la relation critique

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_ -

C. LE PROGRtS DE L'INTERPRtTE

Cette etude, O U nous analysons un episode desConfessions de Rousseau, conduit a une tMorie deI'ititerpretation:

Un texte lu defort pres nous livre ici les ressourcesqui nous permettent de developper nos propres vuessur la lecture critique. L' explication de texte, que notre

interet l!rend d' abord pour fin, devient, une foisaccomplie, le moyen a travers lequel notre interet lui-meme s'interprhe et se comprend. Nous affirmonsainsile lien necessaire entre I' iruerprktation. de l'ob-jet et Tinterpreuitiot: de soi, - entre le discours surles textes et le fondement meme de notre discours.

a) LE STYLE DE L' AUTOBIOGRAPHIE

I. La biographie d'une personne faite par eUe-

meme : cette definition de l'autobiographie deter-

mine le caractere propre de la tache et fixe ainsi

leseconditions generales (ou generiques) de I'ecri-ture autobiographique. II ne s'agit pas ici, a pro-

prement parler, d'un genre litteraire ; reduites a

l'essentiel, ces conditions exigent d'abord l'iden-tite du narrateur et du heros de la narration; ellesexigent ensuite qu'il y ait precisement narrationet non pas description. La biographie n'est pas un

portrait; ou, sionpeut la tenir pour un portrait, elle

y introduit la duree et Iemouvement. Le recit doitcouvrirune suite temporelle suffisantepour qu'appa-

raisse le trace d'une vie. Ces conditions une fois

posees, l'autobiographe apparait libre de limiter

son recit a une page, ou de l'etendre sur plusieurs

volumes; il est libre de« contaminer» le recit de

sa vie par celui d'evenements dontila ete le temoindistant : l'autohiographe se doublera alors d'un

memorialiste (c'est le cas de Chateaubriand}; i1est libre aussi de dater avec precision les divers

moments de sa redaction, et de faire retour sur lui-

meme a I'heure O U il ecrit : Ie journal intime vient

alors contaminer l'autobiographie, et I'autobio-

graphe deviendra par instants un« diariste» (c'est

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encore une fois Ie cas de Chateauhriand). On le

voit, les conditions de l'autohiographie ne fournis-

sent qu'un cadre assez large, a I'interieur duquel

pourront s'exercer et se manifester une grande

variete de styles particuliers. II faut done eviter de

parler d'un style oumeme d'une forme liesa I'auto-hiographie, car il n'y a pas, en ce cas, de style ou

de forme obliges. Ici, plus que partout ailleurs, Ie

style sera le fait de l'individu. Il convient d'insister

neanmoins sur le fait que le style ne s'affirmera que

sous la dependance des conditions que nous ve-

nons de mentionner !il pourra se definir comme lafacon propre dont chaque autohiographe satisfait

aux conditions generales _._conditions d'ordre ethi-

que et« relationnel », lesquellesne requierent que lanarration veridique d'une vie, en laissant a I'ecri-

vain le soin d'en regler la modalite particuliere, le

ton, le rythme, I'etendue, etc. Dans ce recit on Ienarrateur prend pour theme son propre passe, la

marque individuelle du style revet une importance

particuliere, puisque a I'autoreference explicite de

la narration elle-meme,le style ajoute la valeur auto-

referentielle implicite d'un mode singulier d'elo-

cution.

II. Le style est lie au present del'acte d'ecrire :ilresulte de la marge de liberte offertepar la langue et

par la convention litteraire, et de I'emploi qu'en faitle scripteur 1. La valeur autoreferentielle du style

renvoie donc au moment de I'ecriture, au« moi»

actuel. Cette autoreferenee actuelle peut ainsi

1. Nous employons ce terme pour designer I'auteur d'une auto-

biographie independamment de sa qualite d'ecrivain.

85e sens de la critique

apparaitre comme un ohstacle a Ia. saisie fidele

et it la reproduction exacte des evenementsrevolus.

