la vie de robert louis stevenson

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LA VIE DE

ROBERT LOUIS STEVENSON

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DU MÊME AUTEUR :

HISTOIRE D'UNE DIVISION DE COUVERTURE. (Paris, La Renaissance du Livre, 1920.)

GŒTHE EN ANGLETERRE. Étude de littérature comparée. (Paris, Plon, 1920.)

GŒTHE EN ANGLETERRE. Bibliographie critique et ana- lytique. (Paris, Plon, 1920.)

DENYSE CARRÉ. In memoriam. Dessins de Léon Carré. (Paris, Fischbacher, 1919.) Épuisé.

L E S A R D E N N E S E T L E U R S É C R I V A I N S : M I C H E L E T E T

TAINE, VERLAINE ET RIMBAUD. (Charleville, Ruben, 1922.) Épuisé.

L A V I E A V E N T U R E U S E D E J E A N - A R T H U R R I M B A U D .

(Paris, Plon, 1926.) 18e mille. MICHELET ET SON TEMPS, avec de nombreux documents

inédits. (Paris, Perrin, 1926.) Ouvrage couronné par l'Académie française.

IMAGES D'AMÉRIQUE. Bois de Philippe Burnot. (Lyon, Lardanchet, 1927.)

LA VIE DE GŒTHE. (Paris, N. R. F., 1927.) 2 6 édition. L E S D E U X R I M B A U D : L ' A R D E N N A I S , L ' É T H I O P I E N .

Avec documents inédits. (Paris, Aux éditions des Cahiers libres, 1928.) Épuisé.

E N C O L L A B O R A T I O N :

« LES COMPAGNONS ». L'Université nouvelle. I. Les principes. — II. Les applications de la doctrine. 2 vol. (Paris, Fischbacher, 1918 et 1919.)

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R O B E R T - L O U I S STEVENSON.

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IL A É T É T I R É D E LA P R É S E N T E É D I T I O N TROIS C E N T

C I N Q U A N T E - S E P T E X E M P L A I R E S S U R V É L I N P U R F I L D E S

P A P E T E R I E S L A F U M A - N A V A R R E D O N T D I X - S E P T E X E M -

P L A I R E S HORS C O M M E R C E M A R Q U É S D E a A q E T T R O I S

C E N T Q U A R A N T E E X E M P L A I R E S N U M É R O T É S D E 1 A 3 4 0 ;

ONZE E X E M P L A I R E S S U R J A P O N I M P É R I A L D O N T D I X

E X E M P L A I R E S M A R Q U É S D E A A J E T U N E X E M P L A I R E

HORS C O M M E R C E R É S E R V É A L ' A U T E U R M A R Q U É HC. A.

TOUS D R O I T S D E R E P R O D U C T I O N , D E T R A D U C T I O N E T

D ' A D A P T A T I O N R É S E R V É S P O U R TOUS L E S PAYS Y C O M P R I S

LA RUSSIE. COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD, 1929.

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A HENRI DE RÉGNIER

qui accueillit avec une attentive sympathie la Vie de Rimbaud et la Vie de Gœthe, j'offre ce dernier récit d'une aventure littéraire en témoignage de gratitude et d'admiration.

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Torse étroit, haut perché, mince on ne saurait dire, Doigts féminins et pieds menus ; quant au visage, Maigre, grands os, nez de corbin, et de la race, Des lèvres et du teint ; changeant comme la mer ; Dans ses yeux bruns dont la vivacité rayonne, Scintille une lueur de grâce romanesque, Une ardeur rare, intense ; et l'on découvre en eux Un être passionné, sans vergogne, énergique. Vaillant dans le velours, riant sous les haillons. Très vain, très généreux, mais critique sévère ; Bouffon, poète, amant, sensuel à la fois ; Tenant beaucoup d' Ariel, un tantinet de Puck, Beaucoup d'Antoine aussi, mais presque tout d'Hamlet, Sans oublier le prédicant catéchiseur.

(Portrait de Stevenson par HENLEY.)

