les réseaux franciscains de madame acarie

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HAL Id: hal-01694092 https://hal.parisnanterre.fr//hal-01694092 Submitted on 2 Feb 2018 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Les réseaux franciscains de Madame Acarie Pierre Moracchini To cite this version: Pierre Moracchini. Les réseaux franciscains de Madame Acarie. Etudes franciscaines, Œuvre de Saint François d’Assise, 2012, 5 (2), pp.283-304. hal-01694092

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Page 1: Les réseaux franciscains de Madame Acarie

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Submitted on 2 Feb 2018

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinée au dépôt et à la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publiés ou non,émanant des établissements d’enseignement et derecherche français ou étrangers, des laboratoirespublics ou privés.

Les réseaux franciscains de Madame AcariePierre Moracchini

To cite this version:Pierre Moracchini. Les réseaux franciscains de Madame Acarie. Etudes franciscaines, Œuvre de SaintFrançois d’Assise, 2012, 5 (2), pp.283-304. �hal-01694092�

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L M A

Madame Acarie, franciscaine : sous ce titre à première vue surpre-nant, Godefroy de Paris1 (1886-1950) a publié pendant la Seconde Guerre mondiale une étude sur les liens entre la « Belle Acarie »2 – sœur Marie de l’Incarnation, principale introductrice du Carmel réformé en France, béati-%ée en 1791 –, et les frères et sœurs du Poverello3. «  Étonnante Bienheu-reuse, écrivait l’historien capucin, en qui se rencontrent, sans se mêler ni se confondre, deux séraphismes : celui de saint François et celui de sainte /é-rèse. » C’est dans la lignée de ce travail que nous nous inscrivons4. Godefroy de Paris avait mis l’accent sur les clarisses et capucins parents de Barbe Avrillot (1566-1618, mariée en 1582 à Pierre Acarie), sur ses années d’adolescence passées au monastère de Longchamp, ainsi que sur ses relations avec les frères mineurs capucins. En examinant la documentation généalogique conservée 1 Sur l’archiviste de la province capucine de Paris, voir Raoul de Sceaux (alias Jean Mauzaize), « In Memoriam. Le R. P. Godefroy de Paris », Études franciscaines, n.s., 2, juillet 1950, p. 134-146.2 Bruno de Jesus Marie, La Belle Acarie, bienheureuse Marie de l’Incarnation, Paris-Bruges, Desclée de Brouwer, 1942, 760 p. Sur cet ouvrage, Godefroy de Paris écrit : « Depuis plusieurs années déjà une active et fraternelle collaboration existe entre le Groupe Acarie, organisme composé de moniales pontoisiennes et chargé de promouvoir le culte de la Bienheureuse, et le P. Archiviste de la province capucine de Paris. La Belle Acarie a pro%té, par l’intermédiaire du Groupe, des apports de l’archiviste et des travaux du capucin, des nombreuses et savantes communications de l’archiviste carmélitaine, le tout pour la plus grande gloire de Dieu, de la Séraphique Bse Marie de l’Incarnation et du Séraphique Père Saint François d’Assise », Gode-froy de Paris, Les frères mineurs capucins en France. Histoire de la province de Paris, t. II, Paris, 1950, p. 13. Voir aussi Les collections du Carmel de Pontoise, un patrimoine spirituel à découvrir, Christian Olivereau (dir.), Paris, Créaphis, 2004, 123 p. Quant aux actes du colloque de Pontoise (novembre 2004) : « Le Carmel : quatre siècles à Pontoise 1605-2005 », on espère toujours leur parution.3 Annales franciscaines, 76, 1940, p. 131-134, 168-172, 202-207, Écho des Annales franciscaines, 1945, p. 9-13, Annales franciscaines, 77, 1945, p. 25-28, 46-51, 100-102.4 Cette étude reprend et développe le texte d’une conférence donnée à Pontoise le 22 avril 2007 dans le cadre de l’Association des Amis de Madame Acarie. Merci à sœur Anne-/érèse du Carmel de Pontoise qui m’a ouvert les archives du monastère et m’a fourni les copies de plusieurs témoignages du procès de béati%cation.

Études franciscaines, n.s., 5, 2012, fasc. 2

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au Carmel de Pontoise, nous avons retrouvé d’autres membres de la famille franciscaine dans la parenté de Madame Acarie, et notamment un ministre provincial cordelier de la province Saint-Bonaventure. Par ailleurs, certains témoignages du procès de béati%cation5 ainsi que La Vie Admirable de Sœur Marie de l’Incarnation6 (1621) par son confesseur et ami André Duval (ou du Val, 1564-1638) témoignent des liens que la Bienheureuse a entretenus avec les récollets et les clarisses de l’Ave Maria. Ainsi, nous voyons se consti-tuer autour de Madame Acarie des « réseaux franciscains », au sein desquels vont se retrouver à la fois des membres de sa famille proche (et de familles alliées) mais aussi des religieux et des moniales qu’elle a fréquentés avant son entrée au Carmel. Dans le cadre de cette étude, nous allons examiner ces multiples attaches franciscaines. En conclusion, nous reviendrons brièvement sur le « franciscanisme » de Madame Acarie.

Longchamp et la parenté clarisse de Barbe et Pierre Acarie

« A l’aage d’onze ans ou un peu plus, elle fut mise en pen-sion au monastère de Longchamp, dict de l’humilité de nostre Dame, de l’ordre de saincte Claire près Paris, y ayant là une tante du costé de sa mère qui se nommoit sœur Ysabel Lhuillier : Ce fut là qu’elle commença aucunement à gouster l’esprit de dé-votion, qui ne l’a depuis jamais quitté […] Pendant ce séjour à Longchamp il luy advint une bonne rencontre qu’elle a tousjours tenuë pour une faveur spéciale de la bonté divine, c’est qu’elle y fut instruicte par un sage père de l’ordre de S. François, confes-seur des Religieuses, lequel considérant sa docilité & sa ferveur luy parloit davantage qu’à ses compagnes, & luy donnoit de très bonnes instructions. Mais ce qui luy servit beaucoup plus, ce fut la maitresse des novices, qui se nommoit sœur Jeanne Mailli, laquelle depuis pour son éminente vertu, & grande ferveur fut esleuë Abbesse du monastère, de sorte que par l’advis tant de l’un que de l’autre, elle %t sa première communion en l’aage de douze ans. […] En l’âge de quatorze ans après avoir demeuré à Longchamp

5 Liste des témoins aux deux procès canoniques en vue de la béati%cation (procès informatif ou in genere et procès apostolique ou in specie) dans Bruno de Jésus Marie, La Belle Acarie, op. cit., p. XVII-XX et Philippe Bonnichon, Madame Acarie, une petite voie à l’aube du grand siècle, Toulouse, éditions du Carmel, 2002, p. 29-34. 6 La Vie Admirable de Sœur Marie de l’Incarnation, religieuse converse en l’Ordre de Nostre Dame du mont Carmel, & fondatrice d’iceluy en France, appelée au monde, La Damoiselle Acarie, par M. André Du Val, Docteur en théologie, l’un des supérieurs dudit Ordre en France, Paris, A. Taupinart, 1621. Nos références renvoient à l’édition de Baltazar Bellere, à Douai, également en 1621.

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un peu plus de trois ans, ses parens la rappellèrent en leur mai-son, où elle revint, ayant néantmoins en ce peu de temps qu’elle demeura en ce monastère gravé profondément en son cœur l’es-tat de vie religieuse, l’heur qu’il y a de servir Dieu sans relache, & l’asseurance grande d’estre esloigné des dangers qu’on court parmy le monde. »7

