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Robert Louis Stevenson Aes Triplex suivi de El Dorado Traduction de Marie Picard Éditions Sillage MMVII

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Robert Louis Stevenson

Aes Triplexsuivi de El Dorado

Traduction de Marie Picard

Éditions Sillage

MMVII

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Éditions Sillage90, rue Cambronne

75015 Parishttp://www.editions-sillage.com

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Aes triplex parut pour la première fois dans leCornhill Magazine en avril 1878. El Doradoparut pour la première fois dans London en mai1878. Ces deux textes furent repris dans levolume Virginibus Puerisque en 1881.

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Aes triplex1

Les changements que la mort provoquedans nos vies sont tellement brutaux et défi-nitifs en eux-mêmes, tellement tristes etterribles de par leurs conséquences, qu’ilsreprésentent dans l’existence humaine uneexpérience unique, à laquelle rien sur terrene peut être comparé. La mort surpasse tousles accidents de la vie parce qu’elle en est ledernier. Parfois la mort fond brutalementsur ses victimes, pareille à un bandit ; parfois

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–––––––––––––––1. Allusion à Horace (Odes, I, 3) : « Illi robur etaes triplex / circa pectus erat […] » (« Il avaitle cœur bardé de chêne et de triple airain »).

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elle s’installe pour un long siège et en unevingtaine d’années monte lentement àl’assaut de la citadelle. Lorsqu’enfin sonœuvre est accomplie, il reste la douleur et ladésolation dans la vie des autres ; disparaîtaussi le lien par lequel bien des amitiéstenaient encore. Il n’y a plus que des chaisesque personne n’occupe, des promenadessolitaires et des lits où la nuit une place restevide. Et quand elle prend nos amis, la mortne nous les prend pas complètement ; ellenous nargue en laissant une dépouille dontla présence tragique devient bientôt intolé-rable et qui doit être rapidement soustraiteà nos regards. De là toute une suited’images et de coutumes qui marquent nosesprits, depuis les pyramides d’Égyptejusqu’aux gibets et arbres des pendus del’Europe médiévale. Même les plus pauvress’entourent de quelque faste pour aller versla tombe ; des stèles sont érigées en mémoire

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de ceux dont le souvenir s’évanouira ; et,afin de témoigner un peu de respect auxdépouilles de nos amis ou de nos bien-aimés, nous nous devons de leur offrir uncérémonial d’un sinistre ridicule, tandis quele croque-mort payé pour l’occasion paradedevant la porte. Tout cela, et bien d’autrespratiques du même genre, soutenues parl’éloquence des poètes, a largement contri-bué à induire l’humanité en erreur ; bienplus, de nombreuses philosophies ont donnécorps à cette erreur en l’appuyant de toutela force de la logique – même si la vitesse àlaquelle se succèdent les événements dans lavie réelle ne laisse aux gens que peu detemps pour penser, ce qui en pratique leurévite de s’égarer dangereusement.

En fait, bien que peu de choses soientévoquées avec des murmures plus crain-tifs que cette perspective de la mort, il nese trouve presque rien qui ait aussi peu

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d’influence sur notre comportementlorsque tout va bien. Nous avons tousentendu parler de ces villes d’Amériquedu Sud bâties sur le flanc de volcans enfeu et de la façon dont, même au cœur deces régions terrifiantes, les habitants nesont pas davantage impressionnés par laprésence solennelle de la mort que s’ilsgrattaient la terre de leur jardin dans lecoin le plus vert de l’Angleterre. Il se donnedes sérénades et des soupers, les buissonsde myrte abritent nombre de scènesgalantes ; et pendant ce temps les fonda-tions tremblent sous les pieds, lesentrailles de la montagne grondent et àtout moment la destruction peut jaillir etenvahir le ciel, sous le clair de lune, pourprécipiter dans la poussière toutes cesscènes de réjouissance. Pour les hommestrès jeunes, ainsi que pour ceux qui sonttotalement dépourvus d’imagination, il y a

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une insouciance et un désespoir indescrip-tibles dans une telle vision. Il ne leursemble pas concevable que des gensmariés, respectables et propriétaires d’unparapluie puissent avoir assez d’appétitpour souper à quelque distance d’unemontagne en feu ; des relents de débauchecommencent à envahir la vie de tous lesjours quand elle est menacée de si près parle malheur ; et il semblerait même qu’il soitimpossible de déguster fromage et saladedans de telles conditions sans éprouverquelque défiance à l’égard du Créateur.Cela devrait être un endroit réservé auxermites vivant dans la prière et la mortifi-cation ou à d’authentiques vauriens noyantleurs soucis dans des orgies perpétuelles.