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AVERTISSEMENT

Pas plus que la Vie aventureuse de Jean-Arthur Rimbaud et la Vie de Gœthe, cette Vie de Robert Louis Stevenson n' est une biographie « romancée ». C'est une biographie vivante : rien de plus. L'explo- ration du sujet a été minutieuse, les faits sont exacts, la chronologie est strictement respectée. Si j'ai tenu à replacer mon héros dans son milieu, je ne me suis pas interdit de mettre en valeur le décor, estompant tes zones grises, colorant avec vivacité les paysages et les scènes caractéristiques, baignant de lumière les sommets. Dans une vie, tout n'a pas le même inté- rêt. Si l'on n' a pas le droit d'inventer, il faut savoir animer et éliminer. Dans un panorama, tout ne se présente pas sur le même plan, et l'on doit tenir compte de la perspective.

Le personnage est vrai, ou du moins — qui peut se flatter de pénétrer le mystère d'une âme humaine ? — j'ai tenté de l'évoquer dans sa complexité et sa vérité. Je n'ai pas suivi la légende qui, depuis sa mort, s'est accréditée en Angleterre. De même que là famille d' Arthur Rimbaud s'est ingéniée à faire du « poète maudit » un héros et un saint, de même celle de Stevenson a tout mis en œuvre pour faire de

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lui un p u r idéaliste, un être immatériel et aérien, et selon le mot cruel de son a m i le poète Henley, « un sé raph in en chocolat ». I l convient d 'en finir avec cette hagiographie. Stevenson n'est pas q u ' u n délicat et charmant rêveur, à l ' imagina t ion précieuse et bril- lante, qui t raversa la vie comme un sylphe, écrivit de belles histoires pour enfants, et s 'en alla évange- liser les Canaques sans emporter à ses sandales ailées la moindre poussière terrestre. Ce fut, certes, un esprit r ayonnan t de grâce et de charme, mais auss i un bohême, p resqu 'un aventurier , un homme pétr i de l imon qui connut les passions et les faiblesses d ' ici-bas.

L a légende répandue p a r sa veuve a p r i s forme sous la plume de Sir Graham Balfour, le cousin et le premier biographe « officiel » de Stevenson, et je dois dire que son a m i S i r Sidney Colvin, l 'éminent éditeur de sa correspondance, n ' a r ien fai t pour la dissiper. Témoin de sa jeunesse orageuse, W. E. Henley a bien protesté, brutalement, dans un sensationnel article de la Pal l Mall Gaze t t e en 1901, mais il ne

fut pas écouté, fut trai té d'iconoclaste, et sa mise a u poin t condamnée comme une mauvaise action. Tou- tefois, dans sa minutieuse biographie pa rue en 1923, M i s s Rosaline Masson a laissé entrevoir t imidement

la vérité. P o u r qu 'on ne songeât plus à la dissimuler, il a fal lu les découvertes d ' u n Américain , M . G. S. Hel lman, et ses publicat ions successives, surtout son article du Cen tu ry Magazine en 1922 et son volume à tant d 'égards décisif : The True S tevenson en 1925. L ' impor tante étude de M . J . A. Steuart : R. L. Ste- venson, Man a n d W r i t e r en 1924, s'est attachée à tracer

enfin un por t ra i t qui pa ra î t ressemblant, et l 'on ne saura i t trop lui en savoir gré.

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Ce s imple exposé détermine mes obligations. Sans

négliger, en aucune façon, les volumes indiqués p a r ma b i b l i o g r a p h i e , je me suis sur tout inspiré, pour les trai ts essentiels, des livres de M M . Hel lman et Steuart. Les citations des œuvres et des lettres de

Stevenson sont empruntées à l 'édit ion des œuvres complètes dite « Tus i t a l a Ed i t i on » ( H e i n e m a n n ) et je tiens à remercier M . Lloyd Osbourne, beau-fils de Stevenson, qui a bien voulu me permettre d'en reproduire des e x t r a i t s .

J . -M. C.

