introduction l 039 thique de spinoza vol 3 les grands livres de la phi lo sophie

211
3 n7t î,1t4? telt 3 ue t -),P:-*9-3-,'?-. La troisième partie La vie affective Pierre Macherey tdilr .ffiE4d***ff " PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

Upload: jing-an

Post on 08-Apr-2018

222 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 1/211

3n7tî,1t4?

telt3

ue

t-),P:-*9-3-,'?-.La troisième partie

La vie affective

Pierre Machereytdilr

.ffiE4d***ff "

PRESSES UNIVERSITAIRESDE FRANCE

Page 2: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 2/211

Pow une théorie ile la production littéraire, Maspero, coll. < Théorie ù, 1966'

Hegel ou Spinoza, Maspero, coll. < Théorie >>, 7979;2' êd., Lt Découverte, 1990'

Conte. ta-pnitosophie et les sciences, pur, coll. < Philosophics r' 1988'

A quoi penie la liltéruture ? Exercices ile philosophie littétairc, PUF, coll. < Pratiques théo-

riques >, 1990.

Avec ipinoza. Etudes sur la doctrine et l'histoirc du spinozisme, PUF, coll. < Philosophie

d'aujourd'hui ù,1992.Introduction à l!,thique de Spinoza. La cinquième partie. Its uoies ile Ia libération,vvY,

coll. < Les Grands Livres de la philosophie r, 1994.

Sommaire

Avant-propos, 1

Sujet et composition dt de Afectibus,5

Un point de vue rationnel sur I'affectivitê (titre et prêface du de

Afectibus),5

Des passions aux effects, 15

Organisation de la vie afîective,22Notions et principes de base (déûnitions et postulats), 33

Définitions 1 et 2,34

Définition 3, 39

Postulats 7 et 2,44

Chapitre 7 / Les fondements naturels et les formes êlêmentaires de la

vie affective (propositions 1à 10,49

Actions et passions de l'âme (prop. 1, 2 et ), 49

Le conatus (ptop. 4à 8),71

Les affects primaires (ptop. 9 à 11),92

a) Le dêsft et sa double détermination (prop. 9, dêf. 1 des

affects), 95

b) L'alternetive de la joie et de la tristesse (p.op. 10et 11,

dêf. 2 et -J des affects), 113

ou prÊvr AUTEUR

1,.

2,

3.

rsgN 2 13 047374;1irssN 1258-2743

Dépôt légal -1'" êdition : 1995, novembrc

@ Presses Universi.taires de Fmnce,1995108, boulevard Saint-Geruin, 75006 Paris

:t

')

Page 3: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 3/211

Introiluction à /Ethique : Ia uie afectiue

Chapitre 2 / Les manifestations secondaires de l'affectivité et la for-mation de la relation d'objet (propositions 12 à 201,127

L'amour et la haine (prop. 12 et 13, dêf. 6 et 7 des aft-ects), 132

Les mécanismes de I'association et du trensfert (prop. 14, 15

et 16, dêf. 8 et 9 des affects), 143L'ambivalence affective (ptop. |n, I59

La projection temporelle de I'affectivité (prop. 18, 19 et 20,

dêf. 72, 73, 74, 75, 16 et 17 des affects), 169

Chapitre 3 / Les figures interpersonnelles de I'affectivité et le mimé-

tisme affectif (propositions 21 à 34, 1.83

Situations duelles et situations triangulaires (p.op. 21, 22, 2j et

24, dêf. 18, 79, 23 et 24 des affects), 190

Sentiments altruistes et sentiments personnels (prop. 25 et 26,

dêf. 21, 22, 25, 26, 28 et 29 des affects),202

L'imitation des affects (prop. 27, dêf. 33 et 35 des affects), 214

Agir sous le regard d'autrui (p.op. 28, 29 et 30, dêf. 30, 31, 43

et 44 des affects),226

5. Les effets rétroactifs du mimêtisme affectif : désirer et être

désiré, aimer et être aimé, haïr et être haï pour soi et pour

autrui (prop. iI, 32, j3 et 34),243

Chapitre 4 / Les conflits affectifr (propositions j5 à 47),263

1. Comment I'amour se transforme en haine (ptop. 35, 36, 37et 38, dêf. 32 des aflects),264

2. Ne pas vouloir ce qu'on veut et vouloir ce qu'on ne veut pas

(prop. 39, 40, 41, 42, 4j et 44, dêf. 34, i6, 37, 38, 39 et 42 des

affects),275

3. Phobies et engouements (prop. 45, 46 et 47, dêf. 5 et 11 des

affects),293

Sommaire

Chapitre 5 / Accidents et variations de la vie affective(propositions 48 à 5\,303

1. Fixations (prop. 48 et 4q,304

2. Pressentiments (prop. 501,317

3. Lubies (p.op. 51, dêf. 27 des affects), 374

4. Emballements (prop. 52, dêf. 4, 5, 70, 40, 41 et 42 des

affects), 321

5. Soucis et préférences (prop. 53, 54 et 55, dêf. 25 et 26 des

affects), 331

Déduction des comportements aflectifl occasionnels et détni-tion générale des affects passifl (ptop. 56, dêf. 45, 46, 47, 48 des

affects, dêf. gên&ale des affects),343

Disparité des expériences affectives individuelles (prop. 5n,363

Chapitre 6 / Les affects actifs (propositions 58 et 59),375

Répertoire des principales figures de I'affectivitê,397

La troisième pârtie de l'Ethique en abrégé, 405

6.

7.

1,.

2.

3.

4.

Page 4: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 4/211

Avant-propos

Ce volume qui propose une lecture de la troisième partie deI'Ethiquer de Spinoza est le deuxième à paraître de I'ensemble constituépar une Introduction à /Ethique de Spinoza, dont un premier volume,paru en 1994, avut été consacré à la cinquième partie2. Dans le textede présentation placê en tête de ce prêcédent ouwage3 avait étê pro-posê un ensemble d'explications concemant ce projet, ses objectif} et lamêthode utilisée en vue d'y parvenir : on ne peut feire ici qu'y ren-voyer. Rappelons sommairement que, en présentant cette Introductionà l€thique de Spinoza, nous nous proposons d'offrir à ceux qui s'inté-ressent au texte del'Ethique, et non seulement aux contenus de pensêe

qui peuvent, avec une marge d'interprétation plus ou moins grande,en être dégagés, un guide de lecture : celui-ci est destiné à rendre plusaccessible I'exposition du raisonnement suivi par Spinoza, raisonne-

ment qui ne peut être sêparé de I'appareil démonstratif à travers lequelil se développe et s'exprime. En vertu d'une exigence méthodologiqueélémentaire, qui impose de prendre connaissance exectement du texte

1. Par convention, les cinq parties del'Ethique seront ici désignées de la façon sui-vtnte : de Deo (l), de Mente (ll), de Afectibus (lll), de Seuitute (lV), de Libertate (I).

2. P. Macherey,Introiluction â lEthique de Spinoza. I-a einquièmepartie : les uoies

dc la libération (Paris, rur, coll. < Les Grands Liwes de la philosophie >, 1994).3. Op. cit., p. 1-27.

Page 5: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 5/211

Introduction â /Tthique : la uie ffictive

dans son intégralité avant de chercher à en proposer une interpréta-

tion, il s'agit Jonc ici avant tout de donner accès à la lettre du texte de

Spinoza, .1 ,o' d,en présenter un substitut qui en développerait à sa

piace les idées, comme si ces idêes existaient en dehors du support tex-

tuel où elles sont inscrites. ceci détermine le mode d'emploi du guide

de lecture ici proposé : celui-ci ne peut qu'accompagner une lecturesuivie du text; de Spinoza, repris autant que possible dans sa forme

originale, c'est-à-dire dans sa version latinel, retraduite au fur et à

-.irr. de son érude littérale; mais en aucun cas il ne devrait se substi-

tuer à cet effort de lecture qu'il suppose au contraire effectivement

poursuivi.Il ne ve pas de soi d'aborder parties par parties le texte del'Ethique,

.r, .orrr".."nt à chacune de ces parties des études séparées publiées dans

un ordre plus ou moins aléatoire. On ne le répêtera jamais assez,

l'Ethique est composée de < parties >> (partes), et non de < livres >

(tibri) : et par ce mode de désignation, Spinoza a certainement voulu

attirer l,attention sur le ceractère global d'une entreprise philoso-phique qui, si elle procède par êtapes successives, ne s'écarte jamais de

i'objectiiprincipal signifiê par le titre même de l'ouvrage, à savoir ras-

,.-b1., les éléments rationnels nécessaires à l'élaboration d'une règle

l.Rappelonsqu'existentdeuxéditionsmodemesdesCF,uurædeSpinozapubliéesdans leur i.*t" o.lgitt"l : celle réalisée par Van Vloten et Land (ed' M' Nijhofi La

Èaye, 1882-1883)-et celle réalisée par Gebhardt,(éd. C. winten, Univeniaetsbu-

chharrdlurrg, Heiieberg, L925, rêimpnrr,êe en 7972.; le volume II de cette édition qui

;;;;. a'ujourd'hui i'f"ire .éË."n1e est consacré àl'Ethique)' Dans l'éditio.n fran-

çaise, en

"e-qui

con"emel'Ethique, n'ont été publiêes que deux venions bilingues

i^rr.. l. textelatin et la traduction française en regard) ' celle de C. Appuln, souventàutive en ce qui conceme l'établissement du texte (Ed. Gamier, 1934, reprise

aux Ed. Y.1ln en 7977, aduellement indisponible), et celle de B. Pautrat (Ed. du Seuil'

ilaa1, q,ri reprend la présentation typographique très élaborée de l'édition Gebhardt.

Au".rn. t.adu"tion française du t"xi. aé Spnôza n'est tout à fait satisfaisante : si l'on

veut comprendre ce que Spinoza a réellement dit, et en premier lieu. en prendre

conrr"issarice, il est indispenùble de revenir au texte original, et de s'en âire pour soi-

-ê-" ," propre raduction. Toutes les traductions ici présentées_en

situation sont ori-

ginales, ei sont insép"rables de I'effort de lecture proposé, dont elles eccompagnent au

fur et à mesure le mouvement.

Auant-propos

de vie pratique. De ce point de vue, chacune des parties del'Ethique est

certainement inséparable de la totalité spéculative à laquelle elle appar-tient, dans laquelle elle a sa place assignée, et en dehors de laquelle elle

est privée de la plus grende part de sa significetion. une lecture littê-rale du texte, du type de celle proposée dans cette Introduction à

lEthique de Spinoza, ne doit donc jamais perdre de vue cette liaisonorganique qui unit en profondeur les di{Iêrentes étapes d'une réflexionmenée dans une perspective qui, du début jusqu'à la fin, demeure

essentiellement êthique. Ceci dit, il reste que Spinoza a eu aussi le

constant souci de décomposer sa démarche en séquences rationnellessusceptibles d'une appréhension distincte, sinon absolument auto-nome : là se trouve précisêment la justification de la présentation du

discours sous forme de propositions, qui en découpent la progression,de manière à en faire mieux reconnaître la nécessité synthétique et

causale. Les < parfies ) successives de l'ouvrage recouvrent ainsi des

domaines d'investigation relativement autonomes qui, à I'intérieur de

la totalité de I'ouwage, constituent des sortes de < parties totales >, eten reflètent, chacune sous l'angle particulier qui est le sien, l'économied'ensemble. Ceci autorise à prendre connaissance de chacune des par-ties constitutives de l'Ethique en rapportant celle-ci à son domainepropre d'investigation, sous réserve que ne soit pas perdue de vue I'in-tégration de la dêmarche qui lui est spêcifiquement appliquêe à la

perspective d'ensemble de I'ouvrage, à laquelle elle est d'ailleurs liéepar la mise en æuvre de I'appareil dêmonstratif, qui effectue de

manière continue cette intégrationl.La troisième partie de I'Ethique, eui va être ici étudiêe, se situe

exactement au centre de la trajectoire poursuivie dans I'ensemble deI'ouvrage. Elle fait suite à deux développements dans lesquels Spinoza

1. En règle générale, l'étude d'un passage del'Ê,thique, quel qu'il soit et à quelqueplace de I'ouvrage qu'il se situe, au début, au milieu ou à la ûn, nécessite une lecturepréalable de I'ensemble de I'ouvrage. Pour commencer à s'y retrouver dans cetcnsemble argumentatif dont la complexité déroute de prime abord, on peut s'aider de

lt Cate de lt,thique placée en Appendice du volume de cette Introiluction à lT,thiqueile Spinoza consacré à la cinquième partie (op. eit., p.205-230).

Page 6: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 6/211

Introiluction à /T'thique : Ia uie ffictive

a d'abord proposé une êlucidation des lois gênérales qui dêterminent

globalement la nature des choses en tant que celle-ci est soumise' en

totalitê et dans le détail de ses parties, au principe de causalitê (I : de

Deo), puis a déduit à partir de là les règles de fonctionnement propres

à I'ordre psychique, en tant que celui-ci relève d'un genre d'être irrê-

.ductible aux déterminâtions propres à l'ordre corporel (II : de Mente);la vie affective, qui fait I'objet, dans la troisième partie de l'Ethique,

d'un examen rationnel, constitue elle-même I'aspect particulier de ce

régime mental qui donne sa base aux alêas de l'existence individuelle,

conçue dans ses formes gênérales, que celles-ci soient ou non

humaines : elle définit ainsi les éléments d'une véritable théorie de la

pratique, préalable à la mise au point d'une doctrine éthique. A partir

de là devient possible une dêduction des modalités qui définissent spê-

cifiquement la condition humaine, dans ses âspects individuels et col-lectif! (IV : de Seruitute), qui elle-même trouve son prolongement dans

un examen raisonné des procédures de libération permettant d'effec-

tuer la synthèse êthique entre les fonctions thêoriques de I'intellect etles fonctions pratiques de l'affectivité (V : de Libertate). La théorie rai-

sonnêe des affects exposée dans la troisième partie de l'Ethique se

trouve ainsi à l'exacte articulation d'une investigation consacrée à la

nature apprêhendée en général et d'une investigation consacrêe à

I'existence humaine avec ses traits spêciûques : elle rend ainsi possible

le passage du point de vue théorique au point de vue pratique, du

point de vue objectifau point de vue subjectif, dans des conditions qui

interdisent de considêrer cette existence humaine tanquam impeium in

impetior, c'est-à-dire d'en absolutiser les déterminations, comme si

celles-ci se suffisaient à elles-mêmes, cette illusion constituant de fait le

principd obstacle à la libération éthique. On peut considérer que là se

trouve le pivot de I'argumentation exposêe dans toute L'Ethique, dont

elle reproduit en situation les principales orientations.

1. Cette formule souvenr citée apparaît au début de la préface du ile Afectibus :

voir ici p. 7.

Sujet et composition dl de Affectibus

mêmes >> (in se considerati), c'est-à-dire rendus à leur vraie nature, et

ainsi débarrassés des interprêtations, elles-mêmes affectivementconnotêes, qui les surdêterminent et en font des signes d'opprobre,dont la seule représentation suscite I'apprêhension et déclenche uneréaction instinctive de rejet inspirêe par la crainte. Or cette crainte

est motivêe, non par des caractères inhérents à ces choses que sontles affects de haine, de colère ou d'envie, mais par l'ignorance dans

laquelle nous sommes de leurs causes et des effets qui dêcoulentnaturellement de celles-ci comme pour toutes les autres choses singu-lières. Mais en comprenant ces choses telles qu'elles sont dès lorsqu'elles sont replacées dans I'ordre de nécessité auquel elles appar-tiennent, en repport avec les causes bien déterminées dont elles sui-vent, nous dêcouvrons qu' < elles possèdent certaines propriétés biendêterminées aussi dignes d'être connues de nous que les propriétés de

n'importe quelle autre chose dont la seule contemplation nousdélecte > (certas proprietates habent cognitione nostra aeque dignas ac pro-

prietates cujuscunque alterius rei cujus sola contemplatione delectamur)1 .

L'horreur que nous inspirent ordinairement ces dêbordementsaffectifi se retourne alors en une véritable < dêlectation >; celle-cicorrespond à la joie de comprendre, qui est un affect entre tous

1. Ce passage de la préface ùt de Afeetibus est donnê à la référence à la fin du sco-lie de la proposition 57 du de Seruitute, qui traite de la prétention et de la bassesse, dans

les termes suivants : < Les lois de la nature concernent I'ordre commun de la nature,dont I'homme est une partie; si j'ai tenu à en averrir ici au passage, c'est pour que per-sonne ne puisse penser que j'ai voulu ici raconter les vices et les absurdes comporte-

ments des hommes, aulieu de démontrer la nature et les propriétés de choses. En

efet, comme je l'ai dit dans la préâce de la troisième partie, je considère les affects

humains et leun propriétés pareillement que les autres phénomènes naturels. Et réelle-ment les affects humains n'indiquent pas moins la puissance et l'ingéniosité de lanature, si ce n'est de la nature humaine, que beaucoup d'autres choses que nous admi-rons et dont la contemplation nous délecte > (et sane humani afectus, si non humanae,

naturae sahem potentiam et artficium non minus indieant quam muha alia quae admiramurquoruffique contemplatione deleetamur). Les affects humains sont des témoignages irrem-plaçables de la richesse d'invention de la nature, qui est inépuisable : et si on les voitainsi, il y a davantage à en rire qu'à en pleurer.

13

Page 7: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 7/211

Introduction à lT,thique : la uie ffietiue

citês : or, expliquera alors Spinoze, c'est précisêment dans la mesure

où ils sont ainsi dérangês que les hommes se gênent aussi réciproque-ment entre eux, chacun projetant sur autrui les restrictions imposées à

ses propres comportements par des causes extêrieures qui f influencent,et même le manipulent, sans qu'il puisse en être rendu rêellement res-

ponsable.<

Pour autant> (quatenus) qu'ils sont mentalement a{fligês de

ce type d'affects que sont les passions, on peut dire que les hommes

sont aliénés, en même temps qu'ils s'aliènent mutuellement les uns les

autres : mais I'emploi du terme quatenus, qui joue un rôle clé dans l'en-semble de la thêorie de I'affectivitê, relativise la portêe de cette affir-mation, précisément parce qu'il permet de dénouer I'identiûcationspontanêe des a{fects et des passions. C'est seulement dans la mesure

où I'affect prend la forme de la passion, c'est-à-dire d'un sentiment

passivement subi, qu'il produit sur I'existence humaine des effets dom-mageables, non pas utiles mais nuisibles. Mais, s'il cesse d'ôtre une pas-

sion1, I'affect accède à un tout autre statut et, au lieu de représenter la

forme par excellence de la servitude de I'homrne, il devient I'instru-ment privilêgié de sa [bération.

ORGANISATION DE LA VIE AFFECTIVE

L'aspect le plus manifeste de la vie affective - ç's51 celui qui est

souligné dans les interminables discours que les moralistes ont consa-

crés à I'inconstence humaine

-,

c'est son instabilitê et sa variabilitê.

En entreprenant l'étude de cet aspect très particulier de la réalité men-tale, Spinoza se confronte à un monde d'infinies nuances, où jouent

des proportions que leur finesse rend à première vue imperceptibles et

insaisissables. Comment la rigueur des procédures rationnelles, imitées

des gêomètres, qui ramènent tout à des questions de lignes et de plans,

1. Selon la formule déjà évoquée qui se trouve dans E, V, prop. 3.

Sujet et composition du de Afectibus

UN POINT DE VUE RATIONNEL SUR L'AFFECTIVITE(titre et prêface du de Affectibus)

Sous le titre < De la nature et de I'origine de l'âme >> (de natura et ori-

gine mentis), la seconde pertie de l'Ethique est consacrée à l'étude des

conditions de fonctionnement du régime mentall considéré en général,

sans rêférence explicite, au moins au départ, à la nature spêcifique deI'homme, en tent que ce régime mental est objectivement déterminé par

les lois qui dêfinissent I'ordre de réalité propre à la < chose pensante > (res

cogitans) en général. La troisième partie de l'-Ethique, qui est intitulée < DeI'origine et de la neture des a{fects > (de oigine et natura ffictuum)2, dêve-

loppe un aspect spécifique de ce fonctionnement, celui qui correspond

au domaine de I'affectivité proprement dite, sans faire davantage réfê-

1. Régime mental, psychisme sont les expressions qui rendraient au plus près lasigniûcation assignée par Spinoza au terme mens, que, faute de mieux, nous traduironsici par < âme >, en reprenant une tradition ancienne.

2. Ce titre imite manifestement, dans la forme de sa rédaction, celui du ile Mente.

Dans I'un et I'autre cas, il s'agit de traiter d'aspects de la réalité psychique en tant queceux-ci relèvent d'une < neture ) (natuta) qui leur appartient en propre, en dehors de

I'intervention d'un déterminisme extérieur, par exemple d'un déterminisme corporel,cette ( nature > étant complètement déterminée en elle-même par ses conditions spéci-

tques telles qu'elles lui sont fixées par son < origine > (origo) qui assigne à son fonc-tionnement des bases objectives. L'affectivité, comme toutes les autres formes d'acti-vité mentale, s'explique per ses causes, c'est-à-dire par les règles qui détnissent sa

puissance, en repport avec la puissance globale de la nature dont elle constitue une

expression particulière.

22

'{F

Page 8: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 8/211

Introduction à lEthique : la uie afectiue

rence au contexte spécial de I'existence humaine : y sont exposés les

caractères corununs de I'affectivitê, constamment rapportés non à des

sujets personnels mais à des < choses > (res), en tant que ceux-ci concer-nent, sinon tous les êues, du moins toutes les formes individuêes de

I'existence, c'est-à-dire l'ensemble des vivants. Sont ainsi dégagées des

lois qui, sans doute, s'appliquent afortiori à la nature humaine - on peutmême estimer que, dans le contexte propre à une éthique, c'est ce cas quiretient particulièrement l'attention de Spinoza -, mais ne sont pas

extraites de la considération exclusive d'une essence humaine traitée

complètement à pert, comme si elle se trouvait elle-même au centre

d'un ordre de réalité autonomel.Cette orientation thêorique relève manifestement d'un choix déli-

béré, par lequel Spinoza se place d'emblée en rupture par rapport à touteune tradition. C'est ce qui est indiqué dans les premières phrases de la

prêface qui suit immédiatement l'ênoncé du titre du de Afectibus : <Iaplupart de ceux qui ont écrit au sujet des affects et du système de vie des

hommes paraissent traiter, non de choses naturelles qui suivent les loiscommunes de la nature, mais de choses qui sont hon de la nature. Ils

paraissent même concevoir l'homme dans la nature comme un domaine

séparê > (plerique qui de ffictibus et hominum vivendi ratione scipserunt

videntur non de rebus naturalibus quae cofttrnufles flaturae leges sequuntur sed de

rebus quae extra naturam sunt agere. Imo hominetn in natura ueluti impeium

1. A la tn du scolie de la proposition 3 du de Afectibus, Spinoza écrit : < Ëtjepourrais monffer de cette manière que les passions se râpPortent aux choses singulières

de la même âçon qu'à l'âme et ne peuvent être perçues d'une autre manière; mais

mon projet est de traiter de l'âme humaine seulement > (hac ratione ostenilerc possem

passiones eoilem moilo ad res singulares ac ad mentem rcJmi nec alia rutione posse petcipi ; sed

meum institutum est ile sola mente humana agerQ.ll y a une forme générale de la passion

(et corrélativement de l'action), qui conceme simultanément toutes les choses singu-lières, à quelque genre d'être qu'elles appartiennent, et non seulement l'âme ou l'âmehumaine. Si le projet de Spinoza est principalement d'expliquer les mécanismes de

l'âme humaine, il ne faut donc jamais oublier que ces mécanismes mettent en Guvredes processus naturels qui fonctionnent aussi dans d'autres domaines, et dont les causes

ne sont pas à rechercher en demière instance dans la nature de l'âme humaine, comnesi celle-ci était déterminée par elle seule et constituait un ordre substantiel séparé.

Sujet et comqtosition /a de Affectibus

in itnpeio concipere videntur)t. Or il n'y a rien dans |a nature humaine,

considêrée en rapport à son origine, qui autorise qu'on la mette à part de

l'ordre courmun des choses auquel au contraire elle est complètement

soumise et dont elle suit les lois gênêrales, y compris lorsqu'elle semble

s'engager dans des entreprises désordonnées et dêconcertantes, cofirme

c'est le cas prêcisément à proPos de l'affectivité-Cette position radicale affirmée d'entrée de jeu par Spinoza tend à

banaliser les phénomènes de I'affectivité, en les replaçant dans leur

contexte, alon que, gênéralement, ils ont êtê au contreire indûment

dênaturalisés et en conséquence dénaturés : < En effet (la plupart de ceux

qui ont abordê ces questions) se figurent que I'homme pernrrbe I'ordre

Je h nature bien plutôt qu'il ne le suit > (nam hominem natufae ordinem

magis perturbarc qudm sequi... uedunt). L'emploi du verbe credere a ici une

valeur très forte : il signale le âit que cette opinion a un caractère extra-

vegant,qui la soumet complètement à le loi de I'imagination, et la situe

à l'opposé d'une véritable connaissance. L'inconsistance de cette

croyance est signaléepar le fait qu'elle débouche sur des conséquences

contradictoires : en effet elle installe l'homme dans une position qui se

situe simultanément en excès et en défaut par repport à la nature des

choses. En excès, puisqu'il est ainsi doté de pouvoin extraordinaires en

vertu desquels, croit-on, u il a lui-même une puissance absolue sur ses

actions et n'est déterminé par rien d'autre que per soi-même > (ipsum in

suas actiones absolutam habere potentiam nec aliunde quafn 4 se Qtso detetmi'

1. La formule tunquaffi imperium in impeio, qui exprime de manière extrêmement

frappante I'anti-humanisme tlréorique de Spinoza, son refus de reconnaître à I'ordre

no-;" une réalité séparée soumise à ses propres lois par lesquelles il serait soustrait à

l'ordre commun de la nature, comme si la < neture )ù qu'il constitue n'avait pas son< origine I dars la nature elle-même, est souvent citée hors de son contexte : on peut

effectivement lui reconnaître une valeur emblématique. La manière dont cette for-mule est habituellement rendue, ( comme un empire dans un empire r, en biaise

quelque peu la signiûcation dont la valeur originelle est la suivante : en prêtant à la

,r"to.. to*arre un u pouvoir ) extraordinaire, coupé du pouvoir propre qui appar-

tient non à telle ou telle nature mais à la nature cornme telle, on s'enpge dans une

forme de spéculation mystiûée, complètement décalée pâr rePport à la nature des

choses.

i

I

i :{h"'

Page 9: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 9/211

Introduction à /ïthique : la uie ffietiue

nari) . En défaut puisque, par une, sorte de dialectique irraisonnée, ce pri-vilège est retourné en son contraire, I'absolu de la puissance se transfor-mant en gage d'impuissance : < Et qui a trouvé les arguments les plus élo-quents pour attaquer I'impuissance de l'âme humaine est élevé au rangd'un Dieu > (qui humanae mentis impotentiam eloquentius vel argutius car[)erenouit veluti divinus habetur) . cette manière de penser conduit à traiter les

qualités exceptionnelles reconnues à la nature de I'homme simultané-ment comme l'expression d'une excellence et d'un défaut : deuxmanières symêtriques et complémentaires de traiter I'homme tdnquamimperium in impeio, parce qu'on omet de restituer à se nature sa véritableorigine qui se trouve dans I'ordre universel de la nature, substituant ainsià celle-ci une nature imaginaire qui, étant privée de tous les caractèresdéfinissant la vraie réalitê, ne peut que paraître privée de cohérence etcreusée par une sorte de négativitê interne; mais cette négativitê n'in-dique en fait que l'inconsistance de son conceptl.

Cette manière d'appréhender les problèmes généraux de I'affecti-vité est défectueuse en raison du rapport mimétique qu'elle entretientà l'égard de son objet. Elle est propre aux moralistes qui < déplorent,raillent, méprisent ou, c'est ce qui arrive le plus souvent, ont en hor-reur (la nature humaine) > (quam flent, rident, contemnunt, vel, quod ple-rumque fit, detestantur)'; et ainsi < ils n'arrêtent pas d'en dénoncer lavanité, l'absurdité et la monstruosité > (quaeque vana, absurda et honenda

.1. Lorsqu'il critiquera, dans la préface de la cinquième partie del,Ethique,le pré-

jugé partagé par les philosophes anciens (es Stoiciens) et modemes (Descartes) silonlequel l'homme serait doté d'une absolue initiative à fégard de toutes ses actions, Spi-noza expliquera, de manière similaire, que cetre manière de voir, qui fait de I'hommeà la fois une machine

et unsurhomme,

on dirait en d'autres termes une bête et unânge, suppose la méconnaissance et la dénaturation de l'essence humaine.2. Spinoza reprendra cette idée, exactement dans les mêmes termes, au début du

Tractatus Politicus: < Les philosophes conçoivent les affects dont nous sommes afligéscomme des vices auxquels les hommes s'abandonnent par leur faute, vices qu;enconséquence ils ont coutume de railler, de déplorer, d'attaquer ou, comme le fontceux qui veulent le plus avoir l'air de petits saints, d'avoir en horreur > (ffictus quibusconJlictamur concipiunt philosophi veluti uitia in quae homines sua culpa labuntur ; quos prop-terea idere, flere, carperc uel, qui sanctiores uiileri uolunt, detestari solent).

Sujet et composition da de Affectibus

esse clamitant) . Or ces formes de contestation sont précisément des

affects: et ainsi c'est au nom de I'affectivité que l'affectivité estjugée,d'un point de vue qui est nécessairement privê d'objectivité, puisqu'ildépend d'une complète identification à ses manifestetions, alors qu'ilfaudrait d'abord essayer de comprendre celles-ci avent de définir uneattitude, négative ou positive, à leur êgard. Ce dont têmoigne cette

attitude, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle manque du dêta-chement nêcessaire à une connaissance authentique, c'est d'une absence

complète de maîtrise à l'êgard des phénomènes qu'elle prétendcondamner : ceux qui se font une gloire de la pratiquer sont hantésinconsciemment par la crainte de ce qui se pesse en eux-mêmes, etc'est cette crainte précisément qui les empêche de comprendre et dedominer leurs propres affects dont leurs propos équivoques ne fontque projeter une image plus ou moins déformée. La plupart de ceuxqui s'en prennent à la nature humaine et prétendent la corriger parleurs sages conseils restent enfermés dans ce cercle vicieux : et, corruneil le fera à nouveau dans la préface de la cinquième partie del'Ethique,Spinoza cite ici Descartesl en exemple de cette inconséquence qui, surun plan purement thêorique, exploite un présupposé erronê, appuyésur la prétention < d'avoir une puissance absolue sur ses actrons >> (insuas actiones absolutam habere potentiam) et de fonder là-dessus une règlede vie. En faisant de I'homme un être d'exception, on se condamne à

célébrer sa grandeur en tournant en dêrision sa misère, et réciproque-ment : et cette étrange combinaison d'exdtation et de dépression, quifait le fond de la sagesse de presque tous les moralistes, illustrerait assez

1. Etant donné que Spinoza tourne le plus souvent ses critiques à l'encontre desphilosophes, des théologiens ou des moralistes en général, sans désigner ceux-ci plusprécisément, cette référence explicite prend un reliefparticulier : elle signale d'embléeque I'argumentation développée dans le de Afectibus, où Spinoza reprend le pro-granrme que Descartes s'était txé dans son traité sur Its passions ile l'âme, se trouvedans un repport de dialogue et de contestation vis-à-vis de cet ouvrage, dans lesmarges duquel cette partie del'Ethique est en quelque sorte écrite.

Page 10: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 10/211

Introduction à /Ethique : la uie afectiue

bien le phénomène du < trouble mental >> (fluctuatio animi) qui, nous le

verrons plus tard, est une constante de notre vie affectivel.

Spinoza se propose de briser ce cercle, et de faire ce que personne

n'avait fait avant lui, à savoir < dêterminer la nature des affects , (affec-

tuum naturam detemtinari), c'est-à-dire dégager le caractère essentielle-

ment neturel de l'affectivité, tel qu'il apparaît dès lors qu'on la déduit

de son origine au lieu de la confronter, sens aucune nécessité, à des

nonnes imaginaires tirêes de son dêveloppement spontané. Cette

;démarche est loin d'aller de soi : elle consiste à < traiter à la manière

I des géomètres et à dêmontrer par une raison certaine ces choses qui,

[rr'ar.ête-t-on pas de dire, sont contraires à la raison > (more geomettico

tractaîe et certa ratione demonstrare ea quae rationi requgnare... clamitant) .

Le projet d'un traitement scientifique des problèmes de l'affectivitésuppose une mise à distance de ceux-ci qui permette de porter sur eux

un regard désengagê : mais pour y parvenir il faut s'être soi-même

libéré de la force aliénante exercée par les affects et en maîtriser le

fonctionnement. Dâns cette troisième partie del'Ethique plus que nullepart ailleurs, il apparaît à quel point l'entreprise d'une < éthique

démontrêe à la manière des géomères > mêle des enjeux théoriques et

des enjeux pratiques : car coûlment evoir le contrôle de la vie affective

si on n'en comprend pas la nature? Mais aussi, réciproquement, com-ment comprendre sa neture si on n'exerce pas dêjà sur elle un certain

contrôle ? Pour parvenir à une certaine clarté sur ces questions entre

toutes difficiles, il faut les aborder avec sérénitê2, et pour cela il faut

savoir prendre ses responsabilités, en faisant un pari raisonnable sur les

conditions nécessaires à leur résolution.

< Voici corrment, moi, je raisonne >> (mea haec est ratio), dêclate Spi-

îoza, et on serait presque tentê de traduire : telle est mon hypothèse de

1. Ce phénomène sera caractérisé par Spinoza dans le scolie de la proposition 17

(E IID.2. Lr < sêrênitê > (acquiescentia) est elle-même un affect. Mais c'est typiquement ce

que Spinoza appellera plus tard un affect actif,, dont l'âme est la cause adéquete : c'est

pourquoi il sera au centre du projet de libération développé dans la cinquième partie

de l'Ethique.

Sujet et composition dz de A{fectibus

départ. Cette hypothèse consiste à affirmer la complète intégration de

I'affectivité à l'ordre coûunun des choses puisqu'elle est nécessairement

soumise à ses lois, comme tous les autres phénomènes de la nature. Ce

rype de manifestation de notre régime mental, qui, en raison de son ins-tabilité et de la peur instinctive qu'il déclenche chez ceux qui tentent de

l'apprêhender, paraît le plus insaisissable de tous, n'est accessible à la

connaissance, et susceptible d'être effectivement régulé, que s'il est ainsi

dédramatisé et en quelque sorte désenchanté. Or, au point où Spinoza

est parvenu de son raisonnement dans le développement d'ensemble de

l'Ethique,les bases théoriques de cette entreprise sont déjà réunies : le de

Deo a êtabh dans son universalité, et selon ses trois dimensions ontolo-gqr., logique et physique, le principe de causalité qui doit s'appliquer à

tous les domaines de la réalité sans exception. De ces explications prêala-

bles qui ont déjà êtê données de manière complète par voie de démons-

tration, il résulte que < rien ne se fait dans la nature qui puisse être attri-bué à un défaut de celle-ci > (nihil in naturafit quod ipsius vitio possit tibui) ,

ce qui est une autremanière de

direque

Parréalité et perGction il faut

entendre une seule et même choset. Remettre ce principe en doute, ainsi

que le font justement les moralistes en vue d'opposer ce qui doit être à ce

qui est donnê dans la rêalitê en vernl du déterminisme inteme de son

organisation, c'est renoncer à avoir une vue cohêrente sur les choses en

refusant de reconnaître que ( les lois et règles de la nature, selon lesquelles

toutes choses se font et changent leurs formes les unes dans les autres,

sont partout et toujours les mêmes > (naturae leges et regulae secundum quas

omniafunt et ex unisformis in alias mutantur sunt ubique et semper eaedem)2'

1. Selon l'énoncé de la définition 6, au début dt ile Mente .

2. I1 est à remarquer que dans cette caractérisation de I'ordre naturel en tant qu'ilest soumis à des lois rêgulières, Spinoza, bien loin de s'installer dans une perspective

statique et Iigée, a pris soin de souligner les caractères dynamiques de ce déterminismequi donne ses bases au processus selon lequel les choses < se font > (fiunt) et < changent

leun formes les unes dans les autres ) (ex unisformk in alias mutantlr). Comprendre lanécessité de I'ordre naturel, ce n'est pas condamner le monde à I'immobilisrne mais

c'est se donner les moyens de mieux maîtriser les conditions de son incessant

changement.

10 I1

Page 11: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 11/211

Introiluction à llthique : la vie ffictiue

Or la réalité étant toujours et pârtout soumise à des lois qui relèvent du

même principe de causditê, il o'y a pâs trente-six façons de la

comprendre , mais il faut admettre que < il y a une seule et même manière

de comprendre la nature des choses quelles qu'elles soient, à savoir par

I'intermêdiaire des lois et règles universelles de la nature > (una eademque

etiam debet esse ratio rerum qualicunque naturam intelligendi, nempe per legeset regulas naturae universales). Ceci est la seule manière correcte de voirles choses : et c'est prêcisément en reconnaissent que la nature suit des

lois qui expriment le caractère substantiel de son organisation, donttoutes les choses sans exception, y comPris bien sûr I'homme et ses

conduites, sont des expressions ou des rédisations, que I'on peut espêrer

parvenir, en prenant appui sur la connâissance des lois universelles qui les

dirigent, à en réguler les processus, en êcartant de ceux-ci tout risque de

désordre, celui-ci ne pouvant de toute façon être que momentané et par-ticulier.

Ceci revient à traiter les affects, tous les affects sans exception,

comme des choses, même si ces choses arrivent à des choses qui sefigurent être des sujets libres et maîtres d'eux-mêmes, selon la fictionreprise et amplifiée par les grands discours des sages moralistes. < Les

affects de haine, de colère, d'envie, etc., considérés en eux-mêmesrelèvent de la même nécessité et veftu de la nature que toutes les

autres choses singulières > (ffictus odii, irae, inuidiae, etc., in se conside-

rati ex eadem naturae necessitate et lirtute consequuntur ac reliqua singula'

ria). En êcrivant cette phrase, Spinoza a pris soin de choisir des

exemples de comportements entre tous négatifr, qui font voir la rêa-

litê affective sous son jour le plus sombre et le plus effrayant, et de

leur faire exprimer paradoxalement une ( vertu de la nature >> (natu'

rae virtus), eu sens de sa puissance qui témoigne de sa nécessaire per-fectionl. Comment s'effectue ce retournement des vices en vertus ?

Par le fait que les aflects en question sont ( considêrês en eux-

1. La figure de style utilisée ici est celle de I'orymore qui allie en une formuleunique des notations opposées et apperemment exclusives : cette figure revient assez

souvent sous la plume de Spinoza.

Introduction à l' Ethiquede Spinoza

t2

Page 12: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 12/211

Introiluction à /Ethique : la vie ffietiue

acti{ dont le dêploiement restitue à l'âme la pleine envergure de sa

puissancel : nous < contemplons > les affects comme s'il s'agissait de

choses qui ne nous concement pas directement, et, ayant ainsidécouvert leur origine et leur nature, nous les voyons sous un toutnouveau jour, dans une perspective non plus déplaisante mais rassu-

rante, ou pour le moins intéressante. On le voit, la connaissance deI'affectivité demeure jusqu'au bout marquée affectivement, mais, dès

lors qu'elle se développe cornme une connaissance authentique, c'est

sous la forme d'une affectivité maîtrisée n'ayant plus rien à voir avecles élans spontanés qui ordinairement nous aliènent et, en théorieconune en pratique, font obstacle à la maîtrise de leun mani-festations.

Même si les manifestâtions de l'affectivité présentent un certainnombre de caractères perticuliers, auxquels il faut consacrer une étudespécifique, il n'y a pas lieu nêanmoins de leur faire un sort à part et deles considérer elles-mêmes tdnquam impeium in imperio, c'est-à-dire

colnme si elles relevaient d'autres règles que celles qui dirigent le coursordinaire des choses ou cornme si elles avaient le pouvoir extre-ordinaire de boulevener celui-ci. C'est pourquoi, explique Spinoza

dans les demières lignes de la préface du de Afectiûas, < pour traiter de

la nature et des forces des affects, et du pouvoir que l'âme a sur eux, jereprendrai la même méthode dont je me suis servi dans les parties prê-cédentes où il a été question de Dieu et de l'âme; et je considéreraipareillement les actions et les désirs humains cornme si c'êtait unequestion de lignes, de plans ou de coqps > (et humanas actiones atque

appetitus considerabo perinde ac si quaestio de lineis, planis aut de corporibus

1. Le verbe deleetari, utfisé également dans le même contexte à la ûn du scolie dela proposition 57 dr de Smtitute, est celui que Spinoza reprendra dans l'énoncé de laproposition 32 dt de Libmarc pour caractériser l'état mental qui accompagne la pra-tique de la connaissance du troisième genre. Cette délectation est eussi celle que,comme le rapportent ses biographes, Spinoza a pu lui-même éprouver au spectacle de

combats d'araignées, où se déchaînent les affects de haine, de colère et d'envie.

Sujet et comltosition dr.r de Affectibus

esset)l. Cette formule provocante met particulièrement en valeur leprojet d'une êtude scientifique de la vie afFective, qui, sans états d'âme,ramène celle-ci à ses mécanismes objecti6, de manière à en dégager, en

en traçant un relevé exact qui prend la forme d'une épure gêo-métrique, les tenants et les aboutissents, les causes et les effets, sui-

vant le programme ûacê par le titre de la troisième partie del'EthQue: < De I'origine et de la nature des affects >> (de origine et ndtura

afectuum).

DES PASSIONS AUX AFFECTS

Or l'orientation théorique de cette démarche est d'emblée engagée

par un choix terminologique dont les enjeux sont cruciaux : en rete-

nant, pour désigner le domaine d'investigation auquel est consacrêe latroisième partie de l'Ethique,le terme < affect > (afectus)2, qui apparaît

dans son titre, et y revient ensuite à cent-soixante-dix reprises, Spinoza

a manifestement voulu signder la nécessité du dêplacement théoriquejustifié ensuite dans la préface. En effet de quoi parlent surtout les

moralistes qui prétendent faire de I'homme un être à part, merveilleux

1. Dans le scolie de la proposition 57 du ile Seruitute, où il est fait expressémentrélérence à la préface d,t de Afectibus, Spinoza explique à propos des conséquences de

la bassesse : < Ces choses suivent de cet afect aussi nécessairement qu'il suit de lanature du triangle que ses trois angles sont égaux à deux droits > (haec ex hoc afectu tam

necessaio sequuntur quam erc natura tianguli quoil ejus trcs anguli aequales sint iluobus rec-

lrs,). Ici comme là, il s'agit uniquement de comprendre comment des efets ( suivent D

(sequuntur) de leun causes, ontologiquement, logiquement et physiquement.2. Pour conserver à cette notion sa signification objective, telle qu'elle s'inscrit

dans une penpective proprement scientifique, il faut absolument I'exprimer en fran-

çais par le terme < affect r, même si celui-ci n'appartient pas à la langue courante :

pour cette raison précisérnent, il marque la rupture avec les manières courentes d'âP-préhender les problèmes de I'affectivité qui caractérise ici la démarche de Spinoza. Onpourrait à la rigueur traduire afectus par < sentiment * : le de Afectibzs décrit le mondebariolé de ce que la langue italienne appelle les afetti.

l4 15

Page 13: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 13/211

Introduction à /€thique : Ia uie alfective

et monstrueux à la fois ? De ses < passions >, dont ils déplorent les

ravages, et dont ils imputent la responsabilité à la nature de I'homme,ou aux incertitudes de sa volonté qu'ils interprètent comme des signes

de sa faiblesse et de sa déchéance. Les théories êlaborées à ce sujet ne

peuvent qu'être incohérentes, puisqu'elles convertissent les marques de

I'aliénation humaine en témoignages d'une possible liberté, obscurcis-sant ainsi de manière définitive les mêcanismes dont cette aliénationdêpend nêcessairement, sens intervention de quelque initiative inten-tionnelle que ce soit, et donc sans qu'il ait lieu de âire intervenir dans

leur explication la notion de culpabilitê. Pour rompre avec ces équivo-ques, qui forment écran à une comprêhension authentique des loisobjectives dirigeant le fonctionnement de l'affectivitê, il faut en consé-quence se servir d'un mot nouveau, de manière à éliminer la référencetraditionnelle aux passions de l'âme, telle qu'elle revient encore chez

Descartes : et eflectivement le terme ( passion > (passio), s'il n'est pas

tout à fait écanê par Spinoza de I'exposé da de Afectibus, n'y revient

que dix-huit fois, soit près de dix fois moins que le terme. << affect >,

vis-à-vis duquel son importance est ainsi relativisée.

Parler d'affects, plutôt que, ainsi que le font ordinairement ceuxqui traitent de ces questions, de passions, c'est en quelque sorte médi-caliser le point de vue qu'on porte sur ce secteur entre tous sensible de

I'existence humaine, de manière à mieux en contrôler les aléas en

déterminant les causes dont il dêpend nécessairement, en dehors de

toute perspective de responsabilité et de fautel : le terme < affect >

dêsigne ainsi de manière objective et neutre, avec la précision d'unregard clinique, un êtat ou une disposition de l'âme, dès lon que celle-ci est < affectée > de telle ou telle âçon et ainsi orientée vers tel ou tel

type de prêoccupation, et rien de plus. Sans doute nous verrons que les

1. En entreprenant d'analyser rationnellement Les passions ile l'âme, Descartes

s'était lui aussi engagé dans cette voie d'une médicalisation du problème des passions,

mais sans renoncer pourtant à une penpective moralisante, appuyée au point de vuede Spinoza sur une fausse idée de la volonté et de ses pouvoin : c'est précisément à

cette équivoque que Spinoza cherche à échapper en substituant une étude objectivedes < affects >, que ceux-ci soient ou non humains, à celle des passions.

Sujet et composition du de Affectibus

mécanismes de l'affectivité le plus souvent nous aliènent, et nous plon-gent dans un état d'impuissance, qui est incontestablement nuisible :

mais ces dérèglements, qui appellent un contrôle approprié, sont desmaux de l'âme au sens où nous parlons par ailleurs des maladies ducolps, comme de choses qui arrivent au colps sans qu'elles soient issuesde sa nature propre puisqu'elles en constituent des altérations acciden-telles qui âttaquent cette nature de I'extérieur1. Et le jugement devaleur auquel sont exposées les conduites affectives, dans la mesure oùelles peuvent restreindre notre puissance d'agir, n'a en conséquencerien à voir avec une condamnation morale, du type de celle dont se

voit rituellement gratifiê le triste jeu des passions humaines avec leurcoftège de catastrophes, présentées alors cornme des punitions méri-tées : comme si jamais aucune chose pouvait mériter les maux aux-quels elle est en proie, pour autent que ces mâux remettent en ceuse sa

propre constitution !

L'exposê que Spinoza consacre aux problèmes généraux de I'affec-tivitê va donc se dêrouler en dosant soigneusement

les références aux< affects ) et aux < passions >, le premier de ces mots exprimant le véri-table concept dont le second ne donne qu'une présentation dérivée,partielle, et, si on s'en tient à I'usage qui en est fait courarunent, pourune grande part inadéquate. Lorsque, dans la partie suivante de I'ou-vrage, Spinoza semble placer ces deux termes sur un même plan, enparlant de < la passion ou affect >> (passio seu ffictus)2, il veut donc direque toutes les passions de l'âme, en tant qu'elles sont, âu sens propredu terme < passion >, subies par l'âme, sont des affects, sâns que la rêci-proque soit nécessairement vraie. C'est prêcisément parce qu'elledébouche sur cette conclusion que I'analyse scientifique de l'affectivité

1. < Âucune chose ne peut être détruite autrement que par une cause extérieure >

(nulla res nisi a causa extema potest destrui) : cette thèse, développée dans la proposi-tion 4, se trouve au centre de toute I'argumentation exposée dans le ile Afectibus.

2. <La force d'une certaine passion ou affect peut surpasser les autres actions d'unindividu ou sa puissance, de telle manière que I'affect en question reste tenacementattaché à cet individu > (uis alicujus passionis seu afectus reliquas hominis actiones seupotentiam superare potest ita ut afectus pertinacitet homini adhaerat) (E, IV, prop. 6).

16 17

Page 14: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 14/211

Introduction à l?thique : la uie afective

accède finalement à une portêe êthique : si tous les affects ne sont pas

des passions, c'est-à-dire, en donnent à ce demier tenne son sens

propre, des impulsions que l'âme subit en rapport avec I'interventionde causes extérieures, cela signifie que I'affectivitê n'exerce pas fatale-

ment sur notre régime mental une influence perturbatrice, définirive-ment étrangère à sa fonction positive de compréhension rationnelle;

en d'autres termes, sensibilité et intelligence ne sont pas des facultêsdistinctes, potentiellement en conflit, mais leurs interventions, quiprocèdent d'une seule et même source, Ia capacitê qui est en l'âme de

produire des affections purement mentales qui sont des idées - 6'ssg

justement cette capacitê qui déûnit sa nature -, peuvent être harmo-nisées, et c'est sur cet effort d'harmonisation que s'appuiera le proces-

sus de libération décrit dans la cinquième paftie de I'Ethique. Aussi

bien dans cette demière partie de l'ouwage, Spinoza commencere par

élucider les conditions dans lesquelles < I'affect qui est une passion cesse

d'être une passion > (afectus qui passio est desinit esse passio)t, sans perdre

pour âutant son caractère propre d'affect.

Lorsqu'il arrive à Spinoza d'employer le terme passio, dans lecours du de Afectibus, c'est le plus souvent en le replaçant dans la

filiation du verbe pati (subfu, éprouver, au sens de supporter), lui-même inséparable de la relation polaire qui I'associe au verbe agere

(agir), en rapport avec I'altemative entre passivité et activité quidonne son espace théorique à toute la doctrine spinoziste de l'affecti-vitê2 : c'est prêcisément pour cela que le terme < affect > doit être

prêfêrê âu tenne < passion >, en raison de sa portée plus génêrale,

puisqu'il inclut indistinctement tous les affects qui se déploient entre

les deux pôles de la passivité et de I'activité3, c'est-à-dire aussi bien

1. E,V, prop. 3.2. Cf. E,III, déf 2 : <Je dis que nous agissons lonque... (nos tum agere ilico tum..').

Et au contraire je dis que nous subissons lonque... (at eontru nos pati ilieo eum...). >

3. C;f. E, III, déf 3 : < En ce qui conceme le cas où nous pouvons être cause adé-quate de I'une de ces affections, je comprends par afect une action, mais une passion

en ce qui conceme les autres cas r (si alicujus harum afeetionumailaequata possimus esse

eausa, tuffi per afectum actionem intelligo, alias passionem).

Sujet et composition da de Affectibus

les affects ectifs que les affects passifi, ces derniers êtant proprementdes passionsl.

Pourtant, dans la < Définition gênérale des affects >, qui conclutl'exposê du de Afectibus, Spinoza paraît revenir au vocabulaire courantqu'il avait êcartê à dessein dans la plus grande pertie des développe-ments prêcédents, et il parle alon de < I'affect qui est dit passion de

l'âme > (ffictus qui anini pathema dicitur), ôrmule reprise sous la formesuivante dans I'explicarion qui accompagne la Définition générale des

affects : < I'affect ou passion de l'âme > (afectus seu passio animi). Leterme pathema utilisé dans le corps de la définition, qui, importé dugrec sans doute par f intermédiaire du vocabulaire de la médecine, estd'usage assez rare - 6's5g en tout cas son unique occuffence dens

toute I'Ethiqu€ -, est pris corrme êquivalent du terme ordinaire pas-

sio, qu'il contribue per son caractère recherché à mettre à distance, eten quelque sorte à désubjectiviser. Ces deux termes, pathema et passio,

sont ici rapportés au substantif animus, qui ne revient lui aussi qu'assez

rarement densl'Ethiqud, Spinoza lui ayant substitué, pour des raisonsanalogues à celles qui lui ont fait préfêrer afectus à passio,le termeffiens, qtri désigne avec une froideur scientifique la rédité propre del'ordre psychique, en tant que celui-ci relève du système de lois objec-tives propres à la chose pensante. Or est-ce qu'en ramenent les affects,considérés du point de vue le plus gên&ù,, à des < passions de l'âme >

(passiones animi), Spinoza n'efface pas d'un trait de plume le bênéficede cette distinction entre affects passifS, ou passions proprement dites,et affects acti6, distinction dont la portée éthique est cruciale puisque

1. Cf. Ê,III, prop. 58 : < Outre la joie et le désir qui sont des passions, sont don-nés d'autres affects de joie et de désir qui se rapportent à nous en tant que nous agis-sons ù (pruetu laetitiam et cupiilitatem quae passiones sunt, alii laetitiae et cupiditatk afectusilantur qui ail nos quatenus agimus rcferuntur,). Invenement, le scolie de la proposition 58dans la quatrième partie del'Ethique fait référence aux < affects qui sont des passions,(qfectus qui passiones sunt), opposent implicitement ceux-ci aux affecs qui ne sont pasdes passions mais des actions de l'âme.

2. Il a en tout 74 occurences, anima n'en ayant pour sa part que 8 : mens ena 590.

18

æ,

t9

Page 15: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 15/211

Introduction à /tthique : la uie afective

c'est elle qui, dans la cinquième partie del'Ethique, va orienter tout le

processus de la libération, en conduisant à rechercher par quelles pro-cêdures il est possible de parvenir à renverser dans l'âme le rapportentre affects passifs et affects âctifs ? On serait tenté de penser que Spi-noza, lorsqu'il parle de < I'affect qui est appelé passion de l'âme >,

affect qui va être aussitôt caractérisé dans la suite de la Définition

gênérale des affects par le fait qu'il est une < idêe confuse > (confusaidea), êlimine du champ de la déûnition tous les éléments actifs de I'af-fect, qui doivent correspondre au contreire à la production d'idées

adéquates, en restreignant cette définition eux cas dans lesquels I'affectprend la forme subie d'une passion au sens propre du terme. Mais onne voit plus alors ce qui autoriserait à reconnaître à cette dêûnition le

statut d'une < Définition génêrale des affects >, à moins de comprendre

cette formule comme un abrégé dont la forme développée serait la

suivante : définition générale des affects passifi. Les enjeux théoriques

de cette discussion sont considérables : ils conduisent en effet à se

demander si I'affectivité, envisagée dans I'ensemble de ses manifesta-

tions, n'est pas dêfinitivement entachée de passivité, et si, même dans

les affects qui sont acti6, ne subsiste pas un élément passionnel. L'âmepeut-elle être complètement active, sans être du tout passive, ou biense trouve-t-elle en pennanence placêe entre les deux extrêmes de la

passivité et de I'activitê, suivant des rêgimes qui la font pencher tantôtdu côté de I'activité tentôt de celui de la passivité ? Et alors quels sont

les seuils qui font basculer l'un de ces régimes dans l'autre ?

Proposons I'hypothèse suivante : lorsque, dans la Définition géné-

rale des affects, Spinoza faitÉf&ence à la notion de pathema ot de passio,

en la plaçant sur un même plan que celle d'ffictus, c'est en prenant appui

sur des façons de parler qui correspondent aux manières courammentrêpandues de se représenter l'affectivité, de manière à en rectiûer l'usage

et la portée théorique, en leur substituant d'autres façons de s'exprimeret surtout de penser plus exactes. Ce qu'il voudrait faire comprendre,

c'est donc que, lonqu'on parle gênéralement de l'affectivité, en la dêcri-vant en termes de passion, on indique un domaine d'analyse dont la réa-

lité objective ne peut être pensée authentiquement qu'à travers le

Sujet et composition da de Afectibus

concept d'affect, c'est-à-dire d'afllection de l'âme, dont les modalités,purement mentales ou psychiques, sont celles de I'idée apprêhendée dupoint de vue des conditions de sa production; et, dans ce cas précisé-ment, c'est-à-dire à propos de tout ce qu'on e coutume d'appeler pas-sion, ces modalités sont celles d'une idée confuse. < Définition gênêraledes affects >, cela signifierait donc ceci : ce qu'on entend généralement

par affectivité, en en restreignant le champ à la considération des pas-sions, correspond en fait à une rêalité objective qui relève d'une analyse

scientifique des affects. Mais la gênéralitê en question, qui est au départcelle d'un modus cogitandl, et même pourrait-on dire d'un modus indicandi,

faisant encore place à une certaine confusion, n'est pas du tout exclusived'autres aspects de I'affect, eux-mêmes complètement extérieurs à ce

champ : les affects actifS, dont on ne voit pas comment ils pourraient se

ramener unilatéralement à des idées confuses, et qui ne rentreraient doncpas dans le cadre de cette < déûnition générale >, ce qui amène à en ren-voyerl'examen à plus tard.

Concluons cette andyse terminologique par une ultime référence.

Dans la quatrième partie de I'Ethique, qui est consacrêe à une descrip-tion de la condition humaine en tant que celle-ci est ordinairementaliénée par des conflits qui ont leur source dans le jeu spontané des

passions, tel qu'il se déroule à l'état seuvage en dehors de tout contrôlerationnel, Spinoza e4plique que < les hommes peuvent discorder enneture pour autant qu'ils sont affigés d'affects qui sont des passions >

fuomines natura discrepare possunt quatenus afectibus qui passiones suntconflictantur), et que ( pour autant qu'ils sont affIigés d'affects qui sontdes passions ils peuvent être opposés les uns aux autres > (quatenus ffic-tibus qui passiones sunt conflictantur possunt invicem esse contrarii)1. < Etrea{fl.igé > (conflictari), c'est à la fois subir et soufFrir, au sens d'uneépreuve douloureuse qui a tous les caractères d'une maladie infectieuseau cours de laquelle un organisme est contaminê par des élémentsétrangen qui le gênent en lui retirant la pleine disposition de ses capa-

l. E,lV, prop.33 et 34.

l

iri

210

Page 16: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 16/211

LES GRANDS LIVRES DE LÀ PHILOSOPHIE

Collection dirigée parPiene Macherey et Francis Wolf

Sujet et comltosition /z de Alfectibus

peut-elle, sans la dévitaliser, faire rentrer la souple et impalpable dyna-

mique de |a vie affective, evec ses constants rebonds, ses ambiguÏtés et

ses détours, dans ses êpures rectilignes qui en grossissent les traits et la

figent en en donnant une représentation apparemment statique ? Telle

est la difticultê principale que doit surmonter I'exposé du de Afectibus,

où Spinoza se propose de dêmêler, de désintriquer le subtil lacis de la

vie affective en êvitant les simplifications abusives et en préservant lecaractère naturellement compliquê de son organisation; c'est-à-dire

que, pour formuler cette difiicultê en d'autres tefines' il y entreprend

de rêintroduire une certaine logique, là où de façon particulièrement

frappante règne I'absence de logique.Or le projet de Spinoza, tel qu'il est caractérisé dans la prêface du

de '4fectibus, est bien de montrer qu'il y a une logique des affects qui,

en arrière de leur dôsordre, voire de leur dêlire apparent, détermine

nécessairement leur nature, sans qu'il y ait lieu, pour rendre compte de

ce que, sur le plan de leurs histoires singulières, ils comportent d'ex-

ceptionnel et d'aléatoire, de faire intervenir unprincipe intentionnel

de libre arbitre têmoignant à la fois de l'excellence et de la dêchéance

humaines. Pour y parvenir, il n'y a qu'une seule manière de procéder,

et c'est celle qui s'applique à tous les domaines de la réalitê sans excep-

tion : I'explication causale qui, d'un point de vue simultanément onto-

logique, logique et physique, doit permettre de reconstituer |e réseau

d'ensemble de la rêalité affective en remontant jusqu'à ses sources, à

partir desquelles ce réseau est effectivement produit, et de la connais-

sance desquelles il peut en consêquence être déduit. Tel est donc le

principe très simple à partir duquel est constmit I'exposê de de Afecti-

bus : il faut prêalablement revenir aux bases sur lesquelles est édifiê le

système des affects, qui assignent à ce système une espèce de stabilitê etde permanence, pour pouvoir ensuite dêmontrer à partir de là la

nécessitô de toutes consêquences qui s'ensuivent et dont le déroule-

ment, avec la gamme subtile de ses modulations variêes, forme, au

jour le jour, la matière de nos sentiments et de nos élans aftectifs.

Le développement consacré aux &gdgmenlls de I'affectivité occupe

les onze premières propositions ùt de Afectibus. Dans celles-ci sont

23

Page 17: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 17/211

Introiluction à l€thique : la uie alfectiue

ênoncês les principes dynamiques qui interviennent dans toutes les

manifestations de l'affectivité sans exception et pennettent ainsi d'enuniûer systématiquement lâ présentation. Au centre de cette explica-tion, qui fait connaître la vraie nature des affects à partir de leur ori-gine, se trouve une notion cruciale, celle de conatus, qui est introduitedans les propositions 6, 7 et 8 : cette notion dont la signification est

extrêmement large, puisqu'elle concerne indistinctement les deuxordres corporel et mental, révèle l'êlêment dynamique, et peut-onpresque dire énergêtique de puissance qui, au plus profond de la réalitéde chaque chose, consEitue son ( essence actuelle > (actualis essentia) ; lamise au jour de ce fondement ouvre une perspective économique surl'ensemble du système de la vie affective à travers lequel la puissanceet l'énergie du conatus propre à chaque chose s'investissent en se

dêployant suivant des seuils d'intensité répartis entre un minimum etun maximum, le premier correspondant à un pôle d'extrême passivité,le second à un pôle d'extrême activité.

A partir de cette économie fondamentale est aussitôt mise en placeune topique élémentaire des affects, à laquelle sont consacrées les pro-positions 9, 10 et 11 : celles-ci déduisent directement à partir de lanâture dt conatus des < affects primaires > (ffictus primarii)l , qui sont aunombre de trois :le < dêsir > (cupiditas),la < joie > (laetitia)et la < tris-tesse ) (tristitia) ; ce sont ces affects primordiaux qui se retrouverontensuite dans toutes les combinaisons de notre vie affective à laquelle ilsconÊrent ainsi, en dépit de ses incessants changements, une espèce depermanence. Ces formes primaires sont en quelque sorte à la psycho-logie des affects ce que les < coqps les plus simples > (corytora simplicis-sima)2 sont à la physique des éléments matériels : ils constifuent les

composantes fondamentales à partir desquelles est tissê le détail com-plexe de la rêalité proprement mentale dont ils consdruent les élé-

1. Cette notion est introduite dans le scolie de la proposition 11.2. Cette notion apparaît dans le commentaire de I'axiome 2 qui, dans le dévelop-

pement intercalaire entre la proposition 13 et la proposition 14 du de Mente, suitl'énoncé du lemme 3.

Sujet et eomposition du de A{fectibus

ments de base. Une fois ces êlêments caractérisés, il devient possible de

comprendre comment s'organisent à partir d'eux ce que nous propo-sons d'appeler les complexes affectiG, c'est-à-dire les difiêrentes figuresou combinaisons dans lesquelles ils entrent dès lors que l'affectivitê, au

lieu de se rapporter à l'âme seule, s'associe à des reprêsentations de

choses extérieures : c'est à cette nouvelle déduction que Spinoza pro-cède, dans Ie de Afectibas, à partir de la proposition 12, et ceci prati-quement jusqu'à la fin de cette pertie de l'ouvrage.

En effet les formes élêmentaires de I'affectivité, telles qu'elles sontdéduites à partir dt conatus, dont elles sont les expressions directes, ontla particularitê de se présenter comme des affects libres, c'est-à-direcornme des manifestations mentales qui ne se rapportent qu'à l'âmeseule et aux fluctuations de son état, sans que ces affects, pour êtredéterminés cornme des expressions du conatu.s, aient à être txês sur des

objets dêterminést. Qu'est-ce qui distingue alors les formes secondaires

de I'affectivité de ses formes primaires ? C'est le fait que, en même

tempsqu'elles

exprimentla puissance attachée

a!conatus, elles lient

cette expression à des représentations de choses, selon des procédures

qui, explique Spinoza, sont entièrement cornmandêes par les mêca-nismes de I'imagination. Dans ces conditions se dessinent de nouvellesconfigurations affectives, tout à fait difiêrentes de celles qui avaient été

présentêes auparavant : le désir, qui demeure au fond de tous les êlans

affectifs, au lieu d'être poussé, de I'arrière de lui-même, par l'ênergie

1. Nous aurons bien sûr à nous demander si ces caractères primordiaux de I'affectdoivent, pour êtie compris, ôtre replacés dans une perspective génétique, c'est-à-diresi, dans les faits, ils se développent antérieurement à la formation des complexes affec-

tifs. S'il en était ainsi, la démarche suivie par Spinoza s'apparenterait à celle suivie parFreud, par exemple dans ses Etudes sur la sexualité infantile. Nous verrons qu'en fait elleen diftère : s'il y a chez Spinoza une genèse de l'affectivité, celle-ci tient entièrementdans la dérivation de son système entier à partir du condtus, par l'intermédiaire des

affects primaires ; mais le rapport des affects primaires et des complexes affectifs, ou de

ce qu'on peut appeler par analogie les affects secondaires, ne doit plus s'interpréter entermes de genèse : les affects primaires, qui se retrouvent à I'identique au fond de

toutes les figures de I'affectivité ultérieurement déduites, ne correspondent pas à unephase enfantine, ou non encore adulte, de son développement.

24 25

Page 18: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 18/211

Introiluction à lTthique : la uie afiective

émanant du seul conatus, paraît tiré, en avânt de soi, vers des objets

dans lesquels il reconnaît sa destination; en d'autres tennes le désir,

qui, au point de vue de Spinoza, constitue la forme par excellence de

l'affectivité, au lieu de s'affirmer à l'êtat pur, devient désir de quelque

chose, dans des conditions qui ne s'expliquent plus seulement à partir

des mouvements intemes du conatus. La manifestation dudésir

continue alors à s'accompagner de joie et de tristesse, qui marquent les

ressauts de la puissance d'exister et d'agir ; mais cette joie et cette ffis-tesse sont ressenties par f intermédiaire des causes extérieures aux-quelles elles sont imaginairement rapportées : elles se présentent ainsi à

travers les figures de l'< amour > (amo) et de la < haine > (odium). Ce

sont ces ûgures, correspondant à la rêalrtê de ce qu'on peut appeler les

affects objectaux, pour les distinguer des affects primaires, libres de

toute relation à des objets déterminés, qui vont occuper I'essentiel des

analyses suivantes, dans lesquelles Spinoza montre comment se met en

place, sous les formes les plus variées, le grand dispositif de I'amour et

de la haine, dont les mécanismes infiniment complexes remplissent laplus grande part de notre vie affective.

L'étude des affects objectaux, qui recense les diverses formes que

peuvent prendre l'amour et la haine, I'attirance et la répulsion à

l'égard de choses extêrieures, est elle-même travenée par un nouveau

clivage. Dans les propositions 72 à 20 da de Afectibus, Spinoze com-mence par considérer ces impulsions en tant qu'elles se râpportent à

des choses en gênêral, dans des conditions telles que la relation entre le< sujet > et 1' < objet > du désir prêsente un caractère univoque : quel-qu'un dêsire quelque chose, et il s'agit seulement de savoir par quels

mécanismes s'opère cette fixation du dêsir, issu du plus profond de

celui qui l'essume, puisqu'il constitue I'expression de son conattts, svrune réalité qui, elle, s'explique par d'autres ceuses, totalement indé-pendantes. Pourquoi le nourrisson désire-t-il le lait ? Pourquoif ivrogne aime-t-il I'alcool ? Est-ce pour des raisons qui tiennent réel-lement à la nature de ces choses dêsirées ? S'il en était ainsi I'affectserait un élan intentionnel, motivê par le jugement porté sur la nature

objective de la chose désirée r c'est précisément I'hypothèse adoptée

Sujet et composition da de Affectibus

par les moralistes, théoriciens du libre arbitre qui dissertent à perte devue sur la grandeur et la misère de I'homme; à leur point de vue, nousdésirons les choses pour ce qu'elles sont, en verru de choix délibêrés, etnos dêsirs valent ce que valent les motivations, bonnes ou mauvaises,

dont ils s'autorisent. Spinoza adopte une thèse radicalement inverse :

non seulement nous ne désirons jamais des choses pour ce qu'elles

sont, et ceci parce que, en tent que nous les désirons, nous soûrmes

spontanément plongés dans I'ignorance de leur nature effective; maisil faut aller plus loin encore et admettre que les motifs, avouables ouinavouables, vrais ou faux, qui accompagnent la manifestation de nos

désirs ne jouent pas un rôle dêterminant dans leur déclenchement, quiest purement occasionnel, et lié aux seules rencontres que fait le corps

avec d'autres colps, et eux répercussions mentâles de ces rencontrestelles que les produit I'imagination, sur un fond d'idées nécessairementconfuses. Les raisons pour lesquelles nous aimons ou har'ssons des

choses étant toujours spontanêment imaginâires1, nos désirs sont uni-quement orientés en

ônctiondes mécanismes selon lesquels s'élabo-

rent ces représentations imaginaires par lesquelles nos inclinations sontinéluctablement biaisées, tiraillées entre des impulsions, dont la cause

se trouve en nous-mêmes, et des idées, non pâs de choses, mais

d'images de choses dont la trace s'est une fois inscrite dans notre orga-nisation corporelle qui en perpêtue la mémoire. Dans les proposi-tions 12 à 20 du de Afectibus sont ainsi dêmontées les procédures pro-prement imaginaires d'association et de transfert qui d'emblée

1. Il faut toutefois se garder de donner à cette explication un caractère trop géné-ral, et de ramener les mécanismes de I'imagination dans un moule uniforme. L'affect

qui pousse le nourrisson à réclamer son biberon tire sa forme d'une idée confuse,comme celui qui fait rechercher à I'iwogne les moyens lui permettant de satisfaire sa

pæsion : mais les idées de I'un et de I'autre sont confuses de manières tout à fait diftê-rentes, et il serait absurde de les mettre exactement sur le même plan. L'iwogne est

sans doute encore un enfant qui s'ignore, mais I'enfant qui se gorge du lait matemeln'est pas fatdement un ivrogne en puissance, et I'instinct qui le met en contact avec le< bon objet > de son désir, bien qu'il ne soit pas fondé sur une connaissance adéquate

des causes, ne le trompe pas. Lorsqu'il traite de I'imagination, Spinoza se tient tou-jours à distance du discoun traditionnel sur les puissances trompeuses.