Pourtant, à bien y réfléchir, la situationde ces citoyens du sud de l’Amérique n’estqu’un pâle reflet de la condition humaine engénéral. Notre monde lui-même, dans sa

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course rapide et aveugle à travers desespaces surpeuplés, au milieu d’un milliond’autres mondes lancés, eux aussi, dans unecourse rapide et aveugle vers des directionsopposées, n’est pas à l’abri d’une collisionqui le ferait exploser comme un pétard àdeux sous. Et puis, si l’on considère toutesles pathologies possibles, le corps humaindans toute sa complexité est-il autre chosequ’un simple sac rempli d’explosifs ? Lamoindre partie de l’organisme représenteun aussi grand risque pour l’économie del’ensemble que le magasin à poudre pour lebateau tout entier ; et chaque fois que nousrespirons, chaque fois que nous mangeons,nous mettons en péril un ou plusieurs denos organes. S’il est vrai, comme certainsphilosophes le prétendent, que nous nousaccrochons avec tant de force à la vie en soi,ou si nous éprouvons vis-à-vis de l’événe-ment destructeur mettant fin à tout ne

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serait-ce qu’une partie de la peur qu’ils nousimaginent, alors les trompettes pourraientbien sonner dans l’heure, personne ne lessuivrait pour aller livrer bataille – le pavillonde partance aurait beau être hissé, quimonterait sur un bateau prenant la mer ?Essayez de vous figurer (si ces philosophesavaient raison) quelle préparation mentaleserait nécessaire avant d’affronter le périlquotidien qu’est la table du dîner, unendroit plus meurtrier que n’importe quelchamp de bataille de l’histoire, où une trèsgrande majorité de nos ancêtres ont tragi-quement perdu la vie ! Quelle femme selaisserait prendre au charme du mariage,beaucoup plus dangereux pour elle que leplus houleux des océans ? Qu’en serait-il dela vieillesse ? Car une fois franchi un certaincap, nous nous apercevons qu’à chaque pasque nous faisons sur le chemin de la vie laglace devient plus mince sous nos pieds ; et

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tout autour de nous ainsi que derrière nous,nous voyons ceux de notre âge passer autravers. Lorsqu’un homme a dépassésoixante-dix ans, c’est un pur miracle qu’ilsoit encore en vie, et quand il met sa vieillecarcasse au lit le soir, le risque est énormequ’elle ne revoie jamais le jour. Celaperturbe-t-il réellement les vieillards ? Pasdu tout. Ils n’ont jamais été plus gais ; ilsprennent leur grog après dîner, racontantles histoires les plus lestes qui soient ; lors-qu’ils apprennent la mort de gens ayant àpeu près leur âge ou plus jeunes qu’eux,ils réagissent non pas comme si c’était unsinistre avertissement, mais éprouvent unplaisir tout enfantin à l’idée d’avoir survécuà quelqu’un ; alors qu’un courant d’airpourrait éteindre la flamme vacillante deleur vie comme celle d’une simple chan-delle, ou qu’un faux-pas pourrait les faire sebriser comme du verre, leurs vieux cœurs

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restent forts et résistent à la peur, et ilstraversent, le rire aux lèvres, ces années de lavie humaine à côté desquelles la vallée deBalaklava2 était aussi sûre et paisible que leterrain de criquet d’un village le dimanche.Il peut être judicieux de se demander si(uniquement du point de vue du périlencouru) Curtius plongeant dans le gouffre3

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–––––––––––––––2. Balaklava est un petit port aujourd’huirattaché à la ville de Sébastopol, en Ukraine.Lors de la guerre de Crimée, le 25 octobre1854, c’est dans ses environs que la cavalerieanglaise effectua une charge célébrée par lefameux poème de Tennyson, « The Charge ofthe Light Brigade ».3. Vers 360 avant Jésus-Christ, le jeuneCurtius, connu pour sa bravoure, se serait jetétout armé dans un gouffre apparu au milieudu Forum pour sauver Rome des périlsannoncés par un oracle.

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réalisa un exploit beaucoup plus audacieuxque n’importe quel vieillard de quatre-vingt-dix ans qui se déshabille et montedans son lit.

En effet, s’il est un sujet qui suscite deconstantes interrogations, c’est bien l’in-conscience et la gaieté avec lesquellesl’humanité progresse dans la Vallée desOmbres de la Mort. Le chemin n’estqu’un désert jalonné de pièges avec, aubout, pour ceux qui redoutent la dernièreépreuve, l’anéantissement inévitable.Pourtant nous traversons tout cela avecallégresse, comme une fête pour leDerby4. Le lecteur se souvient peut-être

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–––––––––––––––4. Le Derby Day ou Derby d’Epsom est l’unedes plus grandes courses hippiques au monde.Depuis 1780, elle se déroule chaque année aumois de juin dans le sud de l’Angleterre.