Qu'ils'agisse de Rousseau ou de Chateauhriand,

les critiques ont souvent considere - independam-

ment de la materialite des faits evoques - que la

perfection du style rendait suspect le contenu durecit, et faisait ecran entre la verite du passe et Ie

present de la situation narrative. Toute originalite

de style implique une redondance qui parait per-

turher le message lui-meme.i, Au vrai, le passe nepeut jamais etre evoque qu'it partir d'un present:

la« verite» des jours revohis n'est telle que pour la

conscience qui. accueillant aujourd'hui leur image,

nepeut eviter de leur imposer sa forme, son style.

Toute autohiographie - se Iimitat-elle a une pure

narration - est une auto-interpretation. Le style

est ici l'indice de la relation entre le scripteur et

son propre passe, en meme temps qu'il revele leprojet, oriente vers Ie futur, d'une maniere speci-

fique de se reveler a autrui.

_. III. Le malentendu que nous venons d'evoquerresulte, pour une large part, de l'idee que l'on sefait

de la nature et des fonctions du: style. Selon larepresentation qui voit dans Ie style une« forme»ajoutee a un « fond» ilest en effet loisihle dejeterla suspicion sur les qualites de style d'une autobio-

graphie.« Trop beau pour etre vrai»devient Ieprin-cipe d'une defiance systematique. A quoi s'ajoute,

lie a I'experiencecommunede l'usage de la parole, le

sentiment du risque permanent d'un glissementdans

la fiction. Non seulement l'autohiographe peut

mentir, mais la « forme autohiographique » peut

revetir l'invention romanesque la plus libre : les

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86 La relation critique

1. Cf. Gilles·G. Granger, Essai d 'une phi losoph ie du s ty le , Paris,1968, p. 7-8.2. Nous pensons evidemment a la conception de la stylistique

qui caracterise la premiere periode des travaux de Leo Spitzer.

Cf e . Linguistics and Literary History, New York, 1962, p. 11-14.

Le sens de la critique 87

raitra comme le porteur d'une veracite au moins

actuelle. Si douteux que soient les faits relates,

I'ecriture du moins livrera une image« authentique»

de la personnalite de celui qui« tient la plume ».

Cela nous conduit a des remarques concernant

de facon plus generale les implications de la theorie

du style. Le style ~,omme « ~orme ajo~te,e .a un

fond» sera juge surtout en fonction de son inevitable

infidelite a une realite passee : le« fond» est tenu

pour anterieur a la « forme », et l'histoire revolue,

theme de la narration, occupera necessairement

cette position d'anteriorite. Le style comme ec~rt.

en revanche, apparait surtout dans une relation

defidelite a une realite presente, Dans ce cas, la

notion meme de style oheit seCl'etement a un aysteme

de metaphores organiques, selon lesquelles I'ex-

pression pro cede de l'experience, sans discontinuiteaucune, comme la fleur resulte de la poussee de la

seve et du jet de la tige; tout a I'oppose, la repre-

sentation de la« forme ajoutee au fond» implique-

des sa formulation - la discontinuite, le contraire

meme de la croissance organique - c'est-a-dire

I'operation mecanique, l'intervention instrumentale

-..!lppliquees a un materi~u d'a~t~e na~ure. C'est

l'image du stylet, de la pomte aceree, qUI tend alorsa prevaloir sur celle de la main conduite par l'an~-mation interieure de la personne. (Sans doute faut-II

concevoir une idee du style qui envisage tout en-

semble le stylet et la main. - la conduite du stylet

par Ja main.)

IV. Dans retude qu'il consacre_aux« Relations

de temps dans Ie verbe francais », Emile Benveniste

distingue I'enonciation historique,« recit des cvene-

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88: . La relation critique

ments passes», et le discours,« enonciation suppo-

sant un locuteur et un auditeur, et chez le premier

l'intention d'influencer l'autre enqueIquemaniere»1.

