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QUE SAIS-JE ? Le principe de subsidiarité CHANTAL MILLON-DELSOL

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QUE SAIS-JE ?

Le principede subsidiarité

CHANTAL MILLON-DELSOL

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1SBN 2 13 045811 4

Dépôt légal - l édition : 1993, juillet

® Presses Universitaires de France, 1993108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

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INTRODUCTION

Oubliée depuis des décennies, l'idée de subsidiaritéréapparaît dans notre univers conceptuel. On peut sedemander pourquoi ce retour, et si l'idée prometteusene décevra pas ses défenseurs néophytes.

Il ne s'agit pas d'un nouveau système de pensée.L'époque des « systèmes » est - provisoirement?-révolue. Mais d'une référence centrale, formant le pivotd'une anthropologie et révélant une manière spécifiquede vivre la politique, au sens large de «chose de tous ».

L'idée de subsidiarité répond,à la question : pour-quoi l'autorité? quelle finalité doit-elle servir? quelrôle doit-elle jouer?

On a en vue ici n'importe quelle autorité : celle dupère de famille, du magistrat municipal, du chef d'en-treprise, et surtout, de l'instance souveraine.

Cette question de la pertinence de l'autorité peutrecevoir des réponses diverses, par exemple : l'autoritévise à garantir la continuité du monde, à assurer sapermanence ; ou encore : à réaliser sur terre une reli-gion et/ou une morale ; ou encore : à assurer l'exis-tence d'êtres faibles et inférieurs (inférieurs à celui quidétient l'autorité), incapables de subvenir à leurs pro-pres besoins.

A ces réponses, les peuples d'Europe en ajoutent uneautre, qui contribue à forger des pouvoirs d'un autretype : l'autorité vise à suppléer les manques des com-munautés ou des personnes libres, responsables de leurdestin, mais insuffisantes dans la poursuite de leurplein épanouissement. L'autorité ne doit donc se

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reconnaître aucune finalité autre que celle des êtresqu'elle commande. Elle est nécessaire comme telle,parce que ces êtres ne sont point autosuffisants. Maisson rôle demeure secondaire : elle représente un moyenà leur service exclusif.

Le « principe de subsidiarité » est une expressionrécente. Mais depuis des millénaires, les peuples euro-péens se réfèrent à l'idée subsidiaire comme M. Jour-dain faisait de la prose, c'est-à-dire à leur insu. L'idée,quand elle réapparaît aujourd'hui, nous semble toutenaturelle : à preuve, le récent rapport de la Commis-sion européenne parle d'un « principe de bon sens »I.Bon sens oui, au regard d'une culture qui place le pou-voir politique et l'autorité en général au service exclusifde la personne.

Au xxe siècle, le principe de subsidiarité sert de réfé-rence explicite et alimente des débats permanents danscertains pays européens, comme la Suisse et l'Allemagne(excepté bien entendu sous le régime hitlérien). Parcontre, il demeure tout à fait absent des préoccupationsdans les autres pays du continent, voire, par exemple enFrance, absolument ignoré même chez un public cultivé(aucun dictionnaire français ne le mentionne). A cetteabsence, des raisons historiques que nous analyseronsplus loin - le principe a été récupéré et dénaturé par lescorporatismes et les fascismes, et apparait dès lorsfrappé d'indignité -; mais surtout des raisons d'orga-nisation et de mentalité politique. L'idée de subsidiariténe survit que dans les régimes fédéralistes, qui valorisentl'autonomie non seulement de l'individu, mais aussi desgroupes sociaux. Elle disparaît à l'inverse dans les orga-nisations politiques occidentales dominées par l'Etat-providence, et dans les organisations politiques de l'Eu-rope centrale et orientale, dominées jusque récemmentpar l'Etat totalitaire.

1. Rapport du 8 octobre 1992, 1, 1.

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L'idée de subsidiarité renaît aujourd'hui par troiscauses conniventes :

- la construction de l'Europe comme entité poli-tique ;

- la remise en cause du providentialisme d'Etat àl'Ouest, en raison de l'appauvrissement du secteurpublic et du déficit de citoyenneté ;

- la chute du totalitarisme à l'Est avec l'effondre-ment de l'empire soviétique.

Ces trois événements laissent apparaître, chacundans leur ordre, une question essentielle, à laquelle ons'épuise à chercher des réponses : comment concilier- mieux, harmoniser - l'exigence légitime d'autono-mie avec la nécessité de l'autorité, ou des autoritéspolitiques? Ou encore, puisque nous ne voulons sacri-fier ni la liberté d'autonomie ni le « bien commun » ou« intérêt général »', comment les placer respectivementau service l'un de l'autre?

C'est justement à cette question que l'idée de subsi-diarité s'efforce de répondre : on comprend dès lorspourquoi le principe se voit extirpé des musées pous-siéreux où il se trouvait relégué.

L'idée de subsidiarité repose sur une anthropologie

1. Comme on sait, la notion de « bien commun » est utilisée par lapensée antique et médiévale pour désigner un « bien » jugé objectif parune société organique, conçue comme une communauté. La notion d'in-térêt général, notamment conceptualisée chez Rousseau, remplace la pre-mière pour s'adapter à la société moderne : société qui ne se reconnaîtpas de « bien » objectif, mais une pluralité d'intérêts diversifiés, portéspar des individus dont le destin n'apparaît pas lié organiquement à celuide l'ensemble. Néanmoins, nous emploierons ici à dessein l'expression« bien commun » dans le cadre des sociétés modernes, pour deux rai-sons : il semble que l'idée d' « intérêt » ne suffise pas à désigner ce quenos contemporains traduisent consensuellement et universellementcomme un « bien » - par exemple, une certaine figure de la solidarité -,d'autant qu'ils ne sont pas loin de conférer à ce « bien » une objectivitéintrinsèque ; il semble en outre que ce « bien » consensuel traduise l'es-sentiel de ce qui demeure « commun » dans une société éclatée, d'où l'im-portance à le souligner. Nous nous sommes expliqué là-dessus dansL'Etat subsidiaire, PUF, 1992, chap. X.

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spécifique. Elle s'enracine dans une philosophie del'homme et de la société. Elle résulte de la rencontre,qui peut paraître au premier abord contradictoire,d'une philosophie de l'action et d'une représentationprécise de l'intérêt général.

Philosophie de l'action : l'homme individuel estconsidéré comme responsable de son propre destin etcapable de l'assumer. Issue de la pensée chrétienne et àcertains égards de la culture scandinave, l'idée de per-sonne consacre la dignité de cette « substance » auto-nome, à laquelle nulle autorité ne saurait voler l'exis-tence en l'utilisant comme moyen. Le courantaristotélicien fait de l'homme - au sens générique - unêtre en acte, dont la vie se passe à devenir ce qu'il est, àréaliser ses virtualités. L'être humain se définit biendavantage par ce qu'il fait, que par ce qu'il reçoit, oumême, possède. D'où la conséquence : dans la sociétépolitique, tout doit être mis en aeuvre pour ne priver per-sonne de l'action qu'il peut et veut accomplir.

Représentation précise de l'intérêt général : lasociété politique est considérée comme une entité pos-sédant un destin propre, entité organique au MoyenAge, entité simplement structurée au xxe siècle avecl'apparition de l'individualisme. La personne, finalitésuprême de la société politique, se définit comme unêtre social : son égoïsme naturel se double d'un besointout aussi naturel d'amitié sociale, de solidarité. Unhomme vivra plus heureux dans une société épargnéede la misère et de l'indifférence, même s'il doit contri-buer personnellement au bien-être commun. Considérésous cet aspect, le bien commun, devenu chez lesmodernes intérêt général, traduit l'exigence d'une cer-taine redistribution des biens, afin que les plus défavo-risés conservent leur dignité existentielle (la dignitéontologique n'étant pas en question), en dépit de leurincapacité, temporaire ou non, à se prendre en charge.

On le voit, la philosophie de l'action et la représen-

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tation de l'intérêt général se contredisent. Car unegrande latitude laissée à l'action engendre les inégali-tés. Et l'exigence de solidarité réclame nécessairementla restriction de certaines libertés, en général par laponction fiscale d'une partie des résultats du travail,parfois, par le nivellement des actes eux-mêmes.

A moins que l'on ne fasse en sorte d'orienter lesactions de la société civile à l'intérêt général : seulmoyen de sortir de cette exigence paradoxale.

Le principe de subsidiarité présente un doubleaspect, répercutant cette double exigence :

- un aspect négatif : l'autorité en général et l'Etat enparticulier ne doivent pas empêcher les personnesou groupes sociaux de conduire leurs actions pro-pres, c'est-à-dire de déployer autant que possibleleur énergie, leur imagination, leur persévérance,dans les oeuvres par lesquelles ils se réalisent tantau profit de l'intérêt général que de l'intérêt parti-culier ;

- un aspect positif : chaque autorité a pour missiond'inciter, de soutenir, et en dernier lieu, de suppléers'il le faut, les acteurs insuffisants.

Pour répondre à l'exigence de concrétisation de l'in-térêt général, l'Etat, autorité suprême, se trouve res-ponsable et donc garant de cette concrétisation. Maisil n'en est pas, loin s'en faut, le seul acteur : la sociétécivile contribue, dans une mesure qui varie avec letemps et le lieu, à l'accomplissement des tâches d'inté-rêt général, par ses actions propres. La différence entrel'acteur et le garant sépare l'Etat-providence de l'Etat-subsidiaire.

Le principe de subsidiarité concerne donc ledomaine politique, mais non pas au sens institution-nel. Il ne s'intéresse pas à la question du régime poli-tique. S'attachant à définir les critères de dévolutiondes compétences au sein d'une société, ses défenseurs

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ont tendance à penser que la définition de ces critèresprévaut sur la question des modes d'attribution dupouvoir. Et c'est pourquoi la plupart d'entre eux s'in-téressent assez peu à la question du régime politique :« toutes ces craties », disait Proudhon avec mépris.Une démocratie, une république, une monarchie, peu-vent les unes et les autres devenir despotiques, ou s'at-tacher à distribuer convenablement les compétences.La démocratie pluraliste ne garantit pas naturellementles libertés : car il est d'autres libertés que celle desurnes. Le principe de subsidiarité s'applique à définir,au-delà de la participation politique, ce que l'on peutappeler les libertés d'action, en précisant leurs limiteset leurs conditions d'exercice. Citoyenneté d'un autreordre, dont nous avons perdu l'habitude.

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Chapitre I

BRÈVE HISTOIREDE L'IDÉE DE SUBSIDIARITÉ

Alors que l'expression dans sa forme actuelle n'ap-paraît qu'au xixe siècle, l'idée subsidiaire contribue,depuis l'origine grecque, à cerner les contours d'unepolitique caractéristique.

Une idée antique et médiévale

L'idée d'autorité subsidiaire sourd comme une évi-dence dans la société décrite par Aristote, travers unecompréhension sociale qui se donne pour naturelle, enréalité unique en son genre face aux cultures prochesde l'époque. Plus tard, Thomas d'Aquin reprend à soncompte cette vision et lui prête des justifications sup-plémentaires.

La société décrite par Aristote se compose degroupes emboîtés les uns dans les autres, dont chacunaccomplit des tâches spécifiques et pourvoit à 'sesbesoins propres. La famille est capable de suffire auxbesoins de la vie quotidienne, et le village, à ceux d'unevie quotidienne élargie'. Mais seule la cité, organe pro-prement politique, est capable d'atteindre l'autarcie, lapleine suffisance de tout, et c'est ainsi qu'elle se défi-nit : par l'autosuffisance, synonyme de perfection. Ce

1. Politique, I, 2, 1252 b 10 et s.

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qui signifie que les groupes plus petits ne sauraient pas,eux, vivre en autarcie, qu'ils réclament l'appartenanceà un groupe plus vaste pour l'accomplissement de cer-taines tâches. Si « l'individu pris isolément est inca-pable de se suffire à lui-même »', il en va de mêmepour les groupes sociaux. Il y a donc une ambivalencechez l'individu et le groupe restreint, qui se trouvent àla fois capables et incapables : capables de se survivredans le domaine de leurs activités propres, mais inca-pables d'une totale suffisance. C'est bien cette ambiva-lence que va gérer chaque autorité : le village regroupeles familles pour répondre à leur insuffisance, mais enleur laissant leur domaine de capacité. De même la citépar rapport aux villages. Le groupe familial, le plusrestreint, s'occupe exclusivement des besoins quoti-diens. Le village, « des besoins qui ne sont plus pure-ment quotidiens »2. La cité, elle, vise une autre finalitéencore : non plus le vivre, mais le bien-vivre. Ainsi, lestâches des différents groupes ne se recoupent pas : ellesse superposent. Chaque groupe travaille à répondreaux besoins insatisfaits de la sphère immédiatementinférieure en importance. Mais Aristote parle moins enterme de manque, d'insuffisance, qu'en terme dedéploiement et de perfectionnement. Il voit la sup-pléance du côté positif plus que du côté négatif. Lasuppléance vient déployer un être, plus que comblerses manques. Naturellement, il s'agit de deux aspectsde la même idée, comme si l'on parle du verre à moitiévide ou à moitié plein. Mais la manière de voir a sonimportance. Pour Aristote, la cité est bien un moyenpermettant à l'homme de réaliser ses fins. Mais enmême temps qu'elle pallie des incapacités, elle ouvre àl'être une autre dimension. Elle lui donne plus qu'il nedemande : ou plutôt elle répond magnifiquement à un

1. Ibid., 1253 a 25.2. Ibid., 1252 b 16.

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besoin imprécis et tâtonnant. Elle concrétise le besoinen le comblant ; elle permet d'aller au bonheur.

La finalité spécifique de la cité d'Aristote s'étendbeaucoup plus loin qu'un simple but de suppléance. Lasociété civile n'est pas une association utilitaire : au sensoù l'on s'unit pour obtenir ensemble ce que chacunséparément ne peut obtenir - par exemple la sécuritéou la richesse. Elle ne répond pas seulement aux incapa-cités, mais elle apporte un accroissement d'être. Ellen'est pas seulement un moyen en vue de l'aboutissementde chaque fin particulière : mais un milieu nouveau danslequel chaque communauté plus petite, et chaque indi-vidu, peut perfectionner sa vie - c'est-à-dire, acquérirun plus grand bonheur. Il s'agit non seulement du sensnégatif de suppléance mais également du sens positifd'apport en qualité et visant une plénitude. Nous trou-vons chez le Stagirite le paradoxe de la liberté et de l'in-capacité, et aussi l'idée du bien commun dépassant l'ad-dition des biens particuliers : ici, cette « vie parfaite »que seule peut permettre la cité.

Si le pouvoir politique en vient à tout diriger, y com-pris la vie quotidienne des citoyens - s'il dirige au-delà de leurs insuffisances -, c'est qu'il les tient pourdes esclaves, incapables d'assumer leurs propresaffaires. Il reçoit alors le nom de despote : il administreau lieu de gouverner. Ici, la définition même de la poli-tique comme « gouvernement » suppose le respect desautonomies.

Chez Thomas d'Aquin, l'entité chrétienne de per-sonne se substitue à l'entité ancienne de citoyen. Leporteur de liberté a changé. L'organisation socialedemeure analogue. La personne est un monde à elleseule, responsable de son destin, mais insuffisante àréaliser son bonheur espéré. Le pouvoir politique,simple moyen au service de la société, n'a pas àconceptualiser une vision du bien différente de celleque chacun s'est lui-même assignée. Mais « son but est

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d'assurer, d'accroître ou de conserver la perfection desêtres dont il a la charge »'. Seule instance privée de finspropres, il a pour mission de garantir à toutes les ins-tances sociales les conditions pour parvenir utilementà leurs buts : « Corriger, s'il se trouve quelque choseen désordre ; suppléer, si quelque chose manque ; par-faire, si quelque chose de meilleur peut être fait. »2.

On le voit, l'idée se confirme et se développe auMoyen Age, dans une société organisée en groupesactifs, détenteurs d'autonomie. Une autorité subsi-diaire ne saurait se concevoir qu'entre des groupes à lafois nombreux et rapprochés, entre hiérarchies voi-sines, et donc, entre compétences concurrentes. Lasociété de Thomas d'Aquin apparaît multiple et variée,et la philosophie du pouvoir traduit ici un éloge de ladifférence. Seul le respect des différences peut en effetpermettre à chaque être de poursuivre sa finalité singu-lière. L'irréductibilité de la personne, annonçant déjàl'individualisme moderne, découle du rapport indivi-duel à Dieu, ce que l'Aquinate signifie quand il écrit :« L'homme n'est pas ordonné dans tout son être etdans tous ses biens à la communauté politique. » Maisdans le même temps l'exigence du bien commun, rap-pelle que chaque être singulier ne trouve son bonheurentier que dans le bonheur accompli de la sociétéentière - ce qui justifie le secours de l'autorité supé-rieure en cas d'insuffisance. Le paradoxe de la singula-rité autonome et du bien commun nécessairement por-teur d'ingérence, trouve sa réponse dans l'idée desuppléance.

Ici, comme chez Aristote, l'exigence de l'autonomiese trouve défendue dans une société qualifiée par lesmodernes de « holiste », autrement dit, dominée par ceque le Moyen Age appelle le « principe de totalité ».

1. Contra Gentiles, III, chap. 73.2. De Regno, I, chap. XV.

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Cette expression signifie que l'individu, comme partiedu tout social, est finalisé à ce tout avant d'être finaliséà lui-même : il ne saurait survivre hors la société, àlaquelle il appartient comme le membre à un corps -comparaison organiciste habituelle dans la pensée pré-individualiste. Le principe de totalité semble récusertoute autonomie. Or, comme nous allons le constaterencore chez Althusius, c'est dans ce cadre même que sedéveloppe l'idée d'autorité respectueuse, le souci de ladistance qui exige de laisser chaque instance du corpssocial à ses propres affaires. Une double précision per-met de comprendre ce qui peut apparaître comme unecontradiction.

Tout d'abord, la société « holiste » ou « organique »est composée de groupes et non d'individus. Seuls lesgroupes peuvent .prétendre réellement à une certaineautonomie. Et c'est d'ailleurs l'existence de groupesorganisés, dont est tissée la société ancienne, qui per-met l'autonomie : villes, corporations, « universi-tates », corps intermédiaires en général.

Sur un autre plan, les libertés qui trouvent ici leurdéfense, différent des libertés modernes. La modernitéconsacre la liberté, en tout premier lieu, comme choixpersonnel des finalités dernières. Ni l'Antiquité ni leMoyen Age ne l'entendent de cette façon. Il s'agit ici deliberté d'action et d'administration des affaires de proxi-mité, dans le cadre d'une finalité dernière déjà donnée, etconsidérée comme objective. Le principe de totalitésignifie que le «corps social» tout entier tend au mêmebut. L'idée de suppléance signifie que chaque membredu corps, entendu comme un groupe, s'organise à safaçon pour viser une finalité particulière qui demeureintégrée à la finalité de l'ensemble. L'existence d'un fortconsensus à fondement religieux permet la conciliationde la finalité commune, propre à la société holiste, et desactions libres, propres à la société subsidiaire.

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La « Politica » d'Althusius

Une même conception organiciste inspire la pre-mière apologie postmédiévale de l'autorité subsidiaire,dans l'oeuvre du juriste allemand Althusius. Universi-taire et homme politique du début du xvn` siècle, cethéoricien-acteur décrit la société de son temps et lalégitime à la fois. En défendant comme syndic l'auto-nomie de la ville d'Emden contre le prince suzerain, ilanalyse les raisons de la liberté heureuse. La sociétéallemande est privée d'Etat, mais tissée de groupesmultiples et concurrents, dont chacun défend sa capa-cité d'organisation. Althusius fonde le droit sur le fait,non parce qu'il serait positiviste avant la lettre, maisparce qu'il repère là une ontologie sociale. Il ordonneet théorise ce qu'il trouve sous son regard, justifiant,redressant les excès, prolongeant les finalités esquis-sées, exprimant le non-dit. Nous retrouvons les degréssuccessifs déjà présents chez Aristote : ici la famille, lacorporation, la cité, la province, le suzerain.

La société d'Althusius se construit par pactes succes-sifs. Il s'agit de contrats politiques : le contrat social nesignifie rien ici puisque la société au sens de lien et derapports entre les individus existe par nature. Il fautdes pactes pour que les autonomies subsistent, tout enréclamant protection et secours dans les sphères supé-rieures. Althusius n'ignore pas que le pouvoir en géné-ral cherche sans cesse à déborder ses limites. L'ingé-rence se voit donc circonscrite par le droit, parcequ'elle doit demeurer partielle. Chaque corps formeavec d'autres un corps plus vaste, par un contrat dis-cuté âprement et assorti de mises en garde, afin de pro-téger en même temps son domaine de stricte autono-mie. Il prend une part active au nouveau pouvoir quise crée au-dessus de lui. Il le surveille attentivement. Ille dépose s'il le faut. La société d'Althusius est pleined'assemblées, de délibérations et de méfiances. Chacun

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défend le pré carré de son autonomie. Chacun admetla surveillance pour la protection, quand encore ladécision vient de lui. Mais n'accepte jamais l'appro-priation, ni la mise sous tutelle.

Il y va de l'existence même des corps. Car ils ontbesoin de s'intégrer dans des communautés plus puis-santes pour développer leur bien-être, mais perdenttout dès lors qu'une instance supérieure voudrait lesabsorber. Si les droits de la communauté sont aliénés,alors elle cesse tout simplement d'exister. Et il seraitabsurde d'imaginer une tutelle qui se vouerait à la dis-solution de ce corps, qu'elle n'avait été créée que pourprotéger. La dissolution est totale dès qu'il y a ingé-rence au-delà du nécessaire, puisque chaque organismene se définit que par ses oeuvres.

Nous nous trouvons ici dans une situation decontrat politique ou plutôt de contrats politiques,inverse de celle que présentait Hobbes. Les commu-nautés successives ne s'assimilent pas les unes auxautres. Elles ne s'aliènent pas les unes aux autres,comme l'individu de Hobbes s'aliène à l'Etat. Elles neconcèdent qu'une, partie de leur liberté, conservantl'essentiel de leurs pouvoirs. Le collegium, commu-nauté civile ou association, érige ses propres statuts etsa propre juridiction, à condition de ne ,pas enfreindrela juridiction publique. Il possède ses biens propres,que personne ne saurait lui ravir. Il les administre sansconcurrence. La cité tient la haute main sur tout l'ap-pareil public de sa propre sphère : les cours de justicelocales, les bâtiments publics, les archives civiques, lalevée des taxes municipales, les fortifications. La pro-vince veille à la sécurité collective des cités. Elle sou-tient les activités commerciales, ce qui indique bienqu'elle ne se substitue pas aux commerçants eux-mêmes. Elle administre la justice.

Quant au pouvoir suprême, les mots qui désignentses compétences sont significatifs : il régule, il promeut,

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il protège, il garantit. Il pourvoit aux besoins de lasphère publique : la paix, la police, la monnaie. Il nes'ingère pas dans les affaires des communautés. Il neleur fait pas concurrence. Pourquoi le ferait-il, puis-qu'elles sont capables? Lui, oeuvre selon ses proprescapacités. Il voit grand, et on ne lui demande pas devoir petit. Il juge, on ne lui demande pas d'être partie.

Si le pouvoir suprême de la Politica est nécessaire, cen'est pas que la société ne pourrait rien faire sans lui.Mais elle ne pourrait pas tout faire sans lui. Il assumece qui lui manque. Il supplée à ses incapacités. Il vientgarantir la concorde et la protection à une sociététumultueuse et, d'une certaine manière, faible. Gré-goire de Toulouse disait que, la société en bonne har-monie ressemblait à un orchestre : Althusius reprendcette image. Le pouvoir qu'il imagine est déjà, à l'ins-tar de celui de Walras, chef d'orchestre.

Hegel et Tocqueville

Jusque-là, l'idée de suppléance concerne davantageles autorités sociales multiples, que l'autorité suprême.A partir du xnt° siècle, elle va porter sur les relationsentre les instances sociales et l'Etat.

La question du rôle de l'Etat devient critique dèsque l'Etat existe comme problème. Cela peut signifierque l'Etat se déploie trop ou ne se déploie pas assez.L'Etat envahissant oblige à redéfinir sa présence. Maisl'Etat absent - dont l'absence obsessionnelle rappellela nécessaire présence - oblige à penser les conditionsde sa naissance ou de sa renaissance.

Au début du xix, siècle, la France sort de deux siè-cles de forte centralisation. Il faut restreindre les pou-voirs de l'Etat, dans le but de rendre vie à une sociétémalade, et c'est l'importance de cette énergie vitalequ'il s'agit de légitimer. A quoi s'occupe Tocqueville.L'Allemagne, à l'inverse, se trouve épuisée par une

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anarchie causée par l'enflure des particularismes : telest le diagnostic de Hegel. L'Allemagne a besoin d'unEtat, qu'elle ne possède pas encore. Mais pour lefaire accepter à une société habituée à l'indépendance,il faut justifier la possible coordination de cette indé-pendance et de la puissance d'Etat. A quoi s'efforceHegel. D'où deux raisonnements qui se croisent, lepremier partant de la légitimation des autonomies, lesecond de la nécessité du complément étatique, ce quirevient finalement à réclamer une liberté organisée,par des voies diverses. Le Français décrit dans unelangue littéraire et ironique une société menacée desclérose par les méfaits de l'ordre. L'Allemand, dansune langue abstraite, une société malade du désordre.Mais il s'agit toujours d'aboutir à la cohérence vécuede l'universel et du particulier. Un regard porté surles deux pensées montre bien que, partant de deuxhistoires absolument dissemblables, cette cohérencepasse par un seul chemin : le développement du par-ticulier aussi loin que ses forces peuvent le mener, etle déploiement de l'universel dans le seul espace quireste au nécessaire.

La théorie ancienne du tyrannicide, reprise par lecourant monarchomaque du xvi° siècle, désignait à lavindicte un pouvoir captateur du bien commun, sou-mis à ses caprices et à ses intérêts privés. Ici apparaîtune critique du pouvoir privateur d'actions : toutautre monstre.

Après Montesquieu, Tocqueville décrit avec ironiecet Etat qui contrôle tout, réquisitionne, réglemente,organise. L'étonnant tient dans la disproportion entrele caractère particulier, voire intime, de ces tâches, etl'ampleur et la distance 'de celui qui s'en préoccupe.Administration gigantesque qui dirige, à des centainesde lieues, des affaires lilliputiennes. Il y a là quelquechose d'insensé. Inadaptation, inconvenance. Lescorps sociaux ont pourtant démontré pendant des siè-

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cles qu'ils savaient diriger leur destin. Ils ont justifiéleur droit par les faits. Le despote usurpe les actes,volontairement. Il guette les maladresses des autoritéspetites : « Profitant de l'inertie de celui-ci, de l'égoïsmede celui-là, pour prendre sa place ; s'aidant de tousleurs vices, n'essayant jamais de les corriger, mais seu-lement de les supplanter, il avait fini par les remplacerpresque tous, en effet, par un agent unique, l'inten-dant »'. L'Etat tocquevillien devrait au contraire« conserver à l'individu le peu d'indépendance, deforce, d'originalité qui lui restent; le relever à côté dela société et le soutenir en face d'elle »Z.

Quand Tocqueville réclame l'effacement de l'Etat,Hegel appelle de ses voeux l'édification d'un Etat,dans l'écrit de jeunesse sur La constitution de l'Alle-magne. Le pays émietté en mille souverainetés, abesoin, face aux puissants voisins, d'un centrepolitique monopolisant, certaines décisions. En unmot : d'un Etat. Quel rôle jouera-t-il? En répondantà cette question, l'auteur prend en compte la réalitégermanique.

En Allemagne, la situation est celle d'une tradition-nelle auto-organisation. Les droits d'agir n'ont jamaisété arrachés, ni concédés par un Etat central. Ils exis-taient d'abord, et les groupes étaient autonomes paisi-blement, sans l'avoir jamais réclamé. L'autoritépublique, si peu qu'elle existât, se bornait d'une part àconstater le développement des autonomies, d'autrepart à étendre éventuellement son action dans lesespaces vides. Dans la réalité historique, le gouverne-ment naissait second et supplétif.

