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Armand Colin Philippe Jaccottet, une écriture de l'événement : «Le passage » Author(s): JEAN-MARC SOURDILLON Source: Littérature, No. 104, L'ART ET L'ÉCRITURE (DÉCEMBRE 1996), pp. 32-46 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704679 . Accessed: 15/06/2014 12:46 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.77.128 on Sun, 15 Jun 2014 12:46:56 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

Philippe Jaccottet, une écriture de l'événement : «Le passage »Author(s): JEAN-MARC SOURDILLONSource: Littérature, No. 104, L'ART ET L'ÉCRITURE (DÉCEMBRE 1996), pp. 32-46Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704679 .

Accessed: 15/06/2014 12:46

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LITTÉRATURE N° 104 - DÉC. 96

■ JEAN-MARC SOURDILLON, LYCÉE DE S Al NT- G E RM AIN -EN- LAYE

Philippe Jaccottet,

une écriture de

l'événement :

« Le passage »

Une s'orienter à l'attention

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en elle du

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offre de en

à l'attention du lecteur un petit dispositif lui permettant de s'orienter en elle selon la logique qui lui est propre. C'est ainsi en

quelque sorte qu'elle le forme, lui fournit l'instrument nécessaire à sa

compréhension. Le petit dispositif que l'œuvre de Philippe Jaccottet nous

propose, à nous lecteurs, pour nous guider, est à découvrir, semble-t-il, dans la notion d'événement. Il ne s'agit pas de n'importe quel événement, mais de ce que Philippe Jaccottet appelle « le passage » et sur lequel il revient sans cesse, qu'il s'agisse pour lui de le relater, de le transcrire ou de le définir. C'est l'événement du passage qui donne au lecteur comme au

poète la possibilité d'accéder au cœur de l'expérience poétique. L'acte

poétique se conçoit comme un événement de parole répondant à un événement d'une autre nature, survenu dans le monde et dont nous sommes les témoins le plus souvent émerveillés.

C'est sans doute une banalité de dire que le rapport que nous entretenons avec la notion d'événement est perverti aujourd'hui par l'in- fluence des médias. «Ce qui nous parle, c'est toujours l'événement, l'insolite, l'extraordinaire », écrivait Georges Perec... « H faut qu'il y ait derrière l'événement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie ne devait se révéler qu'à travers le spectaculaire » ( i ) . De l'événement nous ne retenons plus que le spectaculaire : c'est-à-dire ce qui bouge, fait saillie, non pas nécessairement le sensé ou le sensible mais l'ostensible. Les sectes

1 Georges Perec : Cause commune, n° 5, février 1973.

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L'ART ET L'ÉCRITURE ■

ne se mettent à exister que lorsqu'elles deviennent meurtrières, les pluies, diluviennes, ou les trains lorsqu'ils déraillent ; et plus il y a de morts et plus les sectes, les pluies, les trains existent.

On peut contester cette façon que les médias ont de nous présenter l'événement dans la mesure où ils oblitèrent peut-être l'essentiel : « L'évé-

nement, disait Gilles Deleuze, est inséparable de temps morts. » (2) Plus

exactement, il y a du temps mort à l'intérieur même de l'événement. Ce

temps mort, ce vide qui habite le cœur de l'événement est ce qui en lui à la fois nous happe et nous échappe, nous happe parce qu'il nous échappe ; il est le sas qui nous permet d'y entrer, cette sorte de distance intérieure qui nous invite à nous hisser à sa hauteur. Voilà pourquoi les médias qui font de l'événement un spectacle ne parviennent pas à le saisir. Elles n'en ont en fait ni les moyens ni la vocation. Alors que « l'événement le plus ordinaire fait de nous un voyant, dit Deleuze, les médias nous transforment en

simples regardants passifs, au pire en voyeurs ».

Sans doute existe-t-il une autre façon de percevoir l'événement, ou une autre sorte d'événement, une autre vérité de l'événement que la poésie nous rendrait perceptible. Philippe Jaccottet est le traducteur de Musil. Dans le dernier chapitre de L'Homme sans qualités , le chapitre qu'il était en train d'écrire au moment de sa mort, en 1942, Musil décrit l'une de ces manières d'appréhender l'événement. Ulrich et Agathe, le frère et la sœur, discutent dans leur jardin à la fin de l'été alors que le monde autour d'eux court vers la « grande guerre ». Leur discussion connaît comme toutes les conversations une pause, un moment de silence. C'est alors qu'ils aperçoi- vent ce que leur conversation occultait : un grand arbre, planté au milieu de la pelouse. De cet arbre tombe sans discontinuer une avalanche légère de fleurs... Cette découverte va modifier leur conversation. Pour décrire cet événement en apparence anodin, Musil a cette formule à la fois

énigmatique et lumineuse : Agathe et Ulrich sont en train de vivre, dit-il, « un événement sans événement » (3).