26 n

Page 19: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 19/211

Introduction à llEthique : la uie ffictive

conditionnent la fixation du désir sur des choses, suivant des causes qui

n'ont rien à voir avec les motivations plus ou moins conscientes qui,

par ailleurs, accompagnent la manifestation de ces dêsirs. A cette occa-

sion est mise en évidence une propriêté caractéristique de I'affectivitê,

telle qu'elle se présente à travers son développement spontanê : son

ambivalence. En effet les conditions dans lesquelles opèrentles mêca-

nismes de I'association et du transfert font que l'âme se trouve sans

cesse tiraillée entre I'activitê et la passivité, entre la joie et la tristesse,

entre I'amour et la haine, sans qu'il soit jamais possible de dêmêler en

toute certitude ce qui revient aux uns et aux autres. Le < trouble men-

tal> (fluctuatio animi), analysé dans le scolie de la proposition 17, qui

est une conséquence extrême de cette incertitude, illustre exemplaire-

ment la situation d'instabilitê propre aux manifestations naturelles de

I'affectivité.L'analyse des affects objectaux franchit un pas décisif lorsque, dans

la proposition 2I ût de Afectibus, Spinoza envisage le cas où les choses

que nous désirons, en vertu de causes qui se trouvent toutes en nous-mêmes, puisque, en même temps qu'elles relèvent de I'expression de

îotre conatu.s, elles dépendent des procêdures singulières à travers les-

quelles nous formons accidentellement la reprêsentation de choses

comme désirables, sont elles-mêmes représentées, touj oun imaginaiie-ment, puisque c'est seulement par I'intermédiaire de f imagination que

des choses sont constituêes en objets de désir, comme pouvant être

affectêes de joie et de tristesse, et donc corune êtant aussi tendanciel-lement susceptibles d'aimer et de haii des choses, ces choses pouvant

même éventuellement être nous-mêmes. Alors le dêsir se dêploie dans

le contexte, complètement difÏêrent de celui qui avait êtê précêdem-

ment envisagê, de la relation entre des personnes qui se reconnaissentréciproquement comme désirantes, et non plus seulement comme

désirables ou dêsirées. L'objet du dêsir n'est plus une simple chose, ce

que sont le lait pour le nourrisson ou le vin pour I'ivrogne, mais,

potentiellement, il devient lui-même sujet d'un désir imaginaire, à tra-

vers lequel notre propre désir se rêfléchit, tel que nous le renvoie la

mêdiation du dêsir de I'autre, c'est-à-dire du désir que nous imputons

Sujet et comltosition dr.r de Affectibus

imaginairement à l'autre. C'est précisément lorsque nous nous met-tons ainsi à aimer des penonnes, c'est-à-dire des < choses semblables à

nous D (res nobis similes)1 que les mécanismes de l'affectivité se compli-quent de manière proprement infemde. Ces mêcanismes installent les

conditions nécessaires au développement des situations affectives les

plus variées, dont les propositions ultérieures du de Afectibus vontreconstituer les scénarios de base : chacune de ces propositions exposeschématiquement, de manière à le ramener à son schéma essentiel, une

histoire d'affect. Ramenées à des cas réels, toutes ces histoires sont sin-

gulières, puisqu'elles exploitent des éléments qui, au départ, dépendent

de causes occasionnelles; néanmoins elles rentrent dans un cadre com-mun qui leur assure un minimum de permanence, en les soumettant

aux lois inexorables de la répétition. Il y a plusieurs sortes de situations

affectives êlémentaires, mais il tt'y e6"pat une infinité : et l'infinité des

formes sous lesquelles elles se manifestent peut être ramenée à un cer-tain nombre de structures fixes, jouant cornme des stéréotypes, suscep-

tibles de se reproduire à l'identique, même si c'est dans des circons-

tances et en mettant en scène des personnages qui ne sont jamais les

mêmes. L'idée que la vie affective est exposée à de tels stêréotypes est

cruciale pour l'ensemble de I'explication proposée par Spinoza.

En effet toutes ces situations mettent en jeu un unique principe,mis au jour dans le scolie de la proposition 27 : celui de < I'imitationdes affects > (imitatio ffictuum). En vertu de ce principe, la plupart des

sentiments qui traversent notre vie affective se présentent sous la

forme de sentiments partagês, qui, en même temps qu'ils sont vécus à

la première personne par quelqu'un en particulier, impliquent dans

leur déroulement le considêration d'autres personnes, comme si celles-

ci êtaient simultanêment non seulement les objets, mais aussi les sujetsde ce même affect. Alors qu'ils paraissaient déûnitivement fixés sur des

choses, voici à présent que les affects se mettent à circuler entre les per-sonnes, conune s'ils n'appartenaient à aucune en perticulier. On com-

1. Cewe expression apparaît dans le scolie de la proposition 22.

28 29

Page 20: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 20/211

[ntroduction à /T,thique : la uie ffidive

prend que, parvenue à ce point de son développement, la vie affectiveatteigne un degré maximal d'instabilitê : en effet à travers le jeu inter-personnel des affects où l'on finit par ne plus sâvoir qui aime ou quihait qui, les individus perdent toute maîtrise sur leurs désirs, qui leur

: échappent et se mettent alors à mener une sorte de vie propre, au

.' dêtriment bien sûr des toutes les personnes concemêes, condamnêes à

, se déchirer interminablement dès lors qu'elles entrent dans un tel com-i mÊrcÊ affectif où tout le monde, à terme, est perdant.

En démêlant l'écheveau des désin interhumains, et en montrant

9ue ceux-ci continuent à obêir à des lois objectives, alors même qu'ilssemblent emportés au frl d'une subjectivité déchaînée, et d'autant plusmonstrueuse qu'elle finit par ne plus appartenir à penonne en particu-lier, Spinoza remplit l'objectif qu'il s'était fixé dans la prêface du de

Afectibus: il parvient ainsi à faire rentrer I'ensemble des manifestetionsde I'affectivité dans le cadre d'un système perrnenent de détermina-tions, qui lui restitue un caractère naturel, en éliminant déûnitivement

les illusions du libre arbitre et en détrônant les fausses morales qui s'au-torisent de ces illusions.,Toutefois il n'en reste pes là. Et il conclut cettepertie de I'Ethique par un ultime ensemble de propositions, extrême-ment ramessé, puisqu'il est composé des seules propositions 58 et 59,dans lequel, per un subit changement d'êclairage, il aborde les pro-blèmes de l'affectivitê en projetant sur eux une lumière complètementnouvelle. Dans ces deux propositions, dont rien, dans les développe-ments antérieurs, n'avait fait prévoir I'irruption, Spinoza fait com-prendre que toutes les explications qui viennent d'être proposées

concernent I'affectivitê en tant qu'elle est passivement subie par l'âme,selon le régime de la < passion >, et laissent de côté le cas d'autres

affects, exceptionnels sans doute, qui sont des affects proprementactifr, associés à la production dans l'âme d'idêes adéquates. Mais cetteréfêrence aux affects actifs, qui avait d'embIêe êtê suggérée au dêbutdu de Afectibus, en marge de la définition 3 consacrée à la notion d'af-fect, n'est pas destinée pour le moment à être exploitée : elle reste enattente des explications qui seront développées tout à la ûn de l'ou-vrage, dans le de Libertate, où ces affects actifs joueront un rôle capital.

Sujet et composition dr.r de Affectibus

Ayant ainsi achevé son tour d'horizon sur les problèmes de I'affec-

tivité, qui a permis de faire rentrer ceux-ci dans un cadre rationnel,

Spinoza propose pour finir une récapitulation des résultats de cette

explication, dans un long appendice consacré aux < définitions des

affects > : il y recense, en quarânte-huit séquences suivies d'une Défini-tion génêrale des affects, les principaux types d'affects, du < désir >

(cupiditas, déf. D à la < lubricité > (libido, déf. XLVIII), qui occupent la

totalitê de notre vie alfective et en délimitent une fois pour toutes le

champl.

1. Dans la lecture ici proposée dt ile .Afectibur, le contenu de ces détnitions sera

réintégré à la suite du raisonnement présenté dans les propositions'

&

ffi:

30

]B

3t

Page 21: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 21/211

Notions et principes de base

(définitions et postulats)

Comme il le fait au dêbut de chaque partie de I'Ethique, en imita-tion de la façon dont procède Euclide, Spinoza commence par expo-

ser, sans démonstrations, un certain nombre de thèses préalables dontla nécessité rationnelle ou expêrimentde s'impose directement : cesprincipes, à partir desquels va être ensuite développée la théorie deI'affectivité, consistent en un ensemble de trois définitions et de deuxpostulats. Ces déânitions et ces postulats s'ajoutent aux conclusions déjàétablies dans les perties précédentes de I'ouvrage pour fournir une base

aux démonstrations qui vont suiwe. En même temps, ils permettentde déterminer et de dêlimiter le nouveau champ d'étude que le de

Afectibus ouvre à une analyse rationnelle.Les trois définitions, qui forment un ensemble homogène, servent

à construire la notion d'affect, à laquelle est précisément consacrée la

définition 3, en replaçant cette notion dans un espâce théorique balisépar la distinction entre activité et passivité : qu'est-ce pour une chosequ'être reconnue cause adéquete ou inadéquate de ses effets (déf 1) ?

qu'est-ce qu'être actif ou passif (dêf, 2) ? qu'est-ce qu'un affect, en rap-port avec la puissance d'exister du corps et de l'âme, I'augmentation etla diminution de cette puissance, et le fait d'être ou non cause adéquatede l'affection ainsi provoquée (déf. 3) ? En répondant à ces trois ques-

Page 22: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 22/211

ll

Introduction à /€thique : la uie ffictiue

tions, Spinoza assigne un contenu objectif à sa théorie de I'affectivité,

et effectue ainsi le déplacement de terrain par repport à la tradition-nelle perspective morale sur les passions humaines annoncé dans la

préface du de Afectibus, de manière à pouvoir consâcrer à ces pro-blèmes une étude démonstrative authentiquement sciencifique.

DÉFINITIONS 1 ET 2

Ces deux définitions, qui se situent dans le prolongement l'une de

I'autre, la seconde faisant explicitement référence à l'ênoncé de la pre-

mière, doivent être lues ensemblel. Elles sont toutes les deux rêdigées

dans des termes qui leur donnent la forme, peu fréquente chez Spi-

noza, de dêûnitions nominales: < j'appelle cause adêquate...)), < je dis

que nous sorrunes acti6... >. Plutôt qu'elles ne dêterminent la nature dechoses réellement existantes, ces déûnitions fixent donc des modes de

pensée, des manières de voir ou de dire les choses, en râpport avec la

position des alternatives suivantes : apparaître corrune cause adéquate

ou cause inadéquate de ses effets; être en situation d'activité ou de pas-

sivité. Est ainsi ouvert un espâce de raisonnement dilemmatique, par-

tagê entre des pôles fixant des orientations de sens opposés : c'est à

I'intérieur de cet espece polarisé que va se déployer la théorie de

I'affectivitê.La définition 1 introduit dans la conception de la cause une distinc-

tion que Le de Mente avait dêjà exposée à propos de la connaissance et

de ses formes, qui sont partagées entre la production d'idêes adêquates

1. La démonstration de la proposition 2 dt de Sewitute effectue I'articulationentre le contenu de ces deux détnitions, en expliquant que nous sommes passif dans

le cas où nous sommes cause partielle, donc inadéquate, d'une action qui ( ne peut se

déduire des seules lois de notre nature ) (ex solis legibus nostrue naturae ileiluci nequit).

Les deux définitions sont ensuite indiquées simultanément en réIêrence dans les

démonstrations des propositions 5, 23 et 33 du ile Senitute.

Notions et pincipes de base

et celle d'idées inadéquates : < J'appelle cause adêquate la cause dontI'effet peut être clairement et distinctement perçu par elle-même; jenomme au contraire inadéquate ou partielle celle dont l'effet ne peutêtre compris par elle seule > (causam adaequatam appello eam cujus efectus

potest clare et distincte per eandem percipi; inadaequataffi autem seu partia-lem illam voco cujus efectus per ipsam solam intelligi nequit)l. La façon

dont cette définition est rédigêe, qui met en avant le fait de percevoirou de comprendre, soit clairement et distinctement, soit partiellementdonc confusêment, attire l'attention sur les manifestations mentales durapport de causalitê en tent qu'il se produit lui-même de manière adé-quate ou inadéquate, c'est-à-dire en déroulant son cycle de manièreautonome et en allant jusqu'au bout des dispositions inscrites dans sa

nature, ou bien au contraire en s'arrêtant en chemin parce que sonparcours paraît traversé et dêvié par des impulsions êtrangères. Cesmanifestations mentales, ou idées, en même temps qu'elles représen-tent des choses de manière conforme ou non conforme, correspondentà des actes aboutis ou inaboutis, par l'intermédiaire desquels la choseconcemêe par ces actes eccomplit sa nature ou essence de manièretotele ou partielle, parfaite ou imparfaite : ce qui, en théorie, se pense

clairement s'effectue, en pratique, adéquetement; et inversement, ce

qui se pense confusêment s'effectue inadéquatement.Est ainsi esquissée une théorie de la puissance et des conditions de son

actualisation, dans la mesure où celle-ci peut prendre une forme plus oumoins complète. Il y a dans cette théorie quelque chose qui, à premièrevue, ne va pas de soi. En effet la proposition 36 conclusive du de Deo a

démontré qu'il est de la nature de toute cause de produire des effets; etde I'identité de la réalité et de la perfection, affirmée dans la détnition 6

dude Mente,

ilse conclut en principe

qu'ilest de la nature de chaque

chose de produire en tant que cause tous les effets qu'il est en elle de pro-

1. < Par elle-même > (per eanilem), < par elle seule > (per ipsam solam) : ces for-mules sont I'expression abrégée de< par sa seule nâture ou essence > (cf. les reprises dela définition I du de Afectibus dans les démonstrations des propositions 5, 23 et 33 dude Seruitute).

34 35

Page 23: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 23/211

Intrcduction à ltthique : la uie afectiue

duire. Ceci signifie que la notion de puissance, dont le développement

est crucial pour toute la suite du raisonnement, est à comprendre de telle

manière que soit exclue définitivement de son champ la reprêsentation

de virruditês inaccomplies, qui traverseraient cette puissance d'une sorte

de nêgativité inteme. Aussi bien, être ou non cause adêquate de ses actes,

ce n'est pas être en mesure ou empêché de produire tous les effets de sa

puissance, mais c'est produire ces elfets dans des conditions telles qu'ils

s'expliquent plus ou moins complètement à pârtir de la nature ouessence de leur cause, qui se présente alon coûune cause adéquate ou ina-

dêquate de ces effets. En d'autres teûnes, puissance et impuissance ne se

mesurent pas à la valeur intrinsèque de la cause, mais à la manière dontest perçu le rapport de celle-ci à ses effets, effets que de toute façon elle

doit nôcessairement produire, mais de telle façon que, suivant les cas, ils

se comprennent inté$alement ou seulement en partie à partir d'elle,

parce qu'ils mettent enjeu aussi d'autres causes.

La puissance dont il s'agit ici est en particulier celle de l'âme, et

c'est en tânt que telle qu'elle intéresse prioritairement la doctrine del'affectivité. C'est prêcisêment dans cette perspective que, en référence

à la définition 1 du de Afectibus, la proposition 31 du de Libertate prê-sentera l'âme comme ( cause adêquate ou formelle > (causa adaequata

seu fonnalis) de la connaissence du troisième genre, en ce sens que cette

connaissance s'explique complètement à partir de la nature de l'âme

dont elle présente ainsi I'essence en totalitê, de manière telle que la

manifestation de cette essence s'effectue alors sans I'intervention d'au-

cune cause extérieure. De ce point de vue, être cause adêquate vis-à-

vis d'effets qui se comprennent complètement, et non seulement par-

tiellement, à partir de sa seule nature ou essence, c'est agir à la manière

d'une cause libre, par les seules lois de se nature et indépendârnmentd'une contrainte extérieure, selon la formule de la proposition 17 du

de Deo et de son second corollaire; et, inversement, agir sous une

contrainte extérieure, c'est s'exposer à être compris comme cause ina-déquate, à la manière de la < chose contrainte > (res coacta) dont la

notion a été introduite dans la définition 7 du de Deo.

C'est prêcisément sous cette forme que la distinction entre cause adé-

Notions et pincipes de base

quate et cause inadéquate est reprise dans la dêfinition 2 du de Afectibus :

<Je dis que nous agissons lorsque quelque chose se passe en nous ou en

dehors de nous dont nous sommes cause adéquate, c'est-à-dire, selon la

précédente définition, lorsque, de notre nature, suit quelque chose, en

nous ou en dehors de nous, qui peut être compris clairement et distincte-ment à partir d'elle seule. Et au contraire je dis que nous pâtissons lors-

qu'il se passe quelque chose en nous, ou lorsque quelque chose suit denotre nature, dont nous ne sommes ceuse que partiellement >> (nos tum

agere dico cun aliquid in nobis aut extra nosfit cujus adaequata surnus causa,

hoc est, per def. prueceil., curn ex nostra natura aliquid in nobis, aut extra nos

sequitur, quod per eandem solam potest clare et distincte intelligi. At contra nos

pati dico cum in nobis aliquidfit vel ex nostra natura aliquid sequitur cujus nos

non nisi partialis sumus causa). Cette définifion est personnalisêe dans son

expression - elle se rapporte à < nous > (nos)-, alors que la dêfinition 1

avait un caractère complètement général et présentait les notions de

cause adêquate et de cause inadêquate sans les rapporter à quoi que ce

soit en particulier. Pourtant cette personnalisation revêt un espect para-

doxal dans la mesure où elle est rapportée au fait suivant : < Quelquechose se pâsse en nous ou en dehors de nous > (aliquid in nobis aut extra nos

fit)\ ; ce fait, au moment même où il rend manifeste le caractère acti{ ou

passif, de notre comportement, dêpossède celui-ci de toute dimension

subjective, en remenant complètement ce caractère actifou passifdans le

cadre txé par le déroulement du procès causal : < Quelque chose suit de

notre nature, en nous ou en dehors de nous >> (ex nostra natuta aliquid in

1. Dans la reprise qui est faite du contenu de cette définition 2 du de Afectibus

dans la démonrtr"iiott de la proposition 2 du de Seruitute, Spinoza utilise une formule

plus imagée : < lorsque quelque chose se faitjour en nous > (cum aliquid in nobk otitur).il otilir. ..tt. expression pour rendre compte de la situation de passivité dans laquelle

nous plonge |e fait qu'a lieu quelque chose en nous < dont nous ne sommes cause que

partiellement > (cujus non nisi partialis sumus causa). Littéralement quelque chose

< sort > de nous (c'est le sens propre du verbe oriri; se lever, commencer, prendre nais-

sance, avoir sa source), qui ne vient pas vraiment de nous, ou qui ne vient pas que de

nous : on retrouve ici le même effet de contraste, qui évoque la figure srylistique de

I'oxymore, que dans l'énoncé de la détnition 2 dt ile Afectibus.

#

3637

Page 24: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 24/211

Intrciluction à lïthique : la vie ffictiue

nobis aut extra nos sequitur). Si nous sommes ectifS, c'est parce que, objec-tivement, quelque chose se produit, en nous ou en dehon de nous, maisen quelque sorte sans nous, c'est-à-dire sans que nous ayons nous-mêmeà intervenir dans le déroulement de cette < action > au titre de sujetsintentionnels, maîtres de I'incliner à leur guise dans un sens ou dans unautre; et il n'y a pas lieu de raisonner autrement dans le cas où nous

sommes passifi. Nous sommes ainsi ramenés sur le terrain neutralisédêlimité par la première déûnition : est ection à l'égard de sa cause leprocessus qui s'explique intégralement, donc clairement et distincte-ment, à partir de cette ceuse; est passion au contraire celui qui ne s'ex-plique qu'en partie, donc confusément, à partir d'elle, perce que, pour lecomprendre, il faut faire aussi intervenirla considération d'autres ceuses.

Etre actif, ou passif, c'est cela, et rien d'autre : il s'agit de schèmes decomportement qui relèvent d'une analyse objective, sans qu'il y ait lieude leur prêter davantage, par exemple un élément d'initiative, et afor-tioi sens qu'il soit permis de les détacher du rapport qui les lie nêcessaire-ment au déroulement du processus causal, que celui-ci s'efFectue de

manière intêgrde ou pertielle; en effet les schèmes de l'acrivité er de lapassivité se comprennent entièrement à partir des caractères de ce pro-cessus dont rien ne les distingue.

Ënfin il est à remarquer que, dans le cas où nous sommes acti6, ilest indiftérent que les effets de notre activité se produisent en nous ouen dehors de nous, c'est-à-dire qu'ils revêtent la forme de 1' < agir >

(agere) au sens propre ou celle de l' < opérer > (operari)t, ou encorequ'ils rentrent, pour reprendre les termes aristotéliciens dont s'inspirecette distinction, sous les catêgories de la praxis ou de le poiésis : laseule chose qui compte étant que les effets de ces actes, c'est-à-dire les

transformations que ceux-ci provoquent au -dedans ou au-dehors de

nous-mêmes, se comprennent intégralement ou non à partir de notreseule nature. En revanche, lorsque nous nous trouvons dans une situa-

1. Cette distinction terminologique apparaît dans la déûnirion 7 du de Deo, oùest précisé le statut de la < chose libre r (res liben) perr râpport à celui de la < chosecontrainte > (res eoacta).

Notions et principes de base

tion de passivitê, ou pouvant être dite telle, c'est seulement en nous

que sont à prendre en compte des effets qui ne s'expliquent pas seule-

ment à partir de notre nature : cat, êtant passifS, nous ne sommes plus

concernês que par les modifications de notre Propre êtat, pour autant

que celles-ci constituent les incidences d'interventions extérieures

étrangères à notre essence. On pourrait dire que le schêma de l'activité

institue les conditions qui nous permettent de sortir de nous-mêmestout en restent fidèles à notre propre neturel; alors que le schéma de la

passivité nous renferme eu contraire tendanciellement en nous-mêmes,

en limitant notre capacité de nous exprimer au-dehors.

DÉFINITION 3

Dans I'espace théorique installê par ces deux premières définitions,

il est possible de déterminer à présent le contenu de la notion d'affect,qui donne son objet à la troisième pertie de l'Ethique : < Je comprends

par affect les affections du corps par lesquelles la puissance d'agir de ce

corps même est augmentée ou diminuée, aidée ou empêchée' et en

même temps les idêes de ces affections > (per afectum intelligo afectiones

quibus ipsius corpods agendi Ttotentia augetuf vel minuitur, juuatur vel coef-

cetur, et simul harum afectionum ideas)2. Dans |'énoncé de cette défini-

1. Etre soi en s'extériorisant : cette idée serait déjà presque hégélienne'

2. Tout à la fin du de AfeAibus, Spinoza exPosera, en la commentent mot à mot,

une Déûnition générale des afects, dans laquelle il récapinrle I'ensemble des traits

communs à tous ler affects après en avoir constitué le répertoire complet. Cette défi-nition, qui sera étudiée plus tard, reprend certains aspects essentiels de la détnitionpréalable de I'af,ect, en patticulie. I'idée que la < force d'exister > (uis existenili) du^.o1p, r. développe

"rrttèott pôle minimal et un pôle maximal : mais elle inscrit la

détirmination de ce caractère dans le contexte de I'histoire concrète de I'affectivité'

qui paraît con{érer à celle-ci une dimension uniment passive; de ce fait cette-Défini-tiorr générale des affece a une portée moins large que la déûnition préalable de

I'affect.

#

38 39

Page 25: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 25/211

Introduction à /Ethique : la uie affective

tion, l'attention est immédiatement attirée sur la formule de liaison( et en même temps ) (et simul), qui se trouve au cæur de la définitionde I'affect : celui-ci est constitué par la coincidence d'une affection duco{ps et de l'idée de cette affection telle qu'elle se produit simultané-ment dans l'âme.

Cette définition renvoie manifestement à celle de l'âme comme idée

du corps telle qu'elle a été développée dans les 13 premières propositionsdu de Mente, et elle s'explique en perticulier per ce qui a été énoncé dansla proposition 72 de cette seconde partie del'Ethique: < Tout ce quiarrive dans I'objet de l'idée qui constitue l'âme humaine doit être perçupar l'âme humaine, c'est-à-dire qu'il sera nêcessairement donné de cettechose une idée dans l'âme... > (quicquid in objecto ideae humanam mentem

constituentis contingit, id ab humana mente debet percipi, siue ejus rei dabitur inffiente necessaio idea) . Dans cette demière formule, le futur < il seradonné > (dabitur)semble installer un dêcalage temporel enrre la produc-tion de I'affection du corps et le retentissement de celle-ci dans l'âmesous la forme de la production de l'idée de cette alfection, coûune si était

installé entre I'affection corporelle et la perception mentale de cetteaffection un rapport causal, la première déclenchant la seconde qui enreprésente une sorte de répercussion : et incontestablement s'établitentre elles une relation de communication, l'âme prenant immédiate-ment connaissance, sous la forme d'une perception, de ce qui se passesimultanément dans le corps. Mais, dans la mesure où, comme cela estexpliquê dans le scolie de la proposition 7 du de Mente, < un mode del'étendue et I'idée de ce mode, c'est une seule et même chose, mais expri-mêe en deux modes > (modus extensionis et idea illius modi una eademque est

res sed duobus modis expressa), il est clair que cette communication, quis'établit automatiquement, doit être instantanée; et ainsi c'est immédia-tement et simultanément que se forme dans l'âme I'idée de ce qui arrivedans le corps. Là se situe précisément la grande originalitê de la concep-tion spinoziste de I'union de l'âme et du co{ps, qui la distingue en perti-culier de celle exposée par Descartes : âme et colps ne sont pas des réali-tés substantiellement distinctes, entre lesquelles serait établie une liaisonplus ou moins artitcielle et forcêe, prenant précisêment la forme d'une

Notions et pincipes ile base

réunion, et laissant subsister un rapport d'extêriorité entre les élémentsqu'elle assemble; mais ils sont ( une seule et même chose exprimée endeux modes >, I'un de ces modes étant une détermination de l'êtendue entant que telle, et l'autre étant la dêtermination corrélative de la pensée entant que telle, un unique système de nécessité, qui a son principe en Dieumême en tant qu'il est à la fois < chose pensante > (res cogitans) et < chose

étendue > (res extensa), produisant ces deux déterminations, chacunedans son ordre, c'est-à-dire dans le genre d'être, pensée ou étendue,auquel elle appartient. Ainsi entre I'affection du coqps et f idée de cetteaffection dans l'âme s'êtablit un rapport, non de détermination, meisd'expression : en vertu du principe de dêtermination causale qui, identi-quement, traverse tous les genres d'être, I'une et l'autre expriment unseul et même contenu, quoique de deux manières complètement diffê-rentes, I'une dans le langage propre eu corps et I'autre dans le langagepropre à l'âme, pourrait-on dire. C'est dans cette perspective que, eudébut du de Libertatu, cette thèse est reprise, à traven l'aftirmation d'unecorrespondance ( au cordeau > (ad amussim) entre une quelconque idêe

de l'âme et I'affection du coqps, ou image de chose, dont elle est ainsiI'expressionl. La formule ( et en même temps D (et simul) à partir delaquelle est construite, au début dtt de Afeaibus,la définition de I'affectexpose précisément cette conception.

L'affect présente donc simultanément deux faces, une face corpo-relle et une face mentale, et il représente la totale conversion réciproquede l'une dans l'autre. On peut en conclure que c'est dans la vie affectiveque la convertibilité absolue et l'indissociabilité des événements corpo-rels et des événements menteux se rêalisent de la manière la plus mani-feste, I'affect se définissant prêcisément par cette convertibilité et indis-sociabilité. Toutefois il faut ajouter que I'affect ne rend pas compte

mentalement de n'importe quelle affection du corps : meis, préciseencore sa définition, il développe les idêes de celles des affections ducolps par lesquelles < la puissance d'agir de ce coqps est augmentée ou

l. E,V, prop. 1.

fri

*.:ili':,f

li

-s.&&.tr,"t;.

40 41

Page 26: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 26/211

Introduction à lEthique : la vie ffictive

diminuée, aidée ou empêchée > (ipsius corporis agendi potentia augetur uel

diminuitur, juvatur vel coercetur). Est ici décisif l'emploi d'une autre for-mule de liaison, < o:ur> (vel), qui indique l'altemative par laquelle est tra-versée, partagêe, la puissance d'agir du corps, alternative dont I'affect

constitue précisêment I'expression, telle qu'elle se forme simultanément

dans l'âme, en softe que, peut-on supposer, la puissance d'agir propre à

celle-ci soit traversée et partegée par une identique altemative.Au centre de cette présentation se trouve la notion de < puissance

d'agir du colps ) (corporis agendi potentia), dontle contenu sera explicitépar le premier postulat qui suit immédiatement la définition de I'affect :

selon ce postulat, cette puissence d'agir coïncide avec une puissance

d'être affecté en de multiples manières ou modes, ceux-ci tirant tantôt

dans le sens d'une augmentation tantôt dans celui d'une diminution de la

puissance d'agir du corps. Dans tous les cas, bien sûr cette puissance

demeure une puissance d'agir, I'idêe d'une puissance de subir étant tota-

lement privée de signification. C'est en tant qu'il est fondamentalement

acde c'est-à-dire en tant qu'il est habité par une puissance d'agir qu'on

peut dire incoercible dans son principe, que le corps est entraîné par ses

affections dans un sens ou dans I'autre, c'est-à-dire vers une expression

maximale ou minimale de cette puissance qui, quelle que soit la manière

dont elle est ainsi affectée, demeure la même : mais en tant qu'elle est une

puissance, dont l'actualisation est soumise à des conditions déterminées,

elle s'effectue dynamiquement entre ces deux pôles extrêmes, un mini-mum et un maximum, en deçà ou au-delà desquels sa nature ou essence

est détruite. L'existence du corps, parce qu'elle est déterminêe à expri-mer cette puissance d'agir dans des conditions variables, en rapport avec

les rencontres du colps avec d'autres colps, qui I'a{fectent en imprimanten lui les images de ces corps extérieurs, ainsi que I'explique le second

postulat du de Afeaibus, est constitutionnellement vouée à f instabilité :

elle est le siège d'impulsions qui I'orientent tantôt dans un sens tantôtdans I'autre au fur et à mesure de leurs oscillations entre les deux pôles

extrêmes de leur variation. L'âme rêa;gitau coup par coup à ces change-

ments d'êtat, qu'elle traduit aussitôt dans son propre langage, qui est

celui des idêes : et les idées qu'elle forme à cette occasion correspondent

Notions et principes de base

prêcisêment à des affectsl. La vie affective épouse < au cordeau ,> (ad amus-

sim) ces aléas de l'existence corporelle dont elle donne la reproductionmentale, elle aussi fondamentalement variable, et nécessairement entraî-née par chacune de ses variations dans un sens ou dans l'autre, dans I'es-pace ouvert entre un minimum et un maximum.

En marge de cette définition de l'affect, Spinoza reprend les thèmes

de l' < action > (actio) et la < passion > (passio) déjà exposés dans les dêfini-tions L et2 enles appliquant au domaine propre de l'affectivité : I'affectprend une forme active lorsque ( nous pouvons être cause adêquate >

(adaequata possimus esse uusa) de I'affection dont il constitue I'expres-sion; lorsque cette exigence n'est pas satisâite, il prend au contraire uneforme passive. Mais, dans tous les cas, I'affect continue à rendre comptedes changements d'état de la puissance d'agir du coqps, dans quelque sens

que ces changements s'effectuent. De ceci se dégagent implicitementdeux conclusions très importantes pour toute la suite de l'argumenta-tion : même lorsque I'affect revêt la forme d'une passion, il continue à

exprimer une activité fondamentale, qui est inscrite dans les conditions

mêmes de notre existence; et d'autre part, quel que soit le sens danslequel est orientée l'expression de I'affect, que ce soit celui d'une aug-mentation ou celui d'une diminution, il est subi dans la mesure où ilconsiste en une réaction à un événement provoquê par la rencontre du

co{ps avec un corps extêrieur, et donc ne s'explique pas par les lois de

notre seule nature. Ceci paraît signifier qu'en aucun cas, sur le plan de la

1. C'est dans ce sens que la démonstration de la proposition 2 de la cinquièmepartie de l'Ethique parle de < l'ébranlement de l'âme ou affect * (animi commotio seu

ffiaus). Le terme commotio exprime littéralement le fait d'être choqué, comme on dit

vulgairement être < secoué ) par un événement dont on est particulièrement< affecté > : la vie affective est entièrement fute de ces innombables chocs ou secousses,

le plus souvent imperceptibles, qui font monter ou descendre la tension de notrerégime mental, à mesure que varie simultanément la tension de notre régime corpo-rel. L'affect représente ainsi le changement d'état qui, dans l'âme, exprime un change-ment d'état du corps, exectement de la même manière que procède un appareil enre-gistreur, comme par exemple un potentiomètre, en réagissant avec une extrêmesensibilité aux transformations de la Éahtê dont il < perçoit > les variations.

I',.

,,1.f,

;1

a 43

Page 27: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 27/211

Intrciluction à ltthique : la uie ffictiue

vie affective, il n'est possible de trâncher nettement entre des actions et

des passions, activitê et passivité êtant toujoun imbriquées et impliquées

de manière ambivalente I'une dans I'autre et I'une par I'autre à chaque

moment de notre histoire individuelle, corporelle et mentale. La ques-

tion est alors posêe : une actionpure, dâns laquelle notre puissance d'agirsoit totalement et exclusivement engagée, est-elle possible ? Et alors quel

type d'affect correspond au changement d'êtat provoqué en nous par ledéclenchement d'une telle action, qui doit êchapper à I'alternativepolaire qui lie en les opposant les deux mouvements de sens contraire,

I'un allant dans le sens d'un minimum d'expression de notre puissance

d'agir, I'autre dans celui du maximum ? 11 faudra attendre la ûn de I'ou-vrage pour parvenir à résoudre rationnellement cette question.

POSTULATS 1 ET 2

Les postulats sont des propositions qui constatent les propriêtés de

certaines choses parriculières de manière directement évidente, telles

qu'elles se dégagent immêdiatement de la considération de la nature de

ces choses donnée dans I'expérience1. Tous les postulats qui sont formu-lés dans l'EthQue de Spinoza concement le corps humain et sa constitu-tion2. Ceux qui sont placés au début du de Afectibru énoncent ce que( peut > (çtotest) le corps humain, à savoir < être affecté de multiplesmanières > (multis afici modis) et < subir de multiples tran6rmations >

(multas pati mutationes).D'après le premier de ces postulats, qui y fait

directement rêférence, on comprend qu'est ainsi élucidêe la < puissance

1. Cf. E, II, scolie de la proposition 77 ; < C'est à peine si tous ces postulats quej'ai admis contiennent quelque chose que ne vériûe pas I'expérience > (omnia illa quae

sumpsi Ttostulata uix quiequam eontinent quoil non eonstet experientia).

2. Cf, outre ces deux posnrlats du début du de Afectibus, dans E, II, les postu-lats I à 6 qui se trouvent à la fin du développement intercalé entre la proposition 13

et la proposition 14.

Notions et pincipes de base

d'agir > (agendi potentia) ùt corps dont la notion est dêjà intervenue dans

|a dêfinition de l'affect. Paradoxale puissance, dont les caractères s'énon-

cent, non à l'actif mais au passif : puissance d'être affectê, puissance de

subir ou de pâtir ! Lonque, dans le long scolie de la proposition 2 dt de

Afectibus, Spinoza accuse les partisans du libre arbitre < d'ignorer ce que

peut le co{ps ou ce qui peut se déduire de la contemplation de sa seule

nature > (nescire quid corpus possit quidye ex sola ipsius naturae contempla-tione possit deduci), ignorance qui les conduit à imputer à l'âme I'initiativede comportements dont la nécessité est inscrite dans la constitution

même du coqps, c'est à l'ensemble de ces dispositions, dispositions à être

affectê, dispositions à subir des transformâtions, qu'il fait rêfêrence.

Selon le premier posnrlat, la puissance du corps s'exprime d'abord

à travers la variété de ses affections. Le corps humain, comme toutes

les choses singulières, est un mode ou une affection de la substance, qui

se définit elle-même par une certaine capacitê à être affectée < en de

multiples modes > (multis modk) : plus son organisation est complexe'

plus est diverse cette capacité, qui accroît ses possibilités d'échanges

evec son milieu extêrieur de vie, et par là aussi élargit sa sphère d'exis-tence et son champ d'actionl. Ce que peut un colps, c'est d'abord

cela : la richesse et l'envergure de ses expériences, qui dépendent de ses

capacités de contact avec le monde qui l'entoure' pour autant que ces

contacts ne s'opèrent pas à son détriment, de manière à détruire sa

nature propre, mais lui permettent au contraire de perpêtuer cette

nature en lui conservant les carâctères qui la définissent en propre; sans

l. La vaiêtê de ces échanges a été constatée dans le postulat 3 ùt ile Mente :

< L,ensemble des individus qui composent lecorps humain, et conséquemment |e

corps humain lui-même, est afFecté par les corps extérieun d'un très grand nombre de

manières > (indiuidua cotpus humanum componentia et consequentu ipsum humanum corpus

a eorporibus extemis pluimis modis affcitur), Selon le posnrlat 4, ces êchanges, auxquels

le corps humain, errtent qu'il est une partie de la nature, ne pourrait de toute façon se

,orrrt àit., correspondent à un besoin dont la nécessité est inscrite dans sa constitu-

tion : < Pour se conserver, le colps humain a besoin de plusieun autres colps par les-

quels il est continuellement comme rêgên&ê > (corpus humanum indiget ut consefvetur

plwimis aliis corytoribus a quibus continuo quasi rcgeneretur).

*

44 45

Page 28: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 28/211

Introiluction à /tthique : la uie ffictive

cette réceptivitê, sans cette disponibilitê aux autres êfies, sans cetteouverture ar.D( apports de la réalité extérieure, la puissance d'agir seraitvouée à demeurer une potentialité inaccomplie.

Ce postulat s'appuie sur des thèses antérieurement dêveloppêes dansle de Mente, auxquelles il fait explicitement réfêrence : le postulat 1 (quiexprime la complexité de l'organisation du corps humain, individu

composé d'une multiplicité d'individus eux-mêmes composês), lelemme 5 (qui ênonce les conditions dans lesquelles un individu composéconserve sa forme malgré I'altération permanente de ses parties consti-tuantes) et le lemme 7 (qui identifie cette forme ou neture au rapport decomposition entre les mouvements respectifs de ses perties consti-tuantes). Le corps humain, loin d'être une structure matérielle rigide etindêformable, est une forme malléable et souple, qui persiste eu trâverset en dépit de ses permanentes modifications : et I'on comprend que sa

puissance d'agir soit proportionnelle à sa caipacitê à résister au change-ment tout en préservant sa mobfitê, capecitê qui est d'autant plusgrande qu'elle est aussi susceptible d'être davantage sollicitée.

A l'occasion de ses échanges avec le monde extérieur, la puissanced'agir du corps humain est exposée en pennanence à varier, à augmenterou à diminuer, donc à être affectée dans des sens opposés, certaines de ses

affections la laissant par ailleurs inchangêel. Et l'afFecrivitê se présenteprécisément comme une réaction à ces incessantes variations, à ces res-sauts ou rebonds qui secouent la puissance d'agir, dont elle épouse les

mouvements au fur et à mesure qu'ils se produisent, en reflétant âu couppâr coup I'instable stabilité du corps, qui n'est jamais durablement en

1. En reconnaissant ainsi une place à des affections qui n'altèrent pas la puissance

d'agir du colps, que ce soit dans un sens positif ou dans un sens négatif, affectionsdont les idées doivent du même coup laisser l'âme indiftérente, puisqu'elles ne provo-quent en elle ni plaisir ni déplaisir, Spinoza introduit une donnée de notre régimementd qui sera exploitée dans la démonstration de la proposition 15 du de Afeetibus,démonstration qui s'appuie précisément sur cer aspect de ce postulat: les idées corres-pondant à de telles affections sont celles qui ont un caractère purement représentatifou contemplatif, puisqu'elles se contentent de nous faire penser à des choses, sens queces pensées se colorent d'aucune nuance d'intérêt affectif

Notions et principes ile base

repos, puisqu,un repos indéfiniment prolongé constituerait une menace

pour sa puissance d'agir qu'il condamnerait à rester inexprimée en

même temps qu'elle serait inemployée. La vie du corps est fâite de ces

variations qui constituent I'expression de sa puissance d'agir pour autant

qu'elles s'effectuent sans franchir certains seuils, donc se maintiennent

entre un minimum et un mâximum, en deçà et au-delà desquels cette

puissance serait anéantie, perce que ne seraient plus réunies les conditionsassurant la perpétuation de I'organisation corporelle conformément aux

règles qui déûnissent sa nature propre. La puissance d'agir du colps se

dêtnit donc par une certaine capacité à varier dans des limites bien

déterminées : et les êcarts affectifs occupent toute la marge qui sépare ces

limites extrêmes, selon que la puissance d'agir du corps est impulsée dans

un sens qui la dirige vers I'une ou vers I'autre, de telle manière qu'elle-

même soit diminuée soit augmentée, à moins qu'elle demeure provisoi-

rement inchangée.Le postulat 2 *tirel'attention sur l'un de ces changements quijalon-

.r"nt .n permanence la vie du colps : le âit qu'au contact avec les objets 'i

extêrieun qui constituent son *ottd. propre, avec lequel il est en cons- .

tante relation d'échange, |e corps soit lui-même < impressionné ), en ce i

sens qu'il est capable de < retenir des impressions d'objets > (retinere objec-

torum imgtressiones) ,qui sont en fait les < traces > (.,estigia) marquées dans sa

constitution propre parles objets extérieurs dont il a étê une fois affectêl.

Ces traces qui subsistent dans le corps humain, et par f intermédiaire des-

quelles il retient, en se les incorporant, des têmoignages de ses contacts

avec d'autres êtres, constituent objectivement les < images de choses >

1. Le posnrlat 5 ùt de Mente, euquel Spinoza fait ici réËrence, a esquissé I'expli-

cation de ie phénomène : cette explication s'appuie sur la distinction entre partiesfluides et parties molles de I'organisme, d'où se déggent les éléments- d'une sommaire

physiologie du système nerueux et du système cérébral; le scolie de la proposition 17

d:u' de Minte, tout en reconnaissant le caractère provisoire de cette théorie, en âttente

d'une connaissance plus complète de la manière dont est organisé le corps humain,

,{Frme qu'elle est suftisammént adaptêe aux données de I'expérience pour pouvoir

être adnrise à titre de postulat et pour rendre compte de manière satisfaisante du

mécanisme de la production des images de choses.

a

i

tgà

9

l'ù

t

*

46 47

Page 29: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 29/211

Introduction à /€thique : Ia uie ffictiue

(rerum imagines), suivant la déûnition de celles-ci qui a déjà été donnéedans le scolie de la proposition 17 du de Mente: < Nous appelleronsimages de choses les affections du colps humain dont les idêes représen-tent les corps extérieurs comme s'ils nous étaient prêsents, bien qu'ils netransmettentpas les figures des choses > (corpois humani ffictiones quarumideae corpora extema velut nobis praesentia reynaesentant rerum imagines voca-

bimus, tametsi rerumfrguras non referunt) . Ce que font connaître ces images,ou plutôt les idées qui leur correspondent dans l'âme, ce ne sont pas ceque sont en elles-mêmes les choses dont elles indiquent, même en leurabsence, la présence, mais les conditions dans lesquelles le corps a été unefois en rapport avec elles. Et, dans le scolie de la proposition 17 du de

Mente, Spinoza poursuit : < Lorsque l'âme considère les corps de cettemanière, nous dirons qu'elle-même imagine > (cum mens hac rationecontemplatur cory)ora eandem imaginari dicemus).lmaginer, acte mental insé-parable d'une expérience colporelle, c'est se représenter des choses exté-rieures par I'intermédiaire d'idêes qui ont pour objets, non des choses,mais des images de choses, c'est-à-dire certaines affections corporelles

résultant du fait que le coqps, c'est-à-dire l'objet dont l'âme est l'idée, a

êté impressionnê de telle ou telle manière à l'occasion de ses rencontresavec des choses extérieures.

De ces deux postulats se dégage la leçon suivante : sur la base de sonorganisation corporelle, I'individu se caractérise par une certaine facultéà être alfectê et impressionné, exprimant le fait qu'il n'existe jamais seulpar lui-même en dehors des contacts et des échanges qui le mettent cons-tamment en relation avec d'autres êtres, dans des conditions telles que sa

puissance d'agir est sans cesse exposée à être diminuée ou augmentêe : làest la source de la vie affective qui exploite et amplifie ces variations, encréant à partir d'elles tout un réseau d'associations mentales qui, de leurcôté, affectent l'âme en orientant ses préoccupations dans tel ou tel sens eten I'amenant à penser à certaines choses plutôt qu'à d'autres. C'est dans lecontexte ainsi mis en place que va pouvoir ôtre à présent dêveloppée unethéorie complète de I'affectivité, thêorie dont le principal objectifest derestituer à celle-ci son caractère fondamentalement neturel.

CHAPITRE 1

Les fondements naturels

et les formes élémentaires de la vie affective(propositions 1 à 11)

1 I ACTIONS ET PASSIONS DE L'ÂMEStropositions 1, 2 et j)

Ces trois propositions appliquent à l'étude du fonctionnementpropre de l'âme les schèmes de l'activité et de la passivitê qui ont déjà été

mis en place dans les deux premières dêfinitions dtt de Afeaibus. Selon lapremière proposition et son corollaire, lorsque l'âme forme des idêes

adéquates elle est active, et plus elle en forme plus elle est active; lors-qu'elle forme au contraire des idêes inadéquates, elle est passive, et pluselle en forme plus elle est passive ou sujeçte aux passions. Selon la

seconde proposition, qui est accompagnée d'un très long scolie critique,tout ce qui se passe dans l'âme s'explique exclusivement par des causes

dêpendant de son propre rêgime mental, de même que tout ce qui se

passe dans le corps s'explique par des causes strictement corporelles,étant exclue en conséquence la possibilité d'une action de l'âme sur lecoqps, qui correspondrait à l'état dans lequel elle est active, ainsi que la

*

48 49

Page 30: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 30/211

Introiluction à /lthique : la uie afeetive

possibilité d'une action du corps sur l'âme, qui correspondrait à l'étatdans lequel elle est au contraire passive. Enfin la troisième proposirionmontre que c'est seulement quand elle forme des idées adéquates, etparce qu'elle forme de telles idées, qu'elle est active, et que c'est seule-ment quand elle forme des idêes inadéquates, et perce qu'elle forme detelles idées, qu'elle est passive. On voit que, à travers ces trois proposi-

tions se développe un unique raisonnement qui a pour objet de dêtermi-ner nécessairement les conditions dans lesquelles l'âme est active ou pas-sive, cette alternative dêlimitant globalement le champ à I'intérieurduquel va ensuite prendre place la théorie de I'affectivitê.

La proposition 1 part de la constatation d'un âit qui devra êtresoumis ensuite à une analyse rationnelle : < Au vrai, notre âme tantôtagit, tantôt pâtit > (mens nostra quaedam agit, quaedam uero patitur). Vero,< au vrai >, signifie aussi < de âit >, et indique ainsi le caractère extrê-mement général d'une observation dont la portée est cruciale pourtoute la suite du raisonnement : cette observation permet d'introduire

de I'ordre dans le fouillis des mouvements dont l'âme est agitée enperfiranence, qu'elle classe sommairement en deux catégories, lesâctions de l'âme et les passions de l'âme. Mais il n'est êvidemment paspossible d'en rester à cette constatation, dont rien ne garântit le carac-tère univenel et nécessaire : il faut en analyser le contenu rationnel,par voie de démonstration, en ramenant ce contenu dans la formed'un processus causal dont le déroulement est indépendant des occa-sions et des circonstences particulières. La première proposition du de

Afectibus entame cette explication en démontrant que lorsque l'âme< a > (habet) des idées adéquates ou inadéquares elle esr < nêcessaire-ment D (necessario) dans un état d'activité ou de passivité, le fait qu'elle

se trouve dans tel ou tel de ces deux états âyânt donc se cause dans lefait qu'elle < a > telle ou telle de ces sortes d'idées. Le caractère vaguede la formule < avoir des idées (adéquates ou inadéquates) > (ideas

habere)l paraît rejeter hors du domaine de I'analyse ici proposée la

1. On ne peut s'empêcher de penser ici à la fameuse formule du. de IntellectusEmendatione : habeo enim iileam ueram.

Fonilements naturels et formes élémentaires de la vie afective

question de savoir comment ces idées sont venues ou ont été donnéesdans l'âme, et en particulier elle paraît laisser de côté la question desavoir si c'est l'âme elle-même qui les a formées ou produites, par desmécanismes intrinsèques à son propre régime mental ou au contrairesous I'influence d'interventions êtrangères à son fonctionnement, etaussi celle de savoir jusqu'à quel point elle est engagêe dans ce type de

production. Pour le moment il s'agit seulement d'introduire dans laconstatation du fait que la vie de l'âme est partegêe entre l'activitê etla passivitê un élément de détermination, en identifiant et en caracté-risant certains cas dans lesquels ces manifestations se produisent indu-bitablement. Il sera temps ensuite d'universaliser cette explication, endémontrant que ces cas sont les seuls dans lesquels le phénomène enquestion se produit, et se produit donc nécessairement en vern; desconditions qu'ils mettent en ceuvre : ce sera précisément l'objet de laproposition 3.

La démonstration de cette proposition 1 ùa, de Afeaibus est parti-culièrement complexe : elle fait appel à

unensemble

de thèses déjàdémontrées, dont la plupart sont empruntées au premier développe-ment du de Mente, qui a êté consacré à une dêduction de la nature del'âme humaine à partir de son origine, à savoir Dieu lui-même consi-déré comme chose pensente. Dans I'ensemble de ces réfêrences, setrouve en particulier le corollaire de la proposition rl du de Mente,dont la leçon est exploitée à quatre reprises : c'est donc principalementà cet énoncé qu'il faut revenir pour comprendre comment procède ladémonstration ici proposée. Rappelons qu'un corollaire esi une pro-position annexe rattachée à une eutre proposition ou à un autregroupe de propositions, dont elle met en êvidence certains aspects ou

conséquences : c'est une ôrme de présentation utfisée fréquemmentpar Spinoza, qui rejette souvent dans un corollaire une thèse, crucialedans la perspective propre à son raisonnement, ainsi présentée commele développemenr d'une déduction plus gênérare dans laquelle elletrouve sa justification. Le corollaire de la proposition ll da de Mentese situe ainsi dans le contexte d'un raisonnement développé dans lespropositions 10 et 11 de certe partie de l'Ethi4ue, dont il exploite cer-

,.)

$

$

50 51

Page 31: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 31/211

Infioduction à lÏthique : la uie afectiue

taines conséquences particulières. Rappelons brièvement les étapes de

ce raisonnement : la proposition 10 consiste en l'énoncé d'une thèse

nêgative, qui retire à l'essence humaine en gênéral tout caractère subs-

tantiel; elle est assortie d'un corollaire, qui dêgage la thèse positive

correspondante, en expliquant ce qu'est l'âme humaine, étant donnê

qu'elle n'est pas une substance : elle est constituêe par certaines modi-

fications d'attributs de la substance divine, modifications qui expri-ment la neture de Dieu ( sous un certâin mode déterminê >> (certo ac

determinato modo), et ainsi dêpendent de cette narure, dont elles < sui-

vent ) en I'exprimant sous un certain angle, de manière ûnie ou limi-tée; selon la proposition 11 enfin, l'âme humaine, qui est une des

composantes de I'essence humaine, est une modification dêterminêe de

la pensêe, c'est-à-dire une idée frnie, dont l'objet est une chose singu-

lière existant en acte1. De ce raisonnement, le corollaire de la proposi-

tion 11 conclut : < de ceci il suit que l'âme humaine est une partie de

I'intellect infini de Dieu > (hinc sequitur ffientem humanam partem esse

infniti intellectus Dei).

La notion d'un intellect infini divin a êtê introduite au début de ladémonstration de la proposition 4 du de Mente, où elle sert à expliquer

le contenu de la notion de < l'idée de Dieu > (idea Dei), dêveloppêe

dans les propositions 3 et 4 : à travers cette idée infinie, Dieu, en tant

qu'il est chose pensante, expose directement I'idée de son essence et de

tout ce qui en suit nécessairement. Bien que Spinoza ne fasse pas iciexpressément référence aux propositions 21 à 23 dt de Deo, on com-

1. La proposition 13 expliquera ensuite que cetre chose singulière existant en

acte,qui

donn"son objet à I'idée qu'est l'âme, èn tant qu'elle est une modification de

la pensêe, est le corps. Mais cela, il est inutile de le savoir à ce point de la démonstra-tion, qui raisonne ainsi de I'idée à son objet, et non I'invene : ce n'est pas parce que

l'âme èst idée du colps qu'elle esr une modification ûnie de la pensée infinie; mais

c'est parce qu'elle est une modification finie de cette pensée qu'elle est une idée : et

cette idée est complètement déterminêe à l'intérieur de l'ordre auquel elle appartient,

sans qu'il y ait pour cela à faire intervenir la considération de son objet et de la nature

propre de celui-ci, dans la mesure ou celle-ci relève d'un tout autre ordre de

déterminations.

Fondements naturels et formes élémentaires de la vie ffictiue

prend que cette ( idêe de Dieu > ou < intellect infini > correspond au

mode infini immédiat de l'attribut pensêe1. Cette idée à travers

laquelle Dieu lui-même s'affecte mentalement, en produisânt directe-ment I'idée infinie de sa propre nefure, comprend donc aussi nêcessai-

rement toutes les productions finies qui relèvent de l'attribut pensée,

tout le système du pensable, en tant que celui-ci rassemble toutes les

idées sans exception qui peuvent être effectivement pensées, idêes quisont en consêquences elles-mêmes des ( parties > de cet ensemble que

constitue I'intellect infini divin. Ainsi tout ce qui se pense, âu nombrede quoi l'âme humaine, en tant qu'elle est une idôe, et aussi tout ce

que pense l'âme humaine, en tant qu'elle est un certain pouvoir d'êtreaffecté dans l'ordre qui est le sien, donc en tant qu'elle est un certain

pouvoir de former, ou même tout simplement d'avoir des idées, toutcela se pense dans l'intellect inûni de Dieu, Dieu ayantla puissance, en

tant qu'il est lui-même chose pensante, de produire et de constituer le

champ auquel appartiennent nêcessairement toutes les idées et à I'inté-rieur duquel elles trouvent la place qui leur est assignée.

C'est pourquoi, explique la suite du corollaire de la proposi-tion 11, < lonque nous disons que l'âme perçoit ceci ou cela, nous ne

disons rien d'autre que ceci : Dieu, non en tant qu'il est infini mâis en

tant qu'il est expliqué par la nature de l'âme humaine, ou en tant qu'ilconstitue I'essence de l'âme humaine, e cette idée ou celle-là > (cum

dicimus mentem humanam hoc vel illud percipere nihil aliud dicimus quam

quod Deus non quatenus infnitus est sed quatenus per natura?n humanae

mentis explicatur siue quatenus humanae mentis essentiam constituit hanc vel

illam habet ideam). Les idées que l'âme perçoit, elle ne les < a D qu'entant que sa nature explique Dieu ou que son essence est constituée par

Dieu, et ainsi, par son intermédiaire, en fait c'est Dieu qui les(

a>>,

en

1. La Lettre 64 à Schuller, datêe de 1675, donne en exemple de mode intni de

premier genre, donc immédiat, de la < pensée r (cogitatio) < I'intellect absolument

infint > (intellectus absolute infftitus); cette lettre ne donne aucune précision concementle mode inûni de deuxième genre, donc médiat, de la pensée : cette lacune, qui n'est

sans doute pas dûe au hasard, a fait couler, et continuerâ sans doute à le faire, beau-

coup d'encre.

52 53

Page 32: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 32/211

Introduction à /Ethique : la uie ffietiue

ce sens qu'il donne lieu à ces idêes à I'intérieur de sa propre idée de soi,

ou intellect inûni. En d'autres termes, lorsque ( nous > pensons, cela

signifie, pour reprendre la formule qui se trouve dans la dêfinition 2

du de ,4fectibus, que < quelque chose se fait en nous > (aliquid in nobis

fit), suivant des règles qui ne dépendent absolument pas de notre libreinitiative, mais qui obéissent à la nêcessité objective des lois étemelles

de la pensêe telles qu'elles sont produites directement à partir deDieu : Ies mécanismes mentaux qui assurent la formation des idées

n'ont ainsi aucun caractère subjectif; et nous n'en sommes en rien les

auteurs au sens d'une création artificielle qui les isolerait du système

global de la nature, et du système de la nature pensante en particulier.Or du fait que nous ne pensons pas cornme nous voulons, au gré

d'une fantaisie arbitraire qui aurait sa source absolue en nous-mêmes,se dêduit une conséquence surprenante, qui est dégagée dans la propo-sition 32 dt de Mente: < Toutes les idêes, en tant qu'elles sont reppor-tées à Dieu, sont vraies >> (omnes ideae, quatenus ad Deum referuntur, uerae

sunt). En effet, comme I'explique la dêmonstration de cette proposi-tion, il apparaît alors que ces idées sont ( en Dieu > (in Deo), où elles

conviennent nêcessairement avec leurs objets parce qu'elles sont pro-duites selon la même règle qui produit également ces objets, dans legenre d'être auquel ceux-ci appartiennent : elles sont vraies, au sens de

la conformité extérieure avec leur idêat, parce qu'elles sont intrinsè-quement déterminêes dans I'ordre de la pensée par les lois objectivesqui leur assignent la place qui leur revient dans le système infini de

I'intellect divin. Comment s'explique alors le clivage entre idées adé-

quates et idêes inadéquates ? Et d'abord où ce clivage se produit-il ?

Certainement pas en Dieu puisque, en tant qu'elles sont rapportées à

Dieu, < toutes les idêes, aussi bien les adéquates que les inadéquates,relèvent de la même nécessitê > (omnes tam adaequatae quam inadaequatae

eadem necessitate consequuntur), corrune I'explique la démonstration de

la proposition 36 du de Mente, qui rapporte ceci au fait que (( aucunes

ne sont inadéquates ni confuses, si ce n'est pour autant qu'elles sontrappoftêes à l'âme singulière de quelqu'un > (nullae inadaequatae nec

confusae sunt, nisi quatenus ad singularem alicujus menteffi referuntur).

Fonilements naturels et Jormes élémentaires de Ia uie afectiue

Toutes les idées êtant vraies, et donc adéquetes, en Dieu, certaines sont

inadêquates et con-firses, donc âusses, en moi, et en moi seulement :

mais elles ne le sont pas en tant qu'elles seraient le résultat d'une initia-tive particulière, dont I'incertitude ou le caractère dêviant seraient

imputables à ma volontê subjectivel; cat il est établi une fois pour

toutes que je n'ai aucunement la faculté de créer de toutes pièces, et

par moi-même uniquement, des idées qui ne seraient pas en Dieu et neferaient pas partie de I'intellect infini de Dieu. Les idées qui sont

fausses en moi ne le sont donc pas davantage par moi que celles qui

sont vraies : simplement, elles ne sont pas vraies en moi comme elles

le sont en Dieu, ce décalage, qui rêsulte d'un changement de perspec-

tive, s'expliquent par le fait qu'elles sont produites par Dieu, de

manière non moins nécessaire que toutes les autres, en tant qu'il ne

s'explique pas par la nature de mon âme seule ou ne constitue pas seu-

lement I'essence de mon âme, mais s'explique aussi simultanément par

autre chose2. Autrement dit, en Dieu, I'idée qui est fausse en moi,

demeure vraie pour autant qu'elle ne s'y rapporte pas à moi seul mais

fait intervenir dans sa constitution la considération d'autres choses

étrangères à ma propre nature : ce qui rend I'idêe fausse en moi, c'est

non pas sa constitution intrinsèque, mais c'est le fait que je I'interprète

1. Spinoza s'oppose ainsi à la conception développée par Descartes dans la 4'deses Méditations métiphysiques selon laquelle, si je suis soumis à la loi de Dieu lorsque je

conçois la vérité, je suis toujoun libre de me tromPer, c'est-à-dire de m'écarter de

cette loi en en transgressant les commandements, l'erreur étant ainsi imputable à ma

mauvaise volonté et entièrement placée sous me proPre responsabilité.

2. C'est ainsi que se conclut la démonstration du corollaire de la proposition 11

du ile Mente: < Lonque nous disons que Dieu a telle ou telle idée non seulement en

tant qu'il constitue li nature de l'âme humainemais

cntant qu'il a aussi, en même

t"-pi qo" l'âme humaine, I'idée d'une autre chose, alors nous disons que l'âme per-

çoiila chose en partie ou inadéquatement > (cum dicimus Deum hanc uel illam iileam

habue non tantum quatenus natiltdm humanae flentis constituit, sed quatenus simul cum mente

humana alteius rei etiam habet iileam, tum ilicimus mentem huuanam rem ex parte sive ina-

ilaequate percipere). Proprement, avoir une idée inadéquate, c'est ne percevoir qu'une

partie de-f idèe telle qu'elle est produite réellement en Dieu. C'est pourquoi, au point

àe \roe de Spinoza, l-dée inadéquate est d'abord une idée incomplète, ou < mutilée r

(mutilata), amputêe d'une partie de ses composantes objectives.

54 55

Page 33: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 33/211

Introiluction à lEthique : la vie ffietiue

en la rapportant uniquement à moi-même, alors, que, teile qu'elle estproduite en Dieu, elle s'explique aussi par d'autres choses, sans que j'enprenne du tout conscience.

Ce long détour nous ramène à la dêmonstration de la proposi-tion 1 du de Afeaibus, qroi récapitule dans les termes suivants l'en-semble de ce raisonnement : < Les idêes d'une âme humaine quel-

conque sont, les unes adéquates, les eutres au contraire mutilées etconfuses. Mais les idées qui sont adéquates dans l'âme de quelqu'unsont adéquates en Dieu pour autent qu'il constitue I'essence de cetteâme; et celles qui sont inadéquates dans l'âme sont aussi adéquates enDieu, pour autant qu'il contient non seulement l'essence de l'âme maisaussi en même temps les âmes d'autres choses > (cujuscunque humanaementis ideae aliae adaequatae sunt, aliae autem mutilatae et confusae. Ideae

auteffi quae in alicujus mente sunt adaequatae sunt in Deo adaequatae quate-nus ejusdem mentis essentiaffi constituit, et quae deinde inadaequatae sunt inmente sunt etiam in Deo adaequatae non quatenus ejusdem solummodo mentisessentiaffi sed etiam quateltus aliarum rerum ffientes in se simul continet)1 .

C'est-à-dire que, les idées adêquates étant pensêes en moi exactementcoûrme elles le sont en Dieu, les idêes inadéquâtes se caractérisent aucontraire par le fait qu'elles ne sont pas pensées en moi de la mêmemanière qu'elles le sont en Dieu, où elles sont repportées, en mêmetemps qu'à la nature de mon âme aux idées d'autres choses, de tellefaçon qu'elles sont adêquates en tant qu'elles sont ainsi rapportêes, enDieu, non à mon âme seule, mais à I'ensemble constituê par la naturede mon âme et en même temps aussi par les idées de ces autres choses.Il en résulte que je n'ai pas ces idêes inadéquates de la même manièrequej'ai celles qui sont adéquates.

En effet qu'est-ce qu'avoir une idêe ? Ce n'est pas seulement déte-

1. Il est à remarquer que Spinoza écrit que les idées qui, dans le contexte propreà un esprit fini, paraissent inadéquates, alon qu'elles sont adéquates en Dieu où ellessont forrnées, le sont dans la mesure où Dieu < contient en soi simultanément les âmesd'autres choses > (aliaum rcrum ntentes in se simul continet) : il contient les < âmes > d'au-tres choses, car dans I'intellect infini de Dieu, tout est âme ou idée, l'âme n'étant riend'autre que I'idée d'une chose, quelle que soit la nature de cette chose.

Fondements naturels et Jormes élémentaires de la ttie afectiue

nir celle-ci au sens d'une possession ine{fective, à la manière d'unesimple impression, ou d'une idée morte qui resterait inemployéecolnme si elle était une peinture muette sur un tableau : ce thème a été

longuement développé dans la seconde parrie du de Mente. Les idées,

quelles qu'elles soient, sont des actes mentaux, à travers lesquels s'ex-prime ou s'affirme une certaine puissance de penser. Avoir une idée

c'est en exploiter toutes les conséquences, c'est-à-dire tirer tous leseffets qu'il est en elle de produire en tant que cause. Dans le cas d'uneidée qui est adéquate en nous corune elle I'est en Dieu, toutes les

consêquences qui sont tirêes de cette idée le sont en tant seulement que

Dieu constitue la nature de notre âme, qui ainsi est ( cause adéquate >

de tous les effets produits à partir de cette idêe, effets qui se compren-nent alors clairement et distinctement à partir de son essence, selon la

leçon de la définition I da de Afectibus; et en conséquence, suivant la

leçon de la détnition 2, l'àme, en tant qu'elle ( e ) cette idée, est dans

un état d'activité maximale. Au contraire, dans le cas des idées inadé-quates, qui ne sont pas pensées en nous conune elles le sont en Dieu,nous dirons, suivant le même raisonnement, que notre âme est ceuse

inadéquate de ces idées, et donc se trouve dans une situation de

passivité, ou d'activité minimale. En d'autres termes, toutes les idées

sans exception étant des actes mentaux, ces actes sont inêgalement< actifb > au point de vue de l'âme dans laquelle ils se Prêsentent, et

dont ils rêpartissent ainsi la puissance de penser entre deux pôles

alternatifs d'activité et de passivité. I1 y a donc bien lieu de classer les

manifestations de cette puissance en se servant de ces deux catégories :

l'âme est tantôt active, tantôt passive, et ceci en rapport avec le

fait qu'elle est susceptible d'avoir des idées adéquates, dont elle maî-

trise complètement le contenu parce qu'elle le comprend, au sens fortdu terme, ou susceptible d'avoir des idées inadéquates, dont le contenului échappe en partie, et qu'elle appréhende ainsi par la voie de

I'imagination.A la suite de la proposition 1 est énoncé un corollaire qui en

reprend le contenu sous une forme un peu dilTérente : d'autant plus

l'âme a d'idées inadôquates, d'autant plus elle est sujette aux passions,

{itil

Ë

f

56 57

Page 34: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 34/211

Introduction à /€thique : la uie ffictiue

et d'autant plus elle a d'idées adéquates, d'autant elle agit1. Cette nou-velle formulation introduit une toute nouvelle perspective : elle per-met de mesurer les variations d'intensité de l'expression de la puissance

de l'âme, en rapport avec la place qu'y occupent respecrivement les

idées adéquates et les idées inadéquates2. Cette indication est très

importante, car elle confirme qu'activité et passivité, au moins dans le

cas où elles correspondent à la production dans l'âme d'idêes adéquatesou inadéquates, ne sont pas des états absolus, et comme tels radicale-ment exclusi6 I'un de I'autre : mais activité et passivitê se mesurentrelativement I'une à l'autre à I'intérieur d'une sêrie d'états graduels quiréalisent tendanciellement toutes les formes intermédiaires entre les

deux extrêmes. Nous avons déjà eu I'occasion de nous le demander,l'âme peut-elle être totelement active, sans plus du tout être passive ?

C'est seulement dans la cinquième et demière partie de l'Ethiquequ'une réponse sera apportée à cette interrogation.

La proposition 2, aa contraire de la précédente, débouche sur une

leçon négative : elle démontre en quoi l'âmene peut pas êffe active ou

passive, à savoir dans sa relation au corps, qui échappe à ces catêgories

ou tout au moins n'y satisfait que d'une façon très particulière. Eneffet il n'y a pas d'action du corps sur l'âme, par laquelle elle serait

elle-même passive, et pas davantage il n'y a d'action de l'âme sur lecorps dans laquelle elle serait au contraire active. Le contenu de cetteproposition est manifestement polémique, ainsi que le confirme le faitqu'elle est assortie d'un très long scolie, dans lequel Spinoza dénonce

1. Ce corollaire ne âit que rendre explicite une propriété qui était déjà indiquéeimplicitement dans l'énoncé de la proposition principale à traven I'utilisation de laformule < dans la mesure où..., dans la même mesure... > (quatenus... eatenus...), que

nous aurons I'occasion de retrouver par la suite, par exemple dans la proposition 5.Cette formule est intéressante d'un point de ure théorique parce qu'elle permet de

mettre en corrélation, non des états considérés en eux-mêmes dans une penpectivestatique, mais des échelles dynamiques de variations s'effectuant de manière continueà travers des séries graduelles.

2. Il est clair en effet que plus l'âme < a r d'idées adéquâtes, moins elle < a > d'idéesinadéquates, et rêciproquement plus elle < a r d'idées inadéquates, moins elle < a >

d'idées adéquates.

Fonilements naturels et formes élémentaires de la uie ffictive

avec une véhémence particulièrement appuyêe les erreun d'apprécia-

tion auxquelles ce point a donnê lieu gênêralement. Cette critique est

exposée à la cantonade sans viser penonne en particulier : mais il est

manifeste qu'elle est tournée d'abord contre Descartes, et qu'elle a

pour principal objectif de créer les conditions d'une rupture théoriqueper rapport à I'explication de I'affectivité développée par ce demier

dans son ouvrage sur ks passions de l'âme. Pour caractériser cette rup-ture très simplement, il suffit de dire ceci : alors que, au point de vue

de Descartes, l'âme et le corps sont alternativement actifs ou passi6,

l'âme étant active lorsque le coqps est passif,, et réciproquement, au

point de Spinoza, il faut dire au contraire qu'ils sont actif3 ou passi{3

simultanément, l'âme étant active quand le corps est âcti{, et passive

quand il est passi{, l'un et l'autre étant entraînés ensemble, d'un même

mouvement, et au même degrê exactement, dans l'un ou l'autre sens.

Ainsi que I'explique le dêbut du scolie de la proposition 2, cette

thèse découle logiquement, avec une clarté parfaite, de la théorie de

I'union de l'âme et du corps développée dans le de Mente qui, selon le

scolie de la propositionT de cette pertie del'Ethique, a permis d'êtablirla conséquence suivante, < à savoir que âme et colps, c'est une seule et

même chose qui est conçue tantôt sous l'attribut de la pensêe tantôtsous I'attribut de l'étendue > (quod sciliæt mens et cory)us una eadeffique res

sit quae jam sub cogitationis jam sub extensionis attibuto concipitur)l. Ameet corps, chacun dans le genre d'être qui lui est propre, exPriment,

mentalement ou corporellement, une unique détermination qui est

nécessairement cornmune à f inûnité de tous les genres d'être, et donc

à ces deux-ci en particulier : il en dêcoule que < I'ordre des actions et

des passions de notre corps coincide en nature avec l'ordre des actions

et des passions de l'âme > (ordo actionum et passionum corporis nostri simul

1. Dans le scolie de la proposition 7 du de Mente, cette conséquence est formuléeà propos du rapport entre le cercle et I'idée de cercle, qui sont < la même chose expri-mée en deux modes r, selon un râpport qui est précisément celui de l'âme et ducolps : ce rapport, qui n'a donc rien de spéciûque, et ne constitue en rien la naturehumaine comme un ordre séparé, rentre ainsi sous une règle gên&ùe, qui concemesans exception toutes les choses.