Hegel reproche aux Allemands leur attachement àdes libertés anarchiques, engluées dans leurs particula-rités, et dès lors contradictoires avec le bien commun.

1. L'ancien régime et la révolution, I, 5.2. La démocratie en Amérique, III, 30.

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Les Allemands perçoivent l'Etat comme un réducteurde diversités : ils n'imaginent pas d'autre alternativequ'entre anarchie et despotisme. Hegel propose unEtat de troisième type, qui concilie et dépasse lescontraires : il respecte les libertés, en les incitant àsurmonter leurs singularités pour accéder au souci del'intérêt général. Dans une société structurée, voireorganique - la pensée hégélienne rejoint le corpo-ratisme -, l'Etat peut compter sur l'action desgroupes et donc limiter ses interventions au nécessaire,c'est-à-dire, à ce qui ne peut être accompli par lesgroupes.

Hegel, en dépit de la réputation qu'on lui fait, n'apas assez de mots pour fustiger l'Etat centralisateur -français, prussien : « machine à un seul ressort »', quiarrache l'âme de la nation. Pourtant, l'instance éta-tique ne doit pas laisser la société entièrement à lamerci de ses mécanismes internes, car la proliférationdes intérêts individuels ne suffit pas à constituer l'inté-rêt général. Seule la notion de suppléance permet detrouver la jointure entre la critique de l'Etat et lademande d'Etat.

La suppléance libérale

Au xLC siècle, l'idée de suppléance étatique se déve-loppe sous plusieurs formes, qui traduisent diverse-ment des remises en cause, voire des dénaturations del'idée reçue d'Aristote, Thomas d'Aquin et Althusius,dont Tocqueville et Hegel apparaissaient encorecomme des continuateurs.

Le courant libéral s'empare de l'idée de suppléance,mais pour n'en retenir que la version négative de non-ingérence. Le fondement de cette restriction tient dansune transformation de la vision sociale. La philosophie

1. La constitution de l'Allemagne, Paris, Champ Libre, 1977, p. 50.

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de l'action demeure présente, et essentielle : « L'hommeconsidère comme à lui, non tant ce qu'il possède que cequ'il a fait. »'. Mais l'apparition de l'individualismephilosophique laisse voir la société comme une additionde singularités séparées les unes des autres, chacunecourant à son bonheur propre. Inspirée de Locke, quidonnait le pouvoir du père de famille et de l'Etat commefondamentalement supplétifs', cette pensée considèreque seul l'individu est sujet de droit. Le juriste Bertauldécrit dans une étude de la pensée libérale publiéeen 1864: « On oublie trop qu'il n'y a que les individusqui ont des droits propres, tandis que les agrégations etles pouvoirs qui les personnifient n'ont que des droitsdérivés. » 3

Ici, l'Etat ne saurait donc prétendre à aucune autrefinalité que celle qui consiste à garantir ces fins particu-lières. Il n'est pas dépositaire d'une oeuvre concernantle tout social, parce que ce tout n'a qu'une existenceabstraite, et ne peut rien vouloir pour lui-mêmecomme tout, il n'est qu'un résultat et non une aspira-tion. L'idée de bien commun représente ici une sortede chimère, ce que serait une essence platonicienne vuepar un nominaliste. Le libéralisme suspecte dans ledéveloppement des groupes la naissance de despotatsparticuliers, et c'est bien pour cela qu'il a lutté contreles corporations, ce que signifiait au départ le « laissez-faire ». Cette méfiance vis-à-vis des groupes intermé-diaires' renvoie l'Etat et l'individu face à face, et méta-morphose l'idée de suppléance. L'Etat ne peut soutenirou aider positivement que des instances organisées.

1. W. de Humboldt, Essai sur les limites de l'action de l'Etat, Paris,Germer-Baillière, 1867, p. 27.

2. Deuxième traité, Paris, Vrin, 1967, p. 122 et s.3. Philosophie politique de l'histoire de France, Paris, Didier, 1864,

p. 374.4. Reliquats dépassés de la « société tribale », dira Hayek, Droit, légis-

lation et liberté, Paris, PUF, 1973, II, p. 168-178 et s.

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Face à l'individu, il ne lui reste qu'une alternative : soitil le laisse entièrement libre et souverain, soit il le tutel-lise comme un enfant. La disproportion entre les deuxinterlocuteurs est trop grande pour permettre unequelconque collaboration.

Les tâches régaliennes, exclusivement vouées à lasécurité, sont confiées à l'Etat par le citoyen souve-rain qui avoue là son insuffisance, dans une concep-tion très lockienne. S'il doit y avoir ingérence etsecours de l'Etat - les libéraux n'y sont pas si oppo-sés que le laisse entendre leur réputation' - alors ils'agira d'une charité d'Etat et non d'une justice exi-gée par l'idée de bien commun. OEuvre d'exception,réalisée presqu'à regret, cette assistance d'Etat trouvemal sa légitimité.

D'autant que les assistés de l'Etat apparaissentcomme une espèce en voie de disparition : la libertéde l'époque s'inscrit dans une philosophie de l'his-toire, fondée sur la certitude du développement indé-fini de l'autonomie individuelle. La capacité de l'indi-vidu à se suffire est en principe totale, ou plutôt,virtuellement totale, puisqu'elle marche historique-ment vers sa totalité, pendant que l'Etat a vocation àse dissoudre.

Avec l'attente de la disparition de l'Etat, qui rap-pelle irrésistiblement l'idée marxiste, la notion de sup-pléance s'intègre dans un cadre idéologique absolu-ment nouveau. La philosophie de la finitude quiinspirait les successeurs d'Aristote, a disparu au profitd'une philosophie du progrès. A ce titre, la suppléanceéconomique demeure un moyen, éminemment tempo-raire, d'attendre la réalisation d'une complète autono-mie individuelle; tandis que la suppléance d'assistance,

1. Par exemple Stuart Mill, Principes d'économie politique, Paris, Guil-laumin, 1873, p. 531-532, ou F. Bastiat, Ouvres économiques, Paris, ruF,1983, p. 112-113.

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réduite à la portion congrue, s'exerce sans réelle justifi-cation, sauf à la comprendre comme un résidu moraldans un monde dominé par la rationalité.

Le fédéralisme de Proudhon

Chez Proudhon, l'idée de suppléance cesse de repré-senter un simple moyen au service d'une théorie, pourdevenir l'axe même de la pensée théorique.

Proudhon pose le problème politique comme uneaporie : la société déteste le pouvoir, en dépit dubesoin qu'elle en a. L'autorité et la liberté chassent surles mêmes terres : le problème politique est conflit decompétences. On ne saurait résoudre le conflit parl'anéantissement de l'un des deux adversaires. Carl'autorité seule engendre l'oppression et le malheur, etla liberté seule, l'anarchie. Or « l'anarchie, d'après letémoignage constant de l'histoire, n'a pas plus d'em-ploi dans l'humanité que le désordre dans l'univers »'.Cette dialectique se surmonte par le contrat.

Le contrat proudhonien ne doit rien à celui deRousseau. Le contrat de Rousseau n'est qu'une fiction,dit l'auteur avec méprise, tandis que le sien a le simplemérite d'exister. Ses contractants en effet ne sont pasdes êtres mythiques - l'homme souverain, abstrait etsolitaire -, mais des entités organisées, possesseursdéjà d'une certaine autosuffisance : « chefs de famille,communes, cantons, provinces ou Etats »3. Dans labalance du contrat, ils apportent des actions réelles, etréussies. Ils réclament à l'instance supérieure d'interve-nir là où ils n'ont pas pu réaliser leurs finalités. Mais àcondition de conserver leurs libertés, que seule leurréalité concrète permet de désigner dans les termes

1. De la justice, Paris, Fayard, 1988, II, p. 571.2. Du principe fédératif, Paris, M. Rivière, 1959, p. 138.3. Ibid, p. 319.

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mêmes du contrat. Manière de dire que l'on ne sauvela liberté qu'à travers une société structurée engroupes. A la même époque, Taine dénonce le contratrévolutionnaire comme un « contrat léonin » :

l'homme nu, paré seulement de sa liberté philoso-phique, ne saurait rien défendre contre l'État, qui finitpar tout lui confisquer.

Contrairement à l'image que la postérité entretientde lui, Proudhon ne récuse pas l'intervention étatique.Il adopte l'idée de suppléance sous son double aspect,négatif et positif. Le contrat concerne : « ce qui inté-resse la sécurité et la prospérité communes »', et làs'indique le contenu de l'intérêt général, donc ledomaine d'ingérence possible de l'Etat. Seul critère quidélimite la frontière entre l'ingérence et la non-ingé-rence : la capacité, laquelle s'entend non pas abstraite-ment, mais dans les actes. L'Etat attend, pour interve-nir, la défaillance avérée. Toute autorité intermédiairedoit en faire autant avant de secourir l'instance infé-rieure. Cette manière de voir exclut la prévisionabstraite. L'auteur, on le sait, n'a jamais été guetté parla fascination de l'ordre.

Le mérite de l'analyse de Proudhon consiste dans laprécision avec laquelle elle délimite son champd'étude. On peut fustiger le despotisme politique,réclamer la citoyenneté et la séparation des pouvoirs.Ici, il s'agit d'accuser un despotisme économique etsocial, autre race, plus sournoise et plus dangereuse.La citoyenneté politique apparaît souvent comme unparavent de l'omnipotence étatique. Le pouvoir confis-cateur d'action se cache derrière les urnes. Or l'hommeen général se soucie assez peu de son bulletin de vote :« Avant de légiférer, d'administrer, de bâtir des palais,des temples, et de faire la guerre, la société travaille,laboure, navigue, échange, exploite les terres et les

1. Ibid., p. 319.

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mers. Avant de sacrer les rois et d'instituer des dynas-ties, le peuple fonde la famille, consacre les mariages,bâtit les villes, établit la propriété et l'hérédité. »'.Cette distinction marquera plus tard le champ d'appli-cation du principe.

Mais Proudhon, dans sa défense de l'idée de sup-pléance qu'il traduit en défense du système fédéral, vaplus loin que n'importe lequel de ses prédécesseurs oucontinuateurs. Il transforme l'idée en idéologie, il entire la vision d'un monde futur débarrassé des formesavérées du mal social et politique. En ce sens, l'au-teur est bien fils de son temps. Il systématise ses,certitudes et les englobe dans une philosophie del'histoire.

L'organisation fédérative réconciliera définitive-ment le citoyen et le pouvoir. Elle instaurera le purrègne de droit, abandonnant derrière elle la détes-table raison d'Etat - espoir de se débarrasser de lapolitique elle-même, et en cela seulement Proudhonest, à sa manière, an-archiste. Elle reléguera la guerreau rang de coutume obsolète. L'organisation fédéra-tive représente l'achèvement du cycle des révolutions,expressions périodiques du conflit entre l'autorité etla liberté. Cet achèvement traduit une sophisticationde la culture de liberté, une maturité enfin conquise.Tous les peuples finiront par adopter le système fédé-ratif. Ainsi peut-on prévoir la fin de l'histoire commerèglement définitif des conflits, avènement d'une poli-tique métamorphosée en vie civique, régie par lecontrat.

L'originalité de cette utopie sociale consiste en cequ'elle ne repose pas sur le triomphe d'un seul principe- la liberté, ou l'égalité -, mais sur l'apothéose d'un

1. De la capacité politique, Paris, M. Rivière, 1924, p. 215. Cettedemande de prise en compte de la quotidienneté, ce pragmatisme corréla-tif d'une philosophie de la fmitude, trouve au xnf siècle sa plus claireexpression chez F. Le Play.

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équilibre. L'écrivain le plus tonitruant, le plus excessifdu xix siècle français, fonde son rêve sur la modéra-tion réalisée.

Le « droit subsidiaire »

L'idée moderne de subsidiarité naît sur le terreauaristotélicien, chrétien et germanique. Elle se déve-loppe dans la deuxième moitié du xlxe siècle, d'abord àpartir de critiques de l'Etat « césariste », laissant dési-rer la non-ingérence, puis à partir d'un refus de l'Etatminimal, laissant espérer l'ingérence de l'instancepublique.

Chez Taine, la description cinglante du jacobinismefait écho, sur un tout autre ton, à l'anarchisme deProudhon. Peut-être notre littérature n'a-t-elle jamaisoffert plus superbe portrait de cet Etat omnivore etfrappé de paralysie, mauvais éducateur, piètre gestion-naire, mécène insuffisant; et abandonnant derrière lui,à la place des actifs laborieux qu'il était censé protéger,« des êtres rabougris, engourdis, bornés au besoinquotidien et à l'instinct animal, indifférents au bienpublic et à leurs intérêts lointains, déchus jusqu'àoublier leurs propres inventions, à désapprendre leurssciences, leurs arts, leurs industries... »'. Intuition del'Homo Sovieticus. Face à ce désastre, Taine appelle leredéploiement des groupes de proximité, appuyés parun Etat respectueux, prêt à secourir là où l'intérêtpublic se trouve abandonné, prêt à se retirer là où l'ac-tion civique remplit les tâches indispensables.

L'argument de Taine se fonde sur une philosophiede l'action : l'action personnelle garantit à la fois lebonheur individuel et l'efficacité sociale. Deux de sescontemporains, l'un allemand et l'autre italien, vontenraciner les mêmes idées dans un terreau religieux,

1. Les origines de la France contemporaine, R. l.affont, 1986, II, p. 91.

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formant ainsi le socle de la « doctrine sociale » del'Eglise.

G. de Ketteler, évêque et député de la Diète natio-nale de Francfort, récuse la bureaucratie prussienne,l'Allemagne interventionniste de son temps. L. Tapa-relli, qu'un décret napoléonien avait nommé contreson gré cadet à Saint-Cyr, en garda une hargne contrel'Etat central, la « révolution bottée ». L'un et l'autredeviendront par leurs écrits les inspirateurs des papesde ce temps, préoccupés par les questions socio-politi-ques, et surtout de Léon XIII. Ketteler hérite de lapensée germanique. Taparelli réhàbilite le thomisme,alors tombé dans l'oubli.

En tant que responsable politique, Ketteler rédigedes propositions visant à résoudre le problème de l'ins-truction. C'est à travers l'examen de cette questionconcrète qu'il va déterminer les limites entre l'ingé-rence et la non-ingérence. Il apparaît d'abord que l'ins-truction fait partie de l'intérêt général et que son déve-loppement relève donc de l'exigence de solidarité.Puisque la situation allemande de l'époque révèle queles acteurs sont insuffisants à la fois en déterminationet en moyens, une intervention s'avère nécessaire. Maisdes instances de proximité peuvent intervenir avantque l'Etat ne s'en mêle. Dans la lettre ouverte à sesélecteurs du 17 septembre 1848, Ketteler réclame uneautonomie communale pour les questions sociales.Mais l'Etat soutiendra financièrement la Commune :

ce que l'auteur appelle le « droit subsidiaire »' repré-sente à la fois un droit et un devoir, dans la mesure oùil respecte les limites posées par l'adjectif lui-même.L'Etat a le devoir de secourir les ' plus faibles quand,paradoxalement, la liberté les opprime : Kettelerréclame au Reichtag des lois sociales interdisant le tra-vail des enfants de moins de quatorze ans. Mais si

1. Les catholiques et le Reich, Kettelers Schriften, II, p. 162.

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l'Etat intervenait au-delà de la nécessité avérée, « ceserait un absolutisme dur, un véritable esclavage del'esprit et des âmes »'.

Tentant de réhabiliter de la même façon les groupesintermédiaires, Taparelli précise les modalités de l'in-tervention étatique. L'Etat peut apporter une aide sousforme de moyens, ou sous forme de résultats. Le pre-mier cas est préférable, parce qu'ici l'l:tat offre lesconditions de l'action sociale, tandis que dans ledeuxième cas, il offre des biens matériels. L'aide enrésultats n'est qu'un pis-aller, un dernier recours : ilempêche les individus de mourir mais ne leur permetpas de développer leur énergie propre. Dans les deuxcas, l'Etat est un « mécanisme auxiliaire », dont, auregard de l'intérêt général, l'intervention est secon-daire, mais la responsabilité totale:

S'inspirant de ces précurseurs et de quelques autres,dont R. de La Tour du Pin, les papes vont élaborer la« doctrine sociale de l'Eglise », dans l'atmosphère degrande confusion des idées qui caractérise la fin dux>xe siècle. L'Eglise ne s'engage dans la défense d'au-cune structure ni d'aucun régime politique. - Elle secontente de désigner des références pour l'action socio-politique. L'Etat a en charge le bien commun : affir-mation thomiste, mais qui peut s'entendre comme unelapalissade. Le bien commun traduit la dignité de tous,et dans notre culture, la dignité englobe la liberté,c'est-à-dire la capacité de s'accomplir par soi-même.Aussi la finalité de l'Etat n'est-elle pas d'apporter àtous un bonheur préfabriqué, mais « l'ensemble desconditions sociales qui permettent, tant aux groupesqu'à chacun de ses membres, d'atteindre leur perfec-tion d'une façon plus totale et plus aisée »2. L'idée desubsidiarité, véritable pilier de la « doctrine sociale »,

1. Ibid.2. Jean XXIII, Vatican II, 74.

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s'entend à la fois dans son sens négatif - non-ingé-rence, parce que la dignité contient la liberté -, etdans son sens positif - ingérence si nécessaire, parceque la liberté ne suffit pas toujours à garantir ladignité. Les papes insistent davantage sur l'un oul'autre de ces aspects, selon les excès de l'époque et lesbesoins les plus criants du moment. En 1891, face à lamisère due aux excès du libéralisme, Léon XIII dansRerum Novarum réclame l'intervention étatique :

« Assurément, s'il arrive qu'une famille se trouve dansune situation matérielle critique, et que, privée de res-sources, elle ne puisse d'aucune manière s'en sortir parelle-même, il est juste que, dans de telles extrémités, lepouvoir public vienne à son secours, car chaquefamille est un membre de la société. Ce n'est point làempiéter sur les droits des citoyens, mais leur assurerune défense et une protection réclamées par la jus-tice. »'. En 1931, face à la montée des fascismes, Pie XIdans Quadragesimo Anno insiste sur la non-ingérence :

« On ne saurait ni changer ni ébranler ce principe sigrave de philosophie sociale ; de même qu'on ne peutenlever aux particuliers, pour les transférer à la com-munauté, les attributions dont ils sont capables des'acquitter de leur seule initiative et par leur propresmoyens, ainsi ce serait commettre une injustice, enmême temps que troubler d'une manière très domma-geable l'ordre social, que de retirer aux groupementsd'ordre inférieur, pour les confier à une collectivitéplus vaste et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ilssont en mesure de remplir eux-mêmes. L'objet naturelde toute intervention en matière sociale est d'aider lesmembres du corps social, et non pas de les détruire nide les absorber. »2.

Le principe de subsidiarité voudrait ainsi contribuer

1. 442.2. 572.

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à aider les gouvernements dans la recherche d'un pointd'équilibre, toujours à redéfinir car les sociétés chan-gent sans cesse et les besoins aussi. Les . frontières del'ingérence et de la non-ingérence varient ici avec lacapacité et là avec la détresse des acteurs sociaux. La« doctrine sociale » n'exclut aucune intervention éta-tique en cas de nécessité avérée. Elle récuse la libertésacralisée et l'égalité sacralisée. Après avoir, à la fin duxrx` siècle, critiqué les théories du laissez-faire, elle s'enprend plus tard aux droits-créances, distribués à toussans préjuger de leurs capacités, et prédateurs d'action,donc de liberté.

La déviance du corporatisme

Il reste que la « doctrine sociale » demeurait natu-rellement exposée à une autre tentation : celle de valo-riser indûment les groupes sociaux, ferments indispen-sables à la concrétisation de sa pensée. C'est bien cequi arriva avec le corporatisme, qui allait transformerle principe de subsidiarité en système et par là, dénatu-rer ce qui se voulait une simple référence.

Le corporatisme représente l'excès de la « doctrinesociale », sa maladie propre - car il finit mal, et seulel'histoire est un juge objectif.

Le courant corporatiste trouve sa principale sourcechez R. de La Tour du Pin, lui-même inspiré parTaparelli. Il se continue'avec C. Maurras, qui appelleLa Tour du Pin son « maître ». Il inspire le régime deSalazar, et, d'une manière dérivée, celui de Mussolini.

La théorie corporatiste repose sur une anthropolo-gie spécifique : l'homme individuel ne peut rien sansses communautés d'appartenance. Il n'y a donc pas deliberté « individuelle » : celle-ci exprime une abstrac-tion, une erreur révolutionnaire. On dira que ce dis-cours n'est pas nouveau : nous le trouvons chez Althu-sius et plus loin chez Thomas d'Aquin. Or justement,

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l'échec de la théorie corporatiste viendra de son ina-daptation à son temps : elle finira dans la dictatureparce qu'elle est une utopie, non pas une utopie del'avenir comme le marxisme, mais une utopie duretour aux sources, en tout cas un songe politique.

La Tour du Pin rêve d'un retour à l'organisationsociale du Moyen Age, dominée à la fois par lescorps intermédiaires et par un idéal religieux com-mun et indiscuté : époque où « l'Evangile gouvernaitles Etats ». Mais au Moyen Age, les corps intermé-diaires se formaient spontanément. Pour les fairerenaître à la charnière du xlxe et du xxe siècle, il fau-dra les rendre obligatoires, et leur conférer des préro-gatives très forte face à l'Etat central. Les corpora-tions, tant dans la pensée de La Tour du Pin quedans la société portugaise du temps de Salazar, régis-sent sans possibilité de choix toute la vie profession-nelle de l'individu, et deviennent en outre des organi-sations de droit public : très vite des Etats dansl'Etat. La contrainte qu'elles exercent sur l'individu,qui ne peut respirer sans leur secours, devient rapide-ment arbitraire. En même temps, détenant le mono-pole du bien commun dans leur secteur, les corpora-tions succombent facilement à la tentation de servirsous cet alibi des intérêts privés. Et notamment, dansune organisation de ce genre, les intérêts du consom-mateur se trouvent bientôt lésés - les corporationsdéfendent exclusivement les salariés. Aussi, pour faireface à ces excès, l'Etat doit-il intervenir : il finit parprendre les corporations sous sa coupe, ce qui arrivaau Portugal, par un enchaînement logique et prévi-sible : « Sans une intervention rigoureuse de l'Etat,un système corporatif conduit en droiture à la forma-tion d'une féodalité économique. »'. Le corporatisme

1. F. Perroux, Capitalisme et communauté de travail, « Corporation etcapitalisme », Sirey, 1938, p. 154.

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apparaît donc victime, comme tant d'autres théories,du paradoxe des conséquences, puisqu'il se trouve àla fin forcé d'instaurer l'Etat tout-compétent qu'il sedonnait justement pour but d'éviter.

Cet aboutissement inattendu et décevant s'expliquepar le manque de lucidité , une forme d'irréalisme.Dans la pensée de La Tour du Pin et de ses continua-teurs, la dévalorisation des capacités de l'homme indi-viduel s'accompagne d'une survalorisation des capaci-tés du groupe à garantir l'intérêt commun. Tout sepasse comme si le groupe humain organisé se trouvaitépargné des tentations humaines coutumières : cetteorganisation, considérée comme bonne en soi, est cen-sée permettre une moralisation générale de la société.Par ailleurs, et corrélativement, la corporation est cen-sée correspondre si parfaitement aux besoins humains,qu'elle représente les individus sans médiation, par unesorte d'osmose décrétée dont nous trouvons l'échodans les régimes totalitaires. Ce qui explique que LaTour du Pin et Maurras vitupèrent contre la démocra-tie parlementaire, et que Salazar se déclare ouverte-ment « anti-démocrate, anti-parlementaire, anti-libé-ral, pour l'Etat corporatif ». La représentationparlementaire, organisée par la médiation des opi-nions, abandonne en réalité le pouvoir aux intérêtsparticuliers, sous couvert de pluralisme. Le pluralismen'a pas de sens quand le contenu du bien communrelève de la connaissance objective, loin de dériver dudébat des opinions. Le citoyen ne saurait être « repré-senté » qu'à travers les corporations, c'est-à-dire autitre de la « représentation des intérêts », seule« démocratie » reconnue par le corporatisme de Sala-zar et le fascisme de Mussolini.

Aussi le corporatisme devient-il tout naturellementun étatisme sous-tendu par une éthocratie, un gouver-nement des valeurs morales au détriment de l'initiativeindividuelle. Si le fascisme n'hérite qu'en partie de la

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pensée corporatiste, le régime de Salazar représenteune concrétisation directe et limpide de la pensée de LaTour du Pin. Cette pensée qui se prétend calquée sur lanature, devient rationnelle et systématique parcequ'elle a décidé de supprimer à la fois la liberté indivi-duelle et l'injustice sociale. Il s'agit d'une irruptiontriomphante de la morale dans la politique, vouéedonc à la dictature. Dans le corporatisme réalisé, onne retrouve du principe de subsidiarité, posé au départ,qu'une figure dénaturée et retournée. Le principe eneffet ne se conçoit qu'à travers la défense de la capacitéd'action, quels que soient ses détenteurs selon le lieu etl'époque. Il se fonde sur une philosophie de l'action etsur la référence ontologique de la dignité, non sur laconviction d'un bien commun objectif. C'est bienpourquoi l'idée subsidiaire, née dans les sociétés com-munautaires, s'applique aussi bien dans les sociétésindividualistes contemporaines. Le corporatisme acommis l'erreur de donner pour condition d'applica-tion de la subsidiarité les circonstances historiques deson élaboration. Il aboutit à la dictature, parce quel'on ne saurait sans contrainte décréter le retour d'uneépoque révolue. Les papes ne s'y sont pas trompés, enlaissant ouverte la question de la re-création des corpsintermédiaires - ils réclament des associations libre-ment créées -, et la question de la nature de cesgroupes - corporations, syndicats, ou autres. Cetteimprécision, permet l'apparition de nouveaux courantsde pensée inspirés de la « doctrine sociale », et cher-chant une concrétisation du principe de subsidiaritédans la société moderne.

Personnalisme et ordo-libéralisme

Au début de ce siècle, le solidarisme de L. Bour-geois, de Ch. Gide, de H. Pesch, reprend à son compteles thèmes essentiels de la doctrine ecclésiale, mais

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dans un esprit absolument différent de celui du corpo-ratisme. En fondant sa pensée sur une philosophie dela finitude, ce courant revient pour ainsi dire auxsources et laisse apparaître par opposition la déviancequi avait conduit le corporatisme à l'échec : l' « ordresocial chrétien » de La Tour du Pin révélait une archi-tecture utopique, et insinuait l'idée d'une perfectionsociale temporelle, bien peu conforme à l'esprit duchristianisme dont il se réclamait.

Il s'agira donc d'adapter la « doctrine sociale » à lasociété moderne, et notamment à l'individualisme.C'est à cela que travaillent le courant personnalisted'E. Mounier, et l'ordo-libéralisme de W. Rôpke.L' « école de Fribourg », dont ce dernier est l'un desprincipaux théoriciens, inspire largement la politiqueallemande d'avant et d'après le nazisme.

La réalité sociologique moderne, concrétisant la findes corps intermédiaires et le rejet d'une conceptionsociale organiciste, laisse apparaître l'Etat comme lepresque unique détenteur d'autorité : aussi le principede subsidiarité s'adapte-t-il principalement,à la fonc-tion de l'instance étatique face à l'individu. L'école deFribourg déplore cet individualisme et la massifica-tion corrélative, mais ne réclame pas pour autant unretour à la société-communauté antérieure. Il récusel'idée corporatiste qui annihile certaines libertés aunom d'un bien commun défini objectivement, et enté-rine l'individualisme sociologique comme un attributincontournable de la modernité. Il en appelle cepen-dant à la constitution d'une société plus vivante, nan-tie de groupes librement constitués et détenteursd'initiatives, donc aptes à médiatiser les relationsentre l'individu et l'Etat. La société organique faitplace à l'idée d'une société organisée, dont la néces-sité se justifie moins par une vision ontologique quepar le désir d'écarter la tentation de l'étatisme. C'estici que le principe reprend une place essentielle, parce

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C. MILLON-DELSOL - 2

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que l'établissement d'une société structurée pose laquestion de la distribution des compétences. Pour-tant, par rapport à Quadragesimo Anno, la visionsociale a entièrement changé de visage. Il ne s'agitplus de fonder le devoir de non-ingérence - subsidia-rité négative - sur la liberté de l'action uniquement,en laissant le choix des finalités à l'instance supé-rieure; il ne s'agit pas de fonder le devoir d'ingérence- subsidiarité positive = sur la finalité du bien com-mun imposée à tous comme vérité a priori. Le devoirde non-ingérence concerne désormais la nécessité derespecter la liberté des finalités comme celle des acteset des moyens. Quant au devoir d'ingérence, il aperdu ses justifications anciennes, et s'en cherched'autres. La construction de Thomas d'Aquin etd'Althusius, qui était encore celle de Pie XI, a volé enéclats.