Pour André Duval, le séjour de Barbe Avrillot au monastère de Longchamp (entre 1577 et 1580) s’explique avant tout par des raisons fa-miliales : Isabelle, la sœur de sa mère (Marie Luillier ou Lhuillier) y est mo-niale. Nous pouvons ajouter qu’à la génération précédente, une grand-tante de Barbe, Renée Luillier, a également fait profession dans la même commu-nauté8. La famille maternelle du mari de Barbe Avrillot n’est pas non plus inconnue à Longchamp : Marie Lottin, qui fut abbesse entre 1553 et 1566, était la tante de Marguerite Lottin, la mère de Pierre Acarie9. Selon la chro-nique des abbesses du monastère, le 13 janvier 155310, « fust faict election en la presence du pere ministre maistre Hugo11 et fust esleue soeur Marie Lottin, la ditte dame estant la 29e abbesse de Longchamp »12. Elle exerça son 7 André Duval, La Vie Admirable de Sœur Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 3-7. L’auteur reprend ici le témoignage de sœur Denise Costeblanche, moniale à Longchamp, lors du procès de béati%cation : « Damoiselle Barbe Avrillot fust mise en l’Abbaye de long champ pour y estre instruicte avec Sr Isabel L’huillier sa tante maternelle religieuse audict lieu environ le mois de mars mil cinq cens soizante et saize [ancien style], et en fust retirée en mesme temps en LXX-VIII. Elle estoit de fort douce humeur des lors crainctive et obeissante, ne disputoit point avec ses compagnes leur cedant incontinent, leur estoit fort aimable, mesme tant qu’elle a esté au monde, leur tesmoignoit toute sorte de bienveillance, et desir de leur salut. Elle communia la première fois estant demeurante à long champ ; et oultre les instructions de son confesseur, sa tante la recommande a une fort vertueuse et devote religieuse qui estoit lors maistresse des no-vices, et depuis a esté abbesse nommée Sr Jeanne de Mailly, qui lui aprit à méditer sur le rosaire et nous a dict depuis plusieurs fois qu’elle se souvenoit encores de ce qu’elle lui avoit apris. Elle nous a dict aussi qu’apres estre sortie de long champ elle avoit eu de grands desirs [de devenir] religieuse a l’hostel Dieu pour servir les pauvres » (25 septembre 1618), Archives secrètes du Vatican [désormais ASV], procès in genere, Congr. Riti 2233, f° 61.8 Voir, en annexe, le tableau généalogique de la famille Luillier. 9 Voir, en annexe, le tableau généalogique des familles Lottin-Avrillot-Le Clerc. 10 Le manuscrit indique 1552, mais en ancien style.11 Ce «  maistre hugo  »  est peut-être Edme Hugot (†1558), profès du couvent d’Auxerre, qui « fut pendant longtemps tiers Père au monastère des religieuses de Pont-Sainte-Maxence, autrement dit Moncelle », Antoine Béguet (Alias Antoine de Sérent), « Nécrologe des frères mineurs d’Auxerre », AFH, 3, 1910, p. 534. Le monastère du Moncel appartenait à la %liation de Longchamp.12 AN, ms. LL 1604 f° 23, cité par Sean L. Field, « /e Abbesses of Longchamp in the Six-teenth Century », AFH, 100, 2007, p. 558. Cette chronique a été commencée en août 1600 par sœur Denise Costeblanche.

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o�ce « quatorze ans moins un mois et pour son grand aage se desmit de sa charge le 12e decembre 1566 »13.

À l’époque de Madame Acarie, les clarisses de la %liation de Long-champ ne sont certes pas considérées comme appartenant à un ordre « bien réformé », à la di�érence, par exemple, des capucines de la rue Saint-Honoré. Pourtant, André Duval, très certainement %dèle au témoignage de la Bien-heureuse, décrit une communauté qui semble faire preuve d’une réelle vita-lité spirituelle. On y peut commencer à « gouster l’esprit d’oraison », ce qui constitue une bonne entrée en matière dans la vie contemplative. Le confes-seur des moniales – certainement un cordelier de la province de France14 – est su�samment attentif aux jeunes pensionnaires pour remarquer la docilité et la ferveur de Barbe, et celle-ci tient « pour une faveur spéciale de la bonté divine » le fait d’avoir été dirigée par ce %ls de saint François. Quant à Jeanne de Mailly, sa maîtresse des novices qui est élue abbesse peu après son départ (9 août 1580), elle se fait remarquer par son « éminente vertu »15.

Par la suite, Madame Acarie est restée %dèle à Longchamp. Lors de l’exil de Pierre Acarie consécutif à l’échec de la Ligue (1594-1598), c’est encore aux clarisses qu’elle con%e ses deux %lles16. En%n, beaucoup plus tard, juste avant d’entrer comme novice au Carmel d’Amiens (1614),

« elle alla seulement à Lon-champ, où elle avoit esté nourrie petite, pour prendre congé des religieuses, & en les remerciant de l’honneur & du bien qu’elle avoit receu d’elles, leur dict qu’elle s’en

13 AN, ms. LL 1604 f° 24 v°, cité par Sean L. Field, « /e Abbesses of Longchamp », art. cit., p. 558. Née vers 1484, entrée à Longchamp à l’âge de 13 ans le 19 février 1497, Marie Lottin est élue abbesse le 13 janvier 1553, quitte son o�ce le 12 décembre 1566, et meurt le 20 avril 1569. 14 Le nom de Pierre Villette apparaît dans les archives du Carmel de Pontoise, et Godefroy de Paris, repris par Bruno de Jésus Marie, considère qu’il s’agit d’un capucin. C’est hautement

improbable.15 Sean L. Field, « /e Abbesses of Longchamp », art. cit., p. 558-559. Née vers 1508, entrée à Longchamp à l’âge de 8 ans le 15 juillet 1515, Jeanne de Mailly est élue abbesse à l’âge de 72 ans (9 août 1580), quitte son o�ce le 10 mai 1585, et meurt le 29 (?) septembre 1590. « Cest vertueuse abbesse se santant trop aagée pour une si grande charge s’en est desmise le 10e de may 1585 entre les mains de maistre Rolo ministre de france [Denis Rollot, provincial des cordeliers de la province de France entre 1582 et 1586], contre la volonté et au regret de toutes ces %lles elle avoit esté maistresse des novices d’une bonne partie des religieuses l’ayant bien des années exercé et pour sa piété et capacité elle fust remise divers fois, son humilité fust si grande que se demettant de l’o�ce d’abbesse elle demanda à estre remise en celle de maistresse des novices et sr Marguerite damours estant seule novice a eu l’honneur d’estre gouvernée d’elle après celuy qu’elle avoit eu d’avoir receu l’habit de religion de sa main estant abbesse. » AN, ms. LL 1604 f° 26 v°-27.16 A. Duval, La Vie Admirable de Sœur Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 107.

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alloit en religion estre la servante des servantes de Dieu, selon les mouvemens qu’elle en avoit eu en ce lieu dès sa tendre jeunesse »17.

En dépit de l’image très positive du monastère qui se dégage de l’ouvrage d’André Duval, il est probable qu’en ce début du xviie siècle, certains éprouvent la nécessité d’y établir une « réforme ». Lors du procès de béati%ca-tion, sœur Marie de Jésus (de Tudert) – une parente de Madame Acarie entrée au Carmel de Pontoise –, reconnaît que

« le monastère de Longchamp où cette servante de Dieu avait pris les premières impressions de la piété et dévotion était déchu de l’étroite observance de la règle par les révolutions du temps et parmi les troubles de la guerre » ; mais le témoin ajoute aussitôt : « elle, voyant quelque ouverture à la réforme et de la disposition aux âmes des religieuses à la recevoir, contribua de tout son pou-voir et toute sa diligence à une si sainte œuvre. Ce que Dieu mena à une fort heureuse %n. De façon que dès lors ce monastère vit en l’entière observance de sa règle »18.

Ce témoignage laisse entendre que Madame Acarie a contribué à une réforme de Longchamp, à l’instar de ce qu’elle a pu entreprendre dans d’autres communautés féminines19. Qu’en est-il exactement  ? Pour l’histo-rien, c’est une invitation à reconsidérer l’histoire de ce monastère de clarisses à l’époque moderne20.

Philibert (ou Philippe) Luillier, provincial des cordeliers de Bourgogne

Le confesseur de Longchamp n’est pas le seul cordelier à appartenir aux réseaux franciscains de Barbe Avrillot, puisque toutes les généalogies de la famille Luillier mentionnent un certain « Philibert provincial des cordeliers en Bourgogne  »21. Ce religieux était %ls de Philippe († 1492) – lui-même frère du trisaïeul de la Bienheureuse. Et, de fait, les sources franciscaines font

17 Ibid., p. 261-262. Voir le témoignage de Denise Costeblanche, ASV, procès in genere, Congr. Riti 2233, f° 61 : « Et nous a dict la dernière fois que nous eusmes l’honneur de la veoir et lui dire à Dieu quand elle alla à Amiens, qu’elle alloit accomplir le désir que de longtemps elle avoit d’estre servante des Servantes de Dieu. »18 ASV, procès in specie, Congr. Riti 2235, f° 556 v°.19 « Comme elle s’e�orça d’ayder à la réforme de quelques Monastères & Congrégations, & comme elle descouvrit des personnes abusées du malin esprit », chapitre VII de A. Duval, La Vie Admirable de Sœur Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 114-122.20 Pour la période médiévale, ce travail est déjà en cours grâce aux publications de Sean L. Field.21 Voir, en annexe, le tableau généalogique de la famille Luillier.

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apparaître un cordelier du nom de Philippe Luillier22, lequel fut ministre provincial à deux reprises (1508-1514 et 1518-152123), de la province Saint-Bonaventure de Bourgogne.