1. Voir à la fin de l'ouvrage. 2. J 'ai laissé délibérément de côté toute analyse détaillée

et toute critique approfondie des œuvres de Stevenson. De tels développements, couronnés par une appréciation d'en- semble sur l'écrivain et appuyés sur l'appareil scientifique requis, trouveront leur place dans la thèse de doctorat-ès- lettres que prépare M Desjonquères. Avec un désintéres- sement auquel je tiens à rendre hommage, M Desjon- quères m'a apporté un précieux concours dont je lui suis très reconnaissant.

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P R E M I È R E P A R T I E

U N E J E U N E S S E O R A G E U S E

« V E S T O N D E V E L O U R S »

O fine, religious, decent folk ; In Virtue's flaunting gold and scarlet, 1 sneer between two puffs of smoke, — Give me the publican and harlot.

R. L. STEVENSON, 1873.

(New Poems, Tusitala édition, vol. XXIII , p. 125.)

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CHAPTRE I

L E S P U R I T A I N S D ' É C O S S E

La légende l'apparentait à l'antique clan des Mac Gregor et il ne lui déplaisait point d'accepter la légende. Il se targuait même volontiers d'être un fils des Highlands, un descendant de Rob Roy. Un frémissement d'orgueil le parcourait secrète- ment à l'idée qu'un sang d'aventurier coulait dans ses veines. L'Écosse ne lui suffisait pas. Qui sait ? le nom de Stevenson ne suggérait-il pas une origine Scandinave ? Et, plongeant son regard dans le mystère des âges et des brumes du Nord, il voyait venir de la haute mer, aborder dans l'estuaire du Forth quelque lointain ancêtre debout sur sa barque de viking. Mais, d'autre part, comment rejeter la tradition que lui avait transmise son père ? que penser de cet aïeul venu de France au XVI siècle en qualité de médecin-barbier attaché à la personne du cardinal Beaton, l'archevêque de Saint-André, chargé de trouver à la cour du Louvre une épouse pour Jacques V ? Ces hypothèses flat- taient son imagination, passionnaient sa curiosité, et il eût voulu les adopter, les concilier toutes à la

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fois. Quoi d'étonnant si ses prétentions ont mis en branle l'activité des généalogistes ? Certains s'atta- chèrent à démontrer qu'il fut un pur Celte, un authentique Highlander. D'autres se sont avisés que Walter Scott et lui descendaient en ligne droite d'un ancêtre commun.

La vérité est plus simple. Ses aïeux sont connus. Du côté paternel, des fermiers des Basses-Terres, longtemps enracinés dans l'Ouest de l'Écosse, des petits bourgeois de Glasgow, meuniers, caboteurs, médecins, « jouant, dit-il, de façon correcte, sinon distinguée les rôles principaux des Waverley Novels ». Du côté maternel, une famille de pasteurs du comté de Perth, les Balfour de Pilrig, dans la- quelle s'était pourtant infiltré jadis — il ne se trompait donc qu'à moitié — un élément étranger. Son arrière-grand'mère, Marguerite Lizars, était la petite-fille d'un émigré français, débarqué en Écosse au début du XVII siècle. Ainsi laissons là les hypothèses fantaisistes, le viking, le clan des Mac Gregor, Rob Roy et le barbier du cardinal. Inutile de recourir aux fictions. Le réel nous suffit, solide, et cependant imprégné d'aventure. La race est tournée vers le large, orientée vers la mer et l'étranger.

La lignée des Balfour comptait des missionnaires, des fonctionnaires coloniaux, et l'on recevait sou- vent, au presbytère, des lettres des Indes. Quant aux Stevenson, leur histoire récente renfermait des pages dramatiques Deux d'entre eux, armateurs et négociants, s'en étaient allés périr aux Antilles, l'un à vingt-cinq, l'autre à vingt-deux ans, d'une mort mystérieuse et violente. Comme un de leurs

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agents les volait, ils partirent à sa poursuite, le traquèrent d'île en île, et c'est toute une odyssée obscure et pathétique, une chasse de voilier sous les tropiques qui fait songer aux péripéties de l'Ile au Trésor et dont il ne restait qu'une date fatale : 1774.