58

Jri:

59

B.*.riri

Page 35: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 35/211

T&ë&

ffitr4:1r

ilnw

#s

g

Introduction à lEthique : la vie ffictiue

est natura cum ordine actionurn et passionum mentis). Le point essentiel ici,c'est cette coincidence absolue entre I'ordre des actions et des passions

du corps et de l'âme, selon le principe de simultanéité que nous avons

déjà eu I'occasion de commenter en lisant la définition 3 dt de Afl;ecti-

bus consactêe à la notion d'afFect. Or cette simultanéité, qui fait qu'à

toute modification du corps correspond aussitôt une modification

équivalente et de même sens dans l'âme, et rêciproquement, exclutdêfinitivement la possibilitê d'une interaction des mouvements respec-

tifl de I'un et de I'autre, comme si ces mouvements passaient entredeux choses rêellement, et non seulement modalement, distinctes, quine seraient ainsi en contact qu'extérieurement, et, à l'occasion de ce

contact, auraient la possibilité de s'influencer mutuellement en se

transmettant des impulsions. Spinoza y a âit allusion dans la préface

da de ,4fectibus, et il y reviendra encore dans celle du de Libertate: i,ya quelque chose d'incompréhensible et, à la limite, d'absurde dans la

conception cartêsienne de l'union substantielle de l'âme et du corps,

cette relation la plus intime qui soit entre deux substances qui demeu-

rent cependant complètement indépendantes l'une de I'autre, au sensoù deux choses de même nature se limitent I'une l'autre, donc au sens

de la distinction modale et non de la distinction réelle, tout en se

mêlant ainsi êtroitement. Que l'âme et le corps relèvent de genres

d'être irrêductibles I'un à I'autre n'est pas discutable : et ceci admis, le

seul moyen de rendre compte du fait qu'ils sont réellement unis, c'est

de les comprendre corune les diffêrentes expressions modales finies

d'un même ordre substantiel dont le principe infini se trouve en Dieumême, à partir duquel ils sont nécessairement soumis au même régime

de déterminationl.L'ênoncê de la proposition 2 détaille les conséquences de ce raison-

1. C'est précisément cette thèse qui, formulée dans toute sa généralité, sera

reprise au début du de Libertatu (prop. 1) : < Selon que les pensées et les idées de choses

sont ordonnées et enchaînées dans l'âme, de même les affections du corps, ou imagesde choses sont ordonnées et enchaînées au cordeau dans le corps > (prout cogitationes

rerumque ideae ordinantul et concdtenantur in mente, ita corporis afectiones seu rcrum ima-gines ad amussim orilinantur et concatenantur in cotpore).

Fondements naturels et formes élémentaires de la ttie ffictiue

nement au point de vue du corps et eu point de vue de l'âme : pas plus

que le corps ne peut déterminer l'âme à penser quoi que ce soit,puisque tout ce que l'âme pense est nécessairement déterminé à partirde Dieu dans I'intellect infini de Dieu, donc en fonction de procéduresproprement mentales dans lesquelles le corps n'a pas à intervenir, pas

davantage l'âme ne peut incliner le corps au mouvement ou eu repos

ni le placer dans quelque état que ce soit en vertu d'une décision librede sa volonté, puisqul, ainsi que cela a êtê êtabli iout àle fin dt de

Mente, il n'y a pas de volonté libre de l'âme, et que, de même que toutce qui se produit dans l'âme y est dêterminê par des causes mentâles,tout ce qui se produit dans le coqps y est dêterminé par des causes cor-porelles, en I'absence de toute raison ou motivation qui pourrait se

trouver dans l'âme. La démonstration de ces deux points se fait à par-tir de la proposition 6 dt de Mente, selon laquelle < les modes d'unquelconque attribut ont Dieu pour cause en tent seulement qu'il est

considéré sous cet attribut dont ils sont les modes, et non en tant qu'ilest considéré sous quelque autre attribut > (cujuscunque attributi modi

Deum quatenus tantuffi sub illo attibuto cujus modi sunt et non quatenus subullo alio consideratur pro ceusa habent). C'est pourquoi il est impossible,en droit corrune en fait, de dériver les mouvements du corps à partirde ceux de l'âme, corrune il est impossible aussi de dériver les mouve-ments de l'âme à partir de ceux du coqps.

Il n'est pas possible d'analyser ici de manière détaillée le scolie quieccompegne cette proposition 2, l'un des plus long de toute l'Ethique,et qui mériterait une êtude séparée. Nous nous contenterons d'endêgager certains points importants qui seront exploités dans la suite de

l'argumentation du de Afeaibus. Dans ce développement, où il âit à

plusieurs reprises appel à l'expérience contre les préjugês, et aussi au

reisonnement contre les fausses preuves tirées de prétendues expê-riences, Spinoza s'en prend une fois de plus à la représentation d'une< volonté de l'âme > (mentis voluntas), ou d'un < décret de l'âme > (rnen-

tis decretum), ou d'une < direction de l'âme > (mentk directio), représen-

tation qui dêcoule du prêjugé ordinaire selon lequel ( nous agissons

librement en toute chose > (nos omnia libere agere), ce qui implique en

60 61

1;r

Page 36: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 36/211

Introduetion à lÏthique : la vie ffictiue

particulier que nous aurions la pleine disposition de âire faire au corps

< des tas de choses qui dêpendent de la seule volonté de l'âme et de

l'art de forger de toutes pièces des idêes > (plurima quae ex sola mentis

voluntate et excogitandi arte pendent) : en témoigne précisément aux

yeux de la plupart I'exemple du mouvement volontaire. Mais cette

puissance inconditionnée qu'on attribue ainsi à l'âme, en la dotant de

la faculté de manipuler le corps à son gré, comme elle |e ferait d'unemarionnette sans vie, c'est sur la puissance propre du corps qu'on la

prend : on transGre à l'âme de miraculeux pouvoirs alors que ceux-ci,

sans qu'on le sache, ont leur source dans < la structure de I'organisation

corporelle > (corporis fabica)l. La fameuse formule, ( ce que peut le

corps, nul jusqu'ici ne I'a déterminê > (quid corpus possit nemo hucusque

determinavit), est à interpréter dans ce sens propre : elle signifie qu'il ya dans le corps une puissance considérable, des potentialités de mouve-

ment et d'action qui sont totalement mêconnues2; et cette ignorance

fait considêrer le corps seulement comme un instrument ou cornme

une machine qui, sans l'apport d'une puissance extérieure à son ordre,

resteraient inertes et inopêrants. Jusqu'où va cette puissance, quelles

sont ses limites, ( qu'est-ce que le co{ps peut faire par les seules lois de

1. L'expression cotpois humaniJabtica, q';u revient à deux reprises dans ce passage'

âit manifestèment allusion à l'ouvrage de Vésale De corpois humaniJabrica libi septem

(1544), qui a fondê la démarche d'une anatomie expérimentale et ouvert ainsi, au

début de l'époque moderne, la voie d'une connaissance scientiûque de I'organisation

corporelle. M"ii, ."tt" voie une fois ouverte, il reste encore beaucoup de chemin à

fairè, pense Spinoza, pour parvenir à percer les étonnants mystères de cette organisa-

tion, car ( cette structure de I'organisation corporelle surPesse de loin en ingéniosité

roures les choses qui sont fabriquées Pâr un art humain > (ipsa cotpois humanifabica...

artfieio longissime iuperat omnes qude humanaarte

fabrkataesunt). TotJtelois il est-certain

qrré .., pàrdcularités, si étonnanres soient-elles, doivent relever d'une explication

rationnelle, même si nous n'avons pas encore les moyens de mener cette explication à

son terme.2. Spinoza revient à deux reprises sur l'exemple du somnanbulisme pour illustrer

ces manifestations inexpliquées de la puissance du corps : or dans ce cas, comme dans

rous les autres, il doit y avôir une explication, et il serâit absurde de s'en tenir à l'igno-rance où I'on se trouve de celle-ci, comme si elle avait elle-même valeur d'une

explication.

Fondements naturels et formes élémentaires de la uie afective

sa nature en tant qu'elle est considêrée seulement cornme une naturecolporelle, et qu'est-ce qu'il ne peut pas faire à moins d'y être dêter-minê par l'âme > (quid corpus ex solis legibus naturae quatenus cory)orea

tantuffi consideratur possit agere et quid non possit nisi a mente determina-

tur) ? Personne ne semble avoir eu I'idée de se poser ces questions : etc'est prêcisément ce qui a conduit à chercher aux actions corporelles

des causes extracorporelles, parce qu'on n'a pas entrepris, en s'ap-puyent sur le raisonnement et sur l'expêrience, de prendre objective-ment le mesure de la puissance propre du corps et de la dynamiqueintrinsèque qui I'anime.

Le préjugé auquel Spinoza s'âttaque principalement dans ce scolie,c'est celui d'un partage de puissance entre le corps et l'âme, qui fait se

représenter la seconde d'autant plus active que le premier est plus( inerte >> (iners), donc passi{, parce qu'il est ramené à l'épure d'unemachine sans vie, entraînée par des impulsions qu'elle serait incapableelle-même de susciter. Mais ce que I'expérience montre, c'est au

contraire que le corps et l'âme sont inertes en même temps et actifs en

même temps : corrune en têmoigne l'exemple du sommeil, < si lecorps est inerte, l'âme est en même temps inapte à penser > (si corpus

inus est, mens siffiul ad cogitandum est inepta) ; et ici le terme importantc'est ( en même temps D (simul), qui marque, conformément âux prin-cipes dêjà établis a priori par le raisonnement, la coihcidence absolueentre ce qui se passe dans le corps et dans l'âme, étant impossible dès

lors de penser leur diflérence en tennes d'inégalité. C'est donc avec

une égale puissance et d'un même mouvement que le corps et l'âmemènent simultanêment leurs vies propres, les événements qui jalon-nent I'une ayant nécessairement leur corrélat dans l'autre et récipro-

quement. Et pour cette raison il est vain d'opposer les aptitudes pro-pres à I'un et à l'autre, comme si elles s'exerçaient au détriment les

unes des autres de telle manière que leur rapport doive s'interprêter entermes d'action et de réaction, alors que ces aptitudes sont strictementcorrélatives et de ce fait soumises exactement aux mêmes rythmes dedéveloppement : âme et cotps sont en môme temps en repos et s'acti-vent en même temps et à un même degré d'intensité. ( Tout le

::.ln

ï

*i

#

*

62 63

$l;li

Page 37: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 37/211

Introiluction à lEthique : la uie afective

monde, je crois, le sait bien : l'âme n'est pas toujours égdement apte à

penser à propos du même objet; mais, d'autant plus le corps est epte à

exciter en soi I'image de tel ou tel objet, de même l'âme est aussi plus

apte à considérer tel ou tel objet > (omnes expeftos esse creilo mentem non

sempu aeque aptam esse ad cogitandum de eodem objecto; sed prout corpus

aptius est ut in eo hujus vel illius objecti imago excitetur ita mentem aptiorem

esse ad hoc vel illud objectum contemplandum).Il n'est pas de fonction del'âme qui s'exerce sans que s'exerce aussi, simultanément, et avec la

même intensitê, une fonction corespondante du corps qui l'accom-

pagne ( au cordeau > (ad amussim), pour reprendre I'expression utilisée

par Spinoza dans la proposition 1 du de Libertate.

De ceci il rêsulte que l'âme et le corps sont libres en même temps'

et contreints en même temps, étant exclu que la liberté de I'un s'im-pose au détriment de celle de l'autre : l'âme ne peut être libre qu'avec

le corps, et en aucun cas contre le corps. C'est ce dont têmoigne pré-

cisément |e déroulement de |a vie affective, auquel Spinoza consecre,

à la fin de ce scolie, des considérations assez développées. L'expêrience

le montre bien, nous ne faisons pas toujours ce que nous voulons ouce que consciemment nous souhaiterions fairel, mais nous sommes le

plus souvent menés par des forces obscures qui nous conduisent à

notre insu, et dans de telles circonstances, nous sorunes passifr colps et

âme : certaines idées ou affects s'imposent à nous avec un attrait irrê-sistible, sans que nous sachions d'où ils tirent leur pouvoir d'attraction

et sans que nous puissions opposer à la pression qu'ils exercent sur

nous une réaction suffisante pour les dêtourner de leur cours; et lors-

1. Spinoza donne ici comme exemple le fait que nous ne sachions pas mêmetenir notre langue quand il le faudrait. On ne peut s'empêcher de penser à ce propos

à I'anecdote, rapportée par ses biographes, de la manifestation improvisée par Spinoza

à I'occasion de i'assassinàt des frères De Witt : en s'apprêtant à déâler tout seul avec la

pâncerte sur laquelle il avait écrit < Ultimi barbarorum / ,r, il cédait à une impulsion,

qui, pour être généreuse et rationnellement motivée, n'en était pas moins folle et

incontrôlée. S'applique parfaitement à un tel cas la ôrmule exploitée dans le ile Serui'

tute et qlri"pp"r"ît

déji dans le scote de la proposition 2 du de Afectibus, < voir le

meilleur et faire le pite > (meliora viilere ileteioraque sequi).

Fonilements naturels et formes élémentaires de la uie afeetiue

que ces idées ou affects sont contradictoires entre eux, nous soûlmes

placês dans une situation impossible, câr nous les voyons se dêchirer en

nous ou plutôt devant nous, cornme si nous assistions à un spectacle

dont nous ne pouvons modiûer le déroulement et dont nous connais-

sons l'issue seulement lorsqu'il est parvenu à son terme. La plupart des

choses que nous faisons, alors même que nous croyons les faire libre-

ment à notre grê, parce que nous estimons que nous pourrions âussibien ne pas les faire, nous sommes entraînês à les accomplir en verru

de dêterminismes tout aussi contraignants que celui qui pousse unnourrisson à têter le lait, sens que bien êvidemment cette conduite aitfait de se pert I'objet d'un choix dêlibêré. < Les hommes se croientlibres pour cette seule cause qu'ils sont conscients de leurs actions et en

même temps ignorants des causes qui les déterminent > (homines ea sola

de causa liberos se esse credunt quia suarurn actionum sunt conscii et causarutn

a quibus determinantur ignari) : en effet leur conscience ne remonte pas

en deçà des effets de leurs actions qu'ils perçoivent seulement une fois

celles-ci accomplies, sans qu'ils aient eu à en connaître les causes dont

ils n'ont pas même I'idée. Et ainsi ces fâmeux actes libres dont leshommes s'arrogent I'exclusivitê, ( cêS dêcrets de l'âme ne sont rien

d'autre que les eppêtits eux-mêmes qui varient en fonction de la varia-tion de la disposition du coqps > (mentis decreta nihil sunt praetet ipsos

appetitus quae propterea varia sunt pro vaia corporis dispositione) : là-même où nous croyons que c'est l'âme qui décide, c'est le corps qui

dispose. En fait âme et coqps décident et disposent en même temps,

d'un même élan : < décret de l'âme comme eppétit et dêterminationdu corps coincident en nature, ou plutôt sont une seule et même chose

que, lorsqu'elle est considérée au point de vue de I'attribut de la pensée

et lonqu'elle est expliquée dans les termes propres à cet attribut, nous

appelons décret, et que, lorsqu'elle est considérée sous l'attribut del'étendue et est déduite des lois du mouvement et du repos, nous appe-

lons dêtermination > (mentis tam decretum quam appetitum et corporis

determinationem simul esse flaturu, uel potius unaffi edTndetnque rem quaffi

quando sub cogitationis attibuto consideratur et per ipsum explicatut decretum

appellatnus et quando sub extensionis attributo considetatur et ex legibus

A,

æ

s,*sË,$::r

*'

6465

Page 38: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 38/211

Introiluetion à /Tthique : Ia uie afectiue

ttotus et quietk deducitur determinationem uocamur). Toujours nous agis-

sons, non parce que nous le voulons bien, ou parce que nous I'evonsdécidê, mais parce que nous soûlmes poussés à le faire, par des mou-vements qui s'effectuent simultanément dans le co{ps et dans l'âme, en

fonction des sursauts et des rebonds qui jalonnent le déroulement de la

vie affective.

Le scolie se termine per un étonnant parallèle entre le sommeil etla veillel qui permet, par analogie, de comprendre comment se for-ment dans l'âme des idêes que nous prenons pour de libres décrets dela volonté alors qu'elles ne peuvent < être distinguées de l'imaginationmême ou de la mémoire > (ab ipsa imaginatione sive memoria distingui).Décider d'accomplir certains actes, comme parler ou se taire, c'est enfait prolonger des élans amorcés par le déclenchement d'automatismesqu'il est impossible de maîtriser directement : autrement dit, la déci-sion est une conséquence de I'acte et non se condition effective. Lors-que nous parlons en rêve, de deux choses l'une : ou bien nous sommesconvaincus que nous parlons, sans que cette conviction corresponde à

quoi que ce soit dans la réalitê, et alors il s'agit d'une imagination pureet simple, qui s'explique par le mêcanisme qui produit des idées inadê-quâtes dans l'âme en même temps que se forment des images dechoses dans le co{ps, per certaines procédures d'association et de réten-tion; ou bien effectivement nous parlons, c'est-à-dire que nous pro-nonçons des mots qui, comme on dit, nous reviennent, sans que nouspuissions en contrôler l'émission ou l'agencement, parce que ceux-cirelèvent de processus corporels et mentaux complètement indêpen-dants de notre conscience, et alors nous ne faisons que répéter confu-sément des choses que nous avons appris à dire par ailleurs, sans mêmepenser aux circonstances dans lesquelles elles ont été assimilées. Dans

1. Manifestement, Spinoza exploite ici, mais à contre-emploi, un argumentdéveloppé par Descartes dans la première de ses Méditations métaphysiques: les procé-dures mentales qui sont à I'ceuvre dans le rêve ne sont pas radicalement distinctes decelles qui dirigent notre vie consciente, les unes et les autres étant largement dominéespar les mécanismes qui produisent des idées inadéquates, mutilées et confuses. Entre lesommeil et la veille, la diftérence n'est pas de nature mais seulement de degré.

Fonilements naturels et Jormes élémentaires de la uie afeetive

les deux cas, nous cédons à des impulsions venant de très loin et dont

l'origine nous échappe complètement : nous pouvons avoir I'illusion

de càmmencer absolument des actions improvisêes, mais en fait il n'en

est rien, et ces ections sont soumises à notre insu à la loi de la répéti-

tion en vertu de laquelle leur accomplissement a seulement l'appa-

rence de la rêalitê: ces comportements, nous les mimons plutôt que

nousne les effectuons à proprement parler. Or lorsque nous ne rêvons

pas, et lorsque nous nous engageons en connaissance de cause dans des

"at",qrr" nous effectuons réellement, rien ne prouve qu'il en soit

auffemlnt sur le fond : là encore nos actes, que nous percevons isolé-

ment à travers la représentation de leurs effets, se situent dans le

contexte dêtni par le fonctionnement de réseaux complexes de déter-

minationsl, qui prêexistent largement à I'exécution de ces actes et rela-

rivisent les initiatives dont ceux-ci relèvent en principe; la loi de la

répétition continue à jouer, et c'est seulement en apparence, dans notre

têie, exactement cornme dans un rêve, que nous commençons absolu-

ment des actions dont les enjeux débordent les motivations conscientes

dont nous les accommodons. Et si nousnous obstinons à considêrer

ces actes coïnme des actes libres, issus d'un dêcret de notre volonté,

notre conviction n'a d'autre valeur que celle qui accompagne à l',occa-

sion le déroulement de nos rêves : < ceux qui en conséquence se figu-

rent qu'ils parlent ou se taisent ou font quoi que ce soit en vertu d'un

fibre àécret de l'âme rêvent les yeux ouverts > (qui igitur credunt se ex

1. Comme ceux per exemple qui commandent l'apprentissage d'une langue, à

lraven la mise en plaie d'automatismes que, sans même y Penser' nous réactivons

chaque fois qrr. l-rous parlons : Spinoza a déjà évoqué la constitution de ces méca-

nismes dans 1à scolie de la propositlon 18 du de Mente. Le langage nous tient bien plus

que nous ne le tenons : parler, c',est exécuter des programmes dépendant de montages

.'*oê-"-.n, "ompl"xei, que nous serionsincapables d'effectuer sur le moment, mais

dont nous"rrottr

Jû une fois pour toutes enregistrer les commandements pour pou-

voir les réactiver lonque le beioin s'en fait sencir; et c'est ainsi que nous sommes des

machines parlantes, dans le fonctionnement desquelles le corps et l'âme sontsimulta-

nément eng"gés. on pense ici au propos de Lamennais paraphrasant Bonald dans le

,".orrd toÀ de son Essai sur I'indiférànce: < Parler c'est obéir. > On pense aussi à la

formule provoquante de R. Barthes dans sa leçon inaugurale au Collège de France :

< Toute langue est fasciste. >

. r

66 67

Page 39: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 39/211

l

Introduction à lTthique : la uie ffictiue

libero mentis decreto loqui vel tacere uel quicquam agere oculis apertis sont-niant). Que ce soit dans le sommeil ou dans la vie éveillêe, les idêes quitraversent notre esprit ont la force d'entiaînement qui leur est com-muniquée par leur nature propre, en tant qu'elles sont des idêes, qui se

sont formées mentalement dens des conditions bien déterminées : etSpinoza reprend ici la leçon de la toute dernière proposition du de

Mente, selon laquelle les volitions de l'âme, que nous prenons abusive-ment pour des créations spontanées du libre-arbitre n'ont d'autrevaleur que celle qui caractérise I'acte mental dont elles sont toutesfaites et dont elles ne font que poursuivre la dynamique, eu degré d'af-firmativitê qui lui correspond.

Les propositions 1 et 2 ont dêlimité le champ à I'intérieur duquel ila lieu de parler d'activitê ou de passivité de l'âme. La proposition 3fixe définitivement les résultats de ces analyses, en montrent que c'estla production des idées adéquates, et elle seule, qui explique les acrionsde l'âme, et que c'est la formation des idées inadéquates, et elle seule,

qui explique les passions de l'âme : il n'y a donc pas lieu de chercherd'autres causes, et en particulier des causes extêrieures à I'ordre propre-ment mental, pour ce phénomène dont I'ampleur balaye tout lechamp de la vie affective, l'âme étant lorsqu'elle ressent ou lonqu'elledésire tout eutant occupée à produire des idées, si ce n'est exactementles mêmes idées, que lorsqu'elle perçoit ou lorsqu'elle connaît. Ce rai-sonnement a donc pour effet de banaliser les manifestations de la vieaffective en les ramenant sur un terrain déjà bien identifié er êrudiê.

La démonstration de cette proposition s'appuie sur la conceptionde l'âme comme idée d'un corps existant en acte dêveloppée dans lespropositions 71 et 1.3 dt de Mente. Or, ainsi que l'a monrré la propo-

sition 15 de cette même pârtie de l'Ethique, àla Éalitê complexe ducoqps, individu composé d'une multiplicité de parties qui sont elles-mêmes des individus composés, correspond une identique complexitédu côté de I'idée du corps, qui est aussi composée de multiples confi-gurations mentales ou idées combinant d'autres idées, et ainsi de suiteà l'infini. Parmi toutes ces multiples idées qui constituenr ensemble

Fonilements naturels et formes élémentaires de la vie fficiiue

l'âme humaine, il s'en trouve qui sont inadéquates - ce sont celles qui

se produisent ( toutes les fois que l'âme humaine perçoit des choses

selon I'ordre commun de la nature > (quoties mens humana ex communi

natirae ordine res percipit), selon le corollaire de la proposition29 dt de

Mente-,

et d'autres qui sont adéquates -ce sont celles qui sont pro-

duites lorsque l'âme, s'écartant des conditions fixêes ordinairement par,

l'ordre cornmun de la nature, qui imposent à sesreprésentations un

ceractère occasionnel de particularité, s'engage dans l'entreprise d'une

connâissance gênêrate des choses, par I'intermédiaire d'idêes qui sont

< des notions cofiununes à tous les hommes >> (notiones ornnibus homini-

bus communes), suivant le corollaire de la proposition 38 de cette même

partie de l'Ethique. Et il n'y a pas d'idées dans l'âme qui êchappent à

cette altemative, c'est-à-dire qui ne soient inadéquates ou adêquates.

Mais la proposition 1. du de Afectibus a déjà montré que lorsque l'âme

< a > des idées inadéquates elle est passive, active au contraire lors-

qu'elle < a > des idées adéquates : étant complètement occupée à for-mer de telles idées, inadéquates ou adéquates, puisque sa nature est

tout entière constituée d'idêes, qui sont adéquates ou inadéquates, il estclair qu'il n'y a pas d'autre explication à chercher au fait qu'elle est

tantôt active, tantôt passive : il n'y a lieu en consêquence de parler

d'actions de l'âme que si celle-ci forme des idées adéquates, qui sont

adéquates en elle comme elles le sont en Dieu parce qu'elles se rappor-

tent à sa seule nature, les passions de |'âme coïncidant pour leur part

avec le fait que l'âme perçoit des choses suivant l'ordre commun de la

nature, donc confusément, à travers des idées qui ne s'expliquent pas

rationnellement à partir de sa seule nature et qui sont en conséquence

inadéquates.Cette proposition 3 est assortie d'un scolie dont I'exposê particuliè-

rement ramassé comporte un enjeu théorique important. Ce scolieexplique que l'âme n'est engagée dans un mouvement proprement pas-

sionnel qu'en tant que sa nature < enveloppe une nêgation > (negationem

involuit), et ceci parce qu'elle est confrontée à des situations dans les-

quelles se passent en elles des choses qui ne s'expliquent pas par sa seule

nâture : elle éprouve alors qu'elle est ( une partie de la nature >> (7tars natu-

68 69

Page 40: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 40/211

Introiluction à l€thique : la uie alfectiue

rae), qtri ne peut subsister per soi seule sans la nature totale à laquelle elleapparrient. Cette thèse sera reprise dans la proposition 2 du de Seruitute,

selon laquelle (( nous pâtissons dans la mesure où nous sorunes une partiede la nature qui ne peut être conçue par soi et sans les autres >> (nos eatenus

patimur quatenus naturae sumus pars quae per se absque aliis non potest

concipi).Il y a dans notre propre nature, qui exprime la puissance de

toute la nature d'une certaine manière déterminée, donc sous un certainangle seulement, quelque chose d'incomplet et d'inachevé qui est lamarque de notre impuissance, c'est-à-dire du caractère limité et fini denotre puissance, toujours exposée à se mesurer à d'autres puissances quila dépassent et s'opposent à elle négativement. Les passions de l'âme tra-duisent mentalement cet êtet de subordination, consêquence inévitabledu caractère partiel de notre nature, qui n'est pas toute la nature, maisl'une de ses composantes parmi d'autres et en constante relation avec

celles-ci. On dirait en d'autres termes que I'homme est sujet aux passions

parce qu'il est un être de besoin.Si la passion est la marque d'une négation, c'est qu'inversement

I'action signifie une aftirmation, et en même temps que celle-ci lamanifestation d'une plénitude d'être et de puissance qui fait aucontraire défaut à la passion : lorsque l'âme est active, ce qui se pro-duit en elle s'explique clairement et distinctement par elle seule, ce quiindique qu'elle ne se trouve plus dans cette disposition confusionnellequi est le corrélat de sa finitude passionnelle; étant parfaitement auclair avec elle-même, elle maîtrise rationnellement tous ses actes, quisont ainsi des actes au sens propre du terme, à travers lesquels elleexprime sa nature dans des conditions telles que celle-ci paraît se suÊfire à elle-même et être libérée du poids des contraintes extérieures quisont au contraire le corrélat de son impuissance. Il est à remarquertoutefois que, dans ce scolie de la proposition 3 dt de Afectibus, Spi-noze ne développe pas explicitement cet aspect positif de sa thèse, maisse contente de mettre en valeur la limitation propre à la naturehumaine, en soulignant d'ailleurs qu'elle est propre à toutes les naturesparticulières attachées à I'existence de choses tnies, qui, au degré quileur est propre, partegent la même impuissance, et sont donc, tout

Fonilements naturels et fotmes élémentaites de la uie afectiue

comme elle, sujettes aux passions. La passion, evec la nêgativité qui est

en quelque sorte sa marque logique, est ce qu'il y a de plus naturel

dans I'homme, la question étant alors de savoir si celui-ci pounajamais échapper complètement à la logique de ce narurel, et s'engager

dans des actions qui ne soient plus entachées d'une telle limitation.

zlLE CON-,4TUS (propositions 4 à 8)

Les trois premières propositions dr;- de Afeaibrr ont déterminé, en luidonnant la totalitê de son envergure, le champ à I'intérieur duquel se

déploie I'ensemble de la vie alfective. I1 s'agit à prêsent de comprendre

quels phênomènes se produisent à I'intérieur de ce champ' et comment

ils se produisent, suivant le type de nécessité qui leur est propre. Les pro-positions que nous allons examiner à présent s'intêressent aux conditions

énergétiques de cette production, à laquelle elles restituent ainsi uncaractère dynamique que les analyses précédentes, qui avaient mis sur-

tout l'accent sur les aspects cognitifs, intellectuels, et en quelque sorte

logiques de I'affectivitê, avaient pu paraître, sinon ignorer, du moins

minimiser, en mettant l'accent pour finir sur les limitations imposées à

cette manifestation de notre nature mentale. Or, ainsi que nous allons le

voir à présent, tous leS aspects de la vie affective sans exception renvoient

en dernière instance à l'affirmation d'une fondamentale puissance

d'exister et d'agir, désignée à I'aide du concept de conatus, qui corres-

pond à une véritable force naturelle et vitale, dans laquelle toutes les

choses, et non seulement I'homme ou l'âme humaine, ainsi que toutes les

formes de comportement attachêes à ces choses, trouvent leur raisond'être : cette puissence constitue la source à laquelle puisent tous les

affects, qui la réalisent, la manifestent sous des formes indéûniment

variées qu'il faut décrypter pour retrouver, en arrière de ces manifesta-

tions, la force unique dont celles-ci sont les expressions. Il est à remâr-

quer que dans l'ensemble des cinq propositions qui mettent en évidence

*

70 71

Page 41: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 41/211

Introiluction â /T,thique : la vie ffictiue

la réalité primordiale de cette puissance de vie, qui se retrouve à des

degrês d'intensité divers dans toutes les productions de la substance infi-nie, les problèmes de l'affectivité humaine sont provisoirement misentre parenthèses : ces propositions se rapportent toutes à des < choses >

(res) considêrées en général, et il faudra attendre la proposition 9 pourque soient à nouveau examinés, sur les bases ainsi dêgagêes, le cas spéci-

fique de l'âme humaine et les conditions perticuiières dans lesquellescelle-ci met en æuvre à sa manière la puissance du conatus.

La déduction du conatus procède en deux étapes : les propositions 4et 5, qui ont un caractère presque axiomatique, corrunencent par for-muler, sous une forme négative, en s'appuyant sur un raisonnementpar I'absurde, un certain nombre d'impossibilités d'ordre simultanê-ment existentiel et logique : impossibilité pour une chose quelconquede se détnrire elle-même, impossibilité pour des tendances contrairesde constituer ensemble durablement la nature d'un unique ( sujet D;

sur le terrain ainsi déblayé, les propositions 6, 7 et 8 construisentensuite le concept positif de l'impulsion qui, en chaque chose, et

autant qu'il est en elle de le faire, I'incite à persêvérer indéfinimentdans son être, impulsion qui, nous le verrons par la suite, constitueprécisément la source de toutes les manifestations de la vie affective,quelles que soient les formes prises par celles-ci.

Les propositions 4 et 5 sont importantes, non seulement parcequ'elles constituent des préalables à I'exposition de la théorie du conatus,

mais parce qu'elles toument autour d'un thème qui est central à toutel'Ethique: la nécessité de penser la négativité corûne quelque chose defondamentalement extrinsèque à la nature des choses, qu'elle ne peut enaucun cas dêterminer de f intérieur, pour ce qu'elles sont en elles-

mêmes; en d'eutres termes, la négation, si elle passe occasionnellemententre des choses, ne passe pas rêellement dans les choses elles-mêmes, etn'intervient pas dans ce qui les constitue nécessairementl. De ce point devue, la référence à une < négation l>, marque de la finitude humaine, qui

1. C'est en référence à ce point de vue que Hegel a pu dire, dans ses Itçons surl'histoire de la philosophie, que Spinoza < n'a pas rendujustice au négatifr.

Fonilements natwels et Jormes élémentaires de la uie ffictive

vient d'être exposée dans le scolie de la proposition 3, est immédiate-ment relativisêe : cette finitude propre à toutes les choses singulières ne

les définit pouftant pas dans leur fond ; et si elle est une conséquence iné-vitable de la manière dont ces choses sont produites, comme des affec-tions modales de la substance qui, pour autant qu'elles appartiennent à

un même genre d'être, se limitent réciproquement entre elles, elle ne

doit en aucun cas être considérée comme si elle constituait véritablementleur cause ou leur origine. Indépendamment de ses aspects logiques et

ontologiques, qui sont immédietement saisissables, cette conceptioncomporte d'emblêe une dimension éthique : elle indique la voie de la

libération, qui consiste à ramener les choses au point de vue de leurnature intrinsèque, duquel elles cessent d'être exposées à la perspectivenégative d'une possible aliénation, celle-ci étant liêe au contreire auxrepports extrinsèques dans lesquels elles sont prises indépendamment de

leur nature alon que celle-ci, considérée en elle-même, ne les destine en

rien à une telle emprise.

La proposition 4 ênonce une thèse qui paraît extrêmement simple:

aucune chose ne peut se détruire elle-même, en ce sens que rien ne peut

être donnê < en elle > par quoi elle soit dêtmitel ; mais il peut seulement se

faire que, suite à I'intervention d'une cause extérieure, elle soit détruite.

Cette thèse, dit Spinoza, est êvidente par elle-même, parce qu'elle se

ramène à une simple question de logique2 : une chose ne peut à la foisêtre et ne pas être, aftirmation ou position et négation ou suppression

s'excluant dans la chose où elles ne peuvent coexister en vertu du prin-

1. On trouve cette référence à < I'en soi > de la chose lonque l'énoncê de la pro-position 4 est repris dans la démonstration de la proposition 6 : < Et aucune chose n'arien en soi par quoi elle puisse être détruite > (neque ulla res aliquid in se habet a quo pos-

sit destrui).2. C'est bien ainsi que le contenu de la proposition dr de Afectibus est interprétélorsque cette proposition est donnée en réIérence dans la démonstration de la propo-sition 1 dtt de Servitute : < Si ce qu'une idée fausse a de positif était ôté par la présence

du vrai en tant qu'il est wai, en conséquence I'idée vraie serait ôtêe par elle-même, ce

qui est absurde ù (tollerctw ergo iilea uela a se ipsa, quod est absutilum). Or ce qui est

absurde est, en tant qu'il est absurde précisément, impossible : au moins c'est ainsi queraisonne classiquement la logique.

*

72 73

Page 42: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 42/211

Introiluction à lEthique : la uie affeetiue

cipe de contradictiont. Ce raisonnement élémentaire mêrite d'être exa-

minê de plus près, car, en âit, il ne va pas du tout de soi.

Ce qui fait problème ici, c'est le sens de I'expression < être

détruit > (destrui) : à quoi se rapporte-t-elle lorsqu'on dit d'une chose

qu'elle ne peut < être détmite D en vertu d'une cause donnée en elle, et

lorsqu'on dit par ailleurs qu'elle peut seulement < être détruite > par

une cause extérieure? Et, dans ces deux cas, se rapporte-t-elle bien aumême contenu, ou bien son usage ne cornporte-t-il pas une amphibo-logie ? La difficulté est en eftet la suivante : dans la démonstration de

la proposition 4, Spinoza justifie sa thèse en disant que < la définitiond'une chose quelconque affirme I'essence de cette même chose, mais

ne la nie pas, ou pose I'essence de la chose mais ne l'ôte pas > (defnitio

cujuscunque rei ipsius rei essentiam afirmat sed non negat, sive rei essentiam

ponit sed non tollit), et nous sorrunes bien ici au plus près de l'énoncé

d'un problème de logique, qui conceme des essences en tant que

celles-ci sont ûxées une fois pour toutes à travers des définitions eux-

quelles elles ne peuvent évidemment pas contrevenir; mais lorsque

cette même thèse est reprise dans la démonstration de la proposition 6,elle est prêsentée de la manière suivante : < Et aucune chose n'a rien en

soi par quoi elle puisse être détruite, ou qui ôte son existence > (neque

ulla res aliquid in se habet a quo possit destrui siue quod ejus existentiam tol-

lat), et alors, la rêfêrence à I'existence prenant la place de la réfêrence

à I'essence, il ne s'agit plus du tout d'une question de logique mais, à

la lettre d'un problème existentiel2. Car, dans le cas du moins des

1. D'après le scolie de la proposition 18 du ile Sewitute, < ceci, certes, est aussi

nécessairement vrai que le fait que le tout soit plus grand que sa partie > (quod quiilem

tam necessaio verum est quam quoil totufi sit sua pdfte majus), qut est aussi un axiome

logique universel.2. Il est fait réIérence à cette proposition 4 du de Afectibus dans la démonstration

de la proposition 20 du de Sewitute, qui est suivie d'un scolie, où I'idée de < se détrriresoi-rnême r est rapportée au problème très concret du suicide, déjà évoqué dans le

scolie de la proposition 18, problème qu'il ne va pourtant pas du tout de soi de rame-ner à une question de logique : nier une essence et supprimer une existence sont deux

choses complètement difiérentes, qu'il est difrcile de ramener directement sur un

même plan. Ce que veut dire Spinoza c'est que, le comportement de quelqu'un qui se

Fondements naturels et formes élémentaires de Ia uie afectfue

choses singulières, qui sont des modes finis de la substance, ce n'est pas

du tout la même chose d'avoir une essence et d'exister : en ce quiconcerne les réalités modales, nous savons par la proposition 24 du de

Deo que < leur essence n'enveloppe pas I'existence >, leur existence,

c'est-à-dire le fait qu'elles existent, relevant en conséquence de ceuses

qui ne sont pas données dans leur nature, ainsi que cela avait déjà été

expliquê dans le second scolie de la proposition 8 de cette même partiedel'Ethique. Lorsque Spinoza dit qu'une chose ne peut être détruite en

vertu d'une cause qui est donnêe en elle, la question se Pose alon de

savoir si c'est I'essence de la chose ou son existence qui ne peut être

dêtruite, l'énoncê extrêmement gênêral' de la thèse, qui lui donne une

forme universelle pouvant s'appliquer à toutes les choses sens excep-

tion, que leur réalité soit substantielle et modale, et la ramène ainsi à

l'énoncé d'un simple problème de logique, ne permettant pes de dis-

tinguer ces deux aspects de la question. Mais précisément est-il pos-

sible à ce sujet de raisonner de la même façon pour des réalités subs-

tantielles, dont 1'essence est d'exister, et pour des réalités modales, dont

I'essence n'enveloppe pas I'existence ?

Si on y réflêchit attentivement, on s'aperçoit donc que la ques-

tion traitée par Spinoza est beaucoup plus complexe qu'elle n'appa-

raît au premier abord dans les termes élémentaires où il la présente.

Sont en jeu en fait non pas deux mais trois options, qui peuvent être

caractérisées de la façon suivante : peut-il y avoir dans l'essence

d'une chose quoi que ce soit qui nie cette essence ? peut-il y avoirdans I'essence d'une chose quoi que ce soit qui nie son existence ?

peut-il y avoir en dehon de l'essence d'une chose quelque chose quinie son existence ? Aux deux premières questions, il faut, selon Spi-noza, rêpondre par la négative, dors qu'il faut répondre par I'affir-metive seulement à la dernière. Mais ce n'est pas du tout pour les

tue étant en soi illogique, il ne peut s'expliquer que par le fait qu'il est possédé, aliéné

par des influences étrangères à sa propre nâture. Sur cet exemple Lmite on voit à

quelles conséquences mènela réduction de la volonté à I'intellect, qui implique que la

valeur ou la signification d'un acte soit mesurée, non à son caractère décisionnel, mais

à son seul contenu rationnel.

w

74 75

Page 43: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 43/211

Introiluction à /lthique : la uie alfectiue

mêmes râisons qu'on doit répondre par la nêgative aux deux pre-mières questions. La première est en effet une pure question delogique, qui s'applique à des choses en général, sans qu'il soit du touttenu compte de la nature de ces choses; alors que la seconde n'a de

sens que dans le cas de choses dont I'essence n'enveloppe pas I'exis-tence, et donc elle laisse complètement de côté la considération des

choses dont I'essence est d'exister, comme c'est le cas de la substance.I1 est clair qu'une essence ne peut se nier elle-même. Mais il n'est pas

du tout évident, en tout cas il n'est pas êvident de la même manière,pour des raisons qui tiennent à la pure logique, que, dans l'essence

d'une chose dont I'essence nnenveloppe pas I'existence, il ne puisse

rien y avoir qui détnrise I'existence de cette chose. Or c'est biencette idée qui se trouve au cæur de l'énoncé de la proposition 4 dude Afectibus : I'essence d'une chose, pour autant que celle-ci n'est pas

une substance, n'enveloppant pas l'existence, il n'en est pas moinsexclu également qu'elle enveloppe sa non-existence. I1 n'y a riendans I'essence d'une chose singulière qui puisse faire qu'elle n'existe

pes, ce qui appartient à son essence ne sufisant pas néanmoins pourqu'elle existe : et ainsi une telle chose sort de l'existence comme elle

y est venue, uniquement par des causes extêrieures à son essence. Aupoint de vue de Spinoza, cela va de soi : entendons que cette afir-mation est cruciale dans le contexte du système de pensée qui est lesien, dont elle constitue en quelque sorte le rêquisit ultime. Ce quiveut dire que si on n'admet pas la validité de cette thèse, on se situe

ipso facto hors de la perspective propre à ce système de pensée et à la< logique > qui est la sienne, logique qu'il serait pourtant inconteste-blement abusif de ramener à une logique gênérale dont l'évidences'imposerait une fois pour toutes univenellement.

Etant donné l'importance pour I'ensemble du système de Spinozade la thèse qui vient d'être analysée, il vaut la peine d'en préciser laformulation : elle revient à dire qu'au point de vue de I'essence

d'une chose, l'existence de cette chose est indestructible, corlme son

essence même, bien que cependant cette existence soit susceptible

d'être détruite par I'intervention d'une cause extêrieure. C'est donc

Fonilements naturels et formes élémentaires de la uie ffictive

que I'existence d'une chose singulière est à la fois destructible et

indestructible, sans toutefois que cette contradiction passe à l'inté-rieur de son essence. Comment comprendre une telle chose ? Pourcela il faut faire intervenir une notion qui n'est pas explicitementformulée ici. Lorsque, à partir de la proposition 6 du de Afectibus,Spinoza aborde l'exposition positive de la théorie dtt conatus, dont il

ne développe encore ici que les prémisses nêgatives, il le fait enexpliquant dans quelles conditions une chose peut être dite < persê-

vêrer dans son être >> (in suo esse pe6e1)erare), êtant établi, c'est dans

ces terrnes que nous pouvons à présent compléter la leçon de la pro-position 4, qu'elle ne peut < être détruite dans son être >> (in suo esse

de*rui). LJne chose ne peut être détnrite dans son être, même lorsque

son essence, qui de toutes façons ne peut être détmite, n'enveloppe

pas I'existence, son existence, elle, pouvant dans ce cas être à toutmoment détruite par I'intervention de causes extérieures. L'êtred'une chose, ce n'est ni son essence ni son existence, mais c'est son

existence en tant qu'elle est considérêe au point de vue de son

essence, ou, si l'on veut, c'est I'essence même de son existence, quin'est pas exactement la même chose que son essence proprementdite. Ce qui est indestructible, au sens de la thêorie du conatus, c'est

donc cet < être >, dans lequel la chose persêvère imperturbablement,quels que soient les alêas auxquels est exposêe, suivant I'ordre com-mun de la nature, son existence particulière.

La proposition 5 reprend I'argumentation dêveloppée dans la pro-position 4 en lui donnant une forme plus complexe. Elle exPose

simultanément plusieurs thèses : des choses qui sont en position de se

détruire l'une I'autre sont de nature contraire; de telles choses ne peu-

vent coexister dans un même sujet; elles sont d'autant plus opposées

entre elles que leur incompatibilité ou disconvenance est plus grande.

Comme le confirme la démonstration de cette proposition, qui la sirue

dans le prolongement direct de la proposition prêcédente dont elle

constitue une sorte de corollaire, son contenu est organisé autour d'unênoncê dont le caractère est fondementalement logique. Cet énoncê

76 77

Page 44: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 44/211

Introiluetion à ltthique : la uie ffictiue

met en âvant la notion de < sujet > (subjectum)t, qui est exploitêe iciselon sa signiûcation gammaticale, au sens où I'on parle du sujet

d'une proposition soumise au principe de contradiction, et qui ne peut

en conséquence affirmer à propos d'un même < sujet > des choses qui

s'excluent entre elles : dans la philosophie de Spinoza, ce qu'on peut

appeler l'être-sujet est dêterminé par cette impossibilité, et il n'a

d'autre signification que cette valeur logique dont la forme négativeest établie à partir d'un raisonnement par I'absurde; c'est-à-dire que,

dans cette philosophie, il n'y a pas de place pour la notion d'un sujet

en soi, dont l'autonomie serait positivement déterminée, indépendam-

ment des aftontements entre choses qui constituent l'ordre extérieur

de la nature. Il serait donc vain de chercher dans la théorie dt conatus

les éléments fondateun d'une philosophie du sujet dont la figure par

excellence serait celle de I'intériorité : le sujet, c'est en quelque sorte

I'envers ou le dehors dt conatus, tel que celui-ci se manifeste à l'occa-sion des rencontres enrre choses dont les narures se contrarient, et rien

de plus. Que signite alon le fait que des choses ( sont de nature

contraire > (contrariae sunt naturae) ? Certainement pâs que leurs natureselles-iryrêmes sont contraires, car il est exclu que des choses soient

contraires pour ce qu'elles sont en elles-mêmes, du point de vue de

leur dêtermination intrinsèque : en consêquence elles ne peuvent être

de nature contraire que sur le plan de leurs effeB, dans la mesure où

ceux-ci se rencontrent concrètement dans des conditions qui les oppo-

sent entre eux en leur imposant la forme de la contradiction.En même temps que cette vdeur logique, dont sa signification est

issue, la notion de contrariêté a toutefois aussi une portêe existentielle,

dont la mise en évidence donne son contenu propre à la proposition 5.

L'énoncé de cette proposition fait appel à la formule < d'autant plus...

d'autant plus... > (eatenus... quatenus...) dont nous avons déjà soulignéI'intérêt en commentant la proposition 1. Cette formule permet de

sérier des degrés d'incompatibilité et ainsi introduit une perspective

1. Cette notion n'a d'autre occurrence dans towe l'Ethique que le premier

axiome du ile libertate, où elle est reprise exactement dans la même penpective.

Fonilements naturels et Jormes éIémentaires de la vie ffictive

tendancielle de variation dans la présentation des rapports d'exclusion,qui cessent d'être posés dans I'absolu, en tennes de tout ou rien. Ainsique l'exptquera la démonstration de la proposition 30 du de Seruitute,

en s'appuyant sur cette proposition 5 du de Afectibus, vne chose est

< contraire > (contraria) à une autre, donc < mauvaise > (mala) pour elle,

dans la mesure où elle peut en < diminuer ou restreindre la puissance

d'agir > (agendi potentiam minuere uelcoercere)' Entre supprimer absolu-

ment I'existence d'une chose et rétrécir dans une certâine proportionson champ d'action, il y a une nuance importante : et c'est dans la

merge ainsi ouverte que se nouent les relations concrètes entre des

choses qui s'excluent plus ou moins entre elles, dans des conditionstelles que leurs oppositions sont graduellement modulées à I'intérieurd'une sêrie de figures conflictuelles déployées entre un minimum et un

maximum. Chaque chose < est opposée à tout ce qui peut détruire sa

propre existence > (ei otnni quod ejusdem existentiam potest tollere opponi-

tur) : lorsque, dans la démonstration de la proposition 6 du de Afecti-bus, Spinoza reprend dans ces termes la leçon de la proposition 5, il

faut restituer sa dimension potentielle à cette menace de destruction,réelle ou imaginaire, qui est ainsi soumise à une estimation relative,

donc mesurée et graduée. Il ne faut pas croire que l'élément de nêga-

tivité qui caractérise les rapports extêrieurs entre les choses soit attênué

par le fait d'être ainsi dispené entre une inûnitê de manifestations quilui retirent son caractère absolu : cette dispenion signifie au contraire

que, dans I'ordre des rencontres extérieures, la menace de destrucrion

âit rêgner une tension pennanente, et est partout présente, quoique à

des degrês divers, ceux-ci faisant en permanence I'objet d'une appré-

ciation dont les enjeux sont vitaux, puisqu'ils permettent de mesurer la

réaction appropriée à de tels tiraillements ou désagréments. C'est en

fonction de cette êvaluation que sera élaborée, dans la quauième partiede I'Ethique. une thôorie du bon et du mauvais, selon laquelle il est

utile pour une chose de rechercher le plus possible d'autres choses pou-vant se composer avec sa propre nature, dans la mesure où elles

conviennent avec elle, étant souhaitable d'éviter au contraire, au

besoin en l'éliminant, ce qui paraît incompatible avec cette neture : et

4;

'à:i:i

d#

4rL#'

78 79

Page 45: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 45/211

81

Introduction â l€thique : la uie afective

c'est précisément en multipliant ces associations avec des choses

< bonnes > qu'elle arrive à se protéger contre les < mauvaises >. Dans

l'ordre de la vie affective, les jeux de l'amour et de la haine dévelop-pent sous toutes les formes possibles et imaginables ces rapports, avec

la tension qui les caractérise.

Alors que les deux propositions précédentes avaient un contenu

négatif et répulsif, associê à la forme axiomatique de leur exposition,les propositions 6, 7 et 8 dêveloppent positivement une doctrine de

la puissance, prenant au premier abord la forme d'un obscur élan

vital qu'il paraît difficile de râmener dans un cadre strictementlogique. Au centre de ces trois propositions, se trouve la notion de

conatus, qui, très significativement, cornmence par être énoncée, dans

la proposition 6, par I'intermêdiaire du verbe conai, evant de

prendre, dans les propositions 7 et 8,la forme substantivée fixée parle terme conatus. Est ainsi d'emblée indiqué le caractère tendanciel ducontenu signifié par ce concept à travers lequel est dessiné le schème

d'un mouvement, saisi au point où il s'amorce et prend son êlan. Leconatus n'est pas à proprement parler une chose, ou une force quanti-fiable, dont la rêalité pourrait être une fois pour toutes déterminêe et

fixée, mais il signale la présence, en toute chose, d'une puissance qui,toujours en acte, est insêparable de la dynamique de son actualisa-

tion. Le verbe conor, conari, à partir duquel cette notion est formée,signifie littéralement se prêparer, se disposer, s'apprêter à fairequelque chose, entreprendre une action, au double sens d'une tenta-tive et d'un engagementl : le concept de conatus exprime ainsi f im-minence d'une action saisie au moment de son dêclenchement, doncà son origine, dans laquelle elle trouve son incitation initiale. Et c'est

bien cette idée d'une première impulsion qui est au centre de cette

notion : celle-ci exprime d'abord le fait qu'au fond de chaque chose

1. Ce sens premier est illustré par ces formules citées dans le dictionnaire latin-français de GaIIiot : ego obuiam conabar tibi (Térence), <je me préparais à aller à ta ren-contre; rnagnum opuset ariluum conamur (Cicéron), ( nous entreprenons une æuvregrande et dificile >.

Fondements naturels et fonnes éIémentaites de la uie afective

( ça pousse >> (conatur)1, au sens d'un essentiel engagement qui ne

peut en aucun cas s'expliquer par I'intervention d'une pression exté-

rieure. Plutôt que de traduire conatus par < effort ) ou par ( ten-

dance >, termes qui en affadissent la signification' et surtout qui

réinscrivent celle-ci dans une perspective finalisée, en la ramenant à

la représentation d'un mouvement tirant, intentionnellement ou non,

vers un but, il est préfêrable de lui conseryer sa forme originale ennaturelisant l'usage du terme latin conatus.

La proposition 6 expose le mouvement de cette impulsion par

laquelle chaque chose est entraînêe à < persévérer dans son être autant

qu'il est en elle >> (quantum in se est in suo esse perseuerare) , Il est capital que

cette propension soit rapportêe à I'existence de < n'importe quelle

chose > (unaquaeque res), at lieu d'être imputée à un rype particulier de

rêatitê dont elle serait I'apanage exclusif,, et qu'elle amènerait ainsi à

considérer tanquam imperium in imperio. Ce sont toutes les productions de

le nâture, quelles qu'elles soient et quel que soit le genre d'être auquel

elles appartiennent, que le conatus emporte dans sonirrépressible êlan.

Et, dans la chose que nous-mêmes nous solrunes, il concerne simultané-

ment les dimensions corporelle et mentale de notre être, entre lesquelles

il ne fait pas la différence : on peut considêrer qu'il se situe à ce niveau

originaire et en quelque sorte natif de notre constittttion où ces deux

aspects coincident si absolument que rien ne pennet encore de les discer-

ner l'un de I'autre. Par ailleurs la puissance du conatus ne s'applique pas

seulement aux diverses modifications ou affections de |a substance, mais

aussi, avec le degré d'intensitê qui convient, à leur propre pouvoir d'être

affectées et aux manifestations de ce pouvoir : les propositions 5 et 6 du

de Seruitute reconnaissent aux passions une ( persévérance à exister > (fi2

existendo perseverentia), qui semble les animer d'un conatus propre, à tra-vers lequel elles dêveloppent une force autonome, susceptible comme

telle de s'opposer à celle de l'âme qui est devenue leur proie.

L'expression < persévêrer dans son êtte >> (in suo esse perseverate)

1. L'équivalent allemand de conatus, ce pourrait ètre Trieb,la < pulsion'r.

80

Page 46: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 46/211

I

f,

*

Introiluction à lTthique : la uie alfectiue

mérite quelques commentaires. Elle indique l'idée d'une dynamiqueinertielle, au point de vue de laquelle chaque rêabtê, une fois engagéedans celle-ci, doit pounuivre de manière indéfiniment continuée latrajectoire dont le tracé lui est communiquê par sa propre constitu-tion, à moins d'en être empêchée par une action extérieure contrairequi la contraint à dévier de cette trajectoire, avec à I'horizon le risque

permenent d'une intemrption totale de son mouvement, c'est-à-dired'une destruction de sa nature. L'aspect conservatoire de cettedémarchel étonne au premier abord, tant la perrnanence que celui-ciimplique, en repport avec I'idée de penister ou de persévêrer dans lapounuite d'une orientation déjà toute dessinée, paraît contradictoireavec la représentation d'une puissance d'être dont le jaillissement ori-ginaire ne peut être contenu sinon par l'intervention de causes exté-rieures. Mais, en retirant à cette puissance d'être une force d'improvi-sation et d'innovation illimitées, et en imposant à ses manifestationsune essentielle continuité, conforme à la détermination inscrite dans laconstitution naturelle de la chose qu'elle possède au plus intime d'elle-

même, la notion de conatus se démarque précisêment de la représenta-tion d'une facultê d'initiative inconditionnée et incontrôlêe, qui se

manifesterait de manière privilégiêe à travers le fait de commencerabsolument une action. Tout ce à quoi est poussée une chose, quellequ'elle soit, c'est à < être > (esse) tout ce qu'elle peut être conformé-ment à son essence : et même si, dans le cas où cette chose est unemanifestation finie de la substance, cette essence n'a pas suffi.sammenten elle-même pour la âire exister per se propre logique immanente,comme c'est eu contraire le cas pour la substance et pour elle seule, aumoins, une ôis que la chose dont elle constitue I'essence est venue à

exister, cette essence est capable, et c'est en cela précisément que

consiste sa puissance, de la faire continuer indéfiniment à exister dans

1. L'idée de < conservation de soi-même > (ipsius conseruatio) apparaît dans le sco-lie de la proposition 9 du de Afectibus. Dans les démonstrations des propositions 20et 25 du ile Seruitute,la proposition 6 drt de Afectibrr esr cirée en rapporr avec I'idée de( conserver son être > (suum esse eonseruare),

Fondements natutels et formes éIémentaires de la uie ffictive

la forme qui lui est communiquée par sâ nature et non âutrement. Et

u penévéràr dans son ètre >> (in suo esse l,erseverile), c'est cela et rien

d'autr. : en particulier cela n'a rien à voir âvec une affirmation

absolue d'existence, qui conférerait au fait d'exister une valeur en soi,

indépendante des conditions qui définissent nécessairement I'essence de

la chose concernée, à parrir desquelles est impulsê l'élan qui projette

cette essence vers ou dans l'existence, sous une forme indêûnimentcontinuée, sur la base fixêe par ces conditionsE

C'est pourquoi, prêcise la proposition 6, il est en chaque chose de

persévêrei dans son être < autant qu'il est en elle >> (quantum in se est),

ni plus ni moins. C'est dire que la puissance du conatus porte en soi sa

limitation, dont elle ne peut être dissociée. Mais est-ce que cette limite,

marquée une fois pour toutes par la dêtermination d'un quantum, ne

réintroduit pas dans la nature même de la chose une négation, puis-

qu,elle condamne à I'avance toute entreprise pouvant outrepasser cette

li-it", et voue le conatus à une activité strictement conservatoire ? I1 en

serait ainsi du moins si l'élan du conatus êtait mesurê au dêpart dans le

cadre d'une compareison extérieure qui le contiendrait et le contrain-drait en le ramenant dans des limites dont il tend naturellement à

s'écarter : or il n'en est rien bien évidemment, puisque la dynamique

de cet élan n'est rien d'autre que l'expression d'une certaine nêcessitê

d'être inscrite dans la constitution d'une neture dont elle ne peut abso-

lument être détachée. Et ainsi, dans la formule ( eutant qu'il est en

elTe > (quanturn in se est),le rêfêrence à un < en soi D (in se), par défini-

tion caractérisé ou spêcifié indépendamment d'une comparaison exté-

rieure qui lui ôterait son caractère intrinsèque, est indissociable de la

déterminatio n du quantum qui, à partir des conditions dêfinissant sa

propre nature, dêlimite le champ d'action de cette puissance d'êtrel :

1. L'expression < persévérer dans son être autant qu'elle peut-et g"-tl t:: en elle I

(quantum potest et in se est in suo esse perceuerare),,qui.epparaîtà_la fin de.la démonstra-

ilot d. la proposition 6, peut être interprétée dans le sens de I'afirmation d'une telle

puissance à'êà. .o-platement déterminée à partir de la nature de la chose qu'elle

( pousse r de toute son énergie inteme.

82 83

Page 47: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 47/211

Introduction à lÏthique : la vie ffictive

c'est du fond d'elle-même, et en dehors de quelque intervention exté-rieure que ce soit, que sourd pleinement le mouvement par lequelchaque chose persévère dans son être; et dès lors rien n'autorise à voirdans ce mouvement la marque en creux d'un ordre extêrieur qui s'im-poserait à lui négativement, en I'empêchant d'aller au-delà de ce quecomporte son impulsion initiale, puisque toute la puissance de ce

mouvement, qui colle littéralement à la chose qu'il entraîne avec lui,est donnée d'emblée dans cette impulsion.En ce sens le conatus effectue à sa manière, et dans des formes qui

sont à chaque fois dêterminées, la synthèse du fini et de l'inûni : il est

fini par la dimension conservatoire que lui communique son quantum,avec la limite propre à celui-ci; et en même temps il est infini par lacontinuité intrinsèque de I'affirmation issue du fond de sa nature, afir-mation qui ne comporte en elle-même la référence à aucune négation,et dont il perpétue l'élan de manière tendanciellemenr illimirêe. Ladémonstration de la proposition 6 expose les conditions de cette syn-thèse. Cette démonstration met en avant le fait que les choses singu-

lières constituent des expressions de la substance, c'est-à-dire de < lapuissance par laquelle Dieu est et agit >> (potentia qua Deus est et agit),puissance qui se communique à ces choses par I'intermédiaire de lapuissance spécitque d'être et d'agir qui définit leur nature propre,donc < d'une certaine manière déterminée >> (certo ac determinato modo) .

C'est de la substance inûnie que toutes les choses tirent l'énergie qui lespousse du fond d'elles-mêmes à être tout ce qu'elles p.trrr.nt êt .conformément à la nécessité inscrite dans leur essence de < persêvérerdans leur être >. Et si limitée que soit cette énergie, c'est toute la puis-sance infinie de la nature qu'elle met en jeu, sous I'angle particulier quiest le sien, et avec le rype de perfection qui lui est constitutionnelle-

ment âttaché. C'est précisément sur cette remarque que s'achève laPréface du de Seruitute : < lJne chose quelconque, qu'elle soit plus par-faite ou moins parfaite, pourra persévérer toujours dans l'exister avecla même force par laquelle elle commence à exister, de telle manièrequ'à ce point de vue toutes les choses sont égales >> (res quaecunque, siue

ea perfectior sive minus, eadem ui qua existere incipit semper in existendo

Fonilements naturels et formes éIémentaites de la uie afective

peruererare poterit, ita ut omnes hac in re aequales sunt).Tottes les choses

sont égales en ce sens qu'elles sont identiquement habitêes par la même

force, sinon pâr une force d'intensitê comparativement êquivalente, à

penévérer dans leur être, pour âutant précisêment qu'il est en elles de

le faire en verru de ce qu'elles sont en elles-mêmes, indépendemment

de toute mesure ou comparaison extérieure. Et cette force, par laquelle

chaque chose < commence à exister>1,

la propulse dans une existencetoujours recommencée qui, à sa manière, exprime la puissance par

laquelle Dieu est et agit.

C'est cette idée que développe la proposition 7, où la notion du

conatus, esquissée dans la proposition précêdente à travers le schème

effectif de sa manifestation (< ça pousse >>, conatur, en vertu du mouve-

ment qui, du fond de chaque chose la propulse dans une existence

indéfiniment recommencée), est proprement identifiée et nornmée2.

En toute chose se trouve donc une force, < par laquelle elle s'efforce à

persêvérer dans son ètre > (quo in suo esse peTseuerare conatur), et cette

force < n'est rien d'autre que l'essence actuelle de cette même chose >

(nihil est praeter ipsius rei actualem essentiam). Elle n'est rien d'autre' ence sens qu'elle adhère si étroitement à cette essence actuelle de la chose,

par laquelle, au plus profond d'elle-même, la chose ( est en soi > (in se

est), qtre rien ne peut l'en séparer ;le conatus n'est pas une impulsion

extérieure communiquée à la chose, qui la mettrait artitciellement en

mouvement, sa constitution êtant elle-même déterminêe indêpendam-

ment de cette impulsion; mais il est dans la chose et en quelque sorte

de la chose, avec I'essence actuelle de laquelle il coincide absolument.

Qu'est-ce que cette ( essence actuelle >> (actualis essentia) à partir de

1. Il est à remarquer que dans la phrase sur laquelle s'achève la préface duile Ser-

uitute,Spinoz utilise le présent de I'indicatif : ( commence à eister > (existere ineipit),

et non le passé : < a commencé à exister > (existere incepit). Car, du point de vue de la

force par laquelle une chose penévère dans son être, c'est toujoun au présent, en acte,

que cette chose < commence > à exister, d'une manière qui n'a rien à voir avec son ori-gine factuelle, par laquelle elle est une fois, et une seule, venue dans I'existence.

2. C'est à ce titre que, dans la suite de L'Ethique, cette proposition 7 est donnée en

ré{érence un très grand nombre de fois, vingt-cinq en tout.

*

84 85

Page 48: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 48/211

*

Introduction à /Tthique : Ia uie ffictiue

laquelle est détni le conatus? C'est, prêcise la démonstration de la pro-position 7, < l'essence donnée de la chose > (data rei essentia) : et, à tra-vers le âit que cette essence soit ainsi < donnée >, est rappelêelarêfê-rence à la limite de son quantum, par lequel elle < est D autent qu'il est

en elle de le faire : en tant qu'essence donnée ou actuelle, celle-ciexprime nécessairement le puissânce par laquelle Dieu est et agit, mais

d'une certaine manière déterminée, sous l'angle qui est le sien, par I'in-termédiaire de cette puissance d'être qui est en elle et qui la fait persé-vérer dans son être. Persévérer dans son être, c'est d'une certainemanière persévérer dans I'existence, et c'est bien ainsi que la démons-tration de la proposition 26 du de Seruitute rcprend en f interprétant laleçon de la proposition 7 du de Afectibus : < L'effort de se conserversoi-même n'est rien d'autre que l'essence de la chose même qui, pourautant qu'elle existe de telle manière, est conçue coûune ayant le forcede persêvérer dans l'existence >> (conatus sese conseruandi nihil est praeter

ipsius rei essentiam quae quatenus talis existit uim habere concipitur ad perse-

uerandum in existendo). L'essence actuelle de la chose, c'est ce qui âit

qu'elle < existe de telle manière > (talis existit), en sorte précisêmentque son existence soit conforme à son essence donnée : de cetteconformité de son existence à son essence dérive la force de persévérerdans son être qui constitue son conatus. De ce point de vue on peutdire que I'essence actuelle de la chose c'est aussi son essence en tant quecelle-ci n'est pas simplement < donnée ) conune telle, comme unesimple forme une fois pour toutes dêlimitée et arrêtée, mais est uneessence agissante, qui pousse ou force la chose à exister d'une existenceindéfiniment continuée et recoûtmencêe, et ceci d'une manière com-plètement indépendante des causes extêrieures qui l'ont fait venir à

I'existence et qui, à tout moment, peuvent aussi I'en faire sortir. Et< être > (esse), au sens où la chose est ainsi appelée à persêvêrer dans sonêtre, c'est cela et rien d'aucre : c'est l'essence actuelle de la chosemême, ou, pour reprendre une expression que nous avons déjà utiliséeen commentant la proposition 4, c'est I'essence de son existence, etpeut-être aussi l'existence de son essence, qui, activement, du plus pro-fond d'elle-même, propulse indéfiniment la chose dans le sens d'une

Fondements naturels et formes élémentaites de la uie ffictiue

existence conforme à son essence. De ce point de vue, ( nagure )

(natura) et ( puissance >> (potentia), c'est une seule et même choset'

La démonstration de Ia proposition 7 insiste précisément sur le

caractère fondamentalement actif de la manifestation du conatus.

celui-ci, en même temps qu'il pousse chaque chose à persêvêrer dans

son être, I'incline aussi à agir, c'est-à-dire à produire tous les effets

qu'il est en elle de produire en tant que cause, parce qu'elle y estdéter-minée par sa nature même. c'est précisêment en agissant conformé-

ment aux condifions qui lui sont imposées par sa propre nature, que

chaque chose, de par son essence actuelle, se révèle porteuse d'une

< puissance > (gtotentia) qui est simultanément puissance d'exister et

d;egSr'. Or, dans la prêsentation de cette puissance, Spinoza introduit

.n p"rr"rrt une prêcision capitale pour les développements ultêrieun de

l'Ethique, et en particulier pour l'exploitation qui sera faite des notions

de conatus et de virtus dans le de Seruitute : la puissance de son conatus

est celle par laquelle chaque chose, < soit seule soit avec d'autres, fait

ou s'efforce de faire quelque chose > (ipsa vel sola vel cum aliis quidquam

1. C'est précisément ainsi que la démonstration de la proposition 33.du d.e serui-

tute reprcndl" l"ço.r de la proposition 7 du de Afectibus: < La puissance,,c'est-à-dire la

,r"rrrr. o (potentia hoc est iatiru). De même, selon la démonstration de la proposi-

tion 53 di ile Seruitute. toujoun en référence à la propositiot 7 drt de Afectibus' Spi-

noza explique que, pour ott ho--a, < comprendre son essence' c'est comprendre sa

prrissao"e ,'(suam esientiam intelligerc, hoc est suam potentiam). Dans le même sens, la

àémonstratiàn de la proposirioo i dn de Libertate explique que I'essence de l'âme, c'est

sâ puissance; et la démônstration de la proposition 25, toujoun à propos de l'âme,

pl"ce ,.r, un même plan les notions de u vertu > (uirtus), de < puissance_ t (potentia), de^<

nature > (natura) ei de conatus. C'est un trait distinctif de la philosophie de Spinoza,

qui identite complètement cause et raison, qu'à son point de lrre les essences, en tant

qrr'"11., sont touj^oun actives, sont aussi des puissances : à ce sujet, voir en particulier

les propositions 16 et 17 du de Deo.2. Au début du ile seruitute,la déûnition 8, précisément en référence à la propo-

sition 7 da de Afectibu.r, caractérise la notion de < vertu > (uirtus) à partir de ce concept

de < puissance J@otentia), rapporté à la nature de l'homme ou d'un homme : elle est

o l,er'renc" mê-" ou la naturè de I'hornme en tânt qu'il a le pouvoir de réaliser cer-

taines choses qui peuvent être comprises par les seules lois de sa propre neture ) (iPra

hominis essentia seu ndturu quatenus potestatem habet quaedam eficiendi quae per solas iptsius

naturae leges possunt intelligi).

86 87

Page 49: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 49/211

Introiluction à /Tthique : Ia uie afectiue

agit).En s'engageant dans une action conforme à sa nature, une chosequelle qu'elle soit met en ceuvre la puissance investie dans son conatus,

qui coïncide avec son essence donnée, celle-ci déterminant une foispour toutes ce qu'il est en elle d'être et de faire. Or cette entreprise,loin d'être déûnitivement enfermêe dans les bomes exclusivementprescrites par la seule nature de la chose qui I'effectue, ouvre au

contraire la perspective d'une action collective, accomplie en associa-tion < avec d'autres > (cum aliis), pow autant bien sûr que ces autreschoses s'accordent avec elle en nature. En effet, si, par l'élan qui, duplus profond d'elle-même, la pousse à penêvérer dans son êrre et à

accomplir toutes les actions qu'il est en en elle de réaliser, chaquechose parricipe d'une certaine manière déterminée de la puissance uni-verselle de la nature, qui fait être et agirla nature dans son ensemble,la limitation imposée à cette participation ne joue pas dans un sens res-trictif ou négatif mais remplit un rôle constitutif, qui, par là même,crée les conditions d'une union de la chose concernée avec d'autres, ettendanciellement avec la nature tout entièrel. C'est précisément vers la

réalisation d'une telle union que rendra le projet êthique de libération.

En conclusion du dêveloppement général consacré à la notion deconatus, Spinoza expose enfin dans la proposition 8 une particularitéessentielle de cette propension à persévêrer dans son être qui est enchaque chose, et pâr I'intermédiaire de laquelle elle participe de lapuissance universelle de la nature : l'élan qu'elle suscite < n'enveloppe

1. De ce point de vue, lorsque le scolie de la proposition 18 du ile Seruitute carac-térisera le conatus comme < l'effort de conserver son être propre ) (conatus propium esse

conseruanili), ce sera en vue, non pas d'isoler I'individu en le repliant sur soi, dans lapenpective d'un individualisme au sens strict, mais de faire comprendre eu contraire

que ( nous ne pouvons jamais parvenir à faire que nous n'ayons besoin de rien d'ex-térieur à nous en vue de conserver notre être, et que nous vivions de façon à n'avoiraucun commerce avec les choses qui sont extérieures à nous > (nos eficere nunquamposse ut nihil exta nos iniligeamus ad nosfturn esse conseruandum et ita uiuamus ut nullumcommereium eum rebus quae extra nos sunt habeamus), La démonstration de la proposi-tion 8 du ile Libertate fait référence à la propositionT dn de Afectlûrs précisément dansce sens, en expliquant que < plusieun ceuses peuvent ensemble plus que si elles étaientmoins nombrewes > (plures eausae simul plus possunt quam si pauciores essent).