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de l’une des sources d’amusement deCaligula divinisé : il encouragea unefoule de badauds à s’aventurer sur lepont qu’il avait fait construire au-dessusdu golfe de Baïes et, au moment où ilss’amusaient le plus, il lâcha sur eux sagarde prétorienne et les fit précipiter à lamer. C’est une image assez ressemblantede la façon dont la nature traite leshommes lors de leur passage sur terre.Notre partie de plaisir connaît simple-ment des hauts et des bas, même si elledure peu de temps, et c’est dans des eauxprofondes, qu’aucun nageur ne traver-sera jamais, que les pâles prétoriens deDieu finissent par nous jeter !

Nous vivons ce que dure la flammed’une allumette ; nous faisons sauter lebouchon d’une bouteille de limonade augingembre, et le tremblement de terrenous engloutit à l’instant. N’est-il pas

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bizarre, n’est-il pas incongru voire, au sensle plus juste du terme, incroyable que nousattachions tant d’importance à la limonadeau gingembre et que nous fassions si peude cas du tremblement de terre dévasta-teur ? Plus nous y réfléchissons, plus ildevient difficile de comprendre le sens deces deux expressions : l’amour de la Vie etla peur de la Mort. C’est un fait bien connuque la grande majorité des accidents debateau pourraient être évités si les genstenaient l’écoute en main au lieu de lalarguer ; pourtant, sauf à être un marinquelque peu tyrannique ou un terrien auxnerfs fragiles, il n’est pas une seule créa-ture du Bon Dieu qui ne largue l’écoute.Étrange exemple de l’insouciance del’homme et de son impudente audace faceà la mort !

Nous soulevons des questions insolubleslorsque nous utilisons des expressions

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métaphysiques dans la conversationquotidienne avec un superbe manqued’à-propos. Nous n’avons aucune idée de cequ’est la mort même si nous savons dansquelles circonstances elle peut surveniret quelles conséquences elle peut avoir pourles autres ; et bien que nous ayons quelqueexpérience de la vie, il n’est pas un hommesur terre qui soit parvenu à un degré d’abs-traction suffisamment élevé pour avoir lamoindre idée du sens que peut avoir le mot« vie ». Toute la littérature, depuis OmarKhayyâm jusqu’à Thomas Carlyle ou WaltWhitman, n’est qu’une tentative pourdécrire la condition humaine avec unecertaine hauteur de vue et ainsi parvenir àune Définition de la Vie s’appuyant sur sonobservation. Nos sages nous donnent lameilleure réponse qu’ils puissent nous offrirquand ils nous disent qu’elle est nuée, spec-tacle, ou qu’elle est de la même étoffe que

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les songes5. La philosophie, au sens le plusstrict, s’est attelée à la même tâche depuisla nuit des temps ; et après qu’une myriadede têtes dégarnies se sont penchées,perplexes, sur le problème et que des lita-nies de mots mis bout à bout ont fini parformer des volumes arides et obscurs, laphilosophie a eu l’honneur de nous présen-ter, avec une modeste fierté, sa contribu-tion à la recherche : à savoir que la vie estune Permanente Possibilité de Sensation6.

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–––––––––––––––5. Voir Shakespeare, La Tempête, acte IV, 1,156-157 : « We are such stuff as dreams aremade on […]. » (« Nous sommes de la mêmeétoffe que les songes »).6. Allusion à John Stuart Mill, Examen de laphilosophie d’Hamilton (1865) : « Matter, then,may be defined, as the Permanent Possibilityof Sensation. »

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Splendide résultat, en vérité ! Un hommepeut aimer le bœuf, ou la chasse, ou unefemme ; mais il n’y a aucune chance, vrai-ment aucune, qu’il aime une PermanentePossibilité de Sensation ! Il se peut qu’il aitpeur d’un précipice, d’un dentiste, d’unennemi imposant et muni d’une matraque,ou même d’un croque-mort, mais certaine-ment pas de l’idée abstraite de la mort. Nouspouvons jouer avec le mot vie et sa douzainede sens différents jusqu’à ce que noussoyons las de jouer ; nous pouvons discuterdans divers langages de toutes les philoso-phies de la terre, mais un fait demeure indu-bitable – nous n’aimons pas la vie, toutpréoccupés que nous sommes de la conser-ver ; à vrai dire nous n’aimons pas la vie dutout, mais le fait d’être vivant. Les moinsprudents se reposent quelque peu sur laprovidence ; aucun homme ne vit en perma-nence avec la conscience du temps qui