Cet événement ne fait pas saillie dans le cours ordinaire des jours ; il se définit au contraire par son creux, sa discrétion, son retrait. L'événe- ment, au lieu de surgir comme une rupture violente, l'inauguration osten-

2 Gilles Deleuze : Pourparlers , p. 218, Éditions de Minuit, Paris, 1990. 3 Robert Musil : L'Homme sans qualités (trad. Ph. Jaccottet), Éditions du Seuil, 1956, collection Points, p. 539.

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■ PHILIPPE JACCOTTET, UNE ÉCRITURE DE L'ÉVÉNEMENT

tatoire d'un autre état de Tètre ou de l'histoire, ne survient qu'à peine, effleure par en dessous - sans bruit - Tordre des habitudes qu'il ne

dérange que légèrement ou provisoirement. H est une légère dépression à la surface du temps qui attire un instant notre attention, et nous alerte pour nous dire ceci en somme : « et tout à coup, c'est comme s'il ne se passait rien ».

C'est que cet événement ne se produit pas dans Tordre de l'action où le plus souvent le spectaculaire s'impose, mais dans celui de la contempla- tion où l'intériorité seule est requise. C'est ainsi que L'Homme sans qualités nous offre l'exemple d'un roman paradoxal qui, à la manière d'une ellipse, tourne autour de deux centres symétriques : l'un occupé par un vide d'événements - l'activité de l'action parallèle qui cherche à inventer un événement pour célébrer l'anniversaire de l'empereur d'Autriche et res- souder ainsi l'unité menacée de l'Empire - et l'autre, par l'événement vide d'« un événement sans événement » : une chute de fleurs dans un

jardin d'été. Ces deux sortes d'événements que le romancier oppose ne renvoient finalement pour toutes sortes de raisons qu'à un épicentre tragique, sorte d'accomplissement démesuré, paroxystique dans sa vio-

lence, de l'événement tel que les médias le conçoivent : le premier conflit mondial.

Rilke, contemporain de Musil, dans Les Cahiers de Malte Laurids

Brigge , exprime des préoccupations semblables. Devant le désordre du

monde, Malte, le narrateur, prie pour qu'il advienne un événement. Si cet

événement, pour Musil, pouvait être de Tordre de la contemplation (« utopie de la mentalité inductive »), pour Rilke, il est à trouver dans le

geste d'écrire. L'acte poétique est conçu par lui comme un événement : un

événement, à la faveur duquel du sens peut s'introduire dans le monde et avec lui la dimension de la hauteur ou des lointains à partir de quoi tout s'oriente.

Ph. Jaccottet, lui, commence à écrire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il reprend partiellement à son compte la problématique de Musil et reconnaît comme sienne la vocation de Rilke : toute son œuvre

peut être présentée comme l'exploration de cet « événement sans événe- ment » que constitue l'expérience contemplative. Cette exploration n'est

possible que dans l'acte poétique qui la prolonge et lui donne forme.

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L'ART ET L'ÉCRITURE ■

En aucun cas, pour Jaccottet, l'événement poétique ne saurait être de Tordre du spectaculaire : transformer l'événement en spectacle nous prive de l'occasion ou de la chance qui nous est donnée ďy participer. Ce qui nous arrime à l'événement et nous permet d'y prendre part, c'est le corps. Par lui, nous devenons témoin et non pas simple spectateur passif. Dans La Semaison , Philippe Jaccottet précise cette relation qu'il a avec l'événement et qui passe par le corps, lieu des échanges entre l'esprit et le monde où l'acte poétique s'amorce :

Ne pas voir cela du dehors. Ce ne peut être un spectacle, c'est ce qui est réellement vécu, traversé, le secret où l'on habite, auquel on ne peut être extérieur.

Quand on est dans le corps, au cœur du monde - non plus un regard, même quand on regarde, le regard est pris dedans.

Prisonnier, alors seulement on vit, non pas quand on est détaché. (4)

Livre après livre depuis Requiem , Ph. Jaccottet tente de transcrire et de définir avec de plus en plus de netteté, et aussi de simplicité, une

expérience, toujours la même, qui n'a cessé de se représenter au cours de sa vie. Cette expérience - comme la façon de la transcrire - emprunte toujours des voies différentes pour se manifester, créant ainsi à chaque fois la surprise. Cette expérience est celle d'un double événement : événement de contemplation suivi d'un événement d'écriture.