L’annaliste Jacques Fodéré rappelle que lors du chapitre provincial de Chalon-sur-Saône24,

« fut esleu pour Ministre Révérend P. F. Philippe l’Huillier, na-tif de Paris, Religieux vestu & profez du Convent de Dole, homme de grande erudition, & non de moindre intégrité de vie, fort zelé à sa vocation. Ce fut ce vénérable Père qui réforma & ramena sous son obédience tous les autres Convents des Conventuels, qui sont de présent de ceste Province, sauf celuy de Romans lequel fut re-formé fort longtemps après25. [...] Il est vray que toutes choses luy estoient prospères. Et pour le premier degré à parvenir au bout de ceste entreprise, il se servoit de sa grave humilité, & de l’humble gravité se rendit agréable à tout le monde. Il gaigna tout aussi tost la meilleure place aux bonnes graces du P. Général26, lequel estant venu és Gaules, [...] & aiant recogneu ce P. F. Philippe l’Huillier d’un esprit relevé, d’un conseil net & solide, & qu’il simbolisoit merveilleusement avec luy en mesme ferveur & zèle à l’Obser-vance. Ces qualitez furent cause qu’il le print en a�ection & parti-culière amitié par dessus tous les autres Provinciaux »27.

Pendant le premier mandat de Philippe Luillier, la province Saint-Bonaventure se trouve partagée entre couvents réformés et conventuels. Par-mi les premiers, %gure celui de Dole, principal foyer de la réforme colétane. Le fait que Philippe Luillier, natif de Paris, ait justement pris l’habit à Dole, indique de sa part une claire volonté de réforme, mais au sein des structures provinciales, comme le souhaitait Colette de Corbie28. En revanche, parmi 22 Marie-Pascal Anglade, Ministres et chapitres provinciaux des frères mineurs de la province de Bourgogne ou de Saint-Bonaventure (1239-1789), Le Puy-en-Velay, 1931, p. 18-19. 23 Nous reprenons les dates données par Marie-Pascal Anglade, mais les di�érentes sources qu’il a utilisées ne concordent pas entre elles. 24 Ce chapitre se déroule en 1509 selon Jacques Fodéré (voir infra), en 1508 selon d’autres sources. 25 Sur l’expulsion des conventuels de Romans en 1532, Ludovic Viallet, Bourgeois, prêtres et cordeliers à Romans, Saint-Étienne, 2001, [CERCOR, Travaux et recherches, XV], p. 456-462.26 Raynald Graziani de Cotignola, conventuel, ministre général entre 1506 et 1510.27 Jacques Fodere, Narration historique et topographique des couvents de l’ordre de Saint François et monastères Sainte Claire érigés en la province anciennement appelée de Bourgogne à présent de Saint-Bonaventure, Lyon, P. Rigaud, 1619, p. 204.28 Ibid., p 660-661. Selon une liste de gardiens du Grand Couvent de Paris, établie par Claude Frassen († 1711), un Philippe L’Huilliers, de la province de Touraine, exerce cette charge de gardien entre 1505 et 1508. Antoine de Sérent, « Les pères Gardiens du Grand Couvent des

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les couvents réformés de cette province, se trouvent également des couvents tenus par les observants – lesquels revendiquent leur autonomie par rapport à la province. On comprend que Philippe Luillier ait travaillé à remplacer ces derniers par des colétans, comme à Clermont en 151529.

Au terme de son mandat, Philippe Luillier reste une personnalité de premier plan dans l’Ordre, puisqu’il participe à deux chapitres généraux, celui de 1517 (à l’Ara Cœli) au cours duquel il est élu dé%niteur général30, et celui de 1518 (à Lyon) en qualité de ministre provincial de Bourgogne31, une charge qu’il exerce jusqu’en 1521. Dans une province désormais intégrée à l’Observance, il lui a fallu faire coexister trois catégories très di�érentes de religieux, les colétans, les observants, et les conventuels ayant accepté la réforme32.

Les capucins

Les frères mineurs capucins ont été nombreux à fréquenter, à un titre ou à un autre, le célèbre « Cénacle » de l’hôtel Acarie. C’est un point bien connu33. En revanche, on sait moins que deux éminentes %gures ca-pucines, Joseph de Paris (François Le Clerc, baron de Ma�iers) et Honoré de Champigny (Charles Bochard), sont apparentées à Barbe Acarie34. Jean

Cordeliers de Paris (1502-1764) », La France franciscaine, 3, 1914-1920, p. 349. En dépit de cette indication d’appartenance à la province de Touraine, plusieurs indices laissent penser qu’il s’agit bien du parent de Madame Acarie  : 1) depuis 1502, le Grand Couvent est ad-ministré par des frères colétans, 2) Les religieux de la province Saint-Bonaventure pouvaient accéder à la charge de gardien du Grand Couvent, 3) l’origine parisienne de Philippe Luillier constituait un atout non négligeable pour un gardien, 4) en%n le caractère tardif de la source.29 Jacques Fodéré, Narration historique, op. cit., p. 514-517. Les lettres patentes datées du 24 avril 1515 mentionnent Philippe Luillier en qualité de ministre provincial, alors que, selon Marie-Pascal Anglade, son premier mandat s’achève en 1514.30 Annales Minorum, an. 1517, 26, t. XVI, Quaracchi 1933, p. 57 : « Philippus Lulier [sic], Minister Provinciae sancti Bonaventurae ».31 Ibid., an. 1518, n° 65, t. XVI, p. 80-82.32 Selon les « Mémoires pour servir à l’histoire de la province des Cordeliers, ditte de Saint-Bonaventure  » (xviiie siècle), le chapitre général de Lyon en 1518 ordonna «  que tous les couvents tant de ceux qu’on appeloit cy-devant des �. réformés [colétans] que de ceux qu’on appelloit de la famille [Observants] dans la province de Saint-Bonaventure, ou aussi de Bour-gogne, ne feroient plus qu’une seule province, qui seroit nommée de Saint-Bonaventure, et le fr. Philippe Lhuillier fut élu par tous les vocaux desdits lieux ministre provincial sur eux tous », Lyon, BM, ms. 1422, f° 54 r°. 33 Voir Godefroy de Paris, « L’École Saint-Honoré », Cahiers de spiritualité capucine, 2, Paris, 1995, 138 p. (Reprise d’une série d’articles parus dans la Revue Sacerdotale du Tiers-Ordre entre 1947 et 1949, sous le titre « L’École franciscaine française de Saint-Honoré ».)34 Voir, en annexe, les généalogies des familles Lottin-Avrillot-Le Clerc et Hacqueville-Bochard-Luillier. Selon Bruno de Jésus Marie, « le Père Joseph lui-même nous apprend que

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Bochard (le père de Charles) a joué auprès de cette dernière le rôle d’une sorte de directeur spirituel35, et, selon André Duval, Barbe Acarie n’a jamais oublié telle ou telle remontrance de son cousin :

« Elle s’est toute sa vie loüée de Mr. de Champigny son cousin, conseiller au Conseil du Roy [...] lequel la reprenoit de ses fautes, quoy que légères. [...] Il arriva une fois que souppant avec luy elle %t venir du gros pain de la cuisine, feignant, a%n de practiquer se-cretement quelque espèce d’austérité, ne pouvoir manger de celuy de la table, non plus que des viandes delicates qui y estoient, se contentant des plus grossières. Ce bon seigneur recognoissant sa dissimulation, la reprit après le souper, & luy dist qu’il falloit fuyr la singularité en compagnie, principalement où il n’y a point d’ex-cés ny de danger, [ce] dont elle s’est très bien souvenuë depuis. »36

Par ailleurs, son cousin germain (ou son oncle37), Raoul Avrillot, prend l’habit en 1588, sous le nom de Nicolas de Paris38, et meurt à Saint-

Madame Acarie a orienté sa vocation capucine alors qu’il hésitait » entre les capucins et les chartreux. Par ailleurs, Les Vrays exercices de la Bien-Heureuse Marie de l’Incarnation composez par elle mesme (Paris, Denys Moreau, 1623) auraient été composés par Madame Acarie pour « dissiper les inquiétudes du jeune Ma�iers et l’amener à une plus grande maîtrise spirituelle ». Br. de Jesus Marie, La Belle Acarie, op. cit., p. 720 et Benoist Pierre, Le père Joseph, l’Éminence grise de Richelieu, Paris, Perrin, 2007, p. 58. Pour Honoré de Champigny, voir la lettre de Godefroy de Paris, en date du 5 septembre 1939, dans les archives du Carmel de Pontoise (fonds généalogique).35 Godefroy de Paris, « Madame Acarie, Franciscaine  », art. cit., Annales franciscaines, 77, 1945, p. 46.36 A. Duval, La Vie Admirable de Sœur Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 21-22. Godefroy de Paris estime que le père du futur Honoré de Champigny a pu songer un moment à unir son %ls à Barbe Avrillot. Charles était né le 18 janvier 1566, soit deux semaines avant sa cousine. Godefroy de Paris, « Madame Acarie, franciscaine », art. cit., Annales franciscaines, 77, 1945, p. 47.37 Dans une lettre adressée aux carmélites de Pontoise (27 novembre 1939), Godefroy de Paris interroge ces dernières à propos de ce parent capucin : « La Bse aurait été tenue au courant des allées et venues du P. B. de C. [Benoît de Can%eld] par l’un quelconque des nombreux capucins qu’elle connaissait et peut être par son parent (dites moi donc, si vous le pouvez, à quel degré ?) Nicolas Avrillot, capucin le 2 juillet 1588, mort en odeur de sainteté à Paris %n 1595. » C’est nous qui soulignons (Archives du Carmel de Pontoise). Ce Raoul Avrillot (Nicolas de Paris), capucin, ne %gure pas dans les généalogies de Pontoise. On y trouve pourtant un oncle de Madame Acarie du nom de Raoul Avrillot, mais celui-ci meurt en 1585. Parmi ses enfants, %gurait peut-être le futur capucin.38 Selon les « Annales des Révérends Pères Capucins de la Province de Paris, la Mère et la source de toutes celles de deça les Monts en 1574  », Nicolas de Paris Avrillot a e�ectué son noviciat à Rouen à partir du 22 avril 1588. BFC, ms. 91, p. 60 (copie du manuscrit de la Mazarine, 2418). Voir aussi la « Chronologie historique de ce qui s’est passé de plus considérable dans la Province de Paris depuis l’an 1574 jusques à l’année », ms. 100, p. 124 (copie du ms. Fr. 25044 de la BnF).