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passe ; mais bien que nous espérions être enbonne santé, avoir beau temps, du vin et dutravail, que nous aimions être amoureux etcontents de nous-mêmes, la somme de cesattentes ne s’élève pas à l’idée que nous nousfaisons des possibilités offertes par l’exis-tence et ses problèmes. Ceux qui sont le plusattachés à tous ces bienfaits ne sont pas nonplus ceux qui accordent le plus d’importanceà leur sécurité personnelle. Les hommes quiportent grand intérêt aux aléas de l’exis-tence, qui tirent du plaisir de la variété desexpériences qui nous sont données à vivre,ont plutôt tendance à négliger les précau-tions et à risquer leur vie pour peu de chose.Certainement l’amour de la vie est plus fortchez un alpiniste affrontant le danger,suspendu à sa corde, ou chez un chasseurqui galope joyeusement sur son cheval enterrain difficile que chez une personne quisuit un régime et effectue sa promenade sur

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une distance soigneusement calculée afin dese garder en bonne santé.

Il se dit sur le sujet beaucoup de chosesabsurdes, ignobles, quel que soit le point devue adopté : il y a les théologiens convain-cus qui réduisent la vie à la dimension d’unsimple cortège funèbre, si court que c’enest presque choquant, et les incroyantsmélancoliques qui aspirent à rejoindre latombe comme si c’était un monde par troplointain. Mais au moment où ils tirent leurchaise pour s’asseoir à la table du dîner,tous doivent avoir de temps en temps unpeu honte du spectacle qu’ils offrent. Eneffet, un bon repas et une bouteille de vinvalent bien les ouvrages les plus courantssur la question. Quand un homme sent soncœur se réchauffer devant une bonne table,il oublie grand nombre de sophismes et sonesprit s’élève jusqu’à un paisible détache-ment. La mort peut bien frapper à la porte,

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telle la statue du Commandeur : noussommes occupés à autre chose, Dieu merci,qu’elle frappe ! Partout dans ce monde, lescloches sonnent le glas. Partout dans cemonde, il ne se passe pas une heure sansqu’un homme ne nous fausse compagnie,emportant avec lui ses joies et ses souf-frances. Pour nous aussi le piège est posé.Mais nous aimons tant vivre que nousn’avons pas le loisir de cultiver la terreur dela mort. Pour nous, du début à la fin, cettevie n’est qu’une lune de miel, et pas desplus longues. Qui, dès lors, oserait nousblâmer quand nous offrons notre cœur toutentier à cette fiancée resplendissante, auxappétits, à l’honneur, à l’avide curiosité del’esprit, au plaisir des yeux qui contemplentla nature et à la fierté de nos corps agiles ?

Nous apprécions tous les Sensations,mais pour ce qui est de la Permanence dela Possibilité, un homme ne s’en soucie

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généralement que lorsqu’il a le crâne trèschauve et que ses sens sont passablementémoussés. Que nous considérions la viecomme une impasse menant à un muraveugle – un simple cul-de-sac, commedisent les Français – ou que nous la voyionscomme un vestibule ou un gymnase où nousattendons notre tour et nous préparons àaffronter un plus noble destin, que nouschoisissions de tonitruer du haut d’unechaire ou de gémir sur la vanité et la briè-veté de l’existence dans de petits livres depoésie dont Dieu est absent, que nousayons la perspective d’années à traverser enbonne santé et pleins de vigueur, ou quenous soyons sur le point de nous asseoirdans un fauteuil roulant, dernière étapeavant le corbillard, dans tous les cas, il n’y aqu’une conclusion possible : un homme nedoit pas écouter la terreur qui le paralyse,mais prendre part à la course qui lui est

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proposée sans se poser plus de questions.Personne d’autre, sans doute, que notredistingué lexicographe7 ne fuyait avecautant de chagrin et de terreur la pensée dela mort ; pourtant nous savons combien saconduite en fut peu affectée, avec quellesagesse et quelle assurance il ne cessad’avancer, et sur quel ton plein de fraîcheuret de gaieté il parlait de la vie. À un âgeavancé, il se lança dans son tour desHighlands ; et son cœur, bardé d’un tripleairain, ne reculait pas devant vingt-sept

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–––––––––––––––7. Stevenson fait référence à Samuel Johnson(1709-1784), poète et essayiste, figure majeurede l’histoire de la littérature anglaise.Concernant son horreur de la mort, son voyagedans les Highlands et son goût pour le thé, voirJames Boswell, La Vie de Samuel Johnson (L’Âged’Homme, Lausanne, 2002).

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tasses de thé alignées côte à côte. De mêmeque le courage et l’intelligence sont les deuxqualités les plus dignes d’être cultivées parun homme bon, la première manifestationde l’intelligence est de reconnaître laprécarité de notre condition et la premièremanifestation du courage est de garder latête haute face à cette évidence. Cette façond’aller de l’avant, franchement, voire avecquelque impétuosité, sans appréhenderl’avenir avec angoisse ni s’attarder sur lepassé en de larmoyants regrets, est lamarque de l’homme bien armé pour affron-ter ce monde.