Dans une société individualiste, la nécessité dudevoir d'ingérence va s'enraciner, en l'absence d'unbien commun objectif, sur l'idée d'une solidarité onto-logique, et non seulement éthique'. L'homme est unêtre social, et l'exigence d'un bien-être commun luidemeure aussi naturel que l'exigence inverse de laconservation de soi. Il n'est pas besoin de longs raison-nements pour convaincre nos contemporains d'un cer-,tain partage des biens en vue de secourir les plus mallotis.

Sur ce fondement s'établit en Allemagne, au long dece siècle, un débat permanent concernant la nature etles applications du principe de subsidiarité, dont nousne pouvons que retracer ici brièvement quelquespoints significatifs :

- comment le définir? Principe de structure sociale,norme ou principe de droit, norme d'organisation,

1. Cf. J. Van der Ven, Trois aspects du principe de subsidiarité, Poli-teia, HI, fasc. 1-2, 1951, p. 43-47.

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principe de mesure des buts politiques, principed'ordre ou de compétence_';à quel niveau s'énonce-t-il comme référence dans ladévolution des compétences? partout ou les com-pétences sont en conflit ;dans quels domaines s'exerce-t-il? Une littératuretouffue nous le montre à l'oeuvre dans l'entreprise,dans l'administration, dans les tâches éducatives, etmême dans la hiérarchie de l'Eglise : en réalitépartout ,peut-on le constitutionnaliser? le principe de subsi-diarité inspire la loi fondamentale allemande, et lestextes juridiques précisant les compétences respec-tives des Communes et de l'Etat, de l'Etat et desLânder.

Ces quelques points, et bien d'autres comme le pro-blème de la « compétence de la compétence » (quidécrète l'insuffisance d'une instance et donc la déléga-tion de compétences à l'instance supérieure?), donnentmatière à débat permanent tant en Allemagne qu'enSuisse. La subsidiarité implique et justifie ce débat,puisque cette idée récuse la dévolution figée des com-pétences, et traduit une recherche d'équilibre pres-qu'au cas par cas entre les nécessités paradoxales del'ingérence et de la non-ingérence. Le cas de ces deuxpays voisins montre bien l'applicabilité du principe, etsurtout, son applicabilité dans la réalité socialecontemporaine. Hors le contexte de son ancienne éla-boration - la société organique -, l'idée demeurepertinente, en tout cas tant que son fondement premier- la dignité personnelle -, demeure, malgré les méta-morphoses sociales, la référence essentielle de notreculture politique.

1. Cf. H. Kalkbrenner, Die rechtliche Verbindlichkeit des Subsidiari-tdtspnnzip, Recht und Staat, Berlin, Festschrift für Gunther Kuchenhoff,1972, p. 515-539.

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Chapitre II

APPLICATIONS CONTEMPORAINES

Depuis les origines, les politiques européennes fré-quemment s'emploient à réduire l'autorité au seulnécessaire. Les fédérations et confédérations de laGrèce ancienne s'organisaient déjà autour de l'idée sui-vante : chaque cité conserve sa liberté, son autonomieet ses droits propres, tandis que l'alliance n'est investieque des compétences nécessaires au bien-être et à lasécurité de l'ensemble. Ou encore, les anciennes royau-tés scandinaves, nanties de pouvoirs concernant lasituation exceptionnelle, mais sans force contre lesassemblées de pays détentrices de pouvoirs législatifs,judiciaires, administratifs, obéissent au même principe.Au Moyen Age, l'étude des concrétisations de l'idéesubsidiaire apporterait une démonstration éloquentede son enracinement dans nos mentalités. Dans lecadre de ce mémento, nous nous contenterons de quel-ques exemples, tirés de l'époque contemporaine.

Il faut insister sur le fait que le principe de subsidiariténe s'entend pas dans le seul domaine politique. S'il s'ap-plique prioritairement aux relations entre l'Etat et lesgroupements issus de la société civile, c'est parce quel'Etat représente l'autorité par excellence, et dans la plu-part des régimes, la seule pouvant prétendre à la souve-raineté. Mais l'idée subsidiaire concerne n'importequelle autorité, même la ' plus simple. Ainsi, chacunadmettra qu'un père ou une mère de famille travaille

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dans l'intérêt de l'enfant s'il le laisse autonome à lamesure de ses capacités, tout en lui apportant l'aidenécessaire lorsqu'il se trouve encore insuffisant. Laquestion n'étant que de déterminer où se trouve le seuilde l'autonomie possible, afin de ne pas courir des risquesexcessifs. Trop secouru, l'enfant demeure immature ;privé d'aide, il va devenir une brute ou un idiot. Naturel-lement, on ne saurait comparer la famille à aucun autregroupement, puisqu'elle concerne des êtres en voie deformation, donc par définition demandeurs de secours.D'autant plus une entreprise, une commune, une asso-ciation, et tous les lieux divers où l'autorité s'exerce, réu-nissant des adultes responsables d'eux-mêmes, récla-ment une prise en compte de l'autonomie de chacun desmembres, faute de les transformer en clients ou en assis-tés. Le chef qui ne peut s'empêcher de gérer les détails,s'affaiblit lui-même après avoir infantilisé ses subordon-nés. Les Romains disaient déjà : « Le préteur ne s'oc-cupe pas des petites affaires », ou « L'aigle ne prend pasles mouches. »

L'idée subsidiaire peut donc s'appliquer dans toutgroupement humain quelle que soit sa taille et sanature, quoique différemment selon la nature du grou-pement, ce que nous verrons à la fin de ce chapitre.Son application requiert partout les mêmes conditionsanthropologiques et philosophiques .:

- la confiance dans la capacité des acteurs sociaux etdans leur souci de l'intérêt général;

- l'intuition selon laquelle l'autorité n'est pas déten-trice par nature de la compétence absolue quant àla qualification et quant à la réalisation de l'intérêtgénéral;

mais aussi une condition sociologique primordiale :

- la volonté d'autonomie et d'initiative des acteurssociaux, ce qui suppose que ceux-ci n'aient pas été

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préalablement brisés par le totalitarisme ou infanti-lisés par un Etat paternel.

L'application du principe de subsidiarité coïncidedonc avec des traditions de liberté ou encore avec unevolonté affichée de sortir d'une situation de sous-déve-loppement extrême de l'esprit d'initiative.

Fédéralisme et subsidiarité

C'est dans l'organisation fédérale que le principe desubsidiarité trouve, sur le plan strictement politique, saplus significative expression. La question primordialedont s'occupe toute constitution fédérale consiste dansle partage des compétences, c'est-à-dire dans la ques-tion de savoir jusqu'à quel point les instances de proxi-mité peuvent accomplir les tâches qui les concernent,et en déduction, de savoir quelles tâches restent dévo-lues aux instances souveraines. La notion de souverai-neté n'a d'ailleurs pas dans les constitutions fédéralesle sens exact que nous lui attribuons'. La notion mêmede souveraineté exclut en effet la concurrence : il nesaurait se trouver plusieurs instances souveraines dansle même Etat. Il faudrait parler davantage d'autono-mie que de souveraineté, mais le terme d'autonomiedemeure alors faible, même si le pouvoir de l'Etat cen-tral tend aujourd'hui à s'accroître. En tout cas, Lânderallemands et cantons suisses se déclarent souveraine2.

Selon l'article 30 de la loi fondamentale allemande,« L'exercice des pouvoirs publics et l'accomplissementdes tâches incombant à l'Etat appartiennent aux Lân-der, sauf dispositions ou autorisation contraire de la

1. J.-F. Aubert, Traité de droit constitutionnel suisse, Neuchâtel, 1967,p. 232.

2. Par exemple, la République du Jura, dans sa constitution du20 mars 1977, Titre I, Article premier, « forme un canton souverain de laConfédération suisse ».

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:I. f

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présente loi fondamentale. » Selon l'article 3 de laConstitution fédérale suisse, « Les cantons sont sou-verains en tant que leur souveraineté n'est pas limitéepar la constitution fédérale, et comme tels, ils exercenttous les droits qui ne sont pas délégués au pouvoirfédéral. »

Par principe toute compétence appartient donc làaux Lnder et ici aux cantons. C'est-à-dire que le pou-voir de régler les affaires du ressort de leur territoire neréclame pas justification : il est évident de soi. Enrevanche les compétences de la Fédération doivent êtrelégitimées, et le pouvoir fédéral n'existe que par l'insuf-fisance des instances régionales. La Fédération ne dis-pose donc que de compétences dévolues, et énumérées,soit confiées à elle venant d'un dépositaire qu'elle n'estpas, attribuées par la nécessité. Les compétences exclu-sives, dont en général est doté l'Etat dans un systèmefédératif, sont inscrites dans la Constitution : affairesétrangères, défense, nationalité, douanes, postes, pro-tection civile, etc. Les compétences dites concurrentessont par définition l'objet de débats permanents, etchangent de mains au cours de l'histoire. Le principede subsidiarité est invoqué à deux niveaux successifs :dans la question du ob, pour savoir si telle responsabi-lité peut incomber à l'instance inférieure ou doit rele-ver de la Fédération ; et si elle relève de la Fédération,dans la question du wie, pour savoir de quelle manièrela Fédération fera appliquer les mesures nécessaires.

Cette dernière question implique le principe dit deproportionnalité : l'intervention se justifie non seule-ment si l'instance inférieure se trouve insuffisante, maisaussi si l'Etat peut correctement réaliser le mêmeobjectif (le fait même de poser la question de cettefaçon montre bien que nous nous trouvons dans unelogique contraire à la logique centralisatrice : ici l'Etatn'est pas, par définition ou par essence, capable détout) ; et s'il est capable d'utiliser des moyens non sus-

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ceptibles de remettre en cause la finalité considérée'. Ils'agit donc d'étudier la balance des contraintes résul-tant de l'action étatique, et des résultats obtenus. C'estpourquoi l'on privilégie les moyens d'incitation, depromotion, d'aide indirecte, autant que faire se peut,par rapport à l'action directe de l'instance publique.

Sur quel critère précis d'insuffisance faut-il se fonderpour justifier l'action de l'Etat? « Si Obwald peutassumer parfaitement l'école primaire et même l'écolemoyenne jusqu'à la maturité, il ne saurait entretenirune université... Si le Jura a de bons hôpitaux régio-naux, il ne saurait entretenir un hôpital pour la méde-cine de pointe. » Pour J. Voyame2 il ne faudrait pas enconclure que l'Etat doit créer des hôpitaux de pointeou des universités partout, mais seulement là oùceux-ci font défaut. Et encore, dans ces cas précis,doit-il attendre de vérifier que les cantons ne peuventse coordonner pour obtenir ce dont ils ont besoin.

Mais un autre critère entre en jeu ici. La liberté faitpartie intégrante du bien-être. Toute aide extérieure, sielle apporte un bien-être matériel, soustrait un bien-êtreimmatériel. Ainsi les cantons acceptent-ils parfois moinsd'aide qu'ils ne le pourraient, afin de conserver davan-tage d'autonomie. Ce qui suppose un raisonnement toutà fait spécifique. La capacité pour le citoyen à décidersoi-même de la gestion de sa communauté, et le lien quil'intègre à la chose commune, valent parfois des sacri-fices, à condition qu'ils demeurent raisonnables, sur leplan du confort et des avantages financiers. J. Voyame3,cite en 1982 le cas suisse des corps de troupes des can-tons : « Le système actuel est complexe et un peu folklo-rique. La suppression des corps cantonaux serait évi-

1. A. Gnsel, Traité de droit administratif, Neuchâtel, 1984, p. 348 et s.2. Le principe de la subsidiarité dans la répartition des tâches entre

Confédération et cantons, Staatsorganisation und Staatsfunktionen imWandel, Festschrift Kurt Eichenberger, 1982, p. 124 et s.

3. Ibid., p. 128.

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demment plus rationnelle. Mais cet avantage justifie-t-illa perte par les cantons de leurs dernières compétencesmilitaires et la fin de cet élément d'intégration de l'arméedans la population? On le voit : les avantages et lesinconvénients qu'il faut comparer sont de caractères dif-férents, ce qui ne facilite pas la conclusion. »

Il va donc de soi que les cantons ou les Lânder ontla responsabilité de la qualification du bien communqu'ils entendent concrétiser ou voir concrétiser, c'est-à-dire de l'énumération des tâches qui ne doivent pasrester facultativement à la charge des particuliers seulsou en groupes, mais devenir objet d'un droit social.Pourtant, l'intérêt de chaque collectivité déborde surcelui des autres. L'Etat doit donc intervenir en casd'externalités, et en général pour préserver le biencommun national, même au détriment du bien com-mun d'une collectivité particulière. Il empêche les nui-sances réciproques, et demeure aussi en charge d'unecertaine égalité nationale, d'autant plus difficile à esti-mer qu'elle ne doit pas effacer les disparités culturelles,car l'Etat demeure également le dernier garant dumaintien et de l'enrichissement des différences. Dans ledomaine de la compétence .législative, l'article 72 de laloi fondamentale allemande précise que la Fédérationa le droit de légiférer : 1 / si une question ne peut pasêtre réglée efficacement par la législation des différentsLânder ; 2 / dans le cas où la réglementation d'unequestion par une loi de Land pourrait affecter les inté-rêts d'autres Lânder ou de l'ensemble; 3 / si la sauve-garde de l'unité juridique ou économique l'exige, etnotamment la sauvegarde de l'homogénéité des condi-tions de vie au-delà du territoire d'un Land.

La dialectique de l'intérêt général national et de l'au-tonomie régionale rend ce système extrêmement com-plexe, et engendre à tout propos des conflits de compé-tences. Les compétences fédérales dites implicites - nonformulées, mais implicitement contenues dans la consti-

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tution - et tacites - devenues coutumières -, se sontdéveloppées en Suisse à travers des débats multiples oùs'expose au grand jour la volonté tenace d'autonomiedes cantons, souvent contraints par des nécessités natio-nales reconnues avec dépit'. Les compétences nonécrites de la Fédération allemande, ainsi que cette com-pétence dite « de la nature des choses », font l'objet deconflits entre l'Etat et les Lnder. Le cas des activités dela Confédération suisse dites non contraignantes, esttout à fait intéressant. Au xlx` siècle, l'Etat pouvaitaccorder librement des aides ou créer des institutions oudes services susceptibles d'être refusés, au-delà de sesobligations dues au strict besoin. Les cantons ont finipar observer le caractère indirectement contraignant deces aides non contraignantes - par l'habitude du don,par la tutelle indolore -, et ont supprimé cette possibi-lité pour l'Etat de s'immiscer dans leurs affaires par unbiais au départ anodin.

L'organisation subsidiaire telle qu'elle apparait icilaisse voir une première caractéristique essentielle, quidécoule directement de la confiance accordée à la capa-cité des acteurs sociaux : la prise en compte du facteurtemps. Le système fédéral avance par tâtonnements,dans une organisation où chacun a droit à l'erreur.L'Etat attend l'échec ou l'insuffisance avérée avantd'intervenir. Un Etat centralisé jugera, à bon droit,que le bien-être commun de cette manière attend luiaussi, ce qui lui est préjudiciable, et il en tirera laconclusion, plus discutable, qu'il lui faut interveniraussitôt et partout à la fois pour mettre en oeuvre unemesure jugée bonne. Sans doute peut-on dire que lesystème fédéral commet souvent de petites erreurs, tan-dis que le système centralisé commet plus rarement detrès grandes erreurs : car s'il se trompe, par exemple en

1. Cf.le résumé remarquable de J.-P. Chenaux, dans La subsidiarité etses avatars, Etudes et enquêtes, n° 16, janvier 1993.

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mettant en place une méthode d'apprentissage néfaste,c'est sur immense échelle et sur longue période, étantdonné sa difficulté à se réformer. Le système fédérallaisse sa chance à l'essai et à l'expérimentation, et encela développe la concurrence, mais aussi l'incitation,car le modèle le plus efficace servira d'exemple. Il sefonde sur l'incertitude des recettes, et sur un pragma-tisme cru, car- pour lui, aucune instance ne peut reven-diquer la science infuse.

L'organisation fédérale s'inspire de l'idée subsidiairedans tous les domaines de la vie publique.

Politique culturelle

Citons ici, faute de pouvoir tout évoquer, un exempleparmi d'autres : celui de la politique culturelle. La loifondamentale allemande n'aborde pratiquement pas laquestion culturelle. Cette compétence relève donc exclu-sivement des Lânder, sauf en ce qui concerne quelquescas précis, prévus par la loi fondamentale, comme laconservation des biens culturels nationaux sur le terri-toire. Si la Fédération conclut des accords culturels avecdes pays tiers, elle doit recueillir l'assentiment des Lân-der. En Suisse, la dévolution des compétences s'inspirede l'idée traditionnelle de la subsidiarité, comme l'in-dique le rapport Clottu' : « Si la famille donne, d'unefaçon très inégale, la première formation culturelle, ilappartient à l'école soit de la développer, soit d'en répa-rer les insuffisances ; c'est dire toute la responsabilité quirevient aux cantons et aux communes dans l'éveil oudans la diversité de l'intérêt des jeunes pour laculture. (...) Une autre tâche est celle de la formation descréateurs, des interprètes et des responsables de l'anima-tion culturelle. Les cantons, quand ils ont les moyens del'envisager, ne peuvent assurer pleinement cette forma-

1. Elements pour une politique culturelle en Suisse, élaboré à lademande du Département fédéral de l'intérieur.

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tion jusqu'au niveau le plus élevé. » Autrement dit, laresponsabilité incombe aux acteurs eux-mêmes en com-mençant par le groupe le plus simple, et remonte au furet à mesure de la complexité des tâches et donc de l'in-suffisance des groupes d'acteurs. Le plus intéressant icine consiste pas dans la théorie telle que citée plus haut,mais dans l'existence d'une réelle pratique d'autono-mie : la théorie est vécue, parce que les acteurs sontjaloux de leur liberté. Les communes suisses déploienténormément d'efforts dans le domaine de la culture,avant que les cantons ne les suppléent. A l'échelon supé-rieur, les cantons conservent toute responsabilité cultu-relle si aucune législation ne se met en place, laquelleréclamera justification.

Sur quels critères s'appuie l'intervention de la Fédé-ration ou de la Confédération? Ils sont extrêmementréductifs, beaucoup plus en tout cas que ceux évoquéspar les instances européennes au nom du même prin-cipe de subsidiarité. Les Lânder allemands ne recon-naissent pas le critère d'efficacité supérieure, ni lasuprarégionalité, pour justifier systématiquement l'in-gérence du Bund. Pourtant, les nombreuses réformesde la loi fondamentale traitant des dévolutions decompétences reprécisent ces critères dans le temps. LeBund est censé pouvoir intervenir si l'intérêt communde la Fédération l'exige, et éventuellement devant l'ur-gence, c'est-à-dire face à une insuffisance grave auregard de l'intérêt commun, comme dans le cas del'aide aux nouveaux Lânder nés de la réunification.Mais l'intervention est toujours comprise en terme desuppléance ou de concours et non en terme de substi-tution : elle soutient les acteurs et ne les remplace pas.Elle a pour finalité d'accroître leur autonomie à veniret non d'en enrayer le développement. Elle se veut tem-poraire autant que faire se peut, surtout dans le casd'une aide massive (assistance culturelle dans l'an-cienne RDA) légitimée par un besoin impérieux.

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Les attributions de la Confédération suisse enmatière culturelle sont consenties par les cantons.Parmi les critères de ces attributions de compétences :tout d'abord la nature nationale de certaines actions,si du moins elle implique l'insuffisance des cantons.Ainsi, la Confédération conserve la responsabilité de laBibliothèque nationale ou des Archives fédérales, ousoutient financièrement les jeunes artistes suisses. Ensecond lieu, elle soutient les initiatives des cantons , lesencourage en complétant leurs efforts dans la créationou la sauvegarde de la culture. Mais surtout, elle porteson regard sur les cantons les plus défavorisés, afin decorriger les inégalités dues aux disparités géographi-ques, financières, démographiques. Ici elle joue un rôlede garant de la solidarité nationale et en même tempsde garant de la diversité nationale. Cette mission estnotamment dévolue à la Fondation Pro 'Helvetia, ins-tance créée par l'Etat, mais jouissant d'une grandeindépendance. L'aide confédérale est ainsi accordéeprioritairement aux cultures romanche et italienne,mais toujours dans le cadre du principe de subsidiarité,puisque le financement est distribué aux associationsconcernées. Enfin, cas rare mais significatif, la Confé-dération se garde la possibilité d'intervenir en situationexceptionnelle, lorsqu'un danger menace la culturenationale : avant la seconde guerre mondiale, elle dutréglementer pour empêcher la diffusion sur le sol suissede la propagande nazie. Ici comme en Allemagne, l'in-tervention justifiée de l'Etat ne le dispense pas d'utili-ser des moyens propres à restaurer l'autonomie ou àl'inciter à se développer. La finalité de l'ingérence estde se nier elle-même, sauf dans quelques cas spécifi-ques. Cela ne signifie pas du tout.que l'interventionétatique tend vers sa disparition, mais qu'elle doit sedéplacer au gré des besoins, des inégalités, et des évo-lutions de l'intérêt général.

Globalement, l'accroissement des pouvoirs du Bund

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allemand et de la Confédération suisse est patent depuisla seconde guerre, malgré des allées et venues qui racon-tent les nombreux conflits entre les instances concur-rentes. La Confédération se trouve davantage engagéedans la politique culturelle depuis la décennie 70, et cettetendance s'amplifie encore aujourd'hui. Comme chacunsait, toute situation de crise accroît naturellement la cen-tralisation : la Confédération n'a jamais rendu les com-pétences qu'elle avait acquises dans le domaine culturelau moment du danger nazi ; et nous ignorons commentsortira le fédéralisme allemand de l'épreuve de la réunifi-cation. Mais surtout, jouent ici l'ampleur croissante desbesoins et des coûts, ou encore cette évolution quasinaturelle par laquelle les lois cadres se précisent de plusen plus dans le temps. On ne peut pourtant, dans lesdeux cas qui nous occupent, voir une paresse civique oupolitique des instances infra-étatiques, tant les conflitsdemeurent vifs et les libertés agressives. Les cantonsd'un côté, les Lànder de l'autre, ne cessent de reprocherà l'Etat son ingérence excessive, au nom du principe ouen tout cas de l'idée de subsidiarité. Les cantons négli-gent d'informer la Confédération de leur politiqueculturelle. Les Lànder ne sont pas prêts à renoncer à lamoindre parcelle de leur souveraineté culturelle. C'estainsi qu'invoquant la loi fondamentale, ils ont obtenud'être parties prenantes dans l'accord franco-allemandsur la « Sept ». Ce qui peut se comprendre comme unprécédent.

Pour conserver au maximum leur autonomie cultu-relle, cantons et Lànder développent une coopération,ce qui peut éviter de faire jouer le critère de la dimen-sion suprarégionale dans la justification, de l'interven-tion étatique. La Conférence des ministres de l'Educa-tion et de la Culture organise l'aide aux artistes oul'harmonisation des qualifications : les Lànder ont crééun organisme capable de mettre en place des pro-grammes de télévision communs. Toutes ces actions

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protectrices d'autonomie, et assorties de discourssignificatifs, traduisent la méfiance des Lànder face à laFédération, mais aussi face aux instances européennes.

Politique sociale

Les Allemands, aussitôt sortis du national-socia-lisme, s'attachèrent à étudier l'application du principedans tous les domaines de la vie sociale : l'administra-tion, l'entreprise, l'école et même la fiscalité'. Cetteréflexion, qui ne faisait que reprendre en'l'approfondis-sant la réflexion menée avant-guerre par les ordo-libé-raux, répondait au désir de dégager la société de l'em-prise d'un Etat central aux méfaits démontrés.L'exemple significatif de la loi sur l'aide de l'Etat à lajeunesse marque bien les effets et aussi les difficultés del'application de l'idée subsidiaire.

Une loi de 1922, votée par le Reichtag, stipulait quelà où le privé s'avérait insuffisant pour créer des insti-tutions d'aide à la jeunesse, l'Etat pouvait interveniractivement pour suppléer les partenaires sociaux. Laloi ne citait pas le principe de subsidiarité, mais mar-quait bien la volonté de concilier la liberté sociale dansl'accomplissement des taches d'intérêt public, et laconcrétisation de l'intérêt public même en cas deparesse ou d'incompétence de la liberté. La loi futabrogée par le IIIe Reich. En 1953, une nouvelle loirevint en discussion sur le même thème, évoquant cettefois le principe de subsidiarité : l'Office pour la Jeu-nesse n'avait pas pour fonction d'organiser directe-ment les conditions du bien-être de la jeunesse alle-mande ; -il devait reconnaître les actions existantes, ensusciter la création, les soutenir financièrement et, lecas échéant - si toutes ces mesures se révélaient ineffi-caces -créer les institutions adéquates.

1. C. RUther, Das Prinzip der Subsidiaritlt in der Finanzwirtschaft,Die neue Ordnung, 3, 1949, p. 90-96.

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L'utilisation de cet adverbe : le cas échéant (gegebe-nenfalls), engendra à elle seule des discussions sans fin.Sa présence même garantissait un Etat subsidiaire,défendu par les partis CDU et csu. Le Parti social-démocrate, davantage attaché à un Etat providentiel,réclamait la suppression de l'adverbe.

Dans ce cas précis, les partisans de la subsidiaritél'emportèrent, parce que la question de l'éducationdemeure la plus privée et la plus intime de toutes, celleoù l'on peut craindre douloureusement l'ingérence del'instance publique. Ici l'aide de soi ne répond pas seule-ment au besoin d'autonomie, mais plus loin, traduit laconcrétisation d'une vision personnelle du monde. C'estbien pourquoi la « compétence » essentielle des parentsen ce qui concerne l'éducation de leurs enfants, est évo-quée dans les textes juridiques de l'ensemble des paysoccidentaux, et l'on peut dire que dans ce domaine par-ticulier, où l'autonomie signifie plus qu'ailleurs, l'idéede subsidiarité se trouve partout concrétisée. Ce quid'ailleurs ne permet pas d'exclure totalement la possibi-lité d'une ingérence extrême de l'Etat, comme c'est le casen Suède. Les lois des démocraties individualistes indi-quent que les parents demeurent les premiers responsa-bles de l'éducation de leurs enfants, mais que l'instancepublique peut leur soustraire cette responsabilité s'ils serévèlent incapables de l'assumer. La difficulté à juger del'incapacité peut entraîner des excès dans les deux sens,soit par défaut, soit par surcroît d'intervention. Où l'onvoit que l'idée subsidiaire ne règle pas, loin delà, tous lesproblèmes, comme on le constatera encore dans la ques-tion européenne.

En ce qui concerne le domaine social, les défenseursallemands du principe de subsidiarité et notamment lespartis chrétiens furent au contraire débordés par lespartisans de l'Etat providence. Les premiers récla-maient la primauté de l'aide de soi, par exemple l'utili-sation de l'assurance de santé privée, au moins pour

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les petits risques. Mais les effets pervers prévisiblesd'un tel système, qui augmente le nombre des maladesgraves par le défaut de soin des maladies bénignes,devaient servir contre eux d'argument massif. Pour-tant, le problème de l'assistance d'Etat et de la déres-ponsabilisation des assistés demeure entier, et setrouve toujours en discussion dans les pays d'outre-Rhin. Norbert Blum, ministre du Travail et deàAffaires sociales de RFA, a regretté les tares d'un sys-tème dans lequel l'assistance non seulement n'incitepas à l'effort, mais dispense de l'effort. Il réclamait parailleurs, au nom du principe de subsidiarité, un sys-tème de répartition fondée sur le partenariat social,c'est-à-dire, sur « une grande confiance dans la capa-cité de la société à s'autogouverner »'.

