l'argent de l'influence

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L’argent de l’influence Ludovic Tourn` es To cite this version: Ludovic Tourn` es. L’argent de l’influence. Autrement. Autrement, pp.208, 2010, emoires/culture. <halshs-00651570> HAL Id: halshs-00651570 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00651570 Submitted on 13 Dec 2011 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es.

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Du début du XXe siècle à la chute du mur de Berlin, les grandes fondations philanthropiques américaines (Carnegie, Rockefeller, Ford, puis Soros) n'ont pas cessé d'être présentes en Europe et d'y tisser de multiples réseaux dans les milieux intellectuels, scientifiques et politiques. Fondées par de grands industriels symboles du capitalisme américain, ces fondations sont à la fois porteuses d'un projet de société libérale et partisanes d'une régulation des excès du capitalisme. Du fait de ces objectifs contradictoires, la nature de leurs actions en Europe dépend du contexte géopolitique : avant 1914 et pendant l'entre-deux-guerres, elles jouent le rôle de ciment entre les milieux pacifistes européens et américains ; avec la guerre froide, elles embrassent la bannière de la lutte contre le communisme. Présentes là où l'Etat américain ne l'est pas encore, ne l'est plus ou ne veut pas l'être officiellement, elles occupent une place à part dans la diplomatie américaine, dont elles ne contredisent jamais formellement les orientations, mais par rapport à laquelle elles s'accordent un degré d'indépendance plus ou moins important selon le contexte international. Rassemblant les meilleurs spécialistes, l'ouvrage met en scène la diversité des actions des fondations américaines en Europe tout au long du XXe siècle. Alors que leur fonctionnement et leurs objectifs restent souvent objet de fantasmes, on les verra opérer sur le terrain et constituer des réseaux denses et durables.

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  • Largent de linfluence

    Ludovic Tourne`s

    To cite this version:

    Ludovic Tourne`s. Largent de linfluence. Autrement. Autrement, pp.208, 2010,Memoires/culture.

    HAL Id: halshs-00651570

    https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00651570

    Submitted on 13 Dec 2011

    HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

    Larchive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinee au depot et a` la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publies ou non,emanant des etablissements denseignement et derecherche francais ou etrangers, des laboratoirespublics ou prives.

  • 1

    Largent de linfluence

    Les fondations amricaines et leurs rseaux europens

  • 2

    Carnegie, Rockefeller, Ford, Soros :

    Gnalogie de la toile philanthropique

    Depuis le dbut du XXe sicle, la scne des relations internationales a vu

    larrive de nouveaux protagonistes : ct des Etats et des chancelleries, de

    multiples organisations non gouvernementales ont fait leur apparition, et ont jou un

    rle croissant dans les affaires mondiales, o leur place nest plus discute de nos

    jours. Parmi elles, les grandes fondations philanthropiques, en particulier

    amricaines, occupent une place privilgie, du fait de leur puissance financire, de

    la dimension plantaire de leur politique, mais aussi de leur projet universaliste visant

    construire une mondialit fortement teinte de couleurs amricaines. Pour ce faire,

    elles ont adopt ds le dbut du XXe sicle une stratgie consistant favoriser

    lmergence dune lite internationale du savoir et du pouvoir afin de piloter

    rationnellement les socits contemporaines selon un triptyque que lon pourrait

    rsumer en trois mots : paix, dmocratie, conomie de march. La ralisation de ce

    programme ncessitant la participation active des lites de lensemble des pays du

    monde, lun des objectifs majeurs des fondations est dassurer une libre circulation

    des hommes et des ides, afin de favoriser la synergie entre les producteurs de

    savoir et les dcideurs politiques lchelle internationale. Mobiliser les lites pour

    construire une socit dmocratique, prospre, pacifique et en route vers le progrs,

    tel est lobjectif historique de la philanthropie amricaine. Cest dans ce cadre que

    lanalyse de sa politique internationale, et particulirement europenne, prend tout

    son sens. Lanalyse de celle-ci amne se pencher sur trois grands problmes, que

    lon verra se dcliner tout au long des chapitres qui suivent. Le premier est celui de la

    nature du projet philanthropique, qui prend des formes diffrentes selon les

    fondations, mais dont lunit est claire. Le deuxime est celui du modus operandi

    adopt par ces organisations, dont la puissance financire se double dun activisme

    relationnel qui se traduit par la mise en place de rseaux, lesquels sont autant de

  • 3

    canaux destins contribuer la ralisation de leurs projets. Enfin, le troisime est

    celui de linscription dans la dure de cette action et de ses effets.

    Des fondations, un projet

    La premire question qui vient lesprit lorsque lon examine la profusion des

    actions menes par les grandes fondations amricaines hors des Etats-Unis est la

    suivante : quel est lobjectif de cette politique mondiale ? Quelques remarques sur

    les projets des grandes fondations permettront dapporter des premiers lments de

    rponse.

    La premire grande fondation qui dploie son action lchelle internationale

    est le Carnegie Endowment for International Peace (Dotation Carnegie pour la Paix

    Internationale), lune des multiples organisations cres par le magnat de lacier

    Andrew Carnegie. Inaugure en dcembre 1910, elle sest rapidement double dun

    Centre Europen qui a commenc oprer quelques mois plus tard sur le Vieux

    continent. Fond alors que les tensions internationales sont leur comble, son

    objectif est de favoriser ltablissement dune paix durable en promouvant le

    dveloppement dun droit international alors embryonnaire, et en favorisant la

    pratique de larbitrage entre les grandes puissances. Le symbole de ce projet est le

    financement, par Andrew Carnegie, de la construction du palais de la Paix de La

    Haye, ouvert en 1913, qui abritera partir de 1921 la Cour Permanente de Justice

    Internationale cre au lendemain de la Premire guerre mondiale dans le sillage de

    la Socit des Nations. Lobjectif du Carnegie Endowment est alors de dvelopper

    une expertise intellectuelle sur les questions de droit international et de parvenir

    mettre la guerre hors-la-loi ; pour ce faire, lorganisation sattachera mener des

    actions de lobbying auprs des gouvernants, mais aussi participer des actions de

    sensibilisation de lopinion publique, subventionner des institutions, principalement

    universitaires, ou encore financer des publications douvrages ayant trait la

    rgulation internationale des conflits.

    Cette diplomatie philanthropique, assez timide avant 1914, va se dvelopper

    dans lentre-deux-guerres : elle prend sa vitesse de croisire avec laction mene

    partir des annes 1920 par la fondation Rockefeller. Cre en 1913, celle-ci nest

    que la principale composante dun vaste ensemble dorganisations finances par la

  • 4

    famille Rockefeller, et notamment par John D. Rockefeller, fondateur de la

    compagnie ptrolire Standard Oil. Laction internationale quelle mne dans des

    domaines aussi varis que la sant publique, les sciences biomdicales ou encore

    les sciences sociales, suit, en dpit de son apparente dispersion, un fil conducteur

    bien prcis : la mobilisation de lensemble des savoirs scientifiques (sciences de la

    nature et sciences sociales) pour laborer une science totale de lhomme permettant

    de grer les comportements individuels et collectifs. Autrement dit, crer non

    seulement un homme nouveau, mais galement une socit rationnelle gouverne

    par la science. La mise en place de ce projet dampleur mondiale commence ds

    1914, que ce soit aux Etats-Unis, en Extrme-Orient, en Amrique latine, et surtout

    en Europe : au cours de lentre-deux-guerres, il se concrtise par la subvention de

    nombreuses institutions (notamment des universits ou des laboratoires de

    recherche), mais aussi le soutien la cration dadministrations de la sant publique,

    ou encore la mise en place dune politique systmatique de bourses de voyages

    destines aux scientifiques, et, plus gnralement, aux futurs leaders du monde.

    Dans ce processus, la fondation Rockefeller nest que larbre qui cache la fort :

    entre 1919 et 1939, le total des investissements raliss en Europe par de multiples

    organisations philanthropiques amricaines atteint environ 1,3 milliard de dollars

    dans les domaines les plus divers1.

    Le projet philanthropique franchit une nouvelle tape aprs la Deuxime

    guerre mondiale, lorsque dautres fondations aux objectifs ambitieux mergent aux

    Etats-Unis. Parmi elles, la plus puissante est la fondation Ford, cre en 1936 par le

    constructeur automobile Henry Ford, et qui se dote partir de 1950 dun programme

    international dont le fil conducteur principal est de mettre en place un plan Marshall

    intellectuel destin lutter contre le communisme en amliorant limage des Etats-

    Unis ltranger, en dveloppant partout o cest possible les sciences sociales

    (supposes constituer un rempart contre linfluence du marxisme), et en favorisant

    les contacts entre les lites intellectuelles des diffrentes pays, en Europe et ailleurs.

    L encore, ce projet se concrtise par la subvention des universits et des centres

    de recherche dans le domaine des sciences sociales, mais aussi des organismes

    1 Emily S. Rosenberg, Missions to the World. Philanthropy abroad , in Lawrence J. Friedman &

    Mark D. McGarvie (dir.), Charity, Philanthropy, and Civility in American History, Cambridge,

    Cambridge University Press, 2003, p. 249.

  • 5

    internationaux tels que le Congrs pour la Libert de la Culture et son rseau

    international de revues et de colloques trs actif pendant les annes cinquante et

    soixante2.

    Plus prs de nous, le rseau international de fondations cr linitiative du

    financier dorigine hongroise George Soros sinscrit dans la gnalogie de ce

    messianisme universaliste caractristique de la grande philanthropie amricaine. Le

    parcours de lhomme prsente bien des similitudes avec ceux de ses devanciers

    Andrew Carnegie ou John D. Rockefeller : aprs avoir quitt la Hongrie communiste

    en 1947, il sinstalle en Angleterre, dcrochant son diplme de la London School of

    Economics en 1952, avant de sengager dans une carrire de financier au cours de

    laquelle il amasse rapidement une fortune considrable quil va investir dans les

    activits philanthropiques. A partir de 1984, il met sur pied des fondations destines

    favoriser la transition des diffrents pays dEurope de lEst vers la dmocratie et

    lconomie de march. Aprs 1991, elles essaiment galement dans les rpubliques

    issus de la dcomposition de lURSS, tandis quen 1993 Soros cr lOpen Society

    Institute destin coordonner et soutenir leur actions. Partout o elles sont

    installes, elles accordent des financements des individus ou des institutions dans

    le domaine de la recherche scientifique, de lexpertise ou des arts, afin de favoriser la

    reconstruction des intelligentsias en dehors de la sphre communiste. Elles

    favorisent galement le dveloppement dorganisations non gouvernementales

    locales et dploient une activit de conseil auprs des gouvernements, participant

    la mise en uvre de rformes. Ce faisant, elles agissent dans un esprit et avec des

    mthodes analogues celles mises en uvre aprs 1918 par la fondation

    Rockefeller dans les pays issus de la dcomposition de lAutriche-Hongrie. Par ces

    actions volontaristes, les fondations Soros entendent jouer un rle dincubateur

    [des] socit[s] civile[s]3 en route vers la dmocratie.

