kierkegaard romantique

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Nelly Viallaneix Kierkegaard romantique (Textes inédits en français) In: Romantisme, 1974, n°8. pp. 64-85. Citer ce document / Cite this document : Viallaneix Nelly. Kierkegaard romantique (Textes inédits en français). In: Romantisme, 1974, n°8. pp. 64-85. doi : 10.3406/roman.1974.5016 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1974_num_4_8_5016

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Nelly Viallaneix

Kierkegaard romantique (Textes inédits en français)In: Romantisme, 1974, n°8. pp. 64-85.

Citer ce document / Cite this document :

Viallaneix Nelly. Kierkegaard romantique (Textes inédits en français). In: Romantisme, 1974, n°8. pp. 64-85.

doi : 10.3406/roman.1974.5016

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1974_num_4_8_5016

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NELLY VIALLANEIX

Kierkegaard romantique

Les pensées les plus suivies de Kierkegaard concernant le romantisme datent de l'année 1836. Elles occupent la majeure partie du tome I dans le vaste ensemble de fragments autobiographiques (section A), de projets de travaux (section B) ou de notes de lectures (section C), que constituent les Papiers publiés après la mort de Kierkegaard et dont, seule, une part infime a été traduite en français x. Kierkegaard se livre à une réflexion théorique sur « le concept de romantisme », à partir, semble-t-il, de mars 1836. Le fragment daté du 19 août 1836 marque le terme de la première phase de cette recherche2. Mais le jeune penseur (âgé de vingt-trois ans) poursuit son effort afin de préciser les relations du concept de romantisme avec les concepts voisins, qui peuvent en éclairer les divers aspects. C'est seulement lorsqu'il aura situé fermement à sa place le romantisme qu'il considérera son étude comme achevée.

La période inaugurée par l'opposition à l'autorité paternelle et marquée par la prédominance des préoccupations esthétiques, vers l'automne 1835, se clôt avec l'expérience privilégiée d'une « joie indescriptible », un beau matin de mai 1838, qui voit la réconciliation avec le père et la décision de reprendre l'étude de la théologie3. Ce court intermède constitue ce qu'on peut appeler la période romantique de Kierkegaard. Au cours de sa jeunesse, il ne fut sans doute jamais hégélien. Mais il fut romantique et, dans une certaine mesure, il le resta.

La période précédemment définie correspond à une crise dans le développement de la personnalité de Kierkegaard. Elle représente aussi une étape capitale de sa formation intellectuelle. Elle permet, enfin, de comprendre comment un jeune étudiant danois de la première moitié du xixe siècle se situait par rapport à sa culture.

1. Par exemple, pour l'année 1836, l'édition danoise des Papirer, publiée par P.A. Hei- berg et V. Kuhr (seconde édition complétée par N. Thulstrup de 1967 à 1970, chez Gyl- dendal, Copenhague), comporte environ 135 pages, pour les trois sections. Seules, une vingtaine de pages se rapportent à cette année dans la traduction française intitulée Journal (J.) et publiée par K. Ferlov et J.-J. Gateau chez Gallimard (1963). Ces extraits sont exclusivement empruntés à la section A. La majeure partie des textes qui sont utilisés ici sont donc inédits en français.

2. Pap., 1, A, 130 et Pap., 1, A, 225 ; /., 1, p. 83, 19 août 1836. 3. Cf. Pap., 2, A, 228 ; /., 1, p. 129, 19 mai 1838, 10 h. 1/2 du matin. Expérience com

parable à celle que Pascal rapporte dans le Mémorial. La ■ conversion » de Kierkegaard s'amorce en 1837.

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L'automne 1835 marque un tournant dans la vie de Kierkegaard. Inscrit à l'Université en 1830, il a mené, jusque-là, des études qui devaient s'achever, sous l'impulsion paternelle, par des épreuves de théologie. De 1832 à 1834 il suit des cours sur le Nouveau Testament, la Genèse, etc. 4. Mais, en même temps, son attention se concentre sur des problèmes psychologiques. Il voudrait mettre à jour les mécanismes cachés de la psyché, sans doute à cause de l'étrange « désespoir silencieux » du père et des conflits qu'il engendre. Il semble bien qu'il pressente, dès 1834, le secret qui gouverne la mélancolie paternelle 5. Il découvre que le vieillard admiré n'est qu'un homme chancelant. Du coup il se trouve précipité dans une terrible crise.

Il songe à se libérer de la sévère autorité qui pèse sur lui et à conquérir son autonomie. Il tente, d'une part, d'assurer son indépendance matérielle en quittant la maison familiale, puis en devenant professeur de latin e. Il s'efforce, d'autre part, de s'émanciper en se jetant dans la vie politique : il donne des articles polémiques à des journaux de Copenhague 7. Il délaisse surtout les études théologiques, qu'il n'avait entreprises que « pour faire plaisir à son père » et il leur préfère des études esthétiques. Il fréquente salons ou cafés littéraires. On le rencontre sur le Strœget, faisant le dandy, ou dans le cercle de jeunes gens entourant le poète Poul-Martin Mœller, qui enseigne la philosophie à l'université de Copenhague 8. Il se détourne donc, comme il peut, de ses soucis intérieurs et se risque dans le monde extérieur, pour s'y affirmer libre.

Mais la liberté pour quoi faire ? Les projets de lettres de l'été 1835 se présentent comme de vastes examens de conscience. Ils révèlent un Kierkegaard hésitant « comme Hercule à la croisée des chemins », cherchant « son centre de gravité intérieur» afin de savoir ce qu'il « doit faire 9 ». Dans son autobiographie intellectuelle inachevée, Johannes Climacus ou De omnibus dubitandum est (1842-1843), Kierkegaard se dépeint rétrospectivement sous les traits d'un jeune apprenti philosophe en proie au doute 10. De fait, s'éloignant de la vie religieuse, même si c'est d'une manière toute relative, le jeune homme se sent proche de Faust qui, à ses yeux, « personnifie le doute " ». Il ne repousse pas, toute périlleuse qu'elle soit, la

4. Parallèlement, il écoute des leçons de F.C. Sibbern (1785-1872) sur l'esthétique et la poétique (été 1833).

5. Point de vue soutenu par Gregor Malantschuk : Dialektik og Eksistens hos Sœren Kierkegaard (Dialectique et existence chez Sœren Kierkegaard), Reitzel, Copenhague, 1968. Malantschuk s'appuie sur les notations des Papirer qui concernent le о pressentiment » cher aux romantiques (cf. 2, A, 18 ; /., 1, p. 96, 1837 ou 2, A, 584 ; /., 1, p. 183, 1837) et sur le fameux texte où Kierkegaard évoque о le grand tremblement de terre, l'affreux bouleversement qui soudain (lui) imposa une nouvelle loi d'interprétation infaillible de tous les phénomènes » (Pap., 2, A, 805 ; /., 1, p. 198, 1838) : ce texte semble bien indiquer que l'étude du père est achevée. Le <t désespoir silencieux » du père est comparé au spleen romantique. Il correspondait sans doute à un intense sentiment de culpabilité, à la certitude d'une malédiction.

6. Kierkegaard s'installe dans un logement indépendant en septembre 1837 et il enseigne le latin en seconde dans le lycée où il a fait ses études secondaires (Borgerdydskolen) au cours de l'hiver 1837-1838.

7. Par exemple, les articles parus dans la Flyveposte (La Gazette ailée) et consacrés à la liberté de la presse et à la littérature journalistique libérale ou conservatrice (de février à avril 1836).

8. Poul-Martin Mœller (1794-1838), poète d'une séduisante virtuosité, consacra les dernières années de sa vie à la philosophie (il fut nommé professeur en 1831). Ses aphorismes, son humour psychologique marquèrent Kierkegaard, qui lui dédicaça Le Concept d'angoisse.

9. Pap., 1, A, 72 et 75 ; ]., 1, pp. 42-51, 1er juin et 1er août 1835. 10. Pap., 4, B, 1 (Cf. /., 1, p. 302 : traductions de quelques extraits de ce texte). 11. Cf. l'examen de conscience du 1er juin 1835. Kierkegaard n'a pas rompu avec la vie

religieuse : même en 1835 et 1836, il communie avec son père. Mais il avoue, au lendemain de sa bienheureuse expérience de mai 1838 : « Jusqu'ici, c'est, d'une certaine manière, en

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tentation de se perdre dans le monde extérieur, peut-être dans ses « plaisirs ». C'est l'époque où il s'arrête longuement sur «les trois grandes idées (Don Juan, Faust et le Juif errant)... qui représentent la vie hors de la religion 12 ». Toutes les trois débouchent sur le désespoir. Cédant plus ou moins à ce vertige démoniaque, l'homme court le risque de s'abîmer dans une égoïste concentration sur soi, à la manière de certains romantiques 13.

Kierkegaard ne saurait, en ce pénible été de 1835, éviter l'épreuve qu'il décrit si bien. Frappé par une succession hallucinante de morts qui a décimé ses proches 14, ébranlé dans sa santé, il se sent envahi par des « idées noires », comme dit son frère aîné. Il connaît des états d'anxiété et affronte le péril de la morbidité. C'est un jeune héros romantique qui se retire au nord de la Sélande, au mois de juin, pour rétablir son équilibre. Mélancolique et solitaire, il s'attarde longuement sur la hauteur du Gilbjerg, face à la mer grise qui roule les galets au pied du promontoire. Le nouveau René se laisse envahir par le bruit du ressac. Se rappelle-t-il certain prince du Danemark dont la demeure est toute proche 15 ?

Mais la crise traversée en 1835 revêt aussi une forme intellectuelle. En prenant au sérieux les problèmes esthétiques, l'ami de P.-M. Moeller est amené à s'interroger sur la philosophie et la métaphysique, ainsi que sur leur rapport avec le christianisme 16. Afin de clarifier le domaine esthétique, il soumet l'imagination et son fonctionnement en littérature à un examen serré. Il étudie les principaux concepts utilisés en ce domaine17. Le traitement qu'il fait subir au concept de romantisme est caractéristique de sa méthode. Il ne se contente pas de chercher à définir avec précision un concept. Poussant plus loin sa réflexion théorique, il le situe dans l'ensemble de la trame conceptuelle. Cet effort dialectique, au sens platonicien, se déploie de manière exemplaire lorsque Kierkegaard considère le concept central de l'esthétique contemporaine, qui est aussi un des concepts les plus délicats à saisir 18.

Mais les notes sur le romantisme proposent aussi, en 1836, une ébauche de la future dialectique kierkegaardienne. On y relève, en effet, une forte tendance à penser par couples de contraires et à maintenir face à face les deux termes opposés

restant tout à fait à l'extérieur (du christianisme) que j'ai lutté pour sa vérité » (Pap., 2, A, 232 ; /., 1, p. 130, 9 juillet 1838).

12. Pap., 1, A, 150 ; /., 1, p. 74, mars 1836. 13. Cf. Pap., 1, A, 181 ; /., 1, p. 179, 1836 : « Le temps présent est le temps du désespoir,

le temps du juif errant... » Kierkegaard lit avec soin le Faust de Gœthe admiré des romantiques, parce que le о démoniaque » y est opposé au rationalisme de l'Aufklarung. Il étudie Faust, mais aussi la « littérature sur Faust » : Pap., 1, C, 46 à 59 (1835) ; 96 à 102 (1836) • 106 à 115 (1836-37) ; il cite lord Byron (102), Tieck (104) et Gôrres (112). Il étudie la « li

ttérature sur le Juif errant » : Pap., 1, C, 60 à 66, où il s'appuie sur Hoffmann, en septembre 1835 ; 116 à 121 (1836 - 28 août 1837, où il cite Gorres) ; la a littérature sur Don Juan » : Pap., 1, C, 105, 29 septembre 1837, où il s'appuie sur les frères Grimm, et 122 à 125 (1836 - 26 janvier 1837). Il est fasciné par la structure criminelle que lui révèle a l'idée romantique du Maître-voleur » (Pap., 1, A, 11 ; /., 1, p. 17, 1834, etc.). Cf. Spengler : le romantisme est le symbole de la culture faustienne.

14. De 1832 à 1834, quatre morts (2 sœurs, 1 frère, sa mère). Il avait perdu un jeune frère en 1819 et une sœur en 1822.

15. On appelle Gilbjerg l'extrême pointe Nord de l'île de Sélande. Helsingœr n'est distant que de quelques kilomètres. Cf. Pap., 1, A, 63 à 70, juin-juillet 1835.

16. Cf. Pap., 1, A, 94 et 95 ; /., 1, pp. 60-62, 17-19 octobre 1835. Kierkegaard suit les « Leçons sur le concept le plus général de métaphysique я de P.-M. Moeller, au cours de l'hiver 1836-37. Il est question qu'il succède à Mœller dans la chaire de philosophie de l'Université de Copenhague.