Avant d'analyser la spécificité de ce double événement, il convient sans doute d'en observer les conditions.

Cette expérience a un décor : la nature. Un homme, jeune puis moins

jeune, marche dans la nature : le plus souvent, il s'agit des paysages de la

région de Grignan, dans la Drôme, où Ph. Jaccottet s'est installé en 1953 avec les siens. Mais ce peut être aussi, dans les premiers livres, des paysages semi-urbains de banlieue, des jardins au bord des villes. Ce peut être enfin, dans les œuvres plus récentes, des paysages étrangers, de préférence méditerranéens : l'Italie, la Grèce, l'Espagne, TÉgypte... Ce qui prédo- mine dans cette expérience, ce qui se présente en premier Heu à l'attention, est du domaine du sensible : c'est un étonnement, une stupeur devant le

monde, une émotion qui provoque le désir de dire, de nommer ce qu'on

4 Philippe Jaccottet : La Semaison , Gallimard, 1984, p. 83-84.

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■ PHILIPPE JACCOTTET, UNE ÉCRITURE DE L'ÉVÉNEMENT

voit. L'émotion est première chez Jaccottet, et le premier mouvement du

poète est de la prolonger dans la vibration des mots.

Cette expérience a également pour toile de fond, outre le paysage dans lequel on se déplace, une vision inquiète de l'existence : l'intuition de l'horreur réelle de la mort telle qu'elle est décrite dans Leçons par exemple, et son anticipation par la pensée dans l'angoisse. C'est dans le mouvement de destruction du temps cependant, comme pour en contrecarrer l'ur-

gence et l'inquiétude, que naissent les images. Lorsque le poète marche dans la nature, elles paraissent parfois, d'une manière toujours imprévisi- ble, suspendre le cours du temps ; ou inaugurer une autre modalité du

temps. Comme si, par l'opération d'une sorte de magie, elles avaient

changé le temps en espace. Ce sont les images privilégiées de l'air, de l'eau, des reflets de la lumière sur l'eau qui traduisent le mieux cette rêverie. Le

monde, alors, avec le poids de la terre et de la mort, de tout ce qui se traîne et tire vers le bas, mais aussi la déchirure et les distances du désir, est pris dans un double mouvement d'ascension et d'allégement. Entraîné par le mouvement général d'un essor, il tend à devenir air et, plus loin, lumière.

La poésie, ce serait cela pour Jaccottet : s'extraire du temps par le recours aux images. Mais des images vivantes, innervées par l'énergie de la vie : cerisiers chargés de fruits, moments de transition entre le jour et la

nuit, la montée du brouillard dans la vallée ou des feux aperçus autrefois dans les champs. Ce sont des dons du paysage à qui sait se servir de son

regard, des signes sensibles offerts par les sens à la faim de l'esprit inquiété par la mort et parfois hanté par l'histoire.

Du « passage », on trouve plusieurs définitions dans l'œuvre. En voici une parmi d'autres, dans Paysages avec figures absentes (il s'agit du texte liminaire qui donne son titre à ce recueil de proses) :

J'ai pu seulement marcher et marcher encore, me souvenir, entrevoir, oublier, insister, redécouvrir, me perdre. Je ne me suis pas penché sur le sol comme l'entomologiste ou le géologue : je n'ai fait que passer, accueillir. J'ai vu ces choses, qui elles-mêmes, plus vite ou au contraire plus lentement

qu'une vie d'homme, passent. Quelquefois, comme au croisement de nos mouvements (ainsi qu'à la rencontre de deux regards il peut se produire un

éclair, et s'ouvrir un autre monde), il m'a semblé deviner, faut-il dire

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L'ART ET L'ÉCRITURE ■

l'immobile foyer de tout mouvement ? Ou est-ce déjà trop dire ? Autant se remettre en chemin... (5)