    De Carnegie Soros, toutes ces fondations possdent, au-del de leurs

    projets spcifiques, des points communs qui permettent de dessiner les contours de

    la diplomatie philanthropique qui a merg au dbut du XXe sicle. Celle-ci nest pas 2 Pierre Grmion, Intelligence de lanticommunisme. Le Congrs pour la libert de la culture Paris,

    Paris, Fayard, 1995. 3 Dostena Anguelova-Lavergne, La main invisible de la transition. Think tanks et transition

    dmocratique en Bulgarie aprs 1989, thse, EHESS, 2008, p. 242 ; Nicolas Guilhot, The Democracy

    Makers : Human Rights and International Order, New York, Columbia University Press, 2005.

  • 6

    toujours aise dfinir, les fondations cumulant des degrs divers au moins trois

    fonctions : celle de laboratoire dides, celle dagence oprative, celle de groupe de

    pression. Mais il se dgage malgr tout de lexamen de leur politique sur le long

    terme des permanences qui permettent de la qualifier de diplomatie intellectuelle

    transnationale. Les politiques des grandes fondations partagent en effet quatre

    points communs majeurs.

    Le premier est la volont dassurer la promotion dun modle de socit fond

    sur la libre entreprise (qui a permis aux industriels devenus philanthropes de

    construire leur prosprit et de doter richement leurs fondations), la paix (condition

    sine qua none de la prosprit conomique) et la dmocratie telle quelle sest

    constitue aux Etats-Unis depuis la fin du XVIIIe sicle. Les fondations apparaissent

    ainsi comme des lieu dlaboration intellectuelle dun triptyque paix-dmocratie-

    march, dont la thorisation remonte Adam Smith, mais qui est devenu un axe

    structurant de la politique trangre amricaine partir de la fin du XIXe sicle,

    lorsque les Etats-Unis ont accd au rang de premire puissance conomique

    mondiale. La dimension souvent trs sectorielle de lactivit des fondations sinscrit

    donc dans un projet global bien plus vaste. Cest en grande partie cette aune que

    leur politique internationale doit tre analyse.

    Le deuxime point commun entre ces organisations est leur stratgie

    oprationnelle, laquelle consiste sappuyer sur les lites du savoir, considres

    comme le principal vecteur du changement et du progrs. Cest ce qui explique que

    les institutions de recherche et denseignement suprieur ou les think tanks soient

    des secteur dintervention privilgis de la diplomatie philanthropique, qui consiste le

    plus souvent financer des projets de recherche, soutenir la cration et le

    dveloppement dinstitutions de recherche et denseignement, ou encore accorder

    des bourses dtudes de longue dure ltranger (fellowships), afin de favoriser

    linternationalisation des lites.

    Le troisime point commun est leur volont dagir lchelle du monde en

    mettant en place des programmes hors des Etats-Unis et sur tous les continents.

    Ds lentre-deux-guerres, les grandes fondations sont ainsi prsentes, des degrs

    divers, aux quatre coins du globe. Leur politique ne se limite pas la mise en place

    dactions dans des aires nationales isoles les unes des autres, mais tche

    systmatiquement dorganiser des passerelles entre ces aires, laide, comme on le

    verra plus loin, de multiples rseaux. Cest ce qui fait le caractre fondamentalement

  • 7

    transnational de la diplomatie philanthropique, dont lobjectif historique, exemplifi

    par la politique de la fondation Rockefeller aprs 1918, est de favoriser la cration

    dun ensemble de points dappuis dans des endroits-cls de la plante, et de sy

    placer en position centrale pour jouer le rle de coordinatrice.

    Enfin, la quatrime constante de la diplomatie philanthropique est dagir en

    complmentarit avec la diplomatie officielle de lEtat amricain. Ds le dbut du

    XXe sicle en effet, la philanthropie constitue un des ples o slabore de la

    politique trangre amricaine, tout comme le Dpartement dEtat et le Congrs.

    Mais si les fondations agissent parfois en coordination avec ladministration fdrale,

    elles possdent un degr dautonomie non ngligeable. Dabord parce quelles nont

    de compte rendre personne ; ensuite parce que leur souplesse de

    fonctionnement, leur budget et leur connaissance souvent fine des terrains locaux

    leur permet de prcder parfois la diplomatie officielle, agissant l o le

    gouvernement ne peut ou ne veut pas intervenir ; enfin parce quelles agissent dans

    un domaine (la production et lapplication des connaissances) o elles possdent un

    savoir-faire que ne peut leur disputer le Dpartement dEtat, mme aprs la

    Deuxime guerre mondiale. Ni totalement indpendantes du gouvernement

    amricain, ni auxiliaires dvoues de limprialisme yankee, elles jouissent dune

    marge de manoeuvre qui varie selon les priodes, selon le contexte gopolitique, et

    selon les aires gographiques o elles interviennent. La ligne rouge quelles ne

    franchissent jamais est celle de lintrt national amricain, dont elle se font une

    haute ide, malgr leur internationalisme affich, mais dont elles ont une conception

    qui nest pas forcment identique celle de ladministration de Washington : leurs

    dmls avec la Commission des Activits Antiamricaines au moment du

    MacCarthysme sont l pour en tmoigner.

    Les exemples de cette imbrication entre les activits de la philanthropie et

    celles du Dpartement dEtat sont multiples, et ce, ds le dbut du XXe sicle : ainsi

    laction mene par le Carnegie Endowment for International Peace pour promouvoir

    la paix sinscrit-elle dans la stratgie daffirmation des Etats-Unis sur la scne

    internationale ce moment. Le prsident Theodore Roosevelt oriente en effet sa

    diplomatie dans deux directions : la premire est celle du Big Stick (gros bton),

    manie essentiellement en Amrique du Sud, et double dun discours conqurant

    prsentant lamricanisation du monde comme lobjectif ultime de la politique

    trangre amricaine. Lautre direction est la promotion de la paix par le droit, en

  • 8

    particulier en Europe, avec la participation aux confrences de La Haye en 1899 et

    1907, ou encore la participation au rglement pacifique de la crise marocaine de

    1905 entre la France et lAllemagne, qui vaut au prsident amricain le prix Nobel de

    la paix en 1906. Laction mene par le Carnegie Endowment partir de 1911 se

    place explicitement dans la continuit de cette politique trangre qui fait de la

    dfense de la paix lun de ses moyens daffirmation sur la scne internationale. Dans

    un autre ordre dide, les campagnes sanitaires menes en Amrique du Sud par la

    fondation Rockefeller partir des annes 19104 sont intimement lies la stratgie

    dexpansion amricaine dans cette rgion du monde, et sont autant destines

    scuriser le terrain sanitaire pour viter que les soldats amricains stationns dans

    ces rgions ne soient dcims par les pidmies, qu assurer la bonne sant et le

    dveloppement conomique des populations locales. On peut en dire autant de la

    campagne antituberculeuse entreprise en France patir de 1917, conue au

    moment mme o le prsident Wilson dclare la guerre lAllemagne et envoie des

    troupes en France5. La scurisation sanitaire des zones o intervient larme est

    alors une proccupation importante de la diplomatie amricaine, instruite par

    lexprience de la guerre mene Cuba en 1898, au cours de laquelle la fivre jaune

    avait fait bien plus de ravages chez les soldats que les combats contre larme

    espagnole. Laction de la fondation Ford aprs 1945 est un autre exemple du lien qui

    stablit entre la diplomatie philanthropique et celle du Dpartement dEtat,

    lorganisation mettant en place une action destination des lites europennes, afin

    damliorer limage des Etats-Unis et de tisser des liens entre la superpuissance et

    ses allis europens pour mieux contrer lhgmonie intellectuelle et culturelle du

    communisme. Elle assume ainsi sa participation la guerre froide, mais de manire

    moins agressive que le gouvernement amricain, et incarne, ct de la ligne dure

    adopte par ladministration Eisenhower au dbut des annes cinquante, une

    approche plus souple des relations avec le bloc de lEst, en sefforant de

    promouvoir les relations avec lOuest afin de dsamorcer les tensions et dviter le

    dclenchement dun nouveau conflit. 4 Marcos Cueto (ed.), Missionaries of Sciences : The Rockefeller Foundation and Latin America,

    Bloomington, Indiana University Press, 1994, p. 2. 5 Suda Lorena Bane & Ralph Haswell Lutz (dir.), Organization of American Relief in Europe, 1918-

    1919 : incl. negotiations leading up to the establishment of the Off. Director General of Relief at Paris

    by the Allied and Associated powers, Stanford, Stanford University Press, 1943.

  • 9

    La cration de rseaux

    La puissance financire des grandes fondations, bien connue, a suscit

    depuis longtemps des polmiques. Leurs actions dans le domaine de la cration

    dinstitutions partout dans le monde, et en particulier en Europe, ont galement

    donn lieu de nombreuses tudes6. Mais il est un autre aspect de la politique

    philanthropique, tout aussi important, qui a moins retenu lattention des chercheurs :

    cest leur politique de rseaux, qui les conduit sinsrer dans des tissus de relations

    existants, ou bien en crer, et tenter dy occuper une position centrale pour tirer

    parti des synergies ainsi cres et favoriser la ralisation de leurs projets. La

    politique des rseaux des fondations a deux caractristiques essentielles : elle est

    dabord expansionniste, dans la mesure o la cration et la connexion de rseaux

    entre eux vise largir toujours plus le cercle des relations et des synergies ; elle est

    ensuite mondiale, les rseaux crs se dclinant lchelle de la plante et

    traversant allgrement les frontires. Sintresser la politique philanthropique des

    rseaux, cest tenter de dterminer la manire dont les fondations se crent des

    interlocuteurs dans les diffrentes aires o elles interviennent, mais aussi quelles

    relations elles tablissent avec eux, et enfin comment elles agissent pour largir

    toujours plus le cercle des rseaux possible pour maximiser la dynamique, relle ou

    suppose, gnre par chacun dentre eux. Cette dimension relationnelle est au

    cur de leur politique : au-del de leur rle de bailleuses de fonds, les fondations

    sont, fondamentalement, des go-between, des passeuses, ou, comme on voudra,

    des catalyseures de projets. Leur politique de rseaux se manifeste quatre

    niveaux : dans le monde philanthropique lui-mme, au sein du territoire des Etats-

    Unis, au niveau international, et enfin au niveau transnational.

