l’art de la persuasion

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Si tout le monde connaît L’Art de la guerre de Sunzi, il n’en va pas de même pour L’Art de la persuasion de Guiguzi qui pourtant est à bien des égards son pendant pour la négocia-tion et la diplomatie.

Surnommé le «  Maître de la Vallée du Diable », il a formé certains des plus grands stratèges chinois de l’époque des Royaumes combattants, au ive siècle avant notre ère.

Maître taoïste, «  anti-Confucius  », ostra-cisé par la doxa chinoise comme une sorte de fruit défendu de l’intelligence et de la ruse, et à ce titre lointain prédécesseur chinois de Machiavel, tel nous apparaît Guiguzi dont le texte, près de 2  500 ans après son écriture, continue de nous étonner par sa capacité de pénétration, et reste essentiel pour qui s’inté-resse aux jeux de pouvoir et à la Chine.

La présente traduction, réalisée depuis le chinois classique, est la première de Guiguzi en français.

Collection dirigée par Lidia Breda

Guiguzi

L’art de la persuasion

Traduit du chinois, présenté et annoté par Chen Lichuan et Michel Mollard

Rivages poche Petite Bibliothèque

Retrouvez l’ensemble des parutionsdes Éditions Payot & Rivages sur

payot-rivages.fr

Couverture : © Bridgeman Images

© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2019 pour la traduction française,

la présentation et la présente édition

ISBN : 978-2-7436-4668-4

Introduction

Dans l’histoire de la pensée chinoise, Guiguzi occupe une place à part, insaisis-sable, à l’image du personnage.

Son ouvrage est considéré comme l’un des livres de référence sur l’art de la persuasion ainsi qu’en matière de stratégie et, à bien des égards, il constitue le pendant pour la diplomatie de L’Art de la guerre de Sunzi.

Il fait partie des « classiques » chinois, au sens large1. Il compte au rang des clas-siques du taoïsme, le Daozang. Guiguzi, pour sa part, est canonisé comme le plus ancien maître de ceux que l’on appelle aujourd’hui « diplomates » et que l’on qua-lifiait, à l’époque, nous verrons pourquoi, de Zonghengjia.

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Pour autant, pendant longtemps, son œuvre a été considérée comme sulfureuse et Guiguzi ostracisé par la doxa chinoise, comme une sorte de fruit défendu de l’intel-ligence et de la ruse. Et il a fallu attendre plusieurs siècles pour que son œuvre soit officiellement mentionnée. Elle l’est en effet pour la première fois dans le Catalogue des Œuvres classiques de l’Histoire des Sui réalisée au début de la dynastie des Tang2.

La traduction que nous proposons, effec-tuée depuis le chinois classique du ive siècle avant notre ère, est la première de Guiguzi en français.

Un personnage mystérieux

De ce personnage énigmatique qu’est Guiguzi, on sait au fond peu de chose.

Par-delà ses écrits, il nous est surtout connu de manière indirecte, comme maître de personnages fameux de l’histoire chinoise, Su Qin et Zhang Yi, avec certitude, Sun Bin et Pang Juan, probablement.

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une biographie lacunaire

Son vrai nom serait Wang Xu3.Il apparaît pour la première fois dans les

Mémoires historiques de Sima Qian, le Shiji4. Au début de la biographie qu’il consacre à Su Qin5, Sima Qian nous apprend en effet que : « Su Qin […] étudia sous le Maître de la Vallée des Fantômes », et, en écho, au début de la biographie de Zhang Yi6, que : « Zhang Yi […] avait étudié la stratégie auprès du Maître de la Vallée des Fantômes, en compagnie de Su Qin, qui le considérait comme plus doué que lui » (à l’expression de « Vallée des Fantômes », nous préférons celle de « Vallée du Diable »).

Ce sont les seules références à Guiguzi que l’on trouve chez Sima Qian.

Si l’on se réfère à Qian Mu7, dont la Chronologie des Maîtres à penser d’avant la dynas-tie des Qin8 fait autorité, Guiguzi serait natif du Royaume de Chu et aurait vécu entre 390 et 320 avant notre ère.

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Voilà qui est bien peu de la part de deux des plus grands historiens chinois, à deux mille ans de distance.