Fondements naturels et Jormes élémentaires de la vie ffictive

eucun temps fini mais un temps indêfini > (nullum tempus finitum sed

indefinitum involuit). Quelle que soit la limitation qui lui est imposée

par son quanturrr, le conatus étend ou détend son action sur un laps de

temps illimité : cette illimitation est le Propre de I'effort en vue de

persêvérer dans son être, au sens d'une existence toujours et toujours

recornmencée, qui peut seulement être détruite par l'intervention

d'une cause extêrieure. I1 en rêsulte, ainsi que l'explique la fin dela

démonstration de |a proposition 8, que < si elle n'est détruite par

aucune cause extérieure, elle continue toujours à exister avecla même

puissance que celle par laquelle elle existe dêjà > (si 4 nttlla extefna causa

destruatur, eadem potentia qua jam existit existere perget semper). Ceci est

encore une conséquence du fait que la limite consdfutive du conatus,

en tant que celui-ci conespond à |a nature d'une chose dêterminée,

n'intervient pas vis-à-vis de cette chose d'une manière négative ou res-

trictive, mais coincide de manière absolument positive avec son

essence actuelle, et avec I'active afiirmation qui est comprise en celle-

ci : c'est pourquoi elle ne peut impliquer en rien I'internrption ou la

cessation de son existence, mais doit nécessiter au contraire une penna-nente reproduction à I'identique de cette existence. La puissance qui

accompagne I'existence d'une chose et coÏncide avec I'afiirmation de

sa nature est par définition inépuisable i cat il n'y a rien dans cette

afiirmation qui comporte la rêf&ence intrinsèque à une négation, en

vertu de la thèse développêe dans la proposition 4, qui revient à dire

que ce qui fait être une chose ne peut pas faire qu'elle ne soit pas; et

cette thèse sufiit à elle seule à la dêmonstretion de la proposition 8,

celle-ci prenant en conséquence la forme purement logique d'un rai-

sonnement par I'absurde.

A la fin du scolie de la proposition 20 du de Seruitule, où est abordé

en réfêrence aux Stoïciens le thème de la mort volontaire, cet argu-ment est repris dans les termes suivants : < Mais qu'un homme, en

verru de la nécessité de sa nature, s'eflbrce de ne pas exister ou de

changer en passant à une autre forme, cela est aussi impossible que

quelque chose se fasse à partir de rien, ainsi que n'importe qui peut

s'en rendre compte en y rêfléchissant un peu > (at quod homo ex necessi-

*'

88 89

Page 50: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 50/211

Introiluction à /Ethique : la vie alfectiue

tate suae naturae conetur non existere vel in aliam formam mutari tam est

impossibile quam quod ex nihilo aliquidfat, ut unusquisque mediocri medita-

tione uidere potest). Tendre ven la fin de son existence, ce serait, pourun homme comrne pour n'importe quelle chose, aller dans le sens

d'une altération ou d'une transformation de sa nature la plus radicalequi soit, puisque celle-ci coïnciderait avec la disparition de cette

nature. Et ainsi deux choses sont également impossibles et impensa-bles : qu'une chose soit faite à parrir de rien, et que, étant constituêed'une certaine manière, elle soit poftée de par cette constitution à

redevenir rien, donc à ne plus < être >, eu sens de la puissance d'existeret d'agir qui se trouve donnée evec et dans son essence.

On serait tenté d'en conclure que chaque chose porte en soi, avec

la puissance de se peqpétuer, et pour autânt qu'aucune cause extérieurene contrevienne à l'afiirmation de cette puissance, la promesse del'étemité, au sens où, selon la cêlèbre formule du scolie de la proposi-tron 23 du de Libertate, ( nous sentons et e4périmentons que nous

sommes êternels > (sentimus experimurque nos aeternos esse). Mais il n'en

est rien, car l'éternité n'a précisément rien à voir avec une telle conti-nuation de I'existence, ainsi que I'a établi la définition I du de Deo,

selon laquelle est étemelle une chose qui, par la seule nécessitê de sa

propre neture, existe absolument, donc sans référence à quelque tempsou durée que ce soit, et non seulement tend indéûniment à exister :

l'étemitê n'a ainsi rien à voir avec une existence indéfiniment prolon-gée au-delà d'un terme assignablel. Ainsi c'est sur une expériencevécue de la durêe, et non de l'étemité, celle-ci étant propre exclusive-

1,. De Deo, déf, 8 : < Par éternité je comprends I'existence même pour autantqu'elle est conçue comme suivant nécessairement de la seule déûnition d'une choseétemelle > (per aeternitatem intelligo existentiam ipsam quatenus ex sola rei aeternae ilefni-tione necessario sequi coneipitur). Cette délinition est assortie de l'explication suivante :

( Ën effet une telle existence, de même que I'essence de la chose, est conçue commeune vérité étemelle, et c'est pourquoi elle ne peut être expliquée par la durée ou parle temps, même au cas où la durée serait conçue comme étant privée de commence-ment et de terme >.

Fondements naturcIs et formes élémentaires de la vie afectiue

ment à I'essence d'une chose êtemelle, que débouche la pratique du

conatus, avec I'afÊrmation potentielle qui en est le corrélat.

Cette expérience est conforme à la définition 5 du de Mente, selon

laquelle < la durée est la continuation indéfinie de I'existence > (duratio

e* indefnita existendi continuatio)l. Cette définition est elle-même assor-

tie d'une explication qui paraît anticiper sur le raisonnement déve-

loppé dans la proposition 8 du de Afectibus : < Je dis indéfinie, car ellene peut en aucune façon être dêterminée par la nature même de la

chose existante ni non plus par la cause efficiente qui bien évidemmentpose nêcessairement I'existence de la chose mais ne l'ôte pas > (dico

indefinitam quia per ipsam rei existentis naturam deterninari nequaquam

potest neque etiam a causa eficiente quae scilicet rei existentiam necessario

ponit non autem tollit). Cette durée est indéfinie parce que rien ne peutla déterminer, que ce soit du côté de la nature de la chose existante, ou

bien que ce soit du côté de la cause eficiente par laquelle celle-ci est

entrêe dans l'existence, étant exclu que cette cause soit aussi celle qui

I'en fasse sortir. Et ici encore, comrne dans la démonstration de la pro-

position 4 du de .4fectibus, cette thèse est justifiêe pâr un argumentpurement logique : ce qui pose l'existence d'une chose, aussi bien du

côté de son essence que de celui de se cause effi.ciente, ne peut simulta-nément l'ôter2. C'est ainsi que toute existence enveloppe un temps

indétni que rien, au point de vue de cette existence même, ne peut

déterminer, nt afortiori terminer ou achever : mais on ne peut dire

pour eutant que cette existence enveloppe l'éternité, celle-ci apparte-

nant à la seule affirmation de I'essence en tant que celle-ci est aussi

position absolue d'existence, ne frt-ce que position de l'existence de

1. Dans ce passege drt de Afectibus, Spinoza ne fait aucune distinction entre(tempsret<durée>:laproposition9reprendl'idéed'un(tempsindéfini>(tempusindefnitum) exposée dans la proposition 8 en parlant d'une < durée indéûnie > (indei-

nita ilurutio).2. Toutefois on peut se demander si cela revient exactement au même d'afirmer

que ( ce qui pose I'existence de la chose ne peut l'ôter > (de Mente, explication de la

déânition 5), et que < ce qui pose I'essence d'une chose ne peut l'ôter > (de Afectibus,

démonstration de la proposition 4).

*

90 91

Page 51: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 51/211

Introduction à lEthique : la uie ffictive

cette essence même telle qu'elle est d'emblêe comprise dans sa

définition.Ceci pourrait être dit encore autrement: la puissance dt conatus,

plutôt qu'elle n'inscrit ses effets dans une durée objective, déjà com-plètement déterminée de manière indépendante et univoque, et dontelle occuperait une poftion délimitée conformêment à son quantum,

produit concrètement cette durée en même temps qu'elle continue, duplus profond d'elle-même, à affirmer la nêcessité de son existence tou-jours et toujours recorrunencée, qu'elle prolonge tendanciellement au-delà de toute limite de temps assignable, en se donnant ainsi au fur et

à mesure à soi-même sa propre durée. Exister, au sens d'une existencequi n'est pas seulement donnée, ou subie passivement, et donc aussi

restrictivement, par la chose existante, c'est assumer et vivre pleine-ment, au point de vue du conatus, tout ce que sa nature la fait être, en

dêployant à partir de cette nafure, et en fonction seulement de celle-ci,le champ dans lequel elle existe et agit. Et la durêe elle-même est atta-chée à l'existence de la chose, en tant que cette existence fait I'objet

d'une affirmation issue du plus profond d'elle-même en vertu delaquelle elle doit être toujours et toujours recommencée : il n'y a pas

une durée, commune à toutes les choses tout au moins une tellereprêsentation n'est qu'un mode abstrait de penser, mais il y a des

durées, issues de I'existence même des choses en tant que cette exis-tence correspond à l'exercice effectif d'une puissance qui est celle de

leur conatus.

3 I LES AFFECTS PRIMAIRTSQtropositions 9, 10 et 11, dëfnitions 7,2, j des afeas)

Les cinq propositions précédentes, sans faire du tout réÉrence à la

réalitê propre de l'âme humaine, ont exposé la notion de conatus en

tant qu'elle conceme des choses en général, donc tous les aspects de la

Fonilements naturels et forfies élémentaites de la vie afectiue

nature sans exception : ceux-ci sont ensemble, et en quelque sorte d'unmême élan, quoique à des degrês divers, entraînês par ce mouvementfondamentalement afirmati{, dont le principe coincide avec leuressence actuelle, qui les engage dans une existence toujoun recom-

mencée, en verhr de la puissance d'être qui est en eux et les pousse à

penêvérer indéfiniment dans leur être pour un temps illimitê. Cette

impulsion dont la dynamique emporte toutes les ôrmes de la rêditétravaille également l'âme humainel, et ceci âu plus profond

d'elle-même, au plus près de ce qui constitue son essence actuelle,

donc en tant qu'elle est idêe d'un corps existent en acte : les mouve-

ments de l'âme, qui ont étê préalablement identifiés dans les trois pre-mières propositions du de Afeaiûrs, à savoir les passions et les actions

auxquelles se ramènent toutes les manifestations de sa neture, s'expli-quent ainsi à partir de son conatus; celui-ci, de toute son intime force,

la prêcipite dans des formes d'actualisation de sa puissance d'être dontI'infinie variété se dêploie à I'intérieur du champ déûni par cette puis-

sance même. Les propositions 9, 10 et 11 &r de '4ffeaibus ont précisê-

ment pour objet d'appliquer aux phênomènes menteux caractérisésdans les propositions 7,2 et 3la thêorie générale da conatus e4posée

complètement pour elle-même dans f intervalle, avec ses aspects

simultanément logiques et existentiels, dans les propositions 4, 5, 6,7et 8.

Par là même sont jetées les bases d'une doctrine rafionnelle de l'aÊfectivité : les scolies des propositions 9 et 11 dérivent directement de

ce conatus qui constitue la puissance originaire de l'âme humaine uncertain nombre de figures fondamentales, ou d'affects êlémentaires, à

partir desquels pourra être ensuite reconstituêe, dans ses méandres les

plus complexes et les plus tortueux, la totalité de la vie affective, qui

ainsi, par leur intermédiaire, se révèle coûune étant I'expression decette dynamique essentielle qui traverse l'âme humaine et constitue le

1. Il est à noter que les énoncés des propositions 9, 10 et 11 se rapportent à l'âme

en général : c'est seulement dans les scolies qui accompagnent les propositions 9 et 11

qu'est précisée la référence à l'âme humaine.

dÉT

92 93

Page 52: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 52/211

Introiluction à /Tthique : la uie afectiue

principe secret de ses transports émotionnels, appréhendés sur le plande leur manifestation empirique sous la forme de sentiments perticu-liers1. Après avoir recensê ces ûgures élémentaires, Spinoza êcrit, dans

le scolie de la proposition 11 : < En dehors de ceux-ci je n'ai connais-sance d'aucun autre affect primaire >> (praeter hos nullum alium agnosco

ffictum primarium)2. Indiquêe ainsi en pessent, la notion d'affect pri-

maire, que nous exploiterons pour commenter cette partie dude

Afec-tibus, rend bien compte du caractère à la fois originaire et êlémentairede ces figures fondamentales de la vie affective qui, au plus près de

l'élan natif du conatus, constituent en quelque sorte les mouvementsprimitifl de l'âme, tels qu'ils jaillissent directement de sa nature même.Nous aurons naturellement à nous interroger sur le caractère premierou < priinaire > de ces afkcts, et à nous demander s'il correspond, dans

une perspective génêtique, à une antérioritê, ou bien, dans une pers-pective structurale, à une prioritê : le fait que le raisonnement ici suivipar Spinoza ait une forme déductive devrait privilégier la seconde de

ces hypothèses.

Ces figures primaires de I'affectivité se ramènent pour I'essentiel àtrois : l'appétit ou désir, dont la notion est dégagée dans le scolie de laproposition 9, et est reprise à la fin de cette partie de l'Ethique dans ladéfinition 1 des affects; la joie et la tristesse, dont les notions sontdégagêes dans le scolie de la proposition 11, et sont à nouveeu expli-quées dans les définitions 2 et 3 des affects. Il est intéressant de remar-quer que Spinoza a systémetiquement rejetê la présentation de ces

formes élémentaires de I'affectivité dans des scolies, où elles sont iden-tifiées et désignées par leun norru propres, cataloguées en quelque

1. A la fin du de Afectibus,la démonstration de la proposition 57 reprend cette

idée dans les termes suivants : < Tous les affects se rapportent au désir, à lajoie et à lafristesse > (omnes ffictus ad cupiilitatem, laetitiam et tistitiam rcferuntur).

2. Dans I'explication qui accompagne la définition des affects 4, consacrée à < lasurprise > (admirutio), Spinoza revient à nouveau sur ce point : < Je reconnais seule-ment trois affects primitiG ou primaires, à savoir ceux de joie, de tristesse et de désir >

(tres tantum afectus pimitiuos seu pimaios agnosco, nempe laetitiae, tistitide et cupiditatis).

La formule, < trois affects primitili > (tres primitiui afectus), apparaît encore dans ladémonstrâtion de la proposition 57 et dans le scolie de la proposition 59.

Fondements naturels et foftnes élémentaires de la uie afectiue

sorte, en merge d'une déduction plus gênérale dont le mouvement se

poursuit de manière complètement autonome par se logique propre :

ce procédé, qui sera exploité tout eu long du de '4fectibus, répond à

I'exigence explicitêe dans la Préface de soumettre les problèmes de

I'affectivitê à une explication rationnelle causale, développêe complè-

tement a priori, avant d'en faire les objets d'une description empirique,

celle-ci ne venant que confirmer après coup la conformité de cettedêduction avec les formes bien connues, êtiquetées et nornmées, de la

réalité affective.

a / Le désir et sa double détermination fttroposition 9 et son scolie,

définition 1 des afeAs). - Cette déduction procède rationnellement en

déterminant, dans la proposition 9, Ia cause première dont dérivent

tous les mouvements qui agitent l'âme, à savoir la force essentielle, ou

conatus, qui est en elle cofiune en toutes choses, et, du plus profond de

sa neture, la pousse à persévérer dans son être. cette impulsion pre-

mière se retrouve en arrière de toutes les manifestations de son activité

sans exception, que l'âme soit cause adêquate ou cause inadéquate decelles-ci, pour reprendre la distinction introduite dans les premières

propositions du de Afectibus, et donc que ces manifestations soient

eccomplies dans la clartê et la distinction, qui correspondent à une par-

faite maîtrise et connais$ance de soi, ou qu'elles soient accomplies au

contraire dans la confusion, en l'absence d'une telle disposition rarion-

nelle qui seule rend l'âme pleinement active : dans tous les cas,

explique la propositiong,la conscience que l'âme a d'elle-même, toutce qu'elle ressent, eccompagne les ressauts de cette force ou impulsion

première et en épouse mentalement les ébranlements. L',ensemble de la

vie de l'âme, dens tous ses aspects sans exception, y compris ses aspects

proprement intellecilels qui constituent au sens prople ses actions,s'explique ainsi à partir de cette puissance d'être qui la possède au plus

intime d'elle-même puisqu'elle coïncide avec sa propre essence

actuelle : et cette puissance constitue aussi la source à laquelle s'alimen-

tent ses passions. Ainsi actions et passions de l'âme, dont la têahtê a êtê

préalablement êtablie, représentent les pôles extrêmes entre lesquels se

94 95

B#

Page 53: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 53/211

Introduetion à /Tthique : la uie ffictive

dêploient les manifestations proprement mentales du conatus, avec les

effets de conscience qui les accompagnent.Le thème de la conscience, tel qu'il est ainsi introduit dans la pro-

position 9 du de Afectibus, l'est dans une perspective manifestementcritique qui en relativise la portée : la conscience qui accompagne les

manifestations mentales dtr conatus, n'en constitue en rien la condition,

et elle ne les précède pas, puisque celui-ci a, dans l'âme comme entoute autre chose, la forme d'une impulsion et non celle d'une inten-tion s'appuyent sur la représentation préalable de son but et se proje-tant en conscience, comme on dit, vers celui-ci : c'est l'êlan spontanédu conatus qui explique la conscience et non l'inversel. Est reprise ici,dans un contexte démonstrati{ une idée qui avait déjà étê introduitedans l'Appendice du de Deo sous la forme d'une thèse avérée par I'ex-périence commune : < Il suffira que je prenne ici pour principe ce quetous doivent admettre, à savoir ceci, que tous les hommes naissentignorants des causes des choses, et que tous ont le dêsir de rechercherce qui leur est utile, chose de laquelle ils sont conscients ,> (omnes

homines rerum causarum ignai nascuntur et omnes appetitum habent suumutile quaerendi ujus rei sunt conscii). C'est parce qu'ils sont obscurémententraînés à désirer ce que, en l'absence d'une connaissance rationnelledes véritables causes des choses, ils estiment leur être utile, que les

1. Cette même idée est clairement formulée à la fin du scolie de la proposi-tion 9 : < Nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n'appétons, ne désirons rienparce que nous le jugeons bon; mais au contraire nous jugeons bon quelque choseparce que nous nous y efforçons, le voulons, I'appétons et le désirons > (nihil nos

eonai, velle, dppetele neque cuperc quia iil bonum essejuilicamus, sed contra nos propterea ali-quiil bonum esse juilicare quia iil conamur, uolufius, appetimus atque eupimus). Cette thèsesera reprise sous une forme plus concentrée dans le scolie de la proposition 39, selon

lequel u nous ne désirons rien parce que nous jugeons que cela est bon, mais aucontraire nous appelons bon ce que nous dêsirons > (nos nihil cupere quia id bonumjudi-eamus sed eontra iil bonum uocamus quoil cupimus), formule qui dénie à ces jugements devaleur une portée objective pour les râmener à de simples appellations. La conscience,qui développe aveuglément ces indications, suit et ne décide rien, ou plutôt, en expli-citant certaines options, elle se figure décider ce vers quoi le désir s'oriente déjà envertu du déterminisme auquel il est soumis, déterminisme dont la conscience n'a elle-même aucune idée.

Fonilements naturels et Jormes élëmentaircs de la uie afeetive

hommes ont par là même une certeine conscience de ce qui se passe

dans leur âme, cette conscience reflêtant au coup par coup ces mouve-

ments mentaux dans la forme d'une conscience immédiate et inêfl,ê-

chie qui n'est qu'une demi-conscience ou une fausse conscience, puis-

qu'elle corhcide de âit âvec une ignorance. C'est précisément cette

leçon qui avait êtê reprise dans le scolie de la proposition2 du de Afec-

tibus: < Les hommes se figurent qu'ilssont libres pour cette seule rai-

son qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes à par-

rir desquelles celles-ci sont déterminêes > (homines ea sola de causa liberos

se esse creilunt quia suarum actionum sunt conscii et causarutn a quibus deter-

miflantur ignari). Ceci explique que cette conscience soit présente dans

l'âme dans tous les cas, que les manifestations de son conatus Prennentune forme active ou passive, donc que se Produisent en elle des idées

adéquates ou des idées inadéquates.

Cette imrption de la conscience est justifiée, dans la démonstration

de la proposition 9, en référence à la proposition 23 du de Mente, selon

laquelle < l'âme ne se connaît elle-même que pour autant qu'elle per-

çoit les idées des affections du corps ,> (nens se ipsam non cognoscit nisiquatenus cory)oris ffictionum ideas percipit). La forme resffictive de cet

énoncé montre bien les limites de cette prise de conscience, par I'inter-médiaire de laquelle l'âme, pâs plus qu'elle ne se connaît directement

elle-même, ne connaît non plus directement le coqps dont elle est

f idée, ainsi que l'avait déjà expliqué la proposition 19 du de Mente:

< L'âme humaine ne connaît le corps humain lui-même et ne sait qu'ilexiste lui-même si ce n'est par l'intermédiaire des idées des affections

dont le corps est affectê > (mens humana ipsum humanum corpus non

cognoscit nec ipsum existere scit nisi per ideas ffictionum quibus corpus afr-

citur).Dansles dêmonstrations de ces deux,propositions 79 et23 ds de

Mente, intervient et joue un rôle crucial le corollaire de la proposi-tion 11 de cette même partie de l'Ethique, dont nous avons dêjà ren-

contré la référence en commentant la première proposition du de

,4fectibus, où il servait à e4pliquer les conditions dans lesquelles en

l'âme, qui de ce fait est passive, se produisent spontenément des idées

inadéquates. En Dieu I'idée du coqps humain, c'est-à-dire l'âme, n'est

#r#g{&$,*,i!rlr,8t

t&

&&$

96 97

Page 54: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 54/211

Introiluction à /Tthique : la vie afective

pes donnée isolément, mais en rapport avec les idêes de toutes les

autres choses singulières par lesquelles ce corps est continuellementaffecté parce qu'il ne peut exister sans elles, qui constituent son milieude vie; il en va de même en ce qui concerne I'idée de cette idée, quiest I'idêe de l'âme, ou la conscience que celle-ci a naturellement d'elle-même : cette conscience est indirecte, pârce qu'elle reflète en premier

lieu les idées des affections du corps, à partir desquelles elle reconsfitueune connaissance du corps et aussi de l'âme; or cette connaissance est

nécessairement partielle, dans la mesure où elle est soumise aux aléas

des rencontres du corps evec les coqps extérieurs, telles que celles-cis'effectuent selon l'ordre conunun de la nature et non en fonctiond'une nécessité inscrite dans l'essence du corps ou dans celle de l'âme.

L'affectivité n'est précisément rien d'autre que cela : elle épousetous les mouvements communiqués par le conatus, tels que ceux-ci se

produisent dans l'âme humaine evec âccompagnement de conscience;et il est clair que cette conscience, qui rêag|t au coup par coup euxeffets provoqués par les impulsions du conatu.s, le fait en restant com-

plètement ignorante ou inconsciente des causes de ces impulsions,c'est-à-dire du conatus lui-même, dont la force agit en se maintenanten deçà du seuil de cette conscience. Lonque la conscience rapporte les

mouvements impulsês par le conatus à l'âme seule, elle les dêsigne à

I'aide du terme de < volontê > (voluntas); lorsqu'elle les rapportesimultanément, tels qu'ils se produisent réellement, à l'âme et aucorps, elle se sert du terme < appétit > (appetitus). Mais il faut biencomprendre que derrière ces vocables se cache une même réalité, quiêchappe précisément à la conscience au moment où celle-ci cherche à

I'appréhender en lui collant ces diflêrentes étiquettes. Cette réalité,c'est celle de ce qu'il faut appeler proprement < désir > (cupiditas), qûn'est rien d'autre que ( I'appétit evec accompagnement de cons-cience > (appetitus cum ejusdem conscientia). Par I'intermêdiaire de I'ap-pétit, l'appel du désir renvoie à l'élan primordial du conatus, en tântque celui-ci entraîne simultanément l'âme et le coqps dans le sens deI'effort en vue de persévérer indéfiniment dans leur être, et ceci cons-titue en quelque sorte sa vérité proônde; par I'intermêdiaire de la

Fondements naturels et Jotmes élémentaircs de la uie afectiue

conscience, qui n'a connaissance qu'indirectement et partiellement de

ce qui ," p"rr. dans l'âme et dans le corps, ce même appel, en même

,.rrrp, qo'il ,. fait reconnaître, se présente sous une forme mystifiée et

tr",ràrti., qui fait passer la considéretion des effets avent celle des

causes, en rapport avec la production spontanée d'idées inadéquates.

pour mieux comprendre la nature duelle de ce < désir > (cupiditas),

qui est la première figure d'affectisolée et identifiée par Spinoza au

àurs de sa déduction rationnelle de l'affectivitê, telle que cette figure

se forme à la rencontre dt conatu-s, inconscient dans son principe, et de

la conscience, nous pouvons tout de suite nous reporter à la définition

récapitulative qui en est donnêe au dêbut de la liste des dêfinitions des

"ffertsprésentée à la fin du de Afelibus : cette dêûnition explique clai-

remenf cette nature duelle du désir. On comprend que la première de

ces déûnitions des affects soit consacrêe au désir, qui donne sa base eux

développements ultérieurs de la vie affective : on peut dire que celle-ci

prêr.rri. toutes les modulations possibles de cet affect fondamental^qrr'.r,

le désir. Ceci signiûe que la Éalitê affective, avec f infinie

variété de ses imperceptibles nuances, et son instabilité manifeste,dérive d'une source unique : en remontant à cette source' il est donc

possible de reconsrituer la logique globale de I'affectivité, selon le pro-

!r"--. tracê dans la préface du de Afectdûas. Qu'est-ce qui justite

cette position fondatrice assignée au désir dans I'explication de I'en-

semble de la vie a{fective ? D'où celui-ci tire-t-il son pouvoir unifica-

teur qui en fait en quelque sorte l'affect par excellence, dont toutes les

"rrtr.imanifestations de la vie affective ne sont que des expressions ?

La réponse à ces interrogations se trouve dans la.définition que Spi-

l-ro"" dorrn. du dêsir, définition d'essence qui doit expliquer per sa

cause la puissance comprêhensive qui appartient par nâture au désir en

tânt que celui-ci constitue le premier de tous les affects'Avant de nous engager dans une analyse dêtaillêe du contenu de

cette définition, nous pouvons faire une remarque sur la forme de ce

passage del'Ethique, qui est assez particulière. Il se présente comme un

è.rorr.e explicatif ft le dêsir est... D) qui expose une élucidation ration-

nelle de la nature de la chose définie : < Le dêsir est I'essence même de

98 99

Page 55: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 55/211

Introduction à /Ethique : la uie ffictive

I'homme en tant qu'on la conçoit déterminée à accomplir quelqueaction à partir d'une quelconque aflection donnée d'elle-même , kupi-ditas est ipsa hominis essentia, quatenus ex data quacunque ejus ffictionedeterminata conciqtitur ad aliquid agendun). Or cette explication de laneture du désir est elle-même assortie d'une < explication > (explicatio)détaillée, qui en reprend cerrains termes, de façon à les justifier : Spi-

noza donne donc lui-même le commenteire de l'énoncé initial de sesdéfinitions des affects; et en conséquence, pour dégager les enseigne-ments rationnels de cet énoncé, il n'y a qu'à suiwe l'inteqprétation quien est explicitée dans le texte. Or à traven cette explication, Spinozacherche manifestement à attirer I'attention de son lecteur sur une par-ticularité de l'énoncé de sa définition. Dans le cours de ce commen-taire, il indique : < J'aurais pu dire que le désir est I'essence même del'homme en tent qu'on la conçoit déterminée à accomplir quelqueacfion >, et I'on peut penser que cette formulation est celle à laquelle ils'était arrêté en premier lieul ; mais, précise-t-il aussitôt, cette défini-tion aurait été lacunaire, parce qu'elle n'aurait pas permis de com-

prendre dans quelles conditions le désir s'accompagne, dans l'âmehumaine, de conscience; et c'est pourquoi il a été amené à ajouter à

son énoncé initial une nouvelle prêcision, destinée précisément à cor-riger cette insuffisance : ie désir est I'essence même de I'homme en tentqu'on la conçoit déterminée à accomplir quelque action < à partird'une quelconque affection donnée d'elle-même >. C'est donc quel'énoncé complexe de la définition du désir, telle que la propose Spi-noza, est organisé sur deux plans successifi dont cet énoncé effectueprêcisément l'articulation. Pour comprendre la signiûcation que Spi-noza, atteche à cette définition, il faut expliquer comment on passe dela première forme, qu'on peut dire simplifiêe, de l'énoncé à la

seconde, qui en constitue l'élucidation complète. Qu'est-ce que la prê-cision ajoutée par Spinoza, < à partir d'une quelconque affection don-née d'elle-même >, ajoute à I'explication préalable du désir, qui en fait

1. cette formule est précisément celle qui sert à définir I'appétit au début du sco-lie de la proposition 9.

Fondements naturels et fortnes élémentaires de la uie ffictiue

< I'essence même de I'homme en tent qu'on le conçoit dêterminée à

accomplir quelque action ) ?

partons de ù première dêfinition du désir, celle dont Spinoza a dû

lui-même pârtir, avant de comprendre la nécessité de la complêter par

une prêcision supplêmentaire, qui est venue s'ajouter ensuite à son

-rrrrg. initial. Nous pouvons considérer que cette détermination

révèle certainsaspects fondamentaux ou primordiaux du désir, par les-

quels il est nécessaire de commencer Pour pouvoir, sur la base ainsi

êtablie, parvenir à une compréhension rationnelle de la nature du désir

et de la p1"." qrr. celui-ci occupe dans le développement de I'ensemble

de la vie affective. Cette définition associe deux déterminations : elle

explique d'une part que le désir est < I'essence même de l'homme >' et

d'"ut . p"rt qo'il est cette essence ( en tant qu'on la conçoit détermi-

nêe à accomftr quelque acrion o. Qu. signifient ces deux indications,

considérées séparément et ensemble ?

Demandons-nous d'abord ce que spinoza veut dire en expliquant

que le désir est < I'essence même de I'homme > (ipsa hominis essentia) .

ôette for-rrle, ainsi que le prêcise I'explicationqui accompagne la

dêfinition, avait dêjà été introduite dans le scolie de la proposition 9

û: de Afectibus, à propos de la notion de < I'appétit > (appetitus), ainsi

définie dans le texte de ce scolie : < il n'est rien d'autre que I'essence

même de l'homme, de la nature de laquelle suivent nécessairement ces

choses qui servent à la conservation de lui-même > (nihil aliud est quam

ipsa hominis essentia ex cujus natura ea quae ipsius conseruationi inseruiunt

itessrrario sequuntur). L'expression < rien d'autre que D (nihil aliud quam),

fréquemment utilisée par Spinoza, assigne à cette formule sa fonction

e*pic"tive : si le dêsir, ou l'appétit, n'est ( rien d'autre > que I'essence

-À-. de l,homme, cela signifie gu'il s'explique par cette seule essence

dont il constitue la manifestation directe ou l'expression nêcessairel.En

disant que le désir est I'essence de l'homme, et rien d'autre, Spinoza

1. Ceci est à entendre au sens où, selon la proposition 7 du de Afectibus, <le cona-

lns par lequel chaque chose s'efforce de penévérer dans son être, n'est rien d'autre que

l'essence actuelle de cette même chose r.

100 101

Page 56: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 56/211

Introduction à /Tthique : la vie alfectiue

cherche à mettre en évidence le caractère crucial du désir pour unedétermination de ce qui est le plus essentiel à I'homme : il est impos-sible de comprendre I'essence de I'homme sans faire cette référence audésir qui en constitue la détermination primordiale et réciproquement.C'est donc le caractère primordial du dêsir qui est indiqué par la for-mule < le désir est l'essence même de I'homme >. Cette essence est-ellecelle de l'homme en général,

ou celle d'un homme considéré en parri-culier dans son existence concrète ? Les termes utilisês par Spinoza -a formule essentia hominis pouvant indiflêremment se traduire parl' < essence de I'homme D ou par l' < essence d'un homme >, puisque lalangue latine ne fait pas usage de l'article, et en conséquence ne âit pasla diftrence entre l'article défini et I'article indéfini - ne permettenrpas de trancher entre ces deux interprétations, précisément parce qu'iln'y a pas lieu de trancher entre elles : le désir se retrouve au fond detous les comportements de tous les individus quels qu'ils soient, et enconséquence, pour former le concept générd abstrait d'une essencehumaine corunune à tous ces individus, il est impossible de la présen-

ter autrement que comme une nâture désirantel.Mais cela signifie-t-il que le désir soit le caractère spéciûque quidistingue I'essence humaine de celle de tous les autres êtres naturels ?

Evidemment non. Et ceci nous ramène précisément à la considérationdu caractère primordial du désir. D'où le désir tire-t-il ce caracrère ?

Du fait, que Spinoza n'éprouve pas le besoin de mentionner à nou-veau explicitement ici, parce qu'il le suppose suftsamment établi, quele désir ou I'appétit est la manifestation du conatus, de l'impulsion àpersévêrer dans son être, qui, au plus profond de chaque individu,constitue la dêtermination essentielle de son être, le principe même desa vie, son ( essence actuelle >. Or cette impulsion, qui est en chaque

1. Toutefois, si on donne à la notion d'essence le sens d'essence actuelle, tel qu'ilest introduit dans la proposition 7 du de Afectibus, on privilégie le caractère individuédu désir. La formule < le désir est I'essence de l'homme r signifie alon que tous lescomportements d'un individu s'expliquent à partir du désir d'êrre qui dérive directe-ment de son essence actuelle, et coincide ainsi avec son propre conatus.

Fonilements naturels et Jormes éIémentaires de la vie afectiue

être, lui est coûlmuniquée par la puissance de la nature dont la dyna-

mique infinie entraîne dans son irrêsistible mouvement tous les êtres

sans exception, et non seulement tel individu ou tel genre d'individus'

Si I'homme est dêsirant par essence, ce n'est pas en tant qu'il est

homme, et comme tel doté de caractères privilégiés qui le mettraient

détnitivement à part du reste de la nature, tanqudffi imperium in impe-

rio, m?lis c'est en tant qu'il est un être depârt en

Partneturel, et parti-

cipe comme tel de I'universelle puissance qui impulse la vie de la

,r"tor. entière. Le désir est essentiel à I'homme parce qu'il est I'expres-

sion d,une tendance absolument coûlmune, qui ne se réfère à aucun

sujet particulier, tout au moins considérê dans son exclusive particula-

rité. Et ce dêsir sans sujet, puisque, dans son principe il ne se repporte

à I'existence d'aucune nature particulière distinguée de toutes les

autres, est aussi, du moins pris à l'origine, dans sa détermination essen-

tielle, sans repport à un ou à des objets dont la nature pourrait être

a prioi détermlnée : c'est précisément de 1à qu'il tire son câractère

essentiel, celui d'un fondamental désir d'être qui se retrouve, quoique

indéfiniment modulê, dans tous les êtres sans exception dont il animetous les comportements sans exceptionl.

Ceci peÀet du même coup de comprendre ce que veut dire Spi-

noza lorsqu,il écrit que le dêsir est I'essence même de I'homme < en

t".rt qo'on la conçoit déterminée à accomplir quelque ection >,(quate-

nus ioncipitur ad aliquid agendum). Le désir qui, au plus profond de

l'homme, constitue son essence, coincide evec une impulsion à pené-

1. La démonstration de la proposition 57 dn de Afectibus reprendra l'idée selon

laquelle le désir < est la nature même ou I'essence de chaque individu I (e.st ipsa unius-

,ujurqu, natuta seu essentia), en se référant au scglie de la proposition 9, d'aprà lequel

t'"ppêtit, que rien ne distingue sur le fond du désir, < n'est rien d'autre que l'essence-êà. d. l-'homme > (nihit aliud est qudfl ipsa hominis essentia). Dansle contexte.propre

à cette démonstretion de la proposition 57, I'affirmation du caractère < essentiel I du

désir signifie que, non seulement pax repport aux autres affects, mais même par rap-

po*".r-*

,rrt..^,"ff..ç

primaires que sont la joie_et la tristesse, il détient une position

primordiale, qui lui viùt de la communication directe qu'il entretient tvecle conatus.'Ceci justifie lË f"it qo. la déduction du désir intervienne avant celle de lajoie et de la

tristeie, dont les rrotion, seront introduites dans le scolie de la proposition 11'

102 103

Page 57: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 57/211

lntroiluction à lTthique : la vie afectiue

vérer dans son être dont le caractère n'est pes statique mais dyna-mique : pour une telle narure désirante, être et agir ne font qu'un. Si

l'âme humaine est possédêe par un désir fondamental qui se trouve à

la source même de ce qui la fait être, c'est parce qu'elle est inclinée à

tout âire pour ( persêvérer >, c'est-à-dire pour continuer à exister,autant qu'il est en elle, et ceci sans limite assignable de durée, ainsi que,

dans les propositions 6,7 et I dr de Afectibus, Spinoza l'a expliqué,pour des choses considérées en génêral et non seulement pour l'âme niafortiori seulement pour l'âme humaine. Dans le scolie de la proposi-tion 9, qui est cité au début de l'explication de la définition 1 des

affects consacrée au dêsir, Spinoza a précisé au sujet de cette neturedésirante qu'elle est < déterminée à faire tout ce qui peut servir à la

conservation d'elle-même > (determinata ad ea agendum quae ipsius

conseruationi inseruiunt), de manière à restituer au conatus son caractèred'intérêt vital, apte de ce fait à expliquer toutes les conduites humainesdont il constitue la détermination essentielle. Mais il est à remarquerque la définition du désir qui est énoncée en tête de la liste de défini*

tions des affects présentée à la fin da de Afectibus est rêdigêe demanière à faire l'économie de cette ré{êrence explicite à un intêrêtdéterminé, celui-ci fût-il l'intérêt vital qui pousse chaque être à conser-ver son être : elle explique que, de par son dêsir essentiel, chacun est

< déterminé à accomplir quelque action >, sans que la neturre de cetteaction soit en rien prêcisée. Spinoza a sans doute voulu ainsi attirerI'attention sur le fait que le désir, en tant qu'il constitue l'essence del'homme, n'est pas a priori fixé sur des buts spécifiques qui I'oriente-raient dans telle direction plutôt que dans telle autre, en fonction de

choix qui feraient I'objet d'une décision initiale. Le désir pousse

I'homme à agir, et ceci en fonction de I'intérêt vital de conservation

qui est enracinê au plus profond de son être et qui constitue sonessence, mais non à faire quoi que ce soit en pârticulier, en vercu d'in-tentions ou de motivations délibérées, c'est-à-dire de préfêrences quiconféreraient à ses actions une orientation exclusive en les ûxant sur

des objectifs ou des buts dêterminés. Si le désir est essentiel à l'homme,c'est précisément parce qu'il n'est pas attaché, au moins au départ, à la

Fondements naturels et formes élémentaires de la uie ffictfue

considération de tels buts : il est en quelque sorte un désir errent, une

impulsion vague, en attente des formes concrètes de sa réalisation quiviennent par ailleurs lui donner, de manière plus ou moins acciden-

telle, un contenu particulier déterminé.Est ainsi expliquée la première strate de la définition du désir, qui

reprend un certein nombre d'indications préalables liées à la présenta-

tion du concept de conatus. A partir de là nous pouvons rêpondre à lapremière des questions que nous a'vions posêes pour commencer. Le

caractère primordial du dêsir, et la fonction d'unification qu'il remplità l'égard de I'ensemble des comportements humains, s'expliquent par

le âit qu'il n'est rien d'autre que l'essence même de I'homme en tant

qu'on la conçoit < déterminée > (determinata) à accomplir quelque

action : les actions des hommes sont déterminées dans la mesure oùelles obêissent toutes à cette impulsion fondamentale qui définit I'es-

sence humaine en tant que nature désirante. C'est bien ainsi que Spi-

noza résume lui-même cette déûnition lorsqu'il se réfère à son ênoncé

dans la démonstration de la proposition 61 du de Sentitute.Il l'expose

alors dans les termes suivants : < Le désir, considéré absolument, estI'essence même de l'homme en tant qu'on la conçoit dêterminée de

n'importe quelle façon à accomplir quelque action > (cupiditas absolute

considerata est ipsa hominis essentia quatenus quoumque modo detenninata

conciytitur ad aliquid agendum). Deux indications importantes peuvent

être dégagées de ce passege : d'une part la définition, telle qu'elle est

ainsi formulée, conceme le dêsir < considéré absolument > (absolute

considerata), entendons : ramené aux caractères essentiels qui en fontprêcisément un dêsir originaire, coïhcidant avec l'impulsion primor-diale qui, en chaque chose, et non seulement dans l'âme ou dans l'âmehumaine, la fait tendre par tous les moyens à persévérer dans son être;

d'autre part, ce désir, par lequel la chose en question est déterminée à

agir, n'est pas, du moins si on le considère absolument, lié aux condi-tions qui dirigent sa réalisation dans tel ou tel sens : cette réalisation

peut s'effectuer < de n'importe quelle façon > (quocumque modo), sans

que cela affecte en rien la nature première de ce dêsir.

Toutefois, Spinoza ne s'en tient pas à cette déûnition essentielle du

r04 105

Page 58: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 58/211

Introduction à lÏthique : la rtie ffictiue

désir : ayant d'abord considérê le désir dans l'absolu, il introduit

ensuite dans sa définition la considération des conditions relatives de sa

manifestation. C'est ce qu'il fait prêcisément en injectant dans la for-mule analysée la précision : < à partir d'une quelconque affection don-

née d'elle-mème > (ex data quacunque ejus afectione), qui ne figurait pas

dans le texte initial. Avant de rendre compte du sens exact de cette

nouvelle formulation, il faut comprendre ce qui l'a rendue nécessaire,et pour cela il faut prendre connaissance de I'explication donnêe par

Spinoza lui-même à ce propos.Au début de l'explication qui âccompegne la première définition

des affects, consacrée au désir, Spinoza reprend la caractérisation qui

en avait été donnée dans le scolie de la proposition 9 du de Afectibus,

à savoir que < le désir est I'appêtit avec la conscience de lui-même >

(cupiditatem esse appetitut/, cutn ejusdem conscientia). A première vue,

cette rêférence à la conscience distingue le désir de I'appétit, en le prê-

sentant colnme étant quelque chose de plus que le simple appétit, dont

la déûnition est prêcisément donnée dans l'ênoncé que nous venons

d'expliquer de manière détaillée : < L'appétit est l'essence même del'homme en tant qu'on la conçoit dêterminée à accomplir des actions

qui servent à sa propre conservation > (appetitum esse ipsam essentiam

quatenus determinata est ad ea agendum quae ipsius consewationi inseruiunt) .

Spinoza veut-il dire que le désir, c'est l'appêtit ainsi défini, plus la

conscience? Et alon en quoi cette adjonction de la conscience modi-fie-t-elle la dêtermination première de I'appêtit et en infléchit-elle le

contenu ? Or à cette interrogation il répond aussitôt en rappelant :

< Dans le même scolie j'ai bien précisé que, à vrai dire, entre I'appêtit

humain et le désir je ne reconnais, moi, aucune diftêrence ,> (monui me

reuera inter humanum appetitum et cupiditatem nullam agnoscefe diferen-

tiam). <Je ne reconnais, moi, eucune difiêrence )): on comprendd'après cette formule que Spinoza est parfaitement conscient du fait

que cette position, qui est la sienne, tranche sur les manières habituelles

de se représenter le désir, qui tendent au contraire à valoriser davan-

tage la diffêrence passant entre désir et appêtit, en repport avec le fait

que le dêsir fait intervenir dans sa dêfinition la têfêrence à la cons-

Fondements naturels et formes élénentaires de la vie ffictiue

cience, alors que celle-ci n'est pas indispensable pour comprendre la

nature de l'appêtit, ainsi présenté comme une sorte de désir aveugle

parce que privé de conscience. Or, au point de vue qui est celui de

Spinoza, si on s'en tient à I'essentiel, < à vrai dire > (revera), cette diffê-rence est négligeable, et on pourrait à la rigueur ne pâs en tenircompte. Or privilégier sur ce point ce qui constitue véritablement I'es-

sentiel, n'est-ce pasjustement

en rester à la considération dudésir

< pris absolument ) (absolute considerata), ainsi que nous l'avons faitprécédemment en le définissant d'une manière qui, de fait, coihcideavec la dêtermination de I'appétit ?

La suite de l'explication qui accompagne la première définition des

affects va prêcisément dans ce sens : < Que l'homme soit conscient de

son appétit ou non, I'appétit demeure cependant un et identiqae >> (sive

homo sui appetitus sit conscius sive non sit manet tantum apltetitus unus

idemque). C'est donc que la réfêrence à la conscience ne modifie en

rien la détermination primitive de I'appétit, qui demeure identique-ment la même : c'est-à-dire qu'il obéit toujours à la loi fondamentale

dtr conatus. Il est exclu que f intervention de la conscience dans lamanière dont l'appêtit se réalise concrètement change sa nature sur le

fond. Il n'est pes difficile de reconnaître ici, bien que Spinoza n'y fasse

pas explicitement réÉrence, une occuffence des thèses qu'il développe

par ailleurs à propos de l'illusion du libre-arbitre : les reprêsentations

de la conscience, et les choix motivés et dêlibérés que celles-ci inspi-rent, n'infléchissent en rien le cours des appétits humains fondamen-taux, en tent que ceux-ci obéissent à I'impulsion vitale du conatus :

evec ou sans la conscience, l'appêtit reste identiquement le même. Onne saurait relativiser davantege le rôle de la conscience dans le dérou-lement de la vie affective, auprès de laquelle, on le comprend, elle joue

davantage un rôle d'accompagnement, qui double son déroulementsans véritablement en infléchir les orientations. C'est vers une telle

relativisation du rôle de la conscience que s'orientait déjà la paradoxale

et choquante formule du scolie de la proposition 9 du de Afectibus :

< Nous ne nous efforçons à rien, ne voulons rien, n'appétons ou ne

désirons rien, parce que nous jugeons que cela est bon, mais au

{f{

106 r07

Page 59: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 59/211

Intrciluction à lTthique : la vie fficttue

contraire nous jugeons précisément qu'une chose est bonne parce que

nous nous y efforçons, la voulons, appétons ou dêsirons > (nihil nos

conai, velle, appetere neque cupere quia id bonum esse judicamus ; sed contra

nos propterea aliquid bonum esse judicare quia id conamu6 volumus, appeti-

mus atque cupimus).

Désir et appêtit, c'est donc, au point de vue de Spinoza, pratique-

ment la même chose. C'est pourquoi, dans sa définition du désir, tellequ'elle est formulée en tête des définitions des affects à la fin dt de

,4fectibus, il n'a pas voulu faire intervenir la ré{érence à l'appétit, ninon plus parler de la conscience, pour ne pas donner I'impression de

s'enfermer dans un cercle. La formule du scolie de la proposition 9,

< le désir est I'appêtit avec la conscience de lui-même )), ne doit donc

pas être interprétée comme la véritable définition du désir. Si en effet

on admet que l'adjonction de la conscience ne modifie pas sur le fondle nature de l'appétit, cette formule ne dit ûnalement rien d'autre que

ceci : le désir, c'est I'appétit, ce qui constitue à proprement parler une

tautologie. Et si, pour êchapper à ce cercle, on choisissait de donner

une plus grande importance à la conscience dans la détermination dudésir, on restreindrait le champ de sa définition, en en excluant tous les

désin sans conscience, qui paraissent mêriter proprement le nom d'ap-

pétits, ce qui n'est pas moins abusif Spinoza a voulu au contraire don-ner du désir la définition la plus large qui soit, et c'est pourquoi il êcrit

dans le coûrmentaire qu'il donne lui-même de cette définition : < Jeme suis employé à rassembler dans une unique définition tous les élans

de I'humaine neture, que nous désignons par le nom d'appétit, de

volontê, de désir ou d'impulsion > (studui ut omnes humanae naturae

conutls, quos nomine apytetitus, voluntatis, cupiditatis, vel impetus signifca-

ffius una comprehenderem). Car, sur le fond, rien ne distingue essentiel-

lement le désir des autres appêtits, volontês ou impulsions qui mettenten mouvement l'être humain : et il n'y a en consêquence aucune rai-

son valable de lui faire un sort perticulier, en I'isolant par rapport à ces

autres catégories d'élans; mais il faut au contraire, sur le plan de sa

dêfinition, qui doit dégager ses caractères essentiels et non pas mettreI'accent sur certâines de ses propriétés dérivées, le rêintégrer dans

Fondements naturels et fornes élémentaires de la uie afectiue

I'ordre commun dtt conatus, dont il ne constitue en dernière instance

que la manifestation nécessaire. C'est précisément inteqprété dans cette

perspective large que le désir détient vis-à-vis de toutes les conduites

humaines un pouvoir comprêhensif de synthèse, et e donc aussi une

valeur primordiale en ce qui concerne la théorie de I'affectivité, à

laquelle il donne sa base.

Il n'est donc pas indispensable de partir du point de vue de la cons-cience pour comprendre la neture du désir, qui sur le fond est dêter-minêe indépendamment, ou tout au moins en deçà de ce point de vue,

coûrme I'avait dêjà montré le scolie de la proposition 9. Mais com-ment expliquer alors que, dans les faits, le désir peut s'accompagner de

conscience, ou avoir des retentissements dans la conscience ? Si le désir

n'est pes issu de la conscience, puisqu'il n'a pas en elle sa cause, il reste

qu'il arrive à la conscience, qu'il se manifeste à elle, par l'intermédiairede certains de ses effets, car les hommes, en même temps qu'ils dési-

rent, en ont conscience, ce qui ne signifie d'ailleurs pas qu'ils connais-

sent la nature réelle de leurs désirs, telle que celle-ci est déterminée en

profondeur. Dans quelles conditions et sous quelles formes s'effectuecette prise de conscience ? C'est cette question que pose Spinoza lors-

qu'il remarque que, s'il avait retenu, pour définir le désir, la formula-tion qui a déjà étê analysêe, et qui s'applique identiquement à la nature

de l'appétit, < il n'en aurait pas suivi que l'âme puisse être consciente

de son désir ou appétit >> (non sequeretur quod mens possit suae cupiditatis

sitte appetitus esse conscia). C'est donc pour expliquer comment, dens

quelles conditions, s'opère la greffe de la conscience sur la nature pre-

mière du dêsir, qui, au dêpart, ne se distingue en rien de celle de I'ap-pêtit, qu'il a fallu ajouter la précision supplémentaire dont il va falloirà présent rendre compte : < à partir d'une quelconque affection don-

nêe d'elle-mème > (ex data quacunque ejus ffiaione).Cette formule < à partir d'une quelconque affection donnêe d'elle-

même ) est au premier abord difficile à comprendre, ne serait-ce qu'en

raison d'une certaine bizarrerie syntaxique de son énoncê. Prêcisons

pour commencer ce qu'elle ne peut pas vouloir dire : si elle signitait( par une quelconque affection > ou ( en raison d'une quelconque

108 109

Page 60: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 60/211

Introiluction à llthique : la uie afectiue

affection donnée d'elle-même >, elle aurait, pour la détermination de

la nature du désir, une valeur causale essentielle; ce qui voudrait direque la cause effective du désir, qui définit en consêquence sa nature, se

trouve précisément dans cette affection. Mais nous venons de voirque, sur le fond, la nature du désir est préalablement déterminée, à

pertir du conatus et dans les profondeurs d'où son élan est impulsé,

indêpendamment de la considération d'une telle affection, considéra-tion qui n'intervient qu'après coup dans la détermination du désir : le

désir ne peut donc à proprement parler être déterminé par cette affec-

tion. Mais alon quel sens donner à I'expression ex data quacunque ejus

ffictione ? Elle doit vouloir dire < à la suite d'une quelconque affection

donnée d'elle-même >, c'est-à-dire, si on en interprète les termes unpeu plus librement : ( en repport avec une quelconque affection don-née d'elle-même >, ou ( en fonction d'une quelconque affection don-née d'elle-même >. Cette affection a donc bien d'une certâine âçon unrôle causal, puisqu'elle intervient dans la dêtermination du désir : mais

cette intervention correspond à ce qu'on peut appeler une causalité

seconde, distincte de la causalité première qui fixe prêalablement lecontexte dans lequel elle-même agit : en d'autres tennes, sans du toutmodifier les causes génêrales qui dêterminent la neture du désir, elle

txe à celui-ci les causes particulières, ou, si I'on veut, les circonstances

de sa réalisation. .'

Qu'entend en effet Spinoza par ( une quelconque affection donnée

d'elle-même > ? Il s'en explique lui-même dans son commentaire de la

première dêfinition des affects consacrêe au désir : < Par affection de l'es-

sence humaine, nous comprenons n'importe quel état de cette essence,

qu'il soit inné ou acquis, qu'il soit conçu par l'attribut de la pensée seule

ou pâr celui de l'étendue seule, ou bien enfin qu'il âsse simultanémentrêférence à tous les deux > (per ffictionem humanae essentiae quamcunque

ejusdem essentiae constitutionen intelligimus, shte ea sit innata /of uan buiten

aangekomen /, sive quod ipsa per solum cogitationis siue per solum extensionis

attibutum concipiatur, sive denique quod ad utrumque simul refetatur). Le

terme constitutio, que nous traduisons ici par < état >, signifie donc toutes

les dispositions corporelles ou mentâles de l'être humain, sans âucune

Fonilements naturcIs et formes élémentaires de la uie afective

exception : qu'elles correspondent à des traits permanents de son cerac-

tère ou qu'elles soient les effets accidentels de ses rencontres avec d'autres

êtres, ces dispositions I'affectent, durablement ou momentanément, de

telle manière qu'elles inclinent ses désirs dans telle ou telle direction, de

façon à l'amener à privilêgier, pour fixer ces désirs, tel type d'objet plu-tôt qu'un autrel; ces dispositions jouent coûlme des conditions annexes

qui en orientent la réalisation concrète dans un certain sens, sans quecette orientation modiûe sur le fond se neture essentielle. Le fait que ces

conditions jouent seulement un rôle second est confirmé par le caractère

complètement indéterminê qui est assignê à leur forme particulière : ces

affections sont < quelconques ,l en ce sens que leur orientation spécitquedemeure ûnalement indiflêrente à la nature essentielle du dêsir, qui reste

toujours la même quelles que soient ces conditions, ce qui montre bienque celles-ci n'influent sur lui que de manière circonstancielle.

La neture du désir relève donc d'une double détermination : I'unele soumet à une loi générale, celle du conatus, qui explique d'où il tiresa puissance; I'autre fait réfêrence aux conditions particulières de I'ac-

tualisation de cette puissance, qui orientent circonstanciellement sa

réalisation dans tel ou tel sens en e{fectuant un tri entre la diversité

infinie des moyens qui permettent de donner à ce fondamental désir

d'être un contenu concret, contenu dont la variabilité est sans limites.Il faut bien comprendre qu'en disant que cette dernière déterminationest ( seconde D par rapport à la précédente, qui est au contraire < pre-

mière >, nous n'entendons pes cette primauté eu sens de I'antériorité,comme si la seconde détermination venait après coup s'ajouter à la

première pour en inflêchir les orientations, mais à celui de la prioritéontologique, logique et physique, du type de celle qui, dans la propo-sition 1 du de Deo, a conduit à aftirmer que < la substance est première

1. C'est ainsi par exemple que, au sujet de cigarettes ou d'autres choses, on peut

être conduit à préËrer les blondes aux brunes, en fonction d'un ensemble de considé-rations subordonnées qui viennent se greffer sur la détermination primitive du désir :

mais, sur le ônd, celui-ci n'a d'autre câuse ou raison, au point de vue de celui qui yest en proie, que la nécessité de persévérer indéfiniment dans son propre être'

110 t11

Page 61: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 61/211

Introiluction à /tthique : Ia uie ffictiue

en nature par repport à ses affections > (substantia prior est natura suis

afectionibus), ce qui ne peut en aucun cas vouloir dire que la substance

existe dans la durêe avant ses affections. C'est dans ce même esprit que

la proposition 18 du de Deo a distinguê ( cause demeurante >> (causa

immanens) et ( cause passante >> (causa transiens),la première étant com-plètement indépendante des conditions du temps, alon que la seconde

inscrit son déroulement dans de telles conditions. C'est donc d'emblêe,et non à la suite, que les deux ordres de déterminations que nous avons

distingués, l'un général et I'autre particulier, se composent entre eux,

tout en se maintenant sur des plans de rêalitê distincts qui les dêcalent

imperceptiblement, mais non moins fondamentalement du point de

vue de I'analyse rationnelle, I'un par rapport à I'autre.

Il reste à expliquer en quoi la prise en considération de ces circons-

tances est liée aufait que le désir s'accompagne de conscience. Sur ce

point le texte de Spinoza est assez eliiptique. Mais s'il ne développe pas

davantage cet aspect de la question, c'est parce qu'il le suppose sufii-samment établi. Que se passe-t-il lonque nous prenons conscience de

nos dêsirs ? Et de quoi au juste prenons-nous conscience alors ? Nonpas du tout de la détermination essentielle qui conditionne sur le fond

la naftrre du désir, d'où celui-ci tire toute sa puissance, et en quelque

sorte son intérêt vital : car cette détermination essentielle, nous ne la

percevons pas directement, mais nous ne I'appréhendons que par I'in-termédiaire de ses effets particuliers, donc en sens inverse du mouve-

ment rêel de sa production. Ainsi nous prenons seulement conscience

des circonstances annexes qui font que nous désirons telle ou telle

chose, pour des raisons qui, à notre point de vue, se substituent à la

nature fondamentale du désir; et de cette manière, pour reprendre en

la renversant, la formule du scolie de la proposition 9 du de

'4fectibus,alors que, en réalité, donc objectivement, nous jugeons qu'une chose

est bonne parce que nous nous y efforçons, la voulons, appêtons oudésirons, nous estimons eu contraire, subjectivement, que nous nous

efforçons ven elle, la voulons, appétons ou désirons parce que nous

jugeons qu'elle est bonne. En d'autres termes, la conscience qui

accompegne spontenément nos désin est une représentation incom-

Fondenents naturels et formes élémentaires de la uie afeetiue

plète et mutilée de leur nature, qui fait obstacle à une connaissance

adêquate de cette nature : or cette connaissance adéquate est celle qui

explique le désir par sa cause, qui se trouve, en arrière de la conscience

et de ses approximations ou falsifications, dans le conatus et dans ses

impulsions fondamentales. C'est précisément une telle connaissance

adéquate que vise la définition du désir dont tous les termes viennent

d'être commentés.L'explication de la première dêfinition des affects, consacrée au

désir, se termine ainsi : < Par le terme de désir, je comprends n'im-porte quels élans, impulsions, appêtits et volitions qui, à proportion

des états variês d'un même homme, sont eux-mêmes variés et fré-

quemment même opposês entre eux, de telle façon que I'homme en

question est tiraillé en divers sens et ne sait de quel côté se toumer )

(cupiditatis nomine intelligo hominis quoscunque conatus, impetus, appetitus

et uolitiones qui pro vaia ejusdem hominis constitutione uarii et non faro

adeo sibi inuicem oppositi sunt ut homo dirtersimode trahatur et quo se vertat

nesciat). La versatilité et f instabilité des désin humains, qui en est I'es-

pect le plus manifeste, coincide avec la pennanence de la nature essen-tielle du désir qui, dans toutes ses formes, renvoie toujours à une

unique source : le conatus ou tendance à persévérer dans son être. Ainsi

est confirmée la double détermination du dêsir humain qui fait relever

celui-ci simultanêment d'une cause gênêrale et de causes particulières :

tous les conflits de la vie affective s'expliqueront à partir de 1à'

b / L'ùternative de la joie et la tristesse (proposition 70, proposi-

tion 11 et son scolie, défnitions 2 et 3 des ofral. - Le dêsir, qui entraîne

tous les mouvements de l'âme, quelles que soient les orientations sui-

vies par ceux-ci, constitue la figure centrale de I'affectivité; il est

même d'une certaine façon l'affect par excellence : en tant que tel ildoit se profiler en arrière de tous les autres affects particuliers, ceux-ci

apparaissant, par son intermédiaire, comme étant tous des expressions

de la même force primordiale qui pousse l'âme à persévérer dans son

être et qui leur communique son êlan. c'est donc à parrir de cette

notion que peut être effectuée une synthèse rationnelle de I'affectivité

t72 113

Introiluction : la naturels et élémentaires de la vie afectiue

Page 62: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 62/211

à /Ethique vie ffictive

à laquelle il restitue sa fondamentale unité en la soumettânt une foispour toutes à la détermination dynamique dts conatus. Toutefois, com-ment déduire à parrir de cette unique notion, en raison de I'univocitéde l'impulsion dont celle-ci rend compte, toute la diversitê conflic-tuelle des affects 9ui, ( à proportion des états variês d'un mêmehomme sont eux-mêmes variés et fréquemment même opposés entre

eux, de telle façon que l'homme en question est tiraillé en diven senset ne sait de quel côté se toumer D, pour reprendre les termes conclu-sifs de I'explication qui accompagne la première définition des affects ?

Ramener toute la vie affective au seul désir, c'est en simplifier le cours

de manière tellement radicde que sont du même coup supprimées les

médiations indispensables à l'analyse de son fonctionnement effectif.C'est la raison pour laquelle Spinoza ne limite pes eu désir la déduc-tion des affects primaires, mais, dans les propositions 10 et 77 du de

Afectibus, poursuit cette déduction, de manière à dégager deux autresfigures primordiales de l'affectivité, qui sont les sentiments de la< joie > (laetitia) et la < tristesse > (ristitia) 1. La complémentarité de ces

1. Que le désir constitue en quelque sorte la couche fondamentale de I'affectivité,dont joie et tristesse dérivent directement comme des expressions altematives, c'est ce

qui sera clairement 6rmulé, tout à la ûn du de Afectibus, dans la démonstration de laproposition 57. Voir ici p. 368, n. 1. Dans cette démonstration de la proposition 57,Spinoza explique que : < La joie et la tristesse sont les passions par lesquelles la puis-sance de chacun, c'est-à-dire le conatus qui le pousse à penévérer dans son être, est

accnre ou diminuée, assistée ou bridée. Mais per ce conatus qui pousse chacun à persê-vérer dans son être, pour autant que celui-ci est rapporté simultanément à l'âme et aucorps, nous comprenons I'appétit et le désir; en conséquence, lajoie et la tristesse sontprécisément ce désir ou appétit, c'est-à-dire ce qui constitue la nature même de cha-cun, en tant qu'il est augmenté ou diminué, assisté ou bridé par des causes extê-rieures. r Ainsijoie et tristesse se détnissent pâr rapport au désir, qui leur donne leurfond primiti{, en même temps qu'il leur communique son impulsion dynamique, tel

que ce désir est réalisé dans la<

nature ) (natura), ou<

puisance t(potentia),

ov conatus,par lesquels est déterminé l'être propre à chaque constitution individuelle. Mais, dans

la mesure où elles correspondent à des altérations de cette nâture ou puissance ds eona-

!rs, provoquées par I'intervention de causes extérieures, cette joie et cette tristesse

effectuent aussi en quelque sorte la transition entre la couche primaire et la couchesecondaire de I'affectivité : on pourrait dire qu'elles expriment dans les termes de I'af-fectivité primaire des événements qui, dans leur déroulement réel, sont d'emblée mar-qués par les caractères propres à I'affectivité secondaire.

Fonilements Jormes

deux nouvelles figures, qui sont caractérisées ensemble dans le cadre de

la relation polaire à I'intêrieur de laquelle elles apparaissent comme les

termes d,une alternative, installe dans l'étude de l'affectivitê, apptê-

hendêe sur le plan de sa constitution fondamentale, l'êlément déstabi-

lisateur d'incertitude nécessaire à la compréhension de sa dynamique

concrète, avec les variations et les antagonismes qui la caractérisent.

Qu'est-ce qui fait que l'âme, étant toujours dêsirante, c'est-à-direpré-

occupée en perrrranence par la nêcessité de persévérer dans son être, est

tentôt joyeuse tantôt triste, c'est-à-dire inclinée dans le sens d'une exal-

tation ou d'une restriction de sa puissance propre, ce dilernme donnant

sa perspective d'ensemble au champ à I'intérieur duquel se forment

tous ses autres effects pârticuliers ? C'est à I'examen de cette question

que sont essentiellement consacrées les propositions 70 et 17 du de

Afectibus.,La pràposition 9, qui vient d'être examinée, a trait à l'âme consi-

dérêe dans son rapport intrinsèque à soi, dont se déduit directement

son conatus ou désir, tel que celui-ci est issu de sa propre nature sans

rêfêrence à quoi que ce soit d'étranger à cette neture. Les proposi-tions 10 et 11, dêplaçant quelque peu le terrain de I'analyse, considè-

rent l'âme corune idée d'un corps, de manière à prendre en compte le

retentissement mental des aléas de la vie corporelle : c'est cette prise en

compte qui va pennettre de dêduire les deux nouvelles figures pri-

maires de I'affect que sont la joie et la tristesse. Naturellement ceci ne

signifie pes que le corps est la câuse de la joie et de la tristesse qui, étant

des affections de l'âme, doivent avoir leur source en celle-ci, en tant

prêcisément qu'elle esr idêe d'un corps dont elle ne peut être séparêe,

mais evec lequel elle mène une vie absolument commune' Ce qui

engendre la joie et la tristesse, c'est donc cette vie commune que l'âme

partage avec le corps, |e question êtant implicitement posêe, dès lors,àe savoir si cela a un sens de parler de joie et de tristesse indêpendam-

ment du contexte imposé par I'union de l'âme et du corps : il sera

répondu à cette question à la fin du de Libertale, lorsque Spinoza expli-

quera que l'âme peut être affectêe de joie, mais non de tristesse, alors

même qu'elle subsiste ( sans relation eu corps > (sine relatione ad cor-

114 115

naturels et éIémentaircs de la uie afectiue

Page 63: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 63/211

Intrcduetion à lE,thique : la uie ffietiue

pus)t'ot: plutôt ( sans relation à l'existence du corps > (sine relatione ad

corporis existentiam)2; il en résulte que, considérée au contraire dans les

conditions fixêes par cette relation, elle n'échappe pas à l'dtemative de

la joie et de la tristesse sur le fond de laquelle se dêroule pour I'essentielnotre vie affective, qui balance constemment entre ces deux pôlesextrêmes.

En ouverture de la déduction simultanée de la joie et de la tristesse,la proposition 10 développe une thèse radicale selon laquelle < une idêequi exclut I'existence de notre coqps ne peut être donnée dans l'âmemais est contraire à celle-ci >> (idea quae corytoris nostri existentiam secludit

in nostra mente dai nequit sed eidem est contraia), au sens où la notion decontrariété a été introduite dans la proposition 5 : c'est-à-dire que, au

cas où une telle idée se formerait dans l'âme, elle tendrait aussitôt à enêtre éliminée, en raison de la menace de destruction qu'elle fait pesersur sa nature même, menece contre laquelle l'âme doit aussitôt mobi-liser toutes ses forces, en vertu de la disposition qui est en elle à persê-vérer indéfiniment dans son être; c'est pourquoi on peut dire aussi que

cette idêe la < contrarie ), au sens usuel du terme. Cette thèse négativeet rêactive présente un corrélat positif, qui est énoncé dans la démons-tration de la proposition 10 : < Ce qui est premier et principal pournotre âme, c'est I'effort en vue d'affirmer I'existence de notre corps D

(primum et praecipuum nostrae mentis condtus est corpois nostri existentiam

afirmare). Et c'est dans I'espace de jeu ouvert entre cette exclusion etcette acceptation, entre cette négation et cette afirmation, que vont se

déployer toutes les variations de I'expression du conatus. Ceci signifieque l'âme ne subit pas passivement sa relation au colps, comme s'ils'agissait d'une contrainte unilatéralement imposée à laquelle elle nepourrait de toutes façons se soustraire : mais elle vit cette relation enprofondeur, en s'y engageant elle-même totalement et intimement, detoute la force et de tout l'élan de son corratus, qui la pousse simultané-ment à soutenir tout ce qui va dans le sens de I'affirmation de I'exis-

1. E,V, scolie de la proposition 20.2. E,V, scolie de la proposition 40.

Fonilements Jormes

tence du co{ps et à écarter tout ce qui va au contraire dans le sens

d'une négation de cette existence.

La dêmonstration de cette proposition, qui s'appuie sur le corollaire

de la proposition 9 du de Mente et sur le proposition 5 du de Afectibus,

procède d'un argument dont les prémisses sont apparemment logiques :

étant impensable que soit donnée avec I'idée du corps I'idée d'une chose

pouvant supprimer I'existence de celui-ci, lorsqu'une telle éventualitê seproduit, parce qu'il arrive au corps quelque chose de contradictoire avec

sa neture, dont llidêe est simultanêment formée dans l'âme, l'âme, en

tant qu'elle est l'idée du corps, doit rejeter absolument cette idêe coûune

incompatible avec sa propre nature, qu'elle menâce de dêtruire : en effet

l'âme n'a elle-même de réalité, en tant qu'idêe eppertenent à I'intellectinfini, que parce qu'elle enveloppe simultanêment f idée de tout ce qui

arrive à son objet qui est le corps; il est exclu en conséquence qu'elle

demeure indifiêrente à la perspective d'une destruction éventuelle de cet

objet, comme si celle-ci ne la concernait pas dans son être même' Et de

même, inversement, de tout ce qui peut favoriser I'existence du corps,

I'idée doit être accueillie positivement par l'âme avec la nature delaquelle elle s'accorde parfaitement.

Il faut croire cependant que ce raisonnement logique n'est pas toutà fait satisfaisant, puisque, à la fin du scolie de la proposition 11, Spi-

noza éprouve le besoin de revenir sur la démonstration de la proposi-

tion 10, < de manière à faire comprendre plus clairement pour quelle

raison une idée est contraire à une idêe >> (ut claius intelligatur qua

ratione idea ideae sit contraria), ce qui implique que le traitement logique

de cette question à la lumière dd seul principe de contradiction n'est

pas lui-même absolument clair, probablement parce qu'il simpliûe

abusivement le contenu de cette question. La nouvelle démonstration

proposée par Spinoza, qui fait en particulier appel aux propositions 17

et 18 du de Mente, est en effet beaucoup plus compliquêe : elle prend

en considération les conditions dans lesquelles l'âme forme naturelle-

ment des idées de ce qui arrive au corps, de manière indirecte, selon

des procêdures qui sont celles de l'imagination. L'âme a nécessaire-

ment des idées des affections du corps, par I'intermédiaire desquelles

116 t17

la vie affectiue Fonilernents naturels et fornes élémentaires de la uie afective

Page 64: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 64/211

Introiluction à /Ethique :

elle connaît le corps et se connaît elle-même, mais ces idées sont natu-rellement inadéquates en ce sens qu'elles ne donnent de leun objets

qu'une connaissance partielle et biaisée per repport à la nature effectivede ceux-ci : on comprend, dans ces condirions, qu'il soit dificile d'ap-pliquer à ces idées, coûune si cela allait de soi, un principe logiquecomme le principe de contradiction : car comment établir que ce

principe, qui vaut sans doute pour des idêes adéquates et bien formées,est aussi efficace lorsqu'il s'agit d'idées imparfaitement connues de

l'âme, à laquelle elles s'imposent en vertu de mécanismes complète-ment étrangers à la logique rationnelle?

Pourtant si on y réfléchit bien, on s'aperçoit que cette objectionn'est pas absolument dirimante : car de telles idêes, inadéquates dans

l'âme, ne le sont pas dans f intellect infini où elles sont réellement for-mées, l'âme elle-même n'en étant nullement l'auteur, mais seulementune sorte de spectateur et de témoin, ainsi que l'a implicitementconfirmê la rêfêrence donnée dans la démonstration de la proposi-tion 10 du de Afectibus ru corollaire de la proposition 9 dt de Mente.