L'entreprise

Dans le domaine de l'entreprise l'idée de subsidiaritéjoue, depuis ces dernières années, en Europe et enOccident en général, un rôle croissant. Un précurseurtout à fait inconnu, Hyacinthe Dubreuil, avait déjàréclamé une réorganisation des entreprises dans cetesprit, au milieu de ce siècle. Cet ouvrier métallurgiste,autodidacte, écrivait sur la condition ouvrière. Maisau rebours de son temps, il ne croyait pas aumarxisme. Au lieu de prêcher la grande révolution, ilattira l'attention sur les méfaits du taylorisme, sur lesconditions du travail, davantage que sur l'indigencedes rémunérations. Le film de Chaplin, Les Tempsmodernes, contenait une critique du capitalisme. Lesouvrages de Dubreuil parlaient de la dignité de l'ou-vrier, du manque de considération qu'on lui portait, ets'indignaient qu'on put priver des êtres humains de la

1. Principes et aspects dominants de la politique sociale en Répu-blique fédérale, Economie et progrès, Symposium franco-allemand du22 février 1990.

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moindre initiative et de la moindre responsabilité. Cediscours r convenait bien peu à l'époque. AussiDubreuil fut-il un novateur ignoré.

Préoccupé seulement du secteur industriel, ignorantdes grandes questions politiques et économiques,sociologue à son insu, Dubreuil imagina une organisa-tion nouvelle à l'intérieur de laquelle chaque individupourrait déployer au maximum son aptitude à laliberté. L'entreprise serait découpée en un certainnombre d'ateliers autonomes, formant chacun ungroupe de salariés chargé d'un travail précis et jouantun rôle de sous-traitance avec comme interlocuteur ladirection générale. Ainsi disparaissait la masse ano-nyme et inhumaine, remplacée par des associationsanimées d'une volonté propre et rendant compte déleurs réalisations. Dans chaque atelier se façonnait uneopération complète, négociée avec la direction,astreinte à des impératifs de qualité et de délais. Lesouvriers pouvaient dès lors s'intéresser à l'oeuvre com-mune, parce qu'ils en avaient discuté les détails et laréalisibilité, parce qu'ils la voyaient se concrétiser sousleurs yeux, et parce qu'ils percevaient directement leurpropre emprise sur le travail et son résultat.

On le voit, l'idée de Dubreuil dans le domaine del'entreprise correspondait exactement à celle des ordo-libéraux concernant la vie politique et sociale dans sonentier, nantie des mêmes impératifs et aussi des mêmesinconvénients prévisibles. Ici le collectif se trouve rem-placé par des communautés. L'individu échappe à lamassification et à l'anonymat. Il gagne en autonomieet son activité prend sens. Il peut également tombersous la férule du petit chef, comme dans une sociétéaux décisions décentralisées.

En tout cas, les quelques entreprises qui mirent enplace ce type d'organisation, au cours des décenniesd'après-guerre, aperçurent vite que le bénéfice humainse doublait d'une augmentation remarquable de la

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production et de la qualité. Au même moment lesJaponais, réfléchissant aux problèmes de l'entreprisedans la période difficile de la reconstruction, s'inspirè-rent de l'éthique confucéenne et des travaux de deuxaméricains, Deming et Jurait, pour refonder l'entre-prise moderne. L'Occident devait découvrir que laréussite industrielle japonaise tenait en grande partie àune organisation absolument différente, du travail.L'ouvrage magistral de Masaaki Imai, Kaizen', qui futun best-seller aux Etats-Unis, décrit les fondements decette organisation.

L'entreprise vise ici une double finalité, aux termesidentifiés l'un à l'autre : la qualité des hommes et la qua-lité des produits. Kaizen signifie une amélioration conti-nue des conditions de travail et de production, quoti-diennement et par retouches indéfinies. La qualitéhumaine s'entend comme épanouissement au travail,intérêt pour la tache accomplie, ce qui suppose proxi-mité, responsabilité à son niveau. L'entreprise sedécompose en Gemba, unités petites et hiérarchisées, oùles problèmes sont discutés et les travaux distribués.Ainsi les objectifs globaux, arrêtés par la direction, nesont-ils pas traduits en ordres abstraits, mais reformulésdans les ateliers qui en organisent eux-mêmes la gestion.La direction, une fois définies les finalités, joue un rôled'incitateur et de soutien davantage que de donneurd'ordre. Cette organisation, qui serait l'une des clés de laréussite japonaise, trouve en Europe des adeptes nom-breux et contribue à inspirer la réflexion contemporainesur les nouveaux modes de management.

L'Eglise et les limites de l'application

Il n'est pas inutile de citer en dernier lieu les réflexionsde l'Eglise sur la pertinence de l'application du principe

1. Traduit par R. Pietri, Eyrolles, 1989.

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à l'institution catholique romaine. Car ces réflexionsmarquent bien les limites de l'idée subsidiaire, et le cadreprécis dans lequel elle peut se concrétiser.

Il apparaissait naturel que l'Eglise cherchât à s'appli-quer à elle-même le principe dont elle défendait la vali-dité pour l'ensemble des sociétés humaines. Il revient àPie XII d'avoir évoqué cette question, d'abord dans undiscours aux nouveaux cardinaux le 20 février 1946,rappelant les paroles de Pie XI dans Quadragesimo Annosur la subsidiarité, et précisant qu'elles « valent pour lavie sociale à tous ses degrés et aussi pour la vie del'Eglise, sans préjudice de son organisation hiérar-chique ». Dans un discours au second congrès mondialpour l'apostolat des laïcs, il ajoute : « Que l'autoritéecclésiale applique ici aussi le principe général de l'aidesubsidiaire et complémentaire ; que l'on confie au laïc lestâches qu'il peut accomplir aussi bien ou même mieuxque le prêtre, et que, dans les limites de sa fonction oucelles que trace le bien commun de l'Eglise, il puisse agirlibrement et exercer sa responsabilité. »

L'idée de subsidiarité apparaît clairement dans letexte du concile Vatican II, pour souligner l'impor-tance du rôle des laïcs dans l'Eglise. A nouveau, elle sedonne pour essentielle dans le texte de révision dudroit canonique en 1983: « Le nouveau Code confieraaux droits particuliers ou au pouvoir exécutif le soin detout ce qui n'est pas nécessaire à l'unité de la disciplinede l'Eglise universelle, de manière à pourvoir convena-blement à une saine "décentralisation", comme on dit,en évitant tout danger de désagrégation ou de consti-tution d'Eglises nationales. »

Pourtant, il apparaît rapidement à quel point uneautonomie, même relative, des communautés de base,pourrait remettre en cause l'existence de cette sociétéparticulière qu'est l'Eglise. Erigée en vue d'une finalitéprécise et autour de dogmes qui ne souffrent aucunecritique venue de l'intérieur, elle ne saurait laisser à ses

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membres actifs une autonomie réelle sans se détruireelle-même. Ce que Paul VI signifiait lorsqu'il déclaraiten 1969 que le principe de subsidiarité, appliqué àl'Eglise, « ne doit pas être confondu avec une préten-due requête de "pluralisme" qui toucherait la foi, la loimorale et les lignes fondamentales des sacrements, dela liturgie et de la discipline canonique, qui tendent àconserver dans l'Eglise l'unité nécessaire ». Ce qui futréaffirmé en 1986 par Jean-Paul II, à propos cette foisde la hiérarchie et de la primauté du pape.

L'Eglise échappe-t-elle seule au principe qu'elle justi-fie pour les autres? Cette question nous amène à faire ladistinction entre la subsidiarité médiévale et la subsidia-rité moderne, qui suit la distinction entre les sociétés fer-mées et les sociétés ouvertes. La société médiévale, cellede Thomas d'Aquin ou d'Althusius, ignorait le plura-lisme des finalités parce qu'elle reposait sur un consen-sus religieux et sur l'idée d'un bien commun donnéd'avance, non discutable, ce qui explique l'intoléranced'Althusius face aux infidèles. Elle ne pouvait doncconcevoir une autonomie des fins particulières. Parcontre, elle développait au plus haut degré l'autonomiedes moyens politiques pour atteindre une «vie bonne»aux contours éthiques déjà tracés. La société moderne,qui ne reconnaît plus de bien commun objectif ni univer-sel, peut en revanche défendre l'autonomie de ses mem-bres à la fois quant aux fins et quant aux moyens, le biencommun transformé en intérêt général se réduisant à unensemble d'exigences qui conditionnent la liberté et lebien-être de chacun. La société moderne deviendrait ter-rorisante si elle ne se voulait une société fermée, parceque ses citoyens à la fois ne choisissent pas d'y entrer- ils sont nés là par hasard - et expriment des opinionset des convictions divergentes. La société ancienne n'estdevenue terrorisante que lorsque le consensus sur lesfinalités s'est peu à peu dissous, et l'autonomie des fina-lités a trouvé droit de cité pour répondre à la disparition

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du consensus. Par contre, il existe à l'intérieur même dela société ouverte moderne quantité de sociétés fermées,qui vont de l'association régie par la loi 1901 au parti ouau syndicat, et dont les Eglises représentent des exem-ples, quoique spécifiques. Ce sont des sociétés régies parune finalité propre, définie au départ, et dans lesquellesles membres entrent de leur propre gré et peuvent sortirde même, sans que cette appartenance ou cette non-appartenance remette en cause leur existence dans lagrande société. Ces sociétés fermées peuvent accepter enleur sein l'autonomie des moyens, mais non l'autonomiedes fins, qui équivaudrait à leur propre dissolution. Envertu de cette distinction, c'est d'un langage maladroitque l'on réclame la « démocratie », autrement dit le plu-ralisme des finalités, dans un parti ou dans une associa-tion quelconque, ou dans une institution telle qu'uneécole ou une université, car seule la société civile peutexercer une démocratie telle que nous la concevonsaujourd'hui. C'est aussi pourquoi les théologiens ontfini par conclure que l'on ne pouvait appliquer le prin-cipe de subsidiarité dans l'Eglise que d'une manièreinduite et analogue. Quand les défenseurs de la subsidia-rité affirment que ce principe concerne toute autorité,quelle que soit sa nature, il faut comprendre que l'auto-rité doit respecter l'autonomie des finalités et desmoyens chez tous les groupes intermédiaires de lasociété civile, mais seulement l'autonomie des moyensdans les sociétés fermées, là où les finalités spécifiquesont été acceptées en même temps que l'inscriptionvolontaire.

L'application de l'idée subsidiaire n'est donc paspossible partout, en tout cas dans les mêmes termes,selon la nature des sociétés envisagées. Elle est de sur-croît conditionnée par une mentalité spécifique.

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Chapitre III

AU-DELA DES SYSTÈMES

Si l'idée de subsidiarité joue un rôle central dans lespolitiques fédérales de l'Europe de l'Ouest, elle n'endémontre pas pour autant sa réalisabilité universelle.La tradition fédéraliste de la Suisse et de l'Allemagneindique d'abord une organisation spécifique, bien dif-férente de celle des sociétés voisines. Les compétencesde principe accordées ici aux Cantons, là aux Lànder,indiquent que ces instances sont dotées d'une certainesouveraineté dont par exemple les régions françaises nepeuvent se prévaloir. Mais bien plus, la tradition fédé-raliste traduit une mentalité spécifique. On se souvientque les romantiques allemands opposaient une Europe« chrétienne, allemande et fédérative », et une Europe« rationaliste, française et centralisée ». L'exempleconcret de l'application du principe dans les sociétéssuisse et allemande, révèle en même temps les condi-tions sociologiques de sa réalisibilité.

A travers l'analyse des fondements puis de la mise enoeuvre de la subsidiarité, c'est la détermination de cesconditions de réalisabilité qui nous intéresse ici. Leprincipe ne vaut-il que pour les sociétés imprégnées defédéralisme? Et s'il veut s'appliquer ailleurs, à quelsfrais cela serait-il possible?

Face aux idéologies et théories globalisantes engen-drées durant les deux derniers siècles, le principe desubsidiarité forme le pivot d'une pensée anti-systéma-

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tique, et s'inscrit en faux contre les ismes. Rejetant lesrecettes et les panacées - privatisation, nationalisa-tion -, et relativisant les doctrines - libéralisme clas-sique, socialisme -, il réclame d'accorder davantageconfiance au jugement particulier et à la décision poli-tique, politique étant entendu au sens très général de« souci civique ». D'où l'importance attachée par sesdéfenseurs aux références éthiques.

Le principe s'est conceptualisé depuis un siècle àl'ombre des deux grands systèmes qui se partagent letemps et l'espace : le libéralisme et le socialisme. Lavolonté d'échapper à cette alternative marque l'élabo-ration du principe à l'époque moderne et sous saforme actuelle. On n'échappe à une alternative consi-dérée comme funeste et apparemment sans recours,qu'en ralliant une autre dimension. Les deux sys-tèmes, renvoyés dos à dos, sont accusés d'avoir indû-ment sacralisé une valeur relative : ici la liberté, làl'égalité. Autrement dit, d'avoir attaché une impor-tance excessive chacun à une valeur unique, au détri-ment des autres. La liberté portée au pinacle, laisse sedévelopper l'injustice et la misère. L'égalité portée aupinacle devient fossoyeuse des libertés. Force est deconstater, d'expérience, que la politique ne peut jouerson rôle propre - apporter et garantir les conditionsdu bonheur - qu'en se référant à l'ensemble desvaleurs plurielles dont la concrétisation définit le bon-heur d'exister.

L'idée de subsidiarité s'inscrit dans une philosophiepersonnaliste. Le monde temporel ne connaît qu'uneseule valeur sacrée - non susceptible de remise encause - : la dignité de la personne, que cette dignitétrouve ses fondements dans la transcendance chré-tienne ou dans une réflexion de type kantien. Cettevaleur indiscutable (qui devrait se définir comme uneréalité et non comme une valeur, car par hypothèsetoute valeur est discutable), ne se trouve pas de

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contenu déterminé, et chaque temps la décline assezdifféremment. Mais la vocation de la politique consisteà dessiner les contours et à créer les conditions de cettedignité, et non pas à réaliser par tous les moyens l'unde ses aspects exclusifs. Le bonheur, qui n'est autreque la dignité concrétisée dans l'existence, se nourrit deliberté, de justice et de bien-être, dans un équilibreimprobable et toujours à redessiner. La politique estun art de funambule. Dès qu'elle systématise, elledétruit.

Pourtant, l'affirmation de la dignité de la personnecomme dernière valeur référentielle ne résout pas ledilemme qui oppose libéralisme et socialisme. Elleexclut les antagonismes sans les réduire. La recherchede la « troisième voie » hante le xxe siècle. Elle tra-verse les courants chrétien-social, ordo-libéral, solida-riste, personnaliste, et même certains courants socia-listes. La « troisième voie » s'avère une illusion, enfin de compte, parce que libéralisme et socialismen'appartiennent pas au même ordre, et ne peuventêtre opposés de manière pertinente. Le libéralisme,doctrine multiforme, ne s'apparente pas à une idéolo-gie stricto sensu, ni à une utopie. Il connaît des degrésde réalisation, plus ou moins proches de son idéal-type. Sous sa forme extrême, il devient un idéalisme.Mais fondamentalement, il révèle la philosophie del'action, le désir d'initiative et d'autonomie, dont latradition européenne est tissée. Tandis que le socia-lisme n'existe pas du tout en tant que tel. C'est unproduit chimiquement instable. Au cours duxxe siècle, tantôt il tombe dans l'utopie terrorisantedu soviétisme, tantôt il renonce à la terreur et setransforme en avatar du libéralisme. C'est pourquoiles espérances de la tierce voie finiront par prôner unlibéralisme amendé : néo-libéralisme, ordo-libéra-lisme, socio-libéralisme. A cet égard, la doctrine del'Eglise accomplit en un siècle le chemin qui mène du

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Syllabus' aux textes récents : de la récusation radicaledes deux théories, à un libéralisme porteur de solida-rité. L'idée de subsidiarité constitue l'axe central quipermet d'effectuer ce passage.

La réalisation des libertés récuse l'intervention éta-tique. La réalisation d'une certaine égalité impliquel'intervention étatique. La question politique serésume en grande partie, depuis deux siècles, dans laquestion du rôle de l'Etat. Parce que la non-ingérenceet l'ingérence de l'instance publique sont égalementnécessaires, il faut tracer leur frontière, et pour celarequérir les critères de leur justification respective.

,

Contrairement à ce qui se passe ailleurs, ici ni l'ingé-rence d'Etat ni sa non-ingérence ne sont frappées d'in-dignité. Les deux représentent des moyens, jamais desfinalités. Ainsi l'ordo-libéralisme de l'école de Fri-bourg, né au début de ce siècle, et qui inspira la poli-tique allemande de façon décisive après l'effondrementdu nazisme, propose-t-il des thèses inhabituelles :

« Privatisation autant que possible, nationalisationautant que nécessaire. » Echo politique de l'adage phi-losophique de W. de Ketteler au xie siècle : « Autantde liberté que possible, autant d'autorité que néces-saire. » La liberté reste donc toujours première. Nonque l'autorité soit un mal nécessaire : nous nous trou-vons dans une ligne de pensée thomiste et non augusti-nienne. L'autorité, ici celle de l'Etat, s'avère nécessaireparce qu'elle apporte un « bien » qui dépasse les« biens » privés sans les annihiler : si l'homme est unêtre social, il trouve son bonheur non seulement danssa liberté et sa suffisance matérielle, mais dans unesociété dont le patrimoine est préservé, la réputationextérieure garantie, la misère combattue. Ce « bien

1. Recueil renfermant les principales erreurs de notre temps, publiépar Pie IX en 1864, qui fustigeait le socialisme et le libéralisme soustoutes ses formes.

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commun » ne saurait se garantir que par la main d'uneautorité supérieure, finalisée exclusivement à cette réa-lisation.

Afin d'assumer la contradiction qui oppose les liber-tés et l'intérêt général, le principe de subsidiarité sup-pose, d'une part,` que la société civile se charge d'uncertain nombre de tâéhes d'intérêt général; d'autrepart, que l'instance publique comble les manques defaçon à ce que l'intérêt général ne soit nulle part lésé.Ainsi la liberté ne souffrira-t-elle réduction qu'à hau-teur de son insuffisance, c'est-à-dire qu'elle ne souffrirapas du tout ; et l'intérêt général, tel que défini ici etmaintenant, sera entièrement pris en compte, en partiepar les actions libres, en partie par l'action publique,les deux fonctionnant comme des vases communicants,en commençant toujours par les premières.

Une telle solution parait séduisante, parce qu'elleconcilie des antagonismes sans pour autant concéder.Mais on ne peut la dégager de son terrain d'applica-tion : loin d'être neutre, elle suppose une certaineimage sociale.

Une citoyenneté d'action

Nous partons ici de l'hypothèse que les instancesprivées travaillent à l'intérêt général.

L'engagement des instances privées dans les tâchesd'intérêt général se justifie par deux raisons conju-guées. Si une certaine solidarité s'avère nécessaire, sansqu'on veuille pour autant rendre monstrueuse l'ingé-rence d'Etat, il faudra bien laisser accomplir des tâchesde solidarité à la société elle-même. Mais la questionne se pose pas vraiment dans ces termes techniques.L'action citoyenne engagée au service de l'intérêt géné-ral, est bénéfique à la fois pour l'acteur et pour la cohé-sion sociale, avant même de s'avérer utile pour éviterl'ingérence excessive de l'Etat.

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La philosophie de l'action qui imprègne cette pen-sée, considère l'acteur comme un roi, au sens où parson oeuvre seule il peut devenir ce qu'il est, réaliser sesvirtualités, maîtriser son propre destin. Ce n'est pas lafinalité de l'action qui produit l'acteur dans sa gran-deur, mais l'action même. Qu'il agisse dans son propreintérêt ou en vue de l'intérêt général, toujours il existedans son projet, par lequel il façonne le monde, y laissesa marque, et lutte ainsi contre la finitude et contre lamort. Empêcher le citoyen de concourir à la solidarité,s'il le désire, revient alors à le réduire, sans qu'inter-vienne ici aucun discours moral - il ne s'agit pas deprêcher tel type de générosité ou de « service auxautres » : l'argument est anthropologique.

Par ailleurs, l'initiative privée portée vers l'intérêtgénéral développe une forme de citoyenneté, qui n'estpas la citoyenneté de participation politique, mais uneforme plus profonde de participation à la vie com-mune. Nous avons coutume de définir le citoyencomme celui qui vote, et choisissant ses gouvernants,dessine en même temps les contours du destin com-mun. Mais cette image demeure incomplète, et desécrivains aussi différents que Rousseau et Tocquevilleont bien montré, chacun à leur manière, que le maîtredes urnes n'était pas forcement un décideur véritable,car les urnes peuvent confier à quelques-uns une maî-trise qui, en dépit de sa précarité, n'en devient pasmoins pesante. Entre deux votes, le citoyen obéit etsubit. On peut imaginer, dans le domaine institution-nel, des modes de participation supplémentaires parlesquelles le citoyen prendrait part aux décisions : parexemple le referendum d'initiative populaire. Mais onne saurait pas encore parler ici d'une action person-nelle, seulement d'une action par procuration.

Au xx° siècle, l'intérêt général conçu comme finalitépolitique - et non seulement comme un résultat,selon la vision libérale du x siècle -, et intégrant la

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solidarité, est devenu l'affaire de l'Etat. Mais dans lessociétés centralisées, il n'est pas devenu véritablementune affaire politique, au sens de « chose de tous ». Lecitoyen qui participe à la concrétisation de l'intérêtgénéral par la seule médiation de l'impôt ne saurait sesentir vraiment impliqué. Plutôt se considère-t-il trèssouvent comme une dupe. L'impôt qui assure la péré-quation ne crée aucun lien social : on peut même sedemander s'il ne contribue pas à le réduire. Par contre,l'action engagée en vue de la solidarité construit le liensocial, et façonne des citoyens : la chose de tousdevient, à proprement parler, leur affaire. Ici, lesfigures sociales historiques fondent l'argument : àl'époque où Althusius justifiait l'idée de subsidiaritéavant la lettre, la société germanique se trouvait toutentière concernée par l'intérêt général, par actionscommunautaires interposées.

Enfin, les défenseurs du principe avancent un autreargument, cette fois d'obédience libérale, pour récla-mer le désengagement de l'Etat et l'engagement de lasociété civile dans les actions d'intérêt général. Ils invo-quent l'efficacité, celle qui faisait dire à Taine : « Inces-samment la mère pense à son enfant, le savant à sascience, l'artiste à son art, l'inventeur à son invention,le philanthrope à ses fondations, Faraday à l'électri-cité, Stephenson à sa locomotive, M. Pasteur à sesmicrobes, M. de Lesseps à son isthme, les petites sueursdes pauvres à leurs pauvres »'. Toute action menéeavec passion porte des fruits plus lourds, parce qu'elleengage l'être entier. A l'inverse, l'Etat seul promoteurde la réalisation de l'intérêt général finit par gaspiller,et laisse perdre dans les méandres de ses intermédiairesune grande partie des ressources préposées au biencommun. Si l'Etat soutient financièrement les initia-

1. Les origines de la France contemporaine, Paris, R. Laffont, 1986, 11,

p. 88.

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tives privées finalisées à l'intérêt général, au lieu depayer ses agents pour le même travail, les ressourcesseront mieux utilisées. L'argument est à la fois démon-tré et discutable : chacun peut constater l'efficacitésupérieure d'une association par rapport à celle d'unservice public, mais nul n'ignore que les groupes privéspeuvent produire d'autres gaspillages, et engendrerd'autres bureaucraties.

Quelque valeur que l'on attribue aux arguments cités,une certitude demeure : reconnaître aux privés unevocation à concourir à l'intérêt général, heurte les men-talités contemporaines, en tout cas dans une sociétécomme la nôtre. Toute notre histoire politique récenteraconte la lente appropriation par l'Etat des tâches lesplus diverses, en même temps que l'amplificationpresque indéfinie du contenu de l'intérêt général. Cetteévolution a été la réponse au libéralisme du xixl siècle.Mais pendant deux siècles, l'esprit libéral et l'espritsocialiste tour à tour dominants se conjuguent pourdécréter le privé inapte à toute fonction d'intérêtgénéral. Les raisonnements sont différents, mais laconséquence commune. Le libéralisme repose sur laconception d'un homme égoïste, intéressé exclusi-vement à la recherche de son bonheur propre. Lesocialisme récuse l'action privée visant l'intérêt général,parce qu'il ne supporte pas que cette action dissimulel'espoir d'un profit d'une autre sorte : réputation, consi-dération, amour de soi. La vision du premier pèchesansdoute par partialité, car l'homme est à la fois égoïste etaltruiste, le second par idéalisme, car les hommes nesont pas des anges, et si l'on attend une solidaritéabsolument pure, autant abandonner aussitôt touteidée de solidarité. En tout cas, l'un et l'autre finissent parengendrer, le premier indirectement par ses insuffi-sances, le second volontairement, un Etat tutélaire, seuldépositaire de l'intérêt général. Nous sommes les héri-tiers de ces deux conceptions jumelles et antagonistes. Il

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nous paraît suspect, si le secteur privé fonde une uni-versité, organise un mécénat culturel ou une actionhumanitaire, que des fonds publics viennent lui prêtersecours. En cela, plus loin que l'influence conjuguée dulibéralisme et du socialisme, la France subit l'influencede la culture catholique. Si nos meilleurs cerveauxrejoignent les rangs des serviteurs de l'Etat, c'est aussiparce que notre éthique déshonore le profit privé ethonore le service professionnel à la cause de tous, en lesdissociant, ce que l'esprit protestant se garde de faire.L'idée de subsidiarité cherche à convaincre d'uneconvergence possible des deux finalités, si le profit s'en-tend en termes de bonheur et non seulement en termesd'intérêt financier, et surtout, à convaincre que cetteconvergence ne prête pas au déshonneur. C'est aussipourquoi, hors les autres raisons historiques, les cou-rants défenseurs du principe se développent surtoutdans des pays de culture protestante.

L'expérience passée des époques libérales et des épo-ques socialistes laisse voir que si le privé ne prend pasen charge directement une partie des tâches d'intérêtgénéral, il deviendra indispensable, soit d'appauvrir lecontenu de l'intérêt général, soit de développer un Etattutélaire. Mais cette émergence d'une citoyenneté d'unnouveau type, seule condition pour échapper à l'alter-native du libéralisme anarchique et du providen-tialisme d'Etat, requiert la conception d'une sociétéspécifique.

Une société structurée

On ne peut faire l'économie, dans cette optique,d'une certaine remise en cause de l'individualisme.Comment imaginer que l'individu solitaire s'investissedans des tâches d'intérêt général? Il lui faut pour celas'associer. On ne saurait imaginer de réaliser l'idéesubsidiaire dans une société tout à fait individualiste

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- encore que cet idéaltype n'existe évidemment pasdans l'histoire -, de même qu'on ne peut l'imaginerdans la société totalitaire, où les individus sont d'uneautre manière dissociés les uns des autres et privés,cette fois par la contrainte, de la capacité d'associa-tion. L'action de l'Etat ne saurait se vouloir subsi-diaire par rapport à l'action du seul individu, car l'ac-tion individuelle demeure dérisoire et infime face àcelle de l'Etat. Un géant ne peut suppléer un nain : soitil le porte, soit il l'écrase. Il faut un tissu social struc-turé d'organisations diverses, pour que les initiativespuissent se développer à la mesure des capacités.