Pour décrire ou configurer l'événement du « passage », Ph. Jaccot- tet, dans ce texte comme dans d'autres, se sert d'une mini-intrigue : le scénario dune rencontre. Le procédé n'est pas nouveau : on le trouve un siècle plus tôt chez Baudelaire par exemple dans le célèbre sonnet « À une

passante ». J'en rappelle brièvement l'argument : un homme et une femme

passent l'un à côté de l'autre dans la foule parisienne, chacun emporté par un mouvement contraire. La femme est en deuil, l'homme est agressé par le bruit. Leurs deux regards se croisent l'espace d'un instant et au lieu de leur rencontre s'ouvre fugitivement la possibilité d'un autre monde. Pos- sibilité qui ne trouvant pas l'occasion de s'accomplir devient chance

perdue, élancement à l'endroit du passé et, alimentant une nostalgie, va devenir la semence d'un poème. C'est cette même intrigue que Philippe Jaccottet applique - sans appuyer - sur l'événement du passage pour le

configurer : il s'agit alors de lire dans cet événement l'histoire d'une rencontre avec l'insaisissable. Ainsi dans les premiers recueils qui puisent sans doute leurs motifs dans ceux que la vie fournit au poète alors jeune homme, l'expérience poétique se raconte comme l'histoire d'une relation amoureuse avec celle qui toujours disparaît.

L'événement du passage, dans ce cadre, est bien l'événement d'une rencontre mais il s'agit d'un type de rencontre bien particulier. Et c'est ce

qui, entre autres, distingue l'expérience telle que la décrit Ph. Jaccottet de celle de Baudelaire : la rencontre n'y est pas seulement la découverte

fugitive d'une possibilité inédite de l'existence, acte de connaissance par conséquent ; elle est également le moment d'une reconnaissance. Par

exemple dans le poème « Ninfa » dans HEffraie , si une rencontre a bien

lieu, elle est décrite non pas comme un coup de foudre mais comme l'histoire de retrouvailles. Qu'on lise seulement la fin du poème :

Et je ne rêvais pas Quand j'entendis, après si longtemps cette voix me revenir du fond de ce jardin, l'unique, la plus douce dans ce concert...

5 Philippe Jaccottet : Paysages avec figures absentes , Gallimard, 1970, p. 10-11.

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■ PHILIPPE JACCOTTET, UNE ÉCRITURE DE L'ÉVÉNEMENT

« - Ô Dominique !

Jamais je n'aurais cru te retrouver ici,

parmi ces gens... - Tais-toi. Je ne suis plus ceci

que je fus... »

Je la vis saluer avec grâce nos hôtes, puis sen aller comme les eaux s'effacent,

quittant le parc, alors que le soleil se perd, et c'est déjà vers les cinq heures, dans l'hiver, (ó)

L'émotion qui domine à la lecture de ce poème est bien celle qui caractérise des retrouvailles. On retrouve beaucoup de motifs propres à la

poésie de Jaccottet : les eaux, la figure absente des nymphes, le jardin, la

voix, les paroles affleurant dans la nature, la figure de l'apparition dispa- raissante, etc. ; tous ces motifs se disposent autour de l'événement final qui est l'instant des retrouvailles, pour lui donner une consistance, une forme

transportable dans l'écriture. Ce que dit l'instant des retrouvailles, c'est

qu'au fondement de l'expérience poétique, c'est toujours la même émo-

tion que l'on ressent, même si elle prend pour se manifester une forme

toujours nouvelle. Le scénario des retrouvailles accorde les caractéristi-

ques mobiles de l'événement : l'inédit, l'imprévisible, le transitoire, l'irréi-

térable, avec la dimension d'une permanence qui se découvre à travers lui.

Voilà pourquoi Ph. Jaccottet utilise parfois le terme d'ouverture à propos de ces instants que la poésie recueille : ils ouvrent sur la profondeur insoupçonnée d'une permanence.

Qu'advient-il donc dans l'événement du passage et, plus précisé- ment, quelles péripéties particulières sert-il à désigner dans le scénario des

retrouvailles ?

Tout d'abord le promeneur est engagé comme tout être vivant dans

le mouvement du temps - le plus souvent figuré par la marche. Ce n'est

qu'au sein de ce mouvement que peut avoir lieu la rencontre avec un

insaisissable, se produisant généralement sous la forme d'images (ce peut être aussi de la musique) génératrices d'émotions. L'insaisissable lui aussi

est entraîné par le mouvement dégradant du temps. Le terme de « pas-

sage » désigne alors « cette façon qu'a l'insaisissable de surgir moins dans

6 Philippe Jaccottet : L' Effraie , in Poésie 1946-1967 , Gallimard, collection Poésie/Gallimard, 1971, p. 36-37.

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L'ART ET L'ÉCRITURE I

un lieu que dans ce qui sépare et relie les lieux, dans le passage des instants » (7). S'il peut nous atteindre, à sa manière, c'est-à-dire fugitive- ment et occasionnellement, ce ne peut être que parce que nous aussi, nous sommes entraînés dans le passage des instants.