17. Kierkegaard situe ainsi les uns par rapport aux autres les concepts de mythologie, musique, poésie (lyrique, épique, dramatique), ce qui l'amène à réfléchir sur le tragique et le comique. Il n'a pas encore étudié les Leçons d'esthétique de Hegel, qu'il n'abordera qu'en 1841-42 (Pap., 3, C, 34).

18. Cf. La République, fin du livre VI.

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qui n'existent que l'un par rapport à l'autre. L'ironiste romantique, dont on redoute les traits d'esprit destructeurs, dans les cercles littéraires, fait précisément l'expérience de la coïncidence des contraires. Tandis que l'on rit, autour de lui, de ses bons mots, il se sent, au-dedans, le cœur glacé. Il est « un Janus bi-frons 19 ». Mais il y a plus. Sur le plan de la réflexion, le romantisme enseigne à Kierkegaard qu'un concept ne se peut préciser que par la relation anti-thétique qu'il ne cesse d'entretenir avec son opposé. Tantôt conçue comme une succession par alternance, tantôt comme une pure simultanéité, jamais cette contradiction ne peut être « dépassée ». La règle s'applique aussi au christianisme ; il développe « une contradiction essentielle : Augustin et Pelage 20 », l'opposition de deux éléments incompatibles : la justification de la position humaine et le fait que l'exigence chrétienne concerne l'homme dans sa totalité 21.

Après la méthode dialectique, voici la méthode indirecte qui se cherche, à son tour. Kierkegaard, qui songe à une carrière littéraire, multiplie les projets de romans ou de nouvelles, voire de pièces de théâtre. L'expérience de la création lui révèle qu'il prête la vie à d'autres « moi », à des doubles dont chacun exprime l'une de ses propres possibilités. « C'est comme si j'étais un penseur double », avec un «autre moi», observe-t-il22. Il tente d'exploiter, non sans maladresse, ce processus romantique de dislocation de soi et d'identification momentanée à des « types » variés en écrivant son premier livre : Des papiers d'un homme encore en vie, édité en septembre 1838. Dans la préface, il évoque la double existence d'un premier moi et d'un alter ego. S'il marque la distance qui les sépare, il affirme aussi leur solidarité, en précisant qu'ils « sont noués ensemble par les liens les plus profonds, les plus sacrés, les plus indissolubles23 ». Tel semble être le point de départ de l'ingénieuse invention de la communication indirecte, assurée à l'aide de pseudonymes. Elle pourrait bien découler de la pratique romantique du double.

Mais de quels romantiques Kierkegaard suit-il l'exemple? En cette première moitié du xix* siècle, la culture danoise se distingue à peine de la culture germanique. Un étudiant de Copenhague désireux de conquérir son originalité ne peut manquer de se situer par rapport aux deux grands mouvements de pensée dont l'Allemagne est le berceau : l'hégélianisme, mais aussi le romantisme.

C'est en lisant les Forelaesninger over den nyere danske Poesie (Leçons sur la poésie danoise moderne) de Christian Molbech, que Kierkegaard commence à se préoccuper du concept de romantisme24. Les citations, mêlées de commentaires critiques, qu'il consigne constituent manifestement le dossier d'une étude plus approfondie. Dans ses leçons, Molbech s'appuie sur le livre de Jean-Paul : Vorschule der Aesthetik. A son tour, il est tenté d'appeler « romantique » non seulement la culture de l'Allemagne contemporaine, mais celle de l'Inde antique ou celle du Moyen Age25.

19. Pap., 2, A, 662 ; /., 1, p. 189, 1837 : « ... Avec un visage, je ris ; avec l'autre, je pleure. » Cf. Pap., 2, A, 132 ;]., 1, p. 119, 14 juillet 1837 : a Je dis des mots d'esprit ; les gens rient — je pleure. »

20. Pap., 1, A, 101 ; /., 1, p. 65, 14 janvier 1837. 21. Cf. Pap., 2, A, 357 et 359, 8 février 1839, ou Pap., 3, A, 211 ; /., 1, p. 250, 1840 :

« Les deux déterminations de pensée sont également nécessaires : que le christianisme soit ce qui ne surgit dans la pensée d'aucun homme et que, cependant, puisqu'il est donné à l'homme, il lui soit naturel. »

22. Pap., 1, A, 333 ; /., 1, p. 92, 2 décembre 1836. Cf. Hoffmann : Princesse BrambiUa. 23. A propos du troisième roman d'H.C. Andersen (1805-1875) : Rien qu'un violoneux

(1837), naïve autobiographie (Samlede Vaerker, Œuvres complètes, 3e édition, t. I, p. 13). 24. 2 volumes, Copenhague, 1832. Cf. Pap., 1, C, 87 et 88, 24 mars 1836. Chr. Molbech] l'homme du dictionnaire, publia, en 1830, une Anthologie poétique du Danemark. 25. Cf. Molbech, op. cit., II, p. 190 et Jean-Paul Richter (1763-1825), qui fut à l'origine

de la révolution romantique (cf. éd. Vienne, 1915 ; I, p. 90 et suiv.). La nostalgie du Moyen Age est commune au premier et au second romantisme. On la trouve chez Novalis, que Kierkegaard lit en 1835. Sous l'influence des frères Schlegel, qui avaient songé à publier

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Kierkegaard conteste que l'on puisse qualifier de romantique la mentalité indienne. Dans l'Inde ancienne, pense-t-il, la différence entre fini et infini n'est pas perçue. Or, elle représente la première condition de la naissance du romantisme, qui n'aspirerait pas à dépasser le fini, s'il n'avait aucune idée de l'infini. Kierkegaard se juge donc fondé à déclarer que « la multiplicité bariolée que l'on trouve dans la poésie de l'Inde et qui a conduit certains à la caractériser comme romantique n'est pas romantique. C'est la multiplicité végétative. La vie des pays de l'Est est, dans sa totalité, végétative ; d'où, bien sûr, aussi leurs dieux, etc., qui sont portés par des calices de fleurs et se développent à partir des fleurs 26 ».

L'application de l'épithète « romantique » au Moyen Age n'est pas plus admissible, quoique moins choquante. Certes on peut reconnaître beaucoup d'éléments romantiques dans la vie médiévale. Ainsi « le romantique y est exprimé de manière appropriée » par un pullulement de vagabonds : « chevaliers errants ; écoliers itinérants ; chanteurs, musiciens, moines ambulants, etc. — feuille volante 27 ». Pourtant le phénomène ne saurait être décisif, dans la mesure où, à l'intérieur d'une même période, une tendance opposée à la tendance dominante peut se manifester. Il faut tenir compte des « phénomènes correspondants : la scolastique dans la période d'imagination du Moyen Age ; l'école romantique dans la période d'intelligence (F or stand) de notre temps 28 ».

Peu à peu, Kierkegaard est donc amené à n'utiliser le terme « romantique » que pour qualifier le mouvement du romantisme allemand. Ses études et ses lectures concernent d'abord le premier romantisme, celui du groupe d'Iéna, réuni autour des frères Schlegel et de Y Athenaeum, illustré par Novalis et surtout par Tieck29. Mais il les diversifie en cherchant à connaître aussi bien Achim von Arnim que Clemens Brentano, Hoffmann que Gorres30. Il accorde à Steffens, comme tous les Danois, un intérêt particulier. Ce jeune Norvégien, lorsqu'il arrive à Iéna, pendant l'été 1799, se plonge dans la Doctrine de la science de Fichte, dont Frédéric Schlegel, dans YAthenaeum, affirme qu'elle constitue un foyer des temps nouveaux 31. Kierkegaard constate qu'elle inaugure moins une nouvelle philosophie

une revue : le Moyen Age, Madame de Staël considère к la poésie romantique comme celle qui tient de quelque manière aux traditions chevaleresques » (De l'Allemagne, t. H, chap. 9). C'est Fr. Schlegel et Novalis qui orientent le romantisme vers la pensée orientale, à la suite de Herder, le « père du romantisme ». Cf. Pap., 1, A, 211, 1er août 1836, où Kierkegaard s'interroge sur le romantisme de l'Inde à propos de Fr. Schlegel. (Voir Gorres et ses études de la mythologie du monde asiatique.)

26. Pap., 1, A, 315, 25 décembre 1836. Cf. Pap., 1, C, 126, 27 janvier 1837, à propos a des quatres stades de la vie, en rapport avec la mythologie ». Les mythologies orientales correspondent au premier stade, celui de l'enfance, a On a cru pouvoir les appeler romantiques », à cause de leur multiplicité. Mais Kierkegaard souligne que ce qu'il appelle « proprement romantique » leur demeure étranger.

27. Pap., 1, A, 262, 1836. Cf. Pap., 1, C, 101, 8 septembre 1836. a Fliegendes Blatt aus Koln. Cf. Knaben Wunderhorn, 1> p. 214. » Ce recueil de chansons populaires allemandes : Le Cor enchanté de l'enfant, dont le tome I parut en 1805, sous la date de 1806, à Heidelberg, était dû à la collaboration de Clemens Brentano et d'Achim von Arnim. Kierkegaard l'avait acheté le 14 mars 1836. En même temps que Molbech, Kierkegaard étudiait Die Poesie der Troubadours, de F. Diez (Zwickau, 1826) : Pap., 1, C, 89, 22 avril 1836.

28. Pap., 1, A, 216, 4 août 1836. 29. L 'Athenaeum, qui parut de 1798 à 1800, était la revue du a romantisme de la pre

mière heure » ou о vieux romantisme », dont le principal centre fut Iéna. 30. Le second romantisme ou о romantisme plus jeune », ou о haut romantisme », atteint

son apogée en 1808 à Heidelberg avec Cl. Brentano et A. von Arnim, auxquels se rattachent J. von Eichendorff (cf. Pap., 1, C, 86, 1836) et les frères Grimm (cf. Pap., 1, C, 91, 17 janvier 1837). Il se développe aussi chez о les romantiques de Berlin », dont le principal représentant est E.T.A. Hoffmann, et dans le cercle de J. Gorres, après 1819, à Munich.

31. Cf. Ricarda Huch, Les romantiques allemands, Grasset, 1933. Fichte professait déjà à Iéna lorsque Wilhem et Caroline Schlegel vinrent s'y établir, au cours de l'été de 1796, avant l'arrivée de Schelling. On connaît la déclaration de Fr. Schlegel : « Les trois grands courants de notre siècle ont été déterminés par la Révolution française, par le Wilhem Meister de Goethe et par La doctrine de la science de Fichte » {Athenaeum, I, 3, p. 56).

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qu'une nouvelle esthétique, qui, si elle ne s'ordonne pas en un système, n'en diffuse pas moins un esprit et une manière de sentir. Les romantiques se sentent à l'aise pour traduire une telle pensée dans un langage esthétique. Fichte encourage, en effet, l'audace de l'invention, en ce qu'il pose l'infini comme un mouvement immanent au moi par lequel une subjectivité s'élabore : le moi ne se donne-t-il pas le non-moi afin d'agir et de satisfaire ainsi sa volonté et sa liberté infinies ? Mais il y a plus. Cette philosophie qui pose l'infinité du sujet, en contraste avec la finitude, peut ne pas demeurer abstraite. C'est ainsi que les romantiques ne manquent pas de lui prêter un sens existentiel. Même s'il y a loin du « moi pur » aux « moi » concrets, de l'idéalisme absolu à Г« idéalisme magique » des poètes, l'exaltation de la puissance créatrice de l'esprit autorise la confiance de l'artiste, en sollicitant l'essor de son imagination. Il faudra simplement, selon l'expression de Novalis, « fichtiser mieux que Fichte ! 32 ».

Kierkegaard se trouve donc fortement déterminé, quand il se tourne, de préférence, vers les romantiques allemands pour discerner l'originalité du concept de romantique. Il considère que Molbech, s'il en a rassemblé divers éléments, n'a pas su dégager les traits essentiels du romantisme. Préfaçant les commentaires critiques des Leçons sur la poésie danoise moderne, il réduit le mérite du critique danois à de justes proportions. « Pour éclairer le concept de romantique », écrit-il, « on trouve, dans la 21e leçon, toutes sortes de choses, mais pourtant rien de nouveau 33. »

II

Qu'est-ce donc que le romantisme? L'imprécision des réponses de Molbech et de Jean-Paul n'est pas accidentelle. Kierkegaard avoue que tout effort de définition devient ingrat quand il s'agit de conceptualiser un phénomène qui ne se laisse enfermer dans aucune limite. Il écrit, au moment où il amorce sa propre réflexion théorique, en mars 1836 : « Je dois d'abord protester contre cette opinion que le romantique se laisserait comprendre dans un concept, car le romantique se situe précisément dans le fait de déborder toutes les frontières 34. »

Plutôt que de circonscrire une fois pour toutes dans un concept ce qui postule « l'absence de mesure relative », mieux vaut peut-être se représenter « la grande étendue du désert, comme par exemple le désert nord africain qui, d'après la description d'Ehrenberg, n'en est pas moins très romantique », ou encore « la lande jutlandaise (Blicher) et le commencement de la nouvelle Telse 35 ». Le désert de sable sans fin, la lande nue à l'infini, les espaces d'Ossian sont romantiques en ce qu'ils excluent tout point de repère pour l'œil ou l'oreille, autorisant toutes licences

Cf. Тар., 1, C, 50, 16 mars 1835, et surtout 1, C, 73, mars 1837, où Kierkegaard aperçoit dans le Wilhem Meister de Gœthe, « immanent à la totalité n, le développement « de l'ordre moral du monde fichtéen ». Quant à Henrik Steffens (1773-1845), rentrant d'Allemagne à Copenhague, en 1802, il donna une série de conférences à l'Université, inspirées de Schelling et de Fr. Schlegel. C'est lui qui révéla les idées romantiques aux Scandinaves. Lié d'amitié avec Tieck, et influencé par ses discussions avec Fichte, il considérait les fugitives années d'Iéna comme les plus belles de sa vie.

