chère Ania,

Je t'ai envoyé aujourd'hui ma lettre écrite hier, 7, mais je nepeux pas, à présent, ne pas t'envoyer encore ces quelques lignes,bien que je sois affreusement éreinté, moralement et physiquement,de sorte que tu recevras peut-être cette lettre-ci en même temps quela première. J'ai fait ce matin mon discours à la séance des « Amis ».La salle était absolument comble. Non, Ania, non, jamais tu ne pourraste figurer et imaginer l'effet que cela (12) a produit ! Que valent messuccès pétersbourgeois en comparaison ? Rien, zéro. Lorsque je suisapparu, la salle a tremblé sous les applaudissements et longtemps,longtemps on ne m'a pas laissé lire (13). J'ai multiplié les saluts, mul-tiplié les gestes pour demander qu'on me laisse parler, rien n'y a fait :délire, enthousiasme (tout vient des Karamazov [14] !) Enfin, j'aicommencé à lire : j'étais interrompu littéralement à chaque page, par-fois même à chaque phrase, par un tonnerre d'applaudissements. Jelisais d'une voix forte, avec feu. Tout ce que j'avais écrit de Tatiana aété accueilli avec enthousiasme. (C'est une grande victoire de notreidée sur 25 ans d'égarements [15] 0 Vers la fin, quand j'ai appelé àl'union universelle des hommes (16), ce fut de l'hystérie, et quandj'eus terminé, je ne te dis pas le rugissement, le hurlement d'enthou-siasme. Des gens qui ne se connaissaient pas pleuraient, sanglotaient,s'embrassaient et se juraient de devenir meilleurs, de ne plus se haïral'avenir, mais de s'aimer. Le déroulement de la session en fut inter-rompu : tout afflua vers moi sur l'estrade, grandes dames, étudiantes,secrétaires d'État, étudiants, tout cela m'étreignait, m'embrassait. Tousles membres de notre Société se trouvant sur l'estrade, m'étreignaientet m'embrassaient eux aussi, tous, littéralement, pleuraient d'enthou-siasme (17). Les rappels durèrent une demi-heure, on agitait desmouchoirs, et soudain, par exemple, deux vieillards inconnus pour

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moi m'arrêtent : « Nous avons été ennemis pendant 20 ans, nous nenous adressions pas la parole, mais maintenant nous nous sommesembrassés et nous avons fait la paix. C'est vous qui nous avez réconci-liés. Vous êtes notre saint, vous êtes notre prophète (18) ! » « Prophète,Prophète ! » criait-on dans la foule (19). Tourgueniev, à proposduquel j'avais glissé un mot aimable dans mon discours, s'est préci-pité pour m'embrasser, en pleurant (20). Annenkov est accouru meserrer la main et m'embrasser à l'épaule. « Vous êtes un génie, plusqu'un génie ! » me criaient-ils tous deux en chœur. Aksakov (Ivan) afoncé sur l'estrade et déclaré au public que mon discours n'était passeulement un discours, mais un événement historique (21) ! Une nuéecouvrait l'horizon, et la parole de Dostoïevski, tel le soleil apparais-sant, a tout dissipé, tout illuminé. Dès lors advient la fraternité, il n'yaura plus d'embarras. « Oui, oui ! » cria tout le monde, et de nouveaules gens s'embrassaient, de nouveau c'étaient des larmes (22). Onsuspendit la séance. Je m'élançai pour me réfugier dans les coulissesmais tous s'y précipitèrent en force depuis la salle, particulièrementles femmes. Elles me baisaient les mains, me mettaient à la torture.Des étudiants accoururent. L'un d'eux, en larmes, s'effondra sur lesol devant moi, hystérique, et perdit connaissance (23). Une victoiretotale, absolument totale ! louriev (le président) a fait tinter sa clo-chette et annoncé que la Société des AmfisJ des Lettres rus/ses/ m'éli-sait à l'unanimité membre d'honneur. Nouveaux cris et glapissements.Après une heure d'interruption ou presque, on reprit la séance.Personne ne semblait plus vouloir lire. Aksakov monta sur l'estradeet déclara qu'il ne ferait pas son discours, car tout avait été dit et toutrésolu par la grande parole de notre génie Dostoïevski. Néanmoinsnous l'obligeâmes tous à le faire (24). La lecture reprit son cours,cependant un complot avait été monté : je me sentais faible et mepréparais à partir, mais on me retint de force. À ce moment-là, on avaiteu le temps d'acheter une superbe couronne de lauriers de 2 archinesde diamètre et, à la fin de la séance, une multitude de dames (plusde cent) fit irruption sur l'estrade et me ceignit de cette couronnedevant toute la salle : « Pour la femme russe dont vous avez dit tantde bien (25) ! » Tous pleuraient, c'était de nouveau l'enthousiasme.Le maire de la ville, Tretiakov, me remercia au nom de la ville deMoscou (26). - Conviens, Ania, qu'il valait la peine de rester pourcela : c'est le gage de l'avenir, le gage de tout, même si je viens à