Tandis que lerecit des faits revolus, dans I'enon-

ciation historique, recourt au passe simple comme

a sa« forme typique» (queBenveniste designe sousle nom d'aoriste), Ie discours, en francais contem-

porain, evite cetemps et fait usage dupasse compose.Un coup d'oeil sur des autobiographies recentes

(Michel Leiris, Jean-Paul Sartre) nous montre

toutefois que les caracteres du discours (enoncia-

tion liee a un locuteur qui ecrit je ) coexistent avecceux de l'histoire (emploi de l'aoriste). S'agirait-il

ici d'un archaisme? Ou bien n'aurions-nous pas

affaire, dans l'autobiographie, a une entite mixte,que nous pourrions denommer discours-histoire?C'est assurement l'hypothese qui parait devoir

etre examinee. La forme traditionnelle de l'auto-biographie tient le milieu entre deux extremes : le

recit a la troisieme personne et le pur monologue.

Nous connaissons bien le reeit a la troisieme

personne·: ce sont les Commentaires de Cesar, oula seconde partie des Memoires de La Rochefou-cauld : narration qui ne se distingue pas de I'his-

toire pour sa forme; ilfaut savoir, par une informa-tion exterieure, que le narrateur et le heros du

recit ne sont qu'une seule et meme personne. Un tel

precede correspond generalement a I'intention de

retracer une serie de grands evenements, oil le

redacteur se met en scene comme Fun des acteurs

principaux. L'effacement du narrateur (qui assume

alors le role impersonnel d'historien), la presentation

1. Emile Benveniste, Problemes de linguistique generals, Paris,196_6,p.242. Voir de Harald Weinrich, Tempus . Besprochene underziihlte Welt, Stuttgart, 1964 p. 64; et G. Genette, Figures II,Paris, 1969, p, 61·69.

Le sens de la critique 89

objective du protagoniste a la troisieme personne 1,

fonctionnent au benefice de l'evenement, et, secon-dairement, font rejaillir sur la personnalite du

protagoniste I'eclat des actions dans lesquelles

ila ete implique. Forme apparemment modeste,la narration autobiographique

aIa troisiemepersonne cumule et comptabilise la somme des

evenements a la gloire du hel'os qui renonce a

parler en son nom propre. Les interets de la person-

nalite sont ici confies au il, qui opere une solidifi-

cation par I'objectivite- II en va tout a I'opposedans Ie monologue pur, O U l'accent porte sur le

moi et non sur l'evenement. Dans les formes,extremes de l'ecriture monologuee (qui sortent

d'ailleurs du domaine specifiquedel'autobiographie

et qui confinent a la fiction lyrique) l'evenementn'est autre que le deroulement memedumonologue,

independamment des«faits» relates, qui deviennent

indifferents. Nousvoyons iciintervenir un processus

inverse de celui que nous venons de relever pour

le recit a la troisieme personne : l'affirmation

exclusive du je avantage cette fois les interets duil

apparemment disparu : l'evene';llent impersonnel,~ent parasiter secretement Ie Je du monologue,

Ie decolore et Ie depersonnalise. II suffit de penser

a certaines proses de SamuelBeckett pour decouvrir

comment le ressassement de Ia« premiere personne»

en vient a equivaloir au depioiement d'une« non-

personne».

V. L'autobiographie n'est certes pas un genre

1. « Dans Ie recit, Ie narrateur n'intervenant pas: Ia troisleme

personne ne s'oppose a aucune autre, elle est au vrar une absencede personne », (Emile Benveniste, op. cit ., p. 242.)

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« regie» : elle suppose toutefois realisees certaines

conditions de possibilite, qUI apparaissent all

premier chef comme des conditions ideologiques

(ou culturelles) : importance del'experience person-

nelle, opportunite d'en offrir la relation sincere ii

autrui 1. Cette presupposition etablit la Iegitimitedu je , et autorise le sujet du discours ii prendrepour theme son existence passee. De plus, leje estconfirme dans sa fonction de sujet permanent par

la presencede soncorrelattu, qui confere au discourssa motivation. Je pense ici aux Confessions de saintAugustin: I'auteur s'adresse a Dieu dans I'inten-

tion d'edifier ses lecteurs.

