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4 dossier fais-moi signe - février/mars 2017 La langue des signes, une histoire mouvementée Pour comprendre la communauté des sourds, il faut se pencher sur sa langue, la langue des signes. De nos jours, reconnue comme base de la culture sourde, elle a connu une histoire pleine de rebondissements, alternant les périodes de soumission aux entendants, d’interdiction et de reconnaissance. Une histoire déjà riche, mais qui continue de s’écrire aujourd’hui et avec les générations à venir. texte: Sandrine Burger, illustration: Frédérik Vauthey D ’où vient la langue des signes? Comme pour toute autre langue, elle n’est pas née un beau jour, inventée par une personne précise. Une langue se forme au fil du temps, au sein d’une communauté définie dont les membres ont besoin de communiquer. L’histoire de la langue des signes est donc étroitement liée à celle de la communauté des sourds au fil des siècles. DE LA PRÉHISTOIRE À L ’ANTIQUITÉ Bien que les documents manquent cruellement, une chose est certaine, l’histoire de la langue des signes est aussi ancienne que celle de l’humanité. Même s’il est impossible de les chiffrer, il est certain qu’à l’époque de la préhistoire déjà, les sourds avaient tendance à se regrouper quand ils le pouvaient afin de communiquer entre eux par signes, créant ainsi les prémices d’une langue. Les premières traces écrites concernant les sourds et la langue des signes remontent à l’Antiquité. Les grands philosophes comme Socrate ou Aristote ont certes relevé le fait que les sourds communiquent par signes, ils ne leur accordent cependant pas le statut de langue et de ce fait, considèrent les sourds comme des êtres inférieurs, dénués de raison et d’intelligence. Vision qui a perduré jusqu’à l’époque des Lumières. MOYENGE ET RENAISSANCE Tout comme dans l’Antiquité, les informations concernant la population sourde et les prémices de la langue des signes durant le Moyen-Âge sont rares. Il est supposé que lorsque des sourds vivaient ensemble, ils devaient élaborer des ensembles de signes allant au-delà du simple mime pour pouvoir communiquer, ce qui représente l’amorce d’une langue des signes. Mais à l’époque, en l’absence d’institut pour sourds, ceux-ci restaient la plupart du temps isolés, ne pouvant pas réellement communiquer avec leur entourage. Quelques rares témoignages sur les sourds et leur mode de communiquer ont cependant fait leur apparition dès le IVe siècle: Saint-Jérôme a ainsi constaté que les sourds pouvaient apprendre l’Evangile grâce aux signes tandis que Saint-Augustin racontait dans sa correspondance que les gestes utilisés par une famille de la bourgeoisie milanaise ressemblaient fort à une langue. L’ ÉDUCATION PAR LA PAROLE A partir du XVI e siècle, c’est une éducation élitiste et oraliste qui est mise en place dans les familles nobles espagnoles afin d’éduquer les enfants sourds. A l’époque, cette éducation est l’apanage des prêtres qui sont les détenteurs du savoir. C’est dans les années 1500 que Pedro Ponce de Leon, moine bénédictin, a commencé à éduquer quelques enfants sourds issus de la noblesse espagnole. S’il n’est pas certain qu’il ait vraiment été le premier à se lancer dans cette entreprise, il a, par contre, été le premier à faire des démonstrations publiques des résultats obtenus. Bla, bla, bla, bla! Entre l'oralisme et l'éducation bilingue, la route a été longue

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    dossier fais-moi signe - février/mars 2017

    La langue des signes, une histoire mouvementée

    Pour comprendre la communauté des sourds, il faut se pencher sur sa langue, la langue des signes. De nos jours, reconnue comme base de la culture sourde, elle a connu une histoire pleine de rebondissements, alternant les périodes de soumission aux entendants, d’interdiction et de reconnaissance. Une histoire déjà riche, mais qui continue de s’écrire aujourd’hui et avec les générations à venir. texte: Sandrine Burger, illustration: Frédérik Vauthey

    D’où vient la langue des signes? Comme pour toute autre langue, elle n’est pas née un beau jour, inventée par une personne précise. Une langue se forme au fil du temps, au sein d’une communauté définie dont les membres ont besoin de communiquer. L’histoire de la langue des signes est donc étroitement liée à celle de la communauté des sourds au fil des siècles.