32. Voir le numéro spécial que les Cahiers du Sud consacrèrent au romantisme allemand, en mai-juin 1937 ; en particulier, p. 122-132 (Camille Schuwer).

33. Pap., 1, C, 88, 24 mars 1836, p. 243. 34. Pap., 1, A, 130 ; /., 1, p. 70, 1836. Pour Madame de Staël, le romantisme est insé

parable du я besoin d'échapper aux bornes в . 35. Cf. l'article paru dans une revue hebdomadaire danoise : о Les déserts nord-afri

cains » (4 B, p. 153-4 ; Copenhague, 1834), et les Nouvelles (2e vol. ; Copenhague, 1833) du poète et conteur romantique Steen Steensen Blicher (1782-1848), dont le lyrisme exalte le souvenir de longues promenades solitaires sur les landes jutlandaises. Il traduisit les poèmes d'Ossian (de 1807 à 1809). Cf. Pap., 1, A, 8 ; ]., 1, p. 15, 11 septembre 1834, où Kierkegaard évoque Ossian.

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et toutes confusions. Le témoignage du voyageur Ehrenberg peut ici disqualifier l'initiative nécessairement embarrassé du philosophe : «... l'absence de mesure pour la grandeur relative des corps dans les grands et désertiques déserts africains donne occasion à d'étranges méprises. J'ai même été assez souvent abusé de telle sorte que, croyant voir un vautour ou un autre grand oiseau posé sur une hauteur dans le voisinage, je commençais à m'approcher, le fusil en joue, jusqu'à ce qu'à la fin, je découvre qu'il n'y avait pas d'oiseau dans le voisinage, mais un chameau sur une hauteur dans le lointain... Il en va de même pour l'audition. Le silence de mort qui, la nuit, règne dans ces déserts est, pour une oreille d'Européen, quelque chose d'aussi insolite que l'est, pour l'œil, la plaine plate et monotone. A une distance incroyable, on peut entendre pas, discours, voire même un léger murmure. » Alors, commente Kierkegaard, « on ne peut pas décider non plus si le bruit vient de loin ou du voisinage 36 ». En vérité, les romantiques ne peuvent, ni ne veulent, rien décider. Ils acceptent que les objets et les concepts tombent en miettes. Ils brassent ensemble toutes les catégories. Ils retrouvent le chaos originel et plongent dans la nuit où les rêves se forment et se déforment. Novalis s'enivre de cette divine confusion, dans laquelle Tieck discerne la matrice des claires différences. Comme la princesse Brambilla par la folle danse, ils se laissent emporter par le tourbillon sans fin des images37. Hegel leur en fera assez reproche! De fait, Fr. Schlegel et Jean-Paul professent une esthétique dionysiaque qui séduirait le Nietzsche de la Naissance de la tragédie. Elle n'impose aucun frein à l'imagination qui s'emballe. Elle justifie tous les excès en exaltant l'individu38.

Ce confusionnisme permet le mélange des genres et, en particulier, le « mixte impur » du tragique et du comique, que Kierkegaard relève dès 1835 39. Il explique le prestige de Shakespeare et de Cervantes qui, sans se soucier des divisions nettes, associent le sublime et la farce40. Il rend compte, enfin, de l'humeur vagabonde des romantiques qui déambulent de catégorie en catégorie et ne craignent pas de rechercher l'image de leur génie au cœur du Moyen Age. Toute cette interprétation du romantisme se résume dans la lecture que Kierkegaard propose, à son tour, d'un épisode de la légende nordique : « Une situation romantique authentique rappelle celle où Ingeborg, assise sur le rivage, suit des yeux Frithiof qui fait voile au loin ; toutefois le romantique disparaîtrait, si on se l'imaginait plus complaisante à la pensée de la perte de Frithiof que préoccupée de son voyage et de sa situation 41. >

36. Pap., 1, A, 131, 1836. 37. Cf. Pléiade, t. 13 chap. 6, p. 1059-1060. Le naturaliste G.H. Schubert, qui appartint

au second mouvement romantique (Groupes de Dresde et de Munich), et dont Kierkegaard lit Die Symbolik des Traumes (Bamberg, 1821), acquis le 22 février 1836, s'installa à Munich en 1827. Il attira l'attention des romantiques sur le rêve et le travail de l'inconscient (cf. Albert Béguin, L'âme romantique et le rêve, Corti, 1939). En 1835, Kierkegaard relève, dans Novalis, un passage concernant « les rêves du matin, tourbillons assoupis, dont on ne se tire qu'avec effort » {Pap., 1, A, 80 : Ecrits, 1er volume, Berlin, 1826, p. 107). Cf. le thème de la nuit et du nocturne (VI. Jankélévitch, dans Cahiers du Sud, op. cit., p. 73-84).

38. Cf. Ruth Benedict, Patterns of culture, 1935 (trad. Gallimard, 1950). R. Benedict met en évidence l'alliance des cultures « dionysiaques » et de l'individualisme outrancier.

39. Voir Pap., 1, A, 34, 19 janvier 1835 : a Combien le tragique se trouve près du comique (une remarque qu'on doit surtout au mérite de la comédie chez Holberg...) ! » La raison en est qu' « un homme peut rire, en sorte qu'il en arrive à pleurer. D'un autre côté, le comique se trouve si près du tragique, par exemple dans YEgtnont de Goethe, 5e acte, lre scène, qu'on est porté à sourire des Hollandais ». Ce fragment s'accompagne d'une série de remarques concernant le tragique et le comique.

40. Kierkegaard lit Shakespeare dans la traduction de W. Schlegel, revue et complétée par L. Tieck (Berlin, 1832). Cf. Pap., % A, 34, 1837. Souvent, il s'identifie à Don Quichotte (cf. la série de réflexions contemporaines de l'étude du concept de romantisme).

41. Pap., 1, A, 136, mars 1836 : La Saga de Frithiof est l'œuvre la plus populaire du poète romantique suédois Esaias Tegnéer (1782-1846), Stockholm, 1825. Cycle de romances constituées à partir d'une saga tardive influencée par le christianisme, elle raconte une belle histoire d'amour. Cf. Pap., 1, C, 125, 26 janvier 1837, p. 304 : « ... le regard d'Ingeborg qui suit celui qui s'évanouit » au loin (à propos du page de Figaro : point de vue romantique, mélancolique).

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Romantique, Ingeborg le demeure aussi longtemps qu'elle «suit des yeux celui qui s'évanouit à l'horizon » et qu'elle nourrit, comme le Fauré des Horizons chimériques, le rêve de « grands départs inassouvis 42 ». La Thora de Havsgaard lui ressemble, dont l'amour se porte vers un absent perpétuel, puisqu'il se nomme: « Celui qui revient 43. »

Mais l'absence de limites n'est que l'aspect négatif du romantisme. Kierkegaard ne s'y arrête pas. Ailleurs se trouve l'essentiel, que Molbech souligne sans parvenir à le dégager avec fermeté. Il consiste dans la recherche positive de l'infini, qui se cache au cœur du confusionnisme, dans le mouvement vers l'infini. Kierkegaard ne se détournera jamais de ce foyer romantique. Il s'y établira pour décrire les « mouvements de l'infini » au sein de l'existence concrète 44. Cependant, il oriente au-delà son analyse en s'avisant que le mouvement romantique n'a pas de fin, qu'il est la quête d'un Graal à jamais inaccessible. L'élan du romantisme trahit une nostalgie qui donne toujours du « mouvement pour aller au-delà », selon la belle expression de Malebranche. Kierkegaard, pour mieux la saisir, fixe son attention « sur la diversité dans les jeux : les anciens utilisaient les exercices du corps, lançaient le disque; l'époque romantique chasse et pêche». Il lui semble que les deux conduites sont « romantiques », par référence au même « rêve total de ce qu'on pourrait, si possible, faire prisonnier, etc. 45 ». Chasser, pêcher, « poursuivre », en un mot, qui vient de Pascal ; chercher à s'emparer de l'infini en courant de proie finie en proie finie ; subir la déception et passer outre : tel est le mouvement romantique par excellence. Il correspond à la dialectique fichtéenne de l'infini dans sa triple affirmation : de l'infini, de l'aspiration à y atteindre et de l'impossibilité d'y parvenir46.

En conséquence, le romantisme ne se réduit pas à la multiplicité bariolée des choses finies. Il témoigne mieux encore de l'inextinguible soif d'unité, qui le pousse à parcourir tout le fini, sans indiquer de halte. Kierkegaard ne saurait donc accorder à Molbech que le romantique, contrairement à l'antique, cherche « la beauté dans le multiple » . Il lui reproche de présenter « cette multiplicité comme trait dominant des beaux- arts romantiques », sous prétexte que « la particularité, l'unité et la simplicité du Grand et du Sublime sont caractéristiques de l'art antique 47 ». La vérité est fort différente. On la rétablira en se posant « une question socratique », en se demandant « si le goût pompéien n'est pas ligoté et bariolé48 ». Il apparaît que le romantique ne se trouve pas plus dans le bariolé que dans l'Inde antique. « Est-ce que le romantique se trouve dans le bariolé, le multiple ? » Non, répond Kierkegaard, « car l'antique a bien évidemment Nymphes, Néréides, etc. ». Le bariolé ne devient romantique que dans la mesure où « un besoin insatisfait l'y a évoqué, sans toutefois y trouver sa satisfaction49». Le romantique n'est donc pas la

42. Cf. les voyages imaginaires de la pensée évoqués dans le Prélude (Stemning) de Crainte et tremblement. Ils comptent plus que les voyags effectifs.

43. Pap., 1, A, 155, avril 1836. Ce qui vérifie « le romantique de la réplique qui se trouve dans toute (cette) œuvre de Baggesen : ...Je reviens ».

44. Cf. les mouvements de l'infini, comme la résignation de Crainte et tremblement, qui amorcent le passage d'une sphère à une sphère supérieure.

45. Pap., 1, A, 132, mars 1836, ajouté à 131, à propos de la chasse dans les grands déserts. Kierkegaard utilisera souvent ces images de chasse et de pêche.

46. A propos des trois exemples de la Doctrine de la Science ; je suis ; l'homme est libre ; l'existence du Beau. Madame de Staël, De l'Allemagne, op. cit., a insisté sur cette pensée de l'infini. De son côté, Baudelaire (Salon de 1846, Pléiade, p. 610) déclare : « Qui dit romantisme dit art moderne — c'est-à-dire... aspiration vers l'infini... s Novalis, en donnant l'impulsion au mouvement romantique, avait insisté sur la nécessité de a romantiser » le monde : a En donnant... un halo d'infini à ce qui est fini, je romantise. »

47. Pap., 1, C, 88 ; Molbech, op. cit., p. 199. On déclarerait « la multiplicité romantique dans les œuvres des poètes de l'époque moderne ». Cf. le numéro spécial des Cahiers du Sud, p. 133-143 (A. Chaste!) : de ce point de vue, le romantisme s'inspire de la philosophie de Schelling, dont Kierkegaard suivit les leçons, lors de son séjour à Berlin, en 1843.

48. Pap., 2, A, 638, 1837. 49. Pap., 1, A, 155, avril 1836.

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multiplicité quantitative, temporelle et bariolée des choses finies, pas plus qu'il n'est l'unité réalisée, la satisfaction. Il traduit exactement le « besoin insatisfait », l'aspiration vers une inaccessible unité qui anime du dedans le multiple pour en faire une multiplicité organique 50.