    Si lon se place dabord au sein du monde philanthropique lui-mme, on voit

    cette politique fonctionner en modle rduit. En effet, les fondations deviennent

    partir de lentre-deux-guerres des organisations bureaucratiques qui mettent au point 6 Voir les nombreux travaux coordonns par Giuliana Gemelli, entre autres : The Ford Foundation and

    Europe (1950s-1970s) : Cross-Fertilization in Social Sciences and Management, Bruxelles, European

    interuniversity press, 1998 ; American Foundations and Large-Scale Research : Construction and

    Transfert of Knowledge, Bologna, CLUEB, 2001.

  • 10

    des mthodes de production, de traitement et de circulation de linformation tirant

    parti de toutes les ressources de la technologie moderne. Le cas de la fondation

    Rockefeller est cet gard emblmatique : ses officers entretiennent une

    correspondance continue avec de multiples interlocuteurs rpartis sur les cinq

    continents, et ne cessent de recevoir des demandes de financements, mais aussi

    des rapports dactivits qui leur donnent une connaissance parfois trs fine des

    paysages intellectuels nationaux, dautant plus quils voyagent en permanence et

    rencontrent beaucoup de monde, consignant scrupuleusement le rsultat des

    entretiens mens. La fondation se cre ainsi un vaste carnet dadresses international

    ainsi quun important capital dinformations qui constituent la base de sa stratgie de

    cration de rseaux lchelle mondiale. Les officers ne cessent de les faire fructifier

    en entretenant les contacts et en sollicitant en permanence leurs interlocuteurs

    locaux, ici pour obtenir un renseignement, l pour susciter un projet, ailleurs pour

    mettre en relations deux personnes que la fondation souhaiterait voir travailler

    ensemble. Cette stratgie se traduit par une production impressionnante de notes,

    rapports, memoranda et autres tlgrammes, souvent dactylographis en plusieurs

    exemplaires et envoys aux divers services de la fondation, sans parler des

    changes de correspondances entre les officers, lesquels se forwardent

    systmatiquement les courriers et restent en contact avec leurs collgues mme

    lorsquils sont en voyage au fin fond de lEurope centrale ou de la Chine. Lofficer

    philanthropique est la fois un globe trotter passant une partie importante de sa vie

    en train et en bateau, et un graphomane impnitent consignant scrupuleusement le

    rsultat de ses rencontres avec les acteurs locaux et ltat davancement des projets

    linstant T .

    Cette politique de rseaux, les philanthropes la mettent en uvre un

    deuxime niveau, celui de leurs actions aux Etats-Unis, en pratiquant le contact

    systmatique avec des milieux divers formant autant de rseaux quelles sattachent

    faire communiquer entre eux, lorsque ce nest pas dj le cas. Parmi eux, il y a

    videmment le monde universitaire amricain, avec lequel la philanthropie tablit des

    liens troits ds le dbut du XXe sicle en finanant de nombreuses universits, en

    particulier les plus prestigieuses (Columbia, Princeton, Harvard, Yale, Chicago,

  • 11

    Stanford, ). Cette imbrication de luniversit et du monde philanthropique7 se

    traduit, entre autres, par la prsence prcoce des universitaires dans les Board of

    Trustees (conseils dadministration) des fondations : ainsi la Carnegie Foundation for

    the Advancement of Teaching, cre en 1905, est-elle dirige par Henry Pritchett,

    ex-prsident du Massachusetts Institute of Technology (MIT) ; elle compte en outre

    dans son Board of Trustees de nombreux prsidents duniversits, parmi lesquels

    Nicholas Murray Butler de Columbia, William Rainey Harper de Chicago, ou encore

    Woodrow Wilson, qui na pas encore quitt la prsidence de luniversit de Princeton

    pour briguer celle des Etats-Unis. Quant au Carnegie Endowment for International

    Peace, son prsident partir de 1925 est Nicholas Murray Butler. La fondation

    Rockefeller offre un exemple similaire, puisque George E. Vincent, qui en assure la

    prsidence de 1917 1929, est lun des pionniers de la sociologie amricaine, et a

    auparavant prsid luniversit du Minnesota ainsi que lAmerican Sociological

    Association ; par ailleurs, de nombreux officers rockefelleriens sont des universitaires

    passs la philanthropie, comme lconomiste John Van Sickle ou le mathmaticien

    Warren Weaver. A la fondation Ford, on note la prsence partir de 1946 du

    physicien Karl Compton, alors prsident du MIT, ou encore en 1951 de Robert

    Maynard Hutchins, ancien prsident de luniversit de Chicago.

    Lautre rseau avec lequel les fondations tablissent une relations prcoce est

    celui de ladministration fdrale amricaine, comme en tmoigne en 1911 la

    composition du Board of Trustees du Carnegie Endowment for International Peace,

    peupl de barons du Parti rpublicain : son prsident est Elihu Root, ancien

    Secrtaire la guerre puis Secrtaire dEtat de Theodore Roosevelt, son vice-

    prsident Nicholas Murray Butler (qui succdera Root en 1925), et son prsident

    honoraire nest rien moins que William Howard Taft, alors prsident des Etats-Unis.

    A la fondation Rockefeller, lavocat daffaires internationales John Foster Dulles entre

    au Board en 1935, puis en est promu Chairman en 1950, avant de devenir Secrtaire

    dEtat du prsident Eisenhower, tout en sigeant galement au Carnegie

    Endowment. Mme phnomne la fondation Ford, dont le prsident en 1951 est

    Paul Hoffman, ancien administrateur du plan Marshall en Europe ; et en 1966, cest

    7 Carole Masseys-Bertonche, Philanthropie et grandes universits prives amricaines. Pouvoir et

    rseaux dinfluence, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2006, p. 138 sq.

  • 12

    lancien conseiller du prsident Kennedy pour les questions de scurit nationale,

    McGeorge Bundy, qui en prend la direction.

    Le troisime niveau de dploiement de la politique de rseau des fondations

    est le niveau international : les organisations philanthropiques adoptent dans les

    pays o elles interviennent la mme stratgie quaux Etats-Unis. Parmi les rseaux

    avec lesquels elles tablissent des liens, il faut videmment mentionner les milieux

    gouvernementaux et administratifs, puisque ds leurs premiers pas en Europe, elles

    ont cherch demble le soutien des dcideurs pour mettre en uvre leurs projets :

    le Carnegie Endowment a procd ainsi ds avant 1914 avec les milieux pacifistes

    franais et europens, parmi lesquels les parlementaires et les ministres ou anciens

    ministres sont nombreux. Cest galement le cas de la fondation Rockefeller, dont

    toute laction en France partir de 1917 se fait en coordination troite avec

    ladministration gouvernementale franaise, depuis la campagne antituberculeuse de

    1917-1922 jusquau soutien lorganisation de la recherche scientifique au cours des

    annes trente. Ce sera aussi le cas de la Ford lorsquelle interviendra massivement

    dans plusieurs pays dEurope. Les rseaux universitaires sont galement sollicits :

    ds la premire dcennie du XXe sicle, le Carnegie Endowment tablit ainsi des

    contacts avec les universitaires europens engags dans la mouvance pacifiste.

    Dans lentre-deux-guerres la fondation Rockefeller dveloppera quant elle une

    politique mondiale de subventions de laboratoires universitaires, tant dans les

    sciences sociales que dans les sciences exactes8, et la Fondation Ford fera de

    mme aprs 1945. Pour mener bien cette politique, les fondations peuvent tre

    amenes mobiliser dautres types de rseaux qui traversent les frontires

    institutionnelles ou les disciplines universitaires, comme le montre le cas de lUnion

    Rationaliste en France, dont font partie des universitaires aussi diffrents que le

    mathmaticien Emile Borel, le sociologue Clestin Bougl, le physicien Jean Perrin

    ou encore le biologiste Andr Mayer, tous interlocuteurs de la fondation Rockefeller

    et acteurs de lorganisation de la recherche franaise. On peut enfin identifier un

    autre rseau non ngligeable, celui des philanthropes europens, trs souvent issus,

    comme leurs homologues amricains, du monde industriel, et qui partagent les

    mmes valeurs, les mmes objectifs et les mmes mthodes de travail. La

    8 Ludovic Tourns, La fondation Rockefeller et la naissance de luniversalisme philanthropique

    amricain , Critique Internationale, 35, avril-juin 2007, p. 173-197.

  • 13

    collaboration avec eux permettra souvent de favoriser la mise en place de certains

    projets.

    Le quatrime et dernier niveau sur lequel se dploie la politique de rseaux

    des fondations est le niveau transnational. Laction internationale des fondations ne

    consiste en effet pas seulement soutenir des projets hors des Etats-Unis, mais

    galement connecter ces projets, par-del les frontires, afin de mettre en place

    une politique intrinsquement mondiale, voire mondialiste. Pour ce faire, les

    fondations sappuient sur les diffrents rseaux nationaux entre lesquels elles

    sattachent tablir des contacts lorsquils nexistent pas, ou les renforcer lorsquils

    existent dj. Les bourses dtudes sont ici des vecteurs puissants, car elles

    permettent de stimuler les changes scientifiques internationaux qui accentuent les

    contacts entre les chercheurs des diffrents pays. Le programme Fellowships de la

    fondation Rockefeller est cet gard exemplaire : entre 1917 et le dbut des annes

    2000, il concernera environ 15 000 personnes de plus de 80 pays, tris sur le volet et

    envoys pour des sjours dtude et de recherche dans de multiples pays trangers,

    en particulier les Etats-Unis, o ils iront parfaire leur formation professionnelle, toffer

    leur carnet dadresse (et, par voie de consquence, celui de la fondation), mais aussi

    tablir des contacts avec leurs homologues de diffrents pays, souvent eux-mmes

    soutenus par la Rockefeller. Ces fellows, que lon retrouvera tout au long des

    chapitres suivants, tablissent souvent une relation de long terme avec la fondation,

    qui se poursuit parfois des annes aprs leur sjour dtudes. Dans le cadre de son

    programme Fellowships, la Rockefeller ne se contente pas de donner un

    financement, mais intervient aussi pour placer les fellows dans des laboratoires de

    son choix, souvent ceux dinstitutions quelle finance travers le monde, contribuant

    ainsi renforcer les liens entre ces institutions. La fondation se cre ainsi un rseau

    de contacts locaux quelle peut ensuite mobiliser pour divers projets. Ce type de

    politique de bourses est galement adopt partir de lentre-deux-guerres par de

    nombreuses autres fondations amricaines comme la fondation Guggenheim.