    De la préhistoire à l’antiquitéBien que les documents manquent cruellement, une chose est certaine, l’histoire de la langue des signes est aussi ancienne que celle de l’humanité. Même s’il est impossible de les chiffrer, il est certain qu’à l’époque de la préhistoire déjà, les sourds avaient tendance à se regrouper quand ils le pouvaient afin

    de communiquer entre eux par signes, créant ainsi les prémices d’une langue.

    Les premières traces écrites concernant les sourds et la langue des signes remontent à l’Antiquité. Les grands philosophes comme Socrate ou Aristote ont certes relevé le fait que les sourds communiquent par signes, ils ne leur accordent cependant pas le statut de langue et de ce fait, considèrent les sourds comme des êtres inférieurs, dénués de raison et d’intelligence. Vision qui a perduré jusqu’à l’époque des Lumières.

    Moyen-Âge et renaissanceTout comme dans l’Antiquité, les informations concernant la population sourde et les prémices de la langue des signes durant le Moyen-Âge sont

    rares. Il est supposé que lorsque des sourds vivaient ensemble, ils devaient élaborer des ensembles de signes allant au-delà du simple mime pour pouvoir communiquer, ce qui représente l’amorce d’une langue des signes. Mais à l’époque, en l’absence d’institut pour sourds, ceux-ci restaient la plupart du temps isolés, ne pouvant pas réellement communiquer avec leur entourage.

    Quelques rares témoignages sur les sourds et leur mode de communiquer ont cependant fait leur apparition dès le IVe siècle: Saint-Jérôme a ainsi constaté que les sourds pouvaient apprendre l’Evangile grâce aux signes tandis que Saint-Augustin racontait dans sa correspondance que les gestes utilisés par une famille de la bourgeoisie milanaise ressemblaient fort à une langue.

    l’éDucation par la paroleA partir du XVIe siècle, c’est une éducation élitiste et oraliste qui est mise en place dans les familles nobles espagnoles afin d’éduquer les enfants sourds. A l’époque, cette éducation est l’apanage des prêtres qui sont les détenteurs du savoir.

    C’est dans les années 1500 que Pedro Ponce de Leon, moine bénédictin, a commencé à éduquer quelques enfants sourds issus de la noblesse espagnole. S’il n’est pas certain qu’il ait vraiment été le premier à se lancer dans cette entreprise, il a, par contre, été le premier à faire des démonstrations publiques des résultats obtenus.

    Bla, bla, bla, bla!

    Entre l'oralisme et l'éducation bilingue, la route a été longue

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    dossierfais-moi signe - février/mars 2017

    Au début du XVIIe siècle, le travail de Ponce est poursuivi par Juan Pablo Bonet qui enseigne les sons du langage parlé lettre par lettre à l’aide d’un alphabet manuel. Son ouvrage «Simplification des lettres de l’alphabet et méthode de l’Enseignement permettant aux sourds-muets de parler» (1620) est d’ailleurs resté la référence pour l’éducation des enfants sourds jusqu’aux travaux de l’Abbé de l’Epée.

    Partie d’Espagne, cette éducation oraliste qui rejette clairement toute communication par gestes s’est peu à peu répandue à travers toute l’Europe grâce à une large diffusion de livres et manuels d’éducation. De nombreux penseurs vont tour à tour réfléchir à la meilleure manière d’instruire les sourds et tenter de les faire parler.

    la rupture De l’abbé De l’epéeGrâce aux pensées et valeurs défendues par les philosophes des Lumières, le XVIIIe siècle a été une période où la place des sourds et leur éducation ont été remises en question. De nombreux penseurs se sont mis à débattre de la question des signes et de la langue des signes comme vecteur de la pensée.

    C’est donc dans ce climat social et philosophique nouveau que l’Abbé de l’Epée a commencé à instruire des enfants sourds. Bien que ne connaissant rien à la surdité, il a été obligé de se documenter. Mais dès le départ, son objectif était clair: offrir une éducation pour tous les enfants sourds, sans distinction de classe sociale ou de sexe. Contrairement à ses prédécesseurs, sa méthode était basée sur la langue des signes car il avait compris qu’elle était naturelle aux sourds. Il l’a cependant complexifiée en y ajoutant des signes méthodiques, soit des signes de son invention censés «organiser» les éléments des phrases selon l’ordre d’une phrase française. A l’époque, les élèves sourds utilisaient donc deux langues: le système artificiel de l’Epée en classe et leur langue des signes naturelle en dehors.

    les héritiers De l’abbéParmi les successeurs de l’Abbé de l’Epée, on relève l’Abbé Sicard, mais surtout Auguste Bébian qui a révolutionné l’enseignement des enfants sourds en décidant de rompre avec les signes méthodiques pour devenir le premier à utiliser la langue des signes naturelle comme base d’apprentissage. Il est ainsi non seulement devenu le premier professeur entendant à reconnaître la valeur de la langue des signes, mais aussi à l’analyser afin de créer un dictionnaire langue des signes/français.