Bien armé non seulement à titre person-nel, mais aussi en tant qu’ami et citoyen.Nous n’allons pas chercher la tendresseauprès des lâches ; il n’y a rien d’aussi cruelque la panique, et l’homme qui craint lemoins pour sa propre carcasse est aussi celuiqui a le plus de temps pour penser aux

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autres. Cet éminent chimiste qui ne sortaitse promener qu’avec des chaussures desécurité et vivait de lait tiède, exigeait quetoute l’organisation de son travail soit régléesur sa propre digestion. Dès que laprudence commence à envahir le cerveau,comme une funeste moisissure, elle entraînela paralysie de toute activité généreuse. Lavictime commence à s’étioler sur le planspirituel ; peu à peu elle prend goût auxsalons où la température reste stable, et savie morale est fondée sur le même principeque les chaussures de sécurité et le lait tiède.Lorsqu’ils sont seuls à compter, le soin d’uncorps ou d’une âme deviennent si absor-bants que tous les bruits du monde extérieurparviennent atténués et affaiblis dans cesalon où il fait toujours doux, et les chaus-sures de sécurité servent à avancer dansle sang comme sous une averse. Un excèsde sagesse nous ossifie ; et le marchand de

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scrupules finit par être incapable de mouve-ment. Tandis que l’homme qui a le cœur surla main et en guise de cerveau une bonnegirouette offerte à tous les vents, qui consi-dère que la vie doit être menée avecpanache et joyeusement livrée au hasard, aune approche très différente du monde,garde tout son allant et sa vivacité, et trouvedans sa course un élan sans cesse renouveléqui le porte, s’il sait ne pas se livrer aubrasier, jusqu’à la constellation finale. Ilassure que le Seigneur prend soin de sasanté et protège son âme ; il sait où il va etavance fièrement vers son but au mépris dudanger et de l’absurdité de sa condition. Lamort le cerne de toutes parts, ses batteriespointées sur lui, comme elles le sont surnous tous ; il est sans cesse assailli demauvaises surprises ; de prudes amis, desparents se dressent sur son chemin l’inci-tant, les bras au ciel et le ton élégiaque, à

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plus de sagesse ; mais se soucie-t-il de toutcela ? Véritable amoureux de la vie, avec enlui cet enthousiasme et cette spontanéité quile poussent, comme n’importe quel soldat aucœur d’un affrontement à la fois exaltantet meurtrier, à aller sans faiblir jusqu’aubut final. « La paierie ou l’Abbaye deWestminster ! », s’écria Nelson de sa voixclaire, jeune et forte. Ce sont là de puissantesmotivations, et ce n’est pas pour le bénéficequ’ils peuvent en attendre, mais pour lasimple satisfaction de se sentir en vie, defaire ce qu’ils ont à faire d’une manière oud’une autre, que les braves au service de leurnation méprisent « l’ortie du danger »8 et

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–––––––––––––––8. Réminiscence de Shakespeare (Henri IV,partie I, acte II, 3) : « out of this nettle dangerwe pluck this flower safety » (« sur l’ortie dudanger nous cueillons la fleur de la sécurité »).

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survolent les obstacles que la prudence leuroppose. Rappelez-vous l’héroïsme deJohnson, rappelez-vous cette superbeindifférence aux limites que la mort imposelorsqu’il commença son dictionnaire etl’amena triomphalement à son terme ! Quelhomme, s’il avait la sagesse de penser à toutce qui peut arriver, oserait se lancer dansune œuvre plus ambitieuse que la rédactiond’une carte postale bon marché ? Quientreprendrait d’écrire un grand roman-feuilleton, après que Thackeray et Dickensont tous deux dû s’interrompre à mi-parcours ? Quel homme trouverait lecourage de commencer à vivre, s’il s’attar-dait à prendre la mort en considération ?

Au bout du compte, comment voir làautre chose que sombres et misérableschicaneries ? Se retirer dans un salon où latempérature est bien réglée pour échapperaux problèmes de la vie – comme si cela

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n’était pas mourir cent fois, et pour dix ansd’affilée ! Comme si cela n’était pas mourirprématurément, sans même profiter de latriste paix que donne la mort ! Comme sicela n’était pas mourir et être malgré tout lepatient spectateur de sa propre et pitoyabletransformation ! La Possibilité Permanenteest toujours là, mais les sensations sontsoigneusement tenues à distance, comme sion gardait une plaque photographique dansune chambre noire. Mieux vaut perdre lasanté en vivant comme un prodigue quela gaspiller en s’économisant comme unavare. Mieux vaut vivre jusqu’à en finir quede mourir tous les jours dans sa chambre demalade. Surtout commencez votre livre sivous en avez l’envie ; si le docteur ne vousdonne qu’un an à vivre, s’il ne sait pas sivous passerez le mois, faites un grand effortet voyez ce qui peut être accompli en unesemaine. Ce n’est pas sur le résultat d’une