L'un de ces infortunés laissa un fils qui devint le grand-père de Stevenson, Robert, le bâtisseur de phares. Un précurseur celui-là. Depuis des siècles, sur les côtes d'Écosse, les pêcheurs allu- maient, la nuit, pour indiquer les écueils, des feux de bois et de charbon, signaux incertains et souvent fallacieux. Un des premiers, sinon le premier, il préconisa et réalisa, au prix de périlleux efforts, l'installation des phares lenticulaires inventés par Fresnel. C'est avec lui que Walter Scott fit, autour des îles, la croisière qu'il mentionne dans la préface du Pirate. Et, promesse audacieuse, il construisit, sur un récif submergé de la Mer du Nord, au large de Dundee, la fameuse tour de Bell Rock qui devait inspirer à Southey un poème, à Turner une pitto- resque marine toute ébouriffée d'écume.

Les phares ! étoiles dans la tempête, flambeaux divins, sauveurs, tendus vers le ciel de poix, léchés, mordus, dévorés par les vagues, émergeant victo- rieux des ressacs en déroute, les phares, cris de ralliement dans la bourrasque et les embruns, jail- lissant des écueils engloutis... et puis, là-bas, très loin, dans les mers du Sud, lourdes et bleues, une île somnolente, accablée de torpeur tropicale, une crique fiévreuse bordée de palmiers, où pourrit un trois-mâts abandonné, voilà deux visions, deux images, léguées par deux générations. A cet enfant

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chétif et nostalgique, les aïeux héroïques laissaient un trésor inépuisable de rêves.

Son père, Thomas Stevenson, continua l'œuvre de Robert. Ingénieur, homme d'action et de science, lui aussi construisit des phares, une tren- taine sur les côtes, quelques-uns en pleine mer, tel le célèbre Skerryvore, à l'ouest de l'Écosse, qu'il édifia avec son frère Alain au large de l'île de Mull. C'était un tempérament volontaire, à la fois grave et pieux, mélancolique et âpre, jovial et violent, plein de passion et d'humour. « Mélange essen- tiellement écossais, dira son fils, et au premier abord assez déconcertant. » Au fond, sous une apparence rugueuse, un inquiet. Avec son âme angoissée, son esprit rigide, sa gaieté fugace, sar- castique et terrible, son traditionalisme têtu, il fait songer à Carlyle, à un Carlyle moins féroce cependant et dont la rude écorce cacherait un cœur sensible. Conservateur à tout crin, puritain impla- cable, il avait un langage pittoresque, un vocabu- laire expressif, une éloquence abrupte et imagée. Plus technicien peut-être qu'architecte, préoccupé plutôt par les questions d'optique que par les pro- blèmes de construction, il s'attacha surtout à pro- fectionner le système des feux tournants. Savant certes, mais aussi poète à sa façon, épris de roma- nesque, grand amateur de récits d'aventures. Tous les soirs il s'endormait en se racontant à lui-même des histoires de pirates et de brigands. Puis, brus- quement, la Bible le ressaisissait. Le Calviniste réapparaissait, tourmenté et autoritaire, dogma- tique et troublé. Dans ces moments, on n'avait plus en face de soi qu'un ancien Covenantaire, hanté

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par la crainte du péché, l'obsession du remords — « le théologien de la famille »