    La conséquence de cette reconnaissance sera la légitimation des enseignants sourds et la multiplication de l’ouverture d’instituts pour l’éducation des enfants sourds non seulement en France, mais aussi dans toute l’Europe, voire même jusqu’aux Etats-Unis.

    coup D’arrêtDans les années 1830, alors que l’on manquait de professeurs sourds pour enseigner dans les nombreux instituts pour enfants sourds, les partisans de l’oralisme, qui n’avaient jamais totalement disparu, en ont profité pour refaire surface et peu à peu imposer leur point de vue.

    Mais le véritable coup d’arrêt a évidemment été le Congrès de Milan (1880). Bien que réunissant 255 participants de toute l’Europe, ce congrès était joué d’avance. En effet, seuls trois sourds avaient été autorisés à participer, mais sans interprètes et les partisans français et italiens de l’oralisme étaient clairement surreprésentés.

    L’interdiction de la langue des signes pendant près de 100 ans n’est pas restée sans conséquences. Non seulement les enseignants sourds ont disparu, mais, surtout, la langue des signes a été totalement bannie de l’enseignement des enfants sourds. Eduqués par des enseignants dévalorisant leur langue naturelle, les enfants sourds ont cependant continué à signer en cachette,

    ou du moins à utiliser un langage visuel (basé sur des gestes) plus ou moins de leur propre invention puisqu’ils n’avaient plus de contact avec des adultes sourds. Conséquence ultime, tandis qu’aux Etats-Unis, la langue des signes a continué à se développer, sur le continent européen, elle s’est considérablement appauvrie.

    le réveil Des sourDsEn mettant notamment l’accent sur la diversité et le droit à la différence, mai 68 a également profité aux sourds. Sortant de sa soumission, la communauté sourde a commencé à revendiquer la reconnaissance de la langue des signes comme langue à part entière et sa réintégration dans les écoles pour enfants sourds en vue d’une éducation bilingue.

    Certains datent ce renouveau de la langue des signes au 6e congrès de la Fédération mondiale des sourds à Paris (1971) durant lequel, les sourds et les entendants ont pris conscience de la richesse et de l’efficacité de la langue des signes, notamment en observant le travail de traduction simultanée d’interprètes américains. Une prise de conscience qui s’est encore accentuée à l’occasion du congrès de Washington, en 1975 duquel les représentants européens sont revenus plus déterminés que jamais à rattraper leur retard afin de permettre aux sourds d’être reconnu dans leur identité culturelle et linguistique.

    La suite de l’histoire, chacun la connaît, les années 80 ont été une décennie où la culture sourde et la langue des signes se sont de plus en plus affirmées avant de réussir à se faire reconnaître officiellement dans de nombreux pays au cours des années 2000. De nos jours, la langue des signes est non seulement largement acceptée, mais elle est aussi étudiée dans de nombreuses universités et comme toute langue vivante, elle continue à évoluer, notamment sous l’influence de la jeune génération.■

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    dossier fais-moi signe - février/mars 2017

    Brigitte Daiss-Klang, la gardienne de la langue des signes

    Brigitte Daiss-Klang dirige le Centre de compétences langue des signes de la Fédération suisse des sourds. Elle s’est fixé pour but de rattacher les trois langues des signes suisses à la politique linguistique et éducative officielle, car les langues des signes n’ont rien à voir avec le handicap et beaucoup avec la qualité de vie.propos recueillis par Martina Raschle (traduction: Antonia D’Orio), photo: Benjamin Hofer

    Quel est votre rapport personnel avec la langue des signes?La langue des signes est pour moi le fondement de la vie. Elle rend fortes les personnes sourdes et malentendantes, encourage la confiance en soi, l’identité et l’éducation. La langue des signes est depuis toujours la langue des sourds. Du fait qu’elle ait été interdite pendant longtemps en Suisse, beaucoup de gens pensent qu’il s’agit d’une nouvelle langue.