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Honoré en 1595, « après avoir vécu sept ans saintement » – précise le plus %able des nécrologes capucins39.

En dehors du cercle familial40, deux capucins ont exercé une in-�uence déterminante sur la Bienheureuse, Benoît de Can%eld (1562-1610) et Paci%que de Souzy (1555-1625). Le premier a réussi à la délivrer des an-goisses consécutives aux phénomènes mystiques qui la submergeaient. L’évè-nement se déroule pendant la courte période (été 1592) au cours de laquelle le capucin anglais la dirige41 :

« En%n par le moyen d’un Père de l’ordre des Capucins, avec lequel elle communiqua en la maison de la dame Billard, qui estoit une veuve fort dévote, elle se sentit grandement soulagée, pource

39 Ce nécrologe dit « du Titre  », ou « manuscrit Hautefeuille  » appartient à une collection privée, mais la bibliothèque franciscaine des capucins en conserve une copie numérisée. Il a été rédigé jusqu’en 1633 par Philippe de Paris (†1634), l’archiviste de la province capucine de Paris. Godefroy de Paris, Les frères mineurs capucins en France. op. cit., t. II, p. 2-5. On notera que la notice nécrologique consacrée à Nicolas de Paris comporte son nom mondain, parfaite-ment lisible, Avrillot. Ce procédé inhabituel se rencontre dans le cas de cordeliers passés à la réforme capucine, comme Noël Taillepied (†1589) ou Pierre Deschamps, mort la même année que Nicolas de Paris.40 Proche de la sphère familiale, Andrée Le Voix n’a jamais quitté Barbe Avrillot depuis Longchamp et devient, à partir de 1582, une sorte de surintendante de l’hôtel Acarie. C’était la sœur du capucin Raphaël d’Orléans (†1628) qui a exercé d’importantes responsabilités dans la province de Paris (gardien de Saint-Honoré, dé%niteur, provincial), puis dans celle de Touraine dont il fut le premier ministre provincial à partir de 1610. Raphaël d’Orléans est peut-être le premier capucin à avoir fréquenté l’hôtel Acarie, Godefroy de Paris, « L’École Saint-Honoré », art. cit., p. 28.41 Benoît de Can%eld réside au couvent de Meudon jusqu’en septembre 1592, puis est nommé à Orléans. C’est à ce moment que Madame Acarie prend un chartreux parisien, Dom Beau-cousin, comme directeur spirituel. A. Duval, La Vie Admirable de Sœur Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 94.

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qu’entre les enseignemens qu’il luy donna, il l’asseura que le tout venoit de Dieu  : car jusqu’à ce temps-là, quoy qu’elle eust esté si fort changée (comme nous avons veu) néantmoins elle n’osoit s’asseurer, ne sçachant que dire à tant d’ectases & ravissemens qui luy arrivoient, & me dict […] que ce bon Père luy leva comme sensiblement une pierre de dessus le cœur, pource qu’auparavant son cœur estoit reserré & fermé de crainte & apprehension. »42

Quant à Paci%que de Souzy, l’un des directeurs spirituels capucins les plus appréciés à l’époque43, il « a souvent & particulièrement communi-qué  »44 avec Madame Acarie. Lui-même mystique, ce capucin connaissait en profondeur l’âme de la Bienheureuse, comme il apparaît clairement à la lecture de son témoignage lors du procès de béati%cation, en date du 2 juin 1618 :  

« Il me semble qu’elle estoit fort soigneuse d’ouyr parler Dieu en elle pour lui obéir et s’occuper ou estre occuppée de lui par un vray esprit de saincte oraison et solide dévotion. Et quelle pratic-quoit une vraye vie active purgative pour elle et envers les aultres, et qu’elle praticquoit une vraye vie illuminative, contemplative pour elle et au salut des aultres, et qu’elle praticquoit aussi une vraye vie unitive adhérente à Dieu pour estre faicte un esprit ou un vouloir et non vouloir avec Dieu ; voire elle praticquoit toutes les trois vies ensemble en bon accord pour elle et pour les aultres ; me semblant qu’elle ne respiroit et aspiroit en tous ses mouvementz intentions et actions interieurs et exterieurs et en tout ses circonstances, si-non de se conformer à nostre cher Seig. Jesus-Christ, qu’elle en-visageoit et regardoit en lui mesme et en tous ses prochains pour aymer Dieu et tous ses prochains d’un amour vrayment pur. »45

Parmi les « prochains » de Madame Acarie, %gurent les membres de sa famille et de sa domesticité. C’est tout un monde qu’elle met en contact

42 Ibid., p. 27-28.43 Godefroy de Paris, « L’École Saint-Honoré », art. cit., p. 35-40. Il fut le directeur de Pierre de Bérulle en 1593. Germain Habert de Cerisy, La Vie du cardinal de Berulle, Paris, 1646, p. 48 : « Le Révérend Père Paci%que Religieux Capucin, très renommé pour sa sainteté, est celuy dont nous tenons ce secret » (à propos d’un ravissement de Bérulle une nuit de Noël). Charlotte de Gondi, marquise de Maignelay, « cette gloire mystique de la %n du xvie siècle, n’était assurée de sa vie intérieure ‘que lorsqu’elle se pouvait servir du R.P. Paci%que de Souzy’ », Godefroy de Paris, « L’École Saint-Honoré », art. cit., p. 36.44 A. Duval, La Vie Admirable de Sœur Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 68.45 ASV, Procès in genere, Congr. Riti 2233, f° 75 r°-v°.

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avec les capucins. André Duval nous rapporte l’histoire tragique d’Étienne, le petit laquais de la famille Acarie :

« Il alla un jour aux prières des quarante heures46 aux pères Capucins47, où le vénérable père Ange, de l’illustre maison de Joyeuse prescha à toutes les heures : il y fut si fort pressé du vertu-gadin d’une Damoiselle, qu’il luy en vint une apostème au costé : de laquelle avec la %ebvre que ce mal luy donna, il mourut en peu de jours en une chambre des Ecclésiastiques, près du monastère. »48

Florent Boulenger, les récollets et les clarisses de Verdun

Établis à Paris un quart de siècle après les capucins, moins riches en %gures charismatiques que ces derniers, les récollets ne sont pourtant pas étrangers au monde de Madame Acarie. Arrêtons-nous sur l’un de ces fran-ciscains réformés, Florent Boulenger49, lequel « avait grande opinion et es-time en la sainteté de cette demoiselle pour avoir conversé avec elle plusieurs fois d’a�aires qui tendaient à l’avancement de la gloire de Dieu »50, comme l’atteste le précieux témoignage de Nicolas Le Febvre de Lezeau51, dont la résidence, rue des Juifs, avoisinait l’hôtel Acarie52.