Dieu est Ie destinataire direct du discours; les

hommes, en revanche, sont nornmes a la troisieme

personne, en tant que beneficiaires indirects de

I'effusion dont ils sont admis a etre Ies temoins.

Ainsi Ie discours autobiographique prend forme ensuscitant, presque simultanement, deux destina-

taires, I'un directement interpelle, les autres pris

obliquement a temoin. Est-ce Iii un luxe inutile, et

peut-on croire que I'invocation aDieu ne soit ici

qu'un artifice de rhetorique ? Nullement. Dieu n'a

ccrtes pas besoin de recevoir Ie recit de la vie

d'Augustin, puisqu'il est omniscient et qu'il voit

tous les temps d'une seule vue : i1 recoit la priere

et l'actionde graces; il est remercie pour I'inter-

vention de sa Grace dans Ia destinee du narrateur.

Car i1 n'est l'interlocuteur actuel que parce qu'il

a ete Ie maitre de toute l'histoire antecedents

du narrateur : ill'a mis a I'epreuve, ilFa tire deI'erreur, et i1 s'est revele a lui toujours plus impe-

rieusement. En prenant si ostensiblement Dieu

1. Sur le role de I'autobiographie dans l'histoire de la culture,

on consultera Georg Misch, Geschichte der Aiuobiographie, 8 vol.,

Berne-Francfort-sur-le-M ain, 1949-1969.

91e sens de la critique

pour interlocuteur, Augustin se voue a l'absolue

veracite : comment pourrait-il fausser ou dissimulerquoi que ce soit devant celui qui sonde les reins

et les creurs? Voici donc le contenu du discours

garanti par la plus haute caution. La confession,

en raison du destinatairequ' elle se donne, s'arracheau risque de faussete que courent les recits ordi-

naires. Mais quelle sera la fonction du destinataire

secondaire, de l'auditoire humain obliquement

invoque ? II viendra, par sa presence supposee,legitimer la discursioite meme de la confession. Ce

n'est pas pour Dieu, en effet, mais pour le lecteur

humain qu'il doit y avoir une narration, etalant

la suite des evenements dans leur enchainement

successif.La double destination du discours - a Dieu, et

a l'auditeur humain - rend la verite discursive,

et la discursivite veridique. Voici que peuvents'unir, en quelque sorte, I'instantaneite de la

connaissance offerte aDieu, ct la temporalite de

la narration explicative necessaire a l'intelligence

humaine. Ainsi se trouvent concilieesla motivation

edifiante et la finalite transcendante de la oonfes-

sisn : la parole adressee aDieu pourra convertir

ou reconforter d'autres hommes.Ajoutons un nouvel element: il n'y aurait pas

eu de motif suffisant pour une autobiographie, s'il

n'etait intervenu, dans l'existence arrterieure, une

modification, une transformation radicale : conver-

sion, entree dans une nouvelle vie, irruption de

la Grace. SiIe changement n'avait pas affecteI'exis-

tence du narrateur, il lui aurait suffi de se peindre

lui-meme une fois pour toutes, et la seule matiere

changeante apte a faire I'objet d'un recit se serait

reduite a la serie des evenements exterieurs : nous

serions alors en presence des conditions de ce que

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Benveniste nomme histoire, et la persistance memed'un narrateur a la premiere personne n'efrt guere

ete requise. En revanche, la transformation inte-

rieurede l'individu - et le caractere exemplaire

de cette transformation - offre matiere a un dis-

coursnarratif ayant leje pour sujet et pour« objet».Nous nous trouvons alors en presence d'un fait

interessant : c'est parce que Ie moi revolu estdifferent du je actuel, que ce dernier peut vraiments'affirmer dans toutes ses prerogatives. II ne racon-

tera pas seulement cequi lui est advenu enun autretemps, mais surtout comment, d'autre qu'il etait,il est devenu lui-meme, lei, la discursivite de lanarration trouve une nouvelle justification, non

plus par son destinataire, mais par son contenu :

ils'agit deretracer la genesede la situation actuelle,

les antecedents du moment a partir duquel se

tient le« discours» present. La chaine des episodesvecus trace un chemin, une voie (parfois sinueuse)qui aboutit a I'etat actuel de connaissance recapi-

tulative.