    Un autre lment de la stratgie des fondations au niveau transnational est

    de sappuyer sur les organisation internationales, qui constituent par dfinition des

    carrefours. On en voit le cas dans le soutien massif et constant du Carnegie

    Endowment et de la fondation Rockefeller aux sections dites techniques de la

    Socit des Nations (Section dHygine, Organisation Economique et Financire,

    Institut International de Coopration Intellectuelle), qui permet aux fondations dtre

  • 14

    introduites au cur de la politique europenne de la SDN, tant en matire

    dorganisation de la sant publique que de travail sur la rgulation des flux

    conomiques mondiaux ou encore sur la coopration intellectuelle9. Cest galement

    vrai dans lautre sens : si la SDN apporte son aide la fondation Rockefeller lorsque

    celle-ci saventure en Europe de lEst, terrain quelle connat mal, lorganisation

    amricaine apporte son soutien la SDN lorsque celle-ci veut entreprendre des

    actions en Chine ou en Amrique latine, terrains o les officers amricains ont de

    nombreux contats. Cet intrt pour les organisations internationales se poursuivra

    aprs 1945, les fondations finanant des projets lances tant par lONU que par des

    organisations satellites telles que la FAO ou encore lOMS.

    On voit donc les grandes fondations sinstaller ds le dbut du XXe sicle au

    centre dune nbuleuse transnationale dorganisations et de circulations

    multilatrales qui leur permet, autant si ce nest plus que leur puissance financire,

    de simposer comme des actrices nouvelles des relations internationales. Cette

    logique de contact tous azimuts est bien la marque de fabrique de la diplomatie

    philanthropique. Lanalyse des rseaux permet galement de mieux comprendre la

    logique de lexpansion internationale des Etats-Unis au XXe sicle et daffiner les

    analyses souvent simplistes de lamricanisation entendue comme phnomne

    dexportation brute et unilatrale dun modle amricain. Ltude de la politique

    mondiale des fondations montre en effet quelles nexportent rien en tant que tel, si

    ce nest largent qui sert financer leur projets sur place. En revanche, par leur

    politique de rseaux, elles sinsrent le plus souvent dans des processus dj

    engags avant leur arrive, et jouent un rle parfois dcisif dans la conception des

    projets dont elles sont devenues partenaires. Elles ny sont pas tant en position

    dexportatrices de pratiques amricaines que dactrices in situ, de productrices de

    synergies et de plaques tournantes dans la construction et la redistribution de savoirs

    et de pratiques lchelle internationale. Et si elles contribuent effectivement parfois

    limplantation de nouvelles pratiques, celles-ci viennent autant des Etats-Unis que

    des autres pays o elles interviennent au mme moment. Enfin, symtriquement,

    elles jouent le mme rle aux Etats-Unis, o elles engagent aussi des projets et o

    9 Ludovic Tourns, La philanthropie amricaine et lEurope : contribution une histoire transnationale

    de lamricanisation, habilitation diriger des recherches, universit Paris I-Panthon Sorbonne,

    2008, chapitres IX XII.

  • 15

    elles rinvestissent les savoirs-faire observs dans le monde entier. En bref, elles

    sont autant des vecteurs deuropanisation ou mme de mondialisation des Etats-

    Unis, que damricanisation de lEurope. On ajoutera quelles ne sont quun maillon

    de multiples rseaux quelles ne contrlent pas ncessairement, de sorte que leur

    influence sur la conduite des projets doit tre relativise. De ce point de vue, une

    analyse en termes de rseaux permet la fois de cerner au plus prs la logique

    profonde de la politique philanthropique, et en mme temps de tenir compte de la

    diversit des situations locales et dviter les gnralisations caricaturales.

    Des relations de long terme

    Il faut insister sur un dernier point pour finir : lhistoriographie de la

    philanthropie rpte lenvi que les fondations travaillent sur le court terme et que

    leur vocation est daider au dmarrage de projets, aprs quoi leurs financements

    sinterrompent. Ce nest que partiellement vrai en ce qui concerne les grandes

    fondations, ainsi quen ce qui concerne les actions ltranger : tout montre au

    contraire que la dure de leurs interventions stend souvent sur 20 ou 30 ans, voire

    plus quand les fondations se passent le relais pour poursuivre les projets engags.

    Lanalyse des rseaux philanthropiques confirme amplement cet aspect , les rseaux

    se dveloppant sur lensemble du XXe sicle et se construisant partir de lhritage

    des fondations qui interviennent successivement dans une aire gographique et/ou

    dans un secteur donns. Une des caractristiques majeures des rseaux

    philanthropiques, outre leur expansionnisme et leur dimension transnationale dj

    voques, est donc de se dployer sur la longue dure. On peut esquisser ici la

    gnalogie de ces rseaux, dont on verra des exemples tout au long de louvrage.

    Elle commence ds le dbut du XXe sicle, lorsque la philanthropie Carnegie

    entre en contact avec les milieux pacifistes europens. Au moment o Andrew

    Carnegie cre le Carnegie Endowment for International Peace et son Centre

    Europen, il existe dj en Europe un milieu actif de militants pacifistes cristallis

    depuis les annes 1880, notamment chez les juristes et les hommes politiques10.

    10 Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez, La guerre hors la loi, 1919-1939 , Actes de la

    recherche en sciences sociales, 151-152, mars 2004, p. 91-95.

  • 16

    Ds avant 1914, Le Carnegie Endowment occupe une place importante dans la

    mouvance pacifiste qui, par ses ramifications aux Etats-Unis et en Europe, et les

    nombreuses rencontres quelle organise, constitue de fait une nbuleuse

    transatlantique. On y trouve de nombreux personnages en pointe dans la rflexion

    sur la notion de rgulation internationale qui dbouchera sur la cration de la Socit

    des Nations en 1919. De ce point de vue, le soutien qui sera apport par le Carnegie

    Endowment et la fondation Rockefeller la Socit des Nations ds sa cration

    prend tout son sens, car il sinscrit dans la continuit du projet internationaliste

    formul avant 1914 par le Carnegie Endowment et poursuivi, sous dautre formes,

    par la fondation Rockefeller aprs 1918, et par la fondation Ford, aprs 1945 : crer

    une socit internationale rgie par les rgles du droit, garantir la paix, assurer

    lessor conomique fond sur le libre change, promouvoir luniversalisation de la

    dmocratie.

    Lhistoire de lexpertise conomique, entre autres exemples, peut servir

    illustrer la continuit qui existe entre les projets des fondations, et la manire dont

    elles construisent leurs actions en Europe sur la base des rseaux antrieurement

    constitus par leurs consoeurs, rseaux quelles prennisent et dveloppent au

    service de leurs propres projets. En 1911, le Carnegie Endowment runit un

    aropage duniversitaires et dexperts pour raliser une tude scientifique sur les

    causes des guerres et leur impact sur le commerce international. Lopration est

    interrompue par la guerre, mais aprs 1918, le projet est relanc sous la forme dune

    norme entreprise ditoriale : lHistoire conomique et sociale de la guerre mondiale,

    coordonne par luniversitaire amricain James T. Shotwell, professeur dhistoire

    luniversit Columbia, qui runit autour de lui des dizaines de collaborateurs11 et met

    sur pied 14 comits ditoriaux nationaux (France, Belgique, Grande-Bretagne, Italie,

    Allemagne, Autriche, Hongrie, Pays-Bas, Russie, Norvge, Sude, Danemark,

    Roumanie, Yougoslavie), dont certains membres taient dj partie prenante du

    projet bti en 1911. Entre 1921 et 1937, lentreprise donnera lieu la publication de

    11 Alain Chatriot, Comprendre la Guerre. Lhistoire conomique et sociale de la Guerre mondiale, les

    sries de la Dotation Carnegie pour la paix internationale , Jean-Jacques Becker (dir.), Histoire

    culturelle de la Grande Guerre, Paris, Armand Colin, 2005, p. 33-44.

  • 17

    plus de 300 monographies12. Le Carnegie Endowment a ainsi mobilis un rseau

    international de collaborateurs dont on retrouvera une partie dans les multiples

    instituts dexpertise conomique qui fleurissent en Europe au cours de lentre-deux-

    guerres, et dont beaucoup seront abondamment financs par la fondation

    Rockefeller. On les retrouvera galement lOrganisation Economique et financire

    de la Socit des Nations, qui met en place au cours des annes vingt et trente,

    avec le concours financier de la fondation Rockefeller, des programmes de

    recherches coordonns destins comprendre lorigine des crises conomiques et

    dterminer des solutions pour y remdier afin de garantir la stabilit de lconomie

    mondiale et le dveloppement du commerce international. Lorsque la fondation Ford

    interviendra en Europe aprs 1945, elle puisera dans ces rseaux existants quelle

    dveloppera son tour par le biais de sa propre politique, que ce soit en finanant

    des organismes tels que lAgence Europenne de Productivit, lOrganisation pour la

    Coopration et le Dveloppement Economique (OCDE), mais aussi le Congrs pour

    la Libert de la Culture qui anime partir de 1950 un vaste rseau europen de

    correspondants, de revues et de congrs.

    Cette continuit et ce dveloppement des rseaux philanthropiques par

    sdimentations successives se manifeste encore plus clairement lorsque lon

    descend au niveau national : ainsi lconomiste franais Charles Gide est-il lun des

    membres fondateurs du Centre Europen du Carnegie Endowment et lun des

    membres du comit dexperts mis en place en 1911. Aprs 1918, il reste impliqu

    dans les activit du Centre Europen, mais, lge avanant, passe le relais son

    disciple et collaborateur Charles Rist, avec lequel il a cocrit une Histoire des

    doctrines conomiques rapidement devenue un classique pour plusieurs gnrations

    dtudiants. En 1923, il introduit Rist au Centre Europen, qui lui confiera une

    enqute sur la situation conomique de lAutriche depuis le trait de Versailles, afin

    danalyser la manire dont lancienne puissance majeure de lEurope centrale se

    redresse aprs le conflit et se rinsre dans les circuits conomiques intra-

    europens. Deux ans plus tard, lorsque le Laura Spelman Rockefeller Memorial,

    satellite de la fondation Rockefeller, entreprend une politique europenne en matire

    de sciences sociales, cest Charles Rist quil choisit pour tre son conseiller en

    12 Harold Josephson, James T. Shotwell and the Rise of Internationalism in America, London,

    Associated University Press, 1975, p. 103-115.