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mourir. - De retour chez moi, j'ai reçu ta lettre à propos du poulain,mais tu n'es pas très tendre avec moi, sous prétexte que je tardetrop (27). Dans une heure, j'irai lire à la 2e fête littéraire. Je lirai « LeProphète (28) ». Demain, visites. Après-demain, le 10, je pars. J'arriveraile 11, à moins que quelque chose de très important ne me retienne.Je dois caser mon article, mais chez qui ? Tous se l'arrachent (29) !C'est affreux ! Au revoir, ma chère, désirée et inestimable, je baise tespetits pieds [4-5 mots illisibles]. Je serre les enfants dans mes bras, jeles embrasse et les bénis. J'embrasse le petit poulain. Je vous bénistous. Ma tête ne va pas bien, mes mains et mes jambes tremblent. Aurevoir, à bientôt maintenant.

Tout, entièrement à toi, F. Dostoïevski.

Sur l'enveloppe :À l'attention de Sa Haute-NoblesseAnna Grigorievna Dostoïevskaïa(Chez elle)Staraïa-Roussa(Province de Novgorod).

À NIKOLAÏ ALEXEÏEVITCH LIOUBIMOV10 AOÛT 1880. STARAÏA-ROUSSA

Staraïa Roussa10 août / 80.

Monsieur et très honoré Nikolaï Alexeïevitch,

En même temps que cette lettre, je fais parvenir à la rédactiondu Messager rfusse] les « Karamazov » pour le numéro d'août : la findu onzième livre, 72 demi-feuillets postaux, exactement 3 1/2 feuillesd'imprimerie (30).

Je vous prie très instamment de m'envoyer les épreuves entemps voulu. Je ne les retiendrai pas une minute de trop.

Le douzième et dernier livre des Karamazov parviendra sansfaute à la rédaction vers le 10 ou le 12 du mois prochain (septembre).

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Son volume sera également de trois ou 3 1/2 feuilles d'imprimerie,pas plus (31). Restera ensuite « l'Épilogue » du roman, au total1 1/2 feuille d'imprimerie, pour le numéro d'octobre, cette fois.

Un mot de ce que je vous adresse ci-joint.Je tiens pour réussis les chapitres 6, 7 et 8 (32). Mais j'ignore ce

que vous penserez du chapitre 9 (33), très honoré NikolaïAlexeïevitch. Vous lui trouverez peut-être trop de caractère ! Par mafoi, je n'ai pas cherché à faire l'original. Je juge néanmoins de mondevoir de vous informer que je me suis longuement enquis de l'avisdes médecins (et de plus d'un). Ils affirment que non seulement detels cauchemars mais des hallucinations sont possibles, à la veille d'unecrise de « delirium ». Mon héros, bien sûr, souffre d'hallucinations,qu'il confond cependant avec ses cauchemars. Il s'agit ici d'un trait àla fois physique (maladif) - l'homme commence à ne plus faire la dif-férence entre le réel et le fantasmatique (ce qui arrive au moins unefois dans la vie de tout individu ou presque) - et mental, correspon-dant au caractère du héros : niant la réalité de l'apparition, il s'accrochepourtant à cette réalité quand celle-ci a disparu. Torturé par l'incrédu-lité, il souhaite [.34] (inconsciemment) en même temps que le fantômene soit pas né de son imagination, mais qu'il existe vraiment.