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entreprise que l’on devrait se fonder pourrendre hommage à une œuvre utile. Ilémane de l’homme qui prend le parti d’agirune force spirituelle qui survit, même s’ildisparaît prématurément. Ceux qui de toutcœur ont tenté de faire du bon travail, ontfait du bon travail, même s’il peut arriverqu’ils meurent avant d’avoir eu le temps dele signer. Tous ceux dont le cœur a battuavec une joyeuse force ont laissé un espoirderrière eux et contribué à embellir l’histoirede l’humanité. Et même si la mort prend leshommes dans ses chausse-trappes largementouvertes alors qu’ils ne sont qu’à mi-chemin,concevant de vastes projets, planifiant desédifices gigantesques, fous d’espérance, labouche pleine de fanfaronnades, même sisans attendre ils doivent être mis à terre etréduits au silence, n’y a-t-il pas quelquechose de courageux et d’inspiré à finirainsi ? La vie ne s’achève-t-elle pas avec plus

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de grâce lorsqu’elle est projetée dans toutesa force, écumante, vers le fond d’un préci-pice, plutôt que lorsqu’elle se traîne miséra-blement dans les sables d’un delta ? Quandles Grecs ont énoncé leur bel adage selonlequel ceux qui sont aimés des dieuxmeurent jeunes, je ne peux m’empêcher decroire que c’est à ce genre de mort qu’ilspensaient. Quel que soit l’âge auquel ellefrappe un homme, celui-ci meurt jeune. Iln’a pas laissé à la mort le loisir de priver soncœur ne serait-ce que d’une illusion. Aumilieu du joyeux tohu-bohu de la vie, deboutsur la pointe des pieds au faîte de l’existence,il passe d’un bond de l’autre côté. Le bruitdu maillet et du ciseau à bois s’est à peineéteint, les trompettes ont tout juste fini desonner qu’auréolée de gloire, cette âmevigoureuse, née sous une heureuse étoile,fait son entrée dans le monde des esprits.

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El Dorado

Il semble qu’un grand nombre de chosessoient possibles dans un monde où se célè-brent tant de mariages, où se livrent tant debatailles décisives et où chacun d’entrenous, à certaines heures de la journée, avecbeaucoup d’enthousiasme et d’alacrité,enfourne sa portion de victuailles de façondéfinitive et irrémédiable dans le sac qui lecontient. Il semblerait aussi, d’un point devue superficiel, qu’atteindre au plus grandnombre possible de succès soit le seul butde la vie humaine, si pleine d’agitation.Pourtant, si l’on se place sur le plan spiri-tuel, tout cela n’est qu’un leurre. Notre viesuit une courbe ascendante lorsque nous

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avons une existence heureuse, une expé-rience en entraînant une autre sans quejamais cela ne s’arrête. Il y a toujours unhorizon nouveau pour ceux qui regardenten avant, et bien que nous habitions unepetite planète, absorbés par des occupa-tions triviales, incapables de vivre au-delàd’un certain nombre d’années, noussommes ainsi faits que nos rêves sont inac-cessibles, à l’instar des étoiles, et nous necessons d’espérer que lorsque notre vietouche à son terme. Notre bonheur dépendde la façon dont nous faisons nos débuts etnon pas de ce que nous accomplissons aubout du compte, il dépend de ce que nousdésirons et non pas de ce que nous possé-dons. Aspirer à quelque chose, c’est êtreheureux pour toujours, c’est détenir unbien aussi concret que les terres d’undomaine, une fortune inépuisable et quinous réserve au fil des ans une multitude

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d’activités agréables. Lorsque nous avonsbeaucoup de ces aspirations à notre disposi-tion, nous jouissons d’une grande richessespirituelle. La vie n’est qu’un spectacle fortennuyeux et très mal mis en scène si nous nesommes pas partie prenante dans l’histoire,et pour ceux qui ne s’intéressent ni aux artsni aux sciences, le monde est une simplemosaïque de couleurs ou un sentier rabo-teux sur lequel ils risquent de se casser unejambe. C’est par la grâce de ses propresdésirs et de sa soif de savoir que l’hommepeut continuer à exister avec une patienceégale, qu’il est charmé de l’aspect des choseset des êtres, et qu’il s’éveille chaque matinavec un appétit renouvelé pour le travail etle plaisir. Le désir et la curiosité sont lesdeux yeux par lesquels il voit le monde sousles couleurs les plus enchanteresses : cesont eux qui rendent les femmes belles etles fossiles intéressants. L’homme peut

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dilapider sa fortune et être réduit à lamendicité ; s’il conserve ces deux amulettesil est encore riche de toutes ses capacitésà éprouver du plaisir. Imaginez qu’ilpuisse prendre un repas si riche et sicomplet qu’il n’ait plus jamais faim, imagi-nez qu’il emmagasine d’un coup d’œil tousles spectacles du monde et qu’il étanchesa soif de savoir ; imaginez qu’il puissefaire la même chose dans tous lesdomaines de l’expérience – cet homme neserait-il pas alors en peine de trouver desmoyens de se divertir ?