  • 18

    France. Lconomiste, qui cre en 1933 le premier institut dtudes de la conjoncture

    de lHexagone, bnficie galement dune importante subvention de la fondation

    Rockefeller13. Il restera jusquau lendemain de la Deuxime guerre mondiale un

    interlocuteur et un conseiller majeur de la fondation Rockefeller pour ses activits

    franaises, et, plus largement, europennes, du fait de sa stature reconnue dexpert

    financier international. En 1949, g de 71 ans, il passe la main Jean-Marcel

    Jeanneney, qui devient directeur de linstitut, lequel continue de bnficier au dbut

    des annes cinquante du financement de la Rockefeller. Lorsque celle-ci quitte le

    terrain europen la fin des annes cinquante pour se consacrer lAsie, cest la

    fondation Ford, qui inaugure au mme moment un programme de soutien aux

    sciences sociales en Europe, qui prendra la suite et soutiendra linstitut de

    Jeanneney. De Gide Jeanneney, cest donc au moins sur trois gnrations que

    stend la collaboration entre les experts conomistes et les fondations. Cet exemple

    tmoigne de lancrage dans le long terme de lactivit philanthropique en Europe, et

    de la durabilit des rseaux crs, entretenus et revivifis de part et dautre.

    La mme dmonstration pourrait tre faite lchelle dun individu, comme le

    montre, entre autres, le cas de Raymond Aron, dont la relation avec la philanthropie

    amricaine se dploie lchelle de lensemble de sa carrire. Dune certaine faon,

    elle commence ds 1930, alors quil est assistant luniversit de Berlin, et y fait la

    connaissance dun doctorant amricain qui nest autre que Shepard Stone, futur

    directeur de la division International Affairs de la Fondation Ford. Elle se poursuit

    lorsque la fondation Rockefeller, dans le cadre de sa politique de dveloppement des

    sciences sociales en France, paye le salaire du poste dassistant lEcole normale

    suprieure quAron occupe de 1934 1939. Au cours des annes cinquante, Aron

    est lun des animateurs du Congrs pour la Libert de la Culture financ par la

    fondation Ford, et entretient ce titre des relations suivies avec elle, jouant

    loccasion le rle de conseiller scientifique, comme lorsque la Ford projette de

    financer un programme de dveloppement des relations internationales lInstitut

    dEtudes Politiques de Paris en 1956. Et lorsquil cr en 1960 le Centre de

    sociologie europenne la VIe section de lEcole Pratique des Hautes Etudes o il

    13 Ludovic Tourns, LInstitut scientifique de recherches conomiques et sociales et les dbuts de

    lexpertise conomique en France (1933-1940) , Genses, 2006-4, n65, p.49-70.

  • 19

    vient dtre lu, la fondation Ford lui accorde une importante subvention, qui sera

    renouvele jusqu la fin des annes soixante.

    Cest donc bien sur lensemble du sicle quil faut considrer laction des

    fondations en Europe, et lon aura loccasion de voir au cours des chapitres qui

    suivent llaboration progressive du projet philanthropique, la diversit des actions

    entreprises, la densit des rseaux construits et leur dploiement sur la longue

    dure. Lhistoire europenne de la philanthropie souvre ds avant 1914, avec les

    actions du Carnegie Endowment for International Peace ; elle se poursuit pendant la

    Premire guerre mondiale, qui, loin de stopper lengagement philanthropique,

    marque au contraire lapprofondissement de son investissement et contribue

    linstaller dans la dure, comme le montrera ltude de la Commision for the Relief in

    Belgium et ses dveloppements ultrieurs. Pendant lentre-deux-guerres, la

    fondation Rockefeller simpose comme la principale fondation prsente en Europe,

    avec une politique ambitieuse et diversifie illustre ici par deux exemples, celui de

    son action dans le domaine de la mdecine en France, et celui de la recherche

    conomique en Grande-Bretagne. La Deuxime guerre mondiale est un autre

    moment fort, marqu par les actions des fondations pour organiser lmigration

    dintellectuels et de scientifiques dun continent dsormais sous la coupe du

    nazisme. Aprs 1945, le contexte change et les fondations sont prises dans la

    logique de guerre froide qui domine le paysage gopolitique europen : on en verra

    les implications dans ltude des cas allemand et italien, avant daborder avec la

    Fondation pour une Entraide Intellectuelle Europenne le problme de la sortie de

    guerre froide, qui ouvre vers limplication des fondations dans lEurope daprs la

    chute du Mur de Berlin. Au final, tous ces exemples permettront de mieux

    comprendre la densit des relations que les fondations ont tabli tout au long du XXe

    sicle avec le Vieux continent, simposant la fois comme des actrices de lhistoire

    amricaine mais aussi europenne.

    Ludovic Tourns

  • 20

  • 21

    1

    La Dotation Carnegie pour la Paix Internationale

    et linvention de la diplomatie philanthropique

    (1880-1914)

    partir de la dernire dcennie du XIXe sicle, les tats-Unis, dont

    lunification territoriale vient de sachever, se lancent dans une politique

    expansionniste dont la premire grande manifestation est la guerre contre lEspagne

    en 1898, qui se traduit par la conqute de ce quil faut bien appeler un empire

    colonial (annexion de Porto Rico, de Guam et des Philippines, protectorat sur Cuba),

    lequel fait entrer les tats-Unis dans le club des puissances mondiales

    concurremment avec lAllemagne, la France et la Grande Bretagne. Au cours de la

    premire dcennie du XXe sicle, ce mouvement se confirme travers lintervention

    croissante du prsident amricain Theodore Roosevelt dans le jeu diplomatique

    international, dont la stratgie repose sur deux piliers en apparence contradictoires,

    mais dont la complmentarit est en ralit une des cls de laffirmation gopolitique

    des tats-Unis au XXe sicle : dune part la dmonstration de la puissance tats-

    unienne en Amrique latine travers la politique dite du gros bton (big stick) qui

    se traduit notamment par la rpression de linsurrection cubaine de 1906 ; dautre

    part la prise de position en faveur de la paix mondiale, illustre par le rle de

    mdiateur jou par Roosevelt dans le dnouement de la crise marocaine de 1905 qui

    oppose la France et lAllemagne ainsi que dans la conclusion de la guerre russo-

  • 22

    japonaise la fin de la mme anne, interventions qui vaudront lAmricain le prix

    Nobel de la paix en 1906. Si le volet belliqueux de la diplomatie amricaine relve

    exclusivement de la prrogative gouvernementale, sa dimension pacifiste en

    revanche est partage avec des organisations prives qui, au nom dun

    universalisme messianique1 profondment enracin dans la culture amricaine, se

    sont donnes pour mission de contribuer ltablissement dune paix mondiale.

    Parmi elles, les grandes fondations philanthropiques occupent une place de premier

    plan, en particulier la Dotation Carnegie pour la Paix Internationale (Carnegie

    Endowment for International Peace) cre en 1910, et dont laction parallle celle

    du gouvernement amricain illustre lmergence sur la scne des relations

    internationales des organisations non gouvernementales qui ne vont pas cesser dy

    tenir un rle croissant tout au long du XXe sicle2. Les initiatives quelle met en place

    ds avant 1914 constituent lacte de naissance dune diplomatie philanthropique qui

    va constituer tout au long du XXe sicle une spcificit de la politique trangre

    amricaine. Lobjectif de la Dotation Carnegie est de coordonner au niveau mondial

    laction en faveur de la paix et de fdrer les diffrentes organisations travaillant dans

    ce but. Son action, aux tats-Unis et surtout en Europe, consiste donc se placer au

    cur des rseaux pacifistes en utilisant sa puissance financire, et tenter dy

    organiser une action coordonne en faveur de la paix mondiale.

    Le mouvement pacifiste international

    Si la fin du XIXe sicle se caractrise par la monte des rivalits entre les

    grandes puissances europennes (France, Allemagne, Grande-Bretagne, Russie),

    elle est aussi une priode au cours de laquelle, symtriquement, se dveloppe le

    pacifisme international. Cette notion recoupe alors des mouvements et des

    1 Ludovic Tourns, La fondation Rockefeller et la naissance de luniversalisme philanthropique

    amricain , Critique Internationale, 35, avril-juin 2007, p. 173-197. 2 Voir notamment Akira Iriye, Global Community : the Role of International Organizations in the

    Making of the Contemporary World, Berkeley, University of California Press, 2002.

  • 23

    sensibilits extrmement diverses3 : organisations religieuses, ligues de temprance,

    mouvements ouvrier et socialiste, hommes daffaires attachs au dveloppement du

    commerce, diplomates la recherche dun ordre international, ou encore juristes

    travaillant sur la dfinition dun droit international. Tous dfendent la paix, pour des

    raisons diffrentes, et avec des mthodes diffrentes, de sorte quil ny a pas un,

    mais des pacifismes. Cest une fraction seulement de cette vaste nbuleuse que la

    philanthropie amricaine appartient : celle des partisans de larbitrage international

    (arbitration en anglais), eux-mmes diviss en deux tendances principales, lune

    compose essentiellement de parlementaires qui privilgient lide de rgulation par

    les traits internationaux, lautre compose de juristes qui voient dans la cration

    dune Cour internationale darbitrage la principale voie pour tablir un droit

    international, une poque o aucune institution internationale destine rgler les

    diffrends entre tats nexiste.

    En Europe, de nombreuses organisations ont t cres ds les annes 1870

    pour mettre en avant la ncessit dune rgulation internationale, quelle quen soit la

    forme. Cest le cas notamment de la Socit Franaise pour lArbitrage entre les

    Nations cre en 1867 par Frdric Passy, de lInternational Arbitration and Peace

    Association (1881) de lAnglais Hodgson Pratt, de La Paix par le Droit (1887) de

    Jules Prudhommeaux4, mais aussi de lUnion Interparlementaire fonde lanne

    suivante par Frdric Passy et lAnglais William Randall Cremer5. Cette dernire a

    tenu son premier congrs Paris en 1889 et le deuxime Londres lanne

    suivante. Lors du troisime qui a lieu Rome en 1891, elle dcide dlargir son

    audience au-del des milieux parlementaires en crant le Bureau International de la

    Paix, qui vote ses statuts lanne suivante lors du congrs de Berne, la ville suisse

    devenant alors le sige du mouvement. Au cours des annes 1890, alors que les

    rivalits sexacerbent entre les grandes puissances europennes, laction du BIP

    3 Maurice Vasse, La paix au XXe sicle, Paris, Belin, 2004, p. 18 sq ; David S. Patterson, Toward a

    Warless World. The Travail of the American Peace Movement, 1887-1914, Bloomington, Indiana

    University Press, 1976. 4 Rmi Fabre, Un exemple de pacifisme juridique : Thodore Ruyssen et le mouvement "La paix par

    le droit" (1884-1950) , Vingtime Sicle. Revue d'histoire, 39, Juillet-septembre 1993, p. 38-54. 5 Nadine Lubelski-Bernard, Les dbuts de lUnion Interparlementaire et la Belgique (1888-1914) ,

    Jacques Barity et Antoine Fleury (dir.), Mouvements et initiatives de paix dans la politique

    internationale 1867-1928, Berne, Peter Lang, 1987, p. 81 sq.