Au demeurant, à quoi bon vous donner des explications ? Enlisant, vous verrez bien vous-même, très honoré Nikolaï Alexeïevitch.Cependant, pardonnez à mon Diable : ce n'est qu'un petit diable, undémon mesquin, non « Satan aux ailes roussies (35) ». Je ne crois pasnon plus qu'il y ait des choses inacceptables pour la censure, sauf, àla rigueur, deux ou trois petits mots : « les glapissements hystériquesdes chérubins. » Je vous en supplie, laissez-les tels quels : après tout,c'est le Diable qui parle, il ne peut s'exprimer autrement. Si c'estabsolument impossible, alors, au lieu des glapissements hystériques,mettez : les cris de joie. Mais ne peut-on garder les glapissements (36) ?Sans cela, ce sera par trop prosaïque, et pas dans le ton.

Je ne pense pas que rien de ce que dit mon diable gêne lacensure. - Certes, les deux récits sur les cabines à confesse sont bienun peu légers, mais ils n'ont rien, me semble-t-il, de graveleux.Méphistophélès ne raconte-t-il pas parfois des fariboles dans lesdeux parties du Faust (37) ?

J'estime que dans le Xe et dernier chapitre, l'état mental d'Ivanest suffisamment expliqué, de même, donc, que le cauchemar du 9e cha-

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pitre. Pour ce qui est de l'aspect médical (je le répète), j'ai vérifiéauprès de docteurs (38).

Et si je pense moi-même que ce 9e chapitre aurait pu ne pasexister, je l'ai écrit, je ne sais pourquoi, avec plaisir, et je ne le renieaucunement.

Le delirium terrasse mon héros par une crise de frénésie, àl'instant même où il témoigne devant le tribunal (c'est dans le livre àvenir, le douze).

Voilà, je vous ai exposé tous mes doutes, très honoré NikolaïAlexeïevitch. J'attendrai les épreuves avec la plus extrême impatience.

Comment vous portez-vous et êtes-vous toujours à la datcha ?Dieu vous a-t-il accordé du beau temps ? Nous en avons un vraimentextraordinaire - je touche du bois - mais à Pétersbourg, qui semblepourtant si près, il pleut. Ici, je me refais une santé, malgré le travail.

J'aurai le grand plaisir de vous adresser mon Journal d'unécrivain, qui paraîtra le 12 août à Pétersbourg : c'est l'unique numéropour cette année.

Mes très profondes salutations à votre épouse.Ayez l'immense obligeance de transmettre mes très profonds

respects à Mikhaïl Nikiforovitch.Je joins à cet envoi un reçu de mille roubles. Je vous suis des

plus reconnaissants d'avoir, en temps voulu, accédé à ma requête.Je vous supplie de m'adresser le numéro d'août du Messager

Kusse] à Staraïa-Roussa. J'ai reçu celui de juillet avec gratitude.Croyez à l'assurance de mon très profond respect et de mon

absolu dévouement.Votre serviteur pour toujours,

F. Dostoïevski.

Ces lettres sont extraites du troisième tomede la Correspondance intégrale de Fedor Mikhaïlovith Dostoïevski,

à paraître aux éditions Bartillat.Remerciements aux traducteurs Anne Coldefy-Faucard et Jacques Catteau.

En caractères latins dans le texte.