    Quelles sont les tâches du Centre de compétences langue des signes au sein de la Fédération suisse des sourds?Ses tâches couvrent toutes les activités en lien avec les cours de langue des signes et la formation initiale et continue des formateurs en langue des signes. Notre travail touche également d’autres ressorts, tels que l’encouragement précoce ou la recherche scientifique. Actuellement, nous nous occupons d’un très grand nombre de domaines de responsabilités… peut-être trop. Pour cette raison, nous envisageons, à l’avenir, de déléguer les cours de langue des signes à des organisations partenaires ou directement aux formateurs en langue des signes. La formation et le perfectionnement de ces derniers pourraient passer sous la responsabilité des associations professionnelles.

    Dans ce cas, que resterait à la Fédération suisse des sourds?Notre tâche majeure est la gestion de la qualité et le soutien aux organisations

    partenaires. C’est à nous d’assurer la qualité de l’enseignement de la langue des signes et de veiller à ce qu’elle se diffuse à l’extérieur.

    Actuellement, votre plus grand projet est l’adaptation des langues des signes au Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR).

    Brigitte Daiss-Klang, responsable du Centre de compétences langue des signes.

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    dossierfais-moi signe - février/mars 2017

    Pourquoi ce projet est-il si important pour la Fédération suisse des sourds?Le CECR établit les critères d’apprentissage et d’enseignement d’une langue et les répartit en niveaux de compétence. Vous connaissez peut-être ce système de niveaux de A1 à C2 dans l’apprentissage d’une langue étrangère. Les critères du CECR nous permettent d’assurer la qualité de l’enseignement et de mesurer les progrès des apprenants. La professionnalisation dans ce domaine change aussi l’image de la langue des signes dans la société: elle n’est pas une aide quelconque pour personnes handicapées, mais bien une langue étrangère que l’on peut apprendre! Nous prouvons par là que la langue des signes relève en Suisse de la politique linguistique et non de la politique du handicap. Le CECR est notre clé d’accès à la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP) et à un système éducatif bilingue.

    Quel est le calendrier pour la mise en œuvre du CECR? A quand son application à tous les cours de langue des signes?La mise en œuvre dans l’enseignement de la langue des signes nécessite beaucoup de temps et un changement de mentalité de la part de toutes les parties concernées, mais nous faisons des progrès. Actuellement, un projet pilote d’enseignement de la langue des signes aux adultes est en cours en Suisse alémanique. Il est effectué par les participants à la formation pour spécialistes en langue des signes (FFLS, anciennement AGSA). Nous avons également mis en place une collaboration avec l’Ecole-club Migros qui proposera bientôt les premiers cours de langue des signes. En Suisse romande, un projet pilote visant l’application des critères du CECR aux cours de LSF débute en janvier 2017 en collaboration avec l’association S5. En Suisse italienne, des éclaircissements pour la mise en place des premiers projets sont en cours.Dans tous ces projets, la collaboration avec la recherche scientifique est très importante. Elle doit en effet accompagner le travail pratique et l’évaluer pour fournir des données

    utiles au développement de nouveaux matériaux didactiques. Dans ce sens, nous avons réalisé en 2015 un projet très prometteur: en 84 leçons seulement, nous avons préparé des débutants absolus en langue des signes aux études d’interprètes en langue des signes. La recherche qui a accompagné le projet a pu recueillir des données importantes sur les méthodes d’enseignement les mieux adaptées pour l’étude d’une langue étrangère.

    La recherche sur la langue des signes fait partie des tâches stratégiques de soutien de la fédération. Pourquoi est-ce si important?En raison de son interdiction, il n’y a pratiquement pas eu de recherches sur la langue des signes en Suisse. A présent, les nouvelles technologies permettant d’avancer rapidement, la Suisse mène ses propres recherches. Cela est très important! Il ne suffit pas de copier les résultats des pays voisins, car nous avons une culture propre et trois langues des signes nationales. Si nous voulons la reconnaissance de l'Etat suisse, nous devons démontrer qu’il s’agit de langues suisses tout à fait indépendantes.