Le terme de passage sert aussi à désigner l'événement proprement dit de la rencontre : ce moment où, entre le marcheur et l'insaisissable, une sorte de courant mystérieux passe, grâce au relais de la nature. Ce courant est dit semblable au croisement de deux regards. Ainsi, à propos de la rencontre avec une rivière, Ph. Jaccottet écrit-il : « Une chose me reste néanmoins : que je découvris en elle une rencontre dans le mouvant et le fluide (comme celle de deux regards au sein de leur imperceptible et inévitable vieillissement) ; un éblouissement né d'une rencontre, et cela dans un espace qui frémit, qui murmure et qui change. » (a)

II s'agit, après avoir configuré l'événement du passage sous la forme de cette petite intrigue : le scénario d'une rencontre, de lui donner un sens. La sensibilité est touchée, la pensée, l'imagination sont mises en branle par l'émotion. C'est tout l'être, à la fois physique et intellectuel, avec son passé, sa culture et le don de la parole, qui est donc requis. Le promeneur vient d'être confronté à une énigme qui s'adresse à son esprit par la voie des sens ; il va tâcher de la répercuter puis de la résoudre par la voie des mots.

Dans la prose intitulée Beauregard, Ph. Jaccottet ébauche une inter-

prétation de cette expérience. Cette interprétation, qui serre au plus près ce qui a été vécu, est celle à laquelle il voudrait s'en tenir : une sorte de constat objectif au-delà duquel la pensée ne ferait que s'aventurer. Voici la circonstance : le soleil couchant éclaire la paroi d'une falaise à l'entrée d'un défilé. Cette lumière sur la pierre est comparée à un feu.

Ce feu allumé par personne, apparu au regard de quelqu'un d'étranger à ce lieu et emporté par sa voiture tout à fait ailleurs et dans une autre histoire, était lui-même le passage, pas simplement un signe, un appel, une proposi- tion - et même au contraire : une réponse, un don au-delà desquels il ne fallait rien chercher, parce que toute la substance du monde est en eux, le

temps qu'on l'aperçoive... (9)

7 Philippe Jaccottet : Éléments d'un songe , Gallimard, 1961, p. 94. 8 Philippe Jaccottet : La Promenade sous les arbres, La Bibliothèque des arts, 1980 (réédition), p. 92-93. 9 Philippe Jaccottet : Beauregard , Maeght, collection Argile, 1981, p. 11.

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■ PHILIPPE JACCOTTET, UNE ÉCRITURE DE L'ÉVÉNEMENT

Toute la substance du monde est en eux... Cela veut dire qu'à certains moments, le monde se propose soudain au regard comme délivré des représentations ou des apparences qui nous le dissimulent ordinaire- ment : intentions, habitudes qui occultent ou aliènent le regard. Comme si au fond, la vie ordinaire consistait presque essentiellement à être occupé à ne pas voir. On est dans ses soucis, ses projets, ses pensées, on est penché sur une activité et soudain le monde se rappelle à nous par le regard. Et il nous apparaît, depuis les lointains où nous l'avions relégué, comme enve-

loppé de transparence, révélant son incomparable vérité. « C'est comme une transfiguration où rien de la figure matérielle ne serait perdu, puisque tout ce que nous voyons s'ouvrir ainsi devant nous continue à porter le nom d'arbre, de bois, de terre, d'herbes et d'eau, et aucun autre » (10), écrit Jaccottet. Si l'expérience poétique est celle d'un passage, ce passage nous fait accéder au réel, à la perception nue du réel. Le réel fait irruption à la façon d'un événement dans le cours bien réglé de l'existence ordinaire. Voilà ce qui fait la singularité de cet « événement sans événement » dont

parle Musil : rien d'extraordinaire n'y advient, à proprement parler, mais les habitudes qui habitent le regard se défont momentanément. Et le réel

qui surgit à la faveur de cette désaffection paraît être le comble de l'insolite ; un insolite qui au lieu d'aider à s'évader « n'importe où hors du monde », y fait au contraire revenir comme dans une nouvelle naissance. De quelle manière ? - Le regard a distingué un détail, ici une tache de

lumière, qui semble venir au-devant de la conscience à mesure que les écrans interposés par la langue, l'habitude s'écartent, puis se retirer dans

l'épaisseur du monde lorsque la conscience essaie de s'en saisir pour en extraire la singularité. Le détail particulier qu'on a isolé semble alors s'amuïr vers l'être dont il nous donne à éprouver l'insondable profondeur. « Toute la substance du monde est en eux. »

Interpréter ainsi l'événement du passage, c'est peut-être placer l'acte

poétique dans une perspective heideggerienne ; ce qui n'a rien de très

original et ne plairait pas beaucoup à Jaccottet. Mais on sait que, comme

Heidegger, il est un lecteur attentif de Hölderlin.