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1. La thématique du pour et du contre, le sommet de la controverse philosophiqueet religieuse du roman opposant l'« anarchisme » fondamental d'Ivan Karamazov àl'enseignement de vie et d'amour du starets Zossima, est si féconde que l'écrivain,comme il l'explique ici, se voit contraint de rompre avec son dessein premier et del'étaler sur plusieurs livraisons et deux livres. L'intitulé du Livre V « Pro et contra »n'est qu'un trompe-l'ceil : il n'aborde que la révolte et son avatar, la prise du pou-voir de Dieu par les hommes, et ne traite donc qu'un volet de la controverse. LeLivre VI, « Un moine russe », constitue l'autre volet : c'est une réfutation point parpoint mais indirecte par la vie, au rebours de la parole. Plus même, le Livre V lui-même est éclaté en deux livraisons, précisément au fort de l'argumentation, là oùla logique soude pourtant en un bloc insécable les deux chapitres « La révolte » et« Le grand inquisiteur », nés de la bouche d'Ivan. Ainsi les quatre premiers chapitresdu Livre V s'achevant sur « La révolte » paraîtront dans le Messager russe le31 mai ; les trois derniers du Livre V s'ouvrant sur « Le grand inquisiteur », le30 juin ; enfin, le Livre VI composé de trois longs chapitres, le 31 août.2. Dostoïevski décrit ici les quatre chapitres du Livre V, à paraître fin mai. On noteraque le romancier ne doute nullement de la force de conviction qu'il place dans leraisonnement d'Ivan.3. Allusion aux sévères critiques accusant l'auteur des Possédés de mutilation de laréalité et de calomnie envers la jeune génération de V.P. Bourenine (les Nouvellesde Saint-Pétersbourg du 11 octobre 1871), de P.N. Tkatchev (« Des malades », laCause, 1873, nos 3 et 4) et de N.K. Mikhaïlovski (les Annales de la patrie, 1873,n° 2), etc.4. Dans le fameux chapitre « La révolte », fondée sur l'argument « irréfutable » dela souffrance injuste des petits enfants, Ivan déclare à Aliocha : « Vois-tu, je suisamateur et collectionneur de certains petits faits et j'inscris certaines anecdotestirées de la presse ou des récits entendus, j'en ai déjà une belle collection. » Ainsiprocède Dostoïevski qui les consigne dans ses carnets et en a déjà exploité unemultitude dans son Journal d'un écrivain, plaidoyer inlassable pour la défense desenfants martyrs. Ici, il fait allusion à un atroce fait divers de l'époque du servage :un général, pour se venger d'un petit enfant de 8 ans qui, en jouant, avait blessé àla patte son chien favori, le fit mettre à nu et lança sa meute sur lui. Le récit quedans le roman Ivan attribue aux revues historiques Archives russes ou l'Antiquitérusse est en fait extrait des « Mémoires d'un serf » publiés dans le Messager russe(1877, n° 9), repris de la Cloche (Kolokol) de feu Herzen (1860, n° 74). A la diffé-rence du texte du roman dans lequel les lévriers déchirent l'enfant, le récit histo-rique précise que les chiens, après avoir reniflé l'enfant, l'épargnèrent mais la mèrede celui-ci, devenue folle, mourut trois jours après.5. De nouveau, l'écrivain revient à sa réfutation prévue, dans son esprit, pour lalivraison de juin et qui sera publiée seulement en août.6. À partir du 20 mars, la Voix publie les comptes rendus du procès de Kharkov entitrant : « Une mère du Mecklembourg-Schwerin ». Les époux Brunst, ressortis-sants du duché de Mecklembourg-Schwerin, donc des Allemands résidant enUkraine, y sont jugés pour mauvais traitements envers leur petite fille de 5 ansqu'ils contraignaient à manger ses excréments. Cet horrible détail est souligné par