L'individualisme est aujourd'hui une donnée de fait.Chacun peut en juger à sa façon, mais n'importe quelprojet politique se trouve obligé de compter avec lui,s'il se veut du moins pertinent. C'est en cherchant àgommer l'individualisme que les politiques corpora-tistes ont fomenté des désastres, car on ne construitpas une politique sur le regret, de même qu'on ne bâtitrien sur l'utopie, et l'utopie et le regret sont frèresjumeaux. Nous ne retournerons pas, au moins de sitôt,à une forme de société « holiste », même si certainsl'appellent de leurs voeux. Il s'agit donc de se deman-der à quelles conditions une société individualiste peutpromouvoir des « corps intermédiaires », en dépit desa naturelle déstructuration.

Comme chacun sait, l'individualisme social corres-pond au providentialisme d'Etat, si du moins l'idéaldu temps réclame une solidarité concrétisée par unerelative péréquation des ressources. L'individu livré àlui-même ne peut en appeler qu'à l'Etat lorsque lesstructures sociales se sont défaites, et c'est à dénoncercette situation que s'attachent au début de ce siècle lesolidarisme, le corporatisme, le personnalisme, l'ordo-libéralisme allemand. La société individualiste ne tra-duit pas forcément l'égoïsme, mais le repli jaloux del'individu sur la possession de son temps et de ses

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actes. L'individu contemporain ne récuse pas la solida-rité, il la réclame au contraire par ses votes et par sesmanifestations d'opinion. Mais la solidarité ne seconcrétise que par la médiation fiscale. L'individu par-tage une partie de ses ressources avec les mal lotis de lasociété, s'il se trouve parmi les mieux lotis. Mais ondoit parler ici d'une solidarité abstraite, car il n'engagepas son existence dans cette contribution du justice.L'existence ne se joue jamais que dans l'action, et l'in-dividu n'agit que pour soi, travail et carrière. Il donnepar l'intermédiaire de l'impôt une partie de son avoir,ou des résultats de son action, autrement dit ce qui luiest le moins précieux, ce qui le concerne le moins. Il neconnaît pas le visage de ceux avec qui il partage. Ilappartient bien à la grande société, puisqu'il contribueà l'entretenir, mais abstraitement, puisque ce faisant ildemeure rivé à ses projets personnels et dépourvud'autres soucis. Il peut verser aux collectivités localesdes taxes d'habitation onéreuses qui lui permettent depasser Noël aux Caraïbes pendant que la communepaie des animateurs pour distraire ses parents âgés.Aussi doit-on parler d'une solidarité solitaire.

La conscience morale, le désir de justice, se satisfontde cette organisation en principe bien rodée, qui met latechnique anonyme au service de la justice sociale.Mais il n'est pas certain qu'une société puisse demeu-rer longtemps dans cet état, parce qu'il ne s'agit pasexactement d'une société « civile », mais d'une organi-sation à la fois performante, sophistiquée, et dépour-vue d'âme. Avec le temps, la finalité du partage finitpar échapper à cet imposable, parce que nul ne sauraitvivre toujours dans l'abstraction. Il se juge au bout ducompte floué par la société qu'il entretient, car il nesait plus très bien à quel titre on le pressure, ni à quelgaspillage servira cette prétendue justice. Autrementdit, le solitaire solidaire n'accède pas pour autant àune citoyenneté sociale, qui pourrait se surajouter à la

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citoyenneté politique; mais il demeure, en dépit de l'ef-fort financier accompli, en l'état de serviteur zélé d'unegigantesque machine à partager, à laquelle il ne com-prend rien.

A l'inverse, une société structurée est celle où l'indi-vidu concourt au bien-être commun non seulement parl'impôt, mais par l'engagement d'une partie de sontemps, de son énergie, de son imagination. Dans lamesure du désir qu'il éprouve de participer à la « chosede tous », et du temps dont il dispose, il s'associe pourorganiser des actions correspondant aux besoinssociaux qui lui semblent les plus négligés, et correspon-dant aux domaines dans lesquels il se considère com-pétent et créatif. La structuration sociale représente,pour les défenseurs du principe, davantage qu'unenécessité, une figure « normale » de l'existence sociale :l'agir-ensemble constitue la première expression del'existence d'une société. L'histoire des sociétés duVieux Continent raconte celle d'une multitude depetites sociétés qui luttent avec succès pour conserverleur capacité d'initiative au sein de la grande société :corporations, villes, universitates en général. Elles neconcèdent des compétences aux instances supérieuresqu'en cas de besoin. A cet égard, la société françaisejusqu'à la monarchie absolue, ou la société allemandehors quelques parenthèses historiques, vivent l'idée desubsidiarité sans l'avoir vraiment conceptualisée. L'ab-solutisme, le despotisme éclairé des Lumières, plustard le totalitarisme à l'Est et l'Etat centralisé àl'Ouest, inventent chacun à leur manière une sociétédans laquelle les actions civiques de proximité se raré-fient ou s'éteignent.

L'évolution qui a conduit l'ancienne société dite« holiste » vers l'individualisme, ne devrait pas nousinciter à abandonner toute idée de structurationsociale. Car cette structuration peut s'opérer dans laliberté et le pluralisme, lors qu'auparavant elle s'opé-

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rait autour d'un consensus donné de soi. Si nous nepouvons plus revenir en arrière, identifier la société àun organisme, disons ici que la société pourrait recou-vrer une âme, issue des connivences multiples par les-quelles se forge l'agir-ensemble. Chacun peut bienreconnaître l'esprit d'un peuple à travers sa culture, saforme d'intelligence ou sa manière particulière de riredes autres et de soi. Mais évoquer l'âme d'une société,revient à marquer ses affinités labyrinthiques : riend'autre finalement que cette amitié civique dont lesanciens faisaient la condition de la « concorde » sanslaquelle, selon eux, il n'y a point de société, mais unassemblage réuni au hasard. Or l'esprit commun - laculture - ne suffit pas à créer ces affinités : il y fautl'action accomplie en commun.

En dépit de l'évolution historique qui laisse face à face,l'individu solitaire et l'Etat, il existe une forte demanded'actions communes, si l'on veut bien observer la mul-titude d'associations finalisées à l'intérêt général quinaissent spontanément dans les sociétés européennes. Atravers des activités gratuites, l'individu cherche ici, nonà réaliser un profit, mais à accomplir une oeuvre, soit quesa profession ne lui en donne pas vraiment l'occasion,soit qu'elle lui en laisse le temps et l'énergie, soit qu'il setrouve pour une raison ou pour une autre en situationd'inactivité professionnelle. Ce bénévolat traduit moinsla pure générosité - même si la générosité n'en est pasabsente -, que la volonté d'enrichir l'existence per-sonnelle et de laisser sa marque sur le monde. Cettevolonté existe à toutes les époques, s'il est vrai quel'homme est un animal social : seuls les dénigrementsd'une opinion contraire, et le veto étatique, peuvent lamettre en échec. Ainsi, l'individualisme n'a pas sup-primé aujourd'hui la volonté d'agir, mais celle-ci setrouve restreinte à la fois par une opinion publiquesoupçonneuse et par des instances publiques jalouses.Alors qu'il conviendrait au contraire, selon les défen-

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seurs de l'idée subsidiaire, de valoriser ces actions, de lesinciter à se développer, de les soutenir par tous moyens àdisposition. Encore faudrait-il, pour cela, reconnaîtreleur importance décisive, non seulement au regard del'efficacité, mais aussi en terme de cohésion sociale : lacohésion sociale représentant non seulement un moyenpour réaliser l'intérêt général à moindre coût, mais aussiune finalité, comme composante de l'intérêt général lui-même.

En octobre 1992, un élan de solidarité ayant permis,à partir des écoles de France, de réunir un fort tonnagede riz pour la Somalie, immédiatement des voix s'élè-vent : il eut été plus logique et plus efficace de laisseracheter par l'Etat le riz en Thaïlande, afin de l'achemi-ner directement. Nul n'a songé à évaluer le coûtbureaucratique qu'il aurait fallu alors comptabilisersupplémentairement. Mais surtout, et curieusement,les efforts gratuits accomplis ici ont été compris commeun labeur inefficace. Ainsi, les regards demeuraientfixés sur les résultats matériels et quantifiables de l'ac-tion, alors qu'ici et d'ailleurs partout, l'action ne vautpas seulement par son résultat quantifiable, mais par lesupplément d'être qu'elle procure à l'acteur lui-même.Ce supplément ne se mesure pas. De même que l'on nesaurait mesurer l'ampleur du lien social que ce typed'initiative tisse entre les milliers d'intervenants ano-nymes - et parfois maladroits. Il faudrait pouvoirdire tout crûment que l'action de solidarité profiteautant au donateur qu'au receveur. Mais l'opinioncontemporaine a coutume de ne prendre en compteque ce qui se mesure en kilos, en mètres, ou en dollars.

Une redéfinition du partage des tâches

C'est par la redéfinition des compétences que s'ins-taure un équilibre nouveau du partage des tâches entrel'Etat et les citoyens, le privé et le public.

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Une société comme la nôtre a coutume de fonder ladévolution des compétences sur la finalité des actionsconsidérées. Le privé vaque à ses affaires -- à ses inté-rêts sectoriels. Le public s'occupe des intérêts publics.Mais il se peut que l'instance publique gère fort mal lesintérêts publics, et même qu'elle ne les aperçoive passuffisamment, et plus souvent, qu'elle prive de cetteaction des citoyens prêts à l'assumer. Il se peut à l'in-verse que des privés s'avèrent incapables de diriger leurpropre destin. Le critère de dévolution des compé-tences ne sera donc pas ici la teneur de l'action consi-dérée, mais la capacité à l'assumer. Parce que l'actionlibre contribue à la dignité existentielle, et parce quel'action de proximité est jugée plus efficace, on dévo-luera d'abord la compétence à l'individu ou au groupele plus proche, pour aller par degrés au plus lointain,en cas d'insuffisance. Dans certains cas circonscrits, ondévoluera la compétence à l'instance supérieure enconsidérant la finalité de l'action considérée : si l'exer-cice de la compétence par l'instance inférieure devaitnuire à l'intérêt général. Dans les deux cas, nous noustrouvons dans le cadre du devoir d'ingérence, analyséplus bas.

Pourtant, cette manière de voir pose plusieurs pro-blèmes qu'il faut évoquer séparément. Tout d'abord, lanotion de capacité demeure bien confuse, voire totale-ment subjective. Il faut des cas extrêmes pour qu'elle serévèle d'évidence, en positif ou en négatif. Mais la vien'est faite que de cas moyens, ou presque. Cependant,la question est facilitée par le fait qu'il rie s'agit pasd'évaluer la capacité virtuelle de plusieurs instances enconcurrence, mais de juger de la capacité de l'instancela plus proche, à laquelle sera toujours dévolue la com-pétence au premier chef. Il est naturel de laisser le soindes enfants aux parents, le soin de la commune auxcitadins associés. L'assistante sociale, ou la Cour descomptes, n'interviennent qu'en cas d'insuffisance avé-

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rée. L'acteur le plus proche est jugé par principe pluscapable, parce qu'il connaît davantage, et parce qu'iljoint à l'action la ferveur et l'intérêt au sens noble. Ladifficulté consistera donc à repérer et à juger l'incapa-cité. Le constat d'insuffisance peut venir de l'acteur lui-même : mais celui-ci risque de profiter de la suppléanceofferte pour valider sa propre paresse. A l'inverse, leconstat d'insuffisance établi par l'instance supérieurepeut dissimuler un désir d'ingérence, une volonté depuissance sans rapport avec le besoin. Ainsi, la notionsubjective d'insuffisance peut laisser libre cours àtoutes sortes d'excès.

Le constat d'insuffisance, par lequel la compétencepasse d'une instance à l'autre, surgit en général d'undébat et souvent d'une lutte qui peut se révéler assezâpre. C'est pourquoi les sociétés inspirées par l'idéede. subsidiarité vivent dans de permanentes discus-sions, au cours desquelles les groupes sociaux défen-dent leur autorité face aux autorités qui les surplom-bent, et notamment face à l'Etat. Ainsi les cantonssuisses et les Lânder allemands organisent-ils respecti-vement des formes diverses de coopération pourrégler leurs difficultés avant que l'instance confédéraleou fédérale ne soit contrainte, ou tentée, de les sup-pléer. Les cantons notamment par des concordats, lesLnder par des traités, commissions communes ouconférences permanentes.

Cette incessante discussion suppose que chaquegroupe social souhaite conserver son initiative, ou ditautrement, qu'existe au sein de la société une fortevolonté d'action. Cette volonté, peu connue des men-talités providentialistes, forme la condition première del'application du principe de subsidiarité. Le principene servira aucunement de barrière contre les ingérencesde l'Etat si le citoyen couramment réclame, ou mêmeaccepte de guerre lasse cette ingérence. Il peut seule-ment servir de référence dans' une société désireuse de

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maintenir les libertés d'initiative vouées à l'intérêtgénéral.

On imagine donc difficilement une instance officielleresponsable de la « compétence de la compétence », àmoins qu'il ne s'agisse d'une instance de recours en casde litige. Car si la notion d'insuffisance est subjective,elle est aussi variable dans le temps. Les acteursacquièrent ou perdent des capacités au cours de l'his-toire. La dévolution des compétences souffre donc desmodifications en fonction de l'insuffisance reconnueaprès un débat, et c'est d'une façon dynamique que lasubsidiarité contribue à définir la distribution desrôles.

Pourtant, hors cette large zone imprécise au sein delaquelle le titulaire de chaque compétence peut se trou-ver remis en cause, aux deux extrémités, rien oupresque, ne se discute.

L'utilisation du critère de capacité pourrait donnerlieu à des propositions étranges : si une entreprise pri-vée devient capable d'assurer la sécurité mieux quel'Etat, pourquoi ne lui confierait-on pas la police, voirel'armée? Ici, le critère de capacité ne joue plus, pourles raisons mêmes qui justifient les pouvoirs régaliens.Les tâches intégrant l'emploi de la force : garantie dela sécurité intérieure et extérieure, concernent la surviede la société, à court ou à moyen terme. Elles ne peu-vent donc faire l'objet d'une concurrence entre groupesrivaux, car l'existence de la société civile est justementconditionnée par la cessation de la rivalité violente. Sil'Etat s'avère insuffisant à gérer la police, alors lasociété se dissout, mais le problème ne saurait serésoudre par des polices privées, car alors la société sedissout également. Il en va de même pour la justice.

A l'autre extrémité, la plupart des tâches strictementprivées et de proximité ne souffrent guère la discussionsur les capacités. Les Suisses aiment à démontrerqu'une action médiocrement accomplie par l'acteur le

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plus proche se légitime davantage qu'une action mieuxaccomplie par un acteur très lointain, à condition quecette médiocrité ne mette pas en cause trop gravementl'intérêt général. Hors les cas limites, mieux vaut unenfant mal nourri par sa mère que dorloté par l'assis-tance sociale, ou une commune gérée par la fantaisieou l'inexpérience locale plutôt que quadrillée par unebureaucratie centrale. Il n'est pas exact de dire, à l'ins-tar des libéraux, que l'action de proximité est toujoursmieux accomplie. Par contre, la médiocrité du résultatsera bien souvent compensée par la satisfaction degérer soi-même sa propre existence.

Le devoir d'ingérence

Le critère d'insuffisance entretient deux significa-tions complémentaires, qui expriment les deux aspectsdu principe de subsidiarité. Respecter l'action libre jus-qu'à l'insuffisance avérée, sous-entend la légitimité del'ingérence une fois l'insuffisance avérée. L'instanceplus élevée, qui n'est pas forcement l'instance étatique,intervient pour suppléer, au nom de l'exigence de réa-lisation de l'intérêt général qui constitue la finalité der-nière de l'action politique.

Nous dirons donc qu'ici les différentes instances nan-ties d'autonomie à divers échelons, agissent comme desvases communicants. Priorité de compétence est donnéeà l'instance la plus proche de l'action à accomplir. Maisen cas d'insuffisance, le secours venu d'en haut n'est pasfacultatif ni aléatoire : il devient un devoir. Car l'intérêtgénéral exige la concrétisation d'un certain bien-être,dont la définition demeure largement culturelle, maisqui n'en demeure pas moins une exigence. Une com-mune peut prendre en charge une partie de la tâche édu-cative, mais la commune se verra aidée par la région,tandis que les régions les moins pourvues feront appel àl'Etat dans la mesure de leurs besoins, comme il arrive

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il

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en Suisse où la Confédération prend en compte les inté-rêts des régions défavorisées. Etant donné notre his-toire, aucun d'entre nous n'accepterait une inégalité desservices, due à l'inégalité géographique des ressources.Les adversaires de la décentralisation l'ont bien com-pris, qui annoncent une régionalisation génératriced'inégalités intolérables, parce qu'ils n'imaginent pasd'autre alternative à l'Etat omnipotent que l'anarcho-libéralisme. L'autonomie rendue aux collectivités publi-ques, mais sans suppléance étatique en cas de besoin,n'engendrerait en effet que le rejet. Aucun Européen n'aenvie d'abandonner toutes les solidarités patiemmentconstruites, en échange d'autonomies supplémentaires,même désirables.

La tâche principale de l'Etat, hors les fonctionsrégaliennes, consiste donc à s'établir comme garantfinal de ce que la culture d'une époque exige en matièrede bien commun et de solidarité. Mais cela ne signifieaucunement que l'Etat doive agir lui-même, sauf si àun -besoin réel ne répond aucune collectivité, aucungroupe de citoyens.

L'Etat ne jouera pas seulement un rôle de substitutéventuel des acteurs défaillants. Il devra veiller, en tantque garant du bien commun, à ce que les actionscitoyennes finalisées à l'intérêt général répondent bienà cette finalité. L'Etat joue exactement ce rôle lorsqu'ilgarantit la sécurité, l'hygiène et les bonnes moeurs dansles écoles privées, sans pour autant s'ingérer dans lesdomaines de leurs compétences propres. Car si la ten-tation étatique consiste en boulimie de pouvoir, la ten-tation des groupes sociaux consiste en détournementde l'intérêt général vers les intérêts privés. Les deuxacteurs se surveillent ici mutuellement, et, non plus surle plan institutionnel, mais dans la vie sociale, nousnous trouvons dans une situation où « le pouvoirarrête le pouvoir ».

Le rôle de l'Etat consiste encore à aider les initia-

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tives libres, notamment financièrement, lorsque dumoins elles se révèlent pertinentes au regard du biencommun. En France, les handicapés n'ont pas bénéfi-cié d'une aide spécifique jusqu'au moment où de nom-breuses associations ont pris en charge ce problème.Plus tard, l'instance publique a reconnu qu'il s'agissaitdésormais d'une action d'intérêt général et a organiséle subventionnement des organismes déjà en place. Dela même façon, l'enseignement agricole a été préalable-ment inventé par le secteur privé, pour bénéficier, lors-que le besoin public fut reconnu, de l'aide de l'Etat.Bien souvent, c'est la société civile qui repère les nou-veaux contours de l'intérêt général et tente de répondreà ses besoins, avec ses moyens, avant que l'Etat ou lescollectivités publiques ne lui offrent des conditions demeilleure réalisation. Ce principe selon lequel 1'Etatdevrait se contenter d'accompagner les initiativescitoyennes, là où celles-ci se développent efficacement,répond à une exigence économique autant qu'à uneconfiance dans l'action de proximité. Il s'avère quel'action de proximité aperçoit les besoins et leur trouvedes solutions plus appropriées et plus humaines. Maispar ailleurs, l'instance publique économise sur le pro-duit de la recette fiscale si elle se contente de suppléerles défaillances au lieu de veiller à tout. Les subven-tions qu'elle accorde aux groupes citoyens finalisés aubien commun, n'équivalent pas aux dépenses qu'elledevrait réaliser pour les remplacer. Car les groupes enquestion délivrent un apport gratuit en temps et enénergie, et leur substitution par des agents de l'Etatcoûterait nécessairement fort cher à la nation.

L'Etat ne devra pas encore se contenter de portersecours aux actions utiles afin de les rendre davantageprofitables. Il peut jouer un rôle d'incitation, et pro-mouvoir des actions futures en leur offrant des condi-tions de réalisation. L'incitation publique peut être fis-cale, comme c'est le cas dans les pays anglo-saxons

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pour les fondations. L'incitation peut se concrétiserpar la mise à disposition de conditions matériellessatisfaisantes. Il s'agit toujours non seulement de cau-tionner, mais de privilégier les citoyens associés au ser-vice de l'intérêt général, afin de finaliser l'action libreaux besoins de la solidarité. Il reste que cette manièrede gouverner par incitations réclame sans doute àn'importe quelle autorité, étatique ou non, une modes-tie assez peu naturelle. Le pouvoir en général cherche às'adjuger l'ensemble des compétences, c'est-à-dire àtout faire lui-même, à moins qu'il ne préfère à l'inversedemeurer inactif et satisfait dans la contemplation desa propre gloire. Tandis qu'un pouvoir ou une autoritécapable d'inciter sans agir soi-même, se fatigue à latâche sans récupérer pour son propre compte aucunepuissance supplémentaire. Cela nécessite, autrementdit, que le pouvoir se reconnaisse le rôle d'auxiliaire.Cette humilité ne viendra pas des gouvernants eux-mêmes, dont cette qualité n'est pas l'apanage connu.Mais elle peut devenir, dans une démocratie, une exi-gence des citoyens, à condition que ceux-ci acceptentde courir les risques de l'action libre, et congédientl'Etat-père de famille.

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Chapitre IV

LES OBSTACLES CULTURELS

On l'a vu, le. principe de subsidiarité sous-tend unephilosophie et une anthropologie. Il ne saurait doncêtre sollicité comme simple méthode, apte à répondreaux excès du providentialisme d'Etat. Son applicationdans le cadre national de pays accoutumés au centra-lisme, supposerait de profondes remises en cause, nonseulement politiques, mais culturelles et éthiques.

A cet égard, les réticences instinctives que rencontrel'idée de subsidiarité dans la société française cultivée,sont significatives. La pensée des personnalistes et desordo-libéraux porteurs de cette idée n'est pas - oupas encore? - recevable par les mentalités contempo-raines. Elle suppose en effet :

- une désacralisation des droits;- un renoncement à ce que nous appellerons « l'éga-

lité des apparences »;- une confiance accordée à la décision individuelle,

au détriment des sciences d'organisation socialecomme instances-monopoles de la décision d'inté-rêt général

Des droits relatifs

Le caractère dynamique de l'idée de subsidiaritéimplique une relativisation des droits : une remise encause permanente, non de leur exigence, mais de leurcontenu.

La spécificité de ce principe d'organisation sociale

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consiste dans la grande souplesse de la dévolution descompétences, et requiert une adaptation sociale per-manente, puisqu'il faut toujours ici faire coïncider lemaximum de liberté possible avec la réalisation de l'in-térêt général exigé. Les proches valeurs de référencesdemeurent ici relatives, puisqu'elles sont posées anti-nomiquement. Si la politique consiste à travailler àl'intérêt général, pour autant le contenu de cettenotion change sans cesse. Naturellement, cette dernièreaffirmation ressemble à une lapalissade. Chacun saitque l'intérêt général d'un peuple varie dans le temps etdans l'espace, qu'il n'est pas le même pour les Polonaiset pour les Français, ni pour les Français à différentesépoques de leur histoire. Pourtant, une société commela nôtre conteste quotidiennement cette évidence endonnant primat au droit sur le bien, ce que l'idée desubsidiarité précisément récuse.

Ici la liberté demeure relative aux capacités, parcequ'elle représente une condition de la dignité, qui seulerequiert valeur absolue. Si la liberté d'agir épuise etdétruit un individu au lieu de le grandir, alors temporai-rement elle cesse d'être défendable tandis que l'assis-tance le devient - le but final consistant à restaurer lescapacités de liberté, car l'assistance vise la'survie à courtterme, mais l'existence, conditionnée par la survie, visel'autonomie du destin. On pourrait dire que la liberté estsituée. De la même façon l'égalité, pour reprendre laseconde valeur-phare de ce siècle, représente un moyenpour répondre à ce qu'une société considère commeindigne de l'homme, et une égalisation n'a pas à se per-pétuer hors cette finalité. Par ailleurs, l'égalisation, quisuppose une sorte de péréquation sociale, demeure rela-tive aux capacités financières de la nation, qu'elle contri-bue toujours à anémier. Il serait par exemple absurded'exiger de l'Etat, dans un pays insuffisamment riche, lagratuité totale de l'enseignement supérieur. Les prioritésdivergent selon les cas, et changent selon les temps.

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Or c'est justement cette évolution des priorités quenous sommes tout à fait impréparés à comprendre. EnFrance, comme dans d'autres pays occidentaux, lesdroits-créances, avantages fournis à un moment del'histoire pour répondre à ce que l'on considère alorscomme des injustices, tentent, au fur et à mesure deleur attribution, de se figer pour l'éternité. Ceci tientd'une part au fait qu'il est humain de s'accrocher à unavantage par n'importe quel moyen, d'autre part, àl'idéologie du progrès qui identifie le bonheur à l'accu-mulation indéfinie des droits - alors que le bonheurconsisterait plutôt, dans l'optique qui nous préoccupe,dans l'adaptation permanente des droits aux besoins.Aussi, non seulement les droits-créances refusent d'êtreremis en cause, au regard des besoins d'une société quichange, mais ils se superposent en strates successives,et finissent par engendrer des injustices cruelles. Cephénomène de paradoxe des conséquences, bien connudans l'ensemble de l'ex-Soviétie, s'observe aussi àl'Ouest, là où une politique providentialiste durable adéjà fait sentir ses effets. Ce que nous appelons le cor-poratisme, ne correspond pas seulement à un égoïsmede sociétés fermées, mais résulte naturellement d'uneidéologie de la sacralisation des droits.

L'idée de subsidiarité n'est pas compatible avec desdroits pétrifiés et sacralisés, qu'il s'agisse de droits-libertés ou de droits-créances. La notion de droitacquis, signifiant beaucoup plus que l'expressionmême ne l'indique, traduit cette tendance à immobi-liser un droit aussitôt son obtention reconnue. Ce quirévèle l'incapacité d'une société à se donner d'autresréférences que ces droits historiques, qui pourtant nesont autres que des moyens, relatifs et temporaires, deconcrétiser une idée de la dignité humaine. L'espritprend les moyens pour des finalités lorsqu'il a perdu latrace des finalités, même s'il en porte intérieurementl'exigence, souvent à son insu. Pour la pensée de la

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subsidiarité, le bien précède le droit, l'inspire, et enindique les réalisations possibles et nécessaires, lorsmême que l'époque est traversée de courants de pen-sée, construits à son image, qui donnent le droit pourréférent du bien. Les droits ne valent que pour des exi-gences toujours discutables, parce qu'ils tracent seule-ment, de main malhabile, les contours d'une dignitéconcrète pour ce temps et pour ce lieu. Ils sont sujets àl'excès, ils engendrent des effets pervers, et c'est pour-quoi ils devraient périodiquement subir une remise encause au regard de référents qui les subsument.Nombre de droits acquis portent tort tantôt à l'intérêtgénéral - l'extention pléthorique de la fonctionpublique -, tantôt aux intéressés eux-mêmes - ledroit d'entrer en sixième à treize ans ou d''obtenir sonbaccalauréat sans capacité suffisante pour suivre unenseignement supérieur.

Cette relativisation des droits s'accompagne d'unevision spécifique de l'égalité. L'idée de subsidiarité neremet en cause ni l'égalité ni la solidarité dont lessociétés modernes font un préalable de toute actionpolitique. Pourtant, en concrétisant l'égalité autrementelle en présuppose une autre définition, et suscite unrejet ambigu, en même temps qu'elle oblige le provi-dentialisme d'Etat à dévoiler la véritable nature del'égalité qu'il défend.

L'idéal-type de l'égalité

Le principe de subsidiarité contribue à la réalisationd'une certaine égalité sociale. Ici, la liberté ne repré-sente pas la seule valeur ni la dernière valeur de réfé-rence. Se justifie, par conséquent, un partage du bien-être entre les citoyens d'une même société. Ce partagedemeure très relatif, et bien éloigné de la péréquationsocialiste, puisque la liberté individuelle fait partieintégrante de la dignité personnelle. Le principe de

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subsidiarité traduit la nécessité d'un équilibre savant- et précaire - entre la liberté et l'égalité.