De Guiguzi, on sait aussi qu’il a écrit un traité de médecine. Rien de surpre-nant à cela : les taoïstes, dont on dit qu’ils connaissent l’origine du monde et les pou-voirs des cinq éléments (l’eau, le feu, le métal, le bois et la terre), sont souvent médecins.

Le reste des informations dont nous dis-posons relève pour l’essentiel de la tradition orale.

une visite dans la vallée du diable

Il se serait réfugié dans la Vallée du Diable, dans le district Qi9 de la province du Henan, d’où son surnom de Guiguzi, le « Maître de la Vallée du Diable ». Là, il aurait d’abord mené une vie d’ermite, s’inté-ressant notamment aux plantes médicinales. Puis, il y aurait dispensé son enseignement.

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Il faut aujourd’hui un peu plus de deux heures depuis Zhengzhou, la capitale de la province du Henan, pour atteindre la Vallée du Diable.

En arrivant on voit se dresser une chaîne de montagnes, composée de plusieurs crêtes qui forment une sorte de patte de dragon. Cette chaîne de montagnes porte le nom de Yunmeng shan10, littéralement la « Montagne du Rêve des Nuages ».

Au point de convergence des neuf chaî-nons de Yunmeng shan, appelés les neuf griffes du dragon, se situe un bassin : la Vallée du Diable, un lieu isolé, souvent bai-gné dans la brume.

Des fouilles archéologiques y ont été entreprises. Elles ont notamment permis de retrouver les restes de la première école militaire chinoise. Mais le temps a fait son œuvre : sur les stèles, les inscriptions sont devenues illisibles, sous les coups du vent et de la pluie.

En s’avançant dans la vallée, on entre dans un univers où le paysage n’est pas tout.

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Il y règne une atmosphère d’étrangeté. On est frappé par le désir de silence qui s’y dégage. Tout autour, la brume recouvre les montagnes et les coupe en deux. Les yeux semblent voilés, comme pour indiquer que ce n’est pas avec eux que l’on voit les choses, mais grâce à tous les sens. Les sentiments deviennent confus.

On découvre un certain nombre de sites : le temple de Guiguzi, la grotte où le maître dispensait son enseignement à ses élèves, celle de son buffle. Tous des reconstructions de l’époque moderne.

À l’entrée du temple de Guiguzi figure une sentence parallèle qui traduit bien l’am-biguïté du personnage :

« Un livre de sagacité remplit le monde d’honneurs et de médisances.

Un stratège de génie traverse l’histoire avec tromperies et fascinations. »

Dans la grotte de Guiguzi, l’obscurité règne. Guiguzi voulait que ses élèves le convainquent par le seul moyen de la parole.

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Le tombeau de Guiguzi11 est, pour sa part, situé dans le village de Wang Zhuang, à quelques dizaines de kilomètres de la Vallée du Diable, toujours dans le district de Qi. Il est vénéré depuis plus de mille ans par les habitants du village.

Guiguzi a-t-il vraiment vécu ici ? Aucune certitude n’existe.

D’autres « Vallées du Diable » existent en Chine. Un argument convaincant milite en faveur du site du district de Qi : la province du Henan est le berceau de la civilisation chinoise, la terre d’élection de la dynastie des Shang12 et le lieu d’invention de l’écri-ture chinoise.

Mais au fond là n’est peut-être pas la question. En Chine, comme dans d’autres pays d’Asie, on est souvent plus sensible au côté évocateur d’un lieu qu’à l’exactitude historique. Et il est certain que le site de la Vallée du Diable ne peut qu’enrichir la légende qui entoure Guiguzi et lui conférer une dimension mythique.

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l’enseignement de guiguzi

Guiguzi est un auteur plus intéressé par la réalité que la vérité. En d’autres termes, il sait très bien que ce que l’on nomme réalité n’est pas nécessairement la vérité.