Florent Boulenger avait fait profession en 1575 au couvent des cor-deliers de Beauvais (province de France), à l’âge de 16 ans ; la soif de réforme l’avait conduit à suivre un itinéraire assez classique à l’époque : il était passé par Rome et avait e�ectué un séjour en Aquitaine avant de rejoindre un cou-vent réformé de sa province. En 1600, il se trouve déjà à Verdun et c’est ici qu’en compagnie de plusieurs cordeliers, eux-mêmes issus de la province de France, il renouvelle sa profession le 13 janvier 1602. Mais le mouvement réformateur gagne les femmes, et dès cette époque, Florent Boulenger joue

46 Une dévotion particulièrement propagée par les capucins. Bernard Dompnier, « Un aspect de la dévotion eucharistique dans la France du xviie siècle : Les prières des quarante-heures », RHEF, 67, 1981, p. 5-31.47 Madame Acarie et sa famille ont fréquenté deux couvents de capucins, celui de Meudon et celui de la rue Saint-Honoré. Quant au couvent du Marais, proche de la rue des Juifs, il n’a été fondé que dans les années 20 du xviie siècle.48 A. Duval, La Vie Admirable de Sœur Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 60.49 Placide Gallemant, Provincia Sancti Dionysii Fratrum Minorum Recollectorum in Gallia Venerando Patre Placido Gallemant eiusdem Provinciæ Di/nitore. Châlons-en-Champagne, H. Geo�roy, 1649, p. 19-21.50 ASV, procès in specie, Congr. Riti 2236, f° 419 r°-v°. 51 Sur celui qui fut le biographe de Michel de Marillac, voir François-Xavier Petit, « Charité, action et écriture. Le parcours dévot de Nicolas Lefèvre de Lezeau (1581-1680) », Les Dos-siers du Grihl [En ligne], Nicolas Lefevre de Lezeau et l’écriture, http://dossiersgrihl.revues.org/4852. Consulté le 3 novembre 2012.52 Dans le Marais, l’actuelle rue Ferdinand-Duval, à la hauteur du n°11.

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un rôle majeur dans la réforme des clarisses urbanistes de Verdun, celles qui seront souvent par la suite appelées « récollettes », car dirigées par les récollets.

C’est alors que l’itinéraire de notre récollet et celui de Madame Acarie vont pour la première fois se croiser. Florent Boulenger s’occupe très activement du recrutement du monastère53. Avec l’aide des jésuites de Verdun, il cherche à y faire entrer Alix Le Clerc (la fondatrice, avec Pierre Fourier, de la Congrégation Notre-Dame), mais échoue dans sa tentative54. Florent Boulenger poursuit inlassablement sa quête tous azimuts de recrues. Sans que l’on sache exactement comment, mais très probablement par l’inter-médiaire des jésuites55 et de Bérulle, le contact est établi avec Madame Acarie et celle-ci va inciter la jeune Judith-Florence d’Abra de Raconis, convertie du protestantisme, à prendre l’habit à Verdun sous le nom de sœur Florence de Saint-Joseph56. Madame Acarie, écrit André Duval,

« eut a�ection de mener en Loraine Mademoiselle Florence d’Abra de la famille de Raconis pour estre Recollecte en la ville de Verdun, où des %lles de saincte Claire s’estoient de naguères reformées soubs la conduicte des pères Recolets. Monsieur Acarie son mary & le père de Berules l’accompagnèrent en ce voyage, & après avoir mis ceste bonne Damoiselle dans la religion, ils allèrent

53 En 1600, des neuf moniales que comptait le monastère, quatre seulement avaient accepté la réforme. Pl. Gallemant, Provincia Sancti Dionysii Fratrum Minorum Recollectorum, op. cit., p. 206. Il était donc urgent de pourvoir au recrutement.54 Alix Le Clerc rapporte l’épisode dans la relation qu’elle adresse à son conseiller spirituel, un jésuite : « Au commencement de la réforme des Religieuses de Sainte Claire à Verdun, vos Pères du Pont-à-Mousson [les jésuites] conseillèrent notre bon Père [Pierre Fourier] de nous commander à toutes d’y aller, parce que le Révérand Père Fleurant [Florent Boulenger] et les Mères de ce monastère le désiraient et avaient envoyé leur receveur exprès à Mattaincourt en prier notre bon Père [...] et ceci a été une des plus grandes contradictions que j’aie eues en mon âme, parce qu’on disait que c’était la volonté de Dieu, et nos desseins, une tentation », Relation d’Alix Le Clerc, texte intégral et présentation, Congrégation Notre-Dame, s.d., p. 21. 55 Les jésuites parisiens, expulsés par le Parlement de Paris à la %n 1594, ont gagné la Lor-raine. Beaucoup se sont établis à l’université de Pont-à-Mousson, mais aussi certains au collège de Verdun. Pendant cette période de bannissement (1595-1603), Bérulle leur sert d’agent à l’occasion. Pierre de Bérulle, Correspondance, vol. 1, (Michel Dupuy et Blandine Delahaye éd.), Paris, 2006 (Œuvres complètes, IV), p. 27-45.56 Matthieu d’Abra de Raconis était venu de Sedan à Paris avec sa sœur Judih, pour se mesurer aux meilleurs controversistes catholiques, dont Benoît de Can%eld. Finalement, en 1592, tous les deux se convertissent au catholicisme (Judith change alors son prénom en Florence). Leur sœur, Louise, en fera autant l’année suivante, sous l’in�uence de Bérulle. En 1595, Matthieu entre chez les capucins et prend le nom d’Ange-Raphaël. Prédicateur, missionnaire et auteur d’ouvrages de controverses, il meurt à Paris le 15 janvier 1637. Quant à Louise, elle fréquente l’hôtel Acarie, s’occupe pendant plusieurs années de l’éducation des %lles et disciples de Madame Acarie, et en 1605, entre au Carmel de Pontoise sous le nom de Claire du Saint-Sacrement.

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à S. Nicolas de Lorraine, où la saincte mère Térèse apparut à nostre bien-heureuse pour la troisiesme fois »57.

Ce voyage en Lorraine (juillet 1602), si déterminant dans l’itinéraire spirituel de la Bienheureuse (et dans celui de Pierre de Bérulle58), marque très probablement sa première rencontre avec le réformateur récollet59. D’autres suivront, si l’on en croit le témoignage de Nicolas Le Febvre de Lezeau. En 1603, Florent Boulenger est élu premier custode de la custodie des récollets de la province des cordeliers de France, et il réside souvent à Paris. Dans les années 1603-1605, il participe à la fondation du grand couvent du faubourg Saint-Laurent, mais à la suite de dissensions internes, les récollets de la cus-todie de la province de France ne sont pas admis à résider dans ce nouvel éta-blissement60. Florent Boulenger se met en quête d’une nouvelle implantation pour ses frères, et il va opter pour Saint-Denis – là même, où, du vivant de saint François, les premiers frères mineurs s’étaient établis, avant de fonder à Paris61. Ce projet, di�cile à mettre en œuvre, est évoqué par André Duval dans un chapitre consacré au « don de prophétie » de Madame Acarie :

« Le père Florent de l’ordre des pères Recolets ayant longue-ment travaillé pour l’establissement d’une maison de son ordre en la ville de S. Denys en France, voyant qu’il n’advançoit rien, les religieux de la grande Abbaye, de qui la place dépendoit, ne vou-lant point prester leur consentement, quelque instance prière que

57 A. Duval, La Vie Admirable de Sœur Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 142.58 François de Dainville a établi que la retraite de Bérulle chez les jésuites de Verdun s’était déroulée entre le 28 août et le 12 septembre 1602, et donc très probablement dans la suite du voyage en Lorraine avec Madame Acarie. Fr. de Dainville, « Note chronologique sur la retraite spirituelle de Bérulle », Recherches de Science Religieuse, 41, 1953, p. 241-249. 59 En 1633, le procureur de la cause de béati%cation a connaissance de plusieurs miracles opérés au monastère des clarisses de Bar-le-Duc « par l’intercession de la V. Sr Marie de l’Incarnation », « Historique de la cause », ms. conservé dans les archives du Carmel de Pontoise, f° 49-51. On peut se demander si le premier contact entre les moniales et Madame Acarie n’a pas été établi à l’occasion de ce voyage en Lorraine. Voir Albrecht Burkardt, Les clients des saints. Maladie et quête du miracle à travers les procès de canonisation de la première moitié du XVIIe siècle en France, Paris, École française de Rome, 2004, p. 141, 151, 263, 427. L’une des clarisses barroises té-moigne de ce que la lecture de la Vie d’A. Duval lui a enlevé « ses scrupules à invoquer Marie de l’Incarnation (scrupules ‘pour ce qu’elle n’estoit pas canonisée par l’Église’) : ‘en ce temps-là je lisois le livre de sa vie, qui mocupoit tant mon esprit que je ne pouvois presque penser en aultres choses’ » (Ibid., p. 365). 60 Sur cette question, voir notre étude, « Quand le témoin réplique à l’historien... Notes sur les origines des récollets de France parisienne (1597-1612) », Écrire son histoire. Les communautés régulières face à leur passé, actes du 5e Colloque international du CERCOR (2002), Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2005, p. 461-478.61 Pl. Gallemant, Provincia Sancti Dionysii Fratrum Minorum Recollectorum, op. cit., p. 130.

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leur en %ssent plusieurs personnes de qualité, déliberoit de quicter tout, & s’en retourner en sa province. Sœur Marie de l’Incarnation ayant sçeu sa résolution, l’advertit qu’il ne s’en allast point, & que les religieux donneroyent en bref leur consentement, ce qu’ils %-rent, lorsqu’on croyoit l’a�aire entièrement désespérée. »62

De fait, les récollets vont réussir à s’établir à Saint-Denis et la pre-mière pierre de leur église est posée le 11 février 160763. La même année, «  V. Soror Florentia D’abra de Raconis, à S. Ioseph, Parisina  », est élue abbesse des clarisses urbanistes réformées de Verdun64.