    Quelle est la conclusion principale que nous pouvons tirer de la recherche sur la langue des signes?Sans aucun doute les connaissances sur le bilinguisme! Il est prouvé aujourd’hui que les enfants sourds profitent des deux langues et qu’une approche précoce à la langue des signes favorise leur développement. Ceci est très important et appuie notre revendication d’une éducation bilingue et de reconnaissance de la langue des signes. Autrefois, les enfants sourds ne développaient que trop tard une langue propre, ce qui entraînait souvent des problèmes d’ordre personnel

    et social. Aujourd’hui, nous avons la preuve scientifique que l’encouragement précoce en langue des signes peut éviter ce genre de problèmes.

    De quelle manière l’introduction du CECR va changer l’enseignement de la langue des signes?Les exigences aux enseignants et aux élèves augmentent sans cesse. Dès que les personnes sourdes obtiennent un meilleur accès aux formations supérieures et au marché du travail, le niveau exigé des interprètes s’accroît aussi. Il faut donc des spécialistes en langue des signes qualifiés capables de leur transmettre le langage adéquat. C’est un prêté pour un rendu: nous exigeons en Suisse un plein accès pour les personnes sourdes et malentendantes – et veillons à ce que les conditions à cela soient réunies.

    Les interprètes sont un côté de la médaille. L’autre est que la fédération souhaite familiariser le grand public avec la langue des signes. Comment allons-nous nous y prendre?Nous devons sortir et nous montrer! Aujourd’hui, nous avons un nombre stable d’environ 850 personnes par année qui fréquentent nos cours de langue des signes. Nous constatons toutefois que le nombre augmente lorsqu’un film thématisant la surdité tel que Les enfants du silence ou Au-delà du silence sort dans les salles de cinéma. Il faut que les entendants voient la langue des signes. Nous ne devons pas attendre au bureau qu’ils s’inscrivent à un de nos cours sur notre site web. En tant que signants, nous devons contribuer à diffuser la langue des signes, l’enseigner, nous perfectionner, la pratiquer dans notre profession, au quotidien, au théâtre… cela éveillera l’intérêt public pour notre langue.

    Votre souhait personnel par rapport à la langue des signes?Je souhaite que l’interdiction de la langue des signes jusque dans les années 1980 soit finalement reconnue. Ce serait un signal important que la Suisse s’excuse officiellement auprès des citoyens sourds et des citoyennes sourdes de leur avoir volé leur langue pendant plus de cent ans. ■

    LE CECR EST LA CLÉ POUR ACCÉDER À UN SYSTÈME

    ÉDUCATIF BILINGUE.

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    dossier fais-moi signe - février/mars 2017

    Comment signe-t-on en Suisse?La Suisse est multilingue, y compris en ce qui concerne les langues des signes. Elle compte en effet une langue des signes suisse alémanique (DSGS), française (LSF) et italienne (LIS). Chacune de ces langues des signes a ses propres particularités.texte: Martina Raschle (traduction: Antonia D‘Orio), photos: Lexique SGB-FSS

    Les frontières linguistiques des langues des signes suisses suivent de près celles des langues parlées. Cela est dû au fait que les personnes sourdes et malentendantes constituent des communautés linguistiques qui exercent une influence déterminante sur leur langue des signes. La région de langue romanche, par exemple, n’abrite aucune communauté signante, par conséquent, elle n’a pas développé de langue des signes propre.

    Les langues des signes subissent également les influences de la culture et de la langue écrite de la région, ce qui fait qu’elles se différencient les unes des autres et développent un vocabulaire propre. Il s’ensuit que les personnes sourdes doivent apprendre une nouvelle langue des signes lorsqu’elles déménagent dans une autre région suisse.

    langue Des signes suisse aléManique Dsgs

    La DSGS est différente de la langue des signes allemande et connaît cinq dialectes régionaux qui se sont développés autour des cinq anciennes grandes écoles de sourds de Zurich, Saint-Gall, Bâle, Lucerne et Berne. Outre les mouvements qui s’éloignent du visage et de la tête, la DSGS utilise souvent l’«espace du signeur» devant le buste. Elle se caractérise en plus par l’utilisation fréquente de formes de la bouche. Celles-ci sont des vestiges du temps où la langue des signes était interdite et que les élèves étaient obligés d’oraliser. Ces formes de la bouche disparaissent de plus en plus de la DSGS au profit de nouveaux signes indépendants, sans rapport direct avec la langue orale.