Front bombé, figure large, gros favoris bruns, il avait un aspect massif et rude, et sa femme for- mait avec lui un contraste piquant. Elle était svelte, délicate, jolie même et rien n'était plus tendre que son regard, cette lueur un peu humide dans son beau visage allongé, encadré de bandeaux soyeux. Plus jeune que lui, elle avait aussi un caractère enjoué, une nature optimiste, mais sous son apparence insouciante, détachée, elle savait, le moment venu, se révéler courageuse. Si elle n'a pas exercé sur son fils une très grande influence, elle devina du moins les premiers frémissements de son génie, le protégea, le défendit auprès de son père, s'efforça d'atténuer les tragiques conflits qui sur- gissaient entre eux, et on la vit s'embarquer, à l'âge de soixante ans, pour accompagner en Océa- nie son grand enfant capricieux et charmant. D'elle il hérita son ovale féminin, sa santé fragile, ses mauvais poumons, mais aussi sa gaieté, sa finesse, son humeur joyeuse, le sourire qu'il conserva toute sa vie, dans ses heures de souffrance et de maladie. Il y avait en lui quelque chose de Hamlet qu'il tenait de son père, mais elle lui légua la fantaisie scintillante de Puck, la grâce aérienne d'Ariel. T r o i s mois après la mort de son grand-père, le constructeur de Bell Rock, Robert Lewis Stevenson naquit le 13 novembre 1850, à Édimbourg, « la grise métropole des vents », au n° 8, Howard Place, modeste maison de brique, à un étage, située sur la bordure nord de la nouvelle ville, au delà du ruisseau de Leith. Il n'avait pas encore

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deux ans lorsqu'arriva au logis un nouveau per- sonnage qui allait jouer un rôle dans sa vie et dans ses souvenirs : sa nourrice Alison Cunnin- gham, celle qu'il a toujours surnommée si tendre- ment « Cummy » et à qui il dédia son recueil de vers : le Jardin poétique d'un enfant.

Elle venait de Torryburn sur le Forth, d'un pays riche en légendes et en champs de bataille. Douée d'une bonne instruction pour une fille de son époque et de sa condition, elle connaissait par cœur la Bible et le Voyage du Pèlerin de Bunyan. Et que de récits savoureux ou terribles, histoires de spectres, de sorcières, de lutins et de fées, ne rapportait-elle point de sa bruyère natale ? que d'aventures dra- matiques n'avait-elle pas entendu conter par les contrebandiers qui infestaient la côte ? Complots jacobites, débarquements secrets, guet-apens tendus par les Têtes rondes, poursuite des gens d'armes à travers les rochers du rivage, comme elle s'entendait à faire revivre tout cela ! Telle la vieille Julie, la bonne normande qui enchanta, de ses histoires, l'enfance de Flaubert, telle la rugueuse Tabby, la servante des Brontë, Cummy savait admirablement raconter. Pour le petit qu'on lui avait confié et qu'on appelait déjà « Lou » — tout court — elle fut une seconde maman. Outre qu'elle lui sauva la vie, dès que la maladie fondit sur son berceau, elle exerça sur son jeune esprit une action dont on ne saurait trop exagérer l'importance. Elle éveilla son imagination, lui parla des Puritains d'Écosse, des vieux Covenantaires et des luttes religieuses qui, jadis, au XVII siècle, ensanglantèrent le pays. Mais elle lui lut aussi les Martyrs de Fox, lui récita les

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psaumes, lui narra l'épisode de Joseph vendu par ses frères et le passage de la Mer Rouge « d'une façon majestueusement dramatique ». Elle lui apprit la gravité de la vie, l'amour du passé, l'in- troduisit, frissonnant, dans un monde de légendes et de merveilles.

Bientôt la famille déménagea, un peu plus au nord, au n° 1, Inverleith Terrace, dans une grande maison froide, humide et malsaine. A peine y était-elle installée que Lou tomba malade. Une grave attaque de croup suivie de complica- tions pulmonaires mit l'enfant affaibli à deux doigts de la tombe. Mais Cummy veillait. Nuit et jour à son chevet, à force d'ingéniosité, de soins, de dé- vouement, elle l'arracha miraculeusement à la mort.