Kierkegaard, s'il évite de l'identifier à la multiplicité quantitative que figure le bariolé, distingue avec le même soin le romantique de l'unité abstraite, plus formelle que réelle, puisqu'elle est accessible et achevée, de l'Etat ou de la Nation. Le romantisme invite plutôt « chaque nation à se fondre dans son représentant ■», le héros, capable d'incarner son aspiration à l'unité. « Là se montre bien le contraste entre l'ère romantique et notre période intellectualiste (Forstands Période). Tandis que celle-là se complaisait surtout à la pensée d'un Grand arbre qui poussait sa cime en haut, vers le ciel..., notre temps cherche à tout étaler devant l'oeil, une chose à côté de l'autre. Tandis que cette époque romantique cherchait, pour ainsi dire, à ramener toute une génération à un seul individu, notre époque s'efforce de mettre toutes les nations les unes à côté des autres... La différence, c'est que l'époque romantique se complaisait davantage dans l'idée de grandeur, de sublime, etc., dans cet individu unique, alors qu'au contraire notre époque se complaît davantage à la pensée des multiples individus qui sont réunis en un Etat, des multiples intérêts qui s'y entrecroisent — par conséquent encore du multiple 51. » Le romantique exclut l'étalement des multiples finis dans l'espace. Il s'incarne dans l'individu original, qui ne cesse de poursuivre son approfondissement qualitatif ; il requiert la subjectivité, qui dispose toujours d'un mouvement pour aller au-delà et qui s'exalte dans cette tension vers l'inaccessible. Pour le rencontrer, il suffit que le promeneur solitaire écoute la voix de sa mémoire : « l'absolue solitude, où aucun vent ne remue, où aucun aboi lointain n'est entendu... et où, pourtant et précisément, l'imagination s'enivre dans la jouissance suprême : le romantique est-il rien d'autre 52 ? » Tous les romantiques, allemands, anglais ou français, au nom de cette même expérience, saluent le temps des individus sublimes. Kierkegaard se souviendra de leur témoignage, lorsqu'il opposera le génie et l'apôtre. Il s'y reportera surtout lorsqu'il posera, face à la tyrannie de la masse, « sa » catégorie de l'Unique (den Enkelte) en s'appuyant, pour résister au raz de marée des abstractions totalitaires issues de l'hégéhanisme, sur la même réalité que Max S timer.

Quelle distance déjà prise par rapport à Molbech ! Cependant, Kierkegaard prend la peine de recopier tel passage des Leçons sur la poésie danoise moderne, où il reconnaît sa propre pensée : « Ce n'est ni l'élément sentimental, ni le chevaleresque, ni le merveilleux qui constitue le principe fondamental du romantique — c'est plutôt l'infini, la liberté déliée des barrières du sensible par l'action de l'imagination, l'intuition de l'idéal, la plénitude et la profondeur de la sensibilité, la force du processus de pensée orienté vers les idées, où nous devons chercher la condition fondamentale du romantique... Le romantique, déclare Jean-Paul, est le beau sans frontières ou le beau infini, comme il y a un sublime infini53. » Aspiration à l'infini, sans cesse contrariée, sans cesse renouvelée, telle est l'inquiétude dont le romantique naît, vit, meurt et renaît.

Kierkegaard, en apprenant à le maîtriser, tente tout naturellement de comparer le concept de romantisme à celui de classicisme, ou, plutôt, dans la mesure où l'originalité du Grand Siècle français lui échappe, à celui d'antique, qui appartient à la problématique du romantisme germanique. L'opposition habituelle devient,

50. Cf. Pap., 1, A, 131, 1836 : о Si on voulait ne voir que le multiple, alors on voudrait assurément quelque chose qui, quoique sans doute romantique, ne pourrait pas être subsume sous ce concept... »

51. Pap., 1, A, 139 ; /., 1, p. 70, mars 1836. D'où l'interrogation de Pap., 1, A, 155, avril 1836 : « Jeanne d'Arc est-elle romantique et jusqu'où ? », associée au refus de définir le romantique par le a bariolé ».

52. Pap., 2, A, 638, 1837. 53. Pap., 1, C, 88, 24 mars 1836 ; p. 181-182 de Molbech.

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dans les Papirer, radicale : elle se situe au-delà des querelles historiques qui ont pu opposer Anciens et Modernes. « Quand je parle du contraste entre l'antique et le romantique », annonce-t-il, « je ne pense naturellement pas à quelque cas esthétique particulier, mais au contraste fondamental qui doit donner, à chaque maillon particulier de l'esthétique une autre couleur 54. » Le contraste est illustré et approfondi à l'aide d'exemples qui ne sont pas tous tirés, tant s'en faut, de l'ouvrage de Molbech.

Il apparaît d'abord que le romantisme, à la différence du classicisme, qui représente de limité, figure l'illimité. L'absence de frontière ou de mesure, l'infini répugnent aux Grecs, qui ne se sentent à l'aise que dans le fini et dans les situations propres à la finitude. L'antique vit «dans le monde, réconcilié avec lui55». Du coup la nécessité l'enchaîne, tandis que le romantique joue le libre jeu des possibles. Dans la période moderne, où la science prétend contrôler et expliquer tous les phénomènes, la tendance classique est loin de s'effacer. Elle s'affirme clairement dans la philosophie de Hegel, qui saisit le monde, dans sa totalité, comme un développement nécessaire. « II est manifeste que le romantique, à noire époque, cède de plus en plus de terrain, à mesure, en effet, qu'on fait valoir la nécessité (Hegel)... » L'hégélianisme serait-il donc, d'une certaine manière, une philosophie à l'antique? Kierkegaard se le demande sérieusement, non sans se poser cette autre question : « Jusqu'à quel point l'antique qui se produit ainsi ressemble-t-il, au fond, à ce qu'on appelait l'antique56?» Mais quand il songe à Thorvalsden, contemporain de Hegel, l'hésitation n'est plus permise : « II est bien, au fond, le contemporain de Hegel. Le romantique s'est évanoui et le présent de la nécessité (l'antique) est apparu (la sculpture appartient à l'antique). Ainsi, nous avons vécu un nouveau stade antique. Le romantique est réconcilié avec le monde 57. » Fatale réconciliation. Le romantisme n'y survit pas.

La mésaventure que Hegel et Thorvaldsen lui font subir révèle la seconde incompatibilité qui l'éloigné du classicisme : tandis que l'antique adhère au présent, se lie au réel, le romantisme laisse l'imagination, le sentiment et la volonté se libérer. « Le romantisme a des miracles ; l'antique ne peut pas en avoir (les hégéliens — Schleiermacher) 58. » C'est dire que le romantique dispose seul de toute la gamme temporelle. Le récit lui convient, qui évoque l'irréel passé, comme aussi l'invention, qui se déploie dans rirréel futur. « L'antique est un présent ; le romantique un aoriste 59 ». En vérité, l'époque a bien oublié le romantisme : elle se cantonne dans « des histoires d'auteurs de tous les jours ». Comment s'étonner que l'on ne trouve plus « guère de livre d'édification qui enseigne à mépriser le temps présent et à se hâter dans l'éternité eo ? ». Autre variation sur la même pensée : « L'antique n'a

54. Pap., 1, A, 171, 12 juin 1836. 55. Pap., 1, A, 200 ; /., 1, p. 80, 2 juillet 1836. 56. Pap., 1, A, 170 ; /., 1, p. 77, 12 juin 1836. 57. Pap., 1, A, 200 ; /., 1, p. 80, 2 juillet 1836. Bertel Thorvaldsen fut le sculpteur de

« l'âge d'or » de la culture danoise, au début du xix* siècle. C'est à l'occasion d'un séjour à Rome qu'il comprit le génie de la statuaire antique.

58. Pap., 1, A, 217, 4 août 1836. Cf. Pap., 1, C, 20, 1834-35, extraits de Der Christliche Glaube... (Berlin, 1830), de Schleiermacher : « Le point de vue de Schleiermacher est tout entier miracle », et Pap., 2, A, 199 ; /., 1, p. 125, 7 décembre 1837 : « Schleiermacher fait entrer le concept de miracle dans le Système. » Le groupe d'Iéna s'appuyait sur sa théologie, qui habilitait le sentiment et l'imagination à connaître la foi, par opposition à la raison, apte à la seule connaissance du monde extérieur.

59. Pap., 1, A, 137 ; /., 1, p. 70, mars 1836. En grec, au mode indicatif, l'aoriste est le temps du récit dans le passé et peut se comparer à notre passé simple.

60. Pap., 1, A, 201 ; /., 1, p. 80, 2 juillet 1836 (ajouté à 200). Allusion aux Nouvelles de Thomasine Gyllembourg (1773-1856), mère de J.L. Heiberg, adversaire hégélien de Kierkegaard, qui écrivait sous le pseudonyme de « l'Auteur d'une histoire de tous les jours я (Copenhague, 1834). Une histoire de tous les jours (1828), récit d'amour sur fond de petite bourgeoisie citadine, l'avait rendu célèbre. Cf. Pap., 1, A, 148, mars 1836 : о Notre époque a le roman et la nouvelle », ou Pap., 1, A, 236, 12 septembre 1836 : о Dans la période de l'intelligence... on traduit ce qui est, au fond, scientifique, dans une sorte de poésie — les nouvelles. » Cf. l'étymologie prêtée au mot romantique : romanesque, roman.

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aucun idéal vers lequel s'efforcer ; au contraire, le romantique en a un. C'est qu'en effet l'antique doit désapprouver tout effort qui porte atteinte au réel ; en lui, l'accompli est donné dans le réel, ou du moins, le plus accompli qu'il peut y avoir dans le monde... Il n'a aucun idéal, ni moral, ni intellectuel, ni beau. Il n'a aucun idéal ou, ce qui revient au même, il a, ici, dans le monde, un idéal accessible el. » Au contraire, le romantique regarde vers le passé ou se tourne vers l'infini, qui est un idéal inaccessible. Nouvelle variation, mathématique cette fois : « L'antique est une division de l'idéal par le réel, qui tombe juste ; le romantique donne toujours une fraction 62. » II s'ensuit qu'il s'exprime de préférence par allégories. « Le rapport de l'allégorie au romantique», sur lequel s'interroge Kierkegaard, est évident, « puisque précisément l'idée tout entière ne peut pas reposer ni être développée dans l'expression propre. — L'image 63. » L'allégorie exprime, à proprement parler, quelque chose d'autre que ce que l'on pense. Elle correspond à une approximation par rapport à la pensée. Elle suggère et invite au mouvement, pour outrepasser ce qui est dit. A ce titre « l'époque romantique a constamment quelque chose in mente 64 ». De Tieck, Kierkegaard cite avec intérêt un éloge de l'allégorie et de son « ambiguïté », qui sollicite l'imagination et qui correspond, selon Novalis cette fois, à « l'art de considérer la vie la plus habituelle comme un conte 65 ». L'allégorie devient le signe auquel se reconnaît le romantique opposé au classique. D'où la conclusion favorable de l'examen auquel Kierkegaard soumet la pensée de Baggesen. « II est bien vrai », reconnaît-il, « que B. manque cet indicible ; mais c'est précisément le romantique : une prise, en idée de quelque chose qui s'évanouit loin de vous ; elle ne peut donc jamais le livrer, mais seulement (en livrer) l'image à partir de l'ombre, etc., c'est-à-dire l'allégorie. Cf. mes papiers sur le romantique : le classique n'a proprement aucune allégorie 66 ». D'où encore le jugement qu'il porte sur la peinture de son temps : « On peut voir aussi le romantique, d'une certaine manière, dans la draperie que l'art moderne donne à ses statues et à ses peintures (d'une certaine manière allégorique) 67. » D'où, enfin, cette curieuse censure du latin : « Ecrire sur des matières romantiques, dans une disposition d'esprit adéquate, en latin, est aussi insensé que de prétendre tracer un cercle au moyen de carrés — ; les hyperboles paradoxales de la vie humoristique renchérissent sur chaque schéma, font éclater chaque camisole de force ; c'est mettre du vin nouveau dans de vieilles outres. Si le latin, à la fin, veut dominer, c'est par un mariage forcé avec le jeune amant lié ; alors la vieille commère édentée qui ne peut pas articuler

61. Pap., 1, A, 221, 1836. Cf. Pap., 1, A, 151 ; /., 1, p. 74, 1836 : « Plus intense est la vie terrestre, plus terne aussi devient l'éternité. Par conséquent, le séjour des morts des Grecs devait ainsi être considéré seulement comme une ombre portée de la vie réelle... » Cf. Pap., 2, A, 250 ; /., 1, p. 135, 22 août 1838 : « Le développement grec s'accomplit dans le développement terrestre ; l'absorption de l'infini dans le fini se répète aussi dans le christianisme oriental, puisque la croix grecque T limite pour ainsi dire l'effort vers le ciel ; au contraire, la croix romaine j s'efforce vers l'infini. » Page 251, en marge : о Le ciel est comme fermé pour eux, leur effort a sa limite. »

62. Pap., 1, A, 135, mars 1836. 63. Pap., 1, A, 214, 3 août 1836. Cf. Madame de Staël, op. cit (t. VI, chap. 9, p. 77,

éd. H. Nicolle, 1810), qui insiste sur la théorie de l'analogie chère à tous les romantiques. 64. Pap., 1, A, 140 ; /., 1, p. 72, mars 1836. 65. Pap., 1, C, 95, 1836 : « Ludvig Tieck, Ecrits, 4e vol., Phantasus, erster theil, Berlin,

1828, p. 129... Cf., à cette occasion, Heyne (Ecole romantique, p. 20). » H. Heine, Die Romantische Schule, Hambourg, 1836, acheté par Kierkegaard le 16 février 1836.