Or c'est précisêment ce que Spinoza veut faire comprendre en repre-nant la démonstration de la proposition 10 dans le scolie de la propo-sition 11 : si la logique intervient dans la formation des idées par I'in-termédiaire desquelles l'âme prend connaissance des affections ducorps, ce n'est pas du tout pour I'aider à âire un tri entre celles quisont vraies et celles qui sont âusses, et conduire ainsi l'âme, à la

lumière d'un jugement éclairé par la logique, à âire subjectivementun choix entre ces idées, au bénéûce des premières et au détriment des

dernières; mais elle joue un rôle complètement objectif en identifiantde manière automatique, sans que l'âme ait elle-même à intervenir,celles de ces idées qui, dans l'intellect inûni, sont contreires à la nature

de l'âme et celles qui, au contraire, s'accordent avec sa nature : par làmême est aussi déclenchê immédiatement le mouvement par lequell'âme, sans même qu'elle en ait conscience, tend à éliminer les pre-mières et à conserver les secondes, non pas du tout parce qu'elie juge

les premières fausses et les secondes vraies, mais tout simplement parceque les premières lui causent du désagrément alors que les secondes au

contraire lui donnent du plaisir. Et c'est ainsi que la logique intervient

directement dans la vie de l'âme : non pas en y engendrant des

connaissances qui la mettraient sur le chemin de la véritê, mais en sus-

{ citant spontanément en elle des sentiments qui I'amènent à prendre

t pratiquement position, dans le sens de l'acceptation ou du rejet, vis-à-

vis des idées qu'elle a des affections du corps.

Ceci s'expliquepar le fait que la logique qui joue ici concerne, non

pas l'âme seule et ses opérations, mais l',âme et le colps simultanément :

c'.st la même < logique > qui fait que le corps rejette les affections qui luisont contraires et que l'âme supporte avec peine les idées de ces affec-

tions, qui lui sont intolérables et la dêpriment, alors que I'exaltent au

contraiie les idêes des aflections du corps qui vont dans le sens de la

conservation de celui-ci. Ces mouvements menteux, qui s'effectuent en

dehon d'une connaissance réelle de leur contenu dans l'âme, concernent

en effet < I'existence présente de l'âme > (mentis praesens existentia), c'est-

à-dire sa < puissance d'imaginer > (imaginandi potentia), par laquelle elle

afirme < I'existence présente du corps > (cotporis praesens existentia) oa

( l'existence actuelle du corps > (actualis corpois existentia). Ce quiest

enjeu ici ce n'est donc pas à proprement parler l'existence ou la non-exis-

terr.e du colps en tent que celles-ci feraient I'objet de |a part de l'âme

d'une connaissance objective I'amenant en conscience à prendre position

pour ou contre telles idées ou reprêsentations de choses : < La cause pour

iaquelle l'âme cesse d'affirmer cette existence du corps ne peut être l'âme

elle-même, ni même que le corps cesse d'être >> (causa cur mens hanc corpo-

is existentiam ffirmare desinit non potest esse ipsa ffiens nec etiam quod corpus

esse ilesinit).Car la cause pour laquelle l'âme affirme I'existence présente

du corps se trouve seulement dans sa propre existence présente, qui est

inséparable du pouvoir d'imaginer, donc de former au coup per coup

des idêes inadéquates : et c'est à mesure que se forment de telles idêes, etnon parce que le coqps lui-même a commencê ou va cesser d'être en rêa-

lité, que l'âme éprouve ces idées comme assimilables ou inassimilables,

contreires à sa nature ou en âccord avec elle. Ce que l'âme ressent dans

ces conditions qui lui sont fixêes par son existence présente n'a donc pas

sa cause en elle, ni non plus dans le corps, en tant que celui-ci, de par ses

r18 t19

lntroiluction à lT,thique : la uie afectiue Fondements naturels et élémentaires de la vie ffictive

Page 65: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 65/211

propres mouvements, exercerait sur elle une âction qu'elle n'aurait qu'àsubir passivement : mais cela s'explique seulement par le fait qu'âppe-raissent et disparaissent dens le cours de son propre régime mental des

idées que sa puissance d'imaginer connote positivement ou négative-ment, et déclare ainsi âvorables ou funestes, plaisantes ou déplaisantes,

selon qu'elles paraissent adaptées ou contraires à sa nature.

t L'"*irt.nce présente de l'âme est donc agitée en permanence de

mouvements à travers lesquels l'âme aftirme I'existence présente du

- colps en tant que celle-ci est affectée de variations. Or, explique la pro-position 11, ces variations vont dans le sens soit d'une augmentation soitd'une diminution de la puissance d'agir du corps, selon qu'elles favori-sent ou gênent les manifestations de cette puissance : corrélativement,l'âme doit ressentir que se propre puissance de penser est elle aussi dilatéeou rétrécie, selon que les idées des aflections du coqps qui se forment en

elle lui sont ou non contraires, au sens où la proposition 10 a exploitécette notion de contrariété. Dans tous les cas l'âme continue à affirmer

I'existence présente du colps en exerçentsa

proprepuissance

d'imaginer,mais elle affecte cette afiirmation d'un indice de variation allant dans lesens d'une expansion ou d'une restriction : et c'est ainsi qu'elle est

confrontêe à tout moment à I'altemative entre deux orientations de sens

contraire, dont I'une la tire du côté du maximum de l'a{firmation de sa

propre puissance, alors que I'autre la ramène au contraire vers le mini-mum. Mais il faut bien comprendre que, ni dans un cas ni dans l'autre,elle n'est cause adéquate de ces impressions qui s'imposent à elle suivantdes mécanismes qui lui échappent complètementl : il n'y a donc absolu-

1. C'est la raison pour laquelle la démonstration de la proposition 17 lait réfê-rence à la proposition 7 dtt de Mente, selon laquelle les idées s'enchaînent suivant la

même nécessité objective que celle qui lie les choses entre elles dans quelque genred'être auquel elles appartiennent, donc sans que l'âme ait en rien à intervenir dans lamise en place de ces enchaînements, dont la cause lui échappe complètement. C'est de

cette manière précisément que, selon la proposition 14 dt de Mente, L'àrne perçoitaussi les dispositions du coqps, au fur et à mesure des changements dont celui-ci est

affecté, sans avoir du tout à connaître les causes et donc la nature véritable de ces

changements.

formes

ment pas lieu de penser qu'elle serait davantage maîtresse d'elle-mêmelorsqu'elle est occupée à des sentiments qui l'exaltent que lorsqu'elle est

obsédée au contraire par des sentiments qui la dépriment. Car aucun de

ces états d'âme n'a en soi la garantie de sa stabilité, puisqu'il est empofté

dans le flux affectif ininterrompu qui balance sans cesse entre les deux

pôles extrêmes du maximum et du minimum.

Et, être joyeux ou triste, c'est cela et rien d'autre, expliquele

scolie de la proposition 11 : cela correspond uniquement au fait de

se sentir mentalement bien ou mal sans raison assignable, ou plutôt

de manière tout à fait indépendante des reprêsentations qui sont fac-

tuellement associêes à ces états d'âme dont elles ne constituent qu'en

apparence les motivations. Ces états d'âme expriment les < transfor-

I mations > (mutationes) asssociêes au fait que l'âme est sans cesse expo-

|sée à ( passer tantôt à une plus grande tantôt à une moins grande

perfection , (jo* ad majorem jam autem ad minorem perfectionem tran-

sire),Ia notion essentielle ici étant celle de ( passage > (transitio), sut

laquelle Spinoza reviendra avec insistance dans son explication des

dêfinitions 2 et 3 des affects. Dans tous les cas, ces transôrmationssont êprouvées comme des < passions >> (passiones), puisque l'âme

n'en est pas la cause adéquate mais les subit au fil de son ( existence

présente D, au cours de laquelle elle est complètement soumise aux

mécanismes de I'imagination.Ces sentiments, qui de nature sont fort vagues, peuvent être

éprouvês à des degrés d'intensité difÏérents et avec une ouverture

, mentale plus ou moins large. Le passage à une perfection plus grande,

] rapportê simultanément au corps et à l'âme pris dans leur intégralitê,I c'est o I'allégresse , (hilaritas), et, rapporté simultanément à l'âme et au

corps pris seulement dans une seule de leurs parties, privilêgiêe au

détriment des autres, c'est le < chatouillemeît >, (titillatio), qti corres-pond à I'excitation associée à la valorisation exclusive d'une partie de

leur fonctionnement; le passage à une perfection moins grande, rap-

porté simultanément au corps et à l'âme pris dans leur intégralité, est

la < mélancolte > (melancholia), et, rapporté simultanêment à l'âme et

au corps pris seulement dans une de leurs parties, privilégiée au détri-

t20 r21

Introiluction à l?thique : Ia uie affectiue Fondements naturels et formes élémentaires de la uie afectiue

Page 66: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 66/211

ment des autres, est la < douleur > (dolor)\. Mais toutes ces formes

variêes de plaisin et de peines, bien qu'elles difièrent entre elles, conri-nuent à se rattacher aux catégories fondamentales de la joie et de la

tristesse dont elles présentent diverses nuances sans altérer la constitu-tion fondamentale de ces affects.

Lorsque Spinoza reprend à la fin du de Afectibus la dêfrnttion de la

joie et de la tristesse, dans les dêfinitions 2 et3des

affects,il réutilise les

tennes qu'il avait déjà employés dans le scolie de la proposition 11 en

les modifiant quelque peu. Selon les termes du scolie, la joie est ( la

passion par laquelle l'âme passe à une plus grande perfection > et la

tristesse est ( la passion par laquelle elle passe à une moins grande per-

fection >; selon ceux qui apparaissent dans les définitions des affects, la

joie est < le passage de l'homme d'une moins grande à une plus grande

perfection > (hominis transitio a minore ad majorem perfectionem), la tris-

tesse est < le passage de l'homme d'une plus grande à une moins

grande perfection > (hominis transitio a majore ad minorem perfectionem)'

Dans les deux cas on retrouve I'idée de passage, qui est capitde; et,

associée à cette idée, on retrouve la représentation d'une réciprocitéentre deux mouvements qui sont symétriquement inverses I'un de

I'autre. On peut considérer que le fait que ces passages soient, dans le

premier cas, rapportés à l'âme et, dans le second, à l'homme, n'est pas

vraiment signiûcatif. Mais on remarquera que dans la reprise des

notions effectuée à la fin du de Afectibus, Spinoza. en parlant du < pas-

sage d'une moins grande perfection à une plus grande perfection > et

du < passage d'une plus grande perfection à une moins grande perfec-

tion >, a voulu faire mieux ressortir |e caractère essentiellement relatif

de ces états, qui, du fait de leur instabilité constitutive, ne peuvent

1. Selon I'explication qui accompagrre les définitions 2 et 3 des affects, ces formes

dérivées de la joiè et de la tristesse que sont, d'une part l'allégresse et le chatouille-

ment, d'autre part la mélancolie et la douleur, se rapPortent plutôt à des dispositions

corporelles, dont elles représentent le retentissement mental en minorant l'engage-

ment de l'âme dans la mise en place de ces dispositions. On pourrait dire invenement

que les affects de la joie et de ]a tristesse maximisent cet engagement, sans pourtant

dénouer la nécessaire corrélation du corporel et du mental.

revendiquer aucune valeur absolue. Il ne faut donc pas se laisser abuser

par la référence qui est faite ici à I'idêe de perfection : elle signifie que,

quelle que soit la marge de variation dont est a;ffectêe l'expression de

se propre puissance, l'âme maintient la conformité à sa nature sans

laquelle elle cesserait tout simplement d'être; mais elle ne signifie stric-

tement rien de plus : et en particulier elle ne veut pas dire que l'âme,

ayant atteint un degré accompli de rêalisationde sa propre nature'

bénêficierait du privilège de s'y maintenir, en êcartent toute perspec-

tive ultêrieure de changement, qui altérerait cette perfection'C'est précisément ce point que souligne I'explication qui accom-

pagne les définitions 2 et3 desaffects : < la joie n'est pas la perfection elle-

même > (laetitia non est ipsa perfectio), âu sens, si on peut dire, d'une per-

fection définitivement et parfaitement parfaite qui, ûxant les conditions

d'une complète stabilisation de notre rêgime mental, supprimerait du

même coup le champ à I'intérieur duquel joue la dynamique affective-

Lajoie est toujours un ( Passege > (transitio), et elle est toujours passage à

une perfection plus grande, c'est-à-dire passage d'une moins grande à

une plus grande perfection : elle correspond à la lettre à un état transi-toire, comme tel exposê en pennanence à un retoumement de tendance

du mouvement dont il constitue I'expression instantanêe, à moins que

ne soit trouvé le moyen de fixer I'orientation de ce mouvement' sans

interrompre celui-ci, dans le sens d'une progression indêûnie, dont rien

ne peut plus arrêter la marche en evant, et qui échappe ainsi à l'alterna-

tive de l'augmentation et de la diminution; or ceci n'est possible, expli-quera Spino ze àla fin du de Libertate, que si l'âme continue à vivre sans

relation à I'existence du corps, c'est-à-dire en cessant d'affirmer I'exis-

tence présente de celui-ci, donc échappe complètement au régime men-

tal de l'imagination, suivant lequel au contraire elle doit rester en per-

lmanence exposée à ce dilemme.Ceci, précise cette explication, est encore plus évident à propos de

la tristesse, qui ne peut pas être un état de moins grande perfection, car

il y a dans cette notion quelque chose d'intrinsèquement contradic-

toire : marquêe d'un coefficient négati{, une perfection cesse ipso Jacto

d'être une perfection et devient, à la lettre, une imperfection. La tris-

,l

iifr4i';tii

'r

&

r22 123

Introiluction à l€thique : la uie ffictive Fondements naturels et Jormes élémentaires de la vie afectiue

Page 67: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 67/211

tesse correspond seulement au passage à une perfection moins

grande : et c'est pourquoi elle ne consiste pas en une pure et simple

privation de perfection, donc en une imperfection, la notion de priva-tion êtant elle-même privée de sens1. Passer à une perfection moins

grande, ce n'est pas être privé d'une perfection plus grande, au sens

d'une lacune ou d'un manque qui indiqueraient à leur manière la prê-

sence en creux de l'état inverse, à travers sa négation même. La tris-

tesse est I'inverse de la joie, mais elle n'en est pas la nêgation absolue;

c'est-à-dire qu'elle n'est pas I'absence de joie, mais quelque chose de

tout âutre : un rétrécissement de la puissance de penser de l'âme, qui

la déprime momentanément, mais qui serait impensable sans la persis-

tance de cette puissance, dont elle continue de donner une expression

paradoxale. Ce que Spinoza veut âire comprendre en raisonnant

ainsi, c'est que, quelle que soit I'orientation de la variation dont elle est

affectêe, donc qu'elle soit joyeuse ou triste, l'âme continue dans tous

les cas à être animêe par la pression intime du conatus, qui du plus pro-fond d'elle-même la pousse à persévêrer dans son être, comme elle le

peut, dans les conditions qui lui sont imposées par son existencepré-

sente, c'est-à-dire dans le contexte de la vie corlmune qu'elle mène

avec le coqps. C'est pourquoi, écrit Spinoza, < I'affect de tristesse est un

ecte > (tristitiae ffictus actus est) : entendons un acte mental, dans lequel

l'âme s'engage totalement, dans le moment où s'effectue pour elle le

pessege d'une perfection plus grande à une perfection moins grande,

passege qui, bien loin de correspondre à une pause dans la pounuitedu mouvement par lequel s'effectue f impulsion fondamentale du

1. < La privation n'est rien > (priuatio nihil est), écrit Spinoza : il n'y a pas de

négation en soi, pouvant être pensée comme telle dans l'absolu, comme si elle étaitq,r.lq.t" chose et non pas rien. L'idée de négation ne Peut correspondre qu'à la repré-

sentation d'un rapport, par I'intermédiaire duquel elle est subordonnée à I'idée d'affir-mation, dont elle ne peut être complètement séparée. En d'autres termes, la réa-lité ne

peut être connotée négativement que sur le plan de ses relations extrinsèques, non en-e qui concerne sa constitution intrinsèque : la détermination, dans la mesure où elle

revêt la forme d'une négation, a un caractère relatif et non absolu. C'est précisément

cette thèse que développait la proposition 4 ût ile Afectibus.

conAhts, fait parrie intégrante de ce mouvement, qui est tout fait de ces

passages, que ceux-ci aillent dans le sens d'une augmentâtion ou dans

celui d'une diminution de la puissance de penser de l'âme, puissance

qui, de toutes façons, reste dans tous les cas, et par définition, la même.

Ainsi les < changements > (mutation"t) qn. l'âme ne cesse d'éprouver au

cours de sa vie affective, où elle est constamment en passage, donc

dans un état d'instabilitêpermanente, n'altèrent en rien la constance de

I'impulsion à persévêrer dans son être, qui est constitutionnellementinaltérable, et persiste imperturbablement à travers la suite de ces états

transitoires, que leur caractère intermédiaire rend fondamentalement

ambigus. La tristesse est donc un acte exactement de la même manière

que la joie est une passion : disons que toutes deux sont des actions-

passions, qui correspondent à des gradations entre ces deux pôles

extrêmes du plus et du moins, entre lesquels la vie affective, toute

consacrêe qu'elle est aux élans du désir, ne cesse d'être ballottêe. Ainsi

est mise en évidence une nouvelle ( constante > de cette vie affective,

qui est directement associêe aux incertitudes de l'existence Présente et

à leur retentissement simultanément corporel et mental : à tous lesmoments de celle-ci, nous sorrunes au rouet de l'augmentation et de la

diminution, pris dans l'altemative de la joie et de la tristesse, et

condamnés ainsi à ( passer > interminablement de I'une à I'autre.

Revenons pour ûnir au scolie de la proposition 11. Une fois

déduites les figures altemées de la joie et de la tristesse, suite à la

déduction du désir qui a été auparavent effectuée dans la proposi-

tion 9, Spinoza conclut : < En dehon de ces trois, je ne reconnais

I'existence d'aucun autre affect primaire : en effet je vais monffer dans

les propositions suivantes que les autres (affects) dêrivent de ces trois-

là > (reliquos ex his tribus oriri)l. Dêsir. joie et tristesse constituent les

1. Cette affirmation a manifestement un caractère polémique : elle remet en

question I'identification à laquelle Descartes avait procédé dans ses Passions de l'âne (ll,Ol; ae six passions primitives, comprenant, outre le désir, la joie et la tristesse, I'admi-ration, I'amour et la haine. Nous allons voir en effet que, au point de vue de Spinoza,

l'admiration, I'amour et la haine se situent sur le plan de I'affectivité secondaire.

124 125

Introduction â /Ethique : la uie ffictiue

Page 68: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 68/211

formes élêmentaires de la vie affective dans la mesure où ils doivent se

retrouver à I'arrière-plan de toutes ses autres manifestations sans

exception, et ceci quelle que soit leur complication apparente. Ces

manifestations, auxquelles vont être consacrés les développements

ultérieurs du de Afeaibus, y compris les deux ultimes propositions 58

et 59, où est introduite la notion d'affect ecti{, ne font qu'exploiter de

toutes les manières possibles, à travers une combinatoire particulière-ment sophistiquée, les éléments foumis par ces affects primaires, à par-tir desquels en conséquence peut être expliqué I'ensemble de cette vieaffective à laquelle ils txent ses enjeux fondamentaux, c'est-à-dire, en

dépit de I'artiûcialité manifeste des objectifs que poursuivent les

formes secondaires de I'affectivité, ses enjeux profondément naturels.

Dans I'ordre de l'affectivité, tout est en demière instance affaire de

désir, de joie et de tristesse, et rien d'autre.

CHÀPITRE 2

Les manifestations secondaires de l'affectivité

et la formationde la relation d'objet

(propositions 12 à 20)

Pour dêvelopper un point de vue rationnel sur I'ensemble de la vieaffective, ll falait, selon Spinoz ,lrîe fois déterminêe l',allure gênêrale

des actions et des passion, d.l'â-. (prop. 1 à 3), et après qu'a êté for-

mulé le principe universel du conatus (prop' 4 à 8), reconstituer ces

formes élêmeniaires de I'affectivité que sont le désir, la joie et 1a tris-

tesse (prop. 9 à 11) : ceux-ci sont proprement les < affects primaires >

qrri,"r,

pius prè, de la source vitale dont les mouvements de l'âme

tirent leur énàrgie et leur impulsion initiale, avec le degrê de puissance

qui leur est attaché, soutiennent tout l',édifice complexe des sentiments

el des passions auxquels, en dépit de la diversité et de la variabilité qui

les caractérisent, ils restituent une espèce d'unité, puisqu'on les

retrouve à chaque étape de leur histoire. Mais il faut bien comprendreque ces fo.-es élêmentaires, qui sont aussi ce qu'on pourrait appeler

i.s affect, généraux, ne se retrouvent jamais conune tels, à l'état pur'

dans le déroulement concret de la vie affective, où ils apparaissent seu-

lement combinés et mélangés, à l'intérieur de configurations particu-

lières qui les associent à d'autres éléments dont la nature ne relève pas

if

726 t27

Introiluction à /€thique : Ia uie afectiue Manifestations secondaires de I'ffictivité etformation de la relation d'objet

Page 69: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 69/211

du domaine propre de I'affectivité, principalement des représentationsd'objets. C'est pourquoi, ainsi que nous I'avons déjà suggêré en expo-sant le projet d'ensemble du de '4fectibus, ces affects primaires présen-tent une certaine analogie avec les ( corps les plus simples ,> (corpora

simplicissima), dont le concept appareît dans le développement du de

Mente intercalé entre les propositions 13 et 14, après l'énoncé deI'axiome 2, dans le cadre de l'exposition abrégée d'une physique génê-

rale des corps orgenisés : il s'agit d'abstractions rationnelles dont la sai-

sie est préalable à la comprêhension de la rêalité concrète, qu'ils per-mettent de restmcturer en la ramenant à ses éléments de base. Ce qu'ilfaut donc faire à présent, c'est dériver à partir de ces éléments la diver-sité complexe des formations affectives, telles qu'elles sont effective-ment éprouvées dans I'expérience, et que nous pourrions, par analogie

avec la formule < affect primaire > (ffictus primarius) utilisée par Spi-noza dans le scolie de la proposition 11, appeler des affects secon-daires : nous proposons de les nommer < complexes affecti$ D, pourmieux faire ressortir ce qui distingue ces formations dêrivées des

figures élémentaires de I'affectivité, à savoir précisément la complexitêconcrète de leur organisation qui est aussi la condition de leurdiversité.

A partir de la proposition 72 du de Afectibus,l'ana-lyse de I'affecti-vité développée par Spinoza franchit donc un seuil : elle passe sur unnouveau plan au moment où elle prend en considération un rype dequestion qui, dans le contexte des propositions prêcédentes, avait êté

laissê complètement de côté. En caractérisant les formes élémentairesde l'affectivité, Spinoza vient d'établir que, dans le dêroulement de la

vie affective, si diverses et si complexes qu'en soient les manifestations,tout est toujours en dernière instance affaire de dêsir, sur ônd de cona-

tus, donc de puissance, avec la variation de degrés imposée à la mani-festation de cette puissance qui est patagêe entre deux pôles, un mini-mum et un maximum, les mouvements qui la conduisent vers l'un ouvers l'autre étant accompagnés mentalement de plaisir ou de peine. Cedésir exprime la présence, au plus profond de chaque individu, d'uneimpulsion essentielle en vue de persévérer dans son être qui, prise ainsi

à sa source, ne se rapporte qu'à soi-même, indépendamment de la

référence à quoi que ce soit d'extérieur, qui confêrerait à cette impul-sion un caractère intentionnel, en la tirant ven des buts étrangers à sa

propre neture. Ceci constitue le point fort de l'analyse développée

précédemment par Spinoza : le désir, colrune expression mentale du

conatus, a suffisamment de force en lui-même pour enclencher et sou-

tenir tous les mouvements dont l'âme estanimêe, sans avoir besoin

d'emprunter à d'autres sources des motivations qui altêreraient le

carâctère complètement objectif et naturel de son élan; et c'est de là

qu'il tire sa détermination d'affect primaire. Mais à cela il faut ajouter

que, dans la réalité concrète du déroulement de la vie affective, le désir

ne se prêsente jamais à l'êtat pur, tel qu'il est issu de son impulsion

première, en rapport uniquement avec la puissance d'être qui s'affirme

en chacun de nous : et c'est prêcisément pour cette raison que la cons-

cience, qui ne le perçoit que par I'intermédiaire de ses effets, reste

généralement ignorante de sa vraie nature, telle qu'elle s'explique à

partir de sa câuse, cause qui se dérobe au premier abord à la saisie de

la conscience et demeure ainsi inconscientel. Or, sur le plan deses

manifestations concrètes, ce désir se prêsente de telle manière que sa

nerure essentielle est altérée, du fait qu'elle est associée à des représen-

tations de choses, nécessairement conscientes, qui ont elles-mêmes été

formées à partir d'autres sources, indêpendantes du conatus propre-

ment dit. En développent, à partir de la lecture de la première défini-

tion des affects, le thème de la double détermination du désir, nous

avons dêjà rencontré cet aspect essentiel de la rêalité affective, que

nous pouvons appeler la greffe reprêsentative du désir, qui fait passer

I'affect de sa forme primaire à sa forme secondaire, et est ainsi la

condition de la formation des complexes affectifs : le désir, qui est l'es-

sence de I'homme dans la mesure où il détermine en permenence

1. Sur le ônd, considéré dans son rapport à sa cause, le désir, qui est la base de

toute l'affectivité humaine, relève d'une détermination inconsciente : ce n'est qu'après

coup qu'il se manifeste à la conscience, comme désir de quelque chose considéré en

particulier.

'_$

t28 129

Introiluetion à /Tthique : la vie ffictiueManifestations secondaires de I'afectiuité et formation de la relation d'objet

Page 70: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 70/211

celui-ci à agir sous la pression de la nécessité, inscrite dans sa constitu-

tion même, de persévêrer dans son être, s'effectue, et accède à des

formes conscientes < en fonction d'une quelconque affection donnée >

(ex quacunque data afectione), quLi est quelconque précisément dans la

mesure où elle n'est pas elle-même déterminêe à partir de sa nature

spécifique, à laquelle elle est même pour une grande part indiflêrentel-

En bref cela veut dire que le désir, sur le plan de ses manifestationsconcrètes, est spontanêment polymorphe : on pourrait, en fonction de

circonstances données, désirer n'importe quoi en particulier, sans que

cela modifie en rien le principe fondamental et gênêtaI du désir lui-même, tel qu'il est naturellement issu du conatus, qui, en demière ins-

tance, constitue sa cause essentielle. Mais il reste que, dans les faits, le

désir impose à chacun sa loi dans le contexte fixé par une ou plusieurs

affections données, c'est-à-dire qu'on ne désire jamais simplement

dans l'absolu, mais on désire toujours des choses, et telles choses de

préfrrence à d'autres, le dêsir étant associé à ces choses dans des condi-

tions qui restent à préciser : c'est à l'élucidation de ces conditions que

va être consacrée la théorie des complexes afFectiG exposée dans lasuite de de Afectibus.

Le raisonnement de Spinoza procède donc de manière progressive,

en allant du simple au complexe et du gênêrù' au particulier, et surtout

en passant de la considération des causes à celle des effets : et c'est en

suivant cette voie qu'il prétend parvenir à une synthèse rationnelle de

I'affectivité, qui en reconstitue globalement le champ et met au jour le

principe d'organisation auquel est soumise la disposition de ses é1ê-

ments à l'intérieur de ce champ. Mais le mouvement de cette déduc-

tion rationnelle, s'il permet de comprendre comment le régime men-

tal de I'affectivité est produit et quelles sont les causes dont relèvent en

1. L'idée d'une double détermination du désir, exposée dans la première déûni-tion des affects, est absente du scolie de la proposition 9, où est seulement dêgagêe le

strete la plus profonde de sa constitution qui le rattache à l'impulsion dt conatus : il tfallu déployer tout le système de la vie affective pour parvenir à la déûnition com-plète du désir, expliquant dans quelles condiCions il devient conscient, par le biais de

représentations imaginaires.

dernière instance son fonctionnement, n'a rien à voir avec celui d'une

genèse empirique : et il ne faudrait surtout pas assimiler les êtapes de

ce raisonnement aux phases d'un processus de dêveloppement dont la

succession devrait s'inteqpréter, non en termes de priorité, mais d'an-

tériorité. Autrement dit les affects primâires, en dépit de leur caractère

primordial, ne sont pas des formes primitives de I'affectivité, qui appa-

raîtraient chronologiquement au dêbut du processus de maturation

propre à chaque individu, où ils se présenteraient d'abord isolément,avant d'être ensuite rêorientês ou remodelês dans le cadre de forma-

tions plus complexes élaborées à partir d'elles à une étape ultêrieure de

ce pÀcessus. Mais, dans la rêalitê effective de leur développement,

c,est toujours simultanément que sont constituêes les formes primaires

et les formes secondaires de I'affectivité qui, dans l'expérience, sont

toujours étroitement associées, au point d'être le plus souvent confon-

dues : seul le raisonnement pennet de les dissocier, en sériant les plans

de rêalttê auxquels elles appartiennent. En clair, cela signifie que Spi-

rloza ne propose pas, dans Ie de Afectibus, une thêorie du développe-

ment indiviJuelqui montrerait en pa1ticulier dans quelles conditions

s'effectue, sur le flan de I'histoire affective, le passage de l'enfant à

I'adulte : au moini tel n'est pas I'objet principal de son propos, dont la

perspective est stnrcturale avant d'être gênétique; et s'il est possible de

ieconstituer une genèse progressive des affects, c'est à l'intérieur du

cadre préalablement mis en place par cette êtude structurelle. L'élabo-

ration de la relation d'objet, dont les conditions vont être à prêsent

dévoilées, s'effectue en même temps que se produit la projection du

conatus dans la figure privilêgiêe du désir : mais, exactement contem-

poraine de celle-ci, elle renvoie néanmoins à de tout eutres sources,

à"rr, l" mesure où elle fait prêvaloir la loi de l'extêriorité sur celle de

I'intériorité. Telle va être la principale leçon de I'analysedéveloppée à

partir de la proposition 12 du de Affectibus-

Tels q.t. ttoot les avons vus préalablement se former, le désir, la

joie et la tristesse êtaient des affects purs, exprimant directement la-puisranc.

d'être qui est au fond de chaque existence individuelle et ses

variations : sans fixation sur des objets particuliers, ces affects étaient

130131

Page 71: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 71/211

{l,i]::ri:1,

iiIntroiluction à /tthique : Ia uie afective Manifestations seeonilaires de l'ffictiùté et formation de la relation d'objet

Page 72: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 72/211

Ë

It*t3r:

1;

qu'elle estime que celles-ci augmentent ou aident la puissance d'agirdu coqps.

La dêmonstration de la proposition 72 fait référence de manièreappuyée à la proposition 17 dt de Mente et à son scolie, qui onr expliquépar quel processus l'âme est amenée à < considêrer > (contemplai) deschoses extérieures, en se les représentant comme présentes, non pas

directement mais indirectement, par I'intermédiaire de la manière dontle corps dont elle est I'idée est lui-même affectê par d'autres colps : se

forment alon en elles les idées d'affections du coqps qui enveloppentsimultanément I'existence du coqps et celle des corps extérieurs par les-quels il est affecté, sans qu'il soit possible, de la façon dont ces idées sontformées, de démêler ce qui, en elles, revient au colps dont l'âme est

l'idée et aux âutres corps qui l'affectent. Or, explique la démonstrationde la proposition 72 dt de Afeaibus,la conêlation ainsi établie entre desreprêsentations de l'âme et des affections du corps joue dans les deuxsens : de même qu'elle fait comprendre comment l'âme est amenée à

considérer des choses corrune prêsentes, donc à se les représenter, dumoment que et au

moment où le corps est d'une certaine manière aft-ectéper ces choses, elle amène aussi à admettre que, lorsque l'âme se reprê-sente de telles choses, c'est-à-dire qu'elle les imagine, le corps dont elleest I'idée est lui aussi affecté d'une manière qui correspond à ces repré-sentations, parce qu'il éprouve une affection qui mêle à sa propre exis-tence celle des choses dont l'âme forme confusêment la représentation.A quoi il faut ajouter, comme I'a aussi montré le scolie de la proposi-tion 17 du de Mente qu'il peut très bien se faire, per ce même mécanismemental, que ( nous considérions comme présentes des choses qui ne sontpas >> (ut ea quae non sunt ueluti praesentia contemplemur) : alors notre coqps,dont l'âme est I'idêe, n'en est pas moins affectê de la même manière que

si ces choses étaient effectivement présentes et I'affectaient réellement. Ilsuffit donc que l'âme imagine des choses qui favorisent le développe-ment de la puissance d'agir de notre co{ps pour que, ipso facto, notrecoqps soit lui aussi effectê de la même manière, c'est-à-dire dans le sens

d'une augmentation de sa puissance d'agir, à quoi correspond en retourdans l'âme un sentiment de satisfaction, ainsi que I'a montré la proposi-

tion 11 du de Afeaibas : il est normal que l'âme se plaise ou se complaise

à de telles représentations qui, en I'absence même des choses auxquelles

elles font p.rrr.r, lui donnent de I'agrément par le fait qu'elles augmen-

tent la p.rirr"rr". d'agir du co{ps' et du même coup eugmentent aussi sa

propr.-prrissance de penser; et on comprend qu'elle favorise la forma-

iio' a.i.tt.s idées, donc qu'elle s'efforce le plus possible d'imaginer de

telles choses, ou encore, pour reprendre la formule qui apparaîtra dans la

dêmonstration du corollaire de la proposition 15 du de Afectibus, qu'elle< dêsire les imaginer > (imaginai cupiat) : en effet, selon les termes dans

lesquels est repris le contenu de la proposition 12 dans la dêmonstration

d. i" proporition 28, ( nous imaginons que cela conduit à lajoie > (ad lae-

titiam conducere imaginanut).De ce raisonnement, il faut surtout dégager la leçon suivante : ce

qui, dans tous les cas, nous donne de I'agrément, ce ne sont pas les

Àor", elles-mêmes, mais les représentations que nous en avons, telles

qu'elles sont nanrrellement élaborées par les mécanismes de I'imagina-

tion. Comment en effet des choses extérieures pourraient-elles directe-

ment agir sur notre âme et faire impression sur elle, au point de I'ame-

ner à les rechercher, si ce n'est.par I'intermédiaire des idêes de ces

choses telles que celles-ci se forment dans l'âme, en la présence comme

en I'absence à. .., choses elles-mêmes ? C'est donc I'imagination qui

oriente prê{êrentiellement l'âme, et la puissance de penser qui est en

elle, rre.s la reprêsentation de certaines choses, que, âvec toute 1'énergie

dont elle est àpable, elle s'efforce d'imaginer, c'est-à-dire de se reprê-

senter cofiune présentes, en formant autânt qu'elle le peut les idées de

ces choses, parce qu'elle trouve dans cet effort une stimulation pour

elle-même et pour le colps dont elle est l'idêe'l

1. À la fin du ile Afectibus, Spinoza, sans d'ailleun faire référence à la proposi-tion 13, reprendra à .roui"au ".tt"

idé., en en soulignant un aspect un peu diftérent'

J"", i" ptô*ltion 54, selon laquelle < l'âme s'efforce d'imaginer ces choses seulement

qoi poàoi r" propre puissan.. a,"gi, , (^r ea thntufi imaginai conatur quae ipsius

)[rrâ; e"*oti"à pinu"î1. Il est clair que la présence. de ces idées, auxquelles elle réserve

"?.trrtfu"-."t,., préfur"rr..r, ,.rrfor." simultanément la puissance d'agir du corps'

suivant le mécanisÂe décrit dans la démonstration de la proposition 13.

134 135

Page 73: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 73/211

Introduction à lEthique : la uie ffictive ManiJestations secondaires de t'afectivité etformation de la relation d'objet

Page 74: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 74/211

secludat)I. Cette dernière considêration réintroduit une dimension tem-porelle dans les opérations de I'imagination, conformément à la nature

de celle-ci qui la porte constitutionnellement à travailler dans la durée :

même si, comme I'explique le corollaire de la proposiaon 77 du de

Mente, elle peut fictivement perpétuer la représentation de choses qui

ont une fois affecté le corps, alors même que celles-ci ne I'affectent plus

au moment où elle les représente corlme prêsentes, elle ne peut nêan-

moins le faire que si, dans le même temps, ne sont pas aussi données des

idées de choses excluant la représentation de ces demières. En effet

l'âme, qui imagine pour âutant qu'elle afûrme sa propre existence pré-

sente et en même temps celle du coqps, ne le fait qu'au coup par coup,

1. Curieusement, cet énoncé du ile Mentefait intervenir, là où on attendrait celle

de l' < affection > (alfectio),1a notion de l' < a{fect > (afeetus), alon que celle-ci ne sera

introduite et déûnie qu'au début ù,t de Afectibus. Etant donné que, dans la démonstra-

tion de cette proposition 77 ùt de Mente,la formule qui tgure dans son énoncé et est

exploitêe dani lJdémonsrrarion de la proposition 13 du ile Mente, < jusqu'à ce que le

corps soit affecté d'un affect qui exclueI'existence de ce colps ), ne fait I'objet d'au-

cune justification, cette occurrence anticipée de la notion d'affect paraît assez mysté-

rieuse, et on ne voit pas ce qui peut la justifier. En fait, cette énigme commencera seu-

lement à être résolue dans le scolie de la proposition 1 du de Seruitute, à la {in duquel

le contenu de la proposition 17 du ile Mente est interprété de la manière suivante :

< Sans doute il arrive, lonque à tort nous craignons quelque mal, que notre crainte se

dissipe à I'audition d'une nouvelle vraie; mais, en sens inverse, il arrive également,

lorsqn" nous craigrrons un mal qui doit certainement venir, que notre crainte se dis-

sipeàussi à l'audition d'une nouvelle fausse; et en conséquence, si les imaginations se

dissipent, ce n'est pas par la présence du wai en tent que vrai, mais pârce que d'autres

imaginations se présentent, plus fortes que les précédentes (aliae occufunt iisJoftiotes),

qui excluent I'existence présence des choses que nous imaginons, ainsi que nous

liavons monrrê par la proposition 77 dela partie II. I A partir du moment où des

< imaginations > (imaginationes,) s'affrontent dans des conflits de force, par l'intermé-diaire desquels elles interviennent sur la puissance de penser de l'âme, de manière à

I'entraîner dans un sens d'une diminution (ce qui se passe lonqu'elle est assiégée parcertaines appréhensions) ou d'une augmentation (ce qui se passe au contraire lors-

qu'elle est libérée de ces appréhensions), on peut considérer que ces imaginations agis-

r.ttt .r, tant qu'aIfects, c'est-à-dire comme des affections mentales jouant sur des difté-rences d'intensité de la puissance d'agir, selon la déûnition 3 du ile Afectibus. Unaffect, c'est une affection en tent qu'elle est dotée d'une certaine force par laquelle elle

agit en même temps qu'elle < affecte t (dficit).

dans des circonstances donnêes, d'une manière qui ne garantit aucune

permanence à ses représentetions : celles-ci, même lorsqu'il s'agit de sou-

venirs, sont toujours subordonnêes aux conditions d'une actualité et

donc sont essentiellement instables. Lorsque l'âme est assiégée par des

idées qui lui déplaisent, perce qu'elles colrespondent à une diminutionde sa puissance, sa versatilité naturelle la conduit donc automatiquement

à se retoumer vers ces autres idées qui excluent les premières, et au

besoin à forger de telles idées de toutes piècesl ; et, suivant cette voie, elleva se mettre de toutes ses forces à imaginer les choses que ces autres idêes

représentent, en se les rappelant par un effort instinctif de mémoire. Et

du même coup, elle ve en conséquence, ainsi que I'explique le corollaire

de la proposition 13, se détoumer, et ceci non moins instinctivement, de

la reprêsentation des choses qui correspondent à une diminution poten-

tielle de se propre puissance et corrélativement de celle du corps. A cela

il faut encore ajouter que cette répugnance n'est pas seulement théo-

rique, mais se dêveloppe simultanément à trevers un schème d'action,

tendant à détmire les choses que représentent ces idées, ou tout au moins

à les < éloigner de nous > (a nobis arnovere), selon la leçon de la proposi-

tion 13 dêgagée dans la démonstration de la proposition 28, qr:jy associe

les termes utilisês à la fin du scolie de cette proposition 13.

L'amour et la haine, explique le scolie de la proposition 13, c'est

précisément cela, ( et rien d'autre > (et nihil aliud), et il est manifeste

qu'en utilisant cette dernière formule Spinoza entend per-dessus tout

désacraliser ces deux sentiments, dont on fait tant d'histoires, et les

ramener à la stricte rêaIitê des mouvements mentaux âuxquels ils cor-respondent. L'amour, c'est l'élan du conatus, Pour autent que celui-ci

se dirige expansivement, donc joyeusement, dans le sens d'une maxi-

misation de la puissance d'être qu'il exprime' accompegné de la repré-

sentation d'une cause extérieure,suivant une opération de montage

1. < Imaginer ), au sens d'inventer, c'est ce qu'exprime le verbe comminkci, que

Spinoza utilirÉ en fieu et plece d'imaginai dans la démonstration du troisième corol-

la^ire de la proposition 2j du de Afeetibus, pour rendre compte du contenu de la

proposition 13.

138 139

Introduetion à /tthique : Ia uie alfectiue Manifestations secondaires de l'afeetiuité et formation de la relation d'objetx*r

Page 75: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 75/211

manifestement factice, qui donne I'illusion que la chose vers laquelle

pousse cet élan est effectivement la cause du mouvement qui tend vers

elle, alors que ce mouvement a d'abord sa cause, indépendamment de

cette chose, dans la force essentielle du désir, plus ou moins artitciel-lement greffêe, à I'insu même du < sujet > de cet affect, sur la reprêsen-

tation d'une chose comme présente, représentation dictée en fait par

l'imagination qui dêcide en totalitê de son contenu. Et ainsi nous

n'aimons et ne haissons que des choses imaginaires, auxquelles nousavons occasionnellement attaché nos désir, nos joies et nos peines, sans

que cet attachement soit nécessairement déterminé par une cause

intrinsèque.

C'est précisément sur cet espect que revient I'explication qui

accompagne la déûnition 6 des affects, où Spinoza reprend I'idêe que

< I'amour est la joie accompagnée de I'idée d'une cause extérieure ))

(amor est laetitia concomitante idea causae externae). Ce qui est premierdans l'amour, c'est le sentiment de joie sur lequel il se fonde, sentiment

qui a son siège dans la puissance de penser de l'âme, et nulle part ail-leurs; est accessoire, annexe puisque proprement < annexée >, la reprê-sentation d'une chose aimêe qui accompegne ce sentiment de joie, et

qui vient en quelque sorte s'ajouter à lui de I'extêrieur, restant entendu

que cette adjonction est strictement contemporaine de l'expression du

sentiment fondamental sur lequel elle vient se greffer : premier, acces-

soire, sont ici à entendre, bien sûr, au sens de déterminations structu-relles simultanées, qu'il n'y a pas lieu de dissocier en les déployant dans

le temps d'une genèse empirique.A cette définition de I'amour, Spinoza oppose la conception tradi-

tionnelle selon laquelle < l'amour est le volonté de l'amant de s'unir à

la chose aimée > (amorem esse voluntatem amantis se jungere rei amatae)I,

conception qui, prenant d'abord appui sur la référence à la volontê

1. Telle est précisément la conception de I'amour développée par Descartes dans

ses Passtors de l'âme (1I,79).

subjective de I'amant, restitue à ce sentiment une dimension intention-

nelle : l'amour présente alors I'allure générale d'une tendance qui tire

vers un objectif dont la dêtermination, préalable à son mouvement,

constituereit réellement la cause, ou plutôt, comme on dit, le moti{ de

celui-ci; et ainsi, dans une telle perspective, c'est en vertu d'un juge-

ment porté per I'amant sur la nature de la chose aimée, et qui lui fait

appréhender celle-ci comme aimable, qu'il lui serait librement attaché.

or une telle manière de voir met proprement les choses à I'envers,et elle fait de I'amour quelque chose d'incomprêhensible, dont la Éa'-

litê obscure est ainsi monstrueusement dotée de pouvoin exorbitants,

complètement disproportionnês par rapport à sa vraie nature : elle

présénte comme la cause de I'amour ce qui n'en est tout au plus qu'un

.ff.t, o.r, dit Spinoza, une propriétê dêrivée de son essence' Si I'amant

veut s'unir à la chose qu'il aime, c'est précisément pârce qu'il I'aime,

en vertu de |a joie, c'est-à-dire du sentiment d'une exaltation de sa

propre puissance d'être qu'il êprouve avec l'accompagnement de le

iepiéserrtation de cette chose sur laquelle l'élan de soî conatus s'est fixê

occasionnellement: et prétendr. q,r'il I'aime parce qu'il veut s'unir à

elle, c'est introduire dans la carâctérisation de ce sentiment la notionmême de la chose à définir, et s'enfermer dans un cercle vicieux, de

manière à rendre dêûnitivement impossible une connaissance ration-

nelle de cet affect. Pour reprendre la formule ênoncêe à la fin du scolie

de la proposition 9 drt de Afeuiâzs : < Nous ne nous efforçons vers une

chose, ne la voulons, ne I'appôtons ni ne la dêsirons parce que nous

jugeons que cette chose est bonne; meis au contraire si nous jugeons

qul.lle est bonne, c'est parce que nous nous efforçons vers elle, la vou-

làns, l,appétons et la désirons. > A quoi nous pouvons à présent ajou-

ta. r ,ror5 n'aimons pas une chose parce que nous jugeons qu'elle est

bonne, mais nous jugeons qu'elle est bonne parce quenous I'aimons.

Qu,est-ce donc que cette volonté de s'unir à la chose aimée qui est la

propriété de I'amour, c'est-à-dire, non pas du tout sa câuse, mais une-fo*.

caractéristique de sa manifestation ? Ce n'est certainement pas la

volonté au sens de < I'assentiment ) (consensus), issu d'une < délibération

de I'esprit > (animi deliberatio) et donnant lieu à < une libre dêcision > (libe-

&ffiii.ri|:

;#.s

Ëts

:{x

140 t41

Introiluction à l€thique : Ia uie ffictiue Manifestations seconilaires de I'afectivité et fotmation de la rclation d'objet

Page 76: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 76/211

rum decretum) : tout cela, rappelle Spinoza, est de I'ordre de la pure < fic-aon> (fictitium), einsi que cela a êté dêmontrê dans les dernières proposi-tions du de Mente. Ce n'est même pas le < désir de s'unir soi-même à la

chose aimée > (cupiditas sese jungendi rei amatae), dont I'urgence est aigui-sée par son absence, ni non plus celui de < continuer à bénéficier de sa

présence >> (perseverandi in ipsius praesentia),lonque celle-ci est effective :

car, explique Spinoza, on peut très bien aimer sans cela, c'est-à-dire sans

prendre en considération intentionnellement le fait que la chose qu'onaime soit objectivement présente ou absente, puisque de toute façon, ce

qu'on aime, ce n'est pas la chose mais la représentation imaginaire qu'onen a, représentation qui peut très bien se former en I'absence même de la

chose dont elle ne figure jamais la réalité que fantastiquement, dans la

forme ambiguë d'une présence-absence. La volontê de s'unir à la chose

aimée n'est donc rien de tout cela, mais elle correspond seulement à la

conscience que nous avons des bênéfices que nous procure la présence de

la chose aimée, prêsence apaisante, au sens del'dcquiescentia, affectstabili-sateur dont la notion joue par ailleurs un rôle important dans la suite de

l'Ethiquel. Par la satisfaction êgoï'ste que ce sentiment nous procure, la

joie, c'est-à-dire la jouissance penonnelle de notre propre puissance

d'être, qui constitue le fond de notre élan amoureux, (( est fortifiêe >

(roboratur) ou ( est entretenue > (fovetur), au sens où on entretient la

flamme d'un foyer qui est dêjà dlumé. Cette < volonté > se situe ainsi

dans le prolongement d'un mouvement qu'elle n'a pas elle-mêmecontribué à enclencher. Ceci nous ramène à la thèse de départ : nous

n'aimons pas une chose parce que nous soûlmes animés du désir ou de

I'intention de nous unir à elle, mais si nous avons effectivement ce pro-jet, c'est parce que, cette chose, de fait, nous I'aimons, pour des raisons

qui n'ont rien à voir avec sâ neture intrinsèque, et la connaissance que

1. Selon la proposition 27 dt de Libertate, la pratique de la connaissance du troi-sième genre, qui conduit l'âme à I'arnour intellectuel de Dieu, forme ultime de la béa-titude, développe < la sérénité de l'âme la plus grande qui peut être donnée > (summa

quae ilai potest ,nentis acquieseentia). Cette sérénité, ce sentiment d'apaisement, sontatteints eu terme du processus par lequel l'âme effectue son union, non plus avec telleou telle chose particulière, mais avec la nature tout entière.

nous pourrions avoir de celle-ci, ni non plus avec la force essentielle qui

,roo, àit t"rrdre vers elle, et qui a sa source' non en elle, mais en nous' On

ne pourrait guère aller plus loin dans le sens d'une dêmystiûcation de ce

,"n^ti-.nt qrri, dit-orr, mène le monde, et surlequel on a fixé une grande

partie des intêrêts humainsl. Et lorsque Spinoza écrit, dans l'explication

àe h septième définition des affects, qui, à propos cetce fois de la haine,

reproduit ces mêmes considérations, que ces choses < sÊ perçoivent aisê-

--.rr, n (facile percipiuntur), cette remârque ne va pes sans un certain esprit

de prorrocation, tant la conception ici proposêe de I'amour, et complé-

merrtai..ment de la haine, est à I'opposé des opinions qui courent ordi-

nairement sur ces sujets.

2 | LES I\4ÉCANtStr'tES DE L'ASSOCIATIONET DU TRANSFERTfttropositions 74, 75, avec son corollaire et son scolie,

et 16, défnitions I et 9 des afects)

Dans la réalité concrète de leur dêveloppement, les affects primaires,

tels qu,ils sont issus de notre nature profonde, s'accompagnent donc de

,.prêrent"tions de choses extêrieures, et c'estparce qu'ils entrent dans de

teùes combinaisons, à partir desquelles se forment les complexes affec-

1. Il faut savoir néanmoins que cette démystitcation prépare à long terme la

réhabilitation de ce senriment, telli que celle-ci sera effectuée à la ûn du ile Libertatu,

àJ ipn"r" introduit le thème de l'autre âmour, arnour véritable, dont celui qu'on

vienide caractêrisern'est que l'ombre déformée et dérisoire : celui-ci consiste en une

.joi. p,rr. libérée de la ionsidération p"'nculière d'une cause extérieure; il est

i' u"r,ooo,

de Dieu > (amor Dei),"o

,.rr, à. I'amour que nous portons à une < chose >

qui a cessé de nous être extérieure, arnour qui est celui-là même par lequel cette

n'chose >r s'aime infiniment en nous ; un tel sentiment, qui coihcide avec I'acte mental

par lequel ( nous sentons et expérimentorui que nous sommes étemels ,r, se caractérise

p"r l"-f"it qu'il est complètement dépenonnalisé et désintéressé' sans cesser pourtent

à'ê.." .r' affect, c'est-à-dire un élan de l'âme dans lequel celle-ci s'engage totelement.

t42 r43

Introduetion à /tthique : Ia uie afectiue Manifestations secondaires de l'afectiuité et formation de la relation d'objet

Page 77: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 77/211

ti$, qu'ils nous poussent irrésistiblement vers ces choses sur lesquelles

notre désir s'est une fois fixé, dans des conditions qui nous font croireque ce sont celles-ci qui nous attirent pour elles-mêmes, et que nous les

aimons, à moins qu'au contraire nous ne les hai'ssions. Comment s'opère

cettejonction du désir et de la représentation de choses extérieures, qui,âpparemment, est au fond de toutes nos emours et de toutes nos haines,

étant entendu qu'elle n'est commandée nipar la nature intrinsèque du

désir ni parlarêahtê propre de ces choses ? La réponse à cette question est

donnée dans le corollaire de la proposition 15 : < Par cela seul que nous

avons considéré quelque chose avec un affect dejoie et de tristesse dontcette chose même n'est pas cause efiiciente, nous pouvons aimer cette

chose ou I'avoir en haine > (ex eo solo quod rem aliquam ffictu laetitiae vel

tistitiae cujus ipsa non est causa eficiens contemplati sumus eandem amare vel

odio habere possumus). C'est donc de manière purement occasionnelle, du

seul fait que nous avons une fois associê un affect dejoie ou de tristesse à

la considération d'une chose en particulier, en dehors de tout lien causal

eflectif entre la nature de chose en question et l'affect ainsi relié à l'idée

de cette chose, que nous devenons par la suite en position d'aimer ou dehaïr cette chose, donc factuellement disposés à son êgard dans un sens

attractif ou répulsif, sans qu'il soit nécessaire, pour exPliquer cette dispo-

sition, de faire intervenir d'autres déterminations, ce lien occasionnel

suffisant amplement à cette explication. C'est donc avec une extra-ordinaire facilité, sans raison sérieuse sur le fond, de manière totalementimpulsive, et à la suite d'événements enciens qui nous ont marqués sans

même le plus souvent que nous en eyons conscience, que, la plupart du

temps, nous entretenons à l'êgard de certaines choses des relations affec-

tives en fonction desquelles nous orientons pratiquement nos conduites

en décidant que ces choses sont ou non dignes d'être recherchêes, donc

désirables ou indêsirables. Et la facilité avec laquelle se nouent de telsattechements fait à la fois leur force et leur faiblesse, car s'ils tendent

ensuite à perpêtuer à l'identique I'influence qu'ils exercent sur nous, c'est

en restent définitivement marqués par la fragilitê des conditions dans

lesquelles ils se sont noués, qui justifie leur versatilitê : attachê incidem-ment à une chose, un sentiment peut aussi bien se déplacer de proche en

proche vers la considération d'autres choses, pourvu que celles-ci aient

été elles aussi, en d'autres occasions, associées à la première. Ce sont donc

les mécanismes de l'association et du transfert qui, à eux seuls, permet-tent de comprendre comment se met en place ce que nous avons appelê

la relation d'objet, à travers laquelle les aflects primaires, désir, joie et

tristesse, directement expressi{b de notre nature dont ils sont issus, se

fixent êlectivement, à l'extérieur d'eux-mêmes, sur certaines choses de

manière à orienter nos préfêrences affectives, et ceci, bien sûr, sur unfond d'arbitraire, d'instabilité et d'incertitude.

Cette explication, qui montre comment se forment les aflects

objectaux, fait intervenir des conditions temporelles qui lui confèrentl'allure d'une genèse : parce que ( nous avons considêrê > (contemplati

sumus), au passê, certaines choses en associant à la représentafion de

celles-ci des affects dejoie et de tristesse, cette association tendra par la

suite à perpétuer ses effets en se reproduisant, au prêsent, dans des

formes comparables. C'est donc qu'il y a une mêmoire affectivel, dont

tous nos attachements sont tributaires, dans la mesure où ils consistent

à revivre indéfiniment dans le prêsent des événementsqui ont eu lieu

une fois au passé et qui continuent à hanter obsessionnellement nos

comportements. L'objet de la proposition 14, à laquelle il faut revenirà présent pour comprendre à la suite de quel raisonnement est dégagée

la conséquence formulêe dans le corollaire de la proposition 15, est

précisément d'adapter à I'analyse rationnelle des affects la théorie de la

mémoire, elle aussi fondée sur le principe de I'association, qui a êté

développée dans la proposition 78 du de Mente dont la référence inter-vient dans la démonstration de cette proposition 14 du de Afectibus.

1. Ce thème de la mémoire affective a déjà été abordé dans la proposition 13, où

Spinoza explique qu'une impulsion irrésistible nous force à nous< rappeler > (recor-

dai) les idées des choses qui repoussent celles par lesquelles nous sommes momentané-

ment dérangés : instinctivement, nous puisons dans certains souvenirs inscrits au plus

profond de nous-mêmes pour ressusciter des idées qui nous protègent contre des

agressions intempestives, que nous ne pouvons pas supporter. La mémoire intervientici au service de I'affectivité : mais nous allons voir à présent, dans les propositions 14

et suivantes, qu'elle s'intègre complètement à son fonctionnement dont elle devientainsi l'élément constitutif.

-pà

$ïrî

144 145

lntroduction à lEthique : la vie alfectiue Manifestations seconilaires de I'afeetiuité etfotmation de la relation d'objet

Page 78: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 78/211

Pour suivre le raisonnement de Spinoza, il faut revenir aux grands

traits de cette théorie de la mémoire, telle qu'elle a êtê dênvêe par Spi-

noza de l'analyse de la perception des choses extêrieures : et pour cela

il faut reprendre de manière un peu détaillêe le contenu des proposi-

tions 16, 17 et 78 du de Mente, avec leurs corollaires et leurs scolies.

Selon la proposition 16 du de Mente, l'âme ne perçoit les corps

extérieurs que per l'intermédiaire des affections du corps humain dontles idées se forment automatiquement en elle, sous forme d'affections

mentales qui obéissent aux mêmes règles de composition que les affec-

tions corporelles auxquelles elles correspondent : il s'agit en consé-

quence d'idées inadéquates qui représentent simultanément plusieun

choses à la foisl, le coqps dont l'âme est l'idée, d'une part, et, d'autre

part, le ou les coqps dont, à I'occasion, lui-même est affectê, et ceci

selon l'ordre commun de la nature, c'est-à-dire au hasard des rencon-

tres, en vertu d'une simple nécessitê de fait; et, ainsi que le souligne le

second corollaire de la proposition 16 du de Mente, dans ces représen-

tations complexes, domine la part qui conceme la constitution même

du corps par l'intermédiaire duquel l'âme, qui est I'idée de ce co{ps,

perçoit les coqps extérieun, cette constitution jouant ainsi le rôle d'une

espèce de ûltre à travers lequel sont sélectionnées et transmises les

informations en fonction desquelles sont élaborées les reprêsentations

de choses, qui ainsi, plutôt que ces choses elles-mêmes, reprêsentent la

constitution du corps par I'intermêdiaire duquel ces choses sont

connues.Selon la proposition 17 dt de Mente2, ces représentetions spontâ-

nées, qui sont tout sauf des peintures muettes sur un tableau, s'accom-

pâgnent hallucinatoirement de jugements d'existence concernant les

1. On peut parler à cet égard de vériables complexes percepti8.

2. Il e dêjà été âit référence à cene proposition er à son scolie dans les démons-

rrarions des propositions 12 et 13 ùt de Afeetibu.s. Rappelons que l'énoncé de cette

proposition ittt ôdoit déjà la notion d'affect par anticipation, dans des conditions que-rro*

"rro*eu I'occasion ici de préciser en cornmentant la proposition 73 du de Afec'

tibus, cÎ. ici note 1, p. 138.

choses représentées, de telle manière que, selon le corollaire de cette

proposition 17, <<l'àme pourïa considérer cornme s'ils étaient présents

à.rio.pr extérieurs par lesquels le coqps humain a été une fois affecté,

même-ci ceux-ci n'existent pas ou ne sont pas prêsents > (mens cory)ora

extema a quibus corpus humanum senel afectum fuit quamuis non existant

nec praesentia sint contemplai tamen poteit uelut praesentia essent). Da;ns

ces conditions |'âme admet sâns la discuter, c'est-à-dire proprement

< considère ) ou ( contemple > (contemplatur), l'existence ou la présencede corps extérieurs dont la nature est enveloppée par I'idée d'une cer-

taine affection du colps, sous la seule condition que le corps ait êté

occasionnellement affectê per ces corps extérieurs. Il sufiit donc que le

coqps humain ait été une seule fois affectê par un autre co{ps pour que

la perception ou idêe de cette affection se reproduise indétniment,

"rr..poot seul support I'impression de cette affection conservée par le

corps humain lui-même. La démonstration de ce corollaire décrit le

processus purement mécanique par lequel cette impression corporelle

se forme et se conserve, en s'incolporant en quelque sorte à la consti-

tution du corps humain, et ceci par le jeu réciproque des parties fluides

et des parties molles de son organisation, telles qu'elles ont été prêcê-demment dêcrites dans le troisième des postulats consecrês à la nature

du corps humain, dans le cadre du dêveloppement intercalé entre les

propositions 73 et 74 du de Mente: les modifications de la masse céré-

brale provoquées par les mouvements de I'influx neryeux1, mouve-

1. Spinoza explique, dans le scolie de la proposition 17 du ile Mente, que < il peut

,e âi." que cela arrive en raison d'autres causes ) (fei potest ut hoc alik de causis eontin'

gat) . ll ist donc parfaitement conscient du fait que I'explication qu'il propose a seule-"-"nt

otr caractèie provisoire; mais il déclare s'en contenter, pour les besoins du rai-

sonnement, dans la mesure où elle ne peut s'écarter absolument, ou du moins être

complètement en contradiction avec I'explication véritable, celle-ci restant encore à

t oorr.r: son hypothèse n'est-elle pas en aJcord avec les données de I'expérience, telles

que celles-ci lui sont accessibles ? Nul ne saurait reprocher à Spinoza de n'avoir su

anticiper les progrès de l'anatomie et de la physiologie céÉbrales : et-il faut admirer

"o.orrt

"ir.lia prudence, avec laquelle il avance cette explication fondée sur de gros-

sières approximations, dont il relonnaît pafaitement les insufrsances, cf ici-même

note 1, p. 47.

t46 t47

Introduction à /Ethique : la uie ffictive Manifestations seconilaires de I'afectiuité etformation de la telation d'objet

Page 79: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 79/211

ments eux-mêmes infléchis selon une nouvelle trajectoire par I'action

du corps extérieur qui a momentanément affectê le corps humain, sur-vivent à cette intervention ponctuelle, et crêent ainsi les conditionspour que ces mouvements se reproduisent ( souvent > (saepe), donc se

répètent à plusieurs reprises mécaniquement, de manière complète-ment automatique; et en conséquence ces impressions, qui peuvent

constamment être réactivées par les seulsmouvements internes du

corps humain, d'une manière qui n'est plus provoquée mais sponta-

nêe, tiennent lieu, en I'absence même du corps extêrieur qui a été au

dêpart l'agent de leur formation, d'objet pour une idée dans l'âme,

idêe qui s'accompagne de la même présomption d'existence décrite

dans la proposition 17. Ainsi, l'âme pourra contempler des corps en

leur absence ( comrne s'ils êtaient présents > (velut praesentia essent).

Insistons sur le fait que ce mêcanisme n'a pas pour condition la rêpéti-

tion de L'acte pat lequel s'est une fois formée I'impression corporelle,

et avec elle I'idêe dans l'âme d'une affection donnée du corps, et n'a

pas non plus pour condition I'habitude issue de cette répétition, puis-

qu'une seule fois suffit pour que l'impression soit inscrite et retenuedans la constitution du corps et pour que, corrélativement, l'âme

maintienne spontenément I'idée de cette impression au fur et à mesure

que celle-ci reproduit ses effets dans le corps, et ceci jusqu'à ce qu'elleen soit expressément empêchée par la production d'une autre affec-

tion, plus forte que la précédente à l'égard de laquelle elle joue coruneun véritable affect, et par la formation concomitante de I'idée de cette

nouvelle affection dans l'âme1.

Cette reconstitution provisoire des mêcanismes de la perception,

qui sont inséparables du fonctionnement d'une véritable mémoireinvolontaire, pennet de comprendre comment ( il peut se faire que

nous considérions des choses qui ne sont pas cornme si elles êtaient

1. Pour Spinoza, comme pour Bergson, l'âme et le colps conservent indéûni-ment la mémoire intégrale de ce qui leur est arrivé antérieurement, et rien n'empê-

cherait que cette mémoire soit à tout moment réactivée, si n'y faisaient obstacle les

conditions de I'existence présente.

présentes >> (fieri potest ut ea quae non sunt veluti praesentia contemplemur),

selon les termes du scolie de la proposition 17 : cela s'explique par le

fait que la perception est dans tous les cas f idée d'une affection du

colps, et n'est absolument pas I'idée propre de la chose qu'elle est cen-

sée représenter ou qu'elle fait < considérer >, en ce sens qu'elle enve-

loppe la nature de cette chose en même temps que celle du corps dont

l'âme humainequi est sujet de cette représentation est f idée, et du

même coup admet implicitement l'existence de la chose correspon-

dant à cette neture. Le âit de percevoir hallucinatoirement des choses

qui n'existent pas, et de les percevoir comme existantes, dans des

conditions telles que l'idêe qui en est ainsi formée est indissociable du

jugement par lequel leur existence est amrmée et reconnue' n'e donc

rien d'exceptionnel; les premières lignes du scolie de la proposi-

tion 17, après avoir dêgg.gê cette thèse, la précisent ainsi : ( coûrne

cela se fait souvent > (ut saepefit). Ceci est même la forme courante,

normale, de la perception que nous avons des choses : le fait que nous

les percevions enveloppe l'affirmation de leur existence, mais cette

afirmation spontanée est totalement indépendante du fait qu'ellesexistent ou non. Elle dêpend seulement du fait que sont conservées

dans le corps certaines impressions ou ( images de choses >> (rerum ima-

gines) mxquelles correspondent des affections mentales qui peuvent

être réactivêes à volonté, lonque I'occasion s'en présente : c'est prêci-

sémenr ce qu'explique la proposition 18 da de Mente, en posant les élé-

ments fondateurs d'une thêorie de la mémoire.La proposition 18 reprend la thèse introduite dans le corollaire de

la propositio n 17 en considérant le cas où le corps a été une fois affecté

simultanément pâr plusieurs choses : dans ce cas, l'âme perçoit aussi

ces choses simultanément, alors que ces choses sont complètement diÊ

férentes, et n'ont aucune relation entre elles, sinon par le fait qu'en unecertaine occasion elles ont effectê notre co{ps en même temps : ainsi la

nature propre de ces choses, et le lien de ressemblance qui pourrait en

dériver, n'intervient pas dans la formation d'une telle association, qui

est absolument contingente dans la mesure où elle dêpend seulement

du hasard d'une rencontre dont le corps humain a conservé la trace'

r48 r49

Introduction à lEthique : Ia uie ffictive Manifestations seconilaires de I'afeetivité et formation de la relation d'objet

Page 80: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 80/211

Selon le scolie de la proposition 18, c'est précisément ce qui expliqueles phénomènes liés à l'exercice de la mémoire : celle-ci < n'est riend'autre qu'un certain enchaînement d'idées impliquant la nature de

choses qui sont extêrieures au corps humain, enchaînement qui se âitdans l'âme selon I'ordre et l'enchaînement des affections du corps

humain > (est nihil aliud quam quaedam concatenatio idearum naturam

rerum quae extra corpus humanum sunt inuolventium, quae in mente

fitsecundum ordinem et concatenationem ffictionum corytois humani). Se rap-peler quelque chose, c'est, sans rien savoir de la nature de cette chose,

nature qui n'est même pas exposée à être oubliée car elle n'a jamais eu

à être connue, reproduire mentalement la même association qui a étê

une fois inscrite dans le co{ps : cette reproduction a lieu automatique-ment lorsque s'effectue à nouveau la rencontre du corps avec l'un seul

des êléments de cette association; I'affection qui résulte de cette ren-contre ayant êtê, dans I'histoire passée du corps, liée à d'autres affec-tions, sa reviviscence entraîne celle de ces autres affections, que la pre-mière tire automatiquement à sa suite, et l'âme du même coup doit

aussi percevoir ensemble toutes les choses dont lesidées de ces affec-

tions enveloppent la nature, sans qu'il soit nécessaire pour cela que ces

idées fassent du tout connaître cette nature. En d'autres termes, la

mémoire n'est pas dépendante de la conscience de la durée, qu'elleprécède et même prépare, car son processus s'effectue non pas dans le

temps mais dans I'espace, proprement en rapport avec la configurationspatiale du corps qui fixe une fois pour toutes en les enregistrant toutesles traces de son histoire passêe : c'est la mémoire spontanêe liée, au

présent, à I'exercice de la perception qui pennet de comprendre com-ment se construit, par une sorte de projection rétrospective, et en rap-port avec la vie du corps, la reprêsentation de la durée. Et ainsi le

temps passé, qui n'est jamais complètement perdu, se rêvèle, si I'onretoume cet effet de perspective, n'être que du temps retrouvé.Il faut insister sur le fait que cette faculté spontanêe d'associer des

reprêsentations, qui est concomitante dans l'âme à celle qu'a le coqps

de lier entre elles des affections se repportant à des choses difÏérentes,sous la seule condition qu'elles I'aient une seule fois impressionné

ensemble, n'a rien d'intellectuel et de réfléchi, en ce sens qu'elle ne fait

aucune place au raisonnement. C'est pourquoi, dans le scolie de la

proposition 78 ùt de Mente, Spinoza distingue ces enchaînements de

,.p.ér.rrt"rions, qui sont contingents dans leur principe initial, de

< I'enchaînement des idêes qui se fait selon I'ordre de I'intellect, suivant

lequel l'âme perçoit les choses par leurs premières causes' et qui est le

-ê-.po,r, ior$ les hommes >> (concatenatio idearum quae ft secundum

ordinem intellectus quo res per primas suas causas mens percipit et qui inomnibus hominibus idem est). La rêgularité des liaisons rationnelles que

I'intellect effectue ectivement entre les choses, parce qu'il forme des

idêes de celles-ci qui, au lieu simplement d'en impliquer la nature, la

font connaître en |a rapportant à ses causes, d'une manière nécessaire,

régularitê qui en consêquence s'impose de la môme façon à tous,

relè.re de conditions complètement diftrentes de celles qui expliquent

la formation de ces associations spontanêes, dans lesquelles l'âme

semble suivre passivement le corps, non en ce sens qu'elle subit une

action qu,il exercerait sur elle, mais parce qu'elle forme ses idêes sur le

même modèle qui régit circonstanciellement, selon |'occasion des ren-

contres, les combinaisons entre les affections du coqps : c'est ainsi que

la représentation d'une même chose peut être, selon les individus' asso-

ciêeà d'autres reprêsentations évoquant des choses de natures complè-

tement différentes : en voyant la trace du sabot d'un cheval, un Peysan

pensera spontanément à ses labours, un soldat à des batailles, etc.l.

Alors que les enchaînements rationnels effectués par l'intellect ne

1. L'exemple utilisé par Spinoza à la fin du scolie de la proposition 18 du de

Mente est particulièrem"ni intéressant, dans la mesure où il semble lui-même reposer

sur une association mentale implicite : ici, la < dace > (uestigium), avant d'être incorpo-

rée par le sujet percevant sous la forme d'une impression corporelle, existe en dehors

a. tri, l-pri,,'ée sur le sol, à la manière d'une chose indépendante, distincte_ à la fois

d..on p.opr. corps et du corps extérieur qu'elle évoque (le sabot drr cheval, le chevallui-mêÀe, et, de Àl en aigui[é, n'importe quoi pouvant d'une manière ou d'une autre

être rapporté à ces imagei de chosesi. Pour la perception et ses représentations imagi-

,r"ires,'àm-" po.rr b témoire qui est une forme dérivée de la perception, tout n'est

que signes, signis de signes, sans que rien ne vienne interrompre définitivement cette

Àaîne"rignin;ttte, ni n-e la ûxe distinctement sur une seule chose déterminée par les

conditioÀ de sa seule nature : dans le monde de l'imagination, tel qu'il est constitué

1

,i'iif,t

$t:,

îi

r50 L5'.l

Introduction à /€thique : la uie ffictiue Manifestations secondaires de I'ffictivité etformation de la relation d'objet

Page 81: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 81/211

dépendent pas de circonstences particulières; et en consêquence, ils nepeuvent susciter une projection rétrospective débouchant à terme surun sentiment de la durêe : mais ils se produisent, sub specie aetemitatis,

coûlme des vêrités étemelles.