Les clarisses de l’Ave Maria de Paris

Madame Acarie a également orienté des vocations vers l’Ave Maria de Paris. « Elle leur donna de bonnes %lles », écrit André Duval, lesquelles «  s’y rangèrent fort courageusement  »65. La Bienheureuse éprouve en e�et une réelle prédilection pour cette communauté parisienne. Les liens ont sans doute été facilités par la proximité géographique entre l’Hôtel Acarie et l’Ave Maria (dans le Marais), mais ils tiennent surtout à la très grande « régularité » qui se manifeste au sein du monastère et qui est attestée par tous les observa-teurs. Le biographe de madame Acarie apporte ici un témoignage exception-nel que l’on peut dater des années 1594-1601 :

«  Elle aimoit et prisoit grandement le monastère de l’Ave Maria de l’ordre de saincte Clere, & les recommandoit beaucoup de ce que depuis leur fondation elles estoyent demeurées en leur première simplicité, austérité, closture, & pauvreté très exacte66: & me dit une fois (Dieu, comme je croy, ne lui avoit encore rien révélé de l’ordre des Carmélines [sic]) que, si elle estoit libre, elle ne marchanderoit pas à s’y mettre. »67

62 A. Duval, La Vie Admirable de Sœur Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 379-380.63 Pl. Gallemant, Provincia Sancti Dionysii Fratrum Minorum Recollectorum, op. cit., p. 132.64 Ibid., p. 215.65 A. Duval, La Vie Admirable de Sœur Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 115.66 Sur le même thème, voir le témoignage de Françoise de Fleury (sœur Françoise de Jésus, Carmel d’Amiens) : « Et comme il y a quantité de monastères de %lles dans Paris, elle alloit partout, encourageant les unes à la persévérance, comme celles de l’Ave Maria de l’Ordre de Sainte Claire, lesquelles elle honoroit et recommandoit grandement de ce qu’elles étoient de-meurées dans l’entière simplicité, austérité et clôture et dans l’esprit primitif de leur Ordre ». ASV, procès in specie, Congr. Riti 2235, f° 342 v°.67 A. Duval, La Vie Admirable de Sœur Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 115. La date de cette con%dence est à situer entre 1594 (première rencontre de Madame Acarie et d’André Duval, le jour de la fête de saint François de Paule. Voir le témoignage d’A. Duval au procès de béati-%cation, ASV, Congr. Riti 2236, f° 312) et 1601 (première vision de sainte /érèse l’invitant à introduire le Carmel réformé en France). Sur cette année 1601, voir Christian Renoux,

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Au tournant du siècle, Madame Acarie n’est pas seule à porter une telle appréciation sur l’Ave Maria et à envisager d’y entrer. Deux jeunes veuves, Antoinette d’Orléans-Longueville68 et Charlotte de Harlay de Sancy, marquise de Bréauté69, examinent très sérieusement cette éventualité, avant de choisir une tout autre voie, la première en devenant feuillantine à Toulouse (1599) puis en fondant les bénédictines du Calvaire (1617), la seconde en faisant profession au Carmel parisien de l’Incarnation (1605).

Madame Acarie fréquente donc l’Ave Maria et elle y entraîne sa maisonnée. Lors du Jubilé de 160170, l’église du monastère est choisie comme station jubilaire71. La Bienheureuse fait alors venir à Paris un prêtre ami, Jacques Gallemant (l’un des futurs supérieurs des carmélites), le loge en

« Madame Acarie ‘lit’ /érèse d’Avila au lendemain de l’Édit de Nantes », Carmes et carmélites en France du XVIIe siècle à nos jours, Bernard Hours (dir.), Paris, Le Cerf, 2001, p. 117-154.68 Dans une lettre adressée à la prieure des feuillantines de Toulouse datée du 20 septembre 1598, Antoinette d’Orléans-Longueville écrit : « Mais d’autant que je n’ay jamais esté conseil-lée d’entrer en religion qui ne fust très-réformée et bien reiglée, et aussy que ma voulunté n’a jamais esté aultre, je me suis enquise sy je pourrais entrer au couvent des Dames de l’Ave Maria, qui sont les plus réformées de tout Paris ; et quoy qu’il me faschast bien d’estre sy proche de mes parens, n’en scachant point d’aultre pour lors, j’estoys résolue de passer oultre, mais Dieu ne l’a point voulu, d’autant que ces bonnes dames ne repçoivent jamais de veufves ». Vie ano-nyme de Madame d’Orléans, livre 1er, chap. IV, p. 33 et suiv. et E. Bouchet, Madame Antoinette d’Orléans et le Père Joseph, Orléans, 1879, p. 14-15. Sur le refus d’admettre des veuves à l’Ave-Maria, voir Barbara B. Diefendorf, From Penitence to Charity. Pious Women and the Catholic Reformation in Paris, New York, Oxford University Press, 2004, p. 57.69 « Ce fut ce qui luy %t prendre un jour resolution d’entrer parmy les %lles de l’Ave Maria. Leur vie toute austere qu’elle est ne l’e�rayoit point a la prendre en gros parce qu’elle ne comtoit de di�cile et de rude que la peine qu’elle sentoit a quitter le monde, mais les considerations qu’elle en faisoit quelque fois en detail l’en dégoûtoient. Leurs murailles élevées formoient pour elle une espece de prison fort estroitte, leur jeûne terrible qui non content de la qualité des viandes dont la plus délicate n’est qu’un œuf, leur fait retrancher encore de la quantité necessaire pour maintenir une personne en santé, et dans le pouvoir de travailler la faisoient desia pâlir et dessecher. Mais sur tout la manière de reposer sans estre jamais tout a fait couchés pendant la nuit et l’obligation de marcher a crud et tout a fait nuds pieds mesme en hiver et sur la glace l’estonnoient si fort qu’elle croyoit bien que le jour de son entrée dans cette maison seroit bien tost suivy de celuy de sa mort, et que ce qu’elle ne nommoit qu’une prison pour les autres deviendroit dans peu son tombeau ». Ce témoignage %gurant dans la « Vie de Mère Ma-rie de Jésus [Madame de Bréauté], Carmélite » (manuscrit des archives du Carmel de Clamart, p. 22, aujourd’hui à Pontoise) peut être daté entre 1600 (mort de Pierre de Bréauté) et 1604 (introduction en France du Carmel réformé). 70 Il s’agit du jubilé de l’année sainte 1600, qui est célébré à Paris entre le 1er octobre 1601 et le 31 décembre 1601.71 Sur 27 jubilés célébrés à Paris entre 1515 et 1776 (jubilés pour lesquels nous disposons de la liste des stations), l’Ave Maria est choisi à 24 reprises comme station jubilaire, juste après Notre-Dame (27 fois) et l’Hôtel-Dieu (26 fois), et devant tous les autres établissements réguli-ers. Jean-Marie Le Gall, « L’Extraordinaire au service de l’ordinaire. Les jubilés parisiens aux xvie-xviiie siècles », RHE, 102, 2007, p. 837-878.

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sa maison, et l’envoie confesser à l’Ave Maria. Placide Gallemant, récollet et parent de Jacques, précise :

«  là, tous les enfans, domestiques, parents & amis de cette sainte Damoiselle, prenants l’occasion d’un bonheur qu’ils n’at-tendoient pas, luy %rent des confessions générales. Là une in%nité d’autres personnes de toute condition venoient à luy pour estre reproduites à Dieu par les e�orts de son zèle, & par l’énergie du Sacrement dont il avoit le sacré ministère. Il se disoit communé-ment à Paris que tous ceux qui faisoient leur confession générale à Mr Gallemant sembloient en remporter un gage tout extraordi-naire de salut. Cet employ le tint attaché l’espace de six sepmaines à un confessionnal. »72

L’Ave Maria a durablement marqué Madame Acarie. Ainsi, lorsqu’elle ré�échit à l’introduction des carmélites réformées en France, elle est manifestement in�uencée par le modèle proposé par les clarisses pari-siennes. Dans un chapitre intitulé « Combien elle estimoit la pauvreté », André Duval précise

« que dez le commencement qu’on parla fonder l’ordre des Carmélines en France, elle insista à ce que le monastère de l’Incar-nation ne fust point renté : mais eust des personnes qui allassent par la ville quester au nom des religieuses, comme font les Capus-sines73, & les %lles de l’Ave Maria. Et n’eust esté que la Cour de Parlement en véri%ant les lettres [patentes], ordonna par son arrest que ce monastère seroit renté, attendu que la saincte Mère Terese de Jesus l’avoit, d’un particulier instinct de Dieu, ainsi ordonné, elle eust fortement insisté à le renger à la mendicité, laquelle selon qu’elle repetoit souvent, estoit une grande richesse à une Religion »74.