10 Philippe Jaccottet : « Des paysages, encore et toujours », in Le Nouveau Recueil, n° 36, septembre-novembre 1995, éditions Champ- Vallon p. 54.

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L'ART ET L'ÉCRITURE ■

Je préférerais y voir les affinités qui lient Ph. Jaccottet à un auteur comme Francis Ponge. Écrire dans le prolongement d'une émotion qui a

dérangé en nous Tordre du percevoir, c'est en effet le projet de Francis

Ponge, tel qu'il le définit dans ce texte de La Rage de l'expression qui s'intitule « La Mounine » :

II s'agit bien de décrire ce ciel tel qu'il m 'apparut et m'impressionna si

profondément. De cette description, ou à la suite d'elle, surgira en termes

simples l'explication de ma profonde émotion. (11)

Francis Ponge disait se vouloir « moins poète que savant » et il inscrivait son projet dans le droit fil de la pensée des Lumières. Pour Ph. Jaccottet, il s'agira de placer son expérience dans une autre perspec- tive qu'il ne mentionne qu'avec réticence. Le monde, se présentant dans sa nudité au regard renouvelé, apporte une sorte de réponse à l'esprit in-

quiété par la mort. Et cette réponse trouve dans le poème son expression la plus adaptée : «Je crois ceci : qu'en fin de compte la meilleure réponse qui ait été donnée à toutes les espèces de questions que nous ne cessons de nous poser est l'absence de réponse du poème. [...] Parce que dans le

poème, la question est devenue chant et s'est enveloppée dans son ordre sans cesser d'être posée » (12). Mais cette réponse - ou cette absence de

réponse - , si elle laisse en suspens les questions tout en apaisant l'inquié- tude qui leur est associée, s'adresse aussi pour Jaccottet à un « souci central » en nourrissant un Désir essentiel : « Le poème nous ramène à notre centre, à notre souci central, à une question métaphysique » (13).

La perspective dans laquelle se place Ph. Jaccottet lorsqu'il essaye d'analyser l'expérience qu'il lui est donné de faire dans l'événement du

passage est donc de nature métaphysique. Philippe Jaccottet est davantage l'héritier des romantiques allemands que celui des Lumières. Dès lors, l'événement du passage, en même temps qu'il introduit au réel, nous ouvre l'accès à un autre espace, étranger à l'espace, selon la dimension d'une transcendance. L'événement, en même temps qu'il nous extrait des repré- sentations habituelles où nous nous réfugions, nous appelle à dépasser

1 1 Francis Ponge : La Rage de l'expression, « La Mounine » (texte de 1941), Gallimard, coll. Poésie/Gallimard, 1976, p. 199. 12 Philippe Jaccottet : Éléments d'un songe , Gallimard, 1961, p. 152. 1 3 Philippe Jaccottet : La Semaison, Gallimard 1984 p. 40.

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■ PHILIPPE JACCOTTET, UNE ÉCRITURE DE L'ÉVÉNEMENT

l'expérience même que nous sommes en train de vivre dans le geste d'une sorte de risque intérieur, d'un élan vers l'illimité. Ainsi, à propos d'un

verger en fleurs, aperçu un jour, au cours d'une promenade, Ph. Jaccottet écrit-il : « C'était encore des arbres, c'était, quoi ? Ce qui désarme et

provoque la pensée. Ce qui vous arrête, mais sans vous héler, au passage. Signes d'un autre monde, trouées ! Et déjà je ne les vois plus, ils n'auront duré que peu de jours. » (14)

Un petit poème de Airs, façon haïku, transcrit exactement l'expé- rience et son interprétation :

Là où la terre s'achève levée au plus près de l'air

(dans la lumière où le rêve invisible de Dieu erre) Entre pierre et songerie

cette neige : hermine enfuie. (15)

Ce court poème dispose les éléments d'un paysage de fin d'hiver : le

regard parcourt l'espace et suit les courbes de la terre à l'endroit où elle

rejoint l'horizon. Puis on applique sur le paysage vu l'interprétation qu'on souhaiterait lui donner : l'affleurement du rêve dans le réel qui se donne à entendre jusque dans la texture phonique du poème (dissémination du

signifiant « rêve »), le rêve de voir le monde visité par une transcendance. Et c'est là, dans les lointains, à la tangence entre les mondes que se produit, ou semble se produire, l'événement inespéré : dans le clignotement de

l'entrevision, l'ouverture d'un passage. Un détail s'est détaché du paysage : le bref éclair de la neige à l'horizon. C'est l'image (ici une métaphore, la réactivation d'un cliché) qui va dire la nature de l'événement : « le man- teau d'hermine » attendu a laissé la place à une hermine vivante : une hermine en mouvement, fuyante, insaisissable, qui court au ras des monts. Mais cette image, à peine proposée, est aussitôt ôtée, biffée, « enfuie ».