L'ecart qu'etahlit la reflexion autobiographique

est done double : c'est tout ensemble un ecart

temporel et un ecart d'identite. Cependant, au

niveau du langage, le seul indice qui intervienne est

l'indice temporel. L'indice personnel (la premiere

personne, le je) reste constant. Constance ambigue,puisque Ie narrateur etait alors different de celuiqu'il est aujourd'hui : mais comment pourrait-il

ne pas se reconnaitre dans l'autre qu'il fut? Com-

ment refuserait-il d'en assumer les fautes? La

narration-confession, accusant l'ecart d'identite,

renie les erreurs passees, mais ne decline pas pour

autant une responsabilite soutenue en pe~manence

par Iememesujet. La constancepronominale appa-

rait commele vecteur de cette permanente respon-

Le sens de la critique 93

sabilite : la « premiere personne» est Ie support

commun de la reflexion presente et de Ia multipli-

cite des etats revolus. Les changements d'fdentite

sont marques par Ieselementsverbaux et attributifs :ils sont peut-etre encore plus subtilement exprimes

par Iemoyen de contamination du discours par lestraits propres a l'histoire, c'est-a-dire par le traite-ment de la premiere personne comme une quasi-

troisieme personne, autorisant le recours it l'aoristede l'histoire. Le verbe a l'aoriste vient affecter lapremiere personne d'un certain coefficient d'alte-

rite. Ajoutons que la fameuse « regle des vingt-

quatre heures» est encore generalement respectee

au XVIIle siecle\ et que revocation des evenements

lointains et ponctuels ne peut guere se dispenser

de recourir au passe simple (sauf a utiliser, ici ou

la, lepresent« historique»). Cesont enfinles enonces

et leur ton propre, qui rendront entierement expli-cite la distance que prend le narrateur a I'egard

de ses fautes, de ses erreurs, de ses tribulations :

les« figures» dela rhetorique traditionnelle (et plus

partieulierement celles que Fontanier definit

comme« les figures d'expressionpar opposition» 2 :

preterition, ironie, etc.), apporteront ici leur

appoint, et contribueront a donner au style auto-

biographique, en chaque cas, ses couleurs particu-

lieres.

VI. Je prendrai ici Rousseau a temoin.La presence du destinataire imagine nous frappedes le preamhule des Confessions :

1. On trouvera une excellente discussion de ce problema dansHarald Weinrich, op. cit., p. 247-253.

2. Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Introduction de

Gerard Genette, Paris, 1968, p. 143 sq.

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La relation critique

[ . . . J Qui que vous soyez que rna destinee ou rna confianceont fait l'arbitre du sort de cecahier-...

Davantage encore, nous trouvons, dans le troi-

sieme alinea du livre I, le double destinataire (Dieu,les hommes), dont nous avons tente de preciser

la fonction dans le prototype augustinien,

Que la trompette du jugernent dernier sonne quand ellevoudra; je viendrai celivre it la main me presenter devant le

souverain juge [...J j'ai devoile mon interieur tel que tu I'asvu toi-meme, Etre eternel, rassemble autour de moi I'innom-

brable foule de mes sernbiables : qu'ils ecoutent mes confes-sions, qu'ils gemissent de mes indignites, qu'ils rougissent demes miseres", .