Nous pouvons à prêsent revenir à la proposition 14 du de Afecti-bus, qui se contente de reporter le contenu des analyses précédentes de

la notion d'affection sur celle d'affect, cette demière notion ayantd'ailleurs déjà été introduite per anticipation dans l'énoncê de la pro-position 77 &t de Mente. Exactement de la même façon que sontconservées les associations entre représentations ou idées de choses quiont été formées à I'occasion de rencontres passées du corps dont l'âmeest I'idée avec des corps extérieurs, se maintiennent aussi les liaisons

entre des affects provenant de sources diftêrentes, pourvu seulementque ceux-ci aient êté une fois associés : < Si l'âme a êté une premièrefois affectée simultanément per deux affects, lorsque, par la suite, I'unquelconque d'entre eux viendra à l'affecter, elle sera aussi affectêe par

par les mécanismes de la perception et de la mémoire, il n'y a de place que pour desinterprétations.

Les automatismes liés à la pratique du langage, que nous avons déjà eu I'occasiond'évoquer en étudiant le scolie de la deuxième proposition du de Afectibus, s'expli-quent de la môme manière : pour que ceux-ci fonctionnent, il suffit que le colpsmémorise I'association entre une image visuelle de chose (une pomme par exemple)et une image sonore (ce qu'on entend en prononçant le mot < pomme r) n'ayant elle-même aucune relation intrinsèque avec la nature de cette chose; l'âme enchaîne alonde la même façon les idées de ces affections. Ces enchaînemenB sont relativementûxés à I'intérieur du système d'une langue donnée, par lequel ces associations, au lieude se nouer au hasard des rencontres, sont conventionnellement admises et trens-mises : mais cette pennenence ne s'impose que dans les limites de ce système endehon duquel elle cesse d'être reconnue. Et, dans le cadre de cet usage commun, ilreste toujours loisible à chacun d'attribuer aux mêmes mots des valeun diftêrentes, si

cela lui convient. Ici encore, du fait de I'arbitraire des signes du langage, tout relèveen demière instance de I'interprétation. On dirait à la limite que le monde de la per-ception est lui-même ordonné coûlme un langage : ceci révèle le peu de valeurrationnelle que Spinoza consent à reconnaître aux enchaînements verbaux du langage,dont la signification est toujoun circonstancielle, et ne peut être ûxée de façon déûni-tive, chacun devant toujours entendre le sens des mots à sa manière, selon sa propreexpérience individuelle, telle qu'elle se conserve dans la constitution du corps.

l'autre > (si mens duobus afectibus simul fficta senelfuit, ubi çtostea eorum

alterutro aficietur aficietur etiam altero), Une fois qu'un affect est entré

dans le montage d'un complexe affectie n'importe quel élément de ce

complexe permet de le réactiver, suivent le même mécanisme que

celui qui commande spontanément l'association des idées, indépen-

damment d'une saisie rationnelle de leur contenu, donc en tant que ces

idêes sont des purs produits de I'imagination. La démonstration de la

proposition 14, en même temps qu'à la proposition 18 du de Mente,

faitrê{erence eu second corollaire de la proposition 16 de cette même

partie de I'Ethique, dont elle reprend la leçon de la manière suivante :

< Les imaginations de l'âme indiquent les affects de notre colps davan-

tege que la nature des coqps extérieurs > (mentis imaginationes magis nos-

tri corytois ffictus quaffi corporum externorufr, naturaffi indicant), alors que,

à la letfre, le corollaire en question énonçait cette thèse à propos de < la

constitution de notre corps l> (corporis nostri constitutio). Ceci signifie

que la constitution du corps retient êgalement la marque des affects,

c'est-à-dire des variations d'intensité de sa puissance d'agir, dont il a

été une fois affecté,variations qui se reproduisent à I'identique dans

l'âme : il suffit donc que ces variations se reproduisent, ou soient sim-

plement suggérêes par association, pour que l'âme à nouveau soit aussi

entraînêe dans le même sens. Or ces variations, qu'elles se produisent

réellement ou qu'elles soient reproduites hallucinatoirement, sont

< indiquées )) par nos imaginations, qui, davantage qu'elles ne repré-

sentent des événements extêrieurs tels qu'ils ont eu lieu, évoquent les

échos de ces événements pour la constifution de notre colps dont ils

ont affecté la puissance d'agir; et ce sont ces échos que les < imagina-

tions > ressuscitent à |'occasion. Dans la suite du raisonnement, cette

proposition 14 intervient seulement dans les dêmonstrations de la pro-

position 15 et de son corollaire et de la proposition 76 : elle n'a doncd'autre objet que de préparer la mise en place de ces énoncés, dont les

enjeux sont capitâux pour le théorie de l'affectivité.

La proposition 15 ênonce une thèse radicale, dont le caractère est

manifestement provocateur : ( (Jne chose quelconque peut être par

r52 153

Page 82: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 82/211

Page 83: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 83/211

Page 84: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 84/211

Introiluction â /tthique : la vie afectiue Manifestations seconilaires de l'afectivité etformation de la relation d'objet

Page 85: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 85/211

qui se règlent uniquement sur des critères imaginaires, procèdent d'asso-ciations arbitraires qui, une fois nouées, peuvent se transfërer analogi-quement d'un objet sur un eutre, par une sorte d'insidieuse contagiondont la logique nous échappe complètement. Et c'est ainsi que, selon lescirconstences, nous pouvons être amenés à aimer ou à haiï n'irnportequoi. La proposition 77 tielaconséquence extrême de cette situation deprécarité propre à la mise en place des complexes affectifi : rien dans

aucune chose ne la destinant spécialement à être considêrée par aucun denous coûrme désirable ou indésirable, rien non plus n'empêche qu'unechose quelconque ne devienne à la fois objet d'amour et de haine, et cecipar un simple concours de circonstances, lorsque interfèrent de manièreaberrante les procédures de l'association et du transfert qui viennentd'être mises en place; et bien évidemment, si cela se produit, cela nousplace dans une situation impossible, situation de crise qu'on peut direpathologique dans la mesure où elle perturbe complètement le foncrion-nement de notre rêgime mental. Cette perspective fait planer une cons-tante menace sur I'ensemble de notre vie affective, qu'elle expose en per-manence au risque de cette collusion de I'amour et de la haine, avec

toutes les possibilités indéfinies de retournements et de conflits que celaimplique, et surtout avec l'incertitude dont sont par là entachêes toutesnos inclinations : cer comment s'ettacher sans arrière-pensée à des chosesà propos desquelles on soupçonne qu'on pourrait aussi bien les avoirsimultanément en dégoût ? Or ce cas extrême fait ressortir un cerectèreessentiel de notre constitution affective : la polarité de ses mouvements,partagés entre deux orientations de sens inverse, est l'indice d'une fonda-mentele âmbivalence, qui, en âit, marque potentiellement tous nos êtats

affectifl, en nous installant à chaque moment, passionnellement et passi-vement, dans une insupportable situation d'amour-haine : ne sachantjamais au juste pourquoi nous aimons certaines choses, sinon pour des

raisons imaginaires, nous pouvons très bien être amenés à découvrir quenotre amour coincide avec de la haine, à moins qu'il ne soit porteurd'une inévitable dérive qui va le conduire vers le sentiment contraire, endehon d'un repère stable auquel l'arrimer définitivement.

L'énoncé de la proposition 77, qui exploite une idée déjà évoquée

dans le scolie de la proposition 16, se situe dans le prolongement direct

de la proposition précédente, dont il dêveloppe jusqu'au bout la

logique : < Si, au sujet d'une chose qui ordinairement nous affecte

d'un affect de tristesse, nous imaginons qu'elle présente une certaine

ressemblance avec une autre qui ordinairement nous effecte êgalement

d'un grand affect de joie, nous aurons cette chose en haine et en même

temps nous l'aimerons > (si rem quae nos tistitiae afectu aficere solet ali-quid habere imaginamur simile altei quae nos aeque ffiagno laetitiae ffictusolet aficere, eandem odio habebimus et simul amabimus)l . Etant donnê que

I'affectivité n'obéit qu'aux seules règles de I'imagination, elle est par là

même entraînêe dans d'insolubles contradictions : les raisons pour les-

quelles la représentation d'une chose est associée à un affect de tristesse

sont arbitraires, non moins que celles qui nous font estimer qu'il y a de

la ressemblance entre cette chose et une âutre sur laquelle, pour des

raisons elles aussi imaginaires, nous evons fixé un affect de joie. Etainsi, explique la démonstration de la proposition 17, de la manière

dont l'imagination enchaîne les affects et les reprêsentations, rien ne

s'oppose à ce que nous considêrions cette même chose avec de la tris-tesse et aussi de la joie, c'est-à-dire que nous la trouvions en même

temps aimable et haïssable. Il y a là un effet purement mécanique des

procédures qui, indépendamment d'une intention délibérée et raison-

née, commandent la formation des complexes affectifs. Et ce dérapage

peut à tout moment se produire.Le scolie qui accompagne la proposition 17 revient sur la démonstra-

tion de celle-ci en apportant une prêcision supplêmentaire : laformationdu complexe qui associe deux affects de sens contraire vient d'être

déduite < à partir de causes qui sont, en ce qui concerne I'un des affects,

cause par soi, et, en ce qui conceme I'autre affect, cause px rccident > (ex

1. Dans la démonstration de cette proposition, la formule magno laetitiae afectu

est reprise sous la forme magno laetitiae eonamine, qu'on peut traduire < avec un grand

élan de joie r. Ceci est I'unique occurTence dans toute |'EthQue du rare terme conatnen,

pris comme équivdent d'afeetus, et qui replace directement cette dernière notion dans

la mouvance, dans la lancée, pourrait-on même dire, dt conatus'

:,q

#

i

,*

160 t61

Introiluction à /€thique : Ia uie afectiue Manifestations seeondaires de l'afectivité etformation de Ia relation d'objet

'a'l

*L

Page 86: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 86/211

causis quae yter se unius et per accidens alteius ffictus sunt causa). Et Spinoza

ajoute ce commentaire : <J'ai procédé ainsi parce que de cette manièreces ceuses pouvaient être plus facilement déduites à partir des proposi-tions prêcédentes D (quod ideofeci quiafacilius ex praecedentibus deduci pote-

runt) ; rl;rais cela ne veut pes dire qu'elles ne puissent être expliquéesautrement, et que le phénomène en question ne ( tire générdement sa

source d'un objet qui soit cause efficiente de I'un et l'autre arffect > (ple-

rumque oiri ab objecto quod utriusque ffictus sit eficiens causa). Ceci veutdire que, dans l'énoncé de la proposition 17, Spinoza a pris en compte unces extrême, poussant à I'absurde les conséquences d'une situation ordi-naire qui est celle à laquelle revient le scolie. Qu'est-ce qui distingue ces

deux hypothèses ? Selon la première il y a collusion entre deux affects desens opposé, dont l'un trouve dans I'objet auquel il se rattache se cause

efficiente, en ce sens que I'objet est cause < par soi > de cet affect, alon quel'autre n'a sa cause dans cet objet qu'accidentellement. Mais il peut très

bien se faire, c'est même ce qui arrive le plus souvent, et c'est précisé-ment le cas de figure illustré par la seconde hypothèse, eue I'un et l'eutreaffect aient dans l'objet en question leur cause non pas accidentelle maisefficiente ou ( per soi r. A première lecture, on est étonné de la manièredont cette distinction est présentée : selon la proposition 16 et son corol-laire, I'affect ne se rattâche-t-il pas dans tous les cas à son objet demanière accidentelle, sans que celui-ci constitue se cause eficiente, puis-qu'il n'y a rien dans quelque objet que ce soit qui, en nature, le rendedêfinitivement désirable ou indésirable ? Qu'est-ce qui autorise alors à

affirmer que, lorsque se produit le phénomène de la contrariété affec-tive, les deux affects qui entrent dans la composition de ce complexeaffectif conflictuel, ou bien I'un seul d'entre eux, peuvent avoir dans

I'objet auquel ils se rattachent leur cause efficiente ? Revenons à l'ênoncé

de la proposition 17 : il commence par présenter un affect de tristesse rat-tachê ordinairement à un objet, et si I'on comprend bien, c'est dans ce

cas que I'objet est cause < par soi > de l' < affect >; ensuite il montre com-ment, par contamination, parce que l'objet en question paraît ressem-

bler à un autre objet qui ordinairement nous donne de la joie, cette joieest artificiellement transférée sur le premier objet, qui est alors cause

< par accident > de cet affect dont le second objet serait lui-même cause

u par soi >. Le premier affect procède d'une association directe alors que

le second pro.èd. d'une association indirecte par transfert, pat laquelle

I'objet sur lequel se fixe I'affect est considêrê analogiquement, comme

,"prér.nt"nt d'un autre, et non pour lui-même' La leçon de la proposi-

tion 16 et de son corollaire n'est pas du tout intrmée par cette analyse,

qui introduit seulement dans son contenu I'idée de degrés d'accidenta-

lité : lorsqu'un objet considéré pour lui-même est I'occasion d'un êlan

affectif, on peut dire qu'il en est la cause efûciente, même si ce n'est

qu'une apparence, alon que, lonqu'il dêclenche un tel mouvement par

pro.rrr"tiott ou Per délégation, on dira que c'est seulement accidentelle-

àerrt qu'il en constitue la cause. Mais ici la seconde expérience joue en

quelque sorte le rôle d'un révêlateur à l'égard de la première : en faisant

.,roir, â I'o.""sion d'une situation de crise, que I'affect peut se txer encore

plus accidentellement sur un objet que cela ne se produit ordinairement,

.n. f"it davantage ressortir, sur ce cas exceptionnel, I'universalité des

conditions d'accidentalitê imposêes de manière générale à la fixation de

I'affect sur un objet. onpeut considérer qu'ici le pathologique explique

le normal, dont il met davantage en relief certains aspects'

En quoi consiste au juste la situation ordinaire examinée dans le

scolie de la proposition 77? C'est celle' très fréquente, où un même

objet, considete .tt lui-même, cause simultanêment < par soi > (per se)

de ta 3oie et de la tristesse. Cela s'explique, précise Spinoza, per la

comple"ité du corps humain, qui fait qu'un même corps extérieur

peut simultanément affecter plusieurs de ses parties composantes' et

ceci de manière contradictoire : < Le corps humain est composé de

plusieurs individus de diverses netures, et c'est pourquoi il peut être

itrectê par un seul et même corps de diverses manières > (corpus huma-

num ei plurimis diuersae naturae individuis componitutatque adeo ab uno

eodemqui cofpore plurimis diuersisque modis potest ffici)' C'est ainsi que

nous nous irritons qu'une rose nous pique au moment même où la

suavitê de son odeur nous enchante, ce qui conGre aussitôt à notre

sentiment un caractère équivoque, doux amer, et oriente notre com-

porrement à l'êgard de I'objet considéré à la fois dans le sens de l'évi-

T,*m

iii:l

ir,*.&vt.â:

ry

162 163

Page 87: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 87/211

Introiluction à ltthique : la uie ffictiue Manifestations seconilaires de I'afeetiuité etformation de la relation d'objet

Page 88: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 88/211

une chose alon'Qu'ont été réunies toutes les raisons nécessaires pourqu'on la déteste : et, I'argument développé dans la propositio n 77 valantafortioiportrle cas symétrique de celui que celle-ci analyse, étant donnéles conditions dans lesquelles ils se sont formés, il n'y a pas davantage destabilité dans les sentiments joyeux que dans les sentiments tristes, pourautant qu'ils sont attachés à la considérarion de choses particulières. Ilreste néanmoins que Spinoza a choisi, pour exposer le thème de I'ambi-

valence affective, le cas où une tristesse se double dejoie, et non celui oùune joie s'altère en se colorant d'amertume : serait-ce qu'il y a quandmême dans la joie quelque chose de plus fort et de plus stable que dans latristesse, qui la protège contre ce risque de retoumement ? La manièreextrêmement ramassée dont le contenu de cette question est exposé dansla proposition 17 et dans son scolie, permet seulement de la poser, maisne donne guère le moyen d'y répondre.

Dans le scolie de la proposition 17, Spinoza entreprend êgalement decaractériser l'état mental qui correspond au fait que ( un seul et mêmeobjet puisse être cause de plusieun affects contradictoires > (unumidemque objectum posse esse causdm multorum contrariorumque afectuum).

Lonque cela se produit, l'âme ne sait plus de quel côté se toumer, et setrouve don plongêe dans une disposition de < confusion mentale , (flut-tuatio animi), qui révèle son profond désarroi : elle ne sait plus ce qui esraimable ou harssable dès lon qu'elle est entraînée à aimer et à hau à la foisune même chose, sans bien savoir pourquoi. ce trouble est à I'affectivitéce que < f incertitude > (dubitatio) 1 est à I'imagination : er aussirôr aprèsavoir fait cette remerque, Spinoza ajoute que ( entre la confusion men- .

tale et I'incertitude il n'y a de diftêrence iu'en plus er en moins D (r?ec

animifluctuatio et dubitatio inter se dffirunt nisi secundum majus et minus),letrouble affectif éant la forme exacerbêe des formes plus courantes d'hé-sitation qui accompagnent ordinairement le

coun de I'imagination. Ensuggérant ce rapprochement, Spinoza fait référence au scolie de la pro-position 44 du de Mente, qui exploite les enseignements des proposi-

1. Nous traduisons ilubitatio par < incertitude r pour disting'er ce terme deilubium, utilisé par aillsun par Spinoza, qui signite proprement < doute u.

tions 17 et 18 de cetre même p afre del'Ethique, qae nous evons dêjà ana-

lysêes pour expliquer comment se forment les complexes objectaux. ce

scolle étudie les ànditions dans lesquelles < I'imagination devient irré-

solue > (fluctuabitur imaginatio),et parle en consêquence de < confusion de

I'imaginatio n>> (imaginationisfluctuatlo), sans du reste employer le terme

u ince-rtitude > (dubilatio) qui apparaîtra seulement un peu plus loin' dans

le scolie de la proposition 49 dt de Mente. or, selon les termes du pre-

mier corollaire dgla proposition 44 auquel est rattaché ce scolie, cet êtztoù I'imaginarion esr incertaine et hésite illustre la disposition que celle-ci

engerrdri à nous faire < considérer les choses col'rme contingentes autant

au-poirrt de vue du passé qu'à celui du futur > (res tam respectu praetedti

quamfutui ut contingentes contemplari).'L;e*emple analysé dans le scolie qui suitl'énoncé de ce corollaire fait

comprendre que contingence est ici synonyme de prêcarité' I'imagina-

tion forgeant la représentation selon laquelle n'importe quoi peut se

produire à tout moment : c'est celui d'un enfant qui a rencontrê trois'p"rrorrrr",

à des heures difiêrentes de la journêe, Pierre le matin' Paul à--iai

"t

Siméon le soir; le lendemain, en revoyant Pierre le matin, il se

disposera à voir Paul venir à midi et Siméon le soir, et en consêquence illesàttendra ; et le soir venu, lorsqu'il aura revu Simêon, il pensera à nou-

veau à Pierre et à Paul en les associant à la représentation de choses pas-

sées, avec le sentiment attaché aux choses qui ont eu lieu; mais si un soir'

c'est Jacob qui se présente à la place de Simêon, la régularité de cette

ordoirnarrce, .n .lle-*êttte complètement accidentelle, sera dérangêe ;

et alors, en pensant plus tard à ce qui peut se passer le soir, I'enfant évo-

quera alternativement Simêon et Jacob, sans pouvoir choisir entre ces

i"o* ,.prér"ntations, que son imagination lui présentera alon comme

contingentes et non .o-*. nécessaires, en raison de l'hêsitation dans

l"qo.ilelle est plongée. Et c'est ainsi que, selon la formule de la

dàonstration de la pioposition 18, qui prend également appui sur la

thèse dêveloppée dans le scolie du premier corollaire de la proposi-

tion 44 du de Mente' se constnrit ( I'image du temps passé ou futur >

(imago tempois ptaeteiti autfutui). Comment cet exemple peut-il s'ap-

pliqi","r,

.", âelafluctuatio animi décrite dans le scolie de la proposi-

t66 167

Introduction à /Sthique : la uie ffictiue Manifestations seconilaires de I'afectiuité etfonnation de la relation d'objet

Page 89: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 89/211

tion 17 du de Afectibzs ? Il suffit pour cela de faire interfêrer les représen-tations imaginaires de la durée qui viennent d'être mises en place avecdes dispositions affectives, liées aufait que les événements dont il vientd'être question sont essociés à des sentiments dejoie ou de tristesse qui lesfassent évaluer positivement ou négativement. Supposons que Siméonsoit d'abord venu portear d'ettrayentes friandises : en voyant eumoment habituel Paul après Pierre, l'enfant se représentera le déroule-

ment de sa journée corlme se rapprochant de cette issue agréable quidoit arriver à son terme, et il I'attendra avec une joyeuse impatience;mais siJacob, qui peut venir à la place de Siméon, n'amène avec lui queréprimandes et taloches, c'est l'appréhension qui au contraire va s'instal-ler; et ensuite, en voyant Paul au milieu de la joumée après Pierre qui,cornme à I'accoutumée, est venu le metin, I'enfant aura le sentimentque, la joumée s'avançant, se rapproche aussi l'heure qui peut être aussibien celle des douceurs que celle des chagrins; il ne saura plus sur quelpied danser : et, en voyant Paul dont I'arrivée, après celle de Pierre,annonce celle de Siméon ou deJacob qu'elle paraîtprêparer, il éprou-vera à la fois deux sentiments de sens contraire, joie et tristesse, entre les-

quels son âme se partegera sans parvenir à trancher de manière défini-tive : et ainsi, son imagination étant plongêe dans une incertitude qui luifait éprouver la contingence des choses futures ou passées, selon la figurementale dele dubitatio, les conditions seront aussi réunies pour que cettefigure se transforme en celle de la fluctuatio animi, qui mêtamorphosel'incertitude en déchirement et la rend insupportable.

Le thème delafluctuatio animi, qui est une forme limite de l'affec-tivitê, dont elle met en évidence les aspects paradoxaux et conflictuels,sera ensuite exploité à un certain nombre de reprises : dans la proposi-.tion 31 du de '4feaibus, dans le scolie de la proposition 35, dans le sco-lie de la proposition 50 de la troisième perrie de l'Ethique. La proposi-tion 56 et le scolie de la proposition 59 en feronr un affect à partentière, placé sur le même plan que la joie et la tristesse, auxquelles ilparaît ôter leur identité définie. Même si elle n'êclare qu'exceptionnel-lement, cette confusion mentale entache de son équivoque la plupartdes mouvements aflectifi qu'elle expose à d'insolubles contrariétés.

4 I LA PROJECTION TEMPORELLE DE L'AFFECTIVITÉ(la proposition 18 et ses deux scolies,

defnitions 12 et 13, 14 et 15, 16 et 17 des ffictqpropositions 19 et 20)

Le rapport que la vie affective entretient avec la temporalité est

complexe : tributaire d'événements passés dont la trace indélébile se

perpétue, elle est soumise en pennanence eux aléas de I'existence pré-sente auxquels elle ÉegSt artt coup par coup, ce qui s'effectue en

quelque softe en temps réel. Mais, simultanément, l'imagination pro-jette idées et affects dans une durée dont elle dessine au fur et à mesure

la configuration, à partir de ces événements et de I'interprétationqu'elle en propose spontanêment1 : I'exemple de I'enfant qui construità son propre usage une représentetion du temps qui passe, exemple

développé dans le scolie du premier corollaire de la proposition 44 dude Mente, illustre prêcisément cet âspect de notre rêgime mental, quifait que nous formons, au présent, des idées et éprouvons à leur sujetcertains affects, en les rapportant à des choses passées ou futures, ouplus précisêment, pour reprendre I'expression utilisée par Spinoza dans

la démonstration de la proposition 18 du de Afectibus que nous allons

à présent commenter, en les < joignant à I'image du temps passê ou dutemps futur n (juncta imagini temporis praeteiti aut futui), ce qui en

modifie la signification. En développant cet aspect de I'affectivité dans

la proposition 18 du de Afectibus, Spinoza renforce la dimension hal-

1. La représentation de la durée que forge I'imagination est condamnée à resterfort limitée. En reprenant, dans la définition 6 du ile Seruitute, la < notion d'atrect à

l'égard d'une chose future, présente et passée < (afectus erga rem Juturaffi, praesenteffi et

praeteritam) issue de la projection temporelle de I'affectivité, Spinoza I'assortit du com-mentaire suivant : < Pas plus que la distance de lieu, nous ne pouvons imaginer au-delà d'une certaine limite la distance dans le temps * (ut loci sie etiam temporis ilistantiamnon nisi usque ad cefium quenilam limitem possumus ilistircte imaginai).

168 r69

Page 90: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 90/211

Page 91: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 91/211

Introiluction à lEthique : la vie afectiue Manifestations seconilaires de l'afectivité etformation de la relation d'objet

Page 92: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 92/211

*

futures. Espérance et crainte associent à la représentation de choses

futures ou passées une joie et une tristesse qui, à la mesure de ces repré-

sentations, sont marquées d'incertitude, puisque chacun de ces affects

est ( issu de I'image d'une chose incertaine > (ex rei dubiae imagine orta),

et ceci dans la mesure où < nous sonunes incertains quant au âit que la

chose arrive ou non > (de cujus eventu dubitamus), du moins < jusqu'à uncertâin point > (aliquatenu), ajoutent les définitions 12 et 13 des

affects. Mais lonque cette incertitude est levée, lonque nous sommessûn de la réalité des choses concemées, bien que celles-ci n'existent pas

réellement au prêsent, mais maintiennent leur caractère de choses pas-

sées ou futures, alors, nos sentiments sont modifiés : l'espêrance,

appuyêe sur des garanties pouvant être tenues pour certaines, devientcon-tance, et la creinte se transforme en désespoir, sentiments qui res-

tituent une relative constance à la joie et à la tristesse que nous ettâ-

chons à la représentation de choses passêes ou futures, dans la mesure

où celles-ci paraissent moins contingentes. Et lorsqtie, pour parvenirainsi à se stabiliser, ces affects de joie et de tristesse associés à la repré-

sentation de choses passées ou futures ont dû effectuer une radicale

convenion, qui les a fait passer du statut de choses extrêmementcontingentes à celui de choses extrêmement certaines, ce qui fait que

nous soûlmes parvenus ( contre toute ettente > (praetet spem) à ètre

sûn du fait qu'elles arrivent ou non, nous sommes particulièrementsoulagés ou mortifiés, et nous tirons satisfaction de ce soulagement ou

nous éprouvons un pincement de ccur d'être détnitivement confir-mês dans notre attente nêgative qui, en I'absence provisoire d'une telle

conûrmation, pouvait encore laisser place à une certaine espérance1.

En effet, selon l'explication dont sont assorties les définitions 72 et 13

1. En donnant cette ûne description de sentiments qui spéculent sur le plus oumoins de chance que se produisent certains événements pæsés ou futun, Spinoza se

réfère peut-être implicitement à sa propre expérience commerciale, acquise dès ses

plus jeunes années dans I'entreprise familiale : I'arrivée attendue, mais jusqu'au boutinceraine, d'un navire transportent des marchandises sur lesquelles des fonds avaient

été investis, pouvait amplement donner occasion de s'exprimer à cette palette diveni-Âée d'affects.

des affects, consacrées à I'espérance et à la creinte, n il t'y a pas d'espé-

mnce sens creinte ni de crainte sans espérance > (non dai spem sine metu

neque metuffi sine spe). Et le caractère équivoque de ces sentiments est un

bon exemple d'ambivalence affective : I'espêrance est une joie, si incer-

-qaine soit-elle, associée à la représentation d'une chose comme passêe ou

Àt rt.; mais I'incertitude propre à cette joie tient au âit que, en même

temps que cette chose passée ou future, nous ne pouvons nous empêcher

d'imaginer simultanément l'existence d'autres choses qui rendent cettechose contingente, et donc peuvent faire qu'elle ne soit pas : ainsi celui

qui éprouve un tel sentiment est e4posé < tant qu'il est suspendu à I'espê-

rance à éprouver des craintes quant au fait que la chose arrive ou non >

(dum spe pendet metuere ut res eveniat), ce qui le plonge dans la tristesse.

Syméiriquemenr, celui qui redoute la venue d'une chose à laquelle il a

associé un sentiment de tristesse et que ainsi il a prise en grippe, garde,

tant que celle-ci n'est pas advenue, un espoir' si faible soit-il, qu'elle

puisse être évitêe, parce qu'instinctivement il imagine toutes les choses

qui pourraient s'opposer à sa venue, ( et per suite il se rêjouit et en consé-

q,r.r"" forme à proportion l'espérance qu'elle n'arrive pes > (adeo laeta'

tw et consequenter eatenxs spem habet ne eveniat). L'espérance est unejoieempreinte de tristesse, et la crainte et une tristesse qui laisse une certaine

place à lajoie : ce sont des affects particulièrement troubles et impurs, et

ieci d'autant plus que < n'importe quelle chose peut être par accident

cause d'espérance ou de crainte > (res quaecunque potest esse per aæidens spei

aut ffietus causa), selon la thèse développée dans la proposition 50 du de

Afectibusl. C'est la raison pour laquelle, ainsi que le montrera |a proposi-

1. Le scolie de cette proposition 50 explique que ces affects d'espérance et de

crainte s'appuient sur I'intirpétetion de vagues < présages > (omina), et non.sur des

connaissarriès certaines : u É,t c'est de là que sont sorties les supentitions dont leshommes sont partout afligés I (ex his ortae suttt supe$titiones quibu-s homines ubique

conJlictantut). Ei par suite il érroqrr. à nouveau les < flottements > (fluctuationesl dans

lesiuels .", "æÀplongent l'âme, < pour autent que de la seule déûnition de ces

atrects il suit qu'il "'y "p"t d'espéranie sans crainte, ni de crainte sans espérance I

(quandoquiilem-ex sola horum afeAuum ilefnitione sequ;itut non ilari spem sine metu neque

metum sine spe).

t74 175

Page 93: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 93/211

Page 94: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 94/211

Page 95: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 95/211

Introiluction à lEthique : la uie alfectiue

térieur de lui-même sans cesser de les rapporter âu besoin essentiel de

Page 96: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 96/211

persévêrer dans son être qui commande la dynamique de toutes ses

pensées et de tous ses comportements.Les choses que nous aimons, et toutes les autres que nous recher-

chons également perce que nous associons leur représentation à celledes premières, c'est pour nous-mêmes que nous les aimons : c'est nousque nous aimons en elles, parce que nous constituons nous-mêmes en

demière instence l'objet véritable de toutes nos espérances et de toutesnos crâintes, pour lesquelles les autres objets ne sont tout au plus quedes prétextes occasionnels. Or ce fantasme narcissique va atteindre undegré de développement proprement extraordinaire lorsque notreaffectivité va se fixer sur des choses auxquelles, sans qu'elles cessent denous être extérieures, nous pouvons nous identifier plus étroitementencore parce qu'elles sont elles-mêmes porteuses d'affects qui parais-

sent réfléchir les nôtres comme dans un miroir, dans lesquels se multi-plient et se compliquent encore davantage les jeux d'association et detransfert dont le principe vient d'être mis en place. C'est alon que lefait d'être dans une disposition favorable à l'égard des choses qui ser-

vent à l'existence de la chose aimée, et défavorable à l'égard de cellesqui peuvent lui nuire, tout en se réjouissant des choses qui peuventelles-mêmes nuire à ces demières, va produire des effets extra-ordinaires et, à la limite, extravagents, ainsi que nous allons le voir enétudiant la manière dont le système de I'affectivité investit le domainedes relations interpersonnelles.

CHAPITRE 3

Les ûgures inteqpersonneUes de l'affectivitéet le mimétisme afîectif

(propositions 21' à 34)

De la proposition 13 à la proposition 20, la formation des com-

plexes affectifi a êtê rapportée à des < choses > (res) considêrées engener^t, de manière complètement neutre, et ceci d'autant plus que

fes choses onr éré présentêes comme étant en elles-mêmes indift-rentes à la nature profonde du désir qui est venu accidentellement se

greffer sur elles t i'.rt pourquoi il y a lieu, dans un tel contexte' de

parle, en propres termes de relation d'objet, ces < choses D ne rem-

plirrrrrt d'antri fonction que celle de donner un contenu extérieur au

àést qoi s,alimente lui-même à une source indépendante puisqu'il

est impulsé en profondeur par la dynamique dt conatus; le désir, en

quelque sorte, se pose à leur surface, s'y attache occasionnellement'

q"lrtË a se déplacer ensuire de proche en proche de ces choses sur

J'autres qui, par certains de leurs aspects, leur ressemblent, ou qui'd,une mÀière ou d'une autre, interfèrent avec leur existence, ainsi

que viennent de le montrer les propositions 19 et 20' Or cet ultime

,rp"., de la fixation objectale des affects exposé dans ces deux der-

,rièr., propositions comporte une particularité intéressente et riche

t82 183

Introiluction à /Tthique : la uie ffietiue

< >

Its fgures interytersonnelles de I'ffictiuité et le nimétisme afectif

Page 97: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 97/211

de conséquences : il fait apparaître que les choses à la représenta-tion desquelles I'affect s'associe occasionnellement, selon les procé-dures de I'association et du transfert, ne sont pas seulement, ou pas

toujoun nécessairement, de purs objets, immuablement déterminês,corune s'il s'agissait de données ineftes, puisqu'elles sont elles-mêmessusceptibles d'être affectées, en rapport avec le fait que leur existencene dépend pas seulement de leur propre nature mais fait intervenir

des causes qui leur sont extérieures. De là à estimer qu'elles peuventelles-mêmes être en proie à des affects, ce qui fait qu'elles ne sontplus de simples < choses >, indifiêrentes au jeu représentatif et affectifdont elles constituent I'objet, mais qu'elles entrent à leur tour active-ment et penonnellement dans ce jeu en tant que sujets affectifs, iln'y a qu'un pas à franchir : et c'est ce qui est fait précisément dans laproposition 27 du de Afectibus, qui, sans que cela se remarque au

premier abordt, ouvre en âit un tout nouveeu champ d'investiga-tion : celui des relations entre les personnes, en tent que celles-ci sontporteuses d'affects à travers lesquels elles se prenirent les unes les

eutres pour objets, affects qui se croisent, se répondent, s'échangent,

en compliquent dâvantage encore les procédures déjà connues deI'association et du transfert.

En efl,cet la proposition 27, qui fait pendant à la proposition 19, en

1. La progression du raisonnement suivi par Spinoza connaît ici un tournantessentiel. Et pourtant celui-ci est amené de manière insensible, sans que soit nettementmarquée une trânsition entre ce qui précède et ce qui suit : la proposition 21 prendnaturellement la suite de ce qui a été exposé dans les propositions immédiatement pré-cédentes, bien que I'argumentation, qui avait eu jusqu'ici une portée génênle, en I'ab-sence d'une détermination précise de la nature des choses sur lesquelles se fixent les

affects, soit, à partir de cette proposition 21, resserrée sur I'examen particulier des rap-

ports enÈre sujets désirants, ce qui va poser des problèmes d'un type tout à âit spéci-fique. En procédant de cette manière, Spinoza a sans doute voulu montrer que cesrepports interpersonnels, qui occupent la plus grande part de la vie affective deshommes, se nouent sans modiûer sur le fond la manière dont s'élabore en général larelation d'objet : ils ne font qu'en compliquer un peu plus le développement, enmaintenant la logique globale, déterminée par les règles de I'association et du trans-fert, sur laquelle celui-ci s'appuie.

reprend l'énoncé en y injectant une donnée nouvelle, et celle-ci fait

basculer I'analyse des a{fects dans un nouveau sens. Dans la proposi-

tion 19, il était question des affects attachés à la représentation de la

chose aimée comme étant conservée ou dêtruite; dans la proposi-

tion 21, intervient, dans le prolongement de la précêdente, une autre

considération, allant beaucoup plus loin, et de fait dans une direction

diflêrente, selon laquelle |a chose qu'on aime peut elle-même être

affectée de joie ou de tristesse, en rapport implicitement avec le faitque son existence est confirmée ou menacée, tel qu'i1 avait êté exa-

minê préalablement dans la proposition 19. Or il est clair qu'on ne

peut se figurer cela à propos de n'importe quelles choses, mais seule-

ment lorsqu'il s'agit de celles avec lesquelles on se reprêsente avoir en

pârrage une conununauté d'un type tout à fait spécial, dont |e trait

àistinctif est précisêment la disposition à être identiquement en proie à

des affects : ces choses ne sont donc pas de simples choses, mais ce sont

des personnes, des personnes conune nous, des < choses semblables à

nous ) (res nobis similes), pour reprendre une formule qui va être utili-sée à partir de l'énoncé de la proposition 27 . Et en effet, dès la propo-

sitron22,la formation de complexes affecti{b est exposée en référence

à < quelqu'un> (aliqui), etnon à < quelque chose > (aliquid), quelqu'un

que nous pouvons aimer pour autant qu'il affecte de joie la chose

aimée; et celle-ci dès lors apparaît elle aussi comme étant, non plus

seulement objet, mais aussi, potentiellement, sujet pour des affects'

Essayons de prêciser sommairement quel est pour la thêorie de

I'affectivité l,enjeu de ce passage de la considêration de choses, en

général, à celle de personnes, en particulier. Lorsque' par I'intermé-

diaire de I'imagination, nous fixons un affect sur une chose dont la

neture est déterminée de manière complètement objective, par cer-

taines qualités que nous lui reconnaissons et dont nousestimons

qu'elles peuvent être pour nous, dans une certaine proportion, causes

extérieures de joie ou de tristesse, ce qui nous conduit à être vis-à-vis

de la chose en question dans une disposition favorable ou dêâvo-

rable, l'échange que nous avons avec cette chose demeure êtroite-

ment limité, parce qu'il procède toujours dans le même sens : nous

ï

l,fljT

t84 185

Page 98: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 98/211

Page 99: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 99/211

Introiluction à llthique : la vie ffictiue I-es fgures interpetsonnelles de I'afeetivité et le mimétisme afectf

Page 100: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 100/211

I SITUATIONS DUELLESET SITUATIONS TRIANGULAIRES(propositions 21 et 22 et son scolie,

définitions 18 et 19, des ffias

propositions 23 et son scolie et 24 et sonscolie,

définitions 23 et 24 des afeas)

En parfaite illustration de ce qui vient d'être dit, cet ensemble de

propositions, de la manière dont leurs énoncês sont formulês, paraît

mettre en place le système d'une combinatoire abstraite qui dispose

logiquement les unes par repport aux autre un certain nombre de

situations affectives, avec les diverses dispositions mentales qui leur

correspondent : < qui imagine ce qu'il aime affecté de joie ou de tris-

tesse... > (qui id quod amat laetitia vel tistitia ffictum imaginatur,

prop.2I), < qui imagine ce qu'il hait affectê de joie... ou au contreirede tristesse..., (qui id quod odio habet tristitia ffictum imaginatur... si

contra idem laetitia ffictum esse imaginatur, prop. 23); u si nous imagi-

nons que quelqu'un affecte de joie la chose que nous aimons... ou bien

au contraire qu'elle I'affecte de tristesse > (si aliquem imaginamur laetitia

fficere rem quam atnamus... si contra eundem imaginamur tistitia eandem

fficere..., prop.22); < si nous imaginons que quelqu'un affecte de joiela chose que nous harssons... ou bien au contraire qu'elle I'affecte de

tristesse... > (si aliquem imaginamur laetitia aficere rcm quam odio habe-

mus... si contra eundem imaginamur tistitia eandem rem aficere...,

prop- 24)1 . Lonque nous sorunes confrontés à I'une ou I'autre deces

situations, nous nous engageons affectivement en elle de manière tout

1. Àu lieu que ces deux altematives, développées dans les propositions 27 et23d'une part et dans les propositions 22 et 24 d'autre part, soient exposées successive-

ment, leurs temes sont imbriqués les uns dans les autres, suivant un procédé progres-

sif qui évoque des rimes croisées.

à fait impulsive, sans du tout avoir conscience du système de ces alter-

netives,"lon

qo. c'est celui-ci qui, en fait, dêcide à notre place de I'at-

titude que, avant même d'y avoir réfléchi, nous sommes spontané-

ment disposés à adopter dans chacune de ces situations. I1 y a 1à un

effet d,entraînement automatique, que le style d'exposition de ces pro-

positions, avec son rythme lancinant et répétitif, paraît rendre immé-

ài"t.-.rrt lisible1. C'esr donc bien à un déchifhement des grandes

tgures de I'affectivité que Spinoza procède ici, de manière à en don-n., ,t. classification systématique, dont le principe est en lui-même

indêpendant des conditions dans lesquelles elles sont concrètement

êprouvées et vêcues à travers l'expêrience personnelle de chacun'

La proposition 21 développe I'idêe selon laquelle, lorsque la chose

aimée est imaginêe colnme êtant affectêe de joie ou de tristesse2, celui

qui aime cette chose est lui aussi, et à mesure égale, affecté identique-

ment de joie ou de tristesse : ainsi, fixer mentalement ses affects de joie

ou de tristesse sur une chose, c'est également, au cas où cette chose est

el|e-même exposée à être affectée de joie ou de tristesse, ou du moins

au cas où elle peut être imaginée ainsi affectêe, participersoi-même à

ses effects, les partager, et ceci à un degrê comparable, donc suivant

une échelle d'intensitês graduées dont le principe est logé dans les

affects de la chose aimée; suivant que ceux-ci varient, varient aussi

dans le même sens les affects de joie et de tristesse qui se communi-

quent à celui qui aime cette chose. Est ainsi enclenché le mouvement

d'une dynamique passionnelle qui entraîne ensemble, toujours dans un

1. Il y a 1à un procédé de sryle qui se situe dans le prolongement de celui utilisé

dans les piopositioni 79 et20, avec la mise au futur des verbes laetati et contistari-

2. f,êioncê de cene proposition 21 utilise encore, sur le plan de sa rédaction, leneutre qui désigrre des choses considérées en gên&ù: < ce qu'il arme > (id Etod amat),

n la chose aimée > (res amata). Et c'est ce qui permet de rattacher cette proposition aux

raisonnements p.éôéde.tts dont elle prend naturellement la suite. Mais il sufût de prê-

ter attention à la signification de cet énoncé pour comprendre que la < chose > en

question, dans la mÀure où elle est imaginée comme pouvant êcre affectée de joie ou

de triste.re, est mentalement penonnalisêe ou penonnifiée : elle n'est donc plus tout à

fait une simple chose.

190 t91

Page 101: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 101/211

Page 102: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 102/211

Introiluction à /Tthique : la uie ffictiue

tion des effecm 18 introduit le thème de la < compassion > (misericor-

I*s fgures interpersonnelles de l'afectivité et le mimétisme afectif

total désaccord avec la signification que je veux leur attribuer, et il suffira

Page 103: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 103/211

il.tr

î'l,il

dia), qui n'est rien d'autre que la pitié elle-même, devenue, au-delàd'une simple disposition affective particulière, un ( mode de compor-tement généralisé > fuabitus)l.

Le scolie de la proposiaon 22 identite ensuite deux nouvellesfigures d'affects : < la faveur > (fauor) et ( lâ réprobation > (indignatio),qui correspondent à la situation triangulaire mise en place dans la pro-

position 22. Le faveur est ( I'emour à l'êgard de celui qui a bien agiavec autrui > (amor erga illum qui alteri bene fecit),la réprobation étanrinversement < la haine à l'égard de celui qui a mal agi avec eutrui ))

(odium erga illum qui altei malefecit). Comme dans le cas de la pitié etde la compassion, il n'est pas précisé ici qu'il est nécessaire d'aimer lapersonne à laquelle il est fait du bien ou du mal pour être disposé à

aimer ou hair la personne qui lui a fait ce bien ou ce mal : l'explicationqui accompagne les déûnitions des affects 19 et 20, consacrêe à lafaveur et à la réprobation, fait d'ailleurs référence, en même tempsqu'au scolie de la proposition 22, au premier corollaire de la proposi-aon 27 qui, précisément, envisage le cas d'une personne < à l'égard delaquelle nous n'éprouvons âucun sentiment > (quem nullo ffictu prose-cuti sumus).

Par ailleurs cette explication est assortie du commentaire suivant,dont la portée dépasse le cas des affects particuliers que sont la âveur et laréprobation : < Je sais que ces noms ont une autre signification dansI'usage commun. Mais mon dessein n'est pas d'expliquer la significationdes moB mais la nature des choses, en indiquant ces choses à l'aide determes dont la signiûcation, telle qu'ils la tirent de I'usage, ne soit pes en

1. Cettenotion de

<

compassion>

est ensuite reprise pour elle-même dans la déû-nition des effects 24, en parallèle avec celle de < I'envie r à laquelle est consacrée ladéûnition des affects 23. Letlr opposition fait I'objet d'un examen systématique dansle scolie de la proposition 32. D'autre part, certains aspects de la notion de pitié, à

nouveau évoquée dans le scolie de la proposition 27, sont étudiés dans les corollaires 2et 3 de cette proposition2T.I-eproposition 50 du de Seruitute expliquera que < chezun homme qui vit sous la conduite de la raison, la pitié est en elle-même mauvaise erinutile r.

que je I'aie une fois signalé. > Les noms, qui sont des êtiquettes pour les

choses qu'ils désignent, ont seulement une valeur indicative, attestée par

I'usage courant, sans que celui-ci leur conÊre, d'un point de vue ration-

nel, une sufiisante précision : il faut donc, au-delà des mots, et éventuel-

lement en forçant leur signiûcation traditionnelle, revenir à la chose

qu'ils signifient et donner de celle-ci une analyse rationnelle, sans tenir

*ropt" d., préjugês induits par l'utilisation ordinaire du langage. En fai-sant, avec une certaine sêcheresse de ton, cette dêclaration, Spinozajusti-

fie en âit la dêmarche qui I'amène à étudier, dans le colps des proposi-

tions que nous sornmes en train de lire, des situations formelles pouvent

être ett.isagées en elles-mêmes aqtriori, sans référence à I'expérience ni

eux mots qui permettent spontanément d'en rendre compte, quitte à les

rapporter .rrrrrit., dans les scolies qui accompagnent ces propositions, à

des exemples particuliers d'affects, identiûés nornmément, evec toute la

marge d,incertitude attâchée à la terminologie en usage : ces exemples

ont à l'êgard de ces démonstrations une valeur illustrative, mais n'en

déterminent pas le champ et n'ont à leur égard aucune valeur explicative.

Enfin le scolie de la proposition 24 identifie, en ûurge de la situationtriangulaire envisagée en génêral par l'énoncé de cette proposition, un

nouvel affect, < I'envie > (inuidia), qui < n'est rien d'autre que la haine

pour autant qu'elle est considérée comme disposant un homme à se

ré.1ouir du mal et inversement à s'attrister du bien qui arrivent à un

autre ) (nihit atiud est quam ipsutn odium quatenus id consideratur hominem ita

disponere ut malo alteius gaudeat et contra ut ejusdem bono contistetur). Ltfoàule < n'est rien d'autre que > (nihil aliud est), typique chez Spinoza,

exprime bien le dessein de revenir de la signification des mots à la neture

réelle des choses qu'ils recouvrent, de manière à reconstruire rationnelle-

ment cette signification, sans tenir compte, du moins audêpart, de

I'usage ou de l'expérience. Aussi bien, dans le cas précis, le terme

u .rrrri. > (invidia) esr-il en grande partie utilisé à contre-emploi, le souci

de la vérité, qui s'appuie sur lajuste considération du rapport des causes

aux effets, I'emportant largement sur celui de la précision des mots.

Lorsque cette notion d'envie est à nouveau évoquée dans la dêûnition

198 199

Introduction à lTthique : la vie ffictiue

des affects 23, e17e est mise en parallèle avec celle de < compassion>> (mise-

I*s fgures interpersonnelles de l'ffictivité et le mimétkme afectif

Ce qui intéresse principalement Spinoza, c'est donc de rétablir un

Page 104: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 104/211

ricordia), que l'explication qui suit la définition des affects 18 a déjà pré-

sentée comme une forme gênéralisée de la < pitié > (commiseratio). Spi-noza ajoute que < à I'envie est communément opposêe la compassion >

(invidiae opponitur communiter misericordia), et I'on comprend alors pour-quoi ces notions sont replacées dans le sillage de la proposition 22 : elles

expriment une attitude gênêrale de bienveillance ou de malveillance à

l'égard de la < chose > qui, dans la mesure où est développée une attitudefavorable ou dêfavorable à son êgard, ou à l'égard de toutes les choses en

gênêral, et dens cette mesure seulement, fait d'objet de compassion ou

d'envie1. Bien que I'opposition de la compassion et de l'envie soit indi-quée comme êtant communêment admise, elle débouche sur une défini-tion de la compassion qui est présentée corrune allant < à contre-pied du

rnot>> (invita vocabuli). D'après la dé{inition des affects 24, la compassion

est < l'amour qui affecte un homme de telle manière qu'il se réjouit du

bien d'autrui et inversement s'attriste du mal d'autrui ,> (amor quatenus

hominem ita aficit ut ex bono alterius gaudeat et contra ut ex alterius mali

contristetur) : cette caractérisation diffère de celle de la pitié donnée dans

la définition des affects 18, sans être toutefois en opposition avec elle; et

elle permet de rétablir entre I'envie et la compassion une rigoureuse

symétrie. Se réjouir du bien d'autrui ou s'en attrister, s'attrister du mal

d'autrui ou s'en réjouir : ces quatre attitudes constituent les sommets

d'une sorte de figure géomérrique abstraite, que le scolie de la proposi-

aon32 entreprendra de redessiner à nouveau, en expliquent que les atti-tudes en question sont des composantes objectives de la nature humaine

dont, à travers leurs dilemmes, elles constituent l'allure générale, avant

même que les intentions subjectives des individus ne viennent donner un

contenu concret à ce système2.

1. La notion de < bienveillançe > (beneuolentia) estune seule fois évoquée par Spi-noza dans le scolie qui accompagne le troisième corollaire de la proposition2T, en

réIérence au scolie de la proposition 22.2. Dans ce scolie de la proposition 32, pour bien faire saisir le caractère automa-

tique et irréfléchi de ces comportements, Spinoza s'appuiera sur I'exemple des enfants,

chez lesquels les mécanismes de I'imagination fonctionnent à l'état pur.

ordre ou une rêgularité dans le fouillis des diverses formes de l'affecti-vité, en expliquant celles-ci de manière rationnelle, de façon à faire

apparaître le processus d'ensemble qui les engendre : elles sont ainsi

ramenées à un certain nombre de traits fondamentaux qui sont les êlêments déterminants de leur constitution. Les véritables causes quiexpliquent la production des affects sont celles qui sont expliquées

dans la suite des propositions da de .4fectibus. La présentation raison-née dont ces affects font l'objet à la tn de cette partie de I'Ethique dens

la liste des dêfinitions des affects reprend systématiquement le contenudes successifs scolies placés par Spinoza en marge de ces propositions,

et constitue une sorte de classification parallèle, qui complète I'explica-tion principale sans s'y substituer. Cette classification introduit un cer-

tain nombre de paramètres nouveaux, dont l'importance doit pour-tant être tenue pour secondaire. C'est ainsi que, à la fin de I'explication

qui accompagne la définition des affects 24, Spinoze introduit le prin-cipe de distinction suivant, dont la portée semble concemer toute I'en-treprise de classification des affects : il y a findement deux catégories

tranchêes d'affects, ceux qui sont des affects de joie et de tristesse

< qu'accompagne I'idée d'une chose extêrieure, en tant que cause pâr

soi ou par accident > (quos idea rei extemae comitatur tanquam causa per se

vel per accidens), et ceux < qu'accompagne l'idée d'une chose intérieureen tant que cause ,> (quos idea rei intemae comitatur tanquaffi causa). Les

premiers sont des amours ou des haines, toumés vers I'extérieur :

appelons-les, dans la mesure où ils concernent des personnes, les affects

altruistes ; alors que les seconds sont des affects purs de joie, de tristesse

ou de désir, qui prennent pour objet le sujet même de l'affect : ce sont

des affects personnels. Pourtant cette dernière catégorie d'affects, qui

paraissent concerner seulement I'individu dans son râpport à soi-même, fait aussi intervenir, d'une certaine manière, la considération

d'autrui, car c'est par son intermédiaire que se construit I'image du

moi à laquelle se rêGrent directement les affects personnels : c'est

pourquoi on peut considérer légitimement que la distinction faite

entre les affects qui développent des sentiments de joie ou de tristesse

2U) 201

Page 105: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 105/211

Introiluction à /lthique : la uie ffictiue

Les propositions 25 et26, dont les ênoncés se répondent rymétri-

Its fgures interpersonnelles de l'ffittiuité et le mimétisme ffictiJ

affective et les nôtres, en installant entre eux une invenion systêma-

Page 106: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 106/211

quement, comme ceux des propositions 27 et 23 ot 22 et 24, mettent

en place une nouvelle combinatoire, à partir des termes alternatifs sui-

vents : soi,/autrui, aimer quelque chose /haïr quelque chose, être

affecté de joie /ètre affectê de tristesse, affirmer/nier. Suivant l'énoncé

de base de ce système d'êvaluations spontanées, (( nous sommes dyna-

miquement disposês ou entraînés > (conamur) à < afiirmer > (affirmare)

tout ce que nous imaginons affecter de joie nous-mêmes ou la chose

que nous aimons, qui, dans ce cas comme dans tous ceux qui ont été

étudiés à partir de la proposition 21, ne peut êcre elle-même qu'une

autre personne, c'est-à-dire une < chose semblable à nous > (res nobis

sinilis); et réciproquement, tout ce que nous imaginons affecter de

tristesse, soit nous-mêmes, soit la penonne que nous aimons, nous

sommes disposês à le < nier > (negare) . D'autre part, dans le cas où, au

lieu d'aimer une personne, nous la haïssons, nous sommes disposés au

contraire à < afiirmer > ce qui l'affecte de tristesse et, inversement, à

< nier > ce qui I'affecte de joie.

La rêciprocité de ces dispositions, qui s'équilibrent formellementde la même façon que les êtats d'âme décrits dans les propositions pré-

cédentes, n'est pourtant pas tout à fait patfaite : adopter mentalement

une attitude positive à l'égard de ce que nous nous reprêsentons ima-

ginairement comme affectant de joie, et adopter inversement une etti-

tude nêgative à |'êgard de ce que nous nous représentons imaginaire-

ment comme affectant de tristesse, nous le faisons pour la chose que

nous aimons mais aussi pour nous-mêmes, et, pourrait-on dire, nous le

faisons pour elle co6me pour nous, ainsi que l'a prêcisément expliquê

la proposition 21; mais adopter une attitude négative à l'êgard de ce

que nous représentons imaginairement comme affectant de joie ou

adopter une ettitude positive à l'égard de ce que nous représentonsimaginairement cornme affectant de tristesse, cela, nous ne sommes

disposês à le faire qu'à propos de la chose que nous haïssons, meis non

pour nous-mêmes, car, dans ce cas précisément, nous cessons de juger

comme pour nous-mêmes, et nous dissocions les sentiments que nous

prêtons à la personne avec laquelle nous entretenons une relation

tique. Lorsque nous aimons une chose et imaginons cette chose affec-

tée de joie, la joie dont nous sommes nous-mêmes affectés par trans-

fert nous effecte personnellement cortme si cette joie êtait vraiment la

nôtre. Alors qrr., lorrqrr. nous haissons une chose et imaginons cette

chose affectée de joie, il est clair que la tristesse dont nous-mêmes

sommes automatiquement affectés par transfert, qui est la négation de

cettejoie qui nous rêvulse, nous ne pouvons la partager avec la choseque nous haissons dont les sentiments entraînent les nôtres dans une

variation de sens inversel.Les notions d'afûrmation et de négation autour desquelles sont

construits les ênoncés des propositions 25 et 26 appellent un commen-

taire. Elles correspondent à des dispositions ou attitudes menteles qui

sont confrontées à I'alternative de l'acceptation et du refus, selon le

principe déjà mis en place dans les propositions 72 et 73, dont les

enseignements sont exploitês, en même temps que ceux des proposi-

tions 21 et23, dans les dêmonstrations des propositions 25 et26: ce

principe estque l'âme est naturellement encline à rechercher tout ce

qui va dans le sens d'une eugmentation de sa puissance de penser et à

éviter ou à êcarter tout ce qui va au contraire dans celui d'une dimi-nution de cette puissance. Aimer, c'est êprouver un sentiment de joie,

correspondant à une expansion de la puissance de penser de l'âme, qui

doit nécessairement s'engager dans une telle expêrience de manière

totalement affirmative : et en conséquence parteger ou prendre sur soi

1. Le seul sentiment que nous pouvons effectivement partager avec I'autre, dans

le cas de ûgure très particulier où nous le harssons et où il est affecté dejoie, c'est pré-

cisément sa.ioie, ai"sl que vient de le rappeler le scolie de la proposition 23 : cat, en

verhr du principe de I'imitation des affects qui sera exposé dans la proposition 27, les

sentimentls de qui que ce soit doivent mimétiquement rejaillir sur chacun àf iden-

tique, et ceci di manière complètement automatique. De ce point de vue, si nous

adàptons spontanément à l'égard d'une chose qui afFecte de joie une personne que

,ro.r, h"rrrorm un point de vue négati{, il ne faut pas oublier que, simultanément, nous

devons aussi, per une aurre voie, être sympathiquement affectés de joie à l'égrd de

cette même .Ëor., .t de ce fait nous devons également être entraînés à porter sur elle

une estimation positive. Ceci est un cas typique de déchirement affecti{, source de

confusion mentale, selon le mécanisme décrit dans le scoûe de la proposition 17.

204 205

Introiluction à lEthique : la vie ffictiue

les joies, rêelles ou imaginairesl, de la chose qu'on aime, ce qui va de

ks fgures interpersonnelles de I'afectiuité et le ninétkme afectif

celles-ci plus ou moins qu'il n'est juste > (hujus sequitur nos natura ita

Page 107: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 107/211

soi, c'est aussi transfêrer cette estimation positive de la personne qu'onaime sur ce qui I'affecte elle-même de joie. Haïr au contraire, c'est

êprouver un sentiment de tristesse, correspondant à une restriction de

la puissance de penser de l'âme, et celle-ci ne peut que répugner à une

telle situation : en transfêrant cette tristesse sur les choses qui affectent

de joie la personne qu'on hait, on ne fait qu'exprimer son refus de

cette siilation en essayant de susciter imaginairement des représenta-tions qui y remédient. De la même façon, partâger les tristesses de la

personne qu'on eime, c'est assimiler aux siens les intérêts de son propre

conatus, qui est amoindri lonque le sien est amoindri; et être joyeux

des maux que subit la personne qu'on hait, c'est encore d'une certaine

manière lutter contre la tristesse provoquée par cette siruation néga-

tive, et donc chercher à remédier à la restriction imposée à son propre

conatuf . Ces attitudes mentales, qui restent purement théoriques, en ce

sens qu'elles ne débouchent pas encore sur des conduites effectives,

préfigurent néanmoins le sens dans lequel s'engageront ces conduites

lonque les penchants de l'âme, qui dessinent ces schèmes de compor-tements, déclencheront des actions réelles : elles sont donc intermê-

diaires entre les étâts mentaux décrits dans les propositions 27 à 24 et

les pratiques passionnelles analysêes dans les propositions 28 et 29.

Le scolie de la proposition 50 ùt de '4feaiÛzs, selon laquelle < une

chose quelconque peut être par accident ceuse d'espérance ou de

crainte > (res quaecunque potest esse per accidens spei aut metus causa),

exploite de la manière suivante le contenu de la proposition 25 : < Ilsuit de celle-ci que nous sornmes constitués en nâture de telle manière

que nous croyons facilement les choses que nous espérons, difficile-ment au contraire celles que nous craignons, et que nous ressentons

1. Tout ce processus s'effectue sous la loi de I'imagination, ainsi que le rappelle,

dans la démonstration de la proposition 25,lnrêfêtence au corollaire de la proposi-

tion 17 dt ile Mente.2. Mais il ne faut pas oublier que cette manière de lutter contre la tristesse est

elle-même fort triste, et que, dans la perspective qui est celle de Spinoza, la négationd'une négation ne peut donner un solde positif

esse constitutos ut ea quae speramusfacile, quae autem timemus ilfficile creda-

ffius, et ut de iis plus minusque justo sentiamus). En effet, selon le second

scolie de la proposition 18, er les dêûnitions des affects 12 et 73, espê-

rance et crainte ne sont que lajoie et la tristesse attachées à la représen-

tation de choses incertaines : et lorsque c'est un sentiment de joie que

nous attachons à la représentation de choses incertaines, que nous nous

mettons dès lon en position d'espérer, il est manifeste que nous devonsêtre naturellement enclins à adopter une attitude positive à l'égard de

ces choses, c'est-à-dire à y adhérer mentalement, et ceci d'autant plus

que leur représentation suscite en nous une plus grande joiel; et c'est

liinvene qui nécessairement se produit lorsque nous attachons de la

tristesse à la représentation de choses incertaines : alon nous sommes

disposés à adopter à leur égard une attitude d'autant plus négative que

leur représentetion nous rend plus tristes. Les mécanismes de I'affecti-

vité nous maintiennent ainsi constalnment en pofte à faux per rapport

à la réalité objective de ces choses, que ( nous ressentons plus ou moins

qu'il n'est juste >> fttlus minusque justo sentimus), et que en conséquence

nous estimons toujours par excès ou per défaut. or, ajoute immêdia-tement Spinoza dans le scolie de la proposirion 50, < de 1à sont nées les

superstitions dont les hommes sont universellement afligés > (ex hk

oftae sunt superstitiones quibus homines ubique conflictantur). Les élans

mentaux qui nous portent à adopter une attitude positive à l'é$rd de

certaines choses que nous admettons ou accePtons parce qu'elles nous

conviennent, choses auxquelles en conséquence nous nous efforçons

d'autant plus de penser, et à adopter au contraire une attitude négative

à l'égard d'autres que nous refusons parce qu'elles nous heurtent,

choses qu'en conséquence nous nous efforçons d'autant plus d'écarter

1. C'est ainsi que, selon la démonstration de la proposition 49 du ile sewitute, q|Ji

fait sur ce point précis réIérence à la proposition 25 du de AfeAibus, ( nous. croyons

Iàcilement ies borrnes choses que nous entendons répandre à notre sujet > (id boni quod

ile nobis praedieari auilimus facile uedimus), alon qu'au contraire nous avons le plus

grand md à admeme les raisons dont on se réclame pour nous dénigrer'

2M 207

Page 108: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 108/211

Introiluction à llthique : la uie ffictiue

amore sui plus justo sentire) . Dans I'explication qui accompagne cette

ks fgures interytersonnelles de I'afectiuité et le mimétisme ffictif

tesse : enclin nécessairement à ( en ressentir à son sujet plus qu'il n'est

Page 109: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 109/211

définition l'idée de < I'amour de soi > (amor sul est reprise en rêfêrence

eu terme d'origine grecque philautia, tel qu'il est utilisé dans les éthi-ques aristotêliciennes, et elle est également rapprochée de I'auto-satis-

faction correspondant à < I'assurance en soi-même > (acquiescentia in se

ipso), qui, selon la définition des affects 25, est < lajoie provenant du

fait qu'un homme a en considération soi-même et sa puissânce

d'agir > (aetitia orta ex eo quod homo se ipsun suamque agendi potentiamcontemplatur), affect que la définition des affects 26 met' lui-même en

parallèle âvec ( le sentiment d'abaissement > (hutnilitas), qui est au

contraire < la tristesse provenant du fait qu'un homme considère son

impuissance ou sa faiblesse >> (tristitia orta ezc eo quod homo suam impoten-

tiam siue imbecillitatem contemplatur).

Selon le scolie de la proposition26,la < prêtention > (superbia) est

< une espèce de délire > (species deliii), par l'effet duquel < un individurêve les yeux ouverts > (homo oculis açtertis somniat), parce qu'il se

figure que ( toutes les choses qu'il poursuit par la seule imagination

sont en son pouvoir >> (omnia illa posse quae sola irnaginatione assequitur) ;

ces choses, en conséquence, il les < considère comme réelles et s'en gar-

garise > (ueluti realia contemplatur iisque exultat), du moins < aussi long-temps qu'il ne peut imeginer ce qui en supprime l'existence et déter-

mine (au sens d'une limitation) sa propre puissance d'agSt t(quamdiu ea

imaginari non potest quae horum existentiam secludunt et ipsius agendi poten-

tiam determinant). Cela, il ne peut justement I'imaginer tant qu'il est

possêdé par cette considération obsessionnelle de soi qui I'entraîne à

faire de sa propre personne plus de cas qu'il n'est juste, et, en raison de

cet amour même, le conduit à imaginer au contraire toutes les choses

qui peuvent s'opposer à celles qui limitent le mouvement expansif de

joie attaché à ce penchant irraisonnê. Celui qui est en proie à cet affectdéraille complètement, et perd toute mesure réelle des choses.

L'explication qui accompegne la définition 28 des affects indique

que ( cet affect n'a pas de conûeire > (huic ffictui non datut contrarius)'

En effet, celui qui est possêdé par I'amour de soi est dans un état de

satisfaction, ou plutôt d'autosatisfaction qui exclut en principe la tris-

juste > (de se plus justo sentire), il ne veut voir que ce qui conforte ce

sentiment, et écarte au contraire tout ce qui pourrait l'in-trmer; et

ainsi il ne peut être amené à juger en ce qui le conceme que par excès,

et non par défaut, ce qui se passerait s'il était amené à < en ressentir à

son sujet moins qu'il n'est juste > (de se minus iusto sentirQ : or cela, ilne peut précisément le faire qu'à propos d'une autre personne et non

de soi-même. Si I'amour de soi prend le relais de I'amour qu'onéprouve à l'égard d'un autre, on ne voit pas cornment pourrait être

rapporté à soi-même un sentiment trensposent la haine qu'on éprouve

à l'égard d'une aufre personne : se retrouve ici la dissociation des cas

de ûgures évoqués par les propositions 25 et 26- Ceci signifie que la

relation de soi à soi est marquée spontanément par une inaltérable

confiance, dont rien ne peut inverser l'élan'

Comment s'explique alon le fait que, parfois, nous nous défions de

nous-mêmes et faisons l'épreuve douloureuse de nos insuffisances, par

exemple lorsque nous entraîne le < sentiment d'abaissement D ftunilitas)décrit dans la définition des affects 26? Dens I'explication qui accom-

pagne |a définition des affects 28, Spinoza distingue plusieurs éventuali-tés. Il y a d'abord celle où I'imagination nous représente des choses que,

nécessairement, nous ne pouvons pas faire, ce qui, de fait, paraît corres-

pondre à une restriction de notre puissance d'eg1r; mais, dans ce cas,

nous cessons ipso facto de nous trouver dans une disposition d'attente à

l'égard de ces choses : les considérent coûtme dêfinitivement impossi-

bles, parce qu'elles excèdent radicalement nos moyens, nous cessons du

même coup de réagir affectivement, par la joie ou la tristesse, à leur

êgerd, puisqu'elles nous dépassent tellement qu'on ne peut pas dire que

le fait qu'elles nous font défaut nous prive de quoi que ce soitl, ce qui

serait seulement le cas si elles étaient représentéescolrune contingentes,

et non colrune réellement impossibles; il n'y a alors eucune raison

valable pour que nous nous sentions diminués par cette situation au

1. C'est ainsi que, n'ayant pas d'ailes, nous ne pouvons voler, sans que cette

impossibilité doive normalement susciter en nous le moindre sentiment de regret.

2r0 2tr

Introduction à /Ethique : la uie atfectiue

point que cela nous amène à < en ressentir à notre sujet moins qu'il n'estjuste I1 va tout

Izs fgures interpersonnelles de I'afectiuité et le mimétisme afectif

(superbia); mais, le sentiment de la prétention n'ayant Pas de contraire,ne peuvent se répondre

Page 110: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 110/211

), c'est-à-dire à nous déûer de nos propres capacitês. en

autrement lorsque ( nous fixons notre ettenfion sur les choses qui dépen-

dçnt de la seule opinion > (ad illa attendimus quae a sola opinione pendent),

puisque l'opinion amène à se représenter les choses coûrme incertaines et

contingentes, et non plus comme nécessaires ou impossibles. Alors < ilpeut se faire que quelqu'un, considérant tristement sa faiblesse, imagine

être méprisé de tous, alon même que les autres ne pensent à rien moinsqu'à le mépriser > : dans ce cas, c'est dans le miroir que lui tend le regard

de l'autre, ou plus exactement le regard qu'il prête à I'autre, que le

dépressif en vient à < en ressentir à son sujet moins qu'il n'est juste >.

Autre possibilité : en raison de I'incertitude attachée à la représentation

imaginaire des choses futures, on peut être amené à spéculer sur l'avenirpar dêfaat, en prêvoyant le pire pour le conjurer ; une telle pensée, aussi

déprimante que la précêdente, colore également de tristesse la relationde soi à soi. Enûn, lorsque la < honte > (pudor)l < empêche quelqu'und'oser ce qu'osent ses égaux >> (ea non audere quae alii ipsi aequales audent),

le timoré, qui se fait de la bile parce que, à I'approche de certaines

êchéances, il redoute de n'être pas à la hauteur, peut être égdementamené, en mesurant imaginairement se conduite à I'aune de celle d'au-tnri, à se reprocher certaines insuffisances ou carences personnelles et à

développer ce qu'on appellerait en d'autres termes un vêritable com-plexe d'inIêriorité.

Dans les cas qui viennent d'être évoqués, est altêrée la confiance que

chacun, instinctivement, se porte à soi-même. Ceci correspond au déve-

loppement d'un nouveau sentiment, identifié dans la définition des

affects 29, qui est < l'abattement >l (abjealo)'z. De la manière dont il est

présenté, cet affect est mis en parallèle avec celui de < la prétention >

1. Ce sentiment est analysé dans la déûnicion 31 des affects, qui le présente

comme ( une tristesse accompagnée de I'idée d'une action dont nous imaginonsqu'elle est blâmée par autrui ù (tistitia concomitante idea alicujus actionis quam alios uitu-perare imaginamur).

2. On pourrait aussi bien parler, dans un langage plus modeme, de

< dépression >.

ainsi que nous venons de le voir, leurs définitions

entre elles de manière exectement symétrique. La prétention < consiste à

en ressenfir à son propre sujet, pour cause d'amour de soi, plus qu'il n'est

juste >, alors que I'abattement ( consiste à en ressentir à son propre sujet,

pour cause de tristesse, moins qu'il n'est juste >. C'est I'amour de soi qui

explique la prétention, meis c'est une tristesse vague qui est la raison de

l'abattement, êtat exceptionnel et, peut-on dire, pathologique, dontles

effets contredisent les principes posés dans les propositions 4 et 5 du de

Afectibus, selon lesquels la nature d'aucune chose n'enveloppe l'idée de

sâ propre négation. L'explication qui accompagne la dêfinition des

affects 29, enplaçant en pendant à < la prétention >, plutôt que < le senti-

ment d'abaissement > (humilitas), ( I'ebattement >, qui n'en constitue pas

exectement l'opposé, car la maladie n'est pas le contraire de la senté mais

seulement I'indice de son absence, souligne le fait que ces sentiments

négatiG ( sont extrêmement reres > (rarissimi sunt) : cat la neture

humaine est ainsi faite que, normalement, entraînée par un optimisme

instinctif qui balaie les raisons d'être pessimiste, elle doit chercher par

tous les moyens à les éliminer, ainsi que l'a expliquê la proposition 131 :

et elle ne pourrait en être empêchée que par l'intervention de causes

extérieures.Toutes les figures concrètes de I'affectivité que nous venons de

recenser, prétention ou assurence en soi-même, qui sont des formes de

I'amour de soi, sentiment d'abaissement ou abattement, qui signifient

la rupture pathologique de cet attachement penonnel dont la tendance

est neturellement imprimêe en chacun, conespondent à des sentiments

égoistes, qui présentent la relation intelpersonnelle sous I'aspect de la

relation de soi à soi, soi étant traité dans tous ces ces de figures de la

1. La déûnition des affects 29 donne également ici en référence la proposition 54

ùt de Afectibus selon laquelle < l'âme s'efforce d'imaginer seulement les choses qui

por..rt ri propre puissanie d'agir > (uens ea tantum imaginai conatur,quae ipsius agenili

potentiam ponunt), et est ainsi portée naturellement à se détoumer de ce qui pourreit

I'amener à considérer son impuissance.