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Ivan en ces termes : « Cette pauvrette de cinq ans supportait toutes sortes de sévicesde la part de ses parents si éclairés. Ils la battaient, la fouettaient, lui donnaient descoups de pied, sans savoir eux-mêmes pourquoi. Son corps était couvert de bleus.Ils en arrivèrent enfin au raffinement suprême : par des nuits glaciales, ils l'enfer-maient dans les lieux d'aisances et pour la punir de ce qu'elle ne demandait pas àtemps la nuit [...] on lui barbouillait le visage de son caca [kal] et sa mère l'obligeaità manger son caca et c'est, sa mère, sa mère qui l'y obligeait. » Dostoïevski redoutenon seulement la censure morale de Katkov, qui s'était montré intraitable pourCrime et châtiment et les Possédés mais aussi sa pudibonderie excessive, cf. chro-nologie du 14 mars 1879. Lioubimov conservera le mot kal, que les traducteursfrançais ont, en général, édulcoré alors que la racine est la même que notre caca, ilest vrai mot enfantin et moins fort.7. Toujours par crainte de la censure, politique en l'occurrence, que la revue pour-rait exercer, l'écrivain propose lui-même une variante anodine slavnaïa (glorieuse) àla place de tsarskaïa (de tsar, impériale, royale) qui pourrait être jugée attentatoire.Dans le roman, l'adjectif tsarskaïa sera maintenu. La chanson que Smerdiakovaccompagne à la guitare ressemble fort à celle de S.N. Marine (1776-1813) et àd'autres notées dans les recueils de chansons populaires publiés en 1817 et 1818.8. À la fin de la livraison de mai du Messager russe de 1878, il sera effectivementprécisé : « La suite du cinquième livre au prochain numéro. »9. E.N. Lebedeva est une lectrice impatiente : elle veut savoir qui est l'assassin duvieux Karamazov. Elle s'interroge sur les points de suspension que le romancier placeaprès la phrase : « Le dégoût devint intolérable. Mitia ne se sentait plus maître delui. Brusquement il tira de sa poche le pilon de cuivre... » qui clôt la scène haute-ment dramatique dans laquelle Mitia, guettant son père, est envahi par un accès dehaine violente colorant toutes choses en rouge et va peut-être commettre le parricide.Toutefois, elle aurait dû prêter attention à la reprise du texte : « Dieu me gardaitalors, disait Mitia par la suite », qui signifie sans ambiguïté l'innocence du héros.10. Suivait : il n'aurait pas entrepris de rester debout11. Par cette réflexion sans aménité, le romancier rappelle que ce n'est pas l'énigmedu crime qui l'intéresse mais le criminel et ses motivations, que celui-ci passe à l'acteou non, en un mot l'homme en crise. Aussi VI. Nabokov a-t-il tort de reprocher àDostoïevski dans ses Leçons de littérature russe de jouer maladroitement sur lesuspens. Les Frères Karamazov, dit-il, sont un « magnifique exemple de roman poli-cier » que l'auteur, en révélant à tout moment ce qui va se passer, ne sait pas maî-triser. Dostoïevski, ici, indique une autre dimension qu'attaché à son éreintement,Nabokov refuse de voir.12. D'abord : qu'i[l]13. La seconde session de la Société des amis des lettres russes fut ouverte le 8 juinà 13 heures par l'allocution de N.A. Tchaïev et par la poésie de A.l. Plechtcheïev« À la mémoire de Pouchkine ». G.I. Ouspenski raconte : « Quand vint son tour, il[Dostoïevski] gravit calmement les degrés de la tribune, cinq minutes ne s'étaientpas écoulées qu'il tenait en son pouvoir tous les cœurs, toutes les pensées, chacunedes âmes de l'assistance. [...] Simplement, distinctement, sans aucune digression niornement gratuit il dit publiquement ce qu'il pensait de Pouchkine. »

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14. Deux passages du discours sur Pouchkine évoquent les Frères Karamazov. Lepremier concerne la fidélité de Tatiana à son « vieux » mari alors qu'elle aimeOneguine : « Qu'importé qu'elle l'ait épousé par désespoir, il est maintenant sonépoux. [...] Or peut-on fonder son bonheur sur le malheur d'autrui ? [...] Imaginez,s'il vous plaît, que vous entreprenez d'édifier les destinées humaines en vous don-nant pour but de rendre les hommes heureux, de leur donner finalement la paix etla tranquillité ; et imaginez en même temps qu'il faille pour cela, nécessairement etinéluctablement, mettre au supplice, ne serait-ce qu'un seul être humain, et plusencore, qu'il ne soit même pas tellement digne d'intérêt [...] mais tout simplementun honnête vieillard. [...] Et qu'il suffise de le couvrir de honte, de le déshonorer etde le faire souffrir pour pouvoir bâtir votre édifice sur les larmes de ce vieillard dés-honoré ! Consentiriez-vous à être l'architecte d'un édifice bâti sur de telles fonda-tions ? » Cet argument rappelle celui d'Ivan Karamazov, dans le chapitre « Larévolte », qui repousse résolument l'harmonie supérieure future qui « ne vaut pasune seule petite larme de ce petit enfant tourmenté ». Et plus loin dans lé roman,presque mot pour mot : « Imagine-toi que tu bâtis toi-même le destin humain dansle but de rendre les hommes heureux, de leur donner enfin la paix et la tranquillité,mais en même temps qu'il faille pour cela, nécessairement et inéluctablement,mettre au supplice un seul être minuscule, tiens, ce petit enfant qui se frappait lapoitrine de son petit poing, et fonder cette construction sur ses larmes non rache-tées. Accepterais-tu dans ces conditions d'en être l'architecte ? » Pour le secondpassage, cf. note 15.15. Dans son discours, aux héros négatifs, vagabonds qui souffrent et se perdentdans leur quête incertaine de l'harmonie universelle, Aleko des Tsiganes etOneguine, Dostoïevski oppose les positifs, ces types littéraires de beauté russe,Tatiana mais aussi Pimène, le chroniqueur de Boris Godounov. Il célèbre sans réserveTatiana et, au rebours de Belinski qui naguère reprochait à celle-ci de ne pas quitterson prince de mari par convenance de classe, il explique la force de Tatiana par sonattachement à ses « souvenirs d'enfance, les souvenirs de sa terre natale », par safidélité « aux images du passé qui sont ce qu'elle a de plus précieux ». Et ce faisant,il élabore ce que sera, à la fin des Frères Karamazov le discours d'Aliocha auxenfants rassemblés autour de la pierre pour célébrer la « mémoire éternelle » dupetit Ilioucha : « II n'y a rien de plus noble, de plus fort, de plus sain et de plus utiledans la vie qu'un bon souvenir, surtout un souvenir ramené du fond de l'enfance,de la maison natale. » Cette « apothéose » de la femme russe qui s'ajoute aux élogesnombreux et sincères du Journal d'un écrivain et vaut à Dostoïevski l'adulationinconditionnelle du sexe vient de la conviction intime du penseur mais aussi en pro-fondeur de l'homme, de son amour pour Anna. Les expressions « vieux mari »,« vieillard » pour désigner l'époux de Tatiana sont abusives : le prince est de quelquesannées l'aîné d'Oneguine qui évoque avec lui ses souvenirs de jeunesse. Dostoïevskin'aurait-il pas été victime de son subconscient : il a vingt-cinq ans de plus qu'Anna ?16. C'est à la fin de son discours que Dostoïevski exprime sa conviction, son credoque les « Russes à venir comprendront, tous jusqu'au dernier, ce que ce sera préci-sément que d'être un vrai Russe : s'efforcer d'apporter la conciliation et définitive-ment, dans les contradictions européennes, montrer à la détresse européenne l'issue