Pour garantir Ia veracite de ses propos, Rousseau,

comme Augustin, requiert la presence du regard

divino Mais Rousseau la requiert une fois pour

toutes, preliminairement. Dans le corps du recit,

plus guere d'invocation ni d'apostrophe aDieu!

L'on constatera une presence diffuse du lecteur

(avec lequel Rousseau engage parfois un dialogue

fictif'), Ie temoin possible se reduisant le plus souventau on indefini. On pensera que... On dira que...Rousseau, constamment, confie a cet interlocuteur

imagine les objections du hon sens et des conventions

sociales 3. II lui pret.e aussi Ie souptfon dont i1se sentenvironne, II s'efforce de le convaincre de la veracite

absolue de son recit, comme de l'innocence perma-

nente de ses intentions. Que le rapport aDieu se

soit efface, au contraire de la relation immediate

1. Jean-J acques Rousseau, IEuores completes, t. I, Paris, Plelade,1959. p. 3.

2. Ibid., p. 7.3. Cf. Jacques Voisine, « Le dialogue avec Ie lecteur dans Les

Confessions», in Jean-Jacques Rousseau el son reuvre. Commemorationel colloque de Paris, Paris, 1964, p. 23-32.

Le sens de la critique 95

qui prevaut chez Augustin ou chez Therese d'Avila,

voila qui ne va pas sans affecter Ie statut de la

veracite. L'invocation preliminaire, on Ie pressent,

n'est pas suffisante : la veracite doit etre de chaque

instant, et Rousseau n'appelle pas Ie regard de

Dieu .sur chaque instant de son existence. ChezJean-Jacques, c'est Ie sentiment interieur, c'est la

conscience qui sont les heritiers de quelques-unesdes fonctions du Dieu de la theologie traditionnelle.

Par consequent, la veracite de la narration s'accom-

plira au regard du sentiment intime, dans I'instan-

taneite de l'emotion communiquee a I'ecriture. A

l'allocution d'un destinataire transcendant se

substituera Ie pathos de l'expression fideIe; on ne

s'etonnera done pas de voir Rousseau reprendre a

Montaigne et aux epistoliers latins le quicquid inbuccam venit, pour lui attribuer, cette fois, une

valeur quasi ontologique : la spontaneite de I'ecri-

ture, calquee en principe sur Ia spontaneite du

sentiment actuel (lequel se donne comme une emo-

tion ancienne revecue) assure l'absolue authenticitede Ia narration. Le style, au dire meme de Rousseau,

prend des lors une importance qui ne se limite plus ala

seule mise en oeuvre du langage, a Ia seule recherche

technique des effets : il devient emphatiquement

({auto-referentiel », ilpretend renvoyer immanqua-blement a la verite « interieure » de l'auteur.En

alleguant la reviviscence des sentiments anciens,

Rousseau voudrait placer le present de la narration

sous Ia dependance directe des« impressions» du

passe:

II faudrait, pour ceque fai it dire, inventer un langage aussinouveau que mon projet: car quel ton, quel style prendre pour

debrouiller ce chaos immense de sentiments si divers, si con-tradictoires, souvent si vils et quelquefois si sublimes dont je

fus sans cesse agite [...] Je prends donemon parti sur le style

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La relation critique

comme sur les choses. Je nem'attacherai point it Ie rendre uni-

forme; j'aurai toujours celui qui me viendra, j'en changeraiselon mon humeur sans scrupule, je dirai chaque chose com-

me je Ia sens, comme je la vois, sans recherche, sans gene,sansm'embarrasser dela bigarrure. En melivrant au souvenirde I'impression recue et au sentiment present je peindrai dou-

blement l'etat demon arne, savoir au moment O U l'evenementm'est arrive et au moment O U je l'ai ecrit : mon style inegal

et naturel, tantfrt rapide et tantet diffus, tantot sageet tantotfou, tantot grave et tantot gai fera lui-merne partie de mon

histoire 1

VIII. Dans la diversite du style alleguee par

Rousseau, deux« tonalites » particulierement signi-

ficatives nous frappent a la lecture des Confessions:le ton elegiaque, le ton picaresque.