Celui qui part faire une randonnéepédestre avec un unique volume dans sonsac à dos en fait un usage parcimonieux,s’arrêtant souvent pour réfléchir, et posantsouvent le livre pour contempler lepaysage ou les gravures dans la salle del’auberge ; car il craint de terminer lalecture qui le distrait et de ne plus rien

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avoir pour l’accompagner dans lesdernières étapes de son voyage. Un jeunehomme venait d’achever la lecture de l’inté-gralité des œuvres de Thomas Carlyle quise terminent, si notre mémoire est bonne,par les dix carnets sur Frédéric le Grand.« Quoi ? s’écria-t-il, consterné, n’y a-t-ilplus de Carlyle à lire ? Vais-je devoir mecontenter des journaux quotidiens ? » Unexemple plus célèbre est celui d’Alexandrele Grand qui versa des larmes amères parcequ’il n’avait plus de mondes à conquérir. Etlorsque Gibbon eut terminé Le Déclin et laChute, sa joie ne dura que quelques instantset ce fut avec une « discrète mélancolie »qu’il abandonna le fruit de son travail.

Heureusement les flèches que nouslançons tous vers la lune n’atteignentjamais leur but ; nos espoirs restent confi-nés dans un El Dorado inaccessible ; nousn’arrivons à bout de rien ici-bas. À peine

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avons-nous recueilli le fruit de nos désirsqu’ils se mettent à germer de nouveau,comme une graine de moutarde. Lorsqu’unenfant vient au monde, on pense que ce serala fin de nos ennuis ; et pourtant ce n’estque le début de nouveaux tourments ; vousl’avez constaté à l’apparition des premièresdents, tout au long de son éducation etenfin lors de son mariage, hélas ! Ce sont àchaque fois de nouvelles craintes, denouvelles angoisses ; et la santé des enfantsde vos enfants finit par vous préoccuperautant que la vôtre. De même, une foismarié, vous imaginez être parvenu à unsommet et peut-être pouvoir commencer àdescendre tranquillement une pente facile.Mais vous n’avez fait que passer de l’étatde fiancé faisant sa cour à celui d’hommemarié. Tomber amoureux et gagnerl’amour d’une femme sont des tâches diffi-ciles pour un esprit orgueilleux et rebelle ;

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mais garder l’amour que l’on a conquis estaussi une affaire de quelque importance, àlaquelle l’homme et la femme doiventconsacrer beaucoup de générosité, debonne volonté. Une véritable histoired’amour commence devant l’autel où lesdeux époux se trouvent face à un défimagnifique qui va demander d’eux sagesseet bonté, et le combat de toute une vie,tendue vers un but inaccessible. Est-ilvraiment inaccessible ? Il risque bien del’être, par le fait même que deux personnesse trouvent impliquées au lieu d’une seule.

« Écrire des livres est une tâche sansfin1 », se lamentait le Prédicateur, sans serendre compte à quel point il louait lesvertus de l’écriture. On n’a en effet jamaisfini d’écrire des livres ou de vivre de

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–––––––––––––––1. Écclésiaste, 12, 12.

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nouvelles expériences, de voyager oud’amasser des richesses. Un problème enentraîne un autre. Même si nous consa-crons toute notre vie à l’étude, nous neserons jamais aussi cultivés que nousvoudrions l’être. Nous n’avons jamaissculpté une statue digne de nos rêves. Etdès que nous avons découvert un conti-nent ou une chaîne de montagnes, c’estpour trouver un océan ou une plaine del’autre côté. L’infinité de l’univers peutaisément contenter la plus avide curiosité,à la différence des œuvres de Carlyle, quipeuvent être lues d’un bout à l’autre. Il y atoujours un coin secret de notre terre, unparc que personne ne connaît, les alen-tours d’un hameau isolé où le temps et lessaisons apportent des changements sisubtils que même en nous y promenantchaque jour nous découvrons encore dequoi nous surprendre et nous ravir.

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Il n’y a qu’un seul souhait qui soit réali-sable sur terre, une seule chose qui puisseêtre parfaitement accomplie : la Mort. Etpour toutes sortes de raisons nous n’avonspersonne qui puisse nous dire si ce butvaut vraiment la peine d’être atteint.