  • 24

    contribue donner une audience largie la notion darbitrage international, comme

    en tmoigne par exemple lEssai sur lorganisation de larbitrage international crit

    par le snateur belge Descamps en 1895.

    En 1903, est galement cr au parlement franais un Groupe de lArbitrage

    International par Paul-Henri-Benjamin Balluet, baron dEstournelles de Constant de

    Rebecque6. Ce snateur radical-socialiste de la Sarthe7 milite activement pour la

    paix, et son groupe comprend rapidement 200 parlementaires et tablit des contacts

    avec un groupe similaire au parlement britannique. Ds 1905, pour largir la base du

    mouvement, dEstournelles cre le mouvement de la Conciliation Internationale, qui

    va permettre dintgrer des personnalits extrieures au monde politique : crivains,

    universitaires, publicistes ou reprsentants du monde des affaires ou de la rforme

    sociale8. Ce rseau trs litiste comprend prs de 900 membres en 1914, dont 500

    parlementaires. Outre son prsident dEstournelles, ses prsidents dhonneur sont

    lancien Prsident du Conseil Lon Bourgeois et le chimiste-snateur Marcellin

    Berthelot, ancien ministre des Affaires trangres de Bourgeois ; dans son comit

    excutif, on trouve le mathmaticien-dput Paul Painlev, le recteur de luniversit

    de Paris Paul Appell, lconomiste Charles Gide ou encore le banquier philanthrope

    Albert Kahn. Sont galement membres du groupe lancien prsident de la

    Rpublique mile Loubet (1899-1906), les dputs Ferdinand Buisson et Justin

    Godart, mais aussi le philosophe Henri Bergson, lhistorien Ernest Lavisse, le

    sociologue Clestin Bougl, le physicien Jean Perrin, le mathmaticien mile Borel,

    ou encore le gographe Paul Vidal de la Blache. Si le centre de gravit politique du

    groupe est le Parti Radical, pilier du rgime rpublicain, il ne sy limite probablement

    pas, comme le montre la prsence chez Albert Kahn, lors dun dner de la

    Conciliation Internationale tenu en juin 1914, du socialiste Jean Jaurs, quelques

    semaines avant son assassinat9.

    6 Paul-Henri-Benjamin dEstournelles de Constant, La conciliation internationale, Discours prononc

    au Palais de Westminster, Londres, le 22 juillet 1903, La Flche, 1904. 7 Laurent Barcelo, Paul dEstournelles de Constant (Prix Nobel de la paix 1909), lexpression dune

    ide europenne, Paris, lHarmattan, 1995. 8 Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau sicle : la nbuleuse rformatrice et ses rseaux

    en France, 1880-1914, Paris, d de lEHESS, 1999. 9 Conciliation Internationale, n2, 1912 (p. 16 et 63-64), n2, 1914, (p. 50), n4, 1914 (p. 7 et 10), n5,

    1914 (p. 53).

  • 25

    Paul-Henri Benjamin dEstournelles de Constant (1852-1924) Sous des dehors daristocrate touche--tout et un rien dilettante (amateur descrime

    et de yachting, passionn de la premire heure par lautomobile et laviation),

    lhomme cache une personnalit complexe. Pur produit de la noblesse terrienne de

    lOuest franais, petit neveu de lcrivain Benjamin Constant, il dveloppe pourtant

    un habitus international qui va en faire une des figures majeures du mouvement

    pacifiste europen : aprs des tudes de droit, il passe un diplme de lEcole des

    langues orientales, puis entre dans la carrire diplomatique en 1876 et parcourt

    lEurope et le monde colonial au cours des vingt annes qui suivent (Montngro,

    Turquie, Afrique du Nord, Hollande, Grande-Bretagne). Convaincu que laction

    diplomatique classique est impuissante endiguer la monte des tensions

    internationales, il quitte le Quai dOrsay en 1895 pour se lancer en politique. Elu

    dput puis snateur, il fait partie de la dlgation franaise la confrence pour la

    paix de La Haye de 1899, avant de crer en 1905 le mouvement de la Conciliation

    Internationale qui regroupe llite des pacifistes franais et tablit des contacts avec

    les mouvements similaires en Europe et aux Etats-Unis. Mari une Amricaine,

    excellent connaisseur du monde anglo-saxon, dEstournelles effectue de nombreux

    voyages aux Etats-Unis : en 1902, il y rencontre le prsident Theodore Roosevelt,

    quil contribue sensibiliser la cause de lArbitrage, mais galement Andrew

    Carnegie. Commence alors une longue collaboration entre les deux hommes, qui se

    concrtise par le soutien financier du milliardaire la Conciliation Internationale, puis

    par la nomination de dEstournelles la prsidence du Centre Europen de la

    Dotation Carnegie cr en 1911, une fonction quil occupera jusqu sa mort. En

    1909, il obtient le prix Nobel de la paix. Il est galement trs tt partisan dune union

    europenne pour prserver la paix sur le continent.

    Aux tats-Unis, le mouvement pacifiste est galement trs divers : on y trouve

    de nombreuses associations qui condamnent la guerre pour des raisons morales ou

  • 26

    religieuses, mais aussi une forte mouvance arbitrationniste divise comme en

    Europe entre partisans de la signature de traits internationaux et militants pour la

    cration dune cour internationale darbitrage ; mais il existe galement des

    mouvements prnant la cration dune fdration internationale dtats souverains,

    ou encore des partisans de ltablissement dun pouvoir mondial dont la souverainet

    se substituerait aux tats10. De nombreuses socits existent, dont lune des plus

    anciennes est lAmerican Peace Society, fonde en 1828, mais aussi la Universal

    Peace Union de Philadelphie (1866), la Lake Monhonk Conference on International

    Arbitration (1895), ou encore la New York Peace Society (1906).

    En bref, ds le dbut des annes 1890 existent en Europe et aux tats-Unis

    de nombreux mouvements pacifistes traverss par de multiples clivages, mais trs

    actifs et parfois bien introduits dans le monde politique. Cette dimension est

    importante pour comprendre la tenue des confrences intergouvernementales pour

    la paix de La Haye en 1899 et 1907. Tenues linitiative de chefs dtat (le tsar

    Nicolas II en 1899, Nicolas II et Theodore Roosevelt en 1907), ces deux confrences

    runissent 24 tats en 1899 et 44 en 1907, soit pratiquement tous les tats

    souverains de lpoque, et peuvent tre considres comme le point de dpart de

    la diplomatie dite multilatrale11 qui va caractriser le XXe sicle. Mais elles sont

    galement pour partie le fruit des initiatives de terrain et du travail de lobbying men

    par les organisations non gouvernementales depuis le dbut des annes 1890.

    chacune des confrences sera organise une commission de larbitrage, dirige

    chaque fois par Lon Bourgeois, chef des dlgations franaises12. Celui-ci fait

    adopter en 1899 le principe de larbitrage : dsormais, lors dun litige entre deux

    tats, ceux-ci pourront dsigner dun commun accord une commission charge de

    trancher le diffrend ; cet effet est cre une Cour dArbitrage qui sinstallera La

    Haye. En 1907, Bourgeois tentera daller plus loin en rendant larbitrage obligatoire

    entre toutes les nations ; mais si ce principe est pos dans lActe final de la

    10 Warren F. Kuehl, Seeking World Order : the United States and International Organization to 1920,

    Nashville, Vanderbilt University Press, 1969. 11 Catherine Nicault, Lon Bourgeois, militant de la paix , Alexandre Niess et Maurice Vasse (dir.),

    Lon Bourgeois, du solidarisme la Socit des Nations, Langres, Dominique Guniot, 2006, p. 52. 12 Ministre des Affaires trangres, Documents diplomatiques, Confrence internationale de La

    Haye, 1899, p. 52-53 ; Id., Documents diplomatiques, Deuxime confrence internationale de la paix,

    1907, p. 20 et 25.

  • 27

    confrence en octobre 1907, il ne sera ratifi par aucun tat. ce moment, les

    tensions internationales vont croissant entre les grandes puissances europennes

    unies par des systmes dalliances, et linfluence immdiate des confrences de la

    paix, tout comme celle du mouvement pacifiste international, reste faible.

    La Dotation Carnegie et ses objectifs

    La cration de la Dotation Carnegie pour la Paix Internationale en dcembre

    1910 intervient relativement tard dans une mouvance pacifiste o de nombreuses

    associations ont dj plus de trente ans dactivisme derrire elles. Mais elle nest pas

    le fait du hasard ou le rsultat dun caprice de milliardaire ne sachant que faire de

    son argent. Car en 1910, Andrew Carnegie a dj galement derrire lui un long

    pass de promoteur de la paix internationale, dans son pays comme ltranger.

    Andrew Carnegie (1835-1919)

    N en cosse dans un milieu modeste, il migre aux tats-Unis en 1848 et y exerce

    de nombreux mtiers avant dentrer en 1853 la compagnie de chemin de fer

    Pennsylvania Railroad. La guerre de Scession lui permet de faire de bonnes

    affaires en soccupant de lorganisation des transports de troupes et de

    marchandises pour le compte du gouvernement fdral. Puis il investit ses bnfices

    dans une compagnie de chemin de fer, activit en pleine explosion avec la conqute

    des territoires de lOuest. En 1865, il fonde Pittsburgh la Carnegie Steel Company,

    qui acquiert rapidement une position dominante sur le march de lacier. partir des

    annes 1890, Carnegie investit sa fortune considrable dans un ensemble

    dinstitutions philanthropiques : en 1896, il cre le Carnegie Institute of Pittsburgh, qui

    regroupe une cole dingnieurs, un muse, un music-hall et une bibliothque.

    partir de 1901, il vend sa compagnie au banquier John Pierpont Morgan et quitte les

    affaires pour se consacrer entirement son activit de mcne. Il cre alors la

    Carnegie Institution of Washington, dont le but est dencourager la recherche

    scientifique, puis, en 1904, le Carnegie Hero Fund, destin accorder des pensions

    de retraite aux personnes ayant accompli des actions dclat. Lanne suivante, la

    Carnegie Institution devient Carnegie Foundation for the Advancement of Teaching.