Le ton eIegiaque (tel qu'il sedeploie, par exemple,

dans les lignes celebres par quoi s'ouvre le livre VI)

exprime Ie sentiment du bonheur perdu : vivant

dans le temps de I'affliction et des tenebres mena-cantes, l'ecrivain se refugie dans le souvenir des

jours heureux de sa jeunesse. Le sejour aux

Charmettes fait I'objet d'un regret attendri :

Rousseau s'y transporte par l'imagination, ilgofrte a nouveau les plaisirs dispa;us. IIix e ain~isur la page un moment de sa VIe vers lequel il

souhaite pouvoir se refugier, a volonte, par la

pensee. IIa la certitude qu'un pareil bonheur nelui sera jamais rendu :

Mon imagination, qui dans rna jeunesse allait toujours en

avant et maintenant retrograde, compense par ces doux sou-

venirs l'espoir que j'ai pour jamais perdu. Je ne vois plus riendans l'avenir qui me tente : les seuls retours du passe peuvent

me flatter, et ces retours si vifs et si vrais dans I'epoque dontje parle me font souvent vivre heureux malgre mes mal-

heurs '.

1. Jean-Jacques Rousseau, (Euores completes, t. I, Paris, Pleiade,1959, p. 1153-1154.2. tu«. p. 226.

Le sens de la critique

Visiblement, I'accent qualitatif favorise le passe

au detriment du present. Le temps O U va intervenir

I'ecriture est le temps de la disgrace; I'epoque

ancienne, elle, que Rousseau entend recuperer

par l'ecriture, est un paradis perdu.En revanche, dans la narration detype picaresque

c'est Ie passe qui est le« temps faible» : temps des

faihlesses, de I'erreur, deTerrance, des humiliations,

des expedients. Traditionnellement, le recit pica-

resque est attribue a un personnage parvenu a un

certain degre d' aisance et de« respectabilite », qui

se retourne vers un passe aventureux et vers des

origines margin ales.: alors, ilne connaissait pas Iemonde, ily etait un etranger, il se debrouillaitcomme ilpouvait, plutot mal que bien; ilse frottaitainsi a tous les ahus, a toutes les puissances oppres-

sives, a toute l'insolence des forts. Pour le narra-

teur picaresque, le present est Ie temps du reposenfin merite, du savoir enfin conquis, de I'integra-

tion reussie dans I'ordre social. 11peut semoquer de

retre obscur et besogneux qui donnait tete haissee

dans toutes les illusions du monde. IIparlera donede son passe avec ironie, condescendance, apitoie-

meat, allegresse, Ce ton narratif requiert souventla presence imaginee d'un destinaire, d'un confi-

dent, dont il faut se faire un complice indulgent et

amuse par la vertu de I'enjouement que l'on met

a raconter les tours les plus pendables. (Le Lazarillode Tormes, prototype du picaro, s'offre a la lecture

d'un personnage designe simplement comme« vues-tra merced», et, renversant plaisamment le mouve-ment de la confession augustinienne, s'annonce

comme I'aveu « de n'etre pas plus saint que mes

voisins» : confesando yo no se r mas sanctoque misuecinos ... La volonte qu'affirme Lazarillo de com-

mencer par l'origine - por el principia - n'est

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Page 10: La Relation Critique

8/4/2019 La Relation Critique

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La relation critique

d'ailleurs pas sans annoncer la methode desConfes-

sions de Jean-Jacques. Car Lazarillo pretend aussi

donner de sa personne une image complete : por

que se tenga entera noticia de mi persona 1. )De fait, si les episodespurement picaresques sont

nombreux dans les six premiers livres des Confes-sions, iln'est pas rare de trouver des episodesO U le

ton eIegiaque et le ton picaresque se melent etroi-

tement, au gre d'alternances extrbmemerrt rapides.