Il existe cependant divers types d'égalité. L. Walrasdistinguait déjà l'égalité des conditions et l'égalité despositions. La première prépare pour chaque individuun terrain semblablement favorable - égalité dite deschances -, par exemple grâce à l'école gratuite et obli-gatoire, à charge pour lui d'en tirer ensuite le maxi-mum de profit. La seconde au contraire aplanit à l'ar-rivée, confisquant aux plus travailleurs et aux plusdoués le fruit de leurs actions pour le distribuer auxautres. Il est évident qu'une réelle égalité des condi-tions suppose une certaine égalisation des positions,notamment une forte pression fiscale.

A cet égard, l'idée de subsidiarité correspond à l'es-prit de ce temps, puisqu'elle réclame un partage relatifdes biens, non pas dans un but de nivellement, maispour garantir à chacun les conditions de sa liberté. Cen'est donc pas ici qu'il va heurter les mentalitéscontemporaines.

Il faut cependant évoquer une autre distinction, peudécrite mais non moins essentielle, de l'égalité sociale,qui concerne les moyens davantage que les résultats. Ils'agit de la différence entre l'égalité des actions, ou desinitiatives, et l'égalité des biens et services.

L'Etat-providence instaure une certaine égalité desbiens et services par le moyen de l'égalisation desactions, autrement dit, en nivelant les initiatives,autant que faire se peut, au plus petit dénominateurcommun. Les initiatives de l'individu agissant poursoi, il les restreint par le don généralisé. Les initiativesde l'individu agissant pour l'intérêt général, il les inter-dit en les monopolisant. Au lieu de secourir ceux quine peuvent par leurs propres moyens atteindre leniveau de bien-être requis pour assurer une vie digne,il distribue ses services à tous indistinctement, aumoins dans les secteurs jugés essentiels. Les collectivi-

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tés locales pratiquent aussi, concernant les services deproximité, ce mode de distribution apparemment éga-litaire, qui a fait l'objet de critiques nourries de la partdes libéraux fustigeant « l'Etat-argent-de-poche ».

A quelle philosophie correspond cette organisation,par laquelle l'instance publique nécessairement s'épuise,puisqu'elle distribue aux plus pourvus comme aux plusdépourvus?

Dans une culture libérale-pluraliste, l'Etat ne peutégaliser par l'exaction : les mentalités du Vieux Conti-nent n'ont jamais admis l'étatisation généralisée desmoyens de production, d'échanges et de services, endépit des tentatives socialistes et de la soviétisation for-cée de l'Europe de l'Est. C'est ainsi par le don quel'Etat égalise, puisqu'en donnant à tous sans distinc-tion, il fait oublier la différence entre les plus et lesmoins capables. Dans un certain nombre de secteurs, ilne laisse à aucun citoyen adulte la possibilité de savoirde quoi il serait vraiment capable hors l'assistanced'Etat. Autrement dit, il aplanit l'esprit d'initiative etl'initiative elle-même, non par un moyen direct etcontraignant, mais en les rendant inutiles. Il tutelliseau lieu d'interdire.

Ce qui laisse voir une réalité trop méconnue : l'Etatprovidentiel vise moins l'égalité du bien-être et desconditions du bien-être, que l'égalité des actions. Ilcourt plus à la mise à niveau des personnes - si unepersonne n'est rien d'autre que son acte - que desbiens : car la distribution égale aux inégaux multiplienaturellement les inégalités, tandis que les apparencesdemeurent sauves, puisque chacun conserve tin statutsemblable de débiteur de l'Etat.

Les adeptes du principe de subsidiarité réclament aucontraire que seuls bénéficient du secours public ceuxqui en déclarent un besoin avéré. Ce que nos contempo-rains supporteraient fort mal : voir s'établir la différenceentre les autonomes et les dépendants. Nul ne remet en

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cause l'exigence de l'égalité des conditions. Mais l'idéede subsidiarité remet en cause les moyens par lesquelscette égalité s'instaure, et la question des moyens nerelève pas ici du domaine technique, mais beaucoupplus profondément, d'une philosophie de la responsabi-lité. Tous les acteurs qui le peuvent devraient se trouveren situation d'assumer leur destin y compris financière-ment, et par cette brèche s'instaure non pas une inéga-lité, mais une visibilité de l'inégalité, que les défenseursdu principe de subsidiarité acceptent, mais que lestenants de l'Etat providence récusent.

On aperçoit ici que l'Etat-providence a rajouté auxtrois types de droits caractérisant la démocratiemoderne un quatrième, plus subtil. Aux droits de par-ticipation, aux droits-libertés, aux droits-créances, iladjoint le droit à l'égalité des apparences, qui permetd'occulter l'utilisation du droit-créance.

Dans certains secteurs, l'assistance des pouvoirspublics tient compte de la capacité des individus à« s'aider eux-mêmes », et n'offre un secours qu'en casde besoin avéré. Mais la tendance générale consistedans cette volonté d'aplanissement par le don, quel'instance providentielle soit l'Etat ou les collectivitéslocales. Selon la pensée de la subsidiarité, un individugagne en liberté et en responsabilité s'il paye à prixcoûtants des services choisis plutôt que de payer desservices obligatoires par l'intermédiaire de l'impôt. Cetargument a toujours été défendu par les libéraux, maisici il est à la fois défendu et dépassé, puisque l'instancepublique a le devoir de garantir l'aide en cas de non-capacité. Encore faut-il pour cela accepter de dévoilerla différence entre autonomes et assistés. Selon lesdéfenseurs du principe de subsidiarité, il y a une raisonprécise pour organiser une certaine égalité du bien-être, mais il n'y a aucune raison pour déresponsabilisertout un peuple sous le prétexte de l'insuffisance, tem-poraire ou non, d'un certain nombre de citoyens.

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Les bienfaits de l'anonymat

L'idée de subsidiarité n'implique pas seulement que lesecours soit distribué au prorata du besoin, mais encore,que le secours émane de la société civile, le plus large-ment possible, et ne demeure pas le seul fait des instancespubliques. Les groupes de citoyens sont ici habilités etmême incités à répondre aux besoins d'intérêt général, etc'est 'par leur intermédiaire que l'instance publiquenationale, ou les collectivités locales, financent la redis-tribution sociale. Ceci pour permettre à ces individusgroupés d'acquérir le maximum d'autonomie, en mêmetemps que pour accroître l'efficacité de l'action.

Ici l'idée se heurte encore à des résistances cultu-relles importantes.

Dans notre esprit, si l'aide doit s'offrir anonymementà tous sans distinction, tout autant la source de l'aidedoit demeurer anonyme. Et c'est pourquoi nous investis-sons les pouvoirs publics de ce souci. Une bureaucratieest aveugle et sourde en ce sens qu'elle secourt des dos-siers, et non des hommes. Elle ignore dans la plupart descas le visage de ses protégés, qui ne sont pas d'ailleurs ses

protégés, mais ceux de la société tout entière. La média-tion de la bureaucratie empêche la compassion particu-lière, la relation entre le débiteur et le créancier, et toutesformes de cette supériorité qui s'insère si facilement dansla charité individuelle. La justice sociale ne doit pasdevenir - redevenir - une charité, et c'est pourquoi illui faut transiter par cette organisation sans regard. L'as-sisté de cette manière ne doit rien à quiconque, il n'estl'obligé de personne, échappe au mépris latent et à l'am-biguïté du don. Si l'aide s'établit au nom (le la justice, sielle vaut pour un dû, alors elle réclame cet anonymat.

Cette organisation est fondée sur une certitudetenace : le secours égalisateur viserait à réparer desinjustices. Cette compensation doit donc s'opérer dansl'obscurité et le silence. Ceci pour éviter de faire, aux vic-

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times des injustices, l'affront supplémentaire de les lais-ser croire un instant responsables de leur insuffisance.Les inégalités doivent être redressées en secret, d'où lanécessité de camoufler à la fois le nécessiteux - en dis-tribuant à tous indistinctement - et le donateur - parla médiation de l'impôt et de la bureaucratie.

L'idée de subsidiarité repose sur un fondement toutà fait différent, parce qu'elle s'inspire de la culturechrétienne et non des idéologies modernes qui identi-fient couramment inégalité et injustice. Ici la nécessitédu secours vise à restituer à l'individu les attributsconcrets de sa dignité ontologique, et non à réparerune injustice dont on ignorerait d'ailleurs la source etles raisons. C'est la dégradation des personnes parinsuffisance d'un certain bien-être matériel ou intellec-tuel, qui est à combattre. Ce n'est pas l'inégalité entant que telle. L'inégalité n'est pas un fléau à éradi-quer, dans la mesure où elle exprime tout autant desvariétés que des injustices.

L'inégalité traduit la diversité des talents et des éner-gies. Le but d'une organisation sociale consiste à offriraux énergies et aux talents les conditions de leur réali-sation, et aussi à les orienter afin de les placer au ser-vice de l'intérêt général. Non pas à les supprimer auprétexte de leur inégale distribution (ce que fait lesocialisme), ou à les ignorer vertueusement (ce que faitl'Etat-providence). Cette utilisation des talents sup-pose justement de les prendre en compte, de les recon-naître, voire de les soutenir. Donc de les exposer auxregards, ce qui est évidemment contraire à toutes lesrègles de l'anonymat.

Un hôpital célèbre pour sa qualité, un lycée publicrenommé, dorent le blason du secteur public dans sonensemble. Tandis que la réputation d'une école privéeou d'une fondation, profite soit à un courant de pen-sée, soit à un groupe d'individus, voire au seul instiga-teur. La gloire que celui-ci va tirer d'un succès, même

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s'il travaille à l'intérêt général, nous apparaît véné-neuse, parce qu'elle exprime au grand jour une nou-velle inégalité'. C'est cette conviction qui nousempêche, aussi, de remettre en cause concrètement leprovidentialisme d'Etat.

Nombre de citoyens pourraient et voudraient dispen-ser leur temps et leur imagination dans une tâche d'inté-rêt général. Non pas en raison d'une générosité congéni-tale, car les bons sentiments n'ont que faire ici. Maisparce que tout être normalement constitué, lorsque sesproblèmes de subsistance sont résolus et qu'il lui resteun peu de temps, cherche à tourner son énergie vers l'ex-térieur. Il est faux de croire que toute action quête unintérêt financier, comme il est faux de croire, inverse-ment, à une abnégation généralisée. L'action se déploied'abord pour son propre compte : l'initiateur se prouveà lui-même qu'il existe ; la concrétisation de ses capaci-tés le rend pour ainsi dire plus réel que nature. Aussil'action n'est-elle jamais totalement désintéressée, puis-qu'elle satisfait l'acteur, et lui apporte de surcroît, si elleréussit, une considération, une lueur dans le regard desautres, qui valent souvent plus qu'un salaire.

En confisquant pour son propre compte toute initia-tive d'intérêt général, et en jetant la suspicion sur lesactions privées finalisées à l'intérêt général, l'Etat-provi-dence enferme les acteurs potentiels dans leur « chezsoi ». Ceux-ci, porteurs d'une énergie superflue, vont ladéployer pour la sophistication de leurs loisirs ou de leurconfort. Aucune société n'est intériorisée comme celle-ci.Toute la passion qui pourrait se porter à l'extérieur, serabougrit en s'enfermant dans les étroites limites du jar-din privé. L'Etat-providence secrète des élites égoïstes.

Mais reconnaître à la société civile un rôle dans la

1. Ainsi M. I. Finley voit-il dans les « liturgies » grecques de l'Anti-quité, ancêtres de notre mécénat, une « affirmation ritualisée de l'inéga-lité », L'invention de la politique, Flammarion, 1985, p. 65.

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poursuite de l'intérêt général, signifie remettre en causel'anonymat. Si l'Etat ne pourvoit plus à tout, et si l'ondemeure persuadé qu'il faut tout de même pourvoir,alors les associations se querellent publiquement pourconserver « leurs » protégés, les mécènes gravent leurpatronyme au fronton des universités, les fondations àbut culturel traversent l'histoire au nom de leur insti-gateur. Lorsqu'il s'agissait de ne distribuer les créancesqu'en cas de besoin, on savait dès lors qui allait rece-voir. Ici, l'on apprend qui donne, de surcroît.

On peut imaginer que cette double connaissance prê-tera envie à l'individu assisté de sortir de sa condition.Car il peut avoir tendance à se trouver au chaud dansune situation de victime du sort, quand l'instance ano-nyme le secourt par la mauvaise conscience de tous, etc'est aussi ce que reprochent les libéraux à l'Etat-provi-dence. Le principe de subsidiarité se fonde sur la convic-tion qu'un individu saurait toujours acquérir davantaged'autonomie, si d'une part on ne le rabaisse pas au rangd'un paria, mais si d'autre part on lui propose des aidesassorties d'incitations au self-help. Ce n'est pas l'aliéna-tion, mais la connaissance de l'aliénation qui gage de ladélivrance, comme le disait Sophocle avant Marx.L'anonymat joue un rôle d'anesthésiant, et fige l'assistédans son rôle de victime, pendant qu'il pétrifie les soli-darités solitaires. Par une mécanique fatale, l'Etat-pro-vidence engendre la multiplication du nombre des assis-tés, et la restriction indéfinie des initiatives.

Nous aurions pourtant beaucoup de peine à aban-donner l'anonymat, qui rassure en nous la certitudeque notre justice ne ressemble en rien à l'ancienne cha-rité. Mais l'anonymat nous rassure aussi quand à l'ob-jectivité des décisions. Si la bureaucratie d'Etat n'agis-sait qu'en dernier recours, alors un grand nombre detâches d'intérêt général se trouveraient confiées à desêtres de chair et d'os. Et supporteraient dès lors les fai-blesses de l'humanité ordinaire.

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La décision en procès

La subsidiarité ne s'applique pas seulement à l'ac-tion de l'Etat, mais à l'action de toute autorité,quelque soit son ampleur. Le principe de subsidiaritédoit donc pour ainsi dire jouer à tous les niveaux, s'ilveut s'exercer valablement. Une région, à laquellel'Etat-subsidiaire aura laissé une autonomie à samesure, peut confisquer à son profit toute l'autoritéqu'il serait opportun de laisser par exemple aux provi-seurs des lycées. Ces derniers, si on leur garantit leurcapacité d'initiative, peuvent eux-mêmes s'ériger enroitelets. La centralisation de proximité constitue unetentation évidente, et de ce fait, l'un des argumentscentraux des adversaires de l'idée de subsidiarité.

Il est clair que l'application de la subsidiaritéimplique une culture d'autonomie : elle ne sauraitrésulter du décret d'un Etat converti, dans une sociétéà culture centralisatrice. Car aussitôt les petits chefs sehâteraient de reproduire ce qu'ils ont vu faire depuis silongtemps aux grands ; et les citoyens, accoutumés à latutelle, ne chercheraient pas à les en empêcher.

Une pensée non dite gît dans la crainte de la centra-lisation de proximité : le refus de la décision laissée àune telle multitude d'acteurs. La subsidiarité consiste àconférer davantage d'autorité et de capacité de déci-sion à davantage de groupes issus de la société civile,agissant de manière autonome, donc libres par rapportà l'appareil étatique. Dans ce cas, nous ouvrons laporte à des arbitraires et à des injustices virtuelles,même si les pouvoirs publics garantissent le respectd'une règle du jeu. Ayant relégué le pouvoir centraldans un rôle restreint, ayant suspendu ses volontésexpansionnistes, nous pouvons -nous trouver devantune foule de despotats dont la jactance ne nous sem-blera pas moins intolérable.

Ainsi s'exprime la critique contemporaine majeure

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contre le principe de subsidiarité : à tout prendre,mieux vaut encore la domination d'une bureaucratieplutôt que la tyrannie des petits chefs...

Il ne s'agit pas là d'un faux problème. Mais d'unargument réaliste, fondé sur l'expérience millénaire.Cette appréhension lucide des effets pervers de l'auto-nomie sociale, rappelle la longue histoire de la penséecentralisatrice, en même temps qu'elle dénote l'espritparticulier de cette fin de siècle.

Il faut se souvenir qu'au xnx siècle les libéraux, endépit du peu de confiance qu'ils accordaient à l'Etat,n'en accordaient pas pour autant leur crédit auxgroupes sociaux. Leur anti-étatisme ne s'assortissaitpas généralement d'un appel à la société civile pourréaliser les tâches d'intérêt public pour lesquelles ilsjugeaient l'Etat inopérant, mais d'un rejet de la notionde bien commun. La plupart d'entre eux craignaientpar-dessus tout l'arrogance des satrapies. De la mêmefaçon, le despotisme éclairé des Lumières, dont hériteen partie la société moderne, se construisait moins surle refus des privilèges que sur la récusation des autori-tés petites, dont justement la modicité amplifiait lavanité. Ainsi, dans notre tradition récente, le libéra-lisme et le socialisme se rejoignent sur ce point : il estextrêmement dangereux d'abandonner une autoritéordonnée à l'intérêt public à des privés, qui en profite-ront pour alimenter leurs ambitions et leurs passionsparticulières, même si par ailleurs ils paraissentconduire convenablement la tâche à laquelle ils se sontainsi voués. Cette conviction largement partagée acontribué à justifier et à développer les habitudes cen-tralisatrices, déjà si anciennes.

Chacun sait bien que la bureaucratie d'Etat commetdes erreurs, laisse échapper les cas particuliers, et restesourde imperturbablement à la plainte des victimes dusystème. Mais chacun se convainc qu'à sa place, unparticulier puissant pourrait se rendre coupable

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d'écarts analogues, ici non plus par le gigantisme et lalourdeur, mais par le caprice, la préférence et la véna-lité, ce qui semble pire. Nous acceptons les sottises etl'irréalisme du système davantage que l'arrogance duparticulier. Si le bureaucrate se trompe, c'est parerreur. Le particulier ne peut savoir aussi bien que lebureaucrate, et il peut se tromper doublement, car ilrajoute à l'erreur la faute et la méchanceté.

Plus loin que les raisons historiques, cette crainte del'autonomie s'enracine dans un rejet de la décisionindividuelle, caractéristique de l'époque contempo-raine. Nous accordons confiance aux analyses, auxdires et aux décrets des instances officiellement compé-tentes : le législateur, le scientifique, le technocrate,l'administration, le comité d'éthique. L'individusemble une pauvre chose, entachée d'imperfection,devant ces monuments qui dans chaque région del'existence décrètent le bien et le vrai à sa place et dansson intérêt. Nous soumettons la politique au droit et àla technique, la vie sociale au règlement, la moraleindividuelle aux comités. La décision personnelle nousinquiète : abîmée par la subjectivité, soupçonnée d'ar-bitraire. Nous faisons mine d'oublier que si les déci-sions des instances engendrent parfois des erreursmonstrueuses - la transmission administrative duSIDA -, c'est qu'elles s'établissent aussi sur desconnaissances simplement humaines, donc imparfaites.

Supprimer la contingence, biffer l'aléatoire : c'estprobablement ce qu'espère la société contemporaine encouronnant partout la science à la place du jugementhumain. Rien de plus contingent, rien de plus aléatoirequ'une décision humaine, jetée d'un point de vue par-ticulier. Une société inspirée par l'idée de subsidiarité,s'organise par la voix quotidienne de milliers de déci-sions humaines, qui doivent très peu à la science, maisbeaucoup au jugement et à la conscience individuels.

Cette crainte de la décision représente une consé-

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quence logique d'un trait propre à cette époque : lafuite des références.

Décision suppose choix. Le choix suppose des cri-tères. Or ces critères manquent : références morales,religieuses, traditionnelles, relativisées ou plus oumoins abandonnées ; référents existentiels rejetés de lapensée coutumière : le « maître », le héros, le saint. Aces figures anciennes s'est substitué l'homme-spectacle,dont l'image auto-effaçable ne peut servir qu'à rêver,non à construire. Faute de critères éthiques inattaqua-bles, notre contemporain se repose sur le socle rassu-rant des sciences qu'il a portées au pouvoir.

Confier la maîtrise des décisions à une conscienceindividuelle, privée de références, c'est évidemmentvouer la décision à l'arbitraire. Tout se jouera sur leshumeurs, les caprices et les intérêts les moins nobles.Ressentant, d'une façon plus ou moins nette, cette fuitedes références, nos contemporains craignent à justetitre la décision individuelle, et préfèrent aux décideursdes bureaucrates, parce que ces derniers n'ont pas àjuger ni à choisir, mais à servir fidèlement l'organisa-tion, qui, si elle peut se tromper, garantit au moins uneespèce de continuité.

C'est dire que la société civile ne saurait guère assu-rer davantage d'autonomie - devenir une sociétécivique - qu'en retrouvant des références. Faute dequoi, nous nous trouverions effectivement devant unemultitude de petits satrapes, qui nous feraient regretterla lourde et rassurante machine d'Etat. Or le problèmeconsiste en ce que les références ne se décrètent pas.Peut être la concrétisation du principe de subsidiaritése trouve-t-elle conditionnée par une réappropriationdes critères éthiques. Ce qui exclut d'emblée toutvolontarisme.

Le développement d'une nouvelle responsabilitécitoyenne dans les missions d'intérêt général, implique-rait de remplacer la qualité de docilité, indispensable

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dans le cadre de l'obéissance aux diverses « sciences »d'organisation, par la qualité de prudence, corollaired'une remise en cause du système technocratique.Impliquerait, autrement dit, la certitude intérieure quechaque citoyen ou groupe de citoyens peut déceler cer-tains besoins d'intérêt général et imaginer les moyensappropriés pour y répondre. Donc une confiance dansle jugement des personnes privées, l'instance publiquene détenant plus alors, de par sa situation englobante,le seul vrai « coup d'oeil », au sens où Max Weberemployait cette expression pour caractériser le poli-tique. Ce qui traduit l'idée d'une conscience citoyenneau regard de la chose publique, et concernant non seu-lement le choix des dirigeants, mais aussi le travailsocial à accomplir. La prudence aristotélicienne impli-quait l'idée d'un monde contingent, où la direction dubien demeurait incertaine, contrairement à ce qui seconçoit sous le despotisme éclairé et aujourd'hui entechnocratie. La conscience humaine, imparfaite maisle sachant, se détermine ici en situation toujours cri-tique, soutenue par l'expérience et par la réflexion, à lalumière de ses références. La direction du bien estimprimée au jugé et au cas par cas. La prudence estune sagesse quotidienne. Laisser à la société le souci del'intérêt général, dans la limite des capacités, signifieaccorder confiance au jugement particulier, et redorerle blason de la conscience individuelle. Le moins quel'on puisse dire est que cette réforme supposerait unvaste bouleversement des habitus mentaux. On peutimaginer que si l'idée de subsidiarité quittait le strictdomaine européen pour faire l'objet d'un véritabledébat tant dans les sociétés de l'Ouest pétries par leprovidentialisme d'Etat que dans les sociétés de l'Estaccoutumées au socialisme réel, ce seul débat engen-drerait une profonde remise en cause des certitudes quifondent aujourd'hui nos politiques.

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Chapitre V

LE PRINCIPE DE SUBSIDIARITÉET LA CONSTRUCTIONEUROPÉENNE

La véritable occasion de la résurgence actuelle duprincipe de subsidiarité a été le problème de l'intégra-tion européenne.

Il n'est pas innocent que l'idée surgisse au détour decet événement particulier. Lors même que, nousl'avons vu, cette idée pourrait également répondre àdes problèmes nationaux tout aussi actuels et toutaussi pressants.

Nous n'entrerons pas ici dans les détails des débatsjuridiques, économiques, écologiques, par lesquels lesacteurs de l'intégration européenne tentent une utilisa-tion pertinente du principe de subsidiarité. La taille decet ouvrage l'interdit, autant que le cadre'. Nous tente-rons, par contre, d'une part d'expliciter les raisonspour lesquelles l'idée réapparaît précisément ici, et enquoi cette conjonction même peut permettre une meil-leure compréhension de nos problèmes politiques ;d'autre part, de préciser comment l'idée peut se trou-ver opérationnelle dans ce cadre, et quels problèmesspécifiques pose sa concrétisation ; enfin, de relever à

1. A cet égard, le lecteur pourra se reporter aux articles spécialisésdont le nombre croissant depuis ces dernières années laisse bien voir l'in-térêt récent pour l'idée subsidiaire, et dont pour certains les référencessont indiquées plus bas.

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titre indicatif les domaines dans lesquels la Commu-nauté européenne tente de s'y référer explicitement, etquelles difficultés elle rencontre.

Un « bien commun » européen

Chacun d'entre nous se souvient du choeur de voixinquiètes qui réclamait, dès après la seconde guerremondiale, une entente européenne pour sortir du cyclefatal des conflits'. Mais les prémisses de l'intégrationeuropéenne avaient déjà été jetées entre deux guerres,notamment par Coudenhove-Kalergi qui fondeen 1923 l'Union paneuropéenne, et plus loin, notrehistoire est parsemée de projets européens, parfois uto-piques, souvent précurseurs2.

La multitude de conflits historiques ne suffit pas àexpliquer la permanence d'une telle idée. Ici, tout sepasse comme si les adversaires demeuraient malheureuxde se haïr. Comme si ces interminables conflits allaient àl'encontre de l'ordre des choses, autrement dit, commesi ces guerres étaient intuitivement jugées fratricides.

La longue histoire de ce que l'on pourrait appeler lademande d'Europe, traduit l'idée sous-jacente selonlaquelle il existe un « bien commun » européen. Laconstruction de la « maison commune » n'est pas unartifice, l'une de ces alliances objectives que l'onfaçonne par intérêt momentané, mais une oeuvre justi-fiée par la permanence d'une communauté des esprits.C'est pourquoi l'on doit parler de bien commun plusque d'intérêt général : la construction européenne sefonde sur l'idée qu'il existe ici une complicité préalableaux intérêts et plus fondamentale qu'eux. plus fonda-mentale que les structures nationales elles-mêmes.

1. Lors d'une Rencontre internationale à Genève en 1946, les intellec-tuels les plus influents de l'époque avaient chacun porté un message d'es-poir : J. Benda, D. de Rougemont, K. Jaspers, M Merleau-Ponty,G. Bernanos.

2. D. de Rougemont, Vingt-huit siècles d'Europe, Bartillat, 1990.

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Naturellement, la notion de bien commun gêne parson imprécision : c'est au nom du bien commun del'humanité que nous intervenons en Somalie, et sil'idée est large au point d'englober l'humanité entière,elle perd alors son sens. Mais le bien commun de l'hu-manité entretient une signification strictement éthique.Tandis que le bien commun européen tente de seconcrétiser sur le plan politique et juridique, et c'estbien là le fondement de l'intégration européenne. Glis-ser du plan éthique au plan politique, c'est justifier laconcrétisation obligatoire de tout ce qui rend un bienvéritablement « commun » : une certaine égalité, unejustice tendant à l'harmonie, les conditions ouvertesdes relations et des échanges.

Ainsi, le bien commun de chaque nation, garanti parle droit et par la décision politique, s'élargit pour deve-nir un bien commun européen. Tandis que dans l'en-semble européen, le bien commun de l'humanité cessed'être strictement éthique pour devenir politique.

Cette évolution veut marquer non une nouvelleappartenance - car l'appartenance humaine à unecommunauté ne se décrète pas ni n'apparait en quel-ques années, elle se forge au cours d'une aventure sécu-laire -, mais plutôt le parachèvement normal d'unehistoire, la réconciliation attendue du fait avec le droit.

La désignation d'un nouvel intérêt général, étendu àl'échelle de plusieurs nations, répond à la certituded'une identité culturelle commune, plus profonde queles divergences génératrices de conflits. Le sentimentd'un destin commun, fondé sur une même vision del'homme, représente à la fois la cause et la condition dela mise en place d'une politique et d'une législationcommunes. Le contenu de l'intérêt général varie avecles peuples, parce que la définition du bonheur n'estpas la même pour un Chinois et pour un Anglais. Onne saurait harmoniser qu'un ensemble déjà connivent.