2r2 213

Page 111: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 111/211

Introiluction à /lthique : Ia uie ffictiue

âu fait qu'elles sont < des choses semblables à nous > (res nobis similes),

Its figures interpersonnelles de I'afectiuité et Ie mimétisme afectif

non seulement I'existence du corps extérieur par lequel i1 est affecté,

Page 112: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 112/211

selon la formule qui avait dêjà êtê utilisêe dans le scolie de la proposi-aon231 : c'est-à-dire qu'elles sont des personnes comme nous, égale-ment susceptibles d'être affectées de joie et de tristesse, capables d'aimeret de harr, exactement de la même manière que nous. Or cette similaritén'est pas seulement formelle et idéale; elle déclenche en effet un proces-sus de réaction affective qui fait que nous ressentons nous-mêmes pout

une pârt les affects êprouvês per une personne que nous reconnaissonssemblable à nous, même dans le cas où nous n'avons eu encore aucune

occasion d'associer à I'idée de cette personne de la joie ou de la tristesse.< Du fait que nous I'imaginons alfectée de quelque affect, par là mêmenous sorunes aflectês d'un affect semblable > (ex eo quod eam... aliquo

ffictu afici imaginamur, eo ipso simili ffictu fficimur).Laformule < du faitque... par là même. .. > (ex eo quod. . . eo ipso. . .) souligne le caractère spon-tané de cette réaction affective qui s'effectue involontairement, demanière complètement irréfl échie.

L'automatisme de cette réaction est dfi au fait que, dans la conjonc-ture ici analysée, jouent à plein les mécanismes de I'imagination. C'est ce

que met en évidence la dêmonstration de la proposition2T , quri exploiteà nouveau le contenu des propositions 16 et 17 du de Mente. Les idées à

travers lesquelles l'âme se représente I'existence des corps extêrieurs cor-respondent à des affections du corps dont elle est I'idée qui mêlent I'exis-tence de ce corps et celle des corps extérieurs par lesquels il est affecté. Ennous représentant I'existence d'un corps extérieur semblable à notreco{ps, nous avons I'idêe d'une affection de notre corps qui enveloppe

1. Que cette < chose > soit une personne, c'est ce qui est clairement énoncé dans

la démonstration de la proposition 27 du ile Alfectibus, où il est fait référence à < quel-

qu'un de semblable à nous > (aliquis nobis similis) : quelqu'un, c'est-à-dire une chosed'un genre assez partic 'lier, en raison précisément de la ressemblance qu'elle présenteâvec nous. Mais ce processus d'assimilation n'ôte pas à la personne avec laquelle nousnous reconnaissons une ressemblance son statut de chose : ceci est encore souligné,dans le cas de figure étudié, par le fait que nous n'entretenons aucune relation affectiveparticulière âvec cette personne, qui est ainsi à l'égard de nous coîrme une simplechose, à cette seule nuance près que nous la reconnaissons < semblable à nous >.

mais aussi celle des affections de ce corps, dont notre corps est lui-mêmeafrectê; et c'est ainsi que nous so[rmes amenés à ressentir ces affectionscornme si elles se produisaient en nous, per un simple transfert d'imagesde choses, transfert qui s'opère sans même que nous en prenions cons-cience : < Si nous imaginons quelqu'un de semblable à nous affectê parquelque affect, cette imagination exprimera une affection de notre corps

semblable à cet affect > (si aliquem nobis similem aliquo afectu ffictum ima-ginamur, haec imaginatio ffictionem nosti corporis huic ffictui similemexprimet). Ce processus d'identification imaginaire fait que nous pre-nons sur nous les affects que nous imputons à une autre personne, aveclaquelle nous n'avons eu encore aucune relation affective, sous la seulecondition qu'elle soit quelqu'un de semblable à nous, c'est-à-dire unepersonne comme nous : en même temps que nous imaginons cette per-sonne affectée, doncjoyeuse ou triste, nous devons aussi être imaginaire-ment affectés de joie ou de tristesse, pour cette unique cause que, de lamanière dont notre imagination nous représente l'existence de cette per-sonne et de ses affects, nous n'evons pas le moyen de faire le tri entre ce

qui revient à elle et à nous dans la représentation de son existence et desmanières dont elle est elle-même affectée.

Et, selon le scolie de la proposition 50 du de Seruitrfe, lorsque cemécanisme d'assimilation cesse de fonctionner, au sujet de la personnemarquée par une telle carence < on dira à bon droit qu'elle est inhu-maine, car elle paraîtra avoir perdu toute ressemblance avec un homme >

(is recte inhumanus appellatur, nam homini dissimilis esse videtur)'. Cetteremarque est importante, parce qu'elle fait apparaître que, au-delà de lareconnaissance particulière que, dans des circonstances concrètes, se por-tent entre elles telles ou telles penonnes, joue ici un processus d'identifi-

1. selon l'édition néerlandaise del'Ethique, dont ce passege est incorporé au textedonné dans I'Edition Guebhardt, of alle menschelijkheit uitgetrokennen te iebben, ce quimet en évidence le caractère général de cette identilication, par laquelle une personnereconnaît une autre personne comme lui étant semblable parce que, comme elle, elleappartient à I'humanité.

276 277

Page 113: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 113/211

Introduction à lÏthique : la vie alfeetiue

autrui. On peut ainsi partager les sentiments de qui que ce soit, pâr une

I*s fgures interytersonnelles de I'afectiuité et le minëtisme ffictif

L'autre affect identifiê dans le scolie de la proposiaon 27 est < la

rivalité > (aemulatio), qui, au-delà d'un simple état affectif de joie ou de

Page 114: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 114/211

sorte de lien affectif indirect qui ne concerne pas rêellement les per-sonnes particulières considêrées dans leur existence concrète, puisque ce

lien se noue de façon tout à âit machinale, à la manière dont jouerait unréflexe biologique, sans prendre en comPte ce qui détermine objective-ment en profondeur la puissance d'être, le conatus, des individus concer-nês par ces mouvements affectifs, qui ont uniquement leur source dans

I'imagination. Pour reprendre une expression employée dans le scolie dela proposition 26, on peut dire que les hommes qui sont en proie à ce

type de transports affectifs < rêvent les yeux ouverts >.

Le scolie de la proposition2T , en marge de la présentation de ce pro-cessus gênéral du mimêtisme affectif, identifie deux affects pârticuliers,

qui illustrent concrètement le fonctionnement de ce mécanisme. Le pre-mier de ces affects, < la pitié >> (commiseratio), t dêjà êté analysê dans le sco-

lie de la proposition 221, etla définition des affects 18, qui est consâcrée à

cet affect, fait simultanêment réfêrence à cette proposition 22 etauscoli,e

de la proposition2T : la pitié est, ainsi que nous avons dêjà eu I'occasion

de I'expliquer, < la tristesse qu'accompagne I'idée du mal qui arrive à un

autre que nous imaginons semblable à nous > (tristitia concomitante idea

mali quod altei quem nobis similem imaginamur euenit). Il suffit que nous

imaginions qu'une personne est semblable à nous, sans même avoir eu

avec elle de relation a{fective directe, pour que nous partagions insrincti-vement ses peines2 : il s'agit donc bien de mimêtisme affectif,

1. Ceci conlirme que le principe du mimétisme afecti{, dégagé seulement dans

la proposition 27, êclaire I'ensemble des configurations affectives étudiées à partir de

la proposition 27, en rtppott avec la formation des affects concemant les rapports

entre les personnes : c'est lui qui commande la formation de presque tous les com-plexes a{Iectif! interpenonnels.

2. Rappelons que, d'après le scolie de la proposition 27, cet affect, qui est unetristesse, semble ne pas avoir de pendant positif, Spinoza déclare en effet à ce sujet :

< Mais de quel nom appelerla joie issue du bien qui arrive à un autre, je I'ignore >

(quo autem nomine appellanila sit laetitia quae ex alterius bono oritut neseio). Il faut peut-être comprendre que. lorsqu'il s'agit d'une autre personne que nous imaginonssemblable à nous, sans avoir avec elle d'autre lien affecti{ nous sommes enclins davan-

tage à partager ses peines que ses plaisin, qui, eux, nous sont communément indiffé-

tristesse, dêveloppe le principe de f imitation des affects dans le sens du

passege à I'acte, tel qu'il est déterminé, selon la déûnition du désir, par

l'impulsion à faire quelque chose : en même temps que nous sommes

entraînés à partager les sentiments d'autrui, nous désirons eussi nous

lancer dans les entreprises induites par ces sentiments. Non seulement

nous faisons nôtres les joies et les tristesses des autres, meis nous

sommes êgalement poftés à adopter leurs normes de comportement,en tant que celles-ci répondent à des élans affecti$ qui poussent les

individus dans tel ou tel sens. C'est ainsi que l'émulation est, ou plutôt( n'est rien d'autre que le désir de quelque chose qui nous est inspiré

par le fait que nous imaginons que d'autres personnes semblables à

nous ont ce même désir > (nihil aliud est quam alicujus rei cupiditas quae

in nobis ingeneratur ex eo quod alios nobis similes eandem cupiditaten habere

inaginamur), selon la formule qui est reprise exactement à I'identique

dans la dêfinition des a{fects 33.

Dans cette déûnition des affects 33, la prêsentation de la notion de

rivalité est assortie d'une explication qui fait rêfêrence à la distinctionentre ce qui dans cette attitude mentale renvoie à l'émulation propre-

ment dite et à la simple et eutomatique imitation : fuir en même

temps que d'autres et partager leur peur du seul fait qu'on constate

qu'ils y sont en proie, comme réagir sympathiquement aux souÊ

frances qu'ils subissent, c'est, de manière purement machinde, repro-

duire à I'identique certains gestes ou certains sentiments, sans y faire

attention et donc sans chercher à en éprouver le bien-fondé ou la

valeur; le caractère purement rêpêtitif de ces rêactions spontanées

rents : cette sympathie sélective privilégie la tristesse et laisse de côté la joie, qui ne

serait partagée que dans le cas particulier de penonnes que, par ailleun, nous aimons,

alon qu'il n'est pas besoin d'aimer pour avoir pitié. Et là serait peut-être la leçon prin-cipale de toute cette analyse : contrairement à un prêjugé couramment répandu, la

pitié n'est pes une forme d'amour, mais un sentiment dont la formation relève d'unioot

"ot."mécanisme, qui est précisément celui de I'imitation automatique des affects.

220221

Introiluction à lEthique : la vie afectiue

interdit en apparence de les mettre sur le plan de la noble êmulation,qui, elle, suppose qu'il soit porré particulièrement intêrêt à la qualité

I*s fgures interpersonnelles de I'afectiuité et le mimétisme afeetif

louvent qu'un pas : les bonnes reisons qu'on croit avoir de rivaliser

fVec quelqu'un ne correspondent pas nécessairement aux véritables

Page 115: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 115/211

des attitudes imitées, dans lesquelles nous sorrunes poftés à rivaliseruniquement parce que nous en avons estimé le contenu et que ( nousjugeons qu'il est conforme à I'utilité, à I'honnêteté ou à l'agrément >

(illum honestum, utile uel jucundum esse judicamusl. Autrement dit, pourpouvoir parler d'émulation, au-delà d'une simple reproduction méca-nique des comportements d'autrui, il faut, semble-t-il, introduire laréfêrence au jugement et la conscience, car eux seuls permettent defaire le tri entre les actions et les sentiments qui sont dignes d'être imi-tés et ceux qui n'en valent pas la peine. Mais, au point de vue de Spi-

' noze, il s'agit d'une discussion verbale, qui passe à côté de I'essentiel enmettant artitciellement en valeur un espect secondaire de la question.S'applique ici parfaitement la règle énoncée dans I'explication suivantla définition des affects 20, < expliquer non la signiûcation des morsmais la nature des choses ,> (non verborum signficationem sed rerum natu-ram explicare), ce qui peut conduire, si nêcessaire, à forcer la significa-tion des mots, pour exprimer ce que, le plus souvent, ils servent à

cacher. Or c'estjustement

ce que fait ici Spinoza, en utilisant systêma-tiquement le terme de < rivalité > (aemulatio)à contre-emploi : par là ilveut faire comprendre que, sur le fond, rien ne distingue l'émulationde la procêdure mécanique de l'imitation des affects, dont elle n'estqu'un âspect dérivé; la valorisation des conduites d'émulation, tellequ'elle est effectuée par I'expêrience et par I'usage, et fixée dans desmanières de dire conventionnelles, est abusive, et elle recouwe lasigniûcation rêelle du phénomène en question, ![ui se ramène en fait àune impulsion irraisonnée, ignorante de ses causes vêritables, aux-quelles elle substitue la représentation de fins imaginaires. La preuveen est donnêe, suggère pour ûnir I'explication de la dêfinition des

affects 33, par le fait que, de la rivalité à < I'envie > (invidia)\, il n'y a

1. cette figure de I'affectivité a été introduite dans le scolie de la proposition 24.Elle est reprise dans la déûnition des affects 23. La transition de la rivalité à I'envie estexpliquée dans le scolie de la proposition 32.

Causes qui dêcident de I'engagement dâns un tel affrontement, dont la

faison effective est à chercher en arrière des mots qui la travestissent.

Cette analyse des comportements compêtitifs illustre de manière

exemplaire le caractère dêmystificateur de I'explication de l'affectivité

proposée par Spinoza dans cette partie de l'Ethique-

Le proposition 27 est suivie de trois corollaires, qui en exploitent

Certaines conséquences parciculières1. Le premier de ces corollaires

reprend la thèse développée dans la proposition principale en elr

dêplaçant l,application du conrexre d'une relation duelle à celui d'une

relation triangulaire, ainsi que I'avait déjà fait la proposition 22 par

rapport à la proposition 27. Selon la proposition 27, no:us sommes dis-

pore, n partager les joies et les tristesses d'une < chose > semblable à

aorrr, -é-a si nous n'avons encore eu avec elle aucune relation affec-

tive particulière : dans le prolongement de cette amrmation, le pre-

mier corollaire de la proposition 27 explique que, au cas où nous ima-

ginons que cette personne est affectée de joie ou de tristesse par une

aut a parrorrne, avec laquelle nous n'entretenons non plus aucune rela-tion affective particulière, aussitôt nous sommes enclins à associer de la

joie ou de la tristesse à I'idêe de cette troisième personne, c'est-à-dire

que nous sommes disposés à I'aimer ou à la haii. A première vue,

fidée ."porée dans ce corollaire ne se distingue pas de celle qui avait

dêjà été présentée dans la proposition 222;l',en sêpare uniquement la

ngance suivante : il n'est même pas nécessaire que nous aimions une

personne pour que nous transfêrions un tel sentiment Sur une eutre

p.rrorrrr. à propos de laquelle nous imaginons qu'elle I'affecte de joie,

ou pour que nous haissions automatiquement celle à propos de

1. La succession de ces trois corollaires met en évidence la richesse de la teneur

argumentative de la proposition 27.

2. C'est poorqrr-oi les affects de < la faveur > (fauor) et de < la rêptobaaon > (indi-

gnatio), dont le conc"pt avait été introduit dans le scolie de la proposition 22, sont êt:u'-aer a*r les détnitiÀ des affects 19 et 20 en référence également au premier scolie

de la proposition 27.

222 223

Page 116: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 116/211

Introiluction à /€thique : la uie ffictive

longement des analyses dêveloppées, autour des thèmes de la pitiê, de

ks fgures interpersonnelles de l'afectiuité et le mimétisme afecttf

sommes amenés à êtrejoyeux ou tristes, disposés à aimer ou à harr, enclins

Page 117: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 117/211

I'esrime et de la réprobation, dans le scolie de la proposition22.Labien-veillance est ( le désir de faire du bien > (appetitus benefaciendi), pour

autant que celui-ci est engendré par le seul fait que nous éprouvons de la

pitié à l'êp€Lrd de la chose à laquelle nous voulons faire du bien : il n'est

donc pas besoin, pour que nous nous trouvions dans cette disposition

bienveillante, que nous portions à la chose en question un sentiment

d'amour particulier, mais il suffit que nous lie à elle le mêcanisme de

I'imitation des affects qui nous oblige, à notre insu même, à partager ses

sentiments dejoie et de tristesse. En conséquence, ce qu'on désigne ordi-nairement du nom de bienveillance < n'est rien d'autre que le désir issu

de la pitié > (nihil aliud est quam cupiditas ex comtnisetatione orta), ou

encore, pour reprendre les tennes utilisês dans la déûnition des

affects 35, < le désir de faire du bien à ce dont nous avons pitiê > (upiditas

benefaciendi ei cujus nos miseret). Ce désir aveugle, qui naît automatique-

ment par simple mimétisme, n'a êvidemment rien à voir avec I'inten-

tion raisonnée de faire du bien à autrui, qui, ainsi que Spinoza l'expli-

quera dans le de Seruitute, relève de principes complètementdiftérents.

4 I AGIR SOUS LE REGARD D'AUTRUIfttropositions 28, 29 et son scolie, j0 et son scolie,

défnitions des ffias j0 et jI, 4j et 44)

Les mouvements affectifi qui ont été êtudiés depuis la proposition 21

se présentaient colnme de purs actes mentaux, que ceux-ci adaptent les

variations de la puissance de penser de l'âme, selon que celle-ci augmenteou diminue, à la reprêsentation de choses extérieures qui sont en fait d'au-

tres personnes, ou qu'ils poussent l'âme à considérer ces choses ou ces per-

sonnes d'un bon ou d'un mauvais æil, d'un point de vue affirmatif ou

nêgatlf: en étudiant ces attitudes d'esprit, il a ainsi été possible de déter-

miner dans quelles conditions, dans nos raPPorts avec autrui, nous

à être bienveillants ou malveillants. Tout ceci paraît se passer dans notretête, en rapport avec la formation de certaines configurations d'affects et

d'idées, formation qui, les analyses précédentes viennent de le montrer,dépend des mécanismes de I'association et du transfert, et s'effectue surfond de mimétisme, à partir d'un matériau psychique soumis à la loi de

I'imagination qui a prêsidé à son élaboration. Les propositions 28,29et 30 étudient à présent les conditions du passage à I'acte par I'eft-et duquelces dispositions mentales s'incament dans des conduites effectives, quinous poussent non seulement à penser, mais aussi à faire certaines choses.

Or ces conduites, comme les attitudes psychiques dans le prolongementdesquelles elles se situent, se répartissent en deux grandes catégories

d'orientations opposées : alon que les unes tendent à < pousser dans le sens

de la réalisaaon > (promovere ut fat, prop. 28) de certaines choses, que( nous nous efforcerons d'accompfu >> (agere conabimur, prop. 29), suivantles autres au contraire, ( nous nous efforçons d'éviter ou d'éliminer >

(amovereuel destruere conamur,prop.2S) certaines choses, ou ( nous aurons

une répugnance à accomphr > (agere auersabimur, prop. 29) certains actes.

Se retrouve ici l'altemative entre < afûrmer > (afirmare) et < nier > (negare)

telle qu'elle a été mise en évidence dans les propositions 25 et 26, rllrais

étendue à la considération de schèmes comportementeux donnantlieu à

des actes effectivement accomplis. Ainsi la théorie de I'affectivité, après

avoir e4pliqué comment, dans le contexte de nos relations avec autrui, se

tisse le réseau de nos inclinations et de nos rêpulsions, montre aussi com-ment, en fonction de celles-ci, nous rêpondons aux sollicitationsconcrètes dont nos contacts avec d'autres personnes sont I'occasion, en

nous engageant pratiquement, et non plus seulement en pensée, dans la

grande alternative de I'acceptation et du refus.

La proposition 28 explique que cet engegement est d'abord soumis àune disposition affective dont la norrne paraît sourdre du plus intime de

nous-mêmes; celle-ci nous pousse à faire eutant que possible ce qui, à

notre point de vue, va dans le sens de la joie, donc d'une augmentationde notre puissance d'être, et à éviter tout ce qui, au contraire, irait dans lesens de la tristesse, donc d'une diminution de cette puissance. Mais,

226 227

Introduction à /Tthique : la ttie ffictiue

explique la proposition 29, cette règle intérieure est aussitôt biaisée par la

Its fgures interpersonnelles de l'afectirtité et le minétisme ffictif

tion29, c'est le terme gênérique < les hommes > (homines) qui désigne

cette figure abstraite, qui est encore êvoquée dans le scolie de cette pro-

*:i*:r*:6,

#&;

'*,,

li

Page 118: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 118/211

considération d'autrui qui interfère avec ce souci personnel : et ainsi

nous serons poussês aussi à faire, non seulement ce qui nous donne de la

joie à nous-mêmes, mais êgalement ce qui donne de lajoie à euffui, et au

contraire nous serons détoumés de faire non seulement ce qui est pournous une cause, réelle ou imaginaire, de tristesse, mais encore ce dont

nous estimons que cela est vu de manière nêgative par autrui. Et, d'après

la proposition 30, lorsque nous evons ainsi fait ce qui, selon nous, donnede la joie à autrui, revenant pour tnir sur nous-mêmes, nous sommes

satisfaits, et de ce que nous avons fait, et de nous-mêmes qui I'avons fait;et inversement, lorsque nous avons fait ce qui, à notre point de vue, ins-pire de la tristesse à autrui, nous somnes mécontents, et de ce que nous

avons fait, et de nous-mêmes qui l'avons fait. On le constate, ce cycle,

dont le moment du passage à I'acte, représenté dans l'énoncé de ces pro-positions par les nombreuses occurrences du verbe u agrr n (agere), cons-

titue le temps fort, s'achève à nouveau sur la présentation d'attitudes

mentales intériorisées : les sentiments de plaisir et de peine que nous pro-

curent nos âctes dans la mesure où ceux-ci sont accomplis sous le regardd'autrui, tel du moins que nous nous le reprêsentons en imagination.Ceci revient à dire que le mimétisme affectif, dont le principe a êté

dêgegê peilaproposition 27 , enmême temps qu'il hante toutes nos pen-sées, pour autant que celles-ci suivent spontanément I'ordre que leurimpose I'imagination, règle aussi une grande partie de nos conduites,

ainsi que la reprêsentation que nous en formons. Nos actes, nous les

accomplissons rêellement et mentalement à la fois pour nous-mêmes et

pour autrui, même dans le cas, précise une note marginale du texte ratte-

chée à la proposition 29, où il s'agit de personnes ( avec lesquelles nous

n'avons noué aucun attachement affectif particulier > (quos nullo ffictuprosequuti sumus), ce qui ramène à la conjoncture analysêe dans la propo-sition 27 : la représentafion d'autrui qui nous poursuit obsessionnelle-

ment tout âu long de notre existence quotidienne n'est celle de personne

en perticulier, puisqu'elle comespond à une image mentale complète-ment neutralisée, qui est I'idêe générale de I'autre et de ce qu'il ressent,

telle qu'elle est ôrgée par I'imagination : dans l'énoncé de la proposi-

position per une référence < à la masse anonyme > (vulgo), c'est-à-dire

ioart ,r., .h"ant ou n'importe qui; autrui, en ce sens' c'est < les autres )

(alii)l, ott, dirait-on aussi, < les gens >.

La proposition 28 commence donc par expliquer ce qui se passe en

nous au moment où nous nous disposons à agir : < Tout ce que nous

imaginons aller dans le sens de la joie, nous poussons dans le sens de sa

réalisation; mais ce qui, imaginons-nous, y fait obstacle ou va dans le

sens de la tristesse, nous nous efforçons de l'êviter ou de l'éliminer > (id

omne quod ad laetitiam conducere imaginamur conattur l,romovere ut fat;quod vero eidem repugnare siue ad tristitiam conducere imaginamut amovere

yel destruere conamur). L'utilisation du verbe conari, de même que dans

les propositions 12 et 13 ou 25 et26, souligne le caractère compulsion-

nel de ces orientetions, qui s'imposent à nous comme des directives

que nous suivons, ou auxquelles nous nous adaptons automatique-

Àenq sans avoir à y penser ni afottiori à raisonner ou à délibérer à leur

sujet. Suggestionnéspar ces directives, dont nous n'avons même pas

conscience, nous sommes enclins à faire ce que nous pouvons pour

que certaines choses se fassent et pour que d'autres ne se fassent pas ou

,r. ,ror$ touchent pes, ces préférences nous êtant dictées par le fait que

les premières sont censêes nous donner de la joie et les secondes de la

tristesse.

La dêmonstration de cette proposition, comme celles des proposi-

tions 12 et 13 dans le prolongemenr desquelles elle se situe, fait têfê-

rence à la propositi on 77 dt de Mente, qui a montrê dans quelles

conditions l'âme est amenée à considêrer certaines choses comme pré-

sentes ou existant en acte et d'autres au contraire comme êtant exclues

d'une telle prêsence ou existence. Or en vertu de la correspondance

1. C'est ainsi que la définition des affects 30 présente la fierté comme < la joie

qu'accompagne I'idêe de quelqu'une de nos actions dont nous imaginons qu'elle pro-

uoqo. l'"rtià" des autresl @Ioria est laetitia eonco,mitante idea alicujus nostrue actionis

quim alios lauilarc imdgina*urj. C.t ( âutres r sont à la fois tout le monde et personne.

&

I',1.

&#s

228229

Introiluction à /Ethique : la uie afectiue

systématique qui associe entre elles toutes les dispositions mentales àdes affections du coqps, correspondance établie dans la première partie

ksfgures interytersonnelles de I'afectivité et le nimétisne afectiJ

de ce qui semble aller dans le sens d'une diminution de cette puis-

sancel : telle est donc la règle générale observée par nos comPorte-

Page 119: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 119/211

du de Mentel, les dispositions affectives suggérées par la représentationde telles ou telles choses, qui rendent celles-ci -"rrt"l.-.rri attrayentesou repoussantes, doivent avoir un équivalent du côté du corps : cesinclinations se manifestent alon à travers des schèmes de coÀporte-ment qui, simultanêment, orientent les conduites dans un sens attrâctifou répulsif Pour exprimer cette conôrmité de nos actions,

tellesqu'elles sont effectuées physiquement par des moyens corporels, à nospensées, telles qu'elles sont agencées par des combinaisons d'idées etd'affects, de manière à nous faire adopter certaines dispositions quiconcement ainsi simultanément le coqps et l'âme, Spinoza emploie,dans la démonstration de la proposition 2g,la formuie ( nous y ren-dons absolument D (absolute conamur), entendons que nous ,rorm yefForçons, ou ( nous y aspirons et y prétend ons > (appetimus et intendi_mus), corps et âme, d'un seul et même mouvement qui entraîne dansson unique sens toutes nos aspirations et tous nos engagements prati-ques' sans qu'aucune marge de jeu ne puisse venir s'interposer entre

eux. Il faut donc bien comprendre que, en parlant, ainsi que nousvenons de le faire, de passage à l'acte, il ne faudrait surtout pas suggé-rer I'idée que I'action suit la pensêe evec un certain délai, comme siI'une pouvait avait aller sans l'autrd : mais c'est d'emblée, et d'unmême mouvement, que dispositions mentales et schèmes corporels,qui n'ont été dissociés que pour ra commodité de l'analyse, sontemportés dans la direction qui leur est indiquée par la greffe des repré-sentations forgées par I'imagination sur l'irrésistible élan du conatus.Favoriser tout ce qui paraît aller dans le sens d'une augmentation denotre puissance d'être, de penser et d'agir, nous déliwer au contraire

1. La démonstration de la proposition 2g &t de Afectibus fait ainsi référence auxcorollaires des propositions 7 et 11 du de Mente.

. 2:..1i I'on pouvait penser sans agir, et avant d,agir, s,imposerait le modèle de l,ac_tion délibérée et concerrée, on po,ti le moins voloitaire. M"ir, l'â*. éant idée d'uncorps existant en acte, penser et sentir, c'est aussi inévitablement faire, c'est-à-dires'engager automatiquement dans un type déterminé de comportement.

ments en tent qu'fu correspondent à des impulsions mentales liées au

développement de I'affectivité.

Ceite proposition 28 esr indiquêe en référence à plusieun reprises

dans la suiie de I'argumentation2. Son contenu est en effet crucial dans la

perspective ptopt. à une démarche éthique du type de celle suivie par

Spinoza, qoi port. sur les conduites humaines un regard objecti{ en les

pi"rr"rr, à-leur source, telles qu'elles s'effectuent suivant un détermi-nisme naturel qui ne peut en eucune façon se situer en rupture par rap-

poft à I'ordre à","hor.r,

comme ce serait le cas au contraire si elles

àt"i.rrt accomplies selon la volonté de sujets agissant, non d'après des

causes, mais en vue de fins qu'ils s'assigneraient librement à eux-mêmes'

Tout faire dans le sens de ce qui paraît pouvoir procurer de l'agrément,

en faisant le maximum pour êcarter ce qui est associé à la représentation

d'un possible dêsagrêment, 1à est le principe fondamental de nos préoc-

..rp"ûor* pratiques êlémentaires : ce sont celles-ci qui nous font considé-

,.i d", choses comme bonnes ou mauvaises, utiles ou inutiles, et donc

dignes d,être recherchêes ou repoussées,en application de la règle, évo-

q.ié" d*, la dêmonstration de la proposition 19 du de Libertatu, selon

laquelle il serait absurde que quiconque < puisse désirer être contristé >

(cinn*tari cuperet),et donc puisse spontanément pounuiwe des buts qui

àorrt"rri"rrd.aienr

à la logique fondamentale de ces intérêts vitaux. De 1à

1. Les conduites négatives d'évitement ou d'étmination obéissent à la même

nécessité que les conduiles positives allant dans le sens d'une rédisation ou d'un

,â-pfirrà*.nt : cette nécessité est celle qui pousse à chercher, Per tous les moyens,

à favoriser la marche en âvant dt eonatus, tt à t'oppo"t à tout ce qui pourrait venir

i;;.r. C'est pourquoi la secondepartie de la démonstration de la proposition 28

suit la même logique que la première.

2. Elle est litle. a"* la àémonstration de la proposition 29, dans le corollaire de

la proposition 31, dans les démonstrations des propositions 32' 35' 36' 38' 39 et son

,.Jfi., a*, les scolies des propositions 50, 51 et 55 ùt de Afectibus, dTt ! démonstra-

1"" i. b proposition 1S et âens le scolie 2 de la proposirron3T dt ile Seruitute, unsi

que dans h dàonst"tion

de la proposition 79 du de Libertaæ'

230 231

Page 120: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 120/211

Page 121: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 121/211

Introduction à /Ethique : Ia tie ffictive

lement dans le cas où ( nous mettons tant de zèle à plaire à n'importe qui,que cela nous amène à faire ou à nous retenfu de faire certaines choses à

Its f.gures interpersonnelles de l'afectirtité et le mimétisme ffictif

définition des affects 44 indique que cette constante préoccupation de

plaire à autrui, qui tend par elle-même à êchapper à toute mesure' ( est le

Page 122: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 122/211

notre détriment ou à celui d'autrui > (adeo impense vulgo placere conamur utcufti nostro aut alterius damno quaedam agarnus vel omittamus) : alors se

déclare au grand jour I'absurdité de ce rype de comportement, qui est

potentiellement générateur de trouble mental, puisqu'il nous conduit à

faire ou à nous faire du mal sous prêtexte de faire ou de nous faire du

bien. Dans ces conditions, on comprend que la déûnition des affects 44présente le désir d'être bien vu coûrme < un désir immodéré de se glori-frer > (immodica gloriae cupiditas)l. L'explication qui accompagne cette

1. Selon la déûnition des afects 30, < la frertê > (gloria) est elle-même < la joiequ'accompagne I'idée de quelqu'une de nos actions à propos de laquelle nous imagi-nons qu'elle provoque I'estime d'autrui > (aetitia concomitante iilea alicujus nostrae actio-

nis quam alios lauilare imaginamur). La fiertê, dans la mesure où, comme tous les affects

ordinaires, elle prend appui sur I'imagination, et dans la mesure où, selon la distinc-tion formulée dans le chapitre 25 de I'appendice du ile Seruitute. elle prend la formed'un < désir de plaire aux hommes... qui trouve sa source dans un affect au lieu d'êtredéterminé à partir de la raison > (cupiditas hominibus placendi... ex afectu orta... et non ex

rctione ileterminata), tend spontenément à prendre des proportions démesurées : elle estdonc naturellement exposée aux compromissions du < désir de plaire > (ambitiol, dontla sépare une imperceptible nuance. Pourtant, dans le scolie de la proposition 10 du de

Libertate, Spinoza expliquera qu'il y a un bon usage de la fierté, pourvu qu'en soientmodérés les excès qui la tirent précisément du côté du désir de plaire : < Si quelqu'unconstate qu'il s'applique trop à la recherche des moyens de se gloriter, qu'il pense à lamanière d'en bien user ! > (si quis se nimis gloiam sectad, ile ejus reeto usu cogitet).

Dans cet esprit, I'explication qui suit la définition 44 des affects, consacrée au désirde plaire, se termine per une citation de Cicéron, qui indique I'irrésistible amaitqu'exerce le désir de se gloriûer sur < le meilleur d'entre nous > (optimus quisque) :

même le philosophe, qui dénie cet attrait, ne peut s'empêcher de signer de son nomcette glorieuse déclaration, par le moyen de laquelle il cherche encore, même à soninsu, à se faire encenser. L'ironie de cette remarque désenchantée, toumée contre < les

philosophes > (philosophi), ne peut guère s'appliquer à Spinoza lui-même, qui, lon-

qu'il écrit ces lignes, est célèbre pour un ouwâge, le Tradatus theologico-politicusde 7670, pubûé sans nom d'auteur. Dans le chapitre 25 de I'appendice ds ile Seruitute,

Spinoza explique que I'homme qui vit sous la conduite de la raison ne se soucie pas

< de se faire admirer par les autres en sorte qu'une discipline porte son nom > (reliquos

in ailmirationem tradueere ut ilisciplina ex ipso habeat uocabulum).Il reste, malgré tout, queSpinoza n'a pu effacer son nom de la mémoire des hommes, qui continuent à l'esti-mer particulièrement, d'autant plus qu'il ne I'a pas systématiquement recherché.

désir par lequel tous les affects sont attisés et renforcês > (est cupiditas qua

omnes afectusfol)entur et conoborantur) :I'inflience exercêe par cette dis-

position mentale est ainsi étendue à l'ensemble de notre vie affective, qui

en est marquée de façon pennanente. En consêquence' poursuit cette

explication, ( cet affect peut difficilement être maîtrisé > (hic ffictus uix

superari potest), tant est étendue I'emprise qu'il exerce sur nous : celle-cis'applique aussi à nos eutres émotions et aux impulsions mentales et cor-porelles que celles-ci traduisent, puisque ( aussi longtemps qu'unhomme est en proie à quelque dêsir, nêcessairement il est en même

remps en proie à celui-ci > (quamdiu homo aliqua cupiditate tenetur hac simul

necessafio tenetur). Ainsi ce désir, au-delà des formes particulières qu'ilpeut prendre dans ceftaines occasions, double coûrne en pointillê la

manifestation de tous nos sentiments. Au dêbut du scolie de la proposi-

tion 56, cet affect est plecê sur le même plan que < I'intempéreï7ce'>

(luxu-

ria), <<l'ivrogneie > (ebrietas), <le lubricitê > (libido), < I'avarice >> (auati-

tia) : touscesefFects ( ne sont que que des désignations de I'amour ou du

dêsir qui expliquent la nature de l'un ou l'autre de ces affects par les

objets auxquels ils se rapportent >> (non nisi alltoris uel cupiditatis notiones

sunt quae hujus utiusque afectus natilrafti exl,licant per objecta ad quae refe-

runtur),|'objet propre du désir de plaire êtan{a volonté de se distinguer,

vers laquelle il tend naturellement avec excès.

Pourtant, si on parvient à le contrôler, le dêsir d'être bien vu se

trensforme en ( savoir-vivre D fuumanitas)l, qui, lui-même, est une

forme de la < bienséance > (modestia), ainsi que l'explique la dêfinitiondes affects 43. Cette disposition correspond proprement au < désir de

faire les choses qui plaisent aux (autres) hommes, et de se retenir de

1. Le terme humanitas correspond essentiellement au fait de présenter les carac-

tères de I'humanité en général. Il signite en conséquence < I'humanité > au sens plus

particulier des sentiments de bienveillance consacrés à auCrui, en tant précisément qu'il-est

une chose semblable à nous, c'est-à-dire un être humain. Ces sentiments de bien-veillance s'expriment à traven une atrabilité de principe qui s'incame concrètement

dans les règles d'un savoir-vivre.

236 237

Page 123: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 123/211

Page 124: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 124/211

Page 125: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 125/211

Page 126: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 126/211

Introduction à /Tthique : la uie ffictiue

qui eccompagnent ces propositions, revient sur diverses ûguresconcrètes de la vie affective, corune < le désir d'être bien vu > (ambitio)

Its fgures interytersonnelles de I'afectivité et le mimétkme afeetif

Sur nous-mêmes la relation affective positive ou négative qui lie la troi-

sième personne à la seconde, telle du moins que nous f imaginons, en la

Page 127: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 127/211

ou la < compassion > (misericordia), <l'envie > (invidia) et < la fierté >

(gloria) que les analyses précédentes avaient déjà permis de dégager, etil en prêcise à cette occasion de nouveaux aspects.

La proposition 31 explique ce qui se passe lorsque nous imaginons

que la personne que nous aimons affecte de joie ou de tristesse unetierce personne, qui en consêquence est censée la désirer, I'aimer ou lahari en même temps que nous-mêmes nous I'aimons. Cette confi.gura-tion triangulaire est symétrique de celle analysée dans la proposi-tion 22 et dans le premier corollaire de la proposiaon 27, qui envisa-geaient le cas où nous nous reprêsentons la penonne que nous aimonscorrune étant elle-même affectée de joie ou de tristesse par une tiercepersonne qu'elle dêsire, aime ou déteste dans le même temps que, elle,nous l'aimons. La manière dont cette relation est caractérisée renoueainsi avec la procêdure inspirêe d'un modèle combinatoire par laquelleSpinoza soumet l'affectivitê à une étude formelle, qui lui permet de

ramener des situations concrètes, telles que I'expérience les présente, àleur épure abstraite, de manière à dégager les lois générales dont ellesmodulent diversement les applications.

En quoi la relation andysée dans la proposition 31 s'apparenre-r-el1e,sur le fond, à celle déjà analysée dans la proposition 22? La proposi-tion22 a établi que, dens le cas où nous nous représentons que la per-sonne que nous aimons en aime une autre, nous sofirmes spontanémentconduits à transfêrer sur cette troisième personne les affects que nousavons déjà fixés sur la seconde : et ainsi, cette autre personne, selon quecelle que déjà nous aimons la désire, l'aime ou la hait, ou est censée lefaire, nous allons également la désirer, I'aimer ou la haïr.

La pro-position 31 entreprend à présent de montrer, symétriquement, quele fait que la personne que nous aimons soit également désirée, aimée ouhaïe par une autre qu'elle affecte de joie ou de tristesse, ou du moinsle fait que nous le pensions, influence aussi nos propres affects; cecinous conduit, par une sorte de mouvement en retour, à transfêrer

voyant se former d'une manière qui, au départ, nous est complètement

Cxtérieure, mais que nous allons aussitôt intérioriser, en participant en

nqtre nom propre à cette relation entre les deux autres personnes : cette

relation qui passe entre d'autres personnes rêagit ainsi indirectement sur

la formation de nos propres sentiments, pourvu que nous soyons déjà

liés affectivement à I'une d'entre elles. Enparcourant cette espèce de

rycle, la circulation des affects paraît s'e{fectuer de manière de plus en

plus compliquée, par transferts et transferts de transferts, toujours sur la

base d'associations imaginaires.Ainsi que l'explique la démonstration de la proposition 31, la

configuration étudiée par cette proposition se situe dans le prolonge-

ment de celle qui a déjà êté envisagée dans la proposition 27, selon

laquelle nous imaginons que quelqu'un d'autre désire ou aime quelque

chose, ou bien l'a en haine : et il a êtê expliquê à ce sujet que' dans ce

Cas, nous nous appliquons automatiquement à nous-mêmes ces senti-

ments que nous prêtons à autrui, et ainsi nous les ressentons en

quelque sorte à se place, cornme s'ils nous affectaient nous-mêmes per-sonnellement. Dans le cas de figure pris en compte par la proposi-

aon 27, cette rêaction mimêtique s'opère automatiquement, même

dans le cas où la personne dont nous soûlmes amenês à partager les

sentiments nous est au départ affectivement indiftérente. I1 s'agit à prê-

sent de voir ce qui se passe lorsque déjà nous-mêmes nous aimons la

personne que nous imaginons désirée' aimée ou haïe par quelqu'un

d'autre, < indêpendamment même du fait > (sine hoQ qu'e nous I'ima-

ginons désirêe, aimée ou haie par I'autre personne. En quoi, dans ces

conditions, notre propre âffect, celui que nous attachons à la première

personne, est-il influencê par la représentation de celui que nous impu-

tons imaginairement à la seconde personne, affect qui conceme, nonpes nous-mêmes, mais I'autre personne que nous aimons ?

La proposition 31 distingue à ce propos deux êventualités' Ou

bien l'affect que nous éprouvons personnellement et celui dont nous

imaginons affectée une autre personne à l'égard de la chose que nous

sï,r1

a:

.

il:i

246 247

Introduction à lEthique : la uie ffictiue

aimons vont dans le même sens, pâr exemple celui d'une joie corres-pondant à une augmentation tendancielle de puissance : alors ces deux

ks figures interpersonnelles de I'afectiuité et le mimétisme ffictif

qu'elle soit partagée par d'autres, c'est-à-dire à ce que, de leur côté, lesautres ou d'autres aiment la même chose que nous : du moins, en ima-

Page 128: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 128/211

sentiments, le nôtre et celui de I'autre personne, se conforteront réci-proquement I'un I'autre, et par là < nous aimerons de façon plusstable > (constantius amabimus), c'est-à-dire que nous serons confirmêsdans notre propre sentiment par la considération imaginaire du senti-ment que nous attribuons à autrui; c'est comme si, pâr une sorte de

composition mécanique des forces, I'affect éprouvé par autrui venaits'ajouter au nôtre de manière à en accroître I'intensité. Ou bien le sen-timent dont nous soûlmes nous-mêmes affectés et celui que nousimputons imaginairement à autrui sont discordants, I'un allant dans lesens d'une augmentetion de la puissânce, donc d'une joie, I'autre danscelui de sa diminution, donc d'une tristesse : alon les forces des deuxaffects, le mien et celui d'autrui, au lieu de s'additionner vont se sous-traire, et I'interÉrence entre ces deux affects s'effectuera suivant leschéma delafluctuatio animi, tel qu'il a dêjà été décrit dans le scolie dela proposition 17; c'est-à-dire que nous serons mentalement écartelésentre deux tendances de sens opposês, et serons ainsi conduits, d'une

part, à continuer à aimer, pour des râisons personnelles, une chose que,d'autre part, nous nous mettons aussi à haïr pour la simple raison quenous la croyons haïe, ou tout au moins dédaignée, par autrui; et ainsi< dans le même temps nous aimerons et haïrons cette même chose >

(eodem ergo tempore hoc idem amabimus et aversabimur), en raison de lasupeqposition accidentelle des effets du fonctionnement de deux mêca-nismes aft'ectifl distincts. Dans les deux cas, celui où notre sentimentpersonnel est confirmé et celui dans lequel il est au contraire ébranlê,il y a donc interférence entre nos sentiments et cenx d'autrui, ces der-niers réagissânt sur les nôtres de manière à les influencer dans un sens

positif ou négatifLorsque nous aimons, ce qui correspond au fait que nous associons

la reprêsentation d'une chose extérieure âu sentiment de joie qui cor-respond à une dilatation de notre puissance d'être, pour préserver cettejoie qui nous satisfait profondément, puisqu'elle va dans le sens del'élan impulsé par notte conatu.s, nous avons donc tout intêrêt à ce

ginant qu'il en est âinsi, nous sofiunes confortés dans nos propres sen-timents; en effet, au cas où nous serions amenés à imaginer lecontraire, nos sentiments en seraient altêrés, déstabilisês en quelquesorte, et nous serions plongés dans un état ambigu de joie-tristesse,plus pénible à supporter peut-être que la tristesse même. Et, lorsque,

au lieu d'amour, c'est de la haine que nous êprouvons, ce qui revientau fait que nous associons la représentation d'une chose extérieure à unsentiment de tristesse, il en va exactement de même : si nous voyonsaimée par d'autres la chose que nous haïssons, nous ne pouvons qu'êtretroublés, au point de ne plus savoir ce que nous-mêmes nous éprou-vons, puisque nous sommes alors écartelés entre la tristesse et la joie, etdéchirés par ce conflit.

C'est cette idée que développe précisément le corollaire de la pro-position 31, selon lequel, en conséquence de la thèse développée dansla proposition, < il suit que chacun s'e{force, autant qu'il le peut, quechacun aime ce que lui-même aime et ait en haine aussi ce que lui-même hait > (hujus sequitur unumquemque quantum potest conari ut unus-quisque id quod ipse amat amet et quod ipse odit, odio etiam habeat). L'ex-pression < s'efforcer autant qu'on le peut ) (quantum potest conai), quise trouvait déjà dans l'énoncé des propositions 12 et 13, indique lanécessité d'un irrépressible êlan, antérieur à toute dêlibération raison-née, élan qui trouve sa source dans le mouvement dt conatus auquel ilemprunte son énergie. De toutes nos forces, nous soûunes ainsi pous-sés à imaginer les affects d'autrui sur le modèle de ceux que nous res-sentons pour notre propre compte, en projetant nos sentiments à I'ex-térieur de nous-mêmes de manière à en faire tendanciellement desnonnes universelles, auxquelles, à notre

idêe, tous devraient se confor-mer. La thèse développée ici par Spinoza se sirue dans le prolonge-ment de la théorie de I'imitation des affects exposée dans le scolie de laproposition 27, dont elle reproduit en quelque sorte le contenu en endonnant une présentation inversêe, de manière à mettre en évidenceles effets rétroactifi de ce phénomène d'imitetion : en même temps

248 249

Page 129: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 129/211

Introduction à /€thique : la uie ffictive

décision rationnelle prise miraculeusement en cornmun. Mais l'imita-tion des affects, et la projection imaginaire des sentiments des uns surceux des autres et de ceux des autres sur ceux des uns qui en est la

I*sfgures interpersonnelles de I'afectivité et le mimétkme ffictif

telles qu'il est inésistiblement amenê à les projeter imaginairement surcet autre, coûlme si celui-ci devait les partager avec lui, et devait aussi,

Page 130: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 130/211

consêquence, si, âu départ, elle est complètement irraisonnée, puis-qu'elle trouve sa source dans des élans ou dans des pulsions à traverslesquels le mouvement du conatus se greffe sur les représentations deI'imagination, est nêanmoins susceptible d'une rationalisation ulté-rieure : et, de fait, il n'y a pas d'autre voie pour parvenir à la paixcivile. La proposition 20 du de Libertate qui aborde, dans le contexte deI'exposé de la théorie de la libération, les problèmes de la socialité,prend également appui sur la proposition 31 dt de . fectibus, etexplique que I'amour envers Dieu, qui représente le point le plus élevêauquel puisse conduire une régulation de la puissance d'imaginer quiest naturellement en nous, ( doit être d'autant plus attisé que nousimaginons que plus d'hommes en jouissent aussi > (eo magkfoveri debet

quo plures homines eodem gaudere imaginamur).On le voit, cette impul-sion à faire parteger eux autres des sentiments que nous éprouvonsreste jusqu'au bout marquée par le pouvoir de l'imagination : mais

cele ne signifie pas que ses effets doivent âtalement ou dêfinitivementéchapper à une tentative de contrôle rationnel qui, sur la base d'unecomprêhension objective des mécanismes de leur production, ladébarrasse, dans certaines limites, de ses aspects conflictuels.

Mais, au point où se situe l'analyse de I'affectivité exposée dans lede Affectibus, il n'est pas encore question de cette possible retionalisâ-tion des e{fets du mimétisme, et ce sont les aspects déstabilisateurs decelui-ci, en rapport avec les phénomènes de\afluctuatio animi, qui sontau contraire soulignés. C'est dans cet esprit que le scolie de la proposi-tion 31 propose, en illustration de la thèse développée dans son corol-laire, une figure concrète de I'affectivité qui a déjà êtê caractêisée, et

ceci de manière telle qu'elle paraît tirer prêfêrentiellement l'âme dansle sens de la passivité : < le désir d'être bien vu > (ambitio), dont lanotion, introduite dans le scolie de la proposition29, est aussi reprise

dans la dêfinition des affects 44. En effet, chacun éprouve ses propresaffects sous le regard et en considêration de l'autre, dans des conditions

les partageant, marquer par là même qu'il les âpprouve. Aimer parexemple, c'est une expérience très personnelle qui est pourtânt vécuesur un mode potentiellement cornmunautaire, dans I'attente de I'as-sentiment des autres : celui qui aime ne se contente pas du sentimentqu'il éprouve pour son propre compte, mais il fait comme si d'autresdevaient aussi l'éprouver en même temps que lui, ce qui serait le cas

s'ils occupaient se propre place; et il se reprêsente les choses ainsi demanière à mieux affirmer la vdeur de son sentiment personnel qui, en

I'absence d'une telle caution, serait altéré, ou tout au moins risqueraitde voir sa crédibilité diminuée. En accord avec les règles de cettelogique imaginaire, qui s'imposent à nous sans même que nous en pre-nions conscience, < nous voyons que chacun désire naturellement que

les autres vivent à son idée > (tidemus unumquemque ex natura appetere utreliqui ex ipsius ingenio viuant)1 , comme si les sentiments éprouvés parn'importe quelle personne devaient valoir pour tout le monde enmême temps que pour elle-même.

On voit aussitôt les conséquences d'une telle disposition, avec ladimension ryrannique qui la caractérise : chacun dêveloppant en soi-même le fantasme selon lequel les autres devraient absolument vivre etressentir à sa façon, et voir les choses de la même manière qu'il le fait lui-même, alors que les points de vue et les intérêts des uns et des autres, tels

qu'ils se forment selon I'ordre cornmun de la nature au hasard des occa-sions et des rencontres, sont nécessairement di"ftêrents et ne peuventimmédiatement s'accorder entre eux, cette tendance mimétique, en

1. La formule ex suo ingenio ou ex ipsius ingenio, qui revient assez souvent sous la

plume de Spinoza, n'est pas facile à traduire. Elle exprime le désir invétéré, inscrit auplus profond de chacun de nous, de tout râmener à son propre point de'!'ue, commesi < les autres > (eliqui) devaient aussi le p^rteget. La ôrmule alambiquée < selon sa

propre complexion ), retenue le plus souvent par les traducteurs, n'est guère satisfai-sânte, et nous avons préféré ici lui substituer cette autre traduction, plus libre sans

doute, mais plus proche de I'idée exprimée par Spinoza : < à son point de vue r ou < à

son idée >.

Jtl&II

*,*wPF#i"iii

252 253

Introduction à ltthique : Ia uie ffictive

même temps qu'elle attache affectivementles hommes les uns aux autres

par des liens extrêmement forts, crée du même coup les conditions d'in-

Lcs fgures interpersonnelles de I'afectiuité et le mimétisme ffictiJ

nous-mêmes. Mais que se passe-t-il lorsque nous voyons quelqu'und'autre < jouir de quelque chose dont un seul puisse disposer > (re aliqua

qua unus solus potii potest gaudere) ? Alors notre génêrositê spontanée se

Page 131: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 131/211

nombrables conflits : < Comme tous ont êgalement ce même désir, ils se

gênent êgalement, et comme tous veulent être estimés ou aimés de tous,

ils se détestent entre eux r> (dum omnes paiter appetunt, paiter sibi impedi-

mento, et dum omnes ab omnibus laudari seu amari volunt, odio inuicem sunt).

Le conformisme viscéral, qui constitue la trame de toute la vie affective,

alors même que, sur le plan des fantasmes, il paraît tendre vers un accorduniversel, dêbouche dans les faits sur des antagonismes passionnels qui,potentiellement, dressent tous contre tous. C'est cette leçon que repren-

dra la chapitre 19 de l'appendice du de Seruitufe, en expliquent que ( toutamour admettant une autre cause que la libertê de l'âme se retourne âci-lement en haine, à moins que, pire encore, il ne prenne la forme d'uneespèce de délire, et attise davantage la discorde que la concorde >> (omnis

amor qui aliam causam praeter animi libertatem agnoscitfacile in odium transit,

nisi, quod pejus est, species delirii sit, atque tum magis discordia quam concordia

fovetur)1.

C'est précisément sur une telle perspective de conflit que dêbouchel'analyse de la nouvelle configuration traitée dans la proposition 32. La

proposition 31 envisageait le cas très génêral où nous aimons quelqu'un,sans que soit davantage précisée la nature de cet amour et de la penonnesur laquelle il s'est fixé : dans ce cas, très généreusement en apparence,

nous sommes portés à prêter nos propres sentiments à autrui, dans la

perspective intéressée, en fait, d'en intensifier les manifestations pour

1. Toutefois il est à remarquer que cette réflexion entre toutes désabusée, même

si elle met I'accent sur la dimension conflictuelle des dispositions mimétiques quiconstituent le fond de l'affectivité humaine, continue néanmoins à en reconnaître les

âspects concordataires, qui placent ces mêmes dispositions à la base de tous les rassem-blements humains; et c'est pourquoi les conditions politiques d'un accord entre les

hommes passent par un traitement de ces dispositions en dehon desquelles I'existenceen commun serait tout simplement impossible, les formes minimales d'une commu-nication entre les individus n'étant pas, en leur absence, réunies : c'est cette leçon,esquissée dans la proposition 37 du ile Seruitute, qui sera plus tard reprise par Spinozadans son Tractatus Politicus.

retoume en volonté d'appropriation exclusive : cette chose dont nous

voyons I'autre jouir, nous sonunes idêalement portés à en jouir aussi

pour notre propre compte coûune si nous étions à sa place, ainsi que I'a

montré le premier corollaire de la proposition 27; mais, comme il est

impossible que deux penonnes jouissent de cette chose en même temps,(( nous sorrunes enclins à faire que, lui, il ne puisse disposer de cette

chose > (conabimur eficere ne ille illa re potiatur). Et ainsi c'est précisêment

parce que nous imaginons que les autres devraient désirer les mêmes

choses que nous que nous solnmes subjectivement poussés à leur refuser

la possession effective de ces choses : du âit même que nous voulons leurfaire partager nos joies, et prendre notre part des leurs, nous sommes

conduits à préfêrer les voir plongês dans la tristessel.

Le scolie qui accompagne la proposition 32 revient sur une figure de

l'affectivité qui a déjà êtê canctênsée : < I'envie > (inuidia) , dont la notiona été introduite dans le scolie de la proposition 24 et est reprise dans la

dêfinition des affects 23. < Selon la nâture des hommes, les choses sontdisposées dans la plupart des cas de telle manière ,> (cum hominum natura

plerumque ita comparatum est) que, s'ils s'attristent des maux d'autrui, ce

qui est la source de leurs comportements compassionnels, eux-mêmesentièrement fondês sur des automatismes mimétiques, ils ne sont pas

moins portés à s'attrister des biens dont ils voient d'autres jouir, dans la

mesure où ils se reprêsentent subjectivement que, les autres pouvant en

revendiquer la disposition exclusive, ils pourraient en être eux-mêmesprivés; et, poussés instinctivement à faire leur possible pour éliminer les

causes de cette tristesse, lls seront poussés à s'approprier les biens des

autres, pour pouvoir en jouir à leur place, et ceci d'autant plus qu'ils se

1. La démonstration de cette proposition32fait ré{érence à la proposition 28 :

ceci veut dire que ce qui, au départ, se présente comme un simple souhait est insépa-

rable d'un passage à I'acte : la chose dont un seul peutjouir, nous allons effectivementtout faire pour nous I'approprier et pour en dêposséder autrui.

254 255

Page 132: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 132/211

Introduction à /€thique : la uie affectiue

et ils pleurent lorsque qu'ils pleurent, sans avoir pour cela de motifper-sonnel, puisqu'ils y sont entraînés par une compulsion purement mêca-

I*s fgures interpersonnelles de l'ffictiuité et le mimétisme afectif

positions 33 et 34, qui reviennent à la considération de situations

duelles, du type de celles examinêes dans les propositions 2L et 23,

propositions et 32 avaient mis en place les schémas

Page 133: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 133/211

nique à I'imitation; ce que les autres ont dens les mains, ils cherchent à

l'attraper, et gênêralement < ils dêsirent pour eux-mêmes toutes les

choses dont ils imaginent que les autres se délectent >> (omnia sibi cupiunt

quibus alios delectai imaginantur). Or, dans ce cas, les aflects prennent la

forme d'idées de l'âme qui représentent directement des images de

choses, images de nature corporelle, indépendamment de toute autreconnexion mentale; et, le coqps de l'enfant êtant < continuellementcomme en êquilibre > (continuo veluti in aequilibrio), entendons en équi-libre instable, et donc extrêmement sensible aux influences extérieures,qui le marquent de manière indélébile, le processus mimétique s'empare

de lui complètement : c'est pourquoi ce mécanisme paraît dans ce cas

fonctionner à l'état nu, sans être biaisé par des influences qui auraientleur source en dehors de lui et en infléchiraient les combinaisons. Ces

êmotions êlémentaires, dont I'expêrience place constamment I'exemplesous nos yeux, reprêsentent l'épure simplifiêe de la plupart de nos com-plexes affectifi et des impulsions imitatives auxquelles ceux-ci obéissent

en en raffinant subtilement l'expression.

Il est possible de résumer ainsi les acquis de la théorie du mimé-tisme affectif au point où nous sofilmes parvenus de son exposition :

les choses que les autres aiment, nous les aimons aussi, par dêlégationen quelque sorte; en outre, réciproquement, nous nous imaginonsqu'ils devraient eux-mêmes aimer les choses ç[ue, nous, nous aimons;et, voyant les choses de cette manière, nous sonmes amenés à leur dis-puter, ou tout au moins à leur envier la possession de biens qui, tous

étant censés êffe en position de les dêsirer, ne peuvent néanmoins

appartenir en même temps aux uns et âux autres. Ceci montre que lemimétisme aft-ectif, dont les mécanismes ont d'abord étê assimilés à unphênomène de transmission projective, fonctionne aussi de manièrerétroactive, en reportânt à nouveau sur nous les affects de désir, dejoieet de tristesse qu'il nous avait d'abord poussés à transférer sur autrui.Cette rétroactivité est particulièrement mise en évidence dans les pro-

alors que les 31correspondant plutôt à des situations triangulaires, analogues à celles

étudiées dans les propositions 22 et 24. I1 apparaît alors que, dans le cas

où nous avons fixé nos affects de joie sur une personne que nous

reconnaissons corune êtant une < chose semblable à nous > (res nobis

similk), nous sorrunes portés à imaginer qu'elle devrait elle-mêmeêtre

en position, nous reconnaissant à notre tour comme semblables à elle,

de nous retoumer notre afFect, c'est-à-dire, ainsi que le dit la langue

courante, de nous < rendre D notre atnour : et en imaginant cela, nous

sornmes renforcés dans notre propre sentiment qui combine subtile-

ment les caractères de l'amour porté à une eutre personne et de

I'amour de soi, puisque, à travers l'autre, c'est finalement nous-mêmes

que, sans le savoir, nous aimons. Dans ce cas de figure, nous traitons

autrui cornme une personne singulière concrète, et non seulement

corrme une figure abstraite de I'autre, telle que f indiquait la réfêrence

gênérale aux ( gens > (homines); et nous attendons de cette personne-

1à, que nous distinguons des autres, des services d'une nature tout à faitparticulière, équivalents à ceux que nous sommes nous-mêmes portés

à lui accorder, ou, cornrne on dit, à lui < prêter D, parce que nous avons

accidentellement fixê sur elle nos affects de joie. Ainsi sont jetées les

bases, entre des personnes qui se reconnaissent mutuellement colilnesemblables, d'un véritable < commerce > affectif, dont les règles pour-raient se formuler sommairement ainsi : te donnant mon amour, je te

demande non seulement de I'accepter, mais aussi de me le rendre; et

plus je t'en donne, plus je m'attends à en recevoir de toi en retour, car

le fait qu'il me soit restituê à valeur égale exalte le sentiment de joiequi constitue le fond de cet amour qui est en moi et dont l'êlan de

rrror. conatus constitue la mise véritable. Les jeux contrastés de I'amouret de la haine dont I'examen conunencera avec la proposition 35, à

travers lesquels se manifestent concrètement les effets du mimétisme

sous la forme de conflits interpersonnels qui, à terme, dressent tous

contre tous, comme I'analyse de I'envie en a déjà donné un exemple,

258 259

Introiluction à lTthique : la uie alfective

sont la conséquence de ce principe de rétroactivité qui, dans l'imagi-naire de chacun, règle ses êchanges affectifi.

La démonstration

Its fgures interpersonnelles de l'ffictivité et le mimétisme ffictif

La proposition 34 dêveloppe les consêquences de cette rétroactivitê

des affects telle qu'elle s'opère dans le cas d'une relation privilégiée

Page 134: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 134/211

de la proposition 33 fait d'abord réfêrence à laproposition 12 dont elle interprète le contenu de la manière suivante :

< La chose que nous eimons, nous nous efforçons, autant que nous lepouvons, de f imaginer de préIérence aux eutres ) (rem quem Amamusprae reliquis quantum possumus imaginai conamur). L'accent est mis ainsi

sur les conditions dans lesquelles se noue une relation privilégiêe, qui,entre toutes, distingue une personne particulière, reconnue digned'être aimée de nous. Mais cette personne, en même temps qu'elle estainsi traitêe par nous qui nous sommes mis en position de lui adressernotre amour comme une personne particulière, nous la considêronsaussi plus généralement comme un semblable, représentant indistinc-tement tous ces autres, < les gens > (homines), que, selon la proposi-non 29, nous nous eflbrçons d'affecter de joie, car leur joie, ou dumoins celle que nous leur imputons, nous rend nous-mêmes joyeux etattise le sentiment de bien-être dans lequel nous plonge naturellementla considération de nous-mêmes. De ce fait, eyant attachê de la joie à

la reprêsentation d'une eutre personne, élue entre toutes, nous seronsaussi portés à attendre qu'elle soit elle-même affectée de joie, en rap-port avec le fait que nous l'aimons, donc qu'elle-même elle nous aime,dans des conditions qui nous distinguent à ses yeux de tous les autres.C'est donc sur le fond des relations générales entre des personnes, poureutant qu'elles se reconnaissent réciproquement cornme des sembla-bles, que se nouent les rapports particuliers entre les individus que lelien d'amour qu'ils se portent imaginairement distingue, à leurs yeux,de toutes les autres personnes : au désir que nous avons d'être bien vusde tous vient s'ajouter celui d'être distingués ou glorifiés par certainespersonnes, que nous aimons et dont nous attendons qu'elles nousaiment en retour; ces deux tendances, qui dérivent finalement d'unesource commune combinent leurs effets, dans le sens d'une exacerba-tion de nos sentiments. Et, rappelons-le une fois encore, tout cele estirraisonné : il s'agit d'élans irrépressibles qui nous entraînent à notreinsu dans le sens qu'ils déterminent.

260 261

entre deux personnes. Si nous aimons une personne, et si nous imagi-

nons qu'elle nous aime en retour, notre propre sentiment de joie, dont

est issu I'amour que nous lui portons, est en quelque sorte gonflé par

le sentiment de joie que, imaginairement, nous lui prêtons : et plus

nous la voyons joyeuse, plus nous sommes joyeux en nous considérant

nous-mêmes (nosmet cum laetitia contemplamur), et ainsi,le dêsir viscéralqui est en nous de nous glorifier sera davantâge satisfait (gloriabimur)l :

et ainsi c'est comme si nous distinguions une autre personne seulement

en vue qu'elle-même nous distingue en retour. En imaginant que la

personne que nous aimons reporte sur nous le sentiment que nous luiportons, nous nous aimons nous-mêmes en elle, récupérant ainsi la

mise que nous avons engagêe sur elle. C'est précisément cette perspec-

tive de rêcupération qui, ainsi que le montrera le scolie de la proposi-

tion 49, justifie le fait que, plutôt que sur n'importe quelle autre chose,

nous sorrunes portés à fixer notre âmour sur des personnes, en asso-

ciant un sentiment de joie plus intense à la représentation que nous

formons de ces personnes, parce que nous associons automatiquementà ce sentiment la représentation du sentiment réciproque que sont cen-

sêes nous porter en retour ces personnes, ce qui est pour nous extrême-

ment gratifiant : or, ce fantasme de rêcupération, nous ne pouvons

I'assouvir prêcisément que par I'intermédiaire de ces choses semblables

à nous que sont les autres personnes de prêférence à toute autre sorte

de choses; car I'ivrogne qui, en attachant sur elle des affects correspon-

dant à la dilatation de sa puissance d'être la plus intime, distingue

affectivement sa bouteille, ne peut guère, à moins que l'ivresse ne I'aitplongé dans un dêlire d'imagination dangereux pour se sânté, s'et-

tendre à être distinguê d'elle en retour, et à tirer unsupplément de

plaisir de cette élection.Ainsi que I'avaient déjà fait les propositions 21 à 30, toutes les pro-

1. La < ûerté > (gloria) a déjà été caractérisée dans le scolie de la proposition 30, et

la notion en est reprise dans la déûnition des affecs 30.

Page 135: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 135/211

Introduction à /€thique : la uie ffictive

tenant en pennanence leur régime mental écartelé entre les pôlesextrêmes de la joie et de la tristesse, de I'amour et de la haine, sans qu'ilsoit toujours possible de démêler les manifestations de ces sentimenrs

Its conflits oftatrt

rapport à celui que, nous tgurons-nous, elle nous porte à nous-mêmes en retour de I'amour que nous lui portons. Cette situationest particulièrement complexe, car elle âit intervenir simultanément

Page 136: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 136/211

bien que leurs orientations soient exclusives et demeurent impossibles àconfondre. ces analyses préparent déjà l'étude que le de seruitute consa-crera à la condition humaine : dans cette quatrième partie de I'Ethique,Spinoza expliquera en effet que l'humanitê, dans la mesure où elle estlivrée au jeu spontané des affects, est, sinon déûnitivement condamnée,

du moins naturellement exposée au risque de I'asservissement, du faitque reste indéfiniment ouverte la perspective de tels con-flits intérieurs etextérieurs. Pour comprendre comment ces conflits s'enracinent dans lefonctionnement de I'affectivité, qui débouche normarement sur ces pro-ductions dont les manifestations paraissent aberrantes, il n'y a riend'autre à faire que suiwe le fil des analyses ici proposées par Spintza, sanschercher à tout prix à mettre un ordre là où, pour d.s oisorrs ,récessaires,règne la loi du pur désordre.

1 I COMMENT L'AMOIIR SE TRANSFORME EN HAINEfttroposition j5 et son scolie,proposition j6, auec son corollaire et son scolie,propositions 37 et 38, définition 32 des ofeal

La proposition 35 examine le cas où < la chose aimé e > (resamata) est imaginairement représentée comme étant unie à une tiercepersonne d'un lien d'amourl identique, voire plus étroit encore, par

1. Spinoza utilise I'expression < un lien d'amitié > (uinculum amicitiae), de manièreà fure rentrer dans le champ de l'énoncé de cette proposition 35 toutes ies ôrmes derelations affectives interpersonnelles positives, q.t.[., q,t. soient les personnes concer-nées par ces relarions. De ce point de ,rue, < famitié

->(amkitia) ert, e' gérréral, ,rn"joie associée à la représentation (imaginaire) d'une autre personne : ele Àt ainsi une

ôrme particulière de < l'amour , (amir), tel que Spinoza i'a détni.

264 265

plusieurs mécanismes affectifi dont les effets se superposent et entrenten opposition. D'une pert, dans la mesure où nous imaginons êtreaimés de la personne que nous aimons, nous sommes comblés parcette représentation qui satisfait en nous à la fois le désir d'être bienvu, qui conceme les autres

engénéral,

et celui d'être distingué, quiconceme les personnes en particulier : c'est ce que vient d'expliquerla proposition 34; et, en conséquence,'lorsque nous nous tguronsêtre dans cette situation, nous devons, en vertu de la tendance déga-gée par la proposition 28, nous efforcer de la peqpétuer et d'en ren-forcer les aspects positi6, qui nous plaisent particulièrement : c'est-à-dire que nous sommes portés à imaginer que la personne que nousaimons nous est elle-même attachée par un lien affectif aussi intenseque possible. D'autre part, ainsi que I'a expliqué la proposition 31,lorsque nous aimons quelqu'un, nous soûunes confortés dans notreamour par le fait que d'autres le partagent, en lui apportant ainsi

leur caution : nous nous sentons en quelque sorte légitimés dansnotre propre élan affectif par le fait que nous en projetons la reprê-sentation sur d'autres personnes qui pourraient l'éprouver en mêmetemps que nous; et, invenement, au cas où la personne que nousaimons ne serait pas aimée par d'autres personnes, la valeur de notrepropre sentiment en serait diminuée. Mais, dans I'hypothèse exami-née, cette impulsion à faire pârtager nos sentiments aux autres estbridée par la reprêsentarion du lien particulier qui unit la chose quenous aimons à une autre personne, puisque ce lien risque de nousdépossêder nous-mêmes des bênétces que nous entendons tirer de larelation que nous entretenons personnellement avec la chose aimée :

on s'attendrait à ce que Spinoza donne ici en référence la proposi-tj.on 32, qui a précisément évoquê une éventualité de ce genre; maisil se contente de citer le scolie de la proposition 11, suivant lequel,lorsque notre puissance de penser ou d'agir est exposée à < être bri-dêe >> (coerceri), est automatiquement déclenché en nous un accès de

Introduction à lEthique : la vie afectiue

tristesse; or si cet effect de tristesse, qui exprime une restriction de la

manifestation de notre condttts, est lui-même associé à la représenta-

tion d'une chose extérieure, il devient de la haine, ainsi que I'a mon-

Its conjits olratft

tion de la tierce personne à propos de iaquelle nous nous figuronsque, en raison de I'amour qu'elle lui porte, elle est source de joiepour la personne que nous aimons. C'est précisément ainsi que la

Page 137: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 137/211

tré le scolie de la proposition 13; mais, dans le cas de figure envi-

sagé, la cause extérieure à laquelle est associé mentalement cet affect

de tristesse n'est autre que la personne que nous aimons, la chose

aimée, que nous sommes alors en position simultanément d'aimer et

de hair. D'autre pert, par voie de conséquence, vis-à-vis de la tierce

personne, que nous soûlmes portês à haïr elle aussi, puisque nous

imaginons la chose aimêe attachée à elle d'une manière qui va contre

nos intérêB, nous allons nous trouver dans la situation décrite par les

propositions 23 et 24 : nous nous représentons la joie qui peut être la

sienne, et cela nous attristeru daYantàge encore. Résumons ce cas : la

représentation d'une certaine personne nous rend extrêmementjoyeux, puisque nous l'aimons; mais en même temps elle nous

attriste, perce que nous imaginons qu'au lieu de nous rendre de

manière exclusive, ainsi que nous I'attendons, l'amour que nous luiportons, elle s'est attachée à une tierce personne, la joie que cette

demière est censée ainsi partager avec la personne que nous aimonsconstituant pour nous une cause supplémentaire de tristesse. On voitdans quel imbroglio, presque impossible à démêler, sont installês les

protagonistes de ce scénario qui, on comprend aisêment pourquoi, a

si souvent retenu l'attention des littérateurs.Le scolie de la proposition 35 caractêrise les affects qui sont adap-

tés spêcifiquement à cette situation particulière : ce sont < la jalou-sie > (zelotypia)1, qui correspond à la tristesse que nous associons à la

représentation de la personne que nous aimons, et < I'envie > (invi-

dia), qui correspond à la tristesse que nous associons à la représenta-

1. Spinoza a retenu ici le rare terrne zelotypia, directement calqué du grec, en vuepeut-être de souligner le caractère êtrange et monstrueux de cet affect. Il est wei que

le vocabulaire latin n'est guère riche en mots susceptibles d'exprimer ce sentimentparticulier, qu'il fait rentrer, sans le distinguer précisément, dans la catégorie généralede lz. sollicituilo.