La réalité de Guiguzi est celle de la brume, symbole du changement, toujours présente dans la Vallée du Diable, même par beau temps, comme si elle voulait signifier qu’il n’y a pas de constance dans la vie, sauf le changement, et que la seule permanence est son impermanence : « Les changements sont sans fin et chacun d’eux suit son propre che-min13. »

Il n’y a chez Guiguzi aucune volonté de percer cette brume. Elle est un fait. Il ne cherche en aucun cas à élucider de quel-conques grandes questions. Seules comptent pour lui l’efficacité et la manière de se frayer un chemin dans la complexité et le désordre afin d’asseoir son influence. Il propose un « art de vivre » et des méthodes permet-tant à des hommes ambitieux de prendre le

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pouvoir et de s’y maintenir. Il est aussi éloi-gné que possible des questions d’éthique, de droit et de morale. C’est un opportuniste : « Dans le monde, il n’y a rien de constam-ment noble, les choses n’obéissent pas tou-jours à la même règle. […] Il faut prendre comme maître celui avec qui les choses peuvent réussir et les plans s’accorder. S’accorder avec une chose sépare forcément d’une autre, un même plan ne permet pas d’être loyal de deux côtés, il y a nécessaire-ment une opposition14. »

Sa prose peut parfois revêtir un caractère obscur, à l’image de la réalité du monde. Son message tourne toutefois autour d’idées claires : percer la pensée des autres – de lui, on dit qu’il connaissait la physiognomo-nie, cette science qui cherche à relier la sur-face visible à ce qu’elle couvre d’invisible ; décrypter les signes de toutes sortes ; appré-cier les situations ; nouer des relations de confiance et d’intimité ; utiliser les failles de  quelque nature qu’elles soient, aussi minimes soient-elles, en s’en servant de levier

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soit pour diviser, soit pour rassembler (chez Guiguzi, l’infiniment petit peut donner nais-sance à l’infiniment grand) ; persuader et élaborer des plans stratégiques, tout en dis-simulant ses sentiments et en privilégiant ses intérêts. Pour y parvenir, Guiguzi décrit, dans les dernières parties de son ouvrage, un certain nombre de méthodes pour se cultiver intérieurement et formule des recomman-dations tactiques. Tel est, dans ses grandes lignes, son enseignement.

Une de ses idées maîtresses consiste à repé-rer les failles, où qu’elles soient, et à les exploi-ter : « Le monde est en désordre, au sommet il n’y a pas de maître éclairé, les nobles n’ont ni morale, ni vertu, les hommes de peu calomnient, ceux de bien sont inemployés. Les sages prennent la fuite, les hommes avides et perfides s’affairent. Le souverain et ses ministres doutent les uns des autres, effondrement et dislocation sont à l’œuvre, les flèches pleuvent des deux côtés. Pères et fils se séparent et se brouillent. Ce sont des fissures et des brèches embryonnaires. Les

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sages les perçoivent et utilisent la méthode de colmatage. Si la situation présente est contrôlable, alors on colmate pour réparer, si elle ne l’est pas, on colmate pour la chan-ger. On colmate tantôt d’une manière, tan-tôt d’une autre, pour revenir à la normale, ou pour renverser la situation15. »

La référence ultime de Guiguzi est une sorte d’ordre naturel des choses, auquel il est vain de s’opposer mais dont il convient au contraire d’épouser les évolutions dans la recherche de son propre intérêt.

Son mode d’action est la parole. C’est l’arme qui permet de comprendre les autres mais aussi de les contrôler. Guiguzi apparaît ainsi comme un maître de la persuasion et de la rhétorique, mais aussi de la dissimu-lation.

On pense bien sûr au Machiavel du Prince, dont Guiguzi apparaît comme un lointain prédécesseur (de dix-sept siècles !). Mais vient également à l’esprit un autre grand classique dont l’écriture suit celle de l’ouvrage de Guiguzi de quelques dizaines

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d’années : L’Arthaśāstra indien. Véritable traité de gouvernement, L’Arthaśāstra 16 est lui aussi un écrit essentiellement pragma-tique qui refuse toute considération morale et recommande, dans un monde naturelle-ment instable, toute une série de moyens permettant d’aboutir à ses fins.

Le plus savoureux reste peut-être que l’on doit à Guiguzi, opportuniste qui donne constamment l’impression d’aller à droite et à gauche au gré de son intérêt, la première mention au monde… de la boussole, l’une des « quatre grandes inventions », on le sait, de la Chine ancienne (avec l’imprime-rie, le papier et la poudre à canon)17 !

Guiguzi dans l’histoire chinoise

les royaumes combattants

Replacer Guiguzi dans le contexte de l’histoire chinoise – celle du ive siècle avant notre ère – permet de mieux le comprendre.

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