Comme si la réalité qu'elle désigne avait fait de la disparition sa façon

privilégiée de se manifester. En disparaissant, l'hermine a laissé un silence au sein du poème, une trouée dans le paysage. Son passage a bien ouvert

14 Philippe Jaccottet : À travers un verger , Fata Morgana, Montpellier, 1976, p. 12. 15 Philippe Jaccottet : Airs in Poésie 1946-1967, Gallimard, coll. Poésie/Gallimard, 1971, p. 103.

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L'ART ET L'ÉCRITURE ■

un passage. D a créé « un appel d'air » par où l'illimité nous atteint et nous attire au-delà du paysage. La transcendance, si c'en est une, se manifeste à travers une absence orientatrice, un vide vecteur du désir métaphysique. En se volatilisant, la présence aperçue a laissé un élancement au cœur et amorcé ainsi le mouvement ďune quête. « Parler d'un pouvoir qui se perd, poursuivre la poésie enfuie ; fidélité et défi », écrit Ph. Jaccottet dans La Semaison (ìó). La note suivante commence ainsi : « Montagne, hermine enfuie ».

On peut, pour décrire l'événement du passage tel que Ph. Jaccottet le conçoit, se servir des termes qu'utilisait Emmanuel Lévinas, pour évoquer l'épiphanie du visage dans le face-à-face humain, cette rencontre

qu'il appelait « visitation ». Le signe qui se découvre dans la nature entre dans notre horizon comme un visage, « à partir d'une sphère absolument

étrangère, c'est-à-dire à partir d'un absolu qui est d'ailleurs le nom même de l'étrangeté foncière » (17).

La figure qu'il emprunte alors pour se manifester à nous et que le

poète devra donc traduire ou retenir avec les outils de sa langue est, comme nous venons de le voir dans l'exemple précédent, celle d'une « apparition disparaissante ». C'est sans doute cette figure qui va caracté- riser l'événement du passage parce qu'elle permet de lui donner une forme : autrement dit, de le capter. Sans elle, cet événement, qui ne prend pas, pour s'imposer à l'esprit, le cadre attendu du spectaculaire, resterait insaisi. L'apparition disparaissante dit la quasi-simultanéité d'une venue et d'un retrait et c'est pourquoi elle convient à l'événement du passage qui à la fois comble et frustre une attente. Il apporte à qui se glisse en lui « tout ensemble une promesse et une déception » (is) (Jankélévitch) ; une dé-

ception qui devient le gage d'une promesse.

Ainsi l'apparition de l'insaisissable qui surgit dans la nature au moment où l'on se promène, comme l'épiphanie du visage dans la rencon- tre humaine, est vivante : elle n'est pas prisonnière d'une image figée où elle s'aliénerait. Sa vie elle-même est apparition disparaissante ; elle

16 Philippe Jaccottet : La Semaison, Gallimard, 1984, p. 50. 1 7 Emmanuel Lévinas : Humanisme de l'autre homme , « La signification et le sens », éditions Fata Morgana, Le Livre de poche, coll. Biblio Essais, p. 51. 1 8 Vladimir Jankélévitch : Le jene sais quoi et le presque rien , tome 2 « La méconnaissance, le malentendu », Éditions du Seuil, collection Points, 1980, p. 173-179.

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consiste à se dépouiller de sa propre image au moment où elle s'offre à la vue. Ainsi s'explique cette émotion que l'on ressent face aux choses vues : en elles une présence apparaît et disparaît, secouant leur inertie. Le poème ài Airs sur la foudre d'août dit très bien cela.

La foudre d'août Une crinière secouée

balayant la poudre des joues si hardie que lui pèse même la dentelle (19).

Comme la séduction, l'apparition disparaissante est une avance suivie d'un retrait qui allume le désir ; mais cette figure est celle d'un effacement devant une réalité plus haute et plus lointaine, la forme d'une

désignation qui ne conduit ni au vide ni au plaisir. « Sa merveille, écrit

Lévinas, tient à Tailleurs dont elle vient et où elle se retire. » Ailleurs, c'est-à-dire au-delà de l'être.