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que lui offre l'âme russe, universellement humaine et unificatrice, y faire place enfraternelle charité à tous nos frères, et pour finir, peut-être, prononcer la paroledéfinitive de la grande et totale harmonie, de l'accord fraternel et irrévocable detoutes les races selon la loi évangélique du Christ ! »17. Dostoïevski n'exagère rien. Ce fut un délire que la presse relata : tonnerre debravos et de hourras, mouchoirs de femmes agités frénétiquement, certainesjuchées sur leurs chaises, crises d'hystérie, chapeaux claques et hauts de forme lan-cés en l'air, bras tendus vers l'orateur, regards brillants et visages en feu, etc. Dansla Rumeur du 14 juin le chroniqueur écrira : « Figurez-vous Pierre l'Ermite prêchantles Croisés ; figurez-vous la lave jaillissant d'une bouche. Figurez-vous encore quecet homme non seulement possède une imagination grandiose, une pensée vasteet illimitée, une palette dans la description aussi riche qu'un arc-en-ciel, et une fan-tastique, inépuisable, irrésistible foi dans la vérité, la beauté et la grandeur de sesidéaux, mais encore a l'art de soulever les auditeurs, leur inocule son enthou-siasme, les force à aimer et à haïr, à souffrir et à se délecter, à cligner, éblouis, desyeux et à errer dans les ténèbres, et vous comprendrez la principale raison des ova-tions inouïes que suscita le discours de Dostoïevski. »18. L'épisode des deux vieillards sera repris par Dostoïevski dans le chapitre 3 dunuméro unique du Journal d'un écrivain de 1880, où l'orateur dotera son discoursd'un préambule explicatif et d'une réponse à M.A. Gradovski qui l'avait attaqué.« Des inconnus s'embrassaient et se juraient mutuellement d'être meilleurs. Deuxvieillards sont venus à moi et m'ont dit : "Depuis vingt ans nous étions ennemis etnous nous portions réciproquement tort, mais après vous avoir entendu nousavons fait la paix." »19. Le 29 janvier 1881, le lendemain de la mort du romancier, Vladimir S. Soloviev,lui consacrant sa conférence du jeudi à l'université de Saint-Pétersbourg, confirmera :« L'année dernière, F.M. Dostoïevski aux festivités de Pouchkine a appelé prophètele poète, mais ce titre Dostoïevski le mérite lui-même à un degré supérieur. »20. Allusion à l'amabilité faite à Tourgueniev, toujours à propos de Tatiana, l'héroïned'Eugène Oneguine : « On peut même dire qu'un type positif de femme russeatteignant à une telle beauté ne s'est presque plus jamais répété dans notre littéra-ture, sauf peut-être le personnage de Liza dans Nid de gentilshommes de Tourgue-niev. » Lequel, et cela fut remarqué par les témoins, esquissa un geste, un baiserde gratitude à l'égard de l'orateur, et, à la fin du discours, tomba dans les bras decelui-ci : Dostoïevski et Tourgueniev s'embrassaient. Ce qui n'empêcha pas Tour-gueniev de se reprendre et de contester le discours de Dostoïevski dans sa lettre àStassioulevitch le 13 juin 1880.21. Dans son Journal d'un écrivain d'août 1880, Dostoïevski dans le premierchapitre : « Un mot d'explication à propos du discours ci-dessus sur Pouchkine »,revient sur cette flatteuse appréciation : « Ivan Sergueïevitch Aksakov qui [...] dit delui-même que tout le monde le considère comme le chef de file des slavophiles, adéclaré du haut de la tribune que mon discours "constituait un événement". Cen'est pas pour me vanter que je le rappelle ici mais pour déclarer ceci... »22. Phrase stylistiquement reprise dans les Frères Karamazov pour traduire l'en-thousiasme des enfants exaltés par le discours d'Aliocha évoquant le sacrifice du