Thomas Stevenson résolut d'abandonner la triste maison glacée. Le petit avait sept ans lorsqu'il transporta son foyer vers le centre, dans une rue plus spacieuse, au n° 17, Heriot Row. En choisis- sant cette habitation mieux construite, mieux orientée, dont les fenêtres donnaient sur les jardins de Queen Street, il espérait que le changement serait favorable à la santé de son fils. C'était une maison cossue, à deux étages, avec un sous- sol gardé, — selon l'habitude britannique — par une petite grille, et un perron éclairé, le soir, par un réverbère tout proche. Ah ! ce réverbère, comme sa lumière attirait le petit malade ! Car Lou restait enfermé à cause des quintes de toux qui le secouaient sans trêve. Les mornes journées recommencèrent, les nuits oppressées, hachées de suffocations sou- daines et déchirantes. Cummy levait alors l'enfant, bien enveloppé de couvertures, le portait jusqu'à

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la fenêtre, lui montrait le réverbère allumé, et sa clarté dansante sur le trottoir, ou bien elle lui découvrait plus loin, par delà la ceinture mou- vante et sombre des jardins, quelques fenêtres encore éclairées de Queen Street. Qui donc veillait là-bas, si tard ? C'étaient peut-être d'autres enfants malades qui, dans les bras de leur nourrice, atten- daient aussi le jour. A peine rendormi, Lou se réveillait souvent en sursaut, affolé par la chevau- chée hurlante du vent dans la nuit, par les fan- tômes qui traversaient en grimaçant ses cauchemars, ou ces démons dont lui avait parlé Cummy et qui remontaient, avec des fourches, du gouffre fumant de l'Enfer. C'est alors qu'on allait chercher son père. L'escalier grinçait sous le pas pesant. Avec précaution, Thomas Stevenson entrait dans la chambre, s'asseyait près du lit de fer où s'agitait la petite figure pâle et défaite, et commençait un dialogue animé : « Entrez donc, docteur... Tout va bien. — Ah ! c'est vous, mon Révérend !... » Et c'est ainsi qu'il parlait à voix haute, sans arrêt, comme s'il s'entretenait avec des visiteurs, feignant des conversations avec le cocher, le facteur ou l'aubergiste du coin, jusqu'à ce que Louis, intéressé par le tour inopiné des événements, rassuré par cette société amicale, par toutes ces présences bienveillantes, sentît ses terreurs l'abandonner ! L aube arrivait ainsi. Une lueur morose, comme une eau grise, s'épandait sur les rideaux blancs, et il entendait avec joie rouler la file des premières charrettes qui venaient au marché, parmi les hennis- sements des chevaux, les claquements des fouets, les cris des conducteurs,

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Le jour ! le jou r !... finies les t r anse s et les a la rmes ! Mais c o m m e n t , avec u n te l s y s t è m e d ' éduca t ion , en év i te r le r e t o u r ? Cet e n f a n t a t r o p e n t e n d u

pa r l e r du d iab le e t du péché ! Q u a n d la malad ie lui accorda i t que lque r ép i t ou que s ' apa i sa i t le v e n t v io len t d ' E d i m b o u r g , on le conduisa i t au

t emp le , et , r e v e n u a u logis, il j oua i t « à ê t re pas- t e u r ». Voyez-le : il cons t ru i t une chaire avec u n t a b o u r e t , fa i t u n p u p i t r e d ' u n b u v a r d de cuir, e t le voi là — ô ironie — qui se met , sous u n por- t r a i t de D a v i d H u m e , à p rêche r les louanges du T r è s - H a u t . Une sourde exc i t a t i on le possède. P o u r l ' apaiser , le t e n i r immobi le , C u m m y lui fai t la lecture. Mais que lit-elle ? la vie de que lque m a r t y r calvinis te , de que lque morb ide e t sombre dévo t . Alors, le soir, a v a n t de s ' endormi r , Louis (car on ne l ' appel le p lus a u t r e m e n t ) , s ' a b a n d o n n e à des d ivaga t ions d ' u n ly r i sme é t range , r y t h m é e s

c o m m e des vers, il improvise , déc lame et p leure sur la m o r t de Jésus , le m e n t o n a u x genoux, les ma ins crispées à la b a r r e de son pe t i t lit. .