À la forme de cette manifestation, l'apparition disparaissante, cor-

respond une sorte singulière de signes : ce qu'on appelle une trace. À la différence du signe, la trace semble signifier en dehors de toute intention, comme si elle signifiait un peu malgré elle, par hasard ou inadvertance. Elle

signifie d'une manière gratuite. Elle est l'empreinte dans l'univers sensible d'un passage. Elle signifie simplement : quelqu'un par ici a passé ; une

présence à cet endroit a traversé notre espace.

Le poète qui entend conserver l'empreinte d'un passage dans le monde recueille ces traces, comme il ramasse dans le poème à' Airs les

oripeaux laissés par la foudre au moment où, traversant le ciel, elle se déshabille de sa présence. Le poème dès lors désigne le lieu d'une position récemment évacuée et définit assez exactement le tracé d'une forme de

prière, ce que Jaccottet appelle une « poursuite ». La fuite dont on aura été le témoin a laissé une suite : l'émotion tout d'abord, éprouvée par le

promeneur. Elle est comme une sorte de réponse immédiate de l'homme à l'événement qui le visite. Puis une autre réponse sous la forme d'une prise de parole : le poète généralement interpelle la présence fuyante ou se

19 Philippe Jaccottet : Airs in Poésie 1946-1967 , Gallimard, coll. Poésie/Gallimard, 1971, p. 122.

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L'ART ET L'ÉCRITURE ■

borne à constater l'événement en le serrant au plus près par l'exactitude de sa langue. Le lien qui lie ces deux réponses humaines à l'invite involontaire du monde : émotion et parole, n'est ni gratuit ni fortuit. H est ce qu'on peut appeler la poésie et ce que Ph. Jaccottet appelle parfois la justesse. Il est ce

qui permet au poète de s'introduire dans l'événement et de se hisser à sa hauteur.

Si le poème, comme on vient de le voir, est la trace que laisse une transcendance lorsqu'elle se manifeste dans le mouvement d'une appari- tion disparaissante traversant les choses et les mots, qu'est-ce alors que l'acte d'écrire ? Écrire, c'est se placer dans le prolongement de ce mouve- ment ; c'est rejoindre le lieu intérieur où son geste semble s'ébaucher et se décider en dehors de soi. « Comme si le poème, écrit Jaccottet à propos du

haïku, n'avait pour souci que de s'effacer, de s'abolir au profit de ce qui l'a fait naître et qu'il désigne, simple doigt tendu [...] ou simple passerelle que l'on oublie pour s'éblouir de la région où elle mène. » (20) Pour désigner ce

qui est à l'origine du poème, cette sorte d'intention aveugle qui traverse les choses et les mots, non pas en direction d'un sens mais en direction d'un événement à saisir, Ph. Jaccottet utilise souvent la métaphore (qui d'ailleurs n'en est pas toujours une) de la lumière. « D y a seulement

l'épanouissement naturel de la lumière en parole. » (21) Du coup, écrire, être ému, traduire, c'est une seule et même tâche : se laisser traverser par cette « lumière qui franchit les mots comme en les effaçant »(22). Or cette

lumière, une fois captée ou réfléchie par les mots, il va être possible de la transmettre. Le poète, à son tour, va se faire l'instrument du passage : « Nous ne sommes que des instruments imparfaits, dont le plus haut usage est de faire circuler de la lumière », écrit-il dans À travers un verger (23).

C'est donc ainsi que, pour finir, nous pouvons décrire l'événement du passage : venu du monde où il a surgi, le mouvement d'une transcen- dance se manifeste à nous sous la forme d'une apparition disparaissante et s'ouvre un passage vers l'expression : du paysage au promeneur, du regard

20 Philippe Jaccottet : Une transaction secrète , « L'Orient limpide », Gallimard, 1987, p. 129. 21 Philippe Jaccottet : La Promenade sous les arbres, La Bibliothèque des arts, Lausanne, 1980 (réédition), p. 127. 22 Philippe Jaccottet : Chants d'en-bas, in Dans la lumière d'hiver , Gallimard, p. 47. 23 Philippe Jaccottet : A travers un verger , éditions Fata Morgana, Montpellier, 1976, p. 40.

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■ PHILIPPE JACCOTTET, UNE ÉCRITURE DE L'ÉVÉNEMENT

à la parole, du poète au lecteur, elle passe et s'exprime en passant. Cette

transcendance, dirait-on, n'existe que dans la réfraction. C'est cela en dernier lieu que révèle l'événement du passage : il est la transmission d'un don. Et ce don que l'œuvre fait à son lecteur, c'est celui de la lumière, d'un

souffle, d'une joie.

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