66. Pap., 1, A, 306, 1836 : a Ce que je vois d'une critique de Baggesen, d'après l'allemand, dans la Gazette de Copenhague d'aujourd'hui. » Jens Baggesen (1764-1826) détermine l'évolution de la littérature danoise vers le romantisme, quoi qu'en disent les о douze » (dont P.M. Mœller et le poète romantique A. Oehlenschlâger) qui déclenchèrent une polémique littéraire contre lui. Kierkegaard avait acheté ses œuvres poétiques le 14 janvier 1836 (Cf. Pap., 1, C, 78). Cf. Novalis : la poésie « représente rirreprésentable..., voit l'invisible, sent l'insensible, etc. » (Pléiade, Les romantiques allemands, 2 tomes, 1963).

67. Pap., 1, A, 218, 4 août 1836. Kierkegaard renvoie à a Gôrres, p. 276, ligne 7..., p. 302 », de Die teutschen Volksbucher, Heidelberg, 1807. Cf. Pap., 1, C, 112, 1836. La draperie invite à deviner les formes qu'elle voile.

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son discours, aura à l'excuser, s'il cherche sa satisfaction par d'autres chemins 68. » L'exactitude de la langue latine ne favorise pas l'essor de l'imagination. Tandis que, « dans le langage vivant, nous jetons davantage d'images : c'est un certain parfum qui est versé sur le style, mais qui, d'ordinaire, ne supprime pas, au fond, l'expression réelle, les éclairs fréquents qui affectent l'âme d'une manière agréable pendant la lecture, — le latin et le grec, au contraire, arrêtent la marche du récit et expriment l'image si complètement qu'on doit aussi y chercher, d'une certaine manière, l'expression réelle ; par exemple Virgile : "Ainsi heurte un voyageur soudain...", etc. 69 ».

On ne s'étonnera pas que l'inquiétude devienne l'un des principaux traits du romantisme. Kierkegaard affirme, en citant quelques vers de Tieck, que la psychologie romantique, étrangère aux Anciens, ignore le repos et qu'elle est, à la lettre, in-quiète. « Même la plus grande inquiétude antique (par exemple Laocoon, que les serpents étreignent) », écrit- il, « est pourtant quiétude — La plus grande quiétude romantique — inquiétude ; par exemple :

Solitude de la forêt Comme tu t'étends loin! O! les regrets pour toi (viendront) Un jour avec le temps. — Ah! Unique joie Solitude de la forêt ! 70

Dès qu'il y a repos, quiétude, « réconciliation avec le monde », le romantique s'évanouit. Kierkegaard le répète en 1837 : « La quiétude, la sécurité qu'on a en lisant une œuvre classique, ou à fréquenter un homme pleinement développé, ne trouvent point place dans le romantique ; c'est un peu comme de voir écrire un homme dont la main tremble : à tout instant, on craint que la plume ne lui échappe pour quelque trait semblable à une caricature. (Ceci est l'ironie en germe) 71. » Au théâtre, le jeu de l'acteur romantique se reconnaît à la perpétuelle mobilité du visage : « la représentation d'un acteur (à l'époque romantique) est un constant effort pour laisser se mettre devant le spectateur une image de l'imagination qu'il ne donne jamais à aucun moment particulier, ni à travers la totalité ; mais, par une mimique heureure, une réplique, etc., il lui en livre les linéaments. Au contraire, chez les Grecs et les Romains, l'acteur en cothurne ou socque, et pourvu d'un masque, etc., montait (sur la scène), instantanément tel qu'il demeurait pendant la soirée tout entière. Son jeu (n'offrait) pas tellement l'occasion de faire des mimiques, mais quelque chose d'automatique 72. »

III

Si le romantisme est principe de mobilité, il ne peut être qu'une réalité fuyante dont le concept échappe à toute prise. Car « la faiblesse humaine ne peut jamais maintenir un concept dans sa disparition infinie tout entière ; mais elle doit toujours le jalonner à l'aide de limites ». Il s'ensuit que le romantisme devient quasi insuppor-

68. Pap., 2, A, 111, 8 juillet 1837. Cf. Pap., 2, A, 109, 7 juillet 1837 : « Le romantique chrétien a sans doute un attribut oriental ; mais ce sont seulement les trois rois saints (mages) qui, venant d'Orient, ont vu son étoile et apportent alors leurs présents, l'or et le coûteux encens (la draperie). » Cf. aussi Pap., 1, A, 251, 1836.

69. Pap., 1, A, 251, 1836. 70. Pap., 1, A, 203, 10 juillet 1836 : « Tieck, Phantasus, 1er vol. ; Œuvres complètes, 4e vol., p. 161 : Eckbert le blond (Berlin, 1828). Cf. Pléiade, tome I, p. 640 : chanson de

l'oiseau, seconde version. 71. Pap., 2, A, 37 ; /., 1, p. 101, 1837. 72. Pap., 1, A, 219, 9 août 1836 : о Cf. Fr. Schlegel, Œuvres, 5e vol., p. 61 n (Vienne,

1823). On sait le goût qu'avait pour le théâtre le petit cercle d'Iéna ; ce goût, Kierkegaard le partageait.

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table et qu'il tend toujours à se fondre en son opposé. « Quand je considère l'affaire tout à fait in abstracto », avoue Kierkegaard, « je dois tout à fait logiquement arriver à la conclusion que le romantique avance en se dépassant (gaaer op i) dans un classicisme... En effet, l'effort romantique se consume lui-même et je ne peux pas le rendre éternel, puisque j'obtiendrais alors une éternité composée de nombreux moments infinis — toutefois, tout ceci, in abstracto 73. » Ainsi, quoique le romantisme soit voué, en tant qu'effort, au devenir temporel, il lui arrive constamment de se geler, de se pétrifier « sous formes de cristallisation 74 », c'est-à-dire de se changer en son contraire. Il ne représente donc, pour Kierkegaard, qu'une étape dans le développement de la vie, mais elle est indispensable. Goethe et Hegel s'en sont aperçus à leur dépens : « Quand Goethe eut opéré le passage à l'antique, pourquoi l'époque ne le suivit-elle pas? Quand Hegel l'eut fait, pourquoi cela fut-il sans effet? Parce que tous deux l'avaient réduit à un développement esthétique et spéculatif. Mais le développement politique devait aussi passer par son développement romantique 75. »

A quoi correspond donc l'étape romantique qui, dans l'histoire contemporaine, se poursuit sous forme politique ? La première réflexion de Kierkegaard concernant le romantisme, en lévrier 1836, répond à cette question : « L'ironie de la vie doit nécessairement se trouver chez elle dans l'enfance, dans la période de l'imagination ; c'est pourquoi elle est si frappante au Moyen Age, c'est pourquoi elle est dans l'école romantique. La maturité, parce qu'elle a davantage avancé en se dépassant (er gaaet op i) dans le monde, n'en a pas tant 7e. » Ainsi, pour comprendre le romantisme, Kierkegaard est amené à l'associer de plus en plus étroitement à Yironie. Il les identifie même l'un avec l'autre, dans sa thèse, Le Concept ďironie constamment rapporté à Socrate (1841) : « J'ai utilisé, dans tout cet exposé, l'expression : l'ironie et les ironistes ; j'aurais pu aussi bien dire : le romantisme et les romantiques. Les deux expressions signifient essentiellement la même chose. La première rappelle davantage le nom par lequel le groupe s'est baptisé lui-même; le second, le nom par lequel Hegel le baptise 77. » Cette assimilation résulte de l'approfondissement du concept de romantisme par sa mise en relation avec le concept d'ironie. La réflexion qui s'exerce sur le premier, pendant l'année 1836, débouche sur l'investigation des concepts d'ironie et d'humour, en 1837. Grâce à la lecture de Jean-Paul,

73. Tap., 1, A, 294, 30 novembre 1836. Cf. Pap., 2, A, 100, 30 juin 1837 : a Le Moyen Age comme romantique ne saisissait qu'un côté de l'éternité — l'évanouissement du temps... ; mais non, comme les Juifs, l'autre côté : l'intériorité du temps, dans l'éternité. Le Moyen Age dit bien : mille ans sont comme un jour, mais non : un jour est comme mille ans, parce que, comme effort, il avait bien un instant de salut, mais non un salut de l'éternité. »

74. Cf. Pap., 1, A, 313 ; /., 1 p. 87, 24 décembre 1836 : « ... La pétrification de la vie se dépasse dans des formes de cristallisation... » Cf. 311 et 314, 8 janvier 1837 : par exemple, « mourir ». Il en fut ainsi très rapidement au Danemark : le champion du romantisme, le poète A. Oehlenschlâger, fut mis en échec par l'hégélien Heiberg. A peine née, l'esthétique romantique subissait la loi d'un nouveau classicisme.

75. Pap., 1, A, 230, 25 août 1836 : о Par conséquent, l'école romantique moderne, tout entière, est aussi politique. » Le romantisme qui se met au service de l'Etat et de l'Eglise se parodie lui-même : c'est la fin du romantisme (cf. Pap., 1, A, 285, 20 novembre 1836). Cf. le second romantisme qui, à Berlin vers 1810, prit une tournure nettement politique, le sentiment patriotique d'Heidelberg devenant nationalisme après les Discours à la nation allemande de G.H. Fichte (1807-1808). Kierkegaard songe sans doute aussi aux écrits de la « Jeune Allemagne n, condamnés en 1835. Ce mouvement libéral s'inspirait du saint-simo- nisme et cherchait à renouveler la vie politique par une littérature militante (cf. Le concept d'ironie...).

76. Pap., 1, A, 125, février 1836. Cf. Pap., 1, A, 248, 25 septembre 1836 : a Dans quel rapport se trouve le développement d'un individu particulier avec la totalité ? La terre tourne sur son axe et va tout autour du soleil — le romantique dépassé. Jusqu'où chaque individu particulier parcourt-il le développement du monde tout entier », le parcourt depuis le début jusqu'au bout ?

77. Samlede Vaerker (O.C., 3e éd.), vol. 1, p. 288, note 1.

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mais surtout grâce à l'étude de Hegel, menée de pair avec le travail de préparation de sa thèse, Kierkegaard adopte sa position finale sur le romantisme et l'ironie.

Pourtant, c'est le contraste entre les deux concepts qui commence par le frapper, bien plus que leur ressemblance. Après avoir vu dans l'absence de quiétude du romantisme « l'ironie en germe 78 », le point à partir duquel « le développement du concept d'ironie commence », Kierkegaard distingue trois étapes dans ce développement. Une première étape, qui n'est pas romantique, se caractérise par une satisfaction immédiate, antérieure à la réflexion. Une seconde étape révèle que le monde ne correspond pas « aux idées grandioses de l'imagination » ; on y sent « comment le monde se moque de vous (Ironie — romantique...). Cette ironie est ironie du monde envers l'(homme) particulier, et diffère de ce qu'on appelait ironie chez les Grecs, et qui était, au fond, la satisfaction ironique par laquelle l'individu particulier s'élevait au-dessus du monde ; précisément elle commença à se développer quand l'idée d'Etat s'évanouissait de plus en plus, donc du temps de Socrate. Mais, du point de vue romantique, où tout est effort, l'ironie ne saurait apparaître dans l'individu ; mais elle se trouve à l'extérieur... A la fin, le troisième point de vue, où l'ironie est dépassée ». Kierkegaard, au vu de ce large tableau, estime que l'on a « toujours négligé cette différence 79 » : chez Socrate, la satisfaction de l'individu conscient de sa supériorité l'emporte ; — dans le romantisme, au contraire, l'effort de l'individu, insatisfait, sans repos.

Il apparaît néanmoins que l'ironie implique toujours un certain dépassement. Socratique, elle permet à l'individu de se placer au-dessus du monde. Dans l'effort romantique, elle implique qu'il déborde les frontières de l'actuel. C'est pourquoi Kierkegaard élargit de plus en plus l'acception du concept d'ironie, qui finit par inclure le concept de romantisme. Il lui suffit de développer les caractéristiques des deux formes d'ironie, situées par rapport à l'humour. L'opération se dessine nettement dans un texte daté du 6 juillet 1837, et dans les notes qui l'accompagnent 80. Le développement de l'ironie se produit tout entier à l'intérieur de la négativité. Il se conclut chez Socrate par un nécessaire aveu d'ignorance. Chez les romantiques, il consiste en un élan infini qui monte d'étape en étape vers le ciel, comme « une gigantesque échelle d'assaut 81 ». A chaque échelon, l'ironie lutte pour montrer la vanité de tout ce qui appartient au monde de la finitude et pour le détruire. Du coup, son « mouvement polémique le plus haut est nil adrnirari ». Quand elle combat les philistins ou les bourgeois, quand elle dénonce les fausses évidences ou quand elle démasque les sécurités illusoires, l'ironie implique une conception de la vie qui émancipe l'individu et le délivre, en l'exaltant, des limites du fini. Mais « elle court (ainsi) le risque de finir par un "va au diable !" égoïste, car elle ne s'est pas encore détruite elle-même... l'ironie est égoïste ». Dangereuse pour l'objet, elle devient mortelle pour le sujet, dès lors qu'elle le précipite dans le nihilisme. A force de jouer avec le néant, l'individu se prend au vertige du vide. Il sombre dans une indifférence dissolvante et se perd dans le désespoir.