Mais la concrétisation sur le plan politique et juri-

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dique de l'intérêt général élargi, va pour ainsi direéprouver le sentiment d'identité culturelle, lui imposersa démonstration. Il faudra, dans les faits, tenter deréaliser une certaine égalité appelée par la fraternité del'esprit. Entreprise difficile : si la péréquation devenaittrop couteuse pour les plus favorisés du continent, elleengendrerait des rejets compréhensibles. Une identitéculturelle évidente laisse apparaître l'est et l'ouest del'Europe comme des héritiers gémellaires de l'espritantique et chrétien. En dépit de cette complicité, ilserait dangereux de vouloir dès à présent construire lagrande Europe, car les écarts de niveau de vie sonttrop grands. Ces écarts ne proviennent d'ailleurs quede la domination soviétique, par laquelle ces pays ontrégressé pendant que les nôtres progressaient : c'est-à-dire, d'un événement extérieur. Mais le fait est là.Parce que la concrétisation de l'intérêt général met enjeu une politique de partage, même relatif, il doit tenircompte de la catégorie du possible.

Les précurseurs historiques de l'idée de subsidiaritémontrent comment la naissance d'une nouvelle auto-rité peut répondre à l'insuffisance des autorités exis-tantes, qui cherchent paradoxalement, en reconnais-sant un pouvoir supérieur, à se renforcer et non às'affaiblir. Les nations européennes ne créent en effetun pouvoir supranational que pour solutionner lesproblèmes qu'elles ne peuvent régler séparément, lesentiment d'identité culturelle demeurant la conditionet l'atmosphère de de cette évolution. Cherchant à serenforcer sans s'affaiblir, les nations se trouvent emme-nées dans la démarche qui vise à construire une auto-rité subsidiaire, et trouve ses modèles historiques dansla cité aristotélicienne et thomiste, la société germa-nique d'Althusius, la société civile de Locke, la fédéra-tion proudhonienne. La conviction de l'existence d'unbien commun qui dépasse le bien commun de chacundes groupes fondateurs, se double d'une volonté de ne

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pas annihiler pour autant l'autonomie de ces mêmesgroupes. L'appartenance à une communauté plus largevient fortifier l'identité des communautés nationales oude proximité, parce qu'elle en concrétise les fonde-ments souvent oubliés - chaque nation européenne aune manière particulière de vivre la politique, mais laCommunauté réalisée cherche à exprimer la figuresubstantielle d'une politique proprement européenne.

Dans le processus de construction européenne, l'idéede subsidiarité vient justifier et garantir l'autonomie deces groupes fondateurs, et vient rappeler que l'instancesupérieure nouvellement créée demeure à leur service,non l'inverse. Pourtant, l'idée de subsidiarité, parcequ'elle est pour ainsi dire à double détente, devraitaussi servir à rappeler les exigences d'un intérêt généralcommun, lequel a été la raison première de la mise enmarche du processus européen. Défendu sous son seulaspect négatif de non-ingérence, le principe de subsi-diarité ne saurait qu'engendrer un éclatement. S'il estutilisé exclusivement de cette manière tronquée, il netendra qu'à délégitimer, ici, la construction euro-péenne. Le principe de subsidiarité ne justifie pas ledépouillement de l'instance supérieure, mais la délimi-tation de ses compétences, le but étant ici de ne perdrede vue ni l'autonomie des communautés intégrées, nil'intérêt général de l'ensemble ainsi constitué.

Jacobinisme et anti-jacobinisme

Si l'idée subsidiaire resurgit à l'occasion de l'intégra-tion européenne, c'est que les instances menacées ici deperdre une partie de leur autonomie, sont précisémentles instances les plus jalouses de leurs propres préroga-tives. Souveraineté implique autosuffisance. Cette auto-suffisance se trouve remise en cause, de l'aveu desacteurs eux-mêmes. Rien de plus ombrageux qu'un Etatnational. Il acceptera bien de déléguer par nécessité une

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partie de sa liberté d'action, mais avec regret et, ce quipeut paraître étrange, à condition que cela ne se disepas'. Mais il se battra avec acharnement pour conserverpar devers soi la plus grande autonomie possible. Ce quil'amène tout naturellement, pour justifier cette sauve-garde, à aller quérir le principe de subsidiarité.

Les Etats souverains européens ne se targuent pasen général d'appliquer une politique de subsidiaritéface aux groupes sociaux, aux collectivités locales, auxcorps intermédiaires qu'ils gouvernent'. Mais ici, ils enappellent au principe parce que leur autorité se trouveremise en cause, sans manifester par ailleurs la volontéd'appliquer eux-mêmes chez eux ce dont ils réclamentl'application pour eux, dans le concert européen.

D'où une perception tronquée de l'idée de subsidia-rité, parce qu'elle se trouve utilisée de manière opportu-niste, récupérée par le besoin davantage que saisie par laconviction. Ce n'est pas au nom d'une philosophie del'action ou d'un idéal d'autonomie que les Etats natio-naux avancent cette notion, mais au nom de leur actionet de leur autonomie. Toutes leurs politiques passéesdémontrent sauf exceptions qu'ils n'ont payé aucun tri-but à cette idée. Ils la captent à leur profit, et en limitentla portée à leur propre avantage : le discours européensur la subsidiarité ne s'accompagne d'aucun discourssur la nécessité de changer de politique intérieure.

1. A cet égard, te débat sur Maastricht a été révélateur : les courantsnationalistes, sachant fort bien qu'une partie de la souveraineté avait déjàété abandonnée par nécessité, ne supportaient pas le dévoilement publicet l'énonciation de cette évidence.

2. Lord Mackensie-Stuart, dans Subsidiarité défi du changement,actes du colloque J. Delors, 1991, p. 43 : le gouvernement britannique« clame que le principe de subsidiarité doit s'appliquer dans les affairescommunautaires, c'est-à-dire qu'il faut s'efforcer, dans la mesure du pos-sible, de maintenir les affaires au niveau national. En même temps, ilessaie au niveau national d'enlever aux régions dé grands segments del'éducation pour les transférer à Westminster ». J. Delors résume dansl'Introduction du même colloque : « J'ai souvent le sentiment que la sub-sidiarité est malheureusement un principe que l'on applique aux autres etnon à soi-même » (ibid, p. 10).

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C. MILLON-DELSOL - 4

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Cela peut sans doute expliquer pourquoi le discoursactuel sur la subsidiarité souffre d'imprécision, et ignoresouvent ses propres attendus'. On avance en général lacomplexité de l'idée pour justifier ce flou décourageant.Mais les élites de nos pays ont réussi par le passé à déve-lopper des discours fort pédagogiques sur des théoriesbeaucoup plus complexes, à l'époque notamment où lesdifférentes écoles marxisantes occupaient presqu'entiè-rement le terrain du discours philosophico-politique. Sile principe échappe souvent à la compréhension, c'estparce qu'il est utilisé sans référence à ses fondements : lerappel de ces fondements réclamerait soit d'appliquerl'idée partout, soit d'expliquer pourquoi elle ne s'appli-querait qu'à l'instance européenne, ce qui serait un exer-cice bien difficile.

Pourtant, il se produit depuis le débat sur Maastrichtun phénomène inattendu : tout se passe comme si lespeuples se saisissaient de l'idée de subsidiarité pourprendre les Etats jacobins à leur propre piège.

Le lent processus de décentralisation amorcé dansl'ensemble des pays européens depuis une ou plusieursdécennies selon les cas', n'avait pas été le prétexte àune évocation du principe de subsidiarité. La décentra-lisation menée en France, en Italie, en Espagne, répon-dait à la montée des particularismes et aux carences del'Etat central, mais n'appuyait pas une politique deconviction et ne cherchait ses fondements que dans lesréalités empiriques, souvent à court terme. Pourtant,ces réformes avaient permis aux sociétés civiles d'ac-quérir les prémisses d'une culture d'autonomie, ou plu-

1. Au point que le principe se trouve défini de manières différentes,voire contradictoires, selon les commentateurs, cf. par exemple, Le prin-cipe de subsidiarité : enjeu majeur, débat confus, M. Chemillier-Gendrau,Le Monde diplomatique, juillet 1992.

2. Cf. H. Portelli, Aux origines de la décentralisation des Etats euro-péens, Institut de la décentralisation, Colloque de Strasbourg sur ladécentralisation française et l'Europe, 17-18 novembre 1992.

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tôt de renouer, quoique de manière encore incertaine,avec l'ancienne culture d'autonomie.

Cette relative réappropriation des libertés dites deproximité, cohabite ainsi logiquement, parce qu'ellen'est pas étayée par une nouvelle philosophie de l'Etat,avec la confiance traditionnelle dans la compétencesupérieure et dans l'assistance bénéfique de l'Etat cen-tral. En ce qui concerne leurs relations avec l'instanceétatique, les sociétés civiles de l'Ouest européen setrouvent à une croisée de chemins, ce qui explique pro-bablement les contradictions visibles dans le débat surle traité de Maastricht.

La nécessité de voter en 1992 sur la ratification dutraité a déclenché une prise de conscience de la manièredont fonctionnaient les institutions européennes depuisles origines. Les instances européennes, et particulière-ment la Commission, ont été accusées d'un centralismeintolérable'. On leur reprochait de confisquer, et de vou-loir continuer de confisquer, la compétence des Etats.Devant cette critique, la Commission d'une certainemanière fait amende honorable' mais précise à bon droitqu'elle « porte injustement devant l'opinion publiquela responsabilité des réglementations qui seraientcontraires au principe de subsidiarité»'.

L'évolution centralisatrice que dévoile tout à coup ledébat sur Maastricht ne traduit pas une volonté déli-bérément despotique de la Commission, comme ontvoulu le faire croire certains adversaires du traité. Elletraduit le processus normal de lente et inéluctable prisede pouvoir par n'importe quelle instance, lorsqu'une

1. Cf. l'état du débat par exemple dans De la subsidiarité, C. Scrivener,Le Figaro du 13 octobre 1992.

2. Rapport de la Commission du 8 octobre 1992 : « L'intensité de l'ac-tion communautaire a parfois été critiquée, en particulier le caractèretrop détailliste de certaines réglementations dans des domaines très sensi-bles » (p. 2), et « La Commission, elle-même, devrait davantage se déga-ger de certains contrôles » (p. 16).

3. Ibid., p. 2.

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société abandonne ses libertés sans murmurer. Chacunsait d'ailleurs que la Commission ne peut que proposerdes initiatives, à charge pour les douze de les accepterou de les refuser. Or, très généralement, les Etats mem-bres non seulement acceptent ces initiatives, mais enréclament de plus nombreuses et de plus précises. Onferait preuve d'un idéalisme naïf en imaginant qu'uneinstance politique pourrait résister à ce pouvoir offert- abandonné. C'est la paresse des nations qui orga-nise à petits pas le centralisme européen.

La perception soudaine de cette évolution a conduitl'opinion à prendre la Commission pour bouc émis-saire, et a conduit les différentes instances à prépareractivement l'application du principe de subsidiarité :

les instances européennes, pour marquer leur bonnefoi ; les Etats, à la fois pour convaincre les opinionspubliques et se donner des garde-fous contre les empié-tements à venir.

Le débat sur Maastricht, qui a conduit au nondanois, au demi-oui français, aux tergiversations bri-tanniques, indique cette particularité : ce sont les peu-ples qui ont rejeté un éventuel jacobinisme européen,devant lequel les élites dirigeantes paraissaient beau-coup moins inquiètes. Naturellement, bien d'autresfacteurs que la crainte du centralisme sont entrés enligne de compte dans cette suspicion affichée devant leprocessus d'intégration. Mais ce facteur a joué un rôlenon négligeable, et l'on peut percevoir là nettement lemalaise entretenu dans les relations entre les sociétéseuropéennes et les pouvoirs qui les gouvernent.

Les Français, si attachés au providentialisme d'Etatdont la décentralisation naissante ne les a pas déshabi-tués, ont violemment remis en cause le centralismeeuropéen, par une espèce d'intrinsèque contradiction.Evidemment, tout un courant nationaliste défendait lasouveraineté en danger, et les arguments valaient iciautant pour récuser les pouvoirs européens que pour

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nier l'autonomie de la société civile : l'Etat demeure leseul échelon détenteur d'autorité. Mais d'autres mou-vements d'opinion récusaient l'enflure du pouvoir, soninertie et son arrogance, son éloignement par rapportau citoyen. Les arguments sonnaient comme une cri-tique déguisée de l'Etat national, de la même façon queles écrivains du xvin° siècle fustigeaient le monarquefrançais à travers les diatribes contre le Grand Mogol.Ici, la substitution ne répondait pas à l'interdiction deparole, mais exprimait un malaise intérieur.

Dans le débat européen, tout se passe comme si lespeuples désiraient imposer à la Communauté naissantede saines habitudes, afin qu'elle ne reproduise pas àl'identique les dérives de ses parrains. Le discours surla subsidiarité resurgit pour faire face aux habitudescentralisatrices dont les peuples d'Europe, et en parti-culier la France, demeurent imprégnés, afin que ceshabitudes ne déteignent pas sur la constitution du nou-vel ensemble. Et le paradoxe veut que les Français,pour ne citer qu'eux, incapables de vivre sans leurbureaucratie et défendant leur technocratie, se soientrévoltés contre ce modèle dès lors qu'il commençait às'appliquer dans le contexte européen. Ce qui traduitprobablement, chez ce peuple jacobin par tradition, unrejet latent de ses séculaires modes d'existence, qu'il nesouhaite plus reproduire ailleurs, même s'il n'a pas lecourage de les abandonner chez lui.

Cependant, les promoteurs de l'Europe n'ont pasattendu ce débat pour évoquer l'idée de subsidiaritécomme armature des projets communs.

La Communauté européenneet les références à la subsidiarité

Les références à l'idée, sinon au principe, sontanciennes et constantes dans les textes destinés à l'élabo-ration de la Communauté. Déjà en 1952, le traité insti-

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tuant la CECA prévoit dans son article 5 des « interven-tions limitées » pour la Communauté, selon le critère denécessité : « La Communauté n'exerce une actiondirecte sur la production et la marché que lorsque les cir-constances l'exigent », et « avec un appareil administra-tif réduit, en coopération étroite avec les intéressés ».L'intervention communautaire se définit comme uneaction d'aide et de soutien, vouée à créer des conditions,et proportionnée aux besoins avérés et exprimés.

Cette précision apparue naturellement ne sauraitprovoquer la surprise, si l'on regarde les projetsanciens et successifs de Podiebrad, de Cruce, de Come-nius, de l'abbé de Saint-Pierre et de tant d'autres. Mal-gré les divergences et l'écart des siècles, tous sansexception réclament que l'autorité européenne répondeseulement aux insuffisances des princes, les laissantpour le reste vaquer à leurs affaires. L'idée subsidiaire,dans une culture marquée par l'autonomie, est unelongue tradition.

En 1957, le traité instituant la Communauté écono-mique européenne précise que les compétences de laCommunauté sont énumérées, c'est-à-dire dévoluespar les Etats membres : il s'agit bien de constituer unenouvelle instance dirigeante selon l'idée fédérative descompétences déléguées de bas en haut, même si l'Eu-rope n'est pas politiquement une fédération; et non pasde créer une sorte d'empire européen. L'article 189 dutraité CEE réclame que l'autorité de la Communautés'applique le plus possible à travers les directives, afinde « laisser aux autorités nationales le choix desmoyens », davantage qu'à travers les règlements, quiuniformisent et centralisent l'exécution. Cela revient àlégitimer l'autonomie la plus large possible, réduisantl'autorité dans le champ du nécessaire.

En 1984, le projet de traité instituant une Unioneuropéenne (projet Spinelli) affirme dans son préam-bule et dans ses articles 12 et 66 la référence explicite

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au principe de subsidiarité. Les Etats membres vont« confier à des institutions communes, conformémentau principe de subsidiarité, les seules compétencesnécessaires pour mener à bien des tâches qu'elles pour-ront réaliser de manière plus satisfaisante que les Etatspris isolément », et « l'Union n'agit que pour menerdes tâches qui peuvent être entreprises en commun demanière plus efficace que par les Etats aeuvrant séparé-ment, en particulier celles dont la réalisation exige l'ac-tion de l'Union parce que leurs dimensions ou leurseffets dépassent les frontières nationales ».

Le principe est encore cité et expressément utilisédans le rapport Padoa-Schioppa de 1987, concernantle problème des externalités transfrontalières. L'Acteunique européen l'évoque à nouveau dans sonarticle 25. La Charte communautaire des droitssociaux fondamentaux l'utilise pour rappeler que lamise en oeuvre des droits sociaux relève de la responsa-bilité des Etats membres ou de leurs communautés.En 1988, la Charte européenne de l'autonomie localeprécise que « l'exercice des responsabilités publiquesdoit, de façon générale, incomber, de préférence, auxautorités les plus proches des citoyens. L'attributiond'une responsabilité à une autorité doit tenir comptede l'ampleur et de la nature de la tâche et des exigencesd'efficacité et d'économie ».

En 1990, la résolution A 3-163/90 du Parlementeuropéen (rapport V. Giscard d'Estaing), adoptée le12 juillet 1990, rappelle que les traités successifs seréfèrent explicitement ou non au principe de subsidia-rité, et précise dans quelle mesure l'idée pourrait dansl'avenir servir d'armature conceptuelle à la dévolutiondes compétences, notamment en ce qui concerne lescompétences concurrentes, partagées ou parallèlesentre la Communauté et les Etats membres. Elle réaf-firme que l'intérêt général européen ne saurait remettreen cause les diversités régionales. Enfin, elle réclame

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des garanties politiques et juridictionnelles du respectdes compétences.

Dans la résolution Martin (Parlement européen,22 novembre 1990), nous trouvons encore une expres-sion analogue : « La Communauté n'agit que pourmener les tâches qui lui sont confiées par les traités etpour réaliser les objectifs définis par ceux-ci. Au cas oùdes compétences ne sont pas exclusivement ou pas com-plètement dévolues à la Communauté, celle-ci, dans lamise en oeuvre de son action, agit dans la mesure où laréalisation de ces objectifs exige son intervention parceque leurs dimensions ou leurs effets dépassent les fron-tières des Etats membres ou peuvent être entrepris d'unemanière plus efficace par la Communauté que par lesEtats membres oeuvrant séparément. »

L'analyse de ces différents textes laisse apparaître, enmême temps qu'une volonté évidente de sauvegarderles diversités et les autonomies européennes face auxinstances supra-étatiques naissantes, une altération duprincipe de subsidiarité qui pourrait permettre de l'uti-liser au service d'une centralisation des compétences.En effet, les expressions constamment employées- « réaliser de manière plus satisfaisante », « demanière plus efficace », « exigences d'efficacité etd'économie », « peuvent être entrepris d'une manièreplus efficace » - en appellent à un critère de plusgrande efficacité de l'instance supérieure pour réaliserles tâches en question. Alors que l'idée de subsidiaritéen appelle au critère d'insuffisance de l'instance infé-rieure , ce qui est tout à fait différent. Comme le rele-vait le rapport intérimaire du 4 juillet 1990 de V. Gis-card d'Estaing', le critère de plus grande efficacité« peut se révéler être de nature centralisatrice ». C'estbien en se fondant sur l'argument de la compétencesupérieure, de la largeur du point de vue, de la disposi-

1. P. 5.

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tion de plus vastes moyens, qu'historiquement lesEtats centralisateurs confisquent les compétences desautorités locales ou régionales. La pensée de la subsi-diarité au contraire réclame de ne transférer les compé-tences qu'en cas d'insuffisance avérée. Naturellement,la frontière entre ces deux critères demeure très impré-cise. Mais la formulation répétée des textes européenslaisse voir la permanence de la mentalité centralisa-trice, au sein même de la démarche inverse.

L'incertitude du concept, comme on vient de le voirà propos de l'idée d'efficacité, pourrait permettre sonutilisation en vue de finalités tout autres que lessiennes. Cette incertitude, outre les critiques des opi-nions publiques européennes face à une centralisationcommunautaire naissante, ont conduit récemment àdes réflexions approfondies sur la véritable significa-tion du principe, et son utilité dans le cadre del'Union. Le sommet de Lisbonne en juin 1992, le som-met de Birmingham en octobre 1992, ont été en partieconsacrés à des débats sur cette question. Enoctobre 1992 la Commission a communiqué auConseil et au Parlement européen un texte entièrementdestiné à la définition de la subsidiarité dans lecontexte européen. Il s'agissait là de préciser les affir-mations inscrites dans les précédents traités, et notam-ment dans le traité de Maastricht (art. 3 B).

La manière dont le principe se trouve défini icirévèle la fidélité à la fois à l'idée séculaire d'union euro-péenne, et à l'idée subsidiaire dans l'histoire de nosidées politiques. La Commission introduit le principecomme une évidence « de bon sens » : les tentations decentralisation n'ont pu être que des faiblesses ou desécarts autant dus à la paresse de la périphérie qu'à laboulimie du centre. S'il n'y a jamais eu dans l'histoireque deux manières évoquées de construire l'Europe :par l'empire ou par l'union des diversités, il est clairque les instances responsables veulent se démarquer

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d'un dérapage vers un empire de deuxième type : tech-nocratique. Pour garantir l'union des diversités, leprincipe se trouve reprécisé dans sa définition tradi-tionnelle et selon ses deux exigences à la fois para-doxales et complémentaires : « Assurer au citoyen queles décisions seront prises le plus près possible de lui,sans compromettre les avantages que lui procure uneaction commune au niveau de l'ensemble de la Com-munauté et sans modifier l'équilibre institutionnel. »`L'idée dominante est celle de proximité, garantissant laliberté d'action' tandis que le critère d'incapacitémarque la limite de la liberté : « les fonctions quideviendront communautaires sont celles que lesnations, à leurs différents échelons de décisions, nepeuvent plus remplir seules de manière satisfaisante ».Ici, c'est bien l'insuffisance de l'acteur qui justifie ladévolution des compétences à l'instance la plus élevée,et non plus la « meilleure capacité » de l'instance laplus élevée. Par ailleurs, l'idée de subsidiarité ne setrouve pas ici, comme il arrive souvent, récupérée auservice exclusif des Etats mais développée à la source :« Un Etat ou une fédération d'Etat dispose dans l'inté-rêt commun des seules compétences que les personnes,les familles, les entreprises et les collectivités locales ourégionales ne peuvent assumer isolément. » 3. L'idéesubsidiaire implique le respect de l'autonomie maxi-male de toutes les communautés constituant unensemble politiquement organisé, comme l'entendaientdéjà ses précurseurs anciens et modernes.

Ce préambule étant posé, comment peut s'organiserconcrètement la mise en oeuvre de l'idée subsidiaire ausein de l'Union?

1. Préambule, p. 1.2. Le sommet de Birmingham avait rebaptisé la subsidiarité en

« proximité » afin de rendre le concept davantage abordable) (p. 1).3. Ibid.

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Les compétences et l'intensitéde l'intervention

Si le principe de subsidiarité propose des référencespropres à permettre la régulation de l'autorité - ici,des pouvoirs communautaires -, il faut distinguer lecontenu des compétences et l'intensité des moyensentrepris. On s'interrogera pour savoir si l'interventionde l'instance supérieure est nécessaire, mais ensuite, encas de réponse positive, comment cette interventiondoit se réaliser. La référence au principe sera requise àces deux moments.

La réalisation de l'Union européenne revient àconférer des compétences à des instances supranatio-nales. Ce transfert de compétences, issu d'une décisiondes Etats membres et établi dans les 'divers traités,obéit au principe subsidiaire dans la mesure où lesEtats confient à l'Union la réalisation de tâches qu'ilsne peuvent accomplir, séparément, eu égard aux finali-tés qu'ils se donnent ensemble. C'est dire que les com-pétences communautaires sont énumérées, et récla-ment justification, tandis que les compétencesnationales vont pour ainsi dire de soi, et couvrent lechamp entier de tout'ce qui n'a pas été transféré. Pour-tant, l'Union européenne, comme phénomène histo-rique et vivant, est amenée à redéfinir les compétencesselon les besoins et dans le temps. Certaines compé-tences nationales peuvent donc être transférées supplé-mentairement, si l'incapacité des Etats et l'intérêt com-mun l'exigent. Etant donné la synergie qui poussepresque inéluctablement toute organisation de typefédératif à se centraliser, il serait dangereux de laisseren balance un bloc de compétences exclusives - cellesde la Communauté - et un bloc de compétences par-tagées ou parallèles, qui de par leur définition même,peuvent faire l'objet d'une discussion, quant à leurdévolution. C'est pourquoi l'on s'interroge pour savoir

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s'il ne faudrait pas énumérer aussi la sphère des com-pétences qui devraient demeurer aux Etats et à leurscommunautés de base'. Quoi qu'il arrive, il resteraitun domaine de compétences dites partagées, dont ladévolution demeure en permanente discussion, d'où lanécessité de références comprises et acceptées.

La compétence exclusive de la Communautéconcerne les missions que lui ont assignées les traités, etpour lesquelles les Etats membres l'ont chargée d'uneobligation de résultat. Ces missions sont relatives à lalibre circulation, à la politique commerciale commune,aux règles générales de la concurrence, à la conservationdes ressources de pêche, à la politique des transports.Dans ces domaines, la Communauté n'a pas à démon-trer le bien-fondé de son intervention. Par contre, elleaura à démontrer le bien-fondé des moyens entreprispour obtenir le résultat dont elle est responsable.

En ce qui concerne les compétences partagées,l'exercice même de la compétence communautaire setrouve en discussion : ici joue au cas par cas le critèred'insuffisance. On se demandera si les Etats membresdisposent des moyens suffisants pour atteindre leursobjectifs. Ces moyens peuvent être législatifs, finan-ciers, ou sociaux - le partenariat, les actions com-munes sont-ils assez développés?

Ici réapparaissent les deux critères de l'insuffisanceet de l'efficacité. Le traité de Maastricht (art. 3 B) pré-cise que « dans les domaines qui ne relèvent pas de sacompétence exclusive, la Communauté n'intervient,conformément au principe, de subsidiarité, que si etdans la mesure où les objectifs de l'action envisagée nepeuvent être réalisés de manière suffisante par les Etatsmembres et peuvent donc, en raison de la dimensionou des effets de l'action envisagée, être mieux réalisés

1. Cf. Rapport V. Giscard d'Estaing du 4 juillet 1990 au Parlementeuropéen.

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au niveau communautaire ». Sans doute peut-onregretter que la notion n'ait pas été ici davantage expli-citée. En effet, le critère d'insuffisance, le critère trans-national des tâches à réaliser, et le critère de plusgrande efficacité, sont ici faussement amalgamés et liésles uns aux autres comme si la logique des causes etdes effets devait pour ainsi dire les identifier en un seulcritère. Il faut noter que contrairement à l'interpréta-tion des textes précédents, ici le critère d'insuffisanceest porté en premier, et sert de fondement aux autres,ce qui réveTe une appréhension plus juste de l'idée his-torique de subsidiarité. L'insuffisance de l'échelon infé-rieur induit effectivement, comme il est dit dans letexte, la plus grande capacité de l'échelon supérieur.Mais peut-être eut-il fallu préciser que l'inverse n'estpas vrai : car cette plus grande capacité peut corres-pondre à des capacités suffisantes de l'échelon infé-rieur. Quant au critère de dimension (caractère trans-national), ou d'effet (externalités), il n'est pas le seulqui puisse justifier une intervention, et il ne réclamepas forcement l'intervention. L'échelon inférieur peutse trouver insuffisant dans un domaine strictementnational, et appeler l'intervention pour des raisons desolidarité. A l'inverse, l'échelon inférieur peut mener àbien des actions à caractère transnational, de sorte quel'intervention n'a pas lieu d'être. En réalité, selon l'ac-ception historique de l'idée de subsidiarité, le critèred'insuffisance demeure la seule justification de l'inter-vention; tandis que les dimensions et effets de l'actionne sont que des causes, parmi d'autres, de l'insuffi-sance; et la plus grande capacité de l'échelon supé-rieur, un corollaire de l'insuffisance de l'échelon infé-rieur. A cet égard, le Traité de Maastricht ouvreprobablement des querelles d'interprétation, car ilcontinue d'entretenir une certaine confusion.