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petit Ilioucha : « Oui, oui, répétèrent les enfants avec enthousiasme. [...] Des larmesbrillaient dans leurs yeux. »23. L'épisode'a été noté par nombre de témoins et publié dans la presse ou dans lessouvenirs des uns ou des autres : I.S. Aksakov parle d'un adolescent ; E.P. Letkova-Soultanova d'une certaine Mâcha Chelekhova ; K.A. Timiriazev, qui n'a guère goûtécette hystérie générale, d'un de ses étudiants, etc.24. Dans une lettre du 14 juin, I.S. Aksakov a raconté que le public, mécontent dureport de son intervention [elle aurait dû avoir lieu la veille], le réclama avec insis-tance, qu'il déclara que Dostoïevski avait déjà tout dit de ce qu'il pensait de lanarodnost de Pouchkine et que la question était réglée. Il ajoutait : « Je considèreque le discours de Dostoïevski et l'effet produit constituent un événement. Tousconvinrent que cette appréciation était juste, et le représentant de la tendance diteslavophile I.S. Aksakov et le représentant de la tendance dite occidentalisteI.S. Tourgueniev. » Néanmoins, il dut s'exécuter et revenir à la tribune, il se borna àlire quelques extraits du texte qu'il avait préparé.25. Toujours dans sa lettre, I.S. Aksakov prend un malin plaisir à préciser que cetteénorme couronne de 1,5 mètre de diamètre fut offerte à Dostoïevski par les étu-diants qui suivaient les cours Guerrier, un occidentaliste ultra !26. Sergueï Mikhaïlovitch Tretiakov (1834-1892).27. Dans sa lettre du 6 juin 1880, Anna racontait qu'elle avait acheté pour lesenfants un poulain, qu'on l'avait baptisé Ardent et que Lilia et Fedia étaient auxanges. Elle se plaignait aussi que Dostoïevski « s'éternisât à Moscou ». Dans sesSouvenirs, elle écrit que ces jours d'absence furent pour elle source d'angoisses etde tourments et que, plus la date du retour s'éloignait, plus elle craignait que l'écri-vain ébranlé par les émotions ne fût victime d'une crise.28. Dans ses Souvenirs, N.N. Strakhov témoigne : « Le plus remarquable fut la lec-ture du poème [de Pouchkine] "Le prophète". Dostoïevski le lut deux fois et, àchaque fois, avec une solennité et une tension si fortes qu'on en était transi [...].Le bras droit tiré convulsivement vers le bas comme pour réprimer le geste quiaurait pu s'esquisser, la voix forcée jusqu'au cri. La lecture fut trop tranchée bienque la diction des vers fût excellente. » E.P. Letkova- Soultanova crut, elle, voirPouchkine en personne écrivant ce vers fameux : « Que ton verbe brûle lescœurs ! »29. Le 9 juin, Dostoïevski remit son discours à Katkov pour publication immédiatedans les Nouvelles de Moscou, où il paraîtra le 13 juin.30. C'est-à-dire les cinq derniers chapitres du Livre XI des Frères Karamazov, intitulé« Ivan Fiodorovitch ».31. Comme à l'accoutumée, le Livre XII « Une erreur judiciaire » (appelé à l'origine« Le tribunal ») doublera de volume et nécessitera deux livraisons du Messager russe.32. Respectivement les chapitres 6 : « Première visite à Smerdiakov », 7 :« Deuxième visite à Smerdiakov », 8 : « Troisième visite à Smerdiakov » du Livre XI.33. Le célèbre chapitre 9 : « Le diable. Le cauchemar d'Ivan Fiodorovitch ».34. D'abord : il souhaiterait.35. Le diable y déclare en effet à Ivan : « Au fond tu m'en veux de ne pas êtreapparu devant toi dans une lueur rouge, "tonnant et lançant des éclairs", les ailes