Pour mieux censurer ce fâcheux processus, Kierkegaard, dans Le Concept d 'ironie..., reprend la critique qu'en fait Hegel lorsqu'il attaque « cette ironie, née de la philosophie de Fichte » et qu'il raille le « vertige romantique » de la belle âme, forme vide qui meurt d'inanition. Pour sa part, Kierkegaard reproche à Fichte, « qui veut construire le monde », de s'en tenir à une « construction abstraite, systématique », à un « infini négatif » et sans détermination finie, à « un infini vide de tout contenu ». Il s'en prend aussi à Fr. Schlegel et à Tieck, qui « voudraient disposer du monde» et qui illustrent les premiers et à leur manière, l'entreprise fichtéenne 82. Il conteste surtout Fr. Schlegel, dont l'ironie frénétique se plaît à

78. Pap., 2, A, 37 ; /., 1, p. 101, 1837. 79. Pap., 2, A, 38 ; /., 1, p. 101, 1837. 80. Pap., 2, A, 102 ; /., 1, p. 112, 6 juillet 1837. 81. Pap., 2, A, 106 ; /., 1, p. 113, 1837, en marge à 102. 82. Op. cit., p. 286-7 : « L'ironie après Fichte. » Le « jeune Fichte », celui de la Doct

rine de la Science (1794). Cf. Hegel, Introduction à l'Esthétique, chap. 3, 3, p. 90-92 Aubier, 1944.

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choquer pour le plaisir. Le Julius de Lucinde, jouant le jeu cynique de la liberté, s'abîme dans l'indifférence du « n'importe quoi ». Il y a loin de la liberté sérieuse de Fichte à cette licence qui va jusqu'à supprimer volonté et action ! Quant à Tieck, il semble moins dangereux dans la mesure où il se perd dans un monde poétique purement imaginaire et où il se contente d'ignorer l'éthique, sans l'attaquer directement 83.

Cependant, ce n'est pas dans sa thèse que Kierkegaard dit son dernier mot sur l'ironie. Il le prononce, aussitôt après, dans Ou bien... ou bien (1843), dont la première partie correspond à sa période romantique. Il charge, en effet, son pseudonyme A de faire ressortir le caractère dissolvant de l'ironie de Tieck, qui émiette le monde entre ses doigts, en parodiant le style sautillant, haché et « pointilliste » de l'écrivain. Mais A souligne surtout l'erreur de Schlegel. L'auteur de Lucinde qui, traitant de la morale dans l'érotisme, place l'homme et la femme au niveau de la finitude sous prétexte de défendre « la chair », confond « l'ego empirique et l'ego éternel..., la réalité métaphysique et la réalité historique 84 ». Le Journal du séducteur répond à Lucinde en ce qu'il fait voir la perfide confusion du sensible et du spirituel qui condamne le Séducteur, Don Juan réfléchi et méthodique, à la perdition. La première partie d'Où bien... ou bien conclut donc l'étude entreprise dans Le Concept d 'ironie... Elle dénombre les faiblesses de l'ironie dans ses formes négatives et dénonce la conception de la vie qu'elles impliquent.

Il y a toutefois, dans l'ironie, quelque chose de positif. Déjà, l'ironie socratique le laisse deviner. Socrate, précise, en effet, Kierkegaard, « n'opère son œuvre qu'en éveillant — nourrice comme il l'était — et ne manque pas de sauver, en un sens figuré ». C'est pourquoi son procédé produit « une certaine quiétude..., éloignée pourtant de la réconciliation chrétienne..., un certain amour..., pourtant égoïste 8S », s'il est comparé à celui de l'humoriste. De même, dans l'ironie romantique, subsiste un principe d'énergie et d'organisation. Au niveau esthétique, elle contribue à l'unité des éléments de la création, parce qu'elle permet au poète de prendre une certaine distance vis-à-vis de son œuvre et de la dominer. Dans son premier livre : Des papiers d'un homme encore en vie..., Kierkegaard reproche précisément à Andersen de ne pas atteindre cette hauteur de vue, faute de pratiquer l'ironie. Solger, au contraire, pressent qu'il existe un usage positif de l'ironie, ce qui lui vaut d'être mieux traité. Il a le mérite de s'interroger sur le rapport de l'ironie à l'esthétique et à la philosophie. Grâce à lui, Kierkegaard dégage, d'une part, le rôle positif de l'ironie dans la création, en montrant que l'artiste, usant de sa puissance d'organisation philosophique, s'élève au-dessus de Timmédiateté 8e. D'autre part, il assigne à la métaphysique, dans le domaine de la connaissance, un rôle analogue à celui de l'ironie dans le domaine existentiel. L'une et l'autre permettent d'aller au-delà des qualifications de la finitude. Elles s'accordent aussi à désigner l'éthique comme le niveau immédiatement supérieur. Encore faut-il, ajoute Kierkegaard, se laisser envahir par la « conscience malheureuse » de l'éthique. C'est pourquoi Ou bien... ou bien propose la solution du problème que Solger a posé : comment atteindre l'éternité dans le medium du fini? A répond que l'éternité reste vide de contenu tant que l'action éthique est absente.

83. Cf. Le concept d'ironie..., p. 297 : « Lucinde, qui devint l'évangile de la jeune Allemagne, le système pour la réhabilitation de la chair... (p. 308). Ici, la morale est niée... (p. 302). JuUus n'est nullement Don Juan... » Lucinde prônait une sorte d'union libre. Sur Tieck, voir p. 310 : il est « indifférent à la réalité ». Cf. Pléiade, t. 1, p. 523, 540 et 558

84. Ibid., p. 287. 85. Pap., 2, A, 103, 30 octobre 1837 ; en marge à 102 et 104 : l'affection de Socrate pour

ses disciples a est énormément différente du Va au diable ! idéalistico-philosophique moderne ».

86. Kierkegaard admet, avec Solger, que la création artistique est conditionnée par l'ironie et l'enthousiasme. Cf. Vorlesungen uber Aesthetik, Leipzig, 1829 et Le concept d'ironie, p. 315 : ce sont les vues de Hegel sur Solger (op. cit., p. 94), p. 316, 323, 324. « Par analogie avec la signification de la métaphysique », on voit comment on peut atteindre о une réalité plus haute ». Solger pressent le positif qui peut se trouver dans a la négation de la négation ».

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Voilà, pour Kierkegaard, l'occasion de définir la relation qu'il établit entre le romantisme et l'éthique. Comparant le romantisme et le classicisme, il appréciait dans la conception romantique de la vie le projet de dépasser toutes les limites du fini. Elle n'allait donc pas sans idéal. Elle se situait surtout au-dessus de la morale, qui emprisonne l'individu dans des engagements juridiques ou sociaux et qui, à ce titre, perpétue la tradition grecque, selon laquelle l'individu se meut à l'intérieur des limites de la finitude87. Désormais, Kierkegaard est mieux averti du danger qu'encourt le mouvement romantique, quand il se contente de ruiner les bornes « moralesi » chères à la classe moyenne. Il sait à quels abus arbitraires peut aboutir un mauvais usage de l'idée d'infini. Dans la licence du héros de Fr. Schlegel il a reconnu la contrefaçon grotesque de la liberté. Il précise donc que le romantisme ne prévaut sur la morale et le classicisme que s'il se dépasse lui-même en visant non seulement l'éthique, mais aussi le religieux, puique l'éthique suppose que l'homme acquiert la conscience de l'étemel et de son exigence 88.

C'est dire qu'il faut que l'ironie romantique s'accomplisse en devenant humour. En effet, tandis que l'ironie établit la différence entre l'essence et les phénomènes, l'humour permet de saisir la différence entre l'éternité et la réalité actuelle 89, L'élément positif de l'ironie « doit ainsi correspondre et succéder à la paix qui suit un développement de l'humour ». L'humour est dans l'individu. Il est « lyrique : c'est le sérieux de la vie le plus profond — la poésie profonde 90 ». Plus d'indifférence ou de «je m'en fichisme». L'ironie qui va jusqu'au bout de son mouvement se méprise elle-même. « Cette victoire sur soi-même de l'ironie est la crise la plus haute de la vie spirituelle (aandelige) : l'individu est alors acclimaté — le philisti- nisme qui, au fond, se cache seulement dans l'autre conception, est vaincu ; l'individu est réconcilié. La conception de l'ironie comme telle est nil admirari ; mais si l'ironie se suicide elle-même, elle a, grâce à l'humour, tout méprisé, y compris elle- même 91. » Alors tout est changé. L'humour, c'est l'ironie ouverte et humble, « l'ironie à la seconde puissance » dont parle VI. Jankélévitch. « L'humour est l'ironie portée jusqu'à sa plus grande vibration. » Kierkegaard regrette que « le peuple chrétien européen ne soit pas parvenu à décrire plus que l'ironie et par conséquent (c'est le cas de Tieck, etc.), n'ait pas pu non plus aller jusqu'à l'humour... envers le monde, qui est l'ironie chrétienne » ; ou encore n'ait pas accédé à « quelque chose de réellement matériel, mais à quelque chose en idée », comme chez Hoffmann 92. Si l'on dit qu'« ironie et humour, au fond, sont la même chose, avec seulement une différence de degré, je répondrai avec Paul », déclare Kierkegaard, que «tout est nouveau en Christ93». Et il ajoute: «Tandis que chez les Grecs, la Nature était harmonieuse et belle et que l'ironie se trouvait dans l'individu qui luttait pour s'en détacher, désormais l'humour doit remplacer l'ironie

87. Cf. supra ; Tap., 1, A, 221. 88. L'ironie, en s'interdisant cette transformation qui lui permettrait de se dépasser, s'op

pose à l'éthique. D'où Tap., 1, A, 239 ; ]., 1, p. 84, 13 septembre 1836 : « L'ironie appar. tient seulement à la conception immédiate... et à la conception dialectique. Au contraire, dans la troisième conception (celle du caractère), la réaction du monde n'apparaît pas comme ironie, puisque là s'est développée, dans l'individu, la résignation, qui est précisément la conscience de la limite nécessaire de chaque effort, pour autant qu'elle veut s'installer dans l'ordre du monde, puisque comme effort (la résignation) est infinie et illimitée. Ironie et résignation sont les deux pôles opposés, les directions de deux mouvements qui s'opposent n (refus du monde et révolte ironiques ; acceptation résignée).

89. C'est pourquoi l'ironie suppose la philosophie et l'humour le christianisme. VI. Jankélévitch, dans L'ironie (Flammarion, 1964), analyse le développement complet de cette ironie jusqu'à sa transformation en humour.

90. Cf. Tap., 2, A, 102. 91. Tap., 2, A, 627 ; /., 1, p. 187, 1837. Cf. le philistinisme caché de Schlegel qui, en

vieillissant, rejoint l'establishment, se convertit au catholicisme et défend une politique réactionnaire, dans la revue Concordia, en 1820-23, à Vienne. (F. Schlegel se convertit en 1808.)

92. Tap., 2, A, 136, 4 août 1837. 93. 2 Co., 5, 17.

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dans l'individu. L'ironie est dans la Nature qui, réputée corrompue, se venge en prenant réellement pour des dupes les humoristes qui se donnent pour tels 94 ! > L'humour contient donc le message positif de l'ironie : il cache une vérité sous son sérieux. L'humour, « humeur », est bien l'affirmation de la personne qui revendique son unicité, dissimulée sous l'apparence de l'homme ordinaire.