    langue Des signes italienne lis

    La longue histoire des institutions pour sourds en Italie a fait naître différents dialectes de la LIS. Le Tessin possède aussi son propre dialect de la LIS. D’un point de vue linguistique, la LIS est apparentée, entre autres, avec la LSF, en raison notamment des échanges intensifs que les pédagogues pour sourds italiens entretenaient avec leurs collègues français vers la fin du 19e siècle. Ce qui est typique pour la LIS est une forme de main spécifique peu utilisée ou inconnue dans d’autres langues des signes. En plus, la LIS présente une forte composante non-manuelle souvent utilisée pour indiquer la modalité du verbe. ■

    langue Des signes française lsf

    La LSF utilisée en Suisse romande est un dialecte de la LSF pratiquée en France. La LSF romande a elle aussi plusieurs dialectes: en Valais, à Neuchâtel et dans le Jura, les sourds signent de manière différente que dans les cantons de Genève, Vaud et Fribourg. La LSF est une langue «rapide» avec beaucoup de mimique, elle est vivante, les contenus sont condensés et abrégés. Un trait typique de la LSF est que les mouvements des mains s’éloignent du visage. La LSF se distingue par un grand nombre de signes originaux, elle n’utilise que très rarement l’alphabet manuel ou des formes de la bouche. Une des raisons à cela est que le français parlé a un énorme vocabulaire avec beaucoup de mots prononcés de manière similaire, ce qui complique la lecture labiale.

    Cheval en DSGS. Cheval en LSF. Cheval en LIS.

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    dossierfais-moi signe - février/mars 2017

    «Le signe de l’année»: un grand succès médiatique!

    Mi-décembre, la Fédération suisse des sourds a élu le «signe de l’année» et c’est celui pour Donald Trump qui a obtenu le plus de voix. La nouvelle s’est répandue à une vitesse fulgurante dans les médias nationaux et internationaux. Un beau succès pour la fédération et son responsable de campagne Christian Gremaud, son porte-parole sourd.texte et photo: Martina Raschle (traduction: Antonia D’Orio)

    L’histoire du «signe de l’année» a été reprise 61 fois dans les médias suisses. En Allemagne, Autriche et même aux Etats-Unis, les médias en ligne et hors ligne ont commenté le choix de la Fédération suisse des sourds. Comment expliquer ce succès?

    une bonne iDéeEn fin d’année, la Fédération suisse des sourds a voulu faire parler d’elle encore une fois avec une campagne sur la langue des signes. L’idée est née de choisir un «signe de l’année» pour montrer la diversité et la vitalité de la langue des signes. En collaboration avec les responsables du lexique de la langue des signes, Christian Gremaud a sélectionné cinq signes créés

    Christian Gremaud montre le signe pour «Donald Trump».

    en 2016 dans chaque région linguistique, à savoir les signes pour Donald Trump, mondialisation, végan, Airbnb et Guy Parmelin en Suisse romande.

    un bon choixLe titre a été remporté à l’unanimité par le signe sur «Donald Trump» et cela pour plusieurs raisons: il est simple, identique dans les trois langues des signes suisses, il s’est diffusé rapidement et il reprend un thème d’actualité. Les entendants aussi comprennent le signe immédiatement parce qu’il représente l’incomparable coiffure du nouveau président des Etats-Unis; Christian Gremaud a pu le constater au cours de la campagne de rue qu’il a mené avec

    son équipe vidéo. Au signe de «Donald Trump», les passants ne pouvaient s’empêcher d’esquisser un sourire.

    au bon MoMentA tout cela est venue s’ajouter la proverbiale chance. Le succès d’un communiqué aux médias n’est pas planifiable, il dépend du sujet, du contenu mais aussi du moment. Avec son «signe de l’année», la Fédération suisse des sourds a tapé en plein dans le mille. L’histoire s’est diffusée rapidement même au-delà des frontières nationales. Un rédacteur du quotidien NZZ relève sur ce point: «L’histoire et l’image sont trop belles pour ne pas les publier». La fédération a reçu de nombreuses demandes des médias à propos du «signe de l’année», mais aussi sur la langue des signes en général.