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roussies. » L'originalité de l'écrivain est, d'une part, de s'opposer à la traditionromantique et de faire du diable un gentleman parasite et pique-assiette « qui frisela cinquantaine » (comme son Stepan Trofimovitch Verkhovenski des Possédés), unadepte du réalisme et un ennemi du fantastique, un grotesque mais redoutabledialecticien, et, d'autre part, d'en faire une émanation de la conscience malade ettorturée d'Ivan qui ne cesse d'être lucide dans son dédoublement : « C'est moi quiparle et non pas toi... Tu es mensonge, tu es ma réalité, [...] mon hallucination,[...] l'incarnation de moi-même. [...] Moi-même avec un autre museau », etc.Thomas Mann s'en souviendra dans son Docteur Faustus (chap. XXV).36. Le diable dit encore : « J'étais là lorsque le Verbe sur sa croix montait au Ciel. /.../J'ai entendu les glapissements de joie des chérubins. » Le mot glapissement (vzvizgui)par sa trivialité, associé à chérubins, et dans un tel contexte, aurait pu ne pas êtreaccepté par la Censure religieuse. Il sera cependant conservé dans la version publiéede la revue... mais curieusement affaibli dans les traductions françaises.37. Voici le passage le plus « salé » des deux récits : « Pour ce qui est de ces cabi-nes à confesse des jésuites, elles sont en vérité ma distraction favorite quand je suistriste. Tiens, voici un autre cas, de ces tout derniers jours. C'est une petite blonde,une petite Normande, une belle fille d'une vingtaine d'années qui se présente à unvieux pater. De la beauté, bien en chair, une nature, l'eau vous en vient à la bouche.Elle s'agenouille, murmure son péché à travers la grille. "Comment, ma fille, vousvoilà retombée ? ô Sancfa Maria, qu'entends-je ? Avec un autre ! [...]- Ah, monpère, répond la pécheresse, toute fondante en larmes de repentance, ça lui faittant de plaisir et à moi si peu de peine l [l'italique souligne les expressions en fran-çais]." Et le vieux pater, un "roc jusque-là", de succomber et de lui fixer un rendez-vous pour le soir même. » Dostoïevski reprend ici la piquante épigramme sur MelleGaussin (Jeanne-Catherine Gaussen dite), actrice qui s'illustra dans les rôles deRodogune et de Zaïre (1711-1767) : « Tendre Gaussin, quoi ! si jeune et sibelle / Et votre cœur cède au premier aveu ! / - Que voulez-vous, cela leur fait, dit-elle, / Tant de plaisir et me coûte si peu. »38. On ignore leurs noms mais dès le 10 septembre 1880, un médecinA.F. Blagonravov félicitera l'écrivain d'avoir parfaitement analysé la maladie psy-chique d'Ivan. En 1885, V. Tchij dans son ouvrage sur Dostoïevski en tant quepsychopathologue, publié à Moscou, confirmera : « Le psychiatre peut lire ce cha-pitre comme une partie historique de la maladie, composée d'une main demaître. » II s'agit ici du chapitre 10 : « C'est lui qui l'a dit » où est décrit le délired'Ivan, cette fois-ci en présence d'Aliocha venu lui annoncer le suicide deSmerdiakov.