    Mais cest avec la cration du Carnegie Endowment for International Peace en 1910

  • 28

    que Carnegie ralise son grand rve : mener une action lchelle mondiale en

    faveur de la paix. En 1911, toutes ces organisations sont regroupes dans la

    Carnegie Corporation of New York qui, avec 125 millions de dollars de capital, est

    alors la fondation la plus riche du monde13. Lorsque Carnegie meurt, il aura dpens

    350 millions de dollars dans ses activits philanthropiques14 ; entre 1911 et 1936, la

    Carnegie Corporation en distribuera prs de 17615 dans les diffrents domaines sus-

    mentionns.

    Lengagement de Carnegie pour la paix est pour partie li ses origines :

    Britannique de naissance et Amricain dadoption, il se voit comme un go-between

    qui peut jouer un rle dans ltablissement de relations cordiales entre son ancienne

    et sa nouvelle patrie. Ds 1887, il a introduit auprs du prsident amricain

    Cleveland une dlgation du parlement britannique conduite par Sir Randall Cremer

    venue proposer la signature dun trait gnral darbitrage entre les deux pays16. La

    dmarche na pas eu de suite immdiate, semble-t-il en raison de la crainte du

    prsident amricain de froisser la communaut irlandaise nombreuse aux tats-Unis

    et hostile lAngleterre. Mais elle est la premire dune longue srie dactions de

    Carnegie dans ce domaine. En 1889, le prsident Harrison le dsigne comme

    dlgu tats-unien la confrence pan-amricaine au cours de laquelle il dfend,

    conjointement avec le Secrtaire dtat, le principe dun trait darbitrage multilatral

    entre les tats-Unis et lensemble des pays dAmrique latine. Enfin, en 1896, il

    soutient nouveau lide dun trait darbitrage amricano-anglais : le trait est

    sign, mais sa ratification au Snat choue trois voix prs en 1897. Dans la

    dernire dcennie du sicle, Carnegie continue simpliquer dans les dbats relatifs

    lexpansion amricaine et au problme de la paix, prenant position contre

    lannexion des Philippines au lendemain de la guerre hispano-amricaine de 1898, et

    tant lu vice-prsident de lAnti-imperialist League. Il caresse mme un moment

    13 Ellen Condliffe-Lagemann, The politics of knowledge : The Carnegie Corporation, Philanthropy and

    Public policy, Middletown, Wesleyan University Press, 1989, p. 3. 14 Robert Bremner, American Philanthropy, The University of Chicago Press, 1988 [1960], p. 115. 15 Robert Lester, The Corporation, A digest of its financial records, 1911-1936, CCNY, April 1936. 16 David S. Patterson, Andrew Carnegies Quest for World Peace , Proceedings of the American

    Philosophical Society, 114-5, october 20, 1970, p. 371-383.

  • 29

    lide de se lancer en politique et de crer un parti pour soutenir la cause anti-

    imprialiste, avant de se rallier au rpublicain Wiliam McKinley, rlu en 190017.

    Si son militantisme pour la paix nest pas exempt de contradictions,

    notamment en raison de ses convictions darwinistes-sociales, il constitue

    indniablement un engagement sur la dure, de sorte quau tournant du sicle,

    Carnegie est une personnalit importante de la mouvance pacifiste amricaine.

    Aprs 1901, il se consacre plein-temps ses activits philanthropiques avec une

    nergie dont tmoigne son norme correspondance, qui comprend plus de 67 000

    lettres ! Mais si son nom est alors essentiellement connu des pacifistes amricains,

    sa dcision de financer la construction du btiment destin abriter la Cour

    dArbitrage prvue par la confrence de La Haye, va lui donner une audience

    internationale : en mars 1903, il donne en effet 1,5 million de dollars au

    gouvernement hollandais pour construire un Temple de la Paix18 qui sera achev

    en 1913. Dans lintervalle, le milliardaire voyage beaucoup pour diffuser la bonne

    parole : le 17 octobre 1905, il prononce devant les tudiants cossais de luniversit

    St Andrews quil finance un discours Pour larbitrage19 au cours duquel il propose

    plusieurs choses : la cration dune League of Peace ; une procdure darbitrage

    international garantie par les grandes puissances (tats-Unis, Russie, Grande-

    Bretagne, France, Allemagne) et concrtise par la cration dun tribunal

    international ; la mise en place dun processus de dsarmement. Lide centrale

    consiste soumettre les diffrends internationaux une commission arbitrale

    sigeant La Haye, et prvoir des sanctions conomiques pour les pays qui

    refuseraient dappliquer ses dcisions. Aucune de ces propositions nest neuve :

    elles ont t formules depuis longtemps par plusieurs mouvements, en particulier le

    Bureau International de la Paix lors de son congrs de Berne en 1892. Mais la

    personnalit de Carnegie leur donne un cho important, et le caractre bref de son

    discours un aspect programmatique. Grce sa fortune colossale, Carnegie en

    assure une large diffusion : le discours est rapidement publi sous forme de 17 Howard Kennedy Beale, Theodore Roosevelt and the Rise of America to World Power, Baltimore,

    London, Johns Hopkins University Press, 1984, p. 18. 18 Andrew Carnegie R.A. Franks, Prsident de la Home Trust Company, 22 avril 1903, Archives

    Andrew Carnegie, boite 303, Library of Congress, Washington (ci-aprs AC-LOC/303). 19 Andrew Carnegie, Pour larbitrage, Discours rectoral adress aux tudiants de luniversit cossaise

    de Saint Andr, Paris, Conciliation Internationale, 1906.

  • 30

    brochures et traduit dans une douzaine de langues, y compris en japonais et en

    persan20. En 1907, le gouvernement franais dcernera la Grande Croix de la Lgion

    dHonneur Carnegie pour son combat en faveur de la paix. En janvier de cette

    anne, il est par ailleurs lu prsident de la New York Peace Society : en avril, il

    prside galement le National Arbitration and Peace Congress, et sy fait le porte-

    voix du prsident Roosevelt, dont il lit en ouverture une lettre dans laquelle le

    prsident affirme sa dtermination agir en faveur de larbitrage21 ; il y lance

    galement un appel lempereur allemand Guillaume II pour que celui-ci accepte le

    principe de larbitrage obligatoire lors de la confrence qui va souvrir La Haye juin.

    Lappel restera sans effet, puisque la convention adopte lissue de la confrence

    ne sera ratifie par aucun tat.

    Cet chec nempche pas Carnegie de poursuivre son action : non seulement

    il multiplie lettres, dplacements, dclarations et discours, mais il cre en dcembre

    1910 sa propre organisation, le Carnegie Endowment for International Peace

    (Dotation Carnegie pour la Paix Internationale), quil dote de 10 millions de dollars de

    capital, lui assurant ainsi un revenu annuel de 500 000 dollars. Lobjectif de cette

    nouvelle fondation est de fdrer les diffrents acteurs de la mouvance pacifiste

    mondiale, et en particulier de mettre ensemble les lgalistes, partisans de la cration

    dune cour internationale de justice, et les arbitrationnistes, qui militent pour la

    signature de traits internationaux. Largument central de Carnegie est que le monde

    est dsormais entr dans lre de linterdpendance et que lclatement dune guerre

    dans nimporte quelle partie du monde, menace, terme, lensemble de la plante. Il

    faut donc faire progresser le rglement des conflits internationaux par des voies

    pacifiques, en vue darriver une abolition, au sens juridique du terme, de la guerre

    (abolition of international war)22. cette fin, la Dotation Carnegie entend dvelopper

    son action dans plusieurs directions : le lobbying auprs des gouvernements afin de

    promouvoir llaboration dun droit international alors inexistant, la mise en place

    dtudes scientifiques sur les causes des guerres, la propagande auprs de lopinion

    20 Conciliation Internationale, n5, 1909, p. 41 ; Butler Carnegie, 31 mars 1910, AC-LOC/175. 21 Roosevelt Carnegie, 5 et 8 avril 1907 ; Carnegie Roosevelt, 10 avril 1907, AC-LOC/141. 22 Carnegie Peace Fund. Board of Trustees Meeting, 4 dcembre 1910, Archives Carnegie

    Endowment for International Peace, Box 1, Series 1, Box 12, folder 5, Columbia University, New York

    (ci-aprs CEIP/1/12/5).

  • 31

    publique, et enfin lorganisation dchanges internationaux destins promouvoir la

    paix.

    Diplomatie publique et diplomatie prive

    Si Carnegie a t au cours des annes 1890 lun des reprsentants du

    mouvement anti-imprialiste, il sest ralli partir de 1900 au Parti Rpublicain et son

    action sinscrit dans la ligne de la politique trangre des prsidents Theodore

    Roosevelt et William H. Taft, mme si ses propositions vont parfois plus loin que les

    leurs, en particulier celle qui consiste demander la cration dune force de police

    internationale23 laquelle participeraient tous les tats au prorata de leur

    population et de leur richesse. Lors de sa cration en 1910, le Carnegie Endowment

    apparat comme une annexe du Parti Rpublicain, non seulement parce que la

    dcision de crer lorganisation a fait lobjet de longues discussions avec le prsident

    Taft et avec son Secrtaire dtat Philander C. Knox, mais aussi parce que le Board

    of Trustees de la fondation est peupl de barons du parti : Elihu Root, nomm

    prsident de lorganisation, vient de quitter son poste de Secrtaire dtat, et sera

    candidat linvestiture rpublicaine pour les lections prsidentielles de 1916 ; le

    poste de prsident honoraire a t offert Taft ; quant Nicholas Murray Butler, il

    sera candidat la vice-prsidence dans le ticket rpublicain conduit par Taft en 1912

    pour sa rlection. Enfin, Knox a t galement pressenti pour faire partie du Board,

    mais a dclin loffre aprs en avoir discut avec Root : bien que ladministration

    fdrale et la fondation agissent dans la mme direction, elles doivent pouvoir

    prserver des approches diffrentes24. Les deux personnages majeurs de la Dotation

    sont Elihu Root et Nicholas Murray Butler. Le premier, avocat de formation, sest

    rapidement impos comme lun des tnors les plus rputs du barreau de New York

    dans les annes 1870, avant dembrasser la carrire politique et de devenir

    Secrtaire la Guerre des prsidents McKinley et Roosevelt entre 1899 et 1905,

    puis, de 1905 1909, Secrtaire dtat de Roosevelt. Il est galement une

    personnalit en vue du mouvement pour larbitrage puisquil cumule les fonctions de

    23 Carnegie Taft, 26 mars 1910, AC-LOC/175. 24 Knox Carnegie, 4 dcembre 1910, AC-LOC/183.

  • 32

    Prsident de lAmerican Society of International Law, de Vice-prsident de la New

    York Peace Society et de membre du Conseil de Direction de la branche amricaine

    de la Conciliation Internationale. En 1912, il obtiendra le prix Nobel de la Paix, et

    prsidera la Dotation jusquen 1925, date laquelle Butler lui succdera : de 17 ans

    le cadet de Root, celui-ci a tudi la philosophie luniversit Columbia puis Paris

    et Berlin. Il est ensuite devenu professeur Columbia en 1890, puis prsident de

    luniversit en 1901, un poste quil occupera jusquen 1945 galement. Comme Root,

    il est membre de nombreuses associations pacifistes, et cumule partir de 1907 la

    prsidence de la branche amricaine de la Conciliation Internationale et celle de la

    Lake Mohonk Conference on International Arbitration.