S u r p r e n a n t e s richesses qui se d é c o u v r e n t dans ces r emous de l ' â m e ! Des sources de poésie jail- l issent de t o u t e s pa r t s , e t parfois , l 'oreille collée à la po r t e de la chambre , le père s ' é t o n n e de son é loquence cand ide e t t u m u l t u e u s e . Un j o u r que l 'en- f a n t a v a i t commis une sot t ise que lconque — il pou- va i t avoi r six ans — C u m m y le p l an te dans un coin, en péni tence , le visage au mur . « Tu res teras là d ix minu tes . » Le délai écoulé, la nourr ice revient .

« C'est l 'heure , Lou ! » Mais il ne bouge pas. « Allons, viens, c 'es t assez ! » Alors il se

dé tou rne un peu, le doigt levé, e t mystér ieuse-

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ment, à voix basse : « Doucement, Cummy, pas de bruit. Je suis en train de me raconter une his- toire. » D'ailleurs, c'est à sept ans, presque jour pour jour, qu'il fit, pour la première fois, acte d'écrivain. Son oncle Alain avait organisé, à l'usage de ses enfants et neveux, un concours littéraire : le premier prix serait décerné à celui qui raconterait le mieux l'histoire de Moïse. Or Louis ne savait encore ni lire, ni écrire, mais il savait dessiner. Son récit, dicté à sa mère qui le transcrivit mot à mot, il prétendit encore l'illustrer lui-même : sur les ondu- lations de la Mer Rouge, il barbouilla des Israélites en chapeaux hauts de forme (c'était la coiffure officielle de son père et de son grand-père le pas- teur), mais sa verve facétieuse leur adjugea en outre de somptueux cigares. L'oncle apprécia ses qualités d'imagination et lui accorda le prix. A partir de cette date, il eut le désir confus d'écrire, de créer. Sa vocation se révélait. « Maman, j'ai dessiné un homme, dit-il un jour. Dois-je faire son âme maintenant ? » Parole de futur romancier.

C'est ainsi que s'ébauchait sa vie, assez monotone et tout de même heureuse. Cummy avait proscrit les cartes, les jeux de dames, de tric-trac, instru- ments de perdition, mais comme elle s'entendait à le distraire, à l'intéresser avec ses histoires et ses romances des Highlands ! Pourtant, à la longue, l 'enfant s anémiait dans cette atmosphère confinée. Il croissait, mince et pâle, telle une plante de serre. Élevé comme une fille, il en avait aussi l'aspect, avec son visage chétif, ses longs cheveux soyeux, sa petite pelisse et son col de dentelle d'Irlande.

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D'autre part, il ne fallait pas songer à le laisser courir avec les garçonnets de son âge, dans les rues fouettées par la bise et trempées de brouillard. La morale et sa santé ne le permettaient pas. Alors on l'envoya, le plus souvent possible, à la campagne, au village de Golinton, chez son grand- père maternel, le pasteur Balfour. C'était à trois lieues au sud d'Edimbourg, au pied des collines du Pentland.

« Ce fut mon âge d'or, écrira-t-il plus tard. Et ego in Arcadia vixi ! » Quel plaisir, lorsque le vieux phaéton de famille passait, en grinçant, sur le ruisseau de Leith, au pont de Colinton !

La maison, une bâtisse carrée, massive et fruste, s'élevait près de l'église, en contre-bas au fond d'un vallon. Feuillue, humide, elle était, l'été, pleine d'ombre et de fraîcheur, et son jardin, surplombé par la terrasse du cimetière, dévalait en pente douce jusqu'au ruisseau. On entendait le bruit du moulin voisin, de la grande roue moisie et vêtue d'herbes flottantes, de la cascade irisée et brillante sous les frondaisons. Devant la façade grise s'alignaient, à terre, bien rangés, des pots de fleurs exposés au soleil. Comme c'était bon de s'étendre sous le tamis des arbres, sur les gazons criblés de lumières, d'écouter le concert des merles et des alouettes, de respirer l'odeur du buis et du laurier, ou de se nicher à l'affût, au fond du bosquet, la carabine à la main, dans l'attente d'imaginaires antilopes ? Et quoi de plus attirant que les bords du ruisseau, leur végé- tation embrouillée, leur sable couleur d'ambre ? Cela sentait la mousse et l'eau. Mais rien n'était