N'y devrait-on pas reconnaitre, dans I'ordre dela vie narree, I'equivalent d'un aspect impor-

tant du ({ svsteme » de Rousseau, une replique

de sa philosophie de I'histoire? L'homme des ori-

gines, selonlui, possedait Ie bonheur et I'innocence :

par rapport a cette felicite premiere, le present est

un temps de degradation et de corruption. Mais

l'homme des origines est aussi une« brute» privee

de« lumieres», et dont la raison est encoreendormie :par rapport a cette obscurite initiale, Ie present est

le temps de Ia reflexion. lucide et de la conscience

elargie. Le passe peut done etre tour a tour objet

de nostalgieet objet d'ironie; Ie present est eprouve

tour a tour comme un etat degrade (moralement)

et comme un etat superieur (intellectuellement2) .

b ) LE DINER DE TURIN

L'ironie interprete Ie rapport differentiel destemps au benefice du present : l'ironiste ne veut

1. La Vie de Lazarillo de Tormes, ed, bilingue, Introduction de

Marcel Bataillon, Paris, 1958. « Prologo », P- 88.2. Nous renvoyons principalement au Discours sur l'origine de

l'inegalite. Cf. Preface et commentaire critique in : Jean-J acquesRousseau, CEuvres completes, t. III, Paris, Pleiade, 1964.

Le sens de la critique 9 9

pas appartenir a sonpasse. La nostalgie, a I'inverse,

interprete Ie rapport differentiel des temps au

benefice du passe : Ie nostalgique ne supporte pas

de rester captif de son present. Cesdeux« tonalites»

narratives sont regies, on Ie voit, par un acte inter-

pretatif, souvent implicite, qui deplace I'accentqualitatif dans I'echelle des temps et modifie de

la sorte la valeur relative du present et du passe.

La lecture d'un passage du livre III des Confes-sions de Rousseau nous offrira ici le document dont

DOUS avons besoin, et nous permettra d'aller plus

avant:

MademoiselledeBreil etait une jeune personne a peu pres demon age, bien faite, assez belle, tres blanche avec des cheveux

tres noirs, et,quoique brune, portant sur son visage cet air dedouceur des blondes auquel mon cceur n'a jamais resiste,

L'habit de cour, si favorable aux jeunes personnes, marquait

sa jolie taille, degageait sa poitrine et ses epaules, et rendait

son teint encore plus eblouissant par Ie deuil qu'on portaitalors. Ondira que cen'est pas a un domestique de s'apercevoir

de ces choses-la; j'avais tort, sans doute, mais je m'en aperce-vais toutefois, et meme je n'etais pas Ie seul, Le maitre d'ho-

tel et lee valets de chambre en parlaient quelquefois a table

avec nne grossierete qui me faisait cruellement souffrir. La

tete neme tournait pourtant pas au point d'etre amoureux tout

-de bon. Je ne m'oubliais point; je me tenais a rna place, etmes desirs meme ne s'emancipaient pas. J'aimais a voir Ma-

demoiselle de Breil, a lui entendre dire quelques mots quimarquaient de I'esprit, du sens, de I'honnetete ; mon ambition

homee au plaisir de la servir n'allait point au-dela de mes

droits. A table j'etais attentif a chercher l'occasion de les

faire valoir. Si son laquais quittait un moment sa chaise, a

l'instant on m'y voyait etabli : hors de la je me tenais vis-a-

vis d'elle; je cherchais dans ses yeux ce qu'elle allait deman-der, j'epiais Iemoment de changer sonassiette, Que n'aurais-je

point fait pour qu'elle daignat m'ordonnerquelque chose,meregarder, medire un seulmot; mais point. J'avais la morti-

fication d'etre nul pour elle; elle ne s'apercevait pas memeque j'etais lao Cependant son frere qui m'adressait quelque-

foisIa parole a table, m'ayant dit je ne sais quoi de peu obli-geant, je lui fis une repcnse si fineet si bien tournee qu'elle y

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