Ces découvertes acheminent Kierkegaard vers la conclusion de son étude : « J'ai développé la conception romantique comme une planche à bascule, dont ironie et humour désignent les bouts. Il s'ensuit que son oscillation... (va) des sommets de l'humour le plus titanesque jusqu'aux plongeons les plus désespérés de l'ironie, même s'il y a une certaine quiétude et un équilibre dans cette conception romantique (l'"ironie" à la Wieland). Car l'ironie n'est dépassée que si l'individu qui s'est soulevé au-dessus de tout, regardant en bas, de là-haut, finit par se soulever au-dessus de lui-même pour se voir lui-même dans son néant, de cette hauteur vertigineuse, ayant trouvé par là sa vraie hauteur. — Cf. Princesse Brambilla 9fi. »

Ironie et humour constituent donc deux mouvements opposés : l'un qui va de bas en haut, comme Г Zpoç platonicien, l'autre de haut en bas, comme Г à-^алщ paulinienne. L'oscillation qui va de l'un à l'autre structure en profondeur le romantisme. Mais alors, comment ne pas lier étroitement romantisme et dialectique? Kierkegaard ne manque pas de le faire, au terme de la première étape de sa réflexion théorique sur le concept de romantisme, le 19 août 1836 : « II est assez singulier qu'après m'être si longtemps occupé avec le concept du romantique, je ne découvre que maintenant que le romantique est ce que Hegel appelle le dialectique, seconde conception où

Stoïcisme — Fatalisme Pélagianisme — Augustinisme Humour — Ironie, etc.

sont chez eux. Ces conceptions n'ont, au fond, aucune consistance par elles-mêmes ; mais la vie est un constant mouvement de pendule entre elles 9e. » Plus tard, cherchant à caractériser l'époque moderne, il tiendra pour équivalentes les deux qualifications, romantique et dialectique : « Quand le dialectique (romantique) traverse l'histoire du monde », on a « une période très significative, que je pourrais appeler la période de l'individualité 97 ».

Romantisme et dialectique se ressemblent, d'abord, en ce qu'ils contiennent l'un et l'autre, comme élément propre, une continuelle recherche. Ils sont également inachevés, animés d'un mouvement sans fin. En 1841-42, Kierkegaard déclarera encore que « le romantisme se situe dans la dialectique, dans la réfraction infinie 98 ». Le terme de dialectique revêt ici un sens hégélien. Il désigne plutôt le moteur de la dialectique, la négativité.

94. Pap., 2, A, 102 et 2, A, 608, 1837. Cf. Pap., 2, A, 626, 1837 : « L'égoïsme sympathique : ironie — L'égoïsme hypocondriaque : humour. »

95. Pap., 2, A, 627 ; /., 1, p. 186, 2 juin 1837. Kierkegaard songe sans doute au grand travail de CM. Wieland (1733-1813) : l'Histoire des Abdéritains (1774-1781), dans lequel une ironie détendue s'exerce au détriment des Philistins de tous les temps, déjà stigmatisés par Jean-Paul. Cf. Pap., 1, C, 92, 1836 : « Princesse Brambilla, un Capriccio d'après Jacob Callot, mérite au plus haut point d'être relu, parce qu'on y trouve le concept d'humour développé avec art. » Cf. Pléiade, t. 1, chap. 3, p. 1022 et chap. 8, p. 1089-1093. (Cf. Pap., 1, A, 280, 1836 et Pap., 1, C, 86, 1836, à propos de deux nouvelles de Clemens Brentano : о C'est cette sorte d'humour qui est développée à un si haut degré chez Hoffmann... »). Dans un fragment d'avril 1836 (Pap., 1, A, 154 ; /., 1, p. 74), Kierkegaard oppose humour et ironie a comme les deux bouts opposés d'une planche à bascule (mouvement ondulatoire) », mais sans les relier fermement l'un à l'autre.

96. Pap., 1, A, 225 ; /., 1, p. 82, 19 août 1836. 97. Pap., 1, A, 307, 11 décembre 1836. Pour Hegel, le romantisme est le moment de la

subjectivité. Op. cit., p. 108. 98. Pap., 3, A, 92 ; /., 1, p. 221, 1841.

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Mais il convient de pousser plus loin l'assimilation du romantisme à la dialectique. On s'aperçoit ainsi que leur structure commune laisse pressentir ce qui deviendra la dialectique, au sens proprement kierkegaardien du terme. Si, en effet, le mouvement qui anime le romantisme est un « mouvement d'oscillation » entre deux extrêmes, de la même manière, la dialectique, pour Kierkegaard, est une tension ou plutôt une vibration rapide qui se produit entre deux opposés. Cette dialectique déchirée entre deux contradictoires n'a plus rien de commun avec la dialectique hégélienne. Elle n'admet plus ni médiation, ni Aufhebung. Au contraire, elle consiste dans un face à face toujours actuel, toujours recommencé. « C'est le tragique fondé sur l'impossibilité d'avoir l'Un... (comme) dans la Genèse, où Adam donne des noms à tous les animaux ; mais il ne trouve rien pour lui-même ". » Or le tragique de l'in-quiétude n'est-il pas foncièrement romantique ? C'est donc bien le romantisme qui autorise à récuser Hegel, en révélant que la structure du réel est discontinue. Romantisme et dialectique kierkegaardienne vont de pair, si bien que Kierkegaard, analysant le romantisme, met à jour sa propre dialectique. « Le romantisme repose, au fond, en ceci que les deux moitiés d'une idée sont tenues extérieures l'une à l'autre par quelque chose d'étranger qui se trouve entre les deux. Quand Adam fut créé, l'idée d'Adam exigeait son complément en Eve (les animaux vinrent à lui et il leur donna des noms — le multiple est ici — le chœur, si je puis dire, est ici — l'ironie est ici — ). Eve arrive et le romantique s'en va ; il y a quiétude... Chez les nations qui furent conscientes de cette moitié (manquante) dans leur existence, s'est développé le romantique ; le reste formait le chœur — l'ironie, etc. Ces allégations se laissent aisément démontrer soit dans le cas du Moyen Age en général, soit dans le cas des productions qui appartiennent au romantisme... L'écho est romantique. Oui ; mais s'il répond, le romantique s'en va 10°. » Le romantique, c'est Eve, écho d'Adam, Eve désirée et non trouvée. La dialectique kierkegaardienne, c'est le pseudonyme В qui répond à A, recherchant, « entre l'esthétique et l'éthique un équilibre » jamais atteint. C'est encore la voix qui s'élève dans les Discours édifiants en réponse â A et В tout ensemble, etc.

Le Moyen Age devient ici un modèle, parce que Kierkegaard considère qu'il « développe la vie comme un combat... qui n'arrive jamais à la quiétude 101 ». Il est romantique parce que, «d'une manière générale, sa caractéristique semble (être) que les deux forces qui devraient s'unir l'une avec l'autre, se fondre l'une dans l'autre, se tiennent extérieures l'une à l'autre et sont représentées comme deux directions — (par exemple la scolastique — la vie des chevaliers, etc.) 102 ». C'est ainsi que Nature et Art constituent deux pôles qui n'arrivent jamais à s'unir ; ou encore que l'on use de deux langues étrangères l'une à l'autre : « celle de la science et celle de la poésie (la langue romano-latine) 103 ». Mais Kierkegaard préfère considérer l'ensemble de la folie médiévale. Dès mars 1836, abordant l'examen du romantisme, il est frappé par « cette étrange façon d'ironiser sur le monde..., quand un individu qui joue la démence dépasse pourtant tous les gens », comme dans Robert le Diable. « Nous devons passer par là », avoue-t-il, « pour étudier la signification des fous au Moyen Age : comment les fous étaient en somme, si j'ose dire, le chœur dans les tragédies du monde ďalors... ; comment le rapport du fou à son seigneur était précisément un fruit de l'abîme qui régnait entre la noblesse et les classes plus médiocres ; comment on pourrait passer de là au rapport de Wagner, de Leporello et de Sancho Pança à leurs seigneurs respectifs... Il semble presque que deux individus soient nécessaires pour former un homme dans sa totalité 104... »

99. Pap., 1, A, 149, mars 1836. 100. Pap., 1, A, 140 ; /., 1, p. 171, mars 1836. 101. Pap., 1, C, 113, 3 décembre 1836, p. 297. En marge, Kierkegaard renvoie aux œuv

res de Fr. Schlegel (Vienne, 1823). 102. Pap., 1, A, 226, 21 août 1836. Cf. Pap., 2, A, 218, 4 avril 1837 (même thème). 103. Pap., 1, A, 213, 2 août 1836. 104. Pap.,1, A, 145 ; /., 1, p. 72, mars 1836. Cf. Pap., 1, A, 122, février 1836 : « J'ai fait

attention à l'assemblage de Sancho Pança et de Don Quichotte, Don Juan et Leporello, Faust et Wagner... »

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De cette dernière hypothèse, Kierkegaard se souviendra sans doute lorsque, à la fin de sa vie, il se présentera comme le « complément » de l'évêque bien-pensant Mynster. Mais il la reprend déjà lorsqu'il soutient que « Paul est le spiritus asper de la vie chrétienne, Jean son spiritus Unis 105 > et qu'il ajoute qu'il faut toujours au moins deux hommes opposés pour rendre compte de la vie chrétienne, Christ seul se suffisant à lui-même pour l'incarner.

Dans le balancement des contradictoires, sans cesse affrontés, jamais « dépassés », les romantiques, F. Schlegel et Tieck entre autres, font preuve d'une évidente supériorité. Portant à son comble la liberté de l'ironie, ils agissent toujours per contrarium ; ils veulent une chose, et en font une autre ; ils paraissent le contraire de ce qu'ils sont. Chez eux, l'ironie n'exprime pas seulement quelque chose d'autre que ce qu'ils pensent, comme toute allégorie, mais le contraire: « l'antégorie106 ». Hegel a beau railler la volonté ironique qui s'en tient à la contradiction, court d'un extrême à l'autre et met tout à l'envers, elle désigne plus sûrement que le « Système » la trame même de la vie107. C'est pourquoi Kierkegaard se plaît à utiliser Hegel pour critiquer le romantisme et le romantisme pour critiquer Hegel, en renvoyant dos à dos les adversaires, à la manière bergsonienne 108. La conscience romantique vise dans sa démarche oscillante la coïncidence d'opposés actuels. La pensée de l'écrivain paradoxal qui choisit de s'exprimer à la fois à travers Johannes Climacus et Anti-Climacus ne fonctionne pas autrement. Les deux pseudonymes, l'un qui n'est pas encore Kierkegaard, l'autre qui est plus que lui, sont bien les deux pôles d'une planche à bascule. Toutefois, le dialecticien s'interdit l'exaltation abusive de l'inintelligible qu'il diagnostique chez un Fr. Schlegel. L'absurde n'est pas pour lui n'importe quel non-sense ou absurda. Il contient, cachée, une vérité positive: le paradoxe. C'est dire qu'il relève essentiellement du christianisme.

On peut supposer, avec G. Malantschuk, qu'Hamann attira l'attention de Kierkegaard sur le caractère paradoxal du christianisme ; toujours est-il que l'opposition des contraires gouverne les premières remarques théologiques des Papirer et qu'elle fournit aussitôt l'occasion d'un parallèle entre romantisme et christianisme. Kierkegaard s'avise qu'ils l'invitent, l'un comme l'autre, à franchir les frontières du fini, dans un effort sans cesse insatisfait, sans cesse « répété ». « Que le christianisme n'aille pas au-delà du principe de contradiction », remarque-t-il, « montre précisément son caractère romantique 109. » De là vient « l'inquiétude de la vie chrétienne », quoique l'amour en soit « le primus motor » 110. On fausse le christianisme quand on le ramène à l'intérieur de la finitude mondaine. L'accusation vise Hegel, dont la médiation ne concerne que des « contraires relatifs », jamais des « contraires absolus г111. Il mutile, du même coup, le christianisme en « l'arrêtant à la doctrine

105. Pap., 2, A, 307 ; /., 1, p. 141, 22 décembre 1838. 106. Cf. Pap., 1, C, 87, mars 1836, p. 241. A propos de Molbech, op. cit., p. 262, Kier

kegaard relève que J.J. Baggesen était un « Protée dans sa poésie. L'accent principal était précisément un constant flottement à la frontière du sérieux et de l'ironie. De même aussi, si l'on peut dire, sa vie et son destin étaient un mouvement d'ondulation étemel, sans quiétude... » Baggesen passe, en effet, pour être le « caméléon de la littérature danoise » !

107. Cf. l'introduction aux Leçons d'esthétique et le chap. 3 de L'art romantique, p. 112, 139, 140 (Aubier, 1964).

108. Il s'ensuit que Le concept d'ironie doit être pris lui-même tout entier sur le mode ironique. C'est la thèse soutenue par G. Malantschuk et par Lee M. Capel, traducteur de Kierkegaard en anglais (The concept of irony, Collins, 1966 ; cf. l'analyse des diverses interprétations p. 351 à 357 des notes). On a donc tort d'opposer Г о individualisme » de Kierkegaard au rationalisme de Hegel, car c'est le romantisme qui le conteste. L'Unique de Kierkegaard conserve de l'individu romantique son originalité ; mais, comme il est « devant Dieu », il ne s'oppose pas pour cela aux autres.

109. Pap., 1, A, 324, 22 janvier 1837. 110. Cf. Pap., 2, A, 370 ; /., 1, p. 151, 16 février 1839. 111. Cf. Pap., 2, A, 454 ; /., 1, p. 163, 14 juin 1839.