C’est un étrange spectacle que de nousvoir en route à la conquête de noschimères, avançant sans relâche, nous refu-sant le temps du repos, infatigables, aven-tureux pionniers. Il n’y a aucun doute quenous ne parviendrons jamais à notre desti-nation ; il est encore moins probable que celieu idéal existe et, puissions-nous vivre dessiècles et être dotés des pouvoirs d’un dieu,nous n’en approcherions finalement pasbeaucoup. Ô, mains des mortels vouées aulabeur ! Ô, pieds infatigables qui avancezsans savoir où l’on vous mène ! Bientôt,très bientôt, vous semble-t-il, vous allezdécouvrir quelque sommet tout proche,

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mais un peu plus loin, dans la lueur ducouchant, se dessinent les tours de l’ElDorado. Vous ne connaissez pas votrebonheur, car voyager plein d’espoir vautmieux que d’être parvenu à destination, etla réussite authentique n’est que dans lapeine qu’on se donne.

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Robert Louis Stevenson naît à Edimbourg le13 décembre 1850. Après une scolarité souventinterrompue par la maladie, il s’inscrit à l’uni-versité d’Edimbourg, où il mène une vie debohême qui scandalise sa famille. Il commenceà publier articles et nouvelles en 1874, dansle Cornhill Magazine. Il voyage en France,conservant un train de vie qui finira par le fairechasser de la maison paternelle en 1876. Lamême année il fait la connaissance de FannyOsbourne, artiste séparée de son mari, mère detrois enfants, âgée de treize ans de plus que lui ;ils deviennent amants.

Durant trois ans, Stevenson écrit (en parti-culier les premières nouvelles des NouvellesMille et Une Nuits) et continue de parcourir laFrance. À l’été 1879, il décide, contre l’avis deses proches, de rejoindre Fanny en Californie.Il l’y épouse et ne rentre en Europe qu’en 1881.Il publie le recueil d’essais Virginibus puerisque et

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commence la rédaction de L’Île au Trésor, quiparaîtra avec grand succès en 1883. Il s’installeensuite à Bournemouth avec Fanny etrencontre Henry James, avec qui il correspon-dra longtemps. L’année 1886 voit la parutiondu Cas étrange du Docteur Jekyll et de Mr Hydeainsi que de Enlevé ! L’écrivain quitte définiti-vement l’Europe quelques mois plus tard.

Après avoir débarqué à New York, iltraverse les États-Unis et part de San Franciscopour un long voyage dans le Pacifique. Ilachève Le Maître de Ballantrae à Honolulu en1889. En décembre de la même année, il achèteaux Samoa un terrain où il fait construire unerésidence. Victime de son très mauvais état desanté, il ne peut s’y installer qu’en 1890.

Commence une période d’intense travail, quiaboutit à la publication en 1892 du Trafiquantd’épaves, écrit en collaboration avec le fils deFanny, Lloyd Osbourne, et de Catriona en 1893.Il meurt le 3 décembre 1894, laissant inachevéle manuscrit de L’Héritier d’Hermiston.

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l’Académie des Inscriptions et des Belles-LettresStephen Crane, Le Bateau ouvertStephen Crane, La Conquête du courageEugène Dabit, Un mort tout neufJoseph von Eichendorff, La Statue de marbre

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Hanns Heinz Ewers, Tannhäuser crucifiéRicardo Güiraldes, Don Segundo SombraThomas Hardy, Le Maire de CasterbridgeNathaniel Hawthorne, L’Expérience du docteur

HeideggerE. T. A. Hoffmann, Le Choix d’une fiancéeJoris-Karl Huysmans, En ménageHenry James, L’ÉlèveYasunari Kawabata, Nuée d’oiseaux blancRudyard Kipling, Le Perturbateur du traficRudyard Kipling, Simples contes des collinesValery Larbaud, AllenPierre Mac Orlan, Le Rire jaune et autres textesHerman Melville, Le Grand EscrocVeijo Meri, Une histoire de cordeGérard de Nerval, Le Roi de BicêtreFrancisco de Quevedo, El BuscónJules Renard, L’ÉcornifleurM. E. Saltykov-Chtchédrine, Les GolovlevLucien de Samosate, L’Ignorant Bibliomane

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Scarron, Le Châtiment de l’avariceVictor Segalen, Un grand fleuveRobert Louis Stevenson, MendiantsRobert Louis Stevenson, Les Porteurs de lanternesIvan Tourguéniev, Dimitri RoudineIvan Tourguéniev, FuméeB. Traven, Le Trésor de la Sierra MadreRamón del Valle-Inclán, La Guerre carliste