Plus loin que la question de la nécessité de l'inter-vention, se pose celle de l'intensité de l'intervention et

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de ses modes. Qu'il s'agisse des compétences exclusivesou des compétences partagées, les modalités de l'inter-vention devront se référer au principe de subsidiarité,si l'on veut du moins préserver les diversités et lesautonomies européennes. A cet égard, est évoqué leprincipe de proportionnalité, qui représente l'une desexpressions du principe de subsidiarité. L'action com-munautaire ne doit pas s'étendre d'une manière disproportionnée aux objectifs visés : une action qui pourlibérer - par exemple, en ce qui concerne la libre cir-culation - finirait par contraindre démesurément,deviendrait absurde. C'est pourquoi dans le domainedes compétences exclusives, bien que la Communautédispose du choix des moyens, elle se doit de n'utiliserqu'en dernier recours les moyens contraignants, et deprivilégier l'incitation, la directive, le soutien, dans lamesure où elle parvient ainsi aux résultats attendus.

Quel que soit le domaine de compétences, la Com-munauté doit tout mettre en oeuvre pour promouvoirdes partenariats, inciter et encourager, soutenir etaider, recommander,, impulser, :. toutes- actions, quiimpliquent la mise en évidence du rôle des Etats mem-bres, voire de structures autonomes de proximité. Lalarge place faite à ces mesures d'incitation, valoriséesau détriment de l'acte d'autorité contraignant - parexemple la réglementation - dans la Communicationde ' la. Commission du 27 octobre 1992, dévoile, plusqu'un rappel aux traités et aux textes précédents, unevéritable apologie de l'autonomie, et la remise en caused'habitudes consacrées. La directive, qui trace des fina-lités tout en laissant le choix des, moyens pour lesatteindre, se voit privilégiée par rapport au règlement.Les instances européennes avouent qu'au fil des ans,l'instrument de la directive, valorisé par le traité ' deRome, s'est mué subrepticement en règlement,, parl'usage abusif qui en a été fait. Les règles généralesobjectifs, lois-cadres, devraient devenir dés moyens

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d'action privilégiés tandis que le règlement demeure-rait l'exception. Ce qui suppose non seulement unevolonté de l'instance communautaire, soucieuse de nepas rendre son intervention excessive, mais aussi, etsurtout, une volonté des Etats membres et des collecti-vités ou structures intermédiaires de prendre en mainleurs responsabilités.

Il reste que toute référence liée à la subsidiarité laissela porte ouverte aux conflits de compétences. Cesconflits ne dérivent pas d'une imperfection de la réfé-rence, mais ils font partie de l'idée elle-même. Lesrédacteurs des textes européens savent bien que leprincipe est dynamique pour deux raisons. D'abordparce qu'il a pour but de faire coïncider à chaquemoment la plus grande liberté possible avec la concré-tisation de l'intérêt général, l'un et l'autre en perma-nente métamorphose. Ensuite parce qu'il consacrel'équilibre de nombreux pouvoirs qui tous, par voca-tion, cherchent à s'accroître.

Les compétences dans l'avenir devront pouvoirchanger de mains selon les besoins et les capacités desociétés qui changent : pour échapperà l'immobilité- explosive à long terme - des habitudes, des corpo-ratismes ou des idéologies, il est besoin de références,que la prudence des acteurs appelle pour inspirer leschangements nécessaires.

Les domaines d'application

La question des conditions d'application de la subsi-diarité a fait l'objet de débats nourris, au sein des ins-tances européennes, dans chaque domaine particulier.

Après la seconde guerre mondiale, les Allemandss'interrogeaient pour savoir de quelle manière spéci-fique la subsidiarité saurait s'appliquer dans l'adminis-tration, dans l'éducation, dans la branche financière etbancaire, voire dans l'Eglise... De la même façon les

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Européens se posent-ils actuellement la question :

peut-on partout garantir le maximum d'autonomieaux diverses sociétés? et de quelle manière différentechaque fois?

Dans chaque domaine distinct, on admettra que sil'existence d'un intérêt général européen oblige à poserdes finalités communes, les nations, sociétés, groupes,peuvent fort bien disposer du choix des moyens pouratteindre ces finalités. Pourtant, la possible souplessedes moyens varie d'un domaine à l'autre. Il est peu pro-bable par exemple que la politique monétaire communepermette de laisser aux nations, à cet égard, une réelleautonomie. Dans le domaine social, certains se deman-dent si les instances européennes ne pourraient laisserdavantage d'initiative aux instances nationales, en cequi concerne la législation et la réglementation'. Iciencore des finalités générales sont posées par la Com-munauté, rappelant l'exigence d'un certain nombre dedroits sociaux. Mais chaque pays doit pouvoir engagerà sa façon les processus aptes à mettre en aeuvre laconcrétisation de ces droits, selon les traditions propres,et selon les possibilités financières et autres. L'affirma-tion;de finalités communes ne saurait remettre en causela pratique de la négociation et du partenariat, faute dequoi disparaîtraient la diversité, d'une part, la responsa-bilité locale, d'autre part, qui caractérisent la cultureeuropéenne. Les finalités communes demeurent au stadedes grands principes, et les instances nationales, régio-nales, locales, ne doivent pas seulement se voir conférerdes !compétences d'exécution, mais aussi des compé-tences pour déterminer le contour des finalités com-munesdans leur situation propre. Cela suppose que l'ex-pression de l'intérêt général européen demeureimprécise et formelle, capable de se matérialiser diverse-

1. E. Noël, Le principe de subsidiarité et la dimension sociale, dansSubsidiarité, défi du changement, op. cit., p. 140.

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ment selon les cadres nationaux ou régionaux. Et celan'est possible qu'à travers la certitude de références éthi-ques, servant de liens à ces diverses expressions, suscep-tibles de les rassembler dans leurs différences et de leurindiquer la voie d'une continuelle amélioration.

La politique de l'environnement a fait l'objet demultiples débats concernant l'application du principede subsidiarité'. Ici aussi, et peut-être plus encorequ'ailleurs, la décision de proximité seule peut décou-vrir une réponse à chaque problème. La Communautése réserve pourtant la responsabilité de fixer des règleset des normes minimales communes, faute de quoi laconcurrence jouerait en faveur du pays ou des régionsles plus polluants. Ici comme dans le domaine social,les différences entre les pays membres sont trèsgrandes, en tout cas à ce jour : l'Allemagne, les Pays-Bas et le Danemark, qui ont défini et mis en place unepolitique de l'environnement très élaborée, jugent lesmesures communautaires insuffisantes tandis que laplupart des autres pays les jugent parfois drastiques,voire irréalistes. Les instances européennes se donnentpour but de soutenir à cet égard les pays les moinsdéveloppés, tout en laissant l'application des directivesau soin des responsables nationaux et locaux.

Dans les différents domaines d'application, dont lenombre pourrait être multiplié, le souci demeure depréserver quatre dimensions essentielles qui caractéri-sent la culture européenne et régissent indéniablementle destin du Vieux Continent :

- la diversité, qui fait la richesse de l'Europe aprèsavoir constitué le facteur de son développementpassé. Rien ne grandit dans l'uniformité, ce sont les

1. L'Acte unique européen de 1986 évoquait la dévolution des compé-tences au nom du principe de plus grande capacité, art. 130 R-4 : « LaCommunauté agit en matière d'environnement dans la mesure où lesobjectifs visés au paragraphe 1 peuvent être mieux réalisés au niveaucommunautaire qu'au niveau des Etats membres pris isolément. »

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expériences multiples et valant pour exemple quipérmettent le progrès ;l'autonomie et la responsabilité des acteurs,concrétisant la philosophie de la personne et laphilosophie de l'action sur laquelle s'appuie toutenôtre conception anthropologique et éthique ;la concurrence, que nous considérons comme lemoteur de l'énergie sociale et par conséquent del'acéroissement du bien-être général ;lâ catégorie du possible, ou encore la reconnais-sance, modeste des réalités historiques et coutu-mières, la prise en compte de la pesanteur deschoses, hors laquelle une vision globale de l'intérêtgénéral devient irréaliste, contraignante et bientôtsuicidaire.

La réflexion sur la subsidiarité dans les différentsdomaines d'application dresse en même temps positi-vement, les critères à partir desquels s'avère possibleet nécessaire l'intervention des instances commu-nautaires :

- en cas d'externalités, c'est-à-dire là où les nationsne peuvent assumer l'entière responsabilité de leurpolitique, parce que, les effets de cette politiquedébordent les frontières à leur insu ou contre leurvolonté ;

- en cas d'insuffisance avérée, soit par manque demoyens, soit par inefficacité des moyens mis enaeuvre ;

- en cas de catastrophes inattendues, dont le casrevient à celui d'une insuffisance ponctuelle;

- en cas de concurrence excessive, que l'on peut tra-duire en lutte injuste, réclamant l'entremise d'unarbitre propre à restaurer un ordre. Et pareillementen cas de conflit grave, quelle que soit sa nature;

- dans le but de proposer, d'inciter les instances deproximité à s'aider elles-mêmes, dans la mesure où

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cette incitation leur permet de développer leurautonomie et leur responsabilité.

Mais si l'on désire maintenir cet équilibre précaireentre l'exigence de diversité et de liberté, et l'exigenced'instauration d'un intérêt commun européen, le conti-nent doit évidemment conserver, ou se doter degroupes intermédiaires puissants ; développer l'habi-tude du partenariat entre ces groupes ; valoriser la soli-darité de proximité. La richesse des structures natio-nales empêchera seule les instances supranationales dedevoir intervenir partout, et d'autant plus ici que lecontenu de l'intérêt général est plus précis. C'est bienpourquoi les courants jacobins français, de droitecomme de gauche, ont récusé logiquement le traité deMaastricht : non seulement pour voler au secours de lasouveraineté, mais parce qu'une société monolithiquene saurait s'insérer dans un ensemble plus vaste sansperdre l'essentiel de ses forces.

Pour créer ce vaste ensemble, il n'y a d'autre alter-native qu'entre réduire et harmoniser. Réduire serait lefait d'une politique impériale, même s'il ne faut pasvoir ici l'hégémonie d'une nation. Harmoniser supposepar contre qu'il existe des forces à coordonner, àorchestrer, à concilier. L'intégration européenne, si ellene s'entend pas comme une réduction, suppose dessociétés structurées et responsables, soit, l'applicationde l'idée de subsidiarité en deçà même des 'États.

Problèmes dé garantieou problèmes de définition des référents ?

Pour les instances européennes, le principe de subsi-diarité représente ainsi l'une des références obligées detoute action nouvelle. Du moins les textes récents leprésentent-ils ainsi. La communication de la Commis-sion datée du 27 octobre 1992, exprime l'engagement

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de cette instance à justifier ses propositions au regarddu principe de subsidiarité, et réclame que les modifi-cations apportées à ses propositions par le Parlementet le Conseil, se justifient de la même manière.

Etant donné l'importance de cette référence, la ques-tion se pose de la garantie de son respect. Les Allemandsont réfléchi depuis longtemps au problème de la consti-tutionnalisation du principe. Dans le cadre de l'Europe,la Cour de justice se trouve être le gardien de la réparti-tion des compétences, même si les Etats membres utili-sent très peu leur droit de contester les directives de laCommission devant la Cour de justice. Pour mieux cau-tionner l'application du principe, la Cour pourrait sevoir chargée d'un contrôle préventif'. De nombreusesvoix s'élèvent pour réclamer l'institution d'un Sénateuropéen, chargé de veiller à l'application de la démo-cratie dans les institutions communautaires, et notam-ment à l'application du principe de subsidiarité2.

Pourtant, il faut bien préciser que l'idée de subsidia-rité est davantage politique que juridique : d'où la dif-ficulté à mettre en place la garantie en question. Aulieu d'une Cour de justice, peut-être faudrait-il pouvoirdisposer d'un Conseil de sages'. On ne saurait espérergarantir l'application de la subsidiarité par le respectgaranti de normes de droit, car l'idée subsidiaireéchappe à la norme ; elle ne vaut vraiment que parcequ'elle permet à l'action de s'adapter à la réalité, évo-lue au gré des situations, et se trouve soumise à lavertu politique de prudence.

Cependant, sans doute la question de la garantie ne

1. Cf. V. Constantinesco, Le principe de subsidiarité, dans Mélangesen hommage à J. Boulouis, L'Europe et le droit, Dalloz, 1991.

2. Cf. R. Berger, Le principe de subsidiarité en droit communautaire,Les Petites affiches, 1" juillet 1992.

3. Cette question a été discutée par K. Gretschmann, Le principe desubsidiarité : quelles responsabilités à quels niveaux de pouvoir dans uneEurope intégrée ?, dans Subsidiarité, défi du changement, op. cit., p. 49-67.

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représente-t-elle pas la question essentielle. Car enadmettant, ce qui demeure incertain, la mise en placefuture d'instances efficaces propres à garantir l'applica-tion du principe, le vrai problème réside dans lecontenu que nous attribuerons aux fondements del'idée subsidiaire. Et notamment, dans l'interprétationde ce qu'il faut entendre par,« bien commun euro-péen », notion essentielle dont nous avons signalé l'im-portance au début de ce chapitre.

En effet, garanti ou non par une voie juridique, entout cas posé de manière consensuelle comme critèrepar les volontés en charge de construire l'Europe, leprincipe demeure chargé d'incertitudes. Il ne suffit pasde l'énoncer pour disposer d'un guide pratique.Encore faut-il convenir d'une interprétation consen-suelle de ses référents.

Le dilemme de la construction européenne se poseen ces termes : comment unifier ces diversités sans lesdétruire? Ce paradoxe se trouve énoncé au tout débutdu traité de Maastricht, dans l'article A du Titre I ; ils'agit de créer « une Union sans cesse plus étroite entreles peuples de l'Europe, dans laquelle les décisionssoient prises le plus près possible des citoyens »'. Cha-cun aperçoit à quel point ces deux phrases sont antino-miques. L'idée de subsidiarité a justement pour voca-tion de se saisir de cette antinomie pour permettre d'enassumer convenablement les contradictions. Mais ellene suffira pas dans ses termes généraux : elle peut aiderà clarifier l'antinomie en montrant où se trouve lenoeud du dilemme, et les référents qu'il faudra clarifierpour le résoudre.

Nous avons montré plus haut que le critère d'insuf-fisance était fondamental ici pour légitimer l'ingérence.Mais on ne peut en rester là. Car lorsque le principe desubsidiarité pose le critère d'insuffisance, il entend par

1. C'est nous qui souhgnons.

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là : insuffisance à concrétiser une certaine notion de ladignité humaine, affichée dans la définition actuelle del'intérêt général. Si cette définition de l'intérêt généralse trouvait trop exigeante par rapport à la réalitésociale présente et aux capacités présentes des acteurssociaux, alors les cas d'insuffisance, et par conséquentd'ingérence, seraient légions : l'autonomie disparaî-trait, sacrifiée à un idéal trop élevé.

C'est bien ce risque que court la construction euro-péenne.

L'Union s'organise au nom de l'idée d'un bien com-munleûropéen : un contenu donné à ce que l'on pour-rait appeler un bonheur commun. Ce qui implique unecertaine uniformisation des modes de vie, puisque lespays lles moins « avancés » en ce qui concerne la scola-risation, la protection de l'environnement, la protec-tion sociale, devront acquérir le niveau des autres.Mais cette acquisition réclame forcément, si l'on rai-sonné selon le critère d'insuffisance, une interventionde la Communauté : si certains pays n'ont pas encoremis en place des réformes consacrées ailleurs, c'estqu'ils n'en ont pas les moyens.

Or la décision de proximité récuse justement l'inter-vention. Nous nous trouvons devant ce dilemme entre lanécessité de réalisation de l'intérêt général et la nécessitéde sauvegarder les autonomies de proximité, qui inté-resse le principe de subsidiarité. Mais ce paradoxe prendici une forme presqu'aporique, parce que dans tous lespays intéressés, le contenu de l'intérêt général s'amplifiesoudainement avec la signature du Traité, tandis que lescapacités qui déterminent la suffisance ou l'insuffisance,ne se, développent évidemment pas pour autant.

Plus nous conférons au bien commun européen uncontenu précis et exigeant en termes de bien-être, plusnous restreignons la souveraineté nationale et l'auto-nomielocale. Plus nous accordons de poids à la souve-raineté et à l'autonomie, plus nous contraignons le

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bien commun européen à devenir un concept vague etsans contours, ce qui pourrait aller jusqu'à remettre encause la légitimité même de l'Union.

Probablement faut-il regarder le bien commun euro-péen comme un projet, voire comme un destin, et noncomme un résultat prêt à sortir de l'encre du traité.L'Union peut aider à concrétiser ce « bonheur com-mun » par la promotion des volontés nationales, etlocales qui y concourent elles-mêmes, et à la mesure deleurs capacités, en les accompagnant dans leur chemine-ment. Elle ne peut pas le réaliser volontairement parl'ingérence, arguant de l'insuffisance actuelle des Etats àse hisser dès à présent dans chaque domaine au niveaude l'Etat le plus avancé. Si elle se croyait investie de cettemission, elle briserait les capacités d'autonomie et lesdiversités de l'ensemble de la planète européenne.

L'acquisition d'un « bonheur commun » représenteune finalité enviable, mais elle ne vaut que si elle passepar l'action de proximité. Car la liberté fait partie inté-grante du bonheur. Un bonheur marouflé, apporté deloin, n'en est pas un, sauf en circonstances dramati-ques, c'est-à-dire face à un malheur avéré.

Aussi nous devons-nous d'être patients. L'insuffi-sance, critère fondamental de la justification de l'ingé-rence, doit bien être suppléée au regard de la réalisationdu bien commun européen. Mais ce dernier ne sauraitêtre compris que comme un processus à réaliser, commeun projet inachevé. Car il s'autodétruirait s'il se voulaitréalisé par une volonté rapide d'achèvement. Un Etat,une collectivité locale doivent être considérés commeautosuffisants s'ils agissent correctement dans la direc-tion de la concrétisation du bonheur commun.

Il ne suffit donc pas de brandir la subsidiarité pourrésoudre les paradoxes engendrés par la constructioneuropéenne. Mais une réflexion sur les référents appor-tés par cette idée pourrait nous permettre d'avancerdans la solution de nos problèmes présents.

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CONCLUSION

La réapparition actuelle du concept de subsidiaritédévoile une pensée en panne de modèles. Le socialismesemble avoir fait son temps, en tout cas comme théoriepolitique. Mais le renouveau des idées libérales- entendues au sens économico-politique du libéra-lisme classique -, bien visible dans les années quatre-vingt, a déjà: trouvé ses limites. Même dans les nou-velles démocraties de l'Est, souvent inspirées par descourants très libéraux, l'Etat minimal n'a plus guère departisans. Par ailleurs, les sociétés organisées selon lemode du providentialisme d'Etat, dont la Francereprésente l'un des types achevés, deviennent specta-teurs et victimes d'une faillite interne, imprévisible il ya seulement dix ans. L'Etat providence, essoufflé parson propre gigantisme, ne parvient plus à offrir à sescitoyens des garanties de solidarité qui constituentpourtant son unique justification. Il n'est convaincu nid'injustice ni d'incompétence, mais d'impotence. Tan-tôt il offre des créances au rabais, tantôt se fait porterpâle devant l'afflux de la demande. Voué à organiserl'égalité, il engendre des inégalités criantes. L'appau-vrissement général de ses services rend la comparaisoninsupportable entre ceux qui dépendent inévitablementde lui, et ceux qui peuvent se payer le luxe de se passerde ses services.

Pourtant, peu d'entre nous souhaitent remplacer leprovidentialisme d'Etat par l'anarcho-libéralisme. Il nes'agit donc pas de supprimer les actions multiples parlesquelles l'Etat s'épuise et se discrédite. Mais de trou-

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ver un moyen de les mener autrement. Comment sau-ver ce que nous désignons aujourd'hui comme l'intérêtcommun - une scolarité convenable pour tous, unemédecine de qualité offerte sans discrimination, uneassistance suffisante -, tout en soulageant de ce poidsson pourvoyeur exsangue? On ne saurait répondrequ'en confiant à la société ce dont on devra par néces-sité décharger l'Etat.

Le principe de subsidiarité en appelle à la sociétécivile pour l'accomplissement d'une partie des tâchesd'intérêt général. Il pourrait donc contribuer àrépondre aux questions contemporaines. Mais encorefaudrait-il pour cela organiser autrement les rôles res-pectifs du privé et du public. Or nous nous trouvonsaujourd'hui, tant dans les sociétés de l'Est dont l'Etattotalitaire a été remercié, que dans les sociétés del'Ouest dont l'Etat providentiel anémié se disloque,devant un risque majeur : celui de voir l'IEtat abandon-ner ses tâches au lieu de les redéfinir.

L'Etat a déjà renoncé à un certain nombre de tâchesd'intérêt général, désormais confiées au soin de collec-tivités de proximité. Mais ce renoncement découled'un échec et non d'une conviction nouvelle : l'Etatjacobin n'est pas devenu girondin, il est seulement encessation de paiement, et les conséquences n'en serontpas les mêmes. La dévolution des compétences se meten place dans une atmosphère de NEP, et tout indiqueque l'Etat n'espère que pouvoir reprendre ce qu'il vientprécisément de concéder. Mais surtout, parce qu'il sesent démissionnaire et non porteur d'un nouveau pro-jet, il risque d'abandonner derrière lui un désordre quin'aura rien à envier à celui du libéralisme décrié.

L'idée de subsidiarité suppose une redéfinition desrapports entre l'Etat et les citoyens, non pas dans ledomaine institutionnel, mais dans le domaine de l'ac-tion à accomplir en vue de l'intérêt général.Ici l'Etatne devient pas indifférent, comme il l'est par convic-

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tion dans le libéralisme classique, ou comme il l'est pardécouragement dans les socialismes ou providentia-lismes en désintégration. Il prend distance en cessantd'être le seul acteur, mais il demeure la caution atten-tive, le garant des normes et le filet de l'acteur impru-dent. Dans la période de transition qui s'annonce,l'idée de subsidiarité pourrait donc servir de référenceafin que le désengagement de l'Etat ne laisse pas lechamp libre à un chaos, mais à une nouvelle distribu-tion des rôles.

Encore faudrait-il pour cela que l'idée en question setrouve correctement employée, et notamment sous sesdeux aspects, négatif et positif. Depuis le début desdébats sur l'intégration européenne, l'idée de subsidia-rité a été saisie comme une sorte de bouée de sauve-tage. Et l'on a malencontreusement tendance à laconsidérer comme une panacée à nos divers maux. Cen'est pas la première fois que l'idée se trouve ainsiinvestie de pouvoirs inexistants. La même dérive seproduisit déjà en Allemagne dans les années cinquante,au moment crucial des redéfinitions politiques. Dansun article de 1956, « Der Mythos des Subsidiaritàt-sprinzip »', A. Utz s'élevait contre le simplisme quiconsistait à utiliser cette idée comme une formuleincantatoire. Intégrée dans le prêt-à-penser, le principede subsidiarité sert aujourd'hui de formule magique,habille avantageusement les réformes les plus dispa-rates, et dissimule des pratiques contraires aux idéesqu'il défend. Le mécanisme d'appropriation est ici lemême - quoique sans doute temporairement, car ils'agit d'une mode, donc d'un phénomène très pré-caire -, que pour un certain nombre de conceptslourds dont il faut absolument se parer si l'on veut dis-poser d'une quelconque crédibilité. Tous les dictateursde la planète se disent démocrates.

1. Die Neue Ordnung, 10, p. 11-21.

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L'idée de subsidiarité est ainsi en train de se dis-soudre dans l'air du temps par la double occurrenced'un emploi abusif et d'une compréhension insuffi-sante. Probablement ce phénomène de mode est-il lui-même signifiant, et la captation de ce concept traduit-elle une évolution des mentalités. Mais l'idée se trouvemal comprise moins du fait de sa complexité, que deson surgissement dans un univers intellectuel très éloi-gné d'elle et très peu préparé à l'accueillir.

Le concept de subsidiarité recèle, pour l'opinioncultivée, une vague connotation de liberté et d'autono-mie. Aussi le brandit-on pour justifier la résponsabili-sation des acteurs, à tous les échelons de la vie sociale.Mais, très généralement le principe n'est connu ni dansson contenu ni dans sa forme. Dans son contenu, l'as-pect positif de l'exigence de réalisation du bien com-mun, par laquelle se justifie le devoir de garantie éta-tique, demeure largement ignoré. Dans sa forme, leprincipe est facilement compris comme une techniquepermettant d'obtenir un résultat programmé, unerecette à appliquer. La plupart de ceux qui s'en récla-ment seraient fort déçus s'ils apprenaient qu'il s'agit aucontraire d'une indication normative, liée à des réfé-rents éthiques, et dont la concrétisation requiert ladécision de prudence. Qu'il n'indique pas, par rapport,au passé ici ou ailleurs, un nouveau système prêt à ser-vir (une culture conserve en général la forme des pen-sées caduques dont elle veut exiler le contenu). Maisbien plutôt, une toute autrë manière de considérer lapolitique, puisqu'il s'agit de, remplacer la science -idéologie ou technocratie - par un art.

La faveur dont jouit cette idée si confusément reçue,traduit aussi les errements et les quêtes de la penséecontemporaine à la recherche d'une forme de démocra-tie plus adaptée à ses attentes. Il est très incertain quel'idée de subsidiarité puisse apporter à la sociétécontemporaine le type de réponse qu'elle attend, ou

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encore, le type de proposition qu'elle aurait la volontéet qu'elle serait en mesure de concrétiser. Mais il estclair que cette idée appelle un type de démocratie trèsdifférent de celui que nous connaissons actuellement.

Ici, la citoyenneté de participation se double d'unecitoyenneté d'action. Les tâches de solidarité, quidepuis le début du xx` siècle ont été lentement inté-grées au rôle de l'Etat, sont en partie laissées à lasociété civile. Cette dernière se définit désormais moinscomme un ensemble d'individus ou de foyers fiscauxque comme un ensemble de groupes propres à agirensemble. Ou plutôt faudrait-il dire que la sociétécivile devient un ensemble d'individus virtuellementsusceptibles de se regrouper pour travailler à l'intérêtgénéral : agir ensemble ne constitue pas une conditiond'appartenance, mais une capacité que les instancespubliques se chargent de promouvoir et de seconder làoù elle apparaît.

La tâche d'intérêt général cesse d'être l'affaire exclu-sive de l'Etat, qui se porte toutefois garant de sa réali-sation efficace et de sa réalisation complète. Elle nedevient donc pas pour autant une affaire privée. Elledevient, plus exactement, une affaire politique au sensde chose de tous. Nul doute que la citoyenneté elle-même s'en trouve profondément modifiée.

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction 3

Chapitre I - Brève histoire de l'idée de subsidiarité 9

Une idée antique et médiévale, 9 - La Politica d'Althu-sius, 14 - Hegel et Tocqueville, 16 - La suppléancelibérale, 19 - Le fédéralisme de Proudhon, 22 - Le« droit subsidiaire », 25 - La déviance du corpora-tisme, 29 - Personnalisme et ordo-libéralisme, 32.

Chapitre II - Applications contemporaines 36

Fédéralisme et subsidiarité, 38 - Politique culturelle, 43- Politique sociale, 47 - L'entreprise, 49 - L'Eglise etles limites de l'application, 51.

Chapitre III - Au-delà des systèmesUne citoyenneté d'action, 59 - Une société structu-rée, 63 - Une redéfinition du partage des tâches, 68 -Le devoir d'ingérence, 72.

Chapitre IV - Les obstacles culturels

Des droits relatifs, 76 - L'idéal-type de l'égalité, 79 -Les bienfaits de l'anonymat, 83 - La décision en pro-cès, 87.

Chapitre V - Le principe de subsidiarité et la construc-tion européenne

Un « bien commun » européen, 93 - Jacobinisme etanti-jacobinisme, 96 - La Communauté européenne etles références à la subsidiarité, 101 - Les compétences etl'intensité de l'intervention, 107 - Les domaines d'ap-plication, 111 - Problèmes de garantie ou problèmes dedéfinition des référents?, 115.

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Conclusion 120

Bibliographie 125

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Imprimé en FranceImprimerie des Presses Universitaires de France

73, avenue Ronsard, 41100 VendômeJuillet 1993 - N° 39 424

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