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de l'Homme-Dieu », à la réconciliation comme si celle-ci était un phénomène figé et donc « non romantique 112 ». S'étonnera-t-on que, soumis à un pareil traitement, romantisme et christianisme « cèdent de plus en plus de terrain > ? La raison de leur retrait est identique : « au fur et à mesure que l'on fait valoir la nécessité (Hegel)..., le romantisme recule, et il s'ensuit que le christianisme ne demeure plus romantique (par exemple : Schlegel, un développement nécessaire) ? 113 »

Mais la solidarité du romantisme et du christianisme est aussi positive. Ils sont unis dans et par l'humour. « Le côté romantique et humoristique du chistianisme » consiste à proposer « un idéal qui est si grand que tout autre s'évanouit à côté de lui114». L'humour, essentiel au romantisme, l'est aussi au christianisme. Dans les deux cas il met tout ce qui semble valoir quelque chose dans le monde « en rapport avec l'unique vérité » et il fait que tout cela « paraît n'être que néant » et devient « ridicule » de se croire si grand 115. A vrai dire, ce ne sont ni Tieck, ni même Hoffmann qui méritent d'être considérés comme les représentants romantiques de l'humour chrétien. Kierkegaard leur préfère sans hésitation Hamann, qui est, à ses yeux, « le plus grand humoriste au sens le plus propre parce que son humour n'est pas un concept esthétique mais vie lie ». Dans le registre de l'humour, la parenté entre romantisme et christianisme est si profonde que si l'on « cherche à extraire l'élément humoristique du christianisme », on le dénature, comme le font Hegel en « le réconciliant tout à fait avec le monde » ou Goethe dans le Second Faust117. Kierkegaard corrige cette erreur, en résumant ainsi la spécificité toute romantique de l'humour chrétien : « La vérité est cachée dans le mystère... Pour autant que le christianisme ne se sépare pas du romantique, constamment, quelque grande qu'elle soit, la connaissance chrétienne se rappellera toujours son origine et saura donc tout èv [incsrripi(£> 118. » Comment la vérité chrétienne qui se cache en plus petit que soi, s'exprime de manière paradoxale ou à travers des miracles, ne serait- elle pas romantique ? Elle est, elle aussi, humour 119.

Contenue en Christ et couverte de la faiblesse de la « chair », elle se nomme Parole de Dieu. C'est pourquoi le christianisme met l'accent sur le langage, medium sonore de la vérité. Kierkegaard se conduit en chrétien conséquent, quand il tente d'établir une échelle des rapports du mot et du son, afin de mettre en relation poésie et musique et d'élucider ce qu'est le lyrisme. Par une coïncidence qui donne à penser, il consacre à cette recherche les notes qui précèdent et suivent son examen du romantisme. Dès 1837 il esquisse l'analyse des stades erotiques qu'il distingue dans les œuvres de Mozart : elle sera reprise dans la première partie d'Où bien... ou bien 120. Mais il y a mieux. L'ironiste A choisit, en effet, le langage comme principe de classement des arts. Le langage étant le medium le plus concret qui puisse produire un contenu idéal, on obtient ce classement par ordre d'abstraction décroissante : la sculpture, l'architecture, la peinture, et, enfin, la musique, qui se situe au plus près du langage parce qu'elle se développe dans le temps et qu'elle exprime les passions. On devine la supériorité que Kierkegaard va reconnaître à la poésie, qui est la musique du langage : tandis que les arts visuels ne sont qu'une

112. Cf. Pap., 1, A, 215 ; /., 1, p. 82, 4 août 1836. 113. Pap., 1, A, 170 ; ]., 1, p. 77, 12 juin 1836. Cf. Pap., 1, A, 305 ; /., 1, p. 87, 1836 :

« Schleiermacher comme renaissance du stoïcisme dans le christianisme », parce qu'il défend la prédestination (Cf. Pap., 1, C, 20, p. 58, 1834-35 et 1, A, 295, 1er décembre 1836).

114. Pap., 2, A, 30, 1837. 115. Pap., 1, A, 207 ; /., 1, p. 81, 19 juillet 1836. 116. Pap., 2, A, 75 ; /., 1, p. 107, 1837 et 2, A, 136, 4 août 1837. J.G. Hamann (1730-

1785) eut une grande influence sur tout le romantisme allemand, mais son piétisme en fit une sorte de réformateur religieux.

117. Pap., 2, A, 48 ; /., 1, p. 103, 1837. Le premier Faust est de 1790, le second de 1808. 118. Pap., 2, A, 78 ; /., 1, p. 108, 3 juin 1837. Cf. 1 Co., 2, 7. 119. Cf. Pap., 2, A, 146, 27 août 1837 : « L'expression humoristique de la faiblesse chré

tienne : ils sont faibles en Christ (2 Co., 12, 10)... Cf. Calvin n, dont Kierkegaard avait lu les commentaires du Nouveau Testament en 1834-1835 (Pap., 1, C, 35).

120. Pap., 1, C, 124 et surtout 125, 16 janvier 1837.

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qualification de l'espace et conviennent à la pensée en repos, elle habite le temps et se montre capable de traduire la pensée en mouvement iai.

Quoi de plus romantique qu'un tel discours ? Le romantisme, lui aussi, s'attache à la musicalité du langage et du langage parlé 122 ; lui aussi, il affirme que la poésie est musique avant tout. Kierkegaard ne le désavoue pas quand il prend soin de le caractériser précisément au niveau de sa prosodie. « C'est dans le mètre aussi », observe-t-il, « que se montre le contraire de l'antique : dans le manque de mesure relative (les langues modernes accentuées) 123. » Plus évident encore, le gage d'allégeance donné par Molbech et que Kierkegaard fait sien : « La musique, comme le plus romantique de tous les beaux-arts, est aussi le plus moderne de tous. Nous pourrions dire que la composition proprement musicale, la découverte de la théorie de l'harmonie et leur utilisation pratique dans la musique, appartiennent absolument à notre époque... ; au contraire, les arts plastiques appartiennent à l'époque de l'antiquité 124. »

On s'explique maintenant que Kierkegaard, relevant la définition que Steffens propose du langage parlé par les peuples occidentaux : « eine christliche Sprache » (une langue chrétienne), y souscrive et note, en surcharge : « ce que j'appellerais romantique ». Jamais les jeux expressifs de la voix n'ont été marqués plus fortement, plus chrétiennement. Steffens s'en émerveille, avec cette curiosité des phénomènes linguistiques et phonétiques qui est l'une des caractéristiques de la culture romantique. « Les langues européennes », explique-t-il, « sont seulement ton : les voyelles, les syllabes, les mots n'ont de signification que pour l'oreille ; le son se glisse vers le Dasein le plus intérieur, le plus vivant, le plus émouvant ; et, avant tout, cette langue qui accentue l'expression, où les tons, montant et descendant, haussés ou retenus, s'insinuent immédiatement et aisément dans la signification intime, à chaque émotion, peut être nommée correctement et au sens propre, une langue chrétienne. Elle indique la victoire de l'amour sur la loi 125 ». Kierkegaard suit toujours la leçon de Steffens quand il exploite les moyens dont le prédicateur dispose pour assurer la communication religieuse. Il imprime à sa prose des cadences empruntées aux chants islandais. Il faudrait la lire à voix haute pour en faire sonner les allitérations et les assonances. Elle est conçue pour se propager, en échos, « de l'oreille jusqu'au cœur». Kierkegaard espère que les sonorités qu'elle redouble disposeront les existences à communier dans l'émotion transmise et qu'elles leur donneront le mouvement, l'élan qui fait agir. C'est ainsi que « la dialectique s'achève dans le pathétique ». Pour Kierkegaard « tout finit donc à l'oreille », au sens musical (Gehœr) : « les règles de grammaire finissent à l'oreille — le message de la Loi, à l'oreille — la basse fondamentale, à l'oreille — le système de la philosophie, à l'oreille — par conséquent, on représente aussi l'autre vie comme pure et simple musique, comme une vaste harmonie ». D'où son souhait : « Puissent, bientôt, les dissonances de ma vie s'y trouver résolues (oplœses) ! 126 » Car dans le jeu des répétitions, dans le vibrato qui s'établit entre deux sons, un accord inouï s'annonce, dont la musique ignore le nom.

Le romantisme le néglige. Il s'intéresse, en effet, au son plutôt qu'au sens. La musique, qui se contente de chanter, le fascine plus encore que la poésie, qui ne

121. Kierkegaard s'inspire, ici, à la fois de Hegel et de Lessing. 122. M. Foucault (Les mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 298) souligne que о pour

la première fois, avec... Grimm, le langage... est traité comme un ensemble d'éléments phonétiques... Tout l'être du langage est maintenant sonore ». D'où l'intérêt des frères Grimm pour les dialectes parlés (p. 299). Le langage о a acquis une nature vibratoire qui le détache du signe visible pour l'approcher de la note de musique n.

123. Pap., 1, A, 257, 1836. 124. Pap., 1, C, 88, mars 1836 ; op. cit., p. 186 sqq. 125. Pap., 1, A, 250, 28 septembre 1836. H. Steffens, Caricaturen des Heiligsten (Leipzig,

1819, lre partie, p. 350), que Kierkegaard se procura le 13 janvier 1836. On comprend comment Steffens put révéler à Grundtvig la puissance de la о Parole vivante » .

126. Pap., 1, A, 235, 11 septembre 1836. Oplœses a un sens musical. Cf. Hâte-toi d'écouter (Aubier, 1970, 4e partie de l'introduction de N. Viallaneix).

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renonce pas à dire. Les romantiques allemands la privilégient parce qu'elle mélange toutes les qualités. Ils lui demandent de les replonger dans l'unité chaotique des origines127. La réussite d'Orphée consiste à maîtriser, pour un instant, la furie de Dionysos, en lui imposant la mesure d'Apollon. Mais, aux dernières notes de la lyre, la discordance reprend son vacarme 128. La musique, soumise au cours de la sensation, a produit son miracle fugitif. Dans le registre spirituel, au contraire, le son incame le sens, qui ne saurait s'évanouir en même temps que lui. C'est pourquoi Kierkegaard se déclare « poète », et non pas musicien, « du religieux ». Parce qu'il devient témoin, à travers l'épaisseur sonore de ses paroles humaines, une autre Parole se laisse deviner, la « Parole de vie ». Elle cautionne une harmonie, déjà perceptible pour « l'oreille de la foi », et pourtant à venir. L'unité dont cette harmonie porte les prémices n'est pas seulement l'unité originelle, l'alpha : elle est l'oméga, l'unité eschatologique de la Jérusalem céleste, dans laquelle chantera l'Eternité. Il ne s'agit pas de la retrouver en s'imposant « une marche d'écre- visses 129 ». Ainsi vont les romantiques qui cèdent à l'attrait de la fusion : les égarements du panthéisme ne leur sont pas épargnés.

S'il refuse ici de suivre les romantiques, Kierkegaard maintient pourtant leur premier projet, lorsqu'il ne relâche point son effort vers l'Unité. Il engage sa volonté dans la « re-prise », qui est une réminiscence libérée de la nostalgie, une « réminiscence en avant130». En voulant l'Un, chaque Unique affirme sa différence, au lieu de se perdre dans l'indifférencié. Il vit sous le signe de la « pureté du cœur ».

Florence, mai 1974.

127. Cf. l'interprétation de la pensée mystique de Jacob Boehme par tous les romantiques. Novalis voulait fonder « une religion nouvelle » . Il remercie Tieck de lui avoir fait connaître Boehme : « un vrai chaos plein de sombre désir et de vie merveilleuse я . Pour Hoffmann, comme pour Novalis, la magie des images poétiques fait pénétrer dans le monde vrai, « harmonie sacrée de tous les êtres et de la Nature », « analogie universelle ». Albert Béguin, op. cit., note que le monde invisible, pour Jean-Paul, est un pur chaos où tout se change en tout : le rêve réalise une fusion du Moi dans Г « harmonie cosmique » . Cf. Janké- lévitch, op. cit., p. 150 et suiv., sur le rôle de la fantaisie dans la musique romantique.

128. Cf. le Nietzsche de la Naissance de la tragédie, à propos duquel Michel Serres (Jouvences sur Jules Verne, éd. de Minuit, 1974, p. 225-257) écrit : a Nietzsche a manqué de signer Orphée. »

129. Pap., 1, A, 223, 12 août 1836 : blâme adressé par H. Heine, « le romantique défroqué », dans son Ecole romantique, à A.W. Schlegel. Cf. aussi le mythe des origines et la nostalgie du paradis perdu chez Novalis.

130. Cf. La répétition : la traduction exacte de Gjentagelse est « re-prise » . Kierkegaard ne cède ni à l'attrait du a mysticisme » du premier romantisme, ni aux séductions politiques et catholiques du second. C'est pourquoi il critiquera aussi bien Lamartine (cf. Kierkegaard, juge de Lamartine, in Lamartine, Le livre du centenaire, Flammarion, 1970, N. Viallaneix) que Hugo, après 1848. De Chateaubriand, au contraire, il retient un passage d'Atala qu'il place en exergue de la seconde partie de Ou bien... ou bien.