    Aprs la diplomatie du pacifisme arm25 conduite par Roosevelt de 1901

    1909, larrive de Taft la prsidence amricaine sest traduite par un

    inflchissement de la politique trangre : en affirmant que la diplomatie moderne

    est commerciale , Taft renvoie au pass lusage de la guerre comme instrument de

    la diplomatie ; dsormais, la coopration pacifique et lexpansion commerciale

    [sont] lordre du jour26 , et larbitrage entre les pays en est lun des piliers, la

    rsolution pacifique des conflits favorisant les changes commerciaux. Cette

    nouvelle approche de la politique trangre, rapidement dsigne par lexpression de

    diplomatie du dollar , tranche avec les mthodes diplomatiques classiques des

    grandes puissances europennes, le commerce tant pour les tats-Unis un des

    moyens de simposer sur la scne internationale, lheure o lconomie amricaine

    est devenue depuis 1900 la premire du monde. Au-del de lexpression elle-mme

    de dollar diplomacy qui dsigne spcifiquement la prsidence Taft, lide dune

    diplomatie commerciale va devenir un des fondements de la politique trangre

    amricaine au cours des annes suivantes27. La politique de la Dotation Carnegie

    sinscrit totalement dans cette nouvelle perspective : dans sa lettre initiale aux

    25 Serge Ricard, Theodore Roosevelt, principes et pratiques dune politique trangre, Publications de

    luniversit de Provence, 1991, p. 263-264. 26 Frank A. Ninkovich, The Wilsonian Century, US Foreign Policy since 1900, London, University of

    Chicago Press, 1999, p. 27. 27 Victoria De Grazia, Irresistible Empire : Americas Advance through Twentieth-Century Europe,

    Cambridge, Harvard University Press, 2005, p. 1-4 ; Emily S. Rosenberg, Financial Missionaries to the

    World. The Politics and Culture of Dollar Diplomacy, 1900-1930, Cambridge, Harvard University

    Press, 1999, p. 79-93.

  • 33

    trustees de la Dotation, Carnegie a trac la voie en affirmant que la meilleure faon

    dtablir la paix internationale consistait adopter le programme du prsident Taft,

    fond sur la multiplication des traits darbitrage entre tats, et sur la promotion de la

    Cour dArbitrage de La Haye, lesquels permettront de dvelopper le commerce

    international en gnral, et le commerce amricain en particulier.

    La cration du Carnegie Endowment for International Peace est ainsi bien

    des gards la consquence de lentre de la diplomatie amricaine dans une

    nouvelle re. Au sein de la nouvelle organisation, Carnegie, ci-devant anti-

    imprialiste, cohabite dsormais avec Root et Butler, qui ont soutenu au cours de la

    dcennie prcdente lexpansion amricaine dans les Carabes et le Pacifique. Cette

    coalition tmoigne du fait que laccession des tats-Unis au rang de puissance

    mondiale au cours des annes 1900 provoque la disparition progressive de

    lopposition entre imprialistes et anti-imprialistes. Dsormais, lide dune

    expansion amricaine par le commerce, prne par Taft, fdre les anciens rivaux,

    tous persuads que la mission des tats-Unis est de maintenir la paix internationale

    et de promouvoir les changes conomiques : les anciennes mthodes de rsolution

    des conflits par la force, caractristique des puissances de la vieille Europe, sont

    obsoltes et doivent laisser la place larbitrage, que la Dotation Carnegie entend

    promouvoir.

    La connexion avec les rseaux pacifistes europens

    Avant 1914, les actions de la fondation sur le territoire amricain sont trs

    limites ; cest avant tout sur le terrain europen quelle dploie sa diplomatie, dont le

    fil conducteur consiste tenter de fdrer les mouvements pacifistes pour peser en

    faveur de llaboration dune paix internationale. Les premiers contacts entre Andrew

    Carnegie et la mouvance pacifiste europenne remontent, on la vu, la fin des

    annes 1880, avec le voyage aux tats-Unis de Sir Randall Cremer en 1887. Par

    ailleurs, en 1892, le Bureau International de la Paix lui demande, sans succs, son

  • 34

    concours financier pour lorganisation du quatrime congrs de Berne en 189228. Au

    cours des annes 1890, des liens se tissent progressivement entre les mouvements

    pacifistes europens et amricains, qui correspondent, voyagent et assistent aux

    congrs les unes des autres.

    Rapidement, Carnegie va jouer un rle prpondrant dans cette mise en

    contact : partir de 1907, il finance plusieurs associations pacifistes anglaises, telles

    que lInternational Arbitration League, ou les Peace Societies de Londres et de

    Glasgow. Mais cest avec la composante franaise du mouvement pacifiste quil

    tablit les liens les plus forts. Les premiers contacts sont intervenus en 1902, lorsque

    dEstournelles de Constant est venu aux tats-Unis plaider la cause de larbitrage

    international, voyage au cours duquel il a rencontr Carnegie. Les rencontres vont

    alors se multiplier : en 1907, dEstournelles est invit linauguration de lInstitut

    Carnegie de Pittsburgh29, et en mai 1909, lorsque Carnegie vient Paris,

    dEstournelles organise pour lui une rception la Sorbonne, en prsence du recteur

    de luniversit Paul Appell, du Vice-recteur de lacadmie Louis Liard, et de

    reprsentants du corps professoral parmi lesquels lhistorien officiel de la

    Rpublique Ernest Lavisse. Carnegie vient en effet dtendre la France le Hero

    Fund, dont le champ dapplication tait jusque-l limit aux tats-Unis et aux pays du

    Commonwealth of Nations initi par la Grande-Bretagne la fin des annes 1880.

    Dote dun million de dollars30, soit cinq millions de francs, la fondation est

    officiellement cre en juillet 1909, et pourvue dun conseil dadministration dont la

    plupart des membres font galement partie de la Conciliation Internationale, en

    particulier Lon Bourgeois et dEstournelles, mais aussi Lavisse, Liard ou mile

    Loubet. Mais cest lt 1911 que la philanthropie Carnegie prend vraiment pied en

    Europe, avec la cration du Centre Europen de la Dotation Carnegie pour la Paix

    Internationale, dont lobjectif est de coordonner les activits de propagande de la

    Dotation en Europe. Inaugur en mars 1912, il intgre dans ses instances de

    28 Elie Ducommun Carnegie, 7 mai 1892, Archives du Bureau International de la Paix, boite 66,

    dossier 2, Palais des Nations, Genve (ci-aprs IPM/IBP/66/2) ; comptes dfinitifs du IVe congrs

    universel de la Paix, 22-27 aot 1892, IPM/IBP/66/3. 29 Conciliation Internationale, Lorganisation de la paix, Discours prononc le 14 avril 1907 par M.

    DEstournelles de Constant, snateur, Pittsburgh, Paris, 1914. 30 Le gouverneur de la Banque de France Georges Pallain Robert A. Franks, Prsident de la Home

    Trust Company, 10 mai 1909, AC-LOC/303.

  • 35

    direction les reprsentants de 9 pays parmi lesquels la France, lAllemagne, la

    Grande-Bretagne, lAutriche-Hongrie, mais aussi la Sude, le Luxembourg, ainsi que

    le Japon. Les Franais y sont les mieux reprsents, en particulier du fait de la

    prsence de dEstournelles, qui en est le prsident, mais aussi de Lon Bourgeois,

    alors reconnu comme lun des reprsentants les plus minents du mouvement pour

    la paix.

    Bien que la direction new-yorkaise de la Dotation ait affich sa volont de ne

    pas adopter une attitude missionnaire31 dictant aux Europens la politique

    suivre en matire de propagande pacifiste, cest elle qui pilote depuis les tats-Unis

    la politique du Centre Europen, dont lautonomie nest que thorique. La traduction

    la plus vidente de ce dirigisme feutr rside dans sa tentative de regroupement des

    mouvements pacifistes, qui va rapidement entraner des tensions fortes entre la

    Dotation et ses interlocuteurs europens. Avec la cration du Centre Europen,

    lorganisation amricaine sest en effet immdiatement installe en position centrale

    dans le mouvement pacifiste europen. Forte de sa richesse, de son projet bien

    arrt et de sa localisation parisienne, elle tente immdiatement doprer un

    regroupement des organisations les plus importantes. Alors quAndrew Carnegie

    accordait des financements de nombreuses associations, la Dotation souhaite

    rationaliser sa politique en rservant ses subventions un petit nombre de

    rcipiendaires tout en augmentant leur dotation afin de favoriser la concentration du

    mouvement associatif autour de quelques grands ples. Ainsi aux tats-Unis, les

    trustees dcident-ils daccorder dsormais la majorit de leurs subsides lAmerican

    Peace Society, qui peut ensuite, si elle le juge utile, financer dautres associations.

    La mme stratgie est mise en place en Europe : en 1911, le Board of Trustees

    accorde une subvention de 120 000 francs suisses au Bureau International de la

    Paix de Berne, soit quinze fois le budget que le bureau avait sa disposition lanne

    prcdente ! Une partie de ces fonds est redistribue par le BIP des associations

    de 14 pays europens parmi lesquels lAllemagne, la Belgique, la France, la Grande-

    Bretagne, mais aussi la Hollande, lItalie, la Norvge, le Portugal ou encore la

    Russie. Par ailleurs, la subvention permet au Bureau dtendre considrablement ses

    activits : il peut engager un directeur permanent et un secrtaire gnral, deux

    secrtaires et un bibliothcaire archiviste. Le bulletin bimensuel quil dite depuis

    31 Meeting of the trustees, 14 dcembre 1911 et 12 dcembre 1912, CEIP/I/12/5.

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    plusieurs annes se transforme ainsi en une vraie revue, Le mouvement pacifiste,

    distribue en 1912 20 000 exemplaires en trois langues aux mouvements pacifistes

    du monde entier, ainsi quaux pouvoirs publics, la presse quotidienne, aux

    universits et aux institutions intellectuelles. Le Bureau peut galement publier un

    annuaire du mouvement pacifiste et une compilation des actes de tous les congrs

    pour la paix depuis lorigine. Il dveloppe enfin la collecte des actes officiels des