72 La Vie du vénérable Prestre de J.C. M. Jacques Gallemant, docteur en théologie de la Faculté de Paris, Premier supérieur des Carmélites en France, &c. par le R.P. Placide Gallemant Récollect, Paris, Edme Couterot, 1653, p. 51-52. Voir aussi le témoignage de Françoise de Fleury (sœur Françoise de Jésus, Carmel d’Amiens), ASV, procès in specie, Congr. Riti 2235, f° 344.73 À l’époque où Madame Acarie envisage d’implanter les carmélites réformées en France, les capucines n’ont pas encore été fondées à Paris. Elles le sont en 1606, et ont recours à des frères quêteurs (des tertiaires réguliers capucins), à l’imitation de l’Ave Maria de Paris. 74 A. Duval, La Vie Admirable de Sœur Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 498-499. Voir aussi le témoignage de Marie Acarie (sœur Marie de Jésus, Carmel d’Orléans), procès in specie, Congr. Riti 2236, f° 524.

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Vincent Mussart et le Tiers-Ordre régulier

Parallèlement à l’expansion des réformes capucine et récollette, les religieux pénitents du Tiers-Ordre régulier connaissent une véritable refon-dation en France grâce à l’action de Vincent Mussart (1570-1637). Or, cet ancien ligueur, %ls du syndic des capucins de Saint-Honoré, a approché lui aussi Madame Acarie et sa famille75.

Après avoir défendu la ville de Chartres contre les assauts d’Henri de Navarre (1591), et suivi une retraite sous la direction d’Alexandre Georges76, un jésuite du collège de Clermont, Vincent Mussart s’engage dans la vie éré-mitique. Avec le dénommé André Poupon, il réside en région parisienne, et « une vertueuse Demoiselle Flamande, qui estoit du tiers Ordre Séculier » lui procure ce dont il a besoin. Après diverses péripéties, et notamment le siège de Paris pendant l’été 1592, l’ermitage change plusieurs fois d’emplacement, et les deux ermites sont rejoints par plusieurs compagnons. Finalement, le petit groupe trouve son implantation dé%nitive, à Franconville-sous-Bois77, dans le diocèse de Beauvais78. Une petite chapelle et son bâtiment attenant lui sont concédés par le Seigneur du lieu, Jacques d’O, et son épouse, Anne Luillier – tous les deux apparentés à Madame Acarie79.

Mais Vincent Mussart et ses compagnons cherchent encore leur voie sur le plan spirituel. C’est alors que le futur réformateur du Tiers-Ordre régulier fait une découverte décisive, que nous relate Jean-Marie de Vernon, lui-même religieux pénitent et « chronologiste » de son ordre80 :

« Le Père Vincent taschant plus que jamais de découvrir la vo-lonté de Dieu, connut par le rapport de Frère Antoine, que la ma-nière de vivre de la Demoiselle Flamande, qui le faisoit autrefois

75 Sur l’itinéraire de Vincent Mussart, voir Jean-Marie de Vernon, Histoire générale et par-ticulière du Tiers Ordre de S. François d’Assize, Paris, G. Josse, 1667, t. 2, p. 613-615, et t. 3, p. 114-142.76 Alexandre Georges, sj (Fismes, 1547- Paris, 1621), recteur du collège de Paris entre 1584 et 1595. Carlos Sommervogel, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, Bruxelles-Paris 1892, III, coll. 1340. 77 Dans l’actuel département du Val-d’Oise, sur la commune de Saint-Martin-du-Tertre (à ne pas confondre avec Franconville-la-Garenne, dans le même département).78 Jean-Marie de Vernon, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 192 : « Le convent de Franconville. Messire Jacques d’O Seigneur de Baillet, & Madame Anne Lhuillier sa femme, furent reconnus avec justice pour les Fondateurs de ce Monastère, le 23. jour du mois de Juin, l’an 1594. Ils sont enterrez avec leurs successeurs, dans une cave sous le grand Autel de l’Eglise ».79 Voir, en annexe, la généalogie de la famille Luillier. 80 Archives départementales de l’Eure, H 1202, «  Mémorial du couvent des pénitents de Bernay », f° 28. Auteur de nombreux ouvrages, Jean-Marie de Vernon a fait profession au couvent de Picpus le 2 avril 1623. On ignore la date de son décès. J.-M. de Vernon, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 198.

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subsister par ses aumosnes, consistoit dans la troisième Règle de saint François d’Assize : après une exacte recherche, il trouva celle qui a esté con%rmée par Nicolas IV dont la lecture ne luy donna pas une entière satisfaction, à cause du mélange des Articles qui re-gardent l’estat séculier, parmy ceux qui concernent le régulier, au-quel il vouloit s’attacher81. Ayant visité plusieurs Bibliothèques de Paris, il rencontra dans celle de M. Acarie82, mary de sœur Marie de l’Incarnation, avant qu’elle entrast dans l’Ordre des Carmélites, les Commentaires du docteur extatique denis Rikel Chartreux, sur la troisième Règle de saint François. »83

Vincent Mussart, qui vit sur les terres de Jacques d’O, n’en reste pas moins en contact avec les cercles du Paris dévot, et, c’est dans la bibliothèque de l’hôtel Acarie, qu’il découvre le commentaire de la règle du Tiers-Ordre84 par le célèbre auteur �amand, Denys le Chartreux (†1471). Or, rétrospecti-vement, cet évènement permet de comprendre l’orientation mystique que va prendre la réforme française du Tiers-Ordre régulier. En e�et, cette présenta-tion de la règle franciscaine a profondément marqué Vincent Mussart, à tel point que quelques années plus tard, en 1606, il publie un ouvrage intitulé La Reigle de Pénitence du Père Séraphique St. François pour les religieux de son troiziesme ordre. Avec les déclarations des Souverains Ponti0es et les expositions de Denis Rikel dict le chartreux et aultres Pères de l’ordre85. Ce petit livre ne passe pas inaperçu : il est d’ailleurs directement à l’origine de la branche féminine

81 Le 20 janvier 1521, Léon X avait promulgué une règle du Tiers-Ordre destinée aux réguliers. Ce texte ne %gurait sans doute pas dans la bibliothèque de M. Acarie. 82 On trouve, dans l’ouvrage d’André Duval, de nombreuses mentions des rapports que Madame Acarie entretenait avec les livres. Ainsi « Monsieur Acarie ayant recogneu, tant par ce père Capucin, que par le père Innocent, jésuite, son confesseur, que ce qui se passoit en sa femme estoit de Dieu, […] il se mit incontinent à rechercher les livres spirituels qui traictoient de l’intérieur & de la /éologie mystique, pensant par ce moyen l’assister & soulager. Il luy %t, entre autres, traduire le livre d’Angéline de Folligny [Angèle de Foligno], qui sembloit avoir esté conduite par mesme chemin : mais elle n’y leut jamais, & n’y pouvoit lire : pource que la lecture la divertissoit de son intérieur, & luy empeschoit les irradiations & assistances divines, comme elle a racompté plusieurs fois à ses amis familiers… », A. Duval, La Vie Admirable de Sœur Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 28-29. 83 J.-M. de Vernon, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 121-122.84 Enarratio in tertiam regulam S. Francisci que l’on trouve in Doctoris ecstatici D. Dyonysii car-tusiani Opera omnia in unum corpus digesta, édition moderne en 44 volumes, Tournai, 1909, t. 38, p. 439-508. Selon D. A. Mougel, Denys Le Chartreux, 1402-1471, Sa vie, son rôle, une nouvelle édition de ses ouvrages, Montreuil-sur-Mer, 1896, p. 83, une traduction française de ce traité a paru en 1620.85 Paris, Nicolas du Fossé, [1606], 307 f°. Un exemplaire de cet ouvrage rarissime est conservé dans le fonds des capucins de Bron (aujourd’hui à la BFC).

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de la réforme86. On peut donc raisonnablement se demander si cette in�uence originelle de Denys le Chartreux n’a pas favorisé l’émergence de cette veine mystique que l’on sent particulièrement présente chez les auteurs tertiaires réguliers87.

Madame Acarie, franciscaine ?

Les réseaux franciscains que nous avons mis en évidence autour de Madame Acarie peuvent certainement encore être enrichis : dans nos arbres généalogiques, apparaissent Louise et Renée de Hacqueville, deux moniales annonciades qui ont exercé d’importantes charges dans les monastères de Saint-Eutrope et de Gisors88. L’un des frères d’Honoré de Champigny, Paul Bochard, est lui aussi devenu capucin, sous le nom de Paul de Paris89. Par ailleurs, nous manquons de sources concernant le Tiers-Ordre séculier, mais on peut penser que des parents de la Bienheureuse y avaient fait profession. Godefroy de Paris, dans une lettre aux carmélites de Pontoise, estime que Madame Acarie, elle-même, « fut, peut-être, tertiaire de saint François »90.