    effet positifA travers le «signe de l’année», la Fédération suisse des sourds a enthousiasmé un large public – un pas important vers la reconnaissance de la langue des signes en Suisse. Un autre effet positif de la campagne a été la réaction des médias envers Christian Gremaud, porte-parole sourd. La radio suisse alémanique, par exemple, a décidé de faire une interview avec lui seulement (sans interprète) au prix d’un petit surcroît de travail: elle a fait l’interview par écrit et l’a ensuite sonorisée. Un signe évident pour la fédération que son travail produit des effets et qu’il aide à éliminer les craintes et les préjugés à l’égard des personnes sourdes et malentendantes. ■

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    dossier fais-moi signe - février/mars 2017

    Apprendre la langue des signes, les offres en Suisse

    La Fédération suisse des sourds et ses partenaires proposent dans toute la Suisse des cours pour apprendre la langue des signes. Il existe une offre adéquate pour tout un chacun: pour enfants, parents, collègues de travail, personnes intéressées ou futurs interprètes en langue des signes. Petit tour d’horizon… texte: Martina Raschle (trad.: Antonia d’Orio), photos: SGB-FSS + B. Hofer

    cours à DoMicile pour faMilles

    Dans les cours à domicile, les parents, les frères, les sœurs et les proches apprennent la langue des signes en même temps que l’enfant sourd. Le cours est adapté au quotidien familial et l’enseignant sourd, qui se déplace à domicile, assume en même temps le rôle de modèle pour l’enfant sourd. En 2016, la Fédération suisse de sourds a organisé des cours à domicile pour 21 familles dans toute la Suisse.

    cours stanDarD

    Des personnes entendantes apprennent la langue des signes dans de très nombreux cours organisés à travers toute la Suisse. Rien qu’en 2016, la Fédération suisse des sourds a organisé 94 cours standards (38 en DSGS, 44 en LSF et 12 en LIS).Ces cours sont également proposés par diverses organisations partenaires tels que l’école de langues DIMA ou des formateurs indépendants en Suisse alémanique. Depuis peu est également envisagé un partenariat avec l’école-club Migros. En Suisse romande, l’Institut Ifage (Genève) et l’association S5 proposent aussi des cours de LSF. Au Tessin, le Département de l’éducation, de la culture et des sports propose un cours de langue des signes dans son programme de formation pour adultes.

    cours spéciaux

    Les cours spéciaux s’adressent à des groupes-cibles spécifiques: personnes sourdes ayant grandi sans langue des signes, des malentendants ou des personnes devenues sourdes, collègues de travail de personnes sourdes. Sur demande, des cours privés peuvent aussi être mis sur pied. L’école de langues DIMA offre, entre autres, des cours de langue des signes anglaise et américaine pendant qu’en Romandie, le projet «Breaking the Silence» transmet au personnel médical les bases de la langue des signes.

    spécialistes De langue Des signes (ffls, ancienneMent agsa)

    La Fédération suisse des sourds organise la formation des formateurs en langue des signes (FFLS), en collaboration avec ses partenaires et avec le soutien du Bureau fédéral pour l’égalité des personnes handicapées (BFEH). Au terme de cette formation, les participants sourds et entendants sont habilités à enseigner la langue des signes. En Suisse alémanique et en Suisse romande, ces formations sont déjà en cours. La possibilité de mettre également sur pied cette formation au Tessin est actuellement à l’étude.

    Cours standard de langue des signes. Cours en familles.

    Formation pour chauffeurs de cars postaux aux Grisons.

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    dossierfais-moi signe - février/mars 2017

    offres en ligne

    La Fédération suisse des sourds élargit constamment son offre en ligne pour apprendre la langue des signes: tous les participants des cours de langue des signes ont accès à la plate-forme d’apprentissage e-training en plus de l’accès gratuit au lexique en ligne en trois langues des signes et à la plate-forme pour enfants e-kids.

    Pour l’année 2017, la fédération prévoit de créer une application «lexique langue des signes» pour smartphones. Aujourd’hui déjà, les éditions fingershop.ch proposent une application pour l’apprentissage de la langue des signes suisse alémanique.

    Plate-forme de jeux et d’apprentissage e-kids pour enfants.

    NotesVous trouvez les offres des cours de langue des signes de la Fédération suisse des sourds en ligne, à l’adresse: www.sgb-fss.ch/fr/prestations/cours-de-langue-des-signes/. ■

    interprètes en langue Des signes

    Les participants des cours ayant atteint un niveau élevé en langue des signes peuvent ensuite s’inscrire à la formation d’interprète en langue des signes. En Suisse alémanique, cette formation est régulièrement offerte par la Haute école de pédagogie spécialisée (HfH). Depuis peu, des cours intensifs pour nouveaux étudiants ont également été mis sur pied.En Suisse romande, depuis quelques années, la structure pour une telle formation est malheureusement manquante. Un cursus devrait voir le jour en 2018. La formation d’interprète en langue des signes est également en préparation au Tessin. Actuellement, les personnes intéressées par le métier d’interprète en langue des signes en Suisse latine doivent suivre des études en France ou en Italie et faire ensuite reconnaître leur diplôme en Suisse.

    café Des signes

    Les Cafés des Signes sont des cafés éphémères à chaque fois mis en place dans un restaurant différent. Le personnel traditionnel est remplacé par des sourds qui accueillent les clients et les aident à passer leur commande en langue des signes. Une application spéciale conçue sur iPad permet aux clients de s’informer par eux-mêmes sur la surdité et d’apprendre quelques signes.

    Apprendre la langue des signes en buvant un café.

    Interprète en langue des signes en action. Lexique de la langue des signes en ligne

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    dossier fais-moi signe - février/mars 2017

    Des signes, pas que pour les sourds!

    Généralement, quand on parle de langue des signes, on pense aux sourds et aux malentendants dont c’est la langue naturelle, la base de leur culture et de leur histoire. Mais la langue des signes, ou du moins certaines de ses déclinaisons, s’avèrent parfois aussi utiles à d’autres catégories de personnes pour pouvoir communiquer.texte: Sandrine Burger, dessin: Frédérik Vauthey

    Si la langue des signes est la langue naturelle des sourds et malentendants, ils ne sont cependant pas les seuls à communiquer par signes. Par nécessité, certaines autres catégories de la population, au fil du temps, ont, elles aussi, appris à communiquer par un ensemble de signes.

    Dans les MonastèresParmi les plus anciens utilisateurs d’une langue proche de celle des signes, on note les moines de différents ordres dont le silence est l’un des principes fondamentaux. Forcés de respecter le silence (parler les détourneraient de Dieu), ces moines avaient cependant parfois quand même besoin de communiquer, notamment pour la bonne exécution des travaux quotidiens. C’est ainsi que les différents ordres ont peu à peu élaboré une langue des signes basique qui leur était propre. A relever que de nos jours, ces langues monastiques ont quasiment disparu.

    pour les bébésApparue à la fin des années 80 aux Etats-Unis, la langue de signes pour bébés permet la communication avec des enfants qui ne peuvent ou ne savent pas encore parler. La méthode se base sur le constat que les enfants sont capables de communiquer par gestes (vers 6-9 mois) bien avant de pouvoir le faire oralement (entre 18 et 24 mois). Dès lors, leur apprendre une série de signes illustrant des mots-clés comme «manger»,

    «dormir», «soif», etc., leur permet de pouvoir exprimer leurs principaux besoins et ainsi se faire comprendre. Grâce à cette méthode, les bébés se sentent moins frustrés, leur estime de soi est valorisée et ils prennent davantage confiance en eux.

    coMbler un hanDicapLa langue des signes, ou l’un de ses dérivés simplifiés, peut également s’avérer très utile dans le cas de divers handicaps mentaux touchant le centre de la parole ou de la compréhension de celle-ci. Dans ces cas, les troubles du comportement et l’agitation physique ne reflètent généralement pas un manque d’intelligence, mais simplement une frustration liée à l’impossibilité de pouvoir communiquer. Frustration qui peut être comblée par l’acquisition d’un langage signé et ainsi grâce à cet «outil» permettre, par la suite, l’acquisition de

    connaissances et une meilleure insertion sociale.

    les granDs singesDans le monde animal, la langue des signes a aussi fait parler d’elle. Des scientifiques ont en effet, dès les années 60, cherché à prouver que les grands singes sont non seulement capables d’apprendre toute une série de signes, mais aussi d’exprimer leurs besoins et leur ressenti grâce à ces signes. Koko, la femelle gorille éduquée par l’éthologue Penny Patterson et qui connaissait jusqu’à 1000 signes, est probablement la plus célèbre de ces grands singes. Il n’empêche que malgré le nombre de signes maîtrisés, la communauté scientifique est restée très partagée sur ces travaux et encore aujourd’hui, on ne sait pas vraiment si les singes agissaient par mimétisme ou une réelle capacité de communiquer. ■