86 Deux manuscrits du « fonds des élisabéthines » de la Bibliothèque des franciscains de Paris (aujourd’hui en dépôt à la BFC) relatent cette histoire. Le plus ancien paraît être l’Histoire de Mesdames de Récy fondatrices Institutrices des Religieuses du troisieme ordre de St François dites en France de Ste Elisabeth et en franche Comté Tierceline, ms. 082, 206 p. Manifestement plus tardive (postérieure à 1716), la Relation de l’Etablissement des Religieuses de l’Observance du Troisième ordre de sainct françois dans le Comté de Bourgogne et le Royaume de France, ms. 037, 465 p. Divers ouvrages ont utilisé ces sources primitives  : Abbé Dalloz, Vie de Marguerite Borrey, veuve de noble Claude Récy en religion Françoise de Besançon, Besançon, 1881, Abbé Chamouton, Marguerite Borey en religion sœur Françoise de Besançon et le tiers-ordre franciscain sous le titre de religieuses de Ste Elisabeth dans le Jura, Lons-le-Saunier, 1897, et l’ouvrage ano-nyme, ‘Tiercelines’ ou six siècles de vie franciscaine et nationale, 1397-1943, Albi, 1943, 338 p.87 Jean-Chrysostome de Saint-Lô, Paulin d’Aumale, Irénée d’Eu… Voir Ra�aele Pazzelli, « Bibliogra%a del Terz’ordine regolare di San Francesco in Francia », Analecta TOR, 23, 1992, p. 67-88.88 Voir, en annexe, la généalogie des familles Hacqueville-Bochard-Luillier. Louise de Hacqueville est ancelle du monastère de Saint-Eutrope en 1577, et sa nièce, Renée, exerce la même charge entre 1615 et 1621. Le 30 juillet 1621, Pierre Boiteux, ministre provincial des cordeliers de France parisienne demande à Renée et à trois de ses sœurs de se rendre à Gisors pour y ré-former le couvent de sœurs grises. Michelle Pluquet et Annick Lalucq, Les Dames de Saint-Eutrope. Histoire du monastère de l’Annonciade de Saint-Germain-lès-Arpajon, chez l’auteur, 2001, p. 118-119, 443, 451.89 Selon les « Annales des Révérends Pères Capucins de la Province de Paris », ms. cit., p. 65, Paul de Paris († 1620) a e�ectué son noviciat à Saint-Honoré à partir du 15 mai 1597. 90 « En%n, ma Révérende Mère, je me recommande à vos prières et vous demande de ne pas m’oublier auprès de votre Bse qui, fut, peut-être, tertiaire de St François et qui aima tant notre Séraphique Père et ses enfants », lettre (déjà citée) du 27 novembre 1939. Archives du Carmel de Pontoise.

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Certes, il nous faut relativiser l’importance de ces réseaux fran-ciscains. Bien d’autres in�uences, bien d’autres liens familiaux ont compté dans l’évolution de Madame Acarie. Celle-ci peut passer sans di�culté d’un directeur capucin (Benoît de Can%eld) à un directeur chartreux (Dom Beau-cousin). Pour beaucoup de dévots de l’époque, peu importe la couleur ou la forme de l’habit, du moment que le religieux appartient à une  religion «  très-réformée et bien reiglée  ». Néanmoins, cet entourage franciscain de la Bienheureuse – y compris ces ancêtres qu’elle n’a pas connus – peut sans doute expliquer pour une part son itinéraire spirituel.

Il n’est pas de notre propos d’examiner ici en profondeur le « fran-ciscanisme » de Madame Acarie, même s’il ne manque pas de pierres d’attente pour réaliser une telle étude. Il faudrait relire de ce point de vue la biographie d’André Duval, et tout spécialement les passages consacrés aux stigmates de la Bienheureuse, ou à sa volonté farouche d’entrer comme converse au Carmel. Pour notre part, nous nous demanderons pour conclure dans quelle mesure Madame Acarie avait une réelle connaissance de saint François. Là encore, nous allons avoir recours aux précieuses informations fournies par André Duval, dans un chapitre consacré à « sa ferveur et dévotion » :

«  J’ay entre mes mains un petit mémoire, où il est escript qu’un jour elle rapporta à quelqu’un que deux choses luy avoient grandement servy pour l’acheminer au service de Dieu. La pre-mière fut qu’en lisant la vie de S. François elle y remarqua que nous ne sommes en e�ect que ce que nous sommes aux yeux de Dieu, & cela luy demeura si fort en l’âme, que plusieurs jours elle ne pouvoit avoir d’autre pensée. La seconde, que lisant un autre livre (c’estoit celuy de monsieur Roussel91) elle y remarqua ceste vérité : trop est avare à qui Dieu ne su/t. »92

La première de ces « deux choses » qui marquent autant Madame Acarie %gurerait donc dans une vie de saint François. E�ectivement, au cha-pitre six de la Legenda Major de saint Bonaventure (la seule biographie de François connue et imprimée à l’époque de Madame Acarie), on peut lire des propos très proches de ceux rapportés par André Duval : François « avait aussi l’habitude de dire cette parole : l’homme vaut ce qu’il vaut aux yeux de Dieu et

91 Confesseur de Pierre Acarie, Monsieur Roussel apportait régulièrement à Barbe des ouvrag-es de spiritualité. A. Duval, La Vie Admirable de Sœur Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 14, 22. 92 Ibid., p. 517. Un portrait de la bienheureuse Marie de l’Incarnation (École française, milieu du xviie siècle) la représente à mi-corps, les mains croisées, tenant un cruci%x ainsi qu’un livre ouvert, où sont écrites les deux devises : « Trop est avare à qui Dieu ne su�t » et « Nous ne sommes que ce que nous sommes devant Dieu ». Notice et reproduction in Les Collections du Carmel de Pontoise, op. cit., p. 64-65.

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pas plus »93 (Sed et verbum hoc dicere solitus erat : Quantum homo est in oculis Dei, tantum est et non plus).

Madame Acarie a donc bien retenu ce qu’elle a pu lire dans la Legenda Major. Le fait est déjà remarquable, mais nous pouvons aller plus loin. Depuis l’édition par Luc Wadding des Opuscules de saint François en 1623 (une édition inconnue de Madame Acarie, et pour cause), nous savons que Bonaventure ne fait ici que reprendre mot pour mot l’une des Admoni-tions : « Bienheureux le serviteur qui ne se tient pas pour meilleur lorsqu’il est magni%é et exalté par les hommes, que lorsqu’il est tenu pour vil, simple et méprisé ; car autant vaut l’homme devant Dieu, autant il vaut et pas plus »94 (Quia quantum est homo coram Deo, tantum est et non plus).

Avec cette maxime qui « demeura si fort en l’âme » de la Bienheu-reuse, « que plusieurs jours elle ne pouvoit avoir d’autre pensée », nous nous trouvons en présence de la pensée même de François d’Assise, et presque, par delà la langue latine, de ses propres mots. Ce résultat nous paraît essentiel : si Madame Acarie a fréquenté la nombreuse famille franciscaine de son époque, elle a surtout retenu et assimilé un point capital de l’enseignement du Pove-rello, un point qui lui a « grandement servy pour l’acheminer au service de Dieu ».

« Madame Acarie, franciscaine  »... Finalement, le titre trouvé par Godefroy de Paris n’a rien d’une %ction  ; il convient parfaitement à notre Bienheureuse.

93 Saint François d’Assise : Écrits, Vies, témoignages, J. Dalarun (dir.), Paris, Le Cerf / Éditions franciscaines, 2010, p. 2289 (Legenda Major, 6.1).94 Ibid., p. 292 (Admonition 19. 2).

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ANNEXES

1) Généalogie simpli%ée des familles Lottin-Avrillot-Le Clerc2) Généalogie simpli%ée des familles Hacqueville-Bochard-Luillier3) Généalogie simpli%ée de la famille Luillier

Sources des annexes :

« Généalogie montrant la parenté de Mme Acarie, la Bse Marie de l’Incarnation avec le R. Père Joseph Le Clerc du Tremblay », Bibliothèque franciscaine des Capucins, ms. 3799 n° 4.« Généalogies de toutes les Maisons apparentées ou alliées à la Bse Marie de l’Incarnation, dressées, d’après des papiers de famille et de nombreux docu-ments ms. et imp. Par sœur Marguerite-Marie de Saint François-de-Paule, C. D., religieuse de chœur au Carmel de Pontoise » (années 1930), archives du Carmel de Pontoise.Michelle Pluquet et Annick Lalucq, Les Dames de Saint-Eutrope. Histoire du monastère de l’Annonciade de Saint-Germain-lès-Arpajon, chez l’auteur, 2001. 472 p.

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