266 267

jalousie d'Othello se rapporte à la penonne de Desdémone et sonenvie à celle de Cassio, tout cela se passant bien sûr dans sa tête,puisque c'est purement afhire d'imagination. Etre envieux, c'est s'at-trister en se reprêsentant qu'un autre a quelque chose dont on est

privé; être jaloux, c'est s'attrister en se reprêsentant qu'on pourrait, àcause d'un autre, ne plus disposer de quelque chose qu'on s'estimepersonnellement destinê à posséder de manière exclusive, et surtouten se représentant qu'on pourrait être privé du retour d'affectionque I'on escompte de la part de cette chose lorsqu'elle est une per-sonne. De très subtiles nuances séparent ces sentiments qui, de toutefaçon, sont apperentés, et doivent se manifester ensemble, dans lecontexte de la situation complexe analysêe par la proposition 35, quiest un cas typique de fluctuatio animi, avec la dimension pathologiquepropre à un tel état mental : littéralement celui-ci fait perdre la têteà ceux qui y sont en proie.

Alors il y â toutes chances pour que l'amour se transforme défi-nitivement en haine, et en une haine d'autant plus grande qu'elle est

issue de I'amour. Entendons-nous bien toutefois sur le sens de cettetransformation : si elle convertit une joie en une tristesse, c'est encontinuant à distinguer ces élans affecti6 que leur nature rend défini-tivement incompatibles. L'amour est une joie associée à la représen-tation d'une chose extérieure, et rien ne peut altérer cette joie consi-dérêe en elle-même; mais si la chose extérieure à la représentetion delaquelle elle est associée est simultanêment associée à un affect detristesse, ce qui est toujours possible, l'âme sera déchirée par leconflit de ces deux tendances qui se rencontrent en elle comme des

adversaires sur une lice; et en raison de cet insoluble débat elle est,

eu sens propre du terme, contrariée en profondeur : et ainsi c'est latristesse qui finit par I'emporter, mais sens que la joie soit elle-mêmedevenue de la tristesse, ce qui est par dêfinition impossible. L'ambi-valence affective, liée à I'inéluctabilitê des phénomènes de fluctuatio

Page 138: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 138/211

Introduction à lTthique : la vie afectiue

n'est pas la penonne à la reprêsentation de laquelle ce sentiment dejoie est attaché, mais la pelpétuation de quelque chose qui, accidentel-lement, a eu lieu < une fois > (semel), et dont, ne pouvent en dêtacher

Its conflits ofratft

bitionl qui accompagne le déclenchement de cet affect, auquel, selon

Spinoza, nous sommes spécialement exposés < durant la veille > (dutn

vigilamus), car alors nous ne pouvons nous empêcher de penser à

Page 139: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 139/211

son esprit, il ne peut s'empêcher de vouloir à nouveau < profiter >

(potiri).On devine que cette attente est exposêe, dans la plupart des cas

sinon dans tous, à être déçue. C'est ce que souligne le corollaire de la

proposition 36 : celui-ci expose les effets dévastateun de cette disposi-tion affective qui, partant de la considération d'une joie initiale, res-sentie une première fois, et dont la réitération à l'identique se révèleimpossible, évolue inéluctablement vers la tristesse. Or pour que cettetristesse se produise, il sufit que fasse dêfaut l'une des < circonstances >

de l'événement mythique auquel l'âme s'est pour toujours attachêepar I'intermédiaire de I'imagination et de la mémoire a{fective. Eneffet, si manque un seul détail au rituel maniaque de cette répétirion,c'est la chose même à la reprêsentation imaginaire de laquelle est âsso-

cié un sentiment de joie qui paraît contestée dans son être, et commeforclose, soit qu'elle ait été dêtnrite, soit qu'elle se soit mise déûnitive-

ment hors de portée. Alon < l'amoureux sera inondé de tristesse >

(amans contristabitur). Et ceci pourrait bien constituer le destin de toutesnos emours profanes, dont la vocation à l'êchec est illustrée par lamanière dont se déroulent les relations emoureuses entre hommes etfemmes.

Ceci permet d'introduire, dans le scolie qui suit l'énoncé de ce

corollaire, la caractêrisation d'un nouvel affect, qui est < la frustra-non> (desiderium), ou < la tristesse se repportant à l'absence de ce quenous aimons > (tistitia quatenus absentiatn ejus quod atnarnus respicit). Cetaffect est à nouveau répertoriê dans la définition des affects 32 qui endonne une description plus développée : il est alon prêsenté comme< le désir ou appétit de profiter d'une chose, attisé par le souvenir decette chose, et en même temps bridé par le souvenir d'autres choses

qui remettent en question I'existence de cette chose désirée >. Lalongue explication qui accompagne cette dé6nition, qui ne présenteaucune dificulté particulière de lecture, insiste sur le sentiment d'inhi-

270 271

toutes les circonstances qui pourraient compromettre la répétition à

l'identique de l'événement sur lequel nous avons fixé obsessionnelle-

ment nos désin et nos appétits. La tristesse ainsi provoquée a pourcontenu la rétention d'une joie : et cette situation est exactement

symétrique de celle qui sera êvoquée dans le scolie de la proposi-tion 47, où Spinoza caractêrisera lajoie très particulière qui résulte de

la rêtention d'une tristesse, illustrée par l'exemple du plaisir donné par

le récit des maux ou des dangen auxquels nous avons miraculeuse-ment êchâppé.

Entn, les propositions 37 et 38 considèrent à nouveau le cyclequi transforme l'amour en haine d'un point de vue économique et

énergétique, ce qu'avait déjà fait, dans une perspective un peu difiê-rente, le scolie de la proposition 352. Il s'agit donc à présent de

mesurer l'intensité des sentiments qui se forment dans le contexte

propre à ce cycle de transformation, en essâyant de dêterminer dansquelle mesure celui-ci influe sur leur développement. Pour effectuer

cette mesure, ces deux propositions remontent, en emont des com-plexes affectifi formés dans les conditions envisagées, jusqu'aux

affects primaires à partir desquels ces complexes se sont constituês :

le dêsir, la joie et la tristesse; et, à partir de 1à, ils examinent les

conditions selon lesquelles les propriétés ainsi dégagêes s'appliquentêgalement aux affects secondaires d'amour et de haine. Jusqu'oùvont nos aspirations lonqu'elles sont associées à une joie ou à une

tristesse, à de I'amour ou à de la haine ? Et dans quelle proportionces affects se développent-ils lonque les circonstances les associent et

provoquent leur confrontation ?

1. Ce sentiment est exprimé parle verbe cohibere.

2. Cette mesure de I'intensité des affects, dont le de Afectibus évoque à plusieursreprises la possibilité, par exemple dans les propositions 72 et 13,27 et 23,33 et 34,sera l'un des thèmes centrerD( du ile Seruitute.

Page 140: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 140/211

Page 141: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 141/211

Introduction â lÏ,thique : la uie afeetiue

clariûer les états mentaux de confusion et d'indécision correspondantau âit de ne pas savoir ce qu'on veut. Ce principe est le suivant : lors-qu'on hait quelqu'un, on ne peut qu'être porté à vouloir lui faire tout

Ixs conflits olratft

le cas où on éprouve de la joie à aimer quelqu'un, il part de celui oùon a de la haine pour une personne, et c'est sur l'étude de ce cas qu'ilconstruit sa démonstration, qui s'appuie, ainsi que nous l'avons vu, sur

Page 142: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 142/211

le mal possible; et eu contraire lorsqu'on aime quelqu'un, on ne peutqu'être porté, inversement, à vouloir lui faire tout le bien possible. Lanêcessité de ce principe découle directement des thèses établies par les

propositions 12, t3 et 28 : l'âme s'efforce naturellement d'imaginertout ce qui lui semble aller dans le sens d'une expansion de sa puis-sance; et lorsque sa puissance est contrainte, elle s'efforce d'imaginerce qui pourrait aider à éliminer les causes auxquelles elle impute cetterestriction; or aimer, c'est se trouver mentalement dans un état dejoie, associé à la considération d'une chose extérieure qui, bien que

cette association soit accidentelle, est considérée comme étant directe-ment la cause efticiente de cette disposition mentale positive; c'estdonc très logiquement que, en vue de maintenir cet état, on veut dubien à la chose ou à la personne qu'on aime, dans la perspective, enfait, de se faire du bien à soi-même, selon les conditions qui ont été

précédemment dêcrites lorsqu'ont été dégagées les grandes lignes de la

théorie du mimétisme affectif. Et, lorsque, au lieu d'aimer, on hait, lemême raisonnement s'applique en sens exactement inverse : pour se

prémunir contre la tristesse à laquelle est associée la représentationd'une chose extérieure, on tentera par tous les moyens d'éliminer cette( cause > de tristesse, ce qui signifie qu'on cherchera autant que pos-sible à faire disparaître cette cause : en d'autres tertnes, on doit vouloirtout le mal possible à la chose ou à la personne à laquelle on a identiûécette cause de tristesse.

Tout ceci paraît très simple et très clair. Pourtant il faut y regarderd'un peu plus près, car, dans les conditions où se ôrment les com-plexes affectifi, les choses ne sont simples et claires qu'en apparence.

D'abord il faut remarquer que, dans la prêsentation qu'il donne de cesprincipes êlémentaires de conduite - vouloir du bien aux personnes

qu'on aime, vouloir du mal aux personnes qu'on déteste -, Spinoza

inverse le rapport de ces deux attitudes, ce qui est formellement pos-sible en raison de leur exacte symétrie : au lieu de considérer d'abord

276 277

les propositions 13 et28; et, à propos du cas réciproque où on aimequelqu'un, il se contente de dire : les choses doivent se pesser exacte-ment de la même manière, en sens inverse bien êvidemment, selon lesenseignements dégagés des propositions 12 et 28. C'est donc que, dansla perspective qui est ici la sienne, il a voulu mettre en valeur la situa-

tion négative dans laquelle, harssant quelqu'un, on est porté à lui vou-loir tout le mal possible. En effet, dans ce cas de figure, s'applique lacondition restrictive introduite dans l'énoncé de la proposition 39 :

< A moins qu'il ne redoute que n'en découle pour lui un mal plusgrand > (nisi ex eo tnajus sibi malum oiri timeat), et cette précision est

cruciale pour la thèse développée dans la proposition 39.Le fait de vouloir du mal à quelqu'un, pour la raison que nous le

haïssons, et que nous devons de toutes nos forces chercher à éliminerce qui est cause de tristesse, s'inscrit en effet dans le cadre d'un rapportde forces qui, de même que I'association entre un affect et une repré-

sentation de chose qui a donnê naissance à notre sentiment de haine,relève d'une estimation imaginaire, elle aussi entraînée dans le sens

imposé par le mouvement des affects. Si, sans avoir pour cela à sortirde notre propre point de vue, nous nous reprêsentons I'autre personneà laquelle nous voulons du mal comme étant en position de nousrendre un mal plus grand encore que celui que nous sommes portés à

lui faire, ou si, plus généralement, nous nous représentons que le malque nous sommes poussés à faire à cette personne, indépendammentmême d'une action en retour dont elle aurait I'initiative, puisse en lui-même être pour nous la cause d'une tristesse eccrue, f impulsion quinous porte à nous attaquer à elle en sera autorurtiquement freinêe :

< Si celui qui a quelqu'un en haine redoute qu'en découle une plusgrande tristesse, c'est-à-dire, ce qui est la même chose, un plus grandmal, et qu'il se figure pouvoir l'éviter en renonçent à porter à celuiqu'il hait le mal qu'il prêmêditait, il désirera s'absrenir de porrer cemal > (a malo inferendo abstinere cupiet) . Ici encore s'applique I'enseigne-

Page 143: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 143/211

Page 144: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 144/211

Page 145: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 145/211

Page 146: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 146/211

Page 147: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 147/211

;::

:..11

ilIntroiluetion à /Ethique : la uie alfective

quelqu'un est enclin à faire du mal à celui que nous aimons ou dont nousavons pitiê > (crudelitas seu saevitia est cupiditas qua aliquis concitatur admalum inferendum ei quem atnamus vel cujus nos miseret). Ceci revient à pré-senter les sentiments

I*s conflits oîratrt

La propositi on 42 enichit le scénario esquissé dans la proposition 41 ,

en examinant ce qui se passe lorsque s'introduit un dysfonctionnementdans le dêroulement du processus d'échange de services entre personnes

Page 148: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 148/211

de la cruautê et de la dureté en les inscrivant dans lecadre d'une situation, non plus duelle, du type de celle évoquée par lecorollaire du scolie de la proposition 41, mais triangulaire : nous aimonsune personne, ou tout au moins nous sorrunes remplis de compassion à

son égardl; nous voyons que cette personne est poursuivie, d'une

manière qui nous paraît immêritée, par la vindicte d'une tierce per-sonne : nous estimons en conséquence que cette tierce personne est ani-mée d'un sentiment de cruauté ou de dureté à l'égard de la seconde,parce que nous estimons non fondée la haine dont est victime la per-sonne à laquelle, pour notre part, nous voulons du bien. Comme danstous les cas précédents, il s'agit d'un entraînement irraisonné, qui dêpendd'automatismes menteux incontrôlés.

La définition des affects 38 est suivie d'une explication qui, à ces sen-timents excessifi de cruauté et de dureté, oppose celui de la < clémence >

(clementia) : ce demier affect consiste dans le âit que, alors même qu'onserait porté à faire du mal à une personne,

onest amené à

y renoncer,parce qu'on a reconnu le caractère intempestif de ce mouvement qu'onest parvenu à maîtriser. Ce sentiment, que le scolie de la proposition 59du de Affectibus rapprochera de celui de la < générositê > fuenerositas),< n'est pas une passion > (passio non est), précise Spinoza, puisqu'il sup-pose que soit enclenché le mouvement par lequel une passion comme lacolère ou la rancune ( est contrôlêe > (moderatur). Cette prêcisionimplique que tous les sentiments qui viennent d'être examinés soient eucontraire des passions, y compris les êlans positifs de la reconnaissance etde la gratitude, qui, non moins que les sentiments nêgatifi dont ils sontI'image en miroir, nous portent à aimer ce que nous n'aimons pas et ne

pas aimer ce que nous aimons.

1. Rappelons que la < compassion > (miseicordia) est une forme d'amour, ainsique l'a expliqué la déûnition des affece 24.

que lie un rapport alfectif fondé sur I'imagination. J'aime une personne,ou tout au moins je suis animé par le désir d'être distingué d'elle : cela medispose à être obligeant à son êgard, dans I'attente des services récipro-ques que j'escompte de sa part coûrme un dû. Mais si je constate que

cette réciprocitê est rompue, je ne peux manquer d'être déçu que messervices soient reçus ( dans un esprit d'ingrâtitude > (animo ingrato), cequi me dêsole. La démonstration de la proposition 42 souligne le carac-tère entièrement imaginaire des mécanismes mentaux qui accompa-gnent le déroulement de ce processus : celui-ci s'effectue entièrementdans la tête des protagonistes qui y prennent pert, en I'absence de critèresobjectiG qui permettraient de mesurer le contenu rêel de leun échanges.Dans le cadre du dêveloppement consacré, à la fin du de Seruitute, à ceque pourrait être une vie d'homme libre, Spinoza expliquera en consé-quence, dans la proposition 70 de cette partie de I'Ethi4ue, qu'il seraitplus sage de se tenir à l'écart du rycle infernal de ce commerce affecti{,

dont le principe de base a êtê dêgagê dans la proposition 33 ùt de Afecti-bus : en effet ce cornmerce ne peut qu'asservir les uns aux autres ceux quiestiment devoir ainsi s'obliger réciproquement; c'est pourquoi Spinozaconseille à ceux qui ont le projet de vivre en hommes libres de se garderdes services que voudraient leur < rendre > les ignorants.

En effet, en se laissant prendre au jeu de cette réciprocitê imagi-naire, on s'expose par 1à même à être entraîné dans un mouvement quise nourrit automatiquement des fantasmes qu'il engendre au fur et à

mesure de son propre déroulement. La proposirion 43 examined'abord le cas où, ayant quelqu'un en horreur, je constate que ce sen-timent de détestation est rêciproque, et que la personne que je hais mehait aussi en retour. Que va-t-il se passer ? Ma haine, alimentée par latristesse que déclenche la constatation du fait que je suis har, s'accroît :

< lJne nouvelle haine est suscitêe > (nouum odium oitur). Mais si jem'aperçois, et c'est I'imagination bien sûr qui doit me conduire à faire

ri-É.rS

$rT!

288 289

Page 149: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 149/211

Introiluction à l€thique : la uie affectiue

devrait alon se mettre à haïr, et même à hair le plus possible, les per-sonnes auxquelles on s'intéresse au point d'envisager de s'attacher à ellesd'un lien d'amour. Un tel raisonnement, explique Spinoza, est aussi

Its conflits oftatft

dement de détester, dans un premier temps, la personne à laquelle cet

amour est destiné, pour pouvoir mieux s'attacher à elle ensuite. Oncomprend immédiatement qu'une telle spéculation ne peut germer que

effet dans une telle hypo-

Page 150: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 150/211

absurde que celui selon lequel, pour mieux profiter du fait qu'on est enbonne santé, il faudrait être d'abord tombé malade, la guérison ajoutantencore à la jouissance qu'on tire du fonctionnement harmonieux de ses

organes. En effet la santé n'est pas une déficience surmontêe : même si leâit de surmonter une déficience provoque un plaisir spécifique, celui-cin'a pourtant rien à voir avec la satisfaction que procure normalement lebon état du corps. De même l'amour n'est pas une haine maîtrisêe,qu'une sorte de miracle didectique aurait retournée en son contraire.Dans la logique de la pensée de Spinoza, telle que l'ont en particuliercarectérisée les propositions 4 er 5 ù: de Afectibus, la négation d'unenêgation ne dégage pas un solde uniment positi{, mais cete procéduredemeure jusqu'au bout affectée par la négativité qui en constitue lemoteur. Lesjoies qui résultent du fait d'avoir surmonté une tristesse sontpeut-être plus intenses, mais elles n'en sont pas moins des joies tristes, oudes tristesses joyeuses, c'est-à-dire des passions, sous I'influence des-

quelles la nature de celui qui y est en proie s'est rendue, ou plutôt a êtéaccidentellement rendue, étrangère à elle-même.

Spinoza développe cette analyse en revenant à la notion da conatustelle qu'elle a êté introduite dans la proposition 6. Il y a en chaque choseune impulsion originaire à persévérer dans son être qui, saisie à son pointde jaillissement, est irrépressible. Cet élan devance tous les calculs, toutesles délibêrations de la volonté, même lorsque ceux-ci se recommandentde motivations prétendument rationnelles. Il est impossible, logique-ment et existentiellement, que cette tendance porte en soi les causesd'une inversion ou d'une restriction de son mouvement, les causes d'unetelle dtération ne pouvent que lui être extérieures; et ainsi seule la pres-

sion de forces êtrangères serait en mesure de contenir ou de dêtruire unetelle tendance. Pour mieux faire ressortir les implications de cette thèsequi est centrale à son système de pensée, Spinoza, dans ce scolie de la pro-position 44, raisonne par l'absurde. Représentons-nous quelqu'un qui,dans la perspective de nouer un lien d'amour plus fort, envisagerait froi-

dans un cerveeu dêrangê. Que se passerait-il en

thèse ? Imaginant qu'il faut haïr davantage pour aimer davantage, cette

personne se mettrait à dêtester toujours plus celle qu'elle prétend se

consecrer à aimer, de telle manière que < la haine s'augmente de plus en

plus > (ut odium magis magisque augeatur), au fil d'une progression impos-

sible à contrôler, puisqu'elle se nourrit des fantasmes qu'elle suscite au

fur et à mesure de son dêveloppement. De la même façon un homme

qui s'infligerait des maux pour pouvoir mieux s'en rétablir serait poussê

par un raisonnement insensé à s'installer dans un perpétuel état de mala-

die, dont l'aggravation se projetterait imaginairement dans la promesse

ou le signe de joies futures, d'autant plus immenses qu'elles seraient pri-vêes de tout contenu réellement positif Ceci est manifestement absurde

et, au cas extraordinaire où un individu s'engagerait effectivement dans

une telle conduite contre-nature, Proprement suicidaire, ce ne pourrait

être que suggestionné accidentellement par des influences extêrieures à

sa nature, au point de ne plus vouloir ce qu'il veut et de vouloir ce qu'ilne veut pas.

3 I PHOBIES ET ENGOUEMENTS

Qtropositions 45, 46, 47 et son scolie,

définitions des afects 5 et 11)

Les précêdentes propositions n'avaient pas fait directement ré{ê-

rence au principe de similarité introduit dans la proposition 16, prin-cipe en vertu duquel I'imagination, une fois qu'elle a joint un affect à

une représentation d'objet, est susceptible de déplacer automatique-ment cette ûxation de cet objet sur d'autres objets, sous la seule condi-tion qu'elle constate entre eux une cer[aine ressemblance. Les deux

proposirions 45 et 46, qui n'ont âucune occuffence dans la suite de

l'Ethique, exploitent ce principe de manière à mettre en êvidence cer-

292 293

Page 151: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 151/211

Page 152: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 152/211

Page 153: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 153/211

Introiluction à lÏthique : la vie afectiue

ment la règle générale dégagêe dans la proposition 47 : ce sont rypi-quement des cas de joies tristes ou de tristesses joyeuses.

A ces analyses peut être rattaché le cas du ( sarcasme > (irrisio),dont la notion est reprise dans la déûnition des affects 11. Ce senti-

I*s conJlits ofrarrt

Il en va ainsi de toutes les phobies incontrôlêes qui traversent notrevie affective : que celles-ci soient fondées sur des solidarités imagi-naires, sur des préjugés irrationnels ou sur des pétitions de principeconduisant à des dénis d'existence, elles correspondent à des êtats de

,t{{,;#:ri

tl

Page 154: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 154/211

ment est une joie particulièrement trouble et équivoque, puisqu'ellecorrespond au fait de se représenter les bonnes raisons que I'on peutavoir de mépriser une personne qu'on a en aversion, ce qui confirmela valeur de ce dernier sentiment en lui donnant une apparence de jus-

tification. Le sentiment du < mépris > (contemptus) est lui-même êtudiêdans la définition des affects 5, en référence au scolie de la proposi-tion 52 du de Afectibus : i, exprime le fait d'être assez peu impres-sionnê par la représentation qu'on a d'une chose pour être amenê, en

sa présence, à imaginer de préférence < ce qui ne se trouve pas en elle >

(ea quae in ipsa re non sunt), donc ce qui lui manque, c'est-à-dire ses

défauts, plutôt que ( ce qui y est > (ea quae in ipsa sunt), c'est-à-dire ses

qualités, qui constituent sa vertu ou sa puissance. Animés d'un tel sen-

timent à l'égard d'une chose, prêcise I'explication qui accompagne ladéfinition des affects 11, < nous adoptons une position négative à

l'égard de son existence > (de eadem existentiam negamus) , en affirmantindirectement la rêalité de ce qui lui est contraire et peut la détruire :

et, ce sentiment étant tourné à I'encontre d'une chose que nous avonsen haine, dont le fond est la tristesse, et le fait d'imaginer la destmc-tion d'une chose que nous avons en haine devant provoquer en nous

un sentiment de jubilation, nous nous rêjouissons d'une joie mauvaise,

setisfection morbide tout empreinte de tristesse : < D'où il suit que

cette joie est fragile >> (sequitur hanc laetitian solidam non esse), c'est-à-dire incertainel.

1. Ce schéma affectif est illustré, dans la préface du ile Afectibus, par I'attitude desmoralistes qui, à l'égard non d'une personne en particulier mais de la nature humainetout entière, < se répandent en déplorations, en railleries, en témoignages de mépris r(flent, ident, eontemnunt), et ceci parce qu' < ils ont cette nature en horreur D (detestan-

tur).Le Tractatus Politicus (chap. 1, $ 1) reprend ces mêmes formules, qu'il applique aucas des < philosophes > (Philosophi), qui, à tort, refusent de prendre la nature humainecomme elle est.

trouble et de confusion mentale à travers lesquels, voulant du mal à

autrui, nous nous faisons du même coup mal à nous-mêmes.i'i..!,Ëltf'

trp

s

300 301

Page 155: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 155/211

Introduction à /T,thique ; la vie ffictiue

1 | FIXATIONS (propositions 48, 49 et son scolie)

Aæiilents et uaiations de la uie ffictive

dans leur jeu spontané un contrôle, en exploitant les possibilités

ouvertes par ces variations d'intensitês.La proposition 48 examine les conditions dans lesquelles I'amour

ou la haine portês à une personne singulièrel < sont détmits >> (destruun-

Page 156: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 156/211

Les propositions 48 et 49 examinent les conditions dans lesquelles

varient les intensités d'affects secondaires comme I'amour et la hainesuivant les diflêrentes sortes de < causes > auxquelles ces affects sontassociês imaginairement, c'est-à-dire suivant la manière dont se pré-sentent les objets sur lesquels se sont fixées accidentellement la joie etla tristesse, donc les affects primaires que ces sentiments < envelop-pent ) (involuunt). Ces objets peuvent être simples, c'est-à-dire queleur réalité coincide avec l'existence d'une seule chose singulière, dontla représentation suflit à déclencher les impulsions de l'amour et de lahaine qui, ciblées sur cet unique but, acquièrent une intensité maxi-male; ou bien leur nature, au lieu d'être identifiée à telle existence par-ticulière, exclusive de toutes les autres, combine les reprêsentations de

plusieurs choses, de manière à inscrire les mouvements de I'affectivitédans un plus large champ, où ses manifestations, au lieu de se concen-trer obsessionnellement sur la représentation d'une seule chose, ten-dent à se diluer par une sorte de division et de pondération des intérêtsauxquels elles sont rapportées, intérêts qui sont par 1à même relativisés.En suivant ce raisonnement, qui anticipe sur certains développementsultérieurs du de Seruitule et du de Libertate, Spinoza esquisse une expo-sition dynamique de la vie affective, dont la progression, allant du plusintense au moins intense, installe entre ces extrêmes les degrés intermé-diaires qui permettent de mesurer I'influence exercée sur l'âme par lesaffects, pour autant que ceux-ci se sont fixés sur des objets, c'est-à-dire

ont été associés à la représentation de causes extérieures, comme c'estle cas de l'amour et de la haine. Cette opêration de mesure a maniGs-tement une portée êthique : en établissant les conditions qui détermi-nent la force ou la faiblesse des affects, et leur importance dans l'éco-nomie inteme de l'âme, elle indique la voie à suivre pour introduire

tur) ou < sont diminuês > (diminuuntur) : pour cela, il faut précisémentque cette personne cesse d'être représentêe colnme êtant en elle-même( cause > exclusive de joie ou de tristesse, c'est-à-dire des affects pri-maires qui donnent leur contenu à cet âmour et à cette haine. Si ces

sentiments de joie et de tristesse sont associés à une autre cause, qui se

substitue à la reprêsentation de la personne en question, le lien obses-

sionnel qui les attachait à cette personne est rompu, et l'amour ou la

haine qui étaient portés à celle-ci sont ( dêfinitivement > (prorsus) sup-primés; mais si ces sentiments, tout en continuant à être associés à la

représentation de cette même personne, sont simultanément associés à

la représentation d'autres causes, I'amour ou la haine poftés à celle-ci,sans toutefois disparaître, sont affaiblis, c'est-à-dire qu'ils sont ( en par-tie ôtés >> (ex parte sublati). Ceci, explique la démonstretion de la pro-position 48, dêrive directement de la nature des affects secondaires

d'amour et de haine, qui ne sont rien d'autre que des sentiments de

joie ou de tristesse associés imaginairement à le représentation d'unecause extérieure : rien n'interdit en conséquence que ces associarions,

1. Pour mieux marquer le fait que cette personne existe réellement en particulier,Spinoza, qui, dans le ile Afectibus, s'est jusqu'ici contenté, pour caractériser les prota-gonistes de la vie affective interpersonnelle, d'appellations générales comme < quel-qu'un > (aliquk) ou ( tout un chacun > (unusquisque), la dote d'un nom propre. C'est( Piere >> (Petrus), dont la figure évasive, guère moins impenonnelle que I'entité ano-nyme désignée par la formule < un homme ) ou ( un individu > (homo), revient discrè-tement, associée à celle du non moins mystérieux < Paul > (Paulus), dans quelquesautres passages de l'Ethique : scolie des propositions 17 et 44 dt de Mente, proposi-tion 34 du de Seruitute. Pierre et Paul, ce sont des existences particulières vues à traversle Êltre de f imagination, qui les constitue en < choses libres r ftes liberue), dont lanâture est appréhendée, de manière nécessairement abstraite, comme si elle était auto-nome par rapport à I'ordre global de la nature. Ces individualités identitées, ou plu-tôt symbolisées, par la seule réfêrence à leun noms propres, ont une consistance par-faitement fantomatique.

304 305

Page 157: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 157/211

Introduction à lEthique : la vie ffictiue

réellement avoir valeur en eux-mêmes et constituer à eux seuls tout unmondet.

A partir de là, il est possible de comprendre ce que Spinoza entendpar grandeur ou intensité d'un affect : celle-ci mesure la < force > que

Accidents et uaiations de la uie afectiue

corrme une chose libre, ce sentiment doit être < plus grand > (majot)

que dans celui où cette cause est au contraire considérêe colrune une

chose nêcessaire.

Cette thèse, qui sera reprise dans la démonstration de la proposi-

Page 158: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 158/211

cet affect exerce sur l'âme, au sens d'une pression extêrieure aliénante,qu'elle subit passivement, en se laissant déposséder de sa propre puis-sance par l'action de cette force étrangère2. C'est comme si l'âme, encédant à une telle force, renonçait à une part d'elle-même, qu'elle pro-

jette alors sur la considération de choses extérieures, ce qui ne peut sefaire que par le biais de l'imagination : et I'on comprend que cetteforce aliénante caractérise en propre les affects secondaires, tous déri-vés de l'amour et de la haine, qui attachent des sentiments primaires dedésir, de joie ou de tristesse, à la représentation de causes extérieures,selon une penpective qui, à terme, doit se révêler plus ou moins alié-nante. Mais cette dêpossession n'est pas fatale, et I'imagination qui I'aprovoquée est aussi susceptible, au prix d'un exercice approprié, derestituer à l'âme, en sens inverse, cette part de puissance à laquelle ellea accidentellement renoncé.

La proposition 49 explique en conséquence que I'amour et lahaine, dont dérivent toutes les figures secondaires de I'affectivité, pré-sentent des formes distinctes selon que I'imagination les rattache à laconsidération d'une < chose libre > (res libera) ou à celle d'une < chosenécessaire >> (res necessaia), et ceci, précise l'énoncé de cette proposition< à cause êgale > (ex pai causa) : entendons que la cause eflûciente deces affects, Pierre ou Paul, demeurant inchangée, cette cause est néan-moins susceptible d'être interprétêe diftérernment, selon que I'imagi-nation la constitue en cause libre ou en ceuse nécessaire. Dans le pre-mier cas, celui où la cause de l'amour ou de la haine est considérée

1. c'est ainsi que I'amour passion traite I'objet aimé comme s'il était le seur êtreau monde.

2. Le titre de la quatrième partie del'Ethique indique d'emblée que la servitudehumaine s'explique par l'action de ces < forces des a{fects > (afectuum iires), forces quine peuvent être qu'aliénantes, puisqu'elles dépossèdent l'âme de se propre puissance.

tion 5 dt de Libertate, dzrs le contexte de la procêdure curative quivient d'être évoquée, est une application de celle de la proposition 48.

Se représenter une chose comme libre, c'est, selon la déûnition 7 du de

Deo, hi conférer le statut d'une substance autonome, pouvant ( être

perçue par soi sans référence à d'autres choses > (per se absque alik per-cipi) : donc, c'est proprement la diviniser, ou du moins en faire unabsolu, tirant complètement sa nécessité de soi, sans être soumis à

l'ordre d'une nécessité extêrieure à sa propre existence. Or I'affect quige txe sur ce rype de chose doit atteindre un degré d'intensitê maxi-male, proportionnel à la puissance attribuêe à son objet, que, dans ces

conditions, il poursuit < de I'amour ou de la haine les plus grands quipuissent naître d'un affect donnê > (summo amore vel odio qui ex dato

afectu oriri potest) : l'affect donné, qui est à la source de cet amour ou

de cette haine, c'est le sentiment primaire de joie ou de tristesse que

ceux-ci < enveloppentD

et à partir duquelils sont formés; et, ces sen-

timents primaires, qui correspondent directement à des niveaux don-nés d'expression de la puissance intime du conatus, étant accidentelle-

ment associés à la représentation d'une chose extêrieure qui est censée

être une chose libre, au sens qui vient d'être défini, ils sont par 1à

même portés à un degré d'incandescence extraordinaire, et ceci sans

rapport avec les élêments dérivés dt conatus par I'intermédiaire des

rffects primaires; ils se mettent alon à flamber artificiellement hon de

toute mesure, suivant I'incitation transmise par I'imagination, quitransfère sur la représentation de telle ou telle chose particulière les

caractères propres à la nature de la substance divine : et ainsi, alors

même que la Éalttê de cette chose est modde, c'est-à-dire qu'elle estune partie de la nature, elle est sacralisêe d'une manière foncièrement

déraisonnable. Au contraire si l'on se reprêsente une chose comme

c nécessaire >, et iI suffit pour cela, sans même recourir à I'intervenrionde I'intellect, d'associer sa reprêsentation à celle d'autres choses, ce que

308 309

Introiluetion â /Tthique : la uie ffictive

f imagination est parfaitement en mesure de faire si elle y est exercée,alors le sentiment secondaire d'amour ou de haine qui s'appuie surcette représentation < sera moins grand > (minor erit), c,est-à-dire que,l'importance reconnue à son objet étant réduite, il tendra à rejoindre

Acciilents et uaiations de la vie ffietiue

d'autant plus qu'elles la renforcent davantage dans ses illusions d'auto-nomie. Toutefois cette aliênation, qui répond à des causes nécessaires,

n'est ni dêfinitive ni inévitable : il suffit, pour qu'elle disparaisse, ou

du moins pour qu'elle s'attênue, que soit substituée à la considêration

Page 159: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 159/211

l'êtiage assigné par le niveau de I'affect primaire donnê à partir duquelil est constitué.

Bien qu'il soit extrêmement court, le scolie qui accompagne laproposition 49, présenre un rrès grand intêrêt. Il explique que les

choses que notre imagination nous porte le plus à nous représenterainsi comme < libres >, ce sont celles que nous considérons commeétant semblables à nous, c'est-à-dire les autres personnes, sur lesquellesnous projetons l'illusion d'autonomie que, sans même y penser, nousattachons naturellement à la représentation que nous nous faisons denous-mêmes. En conséquence, les affects d'amour et de haine qui serepportent à des personnes doivent être les plus intenses de ceux quinous entraînent; et en particulier ils doivent l'être bien davantage queceux qui se rapportent à de simples choses, que nous ne considéronspas cornme semblables à nous, et que de ce fait nous soûrmes plus faci-lement enclins à considérer cornme < nécessaires ), parce

qr. ,or*sommes dêtournés de projeter directement sur elles nos ântasmesd'indépendance, tels qu'ils dérivent immédiatement de la conscienceque nous formons de notre propre identité. Ces affects, que nous rap-portons à nous et aux autres, c'est-à-dire que nous les rapportons auxautres par f intermédiaire de I'idée que nous avons de nous-mêmes, etque nous nous rapportons à nous-mêmes par I'intermêdiaire de lareprêsentation imaginaire que nous avons d'autrui, ( sont les plusimpétueux, en raison du fait que les hommes se figurent être ribres >

(uehementissimi sunt quia homines se liberos esse credunt), ainsi que l'aÊfirme, en référence au scolie de la proposition 49, le scolie de ra pro-

position 51. Les passions qui, sur fond d'amour et de haine, se déve-loppent à l'intérieur du champ des relations interpersonnelles, senourrissent de l'illusion de liberté dont les hommes se renvoient lemirage les uns âux autres, et ainsi elles se déchaînent hors de toutcontrôle, avec la sauvagerie de forces naturelles qui aliènent l'âme

de choses libres, celle de choses nécessaires, dont la reprêsentation, au

lieu de se suffire à elle-même, est englobêe dans la considération d'en-sembles de déterminations plus complexes, ce qui âutomatiquementeffaiblit f intérêt obsessionnel qu'on serait tenté de leur attacher. Ceci

cxplique le souci permanent qu'a Spinoza - ce souci traverse toutel'Ethique -, de relativiser ce qui se rapporte à la nature humaine, qu'ilrefuse de dissocier du reste de la nature des choses : faire de I'humanité

un absolu, la constituer tanquam imperium in imperio, cornme si elle

avait une valeur complètement à part de celle des autres choses, c'est

se condamner à méconnaître les conditions nêcessaires qui déterminent

réellement I'existence des hommes, et du même coup c'est se laisser

emporter par le torrent des passions au point de confondre les formes

de la liberté avec celles de la servitude.

2 | PRESSENTIMENTS (proposition 50 et son scolie)

La vie mentale, dans la mesure où, à travers le développement des

complexes affectifl, elle se rattache à la considération de causes extê-

rieures, se dêroule pour la plus grande part sur le fond d'interpréta-tions : on vient de le voir, < à cause égale > (ex pari causa),les mêmes

choses peuvent susciter en nous des intérêts d'intensité variable, allant

du plus faible au plus fort. Ces estimations imaginaires, qui dépendent

le plus souvent, non d'une compréhension effective de la nature deschoses qu'elles représentent, mais d'élêments conjoncturels accidentels,

sont de ce fait soumises eu mouvement d'une projection temporelle,

qui dêplace I'amour et la haine de la considêration du présent vers

celle du passê ou du futur, et ainsi les transforme en des sentiments

ei&.&,

#,

w

:i:is;':i

.+il

.li,

l.'

: 1

ir

ô

310 3r1

Intrciluction à l€thique : Ia vie ffictive

d'espoir ou de creintel, ceux-ci relevant des mêmes obsessions quicommandent le développement de tous les affects secondaires, poureutânt que ceux-ci sont livrés à leun élans spontanés2.

C'est ainsi que, selon la proposition 50, < une chose quelconque

Aceidents et vaiations d.e la uie afective

auxquels elle associe, de manière complètement gratuite, des senti-ments de joie ou de tristesse, qui constituent ces interprétations en

moti6 d'espêrance ou de crainte. Alors, nous nous mettons à aimer ouà haii ces signes eux-mêmes, qui tiennent lieu pour nous des objets

Page 160: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 160/211

peut être par accident cause d'espérance ou de crainte >> (res quaecunquepotest esse per accidens spei aut metus causa). A cause égale, l'âme est sus-ceptible d'être entraînée dans l'un ou I'autre sens, pour autant quel'objet que I'imagination lui représente en lui en donnant une idêe ina-

déquate est associé à un sentiment de joie ou de tristesse, les conditionsqui déterminent cecte association étant occasionnelles. Cette proposi-cion se démontre coûune la proposition 15 selon laquelle < une chosequelconque peut être par accident cause de joie, de tristesse, ou dedésir > (res quaecunque potest esse per accidens causa laetitiae, tristitiae velcupiditatk). Une infime circonstance suffit pour qu'un affect se sub-stitue à l'eutre, la cause efficiente qui en constitue le prétexte avouédemeurant elle*même inchangêe. Or ce qui est wai des affects pri-maires l'est afortiori des affects secondaires, qui ne peuvent que redou-bler le caractère factice, arbitraire, de ces associations, qu'un rien ren-verse ou retourne, sans que soit diminuée la force de conviction dontles crédite aveuglérr,rent la conscience affective spontanée.

Le scolie qui accompagne la proposition 50. insiste précisémentsur cette crédulité, source de toutes les supentitions humaines, qui,sens aucun discernement, porte l'âme à accorder sa confiance à dessignes ou à des < présages > (omina), que I'imagination substitue à laconsidération des objets qu'ils sont censés signifier ou ennoncer, et

1. Ces deux affects ont été détnis dans le second scolie de la proposition 1g :

leun notions sont reprises dans les déûnitions des affece 72 et 13, qui ont déjà étécommentées (cf ici p. 173-174).

2. < Puisque, pour eutant que nous espérons ou redoutons quelque chose, danscette mesure nous aimons ou harssons cette même chose, pour cette raison, ce quenous avons dit de I'amour et de la haine, chacun peut facilement I'appliquer à I'espé-rance et à la crainte > : c'est ainsi que se conclut le scolie de la propoiition 50.

3. Ce scolie a déjà été commenré, dans le prolongemenr de la proposition 25 àlaquelle il fait réfêrence : cf, ici p. 206-207

réels qu'ils indiquent : et nous les cultivons, c'est-à-dire que nous leurconsacrons un culte, dans la mesure où nous voyons en eux des

moyens de parvenir à la joie que nous procurerait conditionnellementla possession des objets auxquels ils font allusion, ou nous cherchons à

les conjurer, dans la mesure où nous voyons au contraire en eux des

obstacles à I'accomplissement de nos désirs.

Comme il l'avait déjà fait dans la proposition 25, Spinoza expliqueque, bien que ceux-ci puissent indifiêremment se rapporter auxmêmes choses, à l'êgard desquelles ils nous conduisent à < en ressentirplus ou moins qu'il n'est juste > (plus minusque justo sentire), nous ne

faisons pas, spontanément, un sort égal aux bons et aux mauvais prê-sages : la dimension afiirmative des bons présages porte instinctive-ment, en raison de la valeur affirmative qu'ils comportent, à leuraccorder une confiance plus facile, alors que nous soûunes davantage

enclins à nous méfier des mauvais présages, ne serait-ce que, juste-ment, pârce que leur fonction nêgative nous prépare à mieux être sur

nos gardes, à nous tenir pour avertis quant à la venue possible de cer-tains évênements nêfastes que, à tort ou à raison, nous redoutons. Lajoie, pour autant qu'elle est associée à Ia représentation de causes exté-rieures par I'intermédiaire de I'imagination, ne conduit pas nêcessaire-

ment à la réflexion, à laquelle la tristesse prédisposerait peut-êtredavantage, de par les effets suspensifs dont elle se fait la messagère1.

Dans tous les cas ces pressentiments, ôncièrement irraisonnés, sontaliênants. Ils expliquent comment se sont formées les superstitionshumaines, qui consistent dans la transposition de I'amour et de la

haine, et de leurs aveugles emportements, à la considération de chosespassées ou futures, qu'elles entraînent à espérer ou à craindre, dans des

1. L'analyse du < mépris > (contemptus) exposée à la fin du scolie de la proposi-tion 52 confirmera cette analyse : cf. ici p. 328.

,1.

:$ii

312 313

Introiluction à lÏthique : la vie ffictiue

conditions qui ne peuvent qu'être une cause de dêchirement mentel :

espérance et crainte n'allant jamais l'une sans I'autre, l'âme qui s'y

abandonne est perpétuellement âu rouet de ces sentiments contraires,qui déstabilisent en profondeur la vie affective, en la plongeant dans

Accidents et uaiations de la vie afective

bizarres et imprévisibles, divers et inconstants, puisque les mêcanismesdont ils dépendent permettent que n'importe quel affect soit associé à

la représentation de n'importe quel objet, sans qu'il y ait pour celaaucune nécessitê ni du côté de I'affect, ni du côté de l'objet. Des goûts

Page 161: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 161/211

I'incertitude et I'arbitraire, sans lui offrir eucun point fixe auquel elle

puisse s'arrimer.

3 | LUBTES (proposition 57 et son scolie,

définition 27 des ofral

Ce thème de I'incertitude et de I'irrégularitê est au centre de la

proposition 51, qui souligne la constitutionnelle venatilité de la vieaffectivel : celle-ci se déroule en effet dans des conditions telles que,

non seulement < divers individus peuvent être affectés par un seul et

même objet de diverses manières> (diversi

homines ab unoeodemque

objecto diuersimode afici possunt), mais même < un seul et même indi-vidu peut être en divers temps affectê de diverses manières par un seul

et même objet > (unus idemque homo ab uno eodemque objecto potest diver-

sis temytoribus diversimode afici).Donc < à cause êg"1. u (ex pari causa),

les sentimens les plus éloignés peuvent se former, non seulement chez

des individus distincts, mais, du moins successivement, chez une

même personne2. Les attachements humains sont foncièrement

1. Ce thème capital sera repris en particulier dans la proposition 33 dr ile Serui-

tute, selon laquelle < les individus peuvent naturellement discorder entre eux > ftominesnatura iliscrepare possunt), idée déjà développêe dans la proposition 57 du ile Afeetibus.

2. Le scolie de la proposition 47, dans lequel Spinoza, en le rapportant à des

mécanismes purement menteux, a développé le tlème des intermittences du cæur, a

déjà donné un exemple particulièrement frappant de cette variabilité des sentiments,variabilité d'autant plus frappante que les sentiments qu'elle concerne se rapportent à

un même objet, celui-ci suscitant tantôt I'avenion, tantôt I'amour. C'est ce qu'onpourrait appeler, en pensant à Benjamin Constant, le < complexe d'Adolphe r.

et des couleurs : c'est tnalement la seule règle qui décide du sens danslequel s'orientent dans l'instant, donc de manière provisoire, selonI'humeur du moment, des élans aftectifi qui échappent spontanêmentà tout contrôle.

La démonstration de cette proposition prend en considêration lamanière dont le corps humain est affecté par des corps extérieurs : eneffet, les mouvements de l'âme étant rigoureusement, < au cordeau >

(ad amussim) 1, concordants avec ceux du corps, ils doivent aller dans lemême sens et épouser toutes les variations dont celui-ci est affecté. Orla machine du corps humain est, en raison de sa complexité2, d'unesensibilitê extraordinaire : il sufiit d'une in{ime impulsion pour modi-ter l'économie de ses affections, et en infléchir, voire en inverser lecours. Et l'âme, idée du corps, forme immédiatement les idêes des

affections du coqps telles que celles-ci se produisent, et enchaîne ces

idées suivant la même connexion que cellequi lie

lesaffections ducorps : c'est pourquoi la même variabilité doit se retrouver dans l'un

et I'autre ordre. Suivant les personnes, la même chose, un mets par

1. Cette formule est utilisée par Spinoza dans la proposition 1 du ile Libertak.2. Cette complexité a été démontrée et analysée dans I'ensemble d'ênoncés inter-

calés entre la proposition 13 et la proposition 14 du ile Mente: Spinoza cite ici le troi-sième postulat, selon lequel < les individus composant le corps humain, et conséquem-nent le corps humain lui-même est affecté de plusieun manières par les corpsextérieun > (indiuiilua corpus humanum componentia et consequenter ipsum humanum corpusa corpoibus externis plurimis moilis aficitur), et I'axiome 1 placé à la suite du lemme 3,selon lequel ( tontes les manières dont un certain colps est affecté par un eutre corpssuivent de la nature du corps affecté et en même temps de la nature du corps affectant,de telle manière qll'nn r.ù et même corps soit mû -divenement selon la divenité denature des corps qui le meuvent, et invenement que diven corps soient divenementmûs par un seul et même corps > (omnes moili quibus cotpus aliquod ab alio afieitur cor-pore ex natula corporis afecti et sinul ex naturu corpois aficientis sequuntur, itd ut unumiilemque corpus dîuersimode moveatur pro iliversitate lrdtulae eorporum mouentium, et conba utdiversa corporu ab uno eoilemque corytore diversimode moueantur).

!l

l.l

ii

314 315

Page 162: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 162/211

Introduction à /tthique : Ia uie ffictive

digner, ni de se plaindre, au contraire de ce que font couramment les

moralistes qui tirent prêtexte de cette particularité pour présenter unesatire, elle-même passionnelle, de la nafure humaine et de ses entraîne-ments ordinaires, ainsi que Spinoza I'a expliqué dans la Prêlace du de

Aecidents et vaiations de la uie afectiue

ment qu'un individu pelJt souvent être en cause du fait qu'il s'attristeou se réjouisse, c'est-à-dire qu'il soit affecté de joie ou de tristesse avec

accompagnement de I'idêe de soi en tant que cause D (facile concipimus

hominem posse saepe in causa esse taffi ut contristetur quaffi ut laetetur sirte ut

Page 163: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 163/211

Afectibus. Ces mécanismes dêclenchent en chacun de nous des senti-ments et des modèles de comportements qui, si entachés d'incertitudequ'ils nous paraissent, obéissent nécessairement aux conditions qui lesdéterminent : ce sont les mêmes causes qui expliquent la divenité de

ces effets, selon des enchaînements inexorables, dont il n'y a qu'à cons-tater le fonctionnement, ainsi qu'on le ferait de celui de n'importequel appareil.

Toutefois il est à remarquer qu'à la ûn de ce scolie de la proposi-tion 51, Spinoza nuance subtilement cette analyse, en introduisant à

plusieurs reprises dans sa prêsentation la réserve indiquée par le terme( souvent >> (saepe), qui suggère que cette inconstance, si elle est néces-saire, n'est pas fatale : < De cette nature individuelle et de cette incons-tance des jugements (il résulte), et qu'un individu juge souvent des

choses en foncrion de son seul affect, et que les choses qui, croit-il,procurent de lajoie ou de la tristesse, et que en consêquence il s'efforcede se procurer ou d'éviter, souveflt ne sont autres qu'imaginaires > (exhac hominis natwa et judicii inconstantia, ut et quod homo saepe ex solo

afectu de rebus judicat et quod res quas ad laetitiam uel tristitiamfacere creditquasque propterea utfiant prorfiovere vel amovere conatur saepe non nisi ima-ginaiae sunt) . S'I|en est la plupart du temps ainsi, ce qui signifie, pourle dire en un mot, que le jeu de I'affectivité est ordinairement orientédans le sens de la passivité, cela ne veut pas dire que cela doive se pro-duire dans tous les cas absolument : et par cette indication, Spinozaprépare la révélation des affects acti6 sur laquelle va bientôt s'acheverI'exposition du de Afectibus.

Spinoza introduit cette nuance au moment où, en conclusion deson analyse de I'inconstance constitutionnelle de notre régime mental,il explique que celle-ci conceme non seulement les sentiments et lesjugements que nous tournons vers des objets extérieurs, mais aussiceux que nous reportons sur nous-mêmes : ( Nous concevons aisé-

tam tistitia quam laetitia fficiatur concomitante idea sui tanquam causa).

Àinsi nous ne pouvons être sûrs de rien, pas même de nous-mêmes, du

moins le plus souvent : ( repentir > (poenitentia) ou ( sentiment d'assu-

rance en soi-même > (acquiescentia in se ipso)l sont des impressions fugi-

tives qui, sans que nous puissions raisonnablement leur accorder uneconfiance absolue, nous traversent sur le moment, et I'adhésion que

nous leur accordons aveuglément s'explique par l'illusion de liberté,liée à l'ignorance neturelle dans laquelle nous sorunes des causes des

choses, qui nous enchaîne sans même que nous y prêtions ettention.Toutefois, et c'est là que la nuance introduite par I'usage du terme( souvent > produit tous ses effets théoriques, cela ne signifie pas que

ces sentiments, en dépit de I'incertitude constiturionnelle dont ils sont

marqués, ne puissent faire I'objet d'une reprise rationnelle, ni être inté-grés d'une certaine manière au processus de libêration de l'âme qui les

transforme alors de l'intérieur2.La déûnition des affects 27, constcrêe au ( repentir > (poenitentia), est

tout à fâit suggestive à cet êgard. Elle prêcise que < le repentir est une tris-tesse qu'accompagne I'idêe d'un certain acte que nous nous figuronsavoir âccompli en vertu d'un libre décret de l'âme >> (poenitentia est tristi-

tia concomitante idea alicujusJacti quod nos ex libero mentis decretofecisse credi-

mus).Dans un tel cas, nous nous considérons nous-mêmes avec tristesse

parce que nous nous sentons personnellement responsables de certaines

1. Les notions de < sentiment d'assurance en soi-même > (acquieseentia in se ipso) etde < repentir > (poenitentia), déjà évoquées dans le scolie de la proposition 30 du de

Afectibus sont reprises dans les détnitions des affecs 25 et 27. La définition desafectJ 25 consacrée au sentiment d'assurance en soi-même a déjà été commentée, enrepport avec la notion de < l'amour de soi > (philautia) introduite dans le scolie de laproposition 26 : cf. rcip.270.

2. Cette remarque a déjà été proposée, au moment où a été commenté le scolie

de la proposition 30 : cf. ici p. 243, n. 2.

318 319

Page 164: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 164/211

Introduction à /T,thique : la uie afectiue

plus large où sa singularitê tend à s'estomper. La force hypnotique de cedernier type d'affect, et I'effet d'emballement qui en rêsulte, sont donc àinterpréter, corune y conduisaient dêjà les propositions 48 et 49, dans lesens d'une action que l'âme subit passivement, comme si I'affect en ques-

Accidents et uariations de la uie afeetiue

considération puisse interfêrer avec celle qu'elle consacre à celui-ci, et

en conséquence elle est déterminée à le considérer de manière exclu-sive > (dum illud objectum contemplatur nullum aliud in se habeat in cujus

contemplationem ex contemplatione illius incidere potest ; atque adeo illud

Page 165: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 165/211

tion exerçait sur elle une pression extérieure, qui tendanciellement ladépossède de sa propre puissance.

La démonstration de cette proposition emprunte une voie diffê-rente de celle suivie par les propositions 48 et 49, auxquelles elle

apporte ainsi une sorte de complément. Elle s'appuie sur la proposi-tion 18 ds de Mente et sur le scolie de celle-ci, où ont été exposés lesmêcanismes de la mémoire : celle-ci, corrune toutes les procêdures def imagination, fonctionne par associations; c'est de cette rnanière quecertains objets nous font penser à d'autres, perce que nous en avonsune fois associé les représentetions, dans des conditions telles que, lors-que nous sofirrnes en présence des uns, spontanément nous les relionsaux autres; et ainsi nous les considérons ensemble, comme s'ils étaientfondus ou confondus en un seul objet, en considêration duquel les par-ticularités propres à chacun de ses êléments composants tendent à s'eÊfacer. Mais lonque nous considêrons un objet pour lui-même, sans

I'associer à d'autres, nous lui portons une parfaite attention, quiconsacre absolument sa prêsence en abolissant toute référence à lamémoire : c'est comme si nous le voyions pour la première fois, danssa splendeur inauguralel, qui nous surprend, et efface momentanêmenten nous le sentiment d'être blasés, sentiment qui accompagne aucontraire la reprêsentation des objets auxquels nous sommes accoutu-més ou que nous assimilons à d'autres avec lesquels ils prêsentent descaractères coûununs qui les banalisent, et que nous ûnissons même parne plus voir parce que nous avons cessé de leur prêter une quelconqueattention. Dans le cas où l'âme ainsi s'étonne de ce qu'elle voit, < tant

qu'elle considère ce type d'objet, rien d'autre ne l'occupe dont la

1. Selon I'explication qui suit la déûnition des affects 10 consacrée à < I'adora-tion > (deuotio), < la surprise naît de la nouveauté de la chose > (ailmiratio oitur ex reinouitate).

solum contemçtlandum determinata est). Et l'on devine que, la stupeurdevant rendre l'âme qui y est en proie jusqu'à un certain point srupide,

ce type de préoccupation peut naturellement la conduire à l'excès.

Le scolie de la proposition 52 caractêrise les figures concrètes de I'aÊ

fectivitê qui illustrent cette tendance parfois forcenêe à l'emballement.La principale de ces ûgures est celle de < la surprise > (admiratio)', égale-

ment recensêe dans la définition des affects 4. Cet affect consiste dans < lefait de se représenter imaginairement une chose comme singulière poureutant que l'âme est occupée par elle seule > (rei singulark imaginatio qua-

tenus sola in mente versatur)2, c'est-à-dire encore dans < le fait de se repré-senter imaginairement une certeine chose qui tient l'âme envoûtée,parce que cette représentation imaginaire singulière a coupé toute liai-son avec d'autres > (rei alicujus imaginatio in qua mens defxa propterea manet

quia haec singularis imaginatio nullam cum reliquis habet connexionem)3 . Unevariante de ce sentiment est constituée par < l'affolement ) (consternatio)a

qui nous envahit lorsque nous rattachons un sentiment de crainte à la

su{prise que nous procure la représentafion exclusive d'un objet imagi-

1. Nous traduisons ici adniratio par < surprise D, et non par admiration, pourrendre compte de la neutralité affective de cette attitude mentale, à propos de laquelleSpinoza va bientôt expliquer qu'elle n'est pas un véritable sentiment, reposant commetel sur ces formes primaires de la vie affective que sont le désir, la joie et la tristesse.

Selon la déûnition des affects 4, la surprise est seulement we ilistractio, un ( suspens )de l'âme, qui en quelque sorte la soustrait à elle-même, ou la distrait d'elle-même, etforme comme une parenthèse, une internrption dans le déroulement normal de sa vieafective. Cf. ici même, la note 1, p. 328.

2. Selon la déûnition de la surprise exposée dans le scolie de la proposition 52.

3. Selon la déûnition de la surprise exposée dans la détnition des afects 4.4. Cette tgure complexe de I'affectivité, qui combine < la crainte > (timor) et < la

surprise r (ailmhatio), a déjà été évoquée à la fin du scolie de la proposition 39. Elle est

reprise dans la détnition des affects 42 : dans I'explication qui accompagne celle-ci,Spinoza précise que cette ûgure de I'afectivité est constitutionnellement exposée, enraison de la complexité de sa composition, àlafluctuatio animi.

i,.

J

:;,t::

322 323

Introduction à /tthique : la uie ffictiue

nairement détaché de son contexte : alors, < la suqprise causée par laconsidêration d'un mal tient I'individu obsédê au point qu'il n'ait plusl'énergie suffisante pour penser aux eutres choses qui lui permettraientd'êviter ce mal > (mali admiratio hominem suspensum in sola sui contempla-

Accidents et variations de la uie ffietiue

emour en est renforcê et notre respect devient de < I'adoration'>

(devo-

tio)1 .De même, à propos de choses ou de personnes que nous haïssons, à

l'êgard desquelles nous éprouvons de l'espérance ou un sentiment de

sêcurité, lorsque nous associons un sentiment de surprise à la considéra-

ou de ces personnes, nous solrunes entraînés par des

Page 166: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 166/211

tione ita tenet ut de aliis cogitare non ualeat quibus illud malum uitare posset),

ce qui marque nettement les effets aliénants de la surprise. Dans le cas oùla surprise est associée à la représentation d'une qualitê positive, courme< la sagacité > (prudentia) ou < I'habiletê > (industia) d'w individu, qui

ônt considérer ( que par là même cet individu nous su{passe de beau-coup D (eo ipso hominem nobis longe antecellere)l, alon ce sentiment prendla forme du < respect > (ueneratio)2. Si au contraire ce sont des qualitésnégatives, cornme < la colère > (ira) ou < l'envie > (inuidia) qui, chezautnri, fixent I'attention, la surprise prend la forme de < l'épouvante >

(honor) . D'autre part si ce sentiment s'applique à des penonnes aux-quelles nous sorrunes déjà liês par ailleurs d'un attachement positifd'amour, lorsque nous considérons leur sagacité et leur habiletê, notre

1. Le sentiment évoqué ici par Spinoza est donc ôncièrement ambigu : nous ne

so[lmes tellement frappés par certaines qualités chez un âutre que parce que nousconstatons que nous en sommes dépourvus; et, dans ce cas, la singularité des carac-tères qui retiennent ainsi notre attention suppose un début de comparaison entreI'autre et nous; et on voit mal comment cette comper.:rison pourrait s'opérer sansqu'intervienne en même temps le principe mimétique qui oriente une grande part denotre vie afective. Alors la surprise que nous éprouvons est pour le moins impure,donc pathologiquement afectée.

2. Spinoza revient sur cette notion de respect dans le scolie placé après le secondcorollaire de la proposition 55 du de Afeetibus. Il explique qu'elle ne s'applique qu'auseul cas où nous reconnaissons les < qualitês > (uirtutes) qui motivent cette inclinationcomme appâftenant ( en propre * (singulaitet) à la chose ou à I'individu qu'elles fontainsi respecter. Mais au cas où ces qualités sont représentées comme des qualités com-munes de notre nature, elles cessent d'être causes de respect à proprement parler. Etcom.me nous n'avons de raisons d'être envieux qu'à l'égard de penonnes que nousjugeons semblables à nous, pour les qualités dont nous les voyons dotées don quenous estimons en être injustement privés, rien ne pourra faire que nous jdousions despersonnes que nous respectons, précisément parce que nous reconnaissons que, aumoins sur certains points, elles difièrent de nous en nature : pas davantage nous ne dis-puterons aux arbres leur hauteur ou aux lions leur vaillance, bien qu'ils nous inspirentle respect dû aux choses qui disposent en propre de qualités incomparables aux nôtres.

tion de ces choses

effects dont la vaiêtê excède les ressources du vocabulaire commun2'

Revenant sur le sentiment de surprise auquel toute cette variété

d'affects peut être ramenée, I'explication qui accompagne la dêfinition

des affects 4, qui, comme la démonstration de la proposition 52, s'ap-puie sur la thêorie de la mémoire développêe dans la proposition 18

du de Mente, en met en évidence le caractère artificiel. Si nous éprou-

vons un sentiment de nouveautê àI'êgatd d'une chose, qui de ce faitnous sulprend, c'est parce que sont provisoirement mis en veilleuse les

mécanismes de la mémoire qui, âutomâtiquement, associent entre elles

nos représentations, de telle manière que, lorsque I'une d'elles se pré-

sente, elle entraîne avec elle, en l'absence même de leurs objets, toutes

les autres représentations auxquelles elle a été une fois associêe : c'est

1. Selon la déIinition des affects 10, l'adoration est ( I'amour que nous Portons àcelui à l'égard duquel nous éprouvons un sentiment de surprise > (amor etga eilm quem

ailmiramui). Si le sentiment de nouveauté qui provoque cet effet de surprise s'estompe,

en raison du fait que l'imagination renouvelle souvent la représentation de ce qui nous

a d'abord surpris, la dévotion redevient du < simple amour ) (simplex amor), qr;j n'est

plus aiguisé par |'attrait spécifique provoqué par la nouveauté. Le temps de l'adora-

tiott.ri par déIinition compté, et il ne dure guère plus que celui d'une intense lune de

miel, à laquelle succède sans à-coups la longu.e plage étale du < simple amour ).

2. Spinoza écrit littéralement à ce propos : < Nous pourrions en déduire davan-

tage d'affects que les terrnes reçus usuellement ne Pennettent d'en mentionner >

fttlures afectus deilucere poterimus quam qui rcceptis uocabulis inilicail solent). Ici etcorenous devons remelquer que le langage ordinaire est trop peuvre Pour rendre compte

des infinies nuances de la vie affective. Et Spinoza en tire cette conclusion générale

que < les noms des sentiments ont été forgés davantage en considération de leur utili-

sation ordinaire qu'en fonction d'une connaissance précise de ceux-ci > (afectuumnomina inventa esse magis ex eorutn vulgari usu quam ex eorundem accutdtd cognitione).

C'est pourquoi, comme le souligrre par ailleurs Spinoza dans l'explication qui accom-

p"grr" l" déhnition des affects 20, consacrée à < la réprobati on > (indignatio), plutôt que

àe s'attacher au sens des mots, il faut d'abord chercher à expliquer la nature réelle des

choses.

:i1l;i"if"

ïifis'€'

.

'1:

',i:::,i

i:

Ê

324 325

Intrciluction à /Ithique : la uie ffictite

pourquoi il est exceptionnel que nous considérions des choses isolê-ment, en elles-mêmes, sans qu'elles nous fassent penser à rien d'autre,donc sans qu'elles nous rappellent rienl; lonque cela se produit, ce nepeut être que par l'effet d'une < suspension > (distractio) de ce processusassociatif qui règle ordinairement le fonctionnement de notre rêgime

Accidents et uariations de la ttie afective

rétabli ce fonctionnement, il apparaît que < la représentation

imaginaire d'une chose cornme nouvelle est, considérêe en soi, de

même nature que les autres D (rei novae imaginatio in se considetata

e-jusdem naturae est ac reliquae). Le ressaut de l'âme, le coup de caur qui

l'emballe momentanément, lui est en fait énanger : et, lorsque

Page 167: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 167/211

mental, et ceci de telle façon que < l'âme sera retenue par laconsidération de certe chose jusqu'à ce qu'elle soit dêterminée pard'autres ceuses à penser à d'autres choses > (mens in ejusdem rei contem-

platione detinebitur donec ab aliis musis ad alia cogitandum determinetur) ; lasuspension de la mémoire, qui explique que se produisent lessentiments de nouveauté et de surprise, ne peut donc être qu,acci-dentelle : < Elle ne dérive d'aucune cause positive qui détourne l'âmede la considêration des autres choses, mais elle résulte seulement de ceque fait défaut la cause pour laquelle l'âme est déterminée, enpartent de la considération d'une seule chose, à penser à d'autres > (exnulla causa positiva quae mentem ab aliis distrahat oritur, sed tantuffi ex eoquod causa cur rnens ex unius rei contemplatione ad alia cogitandumdeterminetur defcit) : en ce sens, cette suspension prend effectivement laforme d'une distraction ou d'une bévue. En d'autres termes, si

véhémente que soit la réaction de surprise que provoque en nous laconsidération de certaines choses, la puissance de penser de l'âme n'yest nullement, en tant que telle, engagée. Ce < sentiment > n,ex-prime rien qui soit consubstantiel à l'activité de l'âme, mais ilcorrespond seulement à une faille ou à une penne, nécessairementmomentanées, dans son fonctionnement normal2 : mais une fois

1. cette expérience de la nouveauté est réservée communément aux enfants, queSpinoza n'est pas loin de considérer comme des infirmes mentaux, chez qui les méca-nismes associati6 ne se sont pes encore mis en place et consolidés. Lonque le senti-

ment de la surprise nous envahit, c'est comme si nous étions ramenés en état d'en-fance.

. . 2. ceci-est illustré par l'analyse de < I'adoration > (devotio) proposée dans la déû-nition des affects 10 : ce senriment, qui rnît de I'expérience âctiie di la nouveauté, esrdestiné naturellement à s'estomper et à se transformer en ce qui constitue son véritableônd affectif, le < simple amour ) (simplex amor).

l'illusion est dissipêe, le caractère extraordinaire attachê à cette repré-

sentation est définitivement annulé, et c'est courme s'il ne s'était rien

passê.

De cela Spinoza tire cette conclusion étonnante au premierabord : < Moi, je ne compte pas la surprise au nombre des affects > (ego

admirationem inter afectus non numero). En effet, si la puissance de l'âme

n'est pas positivement engagée dans cet épisode accidentel, cela signi-

fie que celui-ci, s'il n'est pas associé à d'autres sentiments, est neutre

affectivement : eutrement dit, il ne Peut être ramené ni à du désir, nià de la joie, ni à de la tristesse, qui sont les manifestations primaires du

conatus. Et ceci est une occasion de rappeler cette notion d'affects < pri-mitifs ou primaires > (prinitivi seu primaii) qui avait été introduitedans le scolie de la proposition 11. Si la surprise, qui est un simple ratê

de notre rêgime mental provoque en nous des effets affectiG, ce ne

peut donc être par elle-même, car elle n'e aucun support réel dans lapuissance de l'âme, mais seulement parce qu'elle est rapportée à des

sentiments, corrune l'amour et la haine, eux-mêmes dérivés des formes

primaires de I'affectivitél.

1. C'est sans doute en vertu du même raisonnement que, dans le scolie de la pro-position 7t du de Senitute, Spinoza rffirme que < I'ingratitude n'est pas un affect >

(ngratitudo afectus non est). Cette disposition mentale exprime seulement le âit que,

sollicitée par certaines représentations ou propositions coûlme celles qui Peuvent pro-

venir de gens malhonnêtes ou de femmes de mauvaise vie, l'âme suspend provisoire-ment ses réactions, que celles-ci soient positives ou négatives, à fégard de leun objets,

et reste parfaitement froide et insensible à de telles sollicitations qu'elle trouve en elle

!a force de mépriser. C'est seulernent si elle est associée à des sentiments extérieun,

comme ceux de la haine, ou de ]a colère, ou de l'envie, que I'ingratitude devient un

affect.

:,:

.:

:

j'

:')l

di'

is

ffi&,-

$sffi

326 327

Introduction à /lthique : Ia uie ffictiue

Le < mépris > (contemptus)1 dont parle ensuite Spinoza n'est à sesyeux qu'une suqprise négative, ou dont les effets sont inversés. Selon ladéûnition des affects 5, il est < la représentation imaginaire d'une cer-taine chose qui touche l'âme assez peu pour que, en présence de cettechose, l'âme soit elle-même davantage encline à se représenter des

Acciilents et variations de Ia vie afectiue

I'unique reison que nous voyons que d'eutres lui consacrent les mêmesintérêts, donc en vertu de préjugés fondés sur le seul conformisme. Etpuis, si nous avons l'occasion de pratiquer davantage la chose en ques-

tion, y regardant d'un peu plus près, < en lui prêtant une considérationplus circonspecte >> (accuratiore contemplatione), nous changeons de point

Page 168: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 168/211

choses qui ne sont pas dans la chose que celles qui sont en elle > (rei ali-cujus imaginatio quae mentem adeo parum tangit ut ipsa mens ex rei praesen-tia magis moveatur ad ea imaginandum quae in ipsa re non sunt quam quae

in ipsa sunt). L'àme, du moment qu'elle ne se laisse pas impressionnerhors de toute mesure, donc aveuglément emballer, par Ia présenced'une chose, est davantage sensible aux défauts de celle-ci, défautsqu'elle isole, et ainsi valorise au détriment des qualités que la chose enquestion peut présenter par ailleurs.

Le scolie de la proposition 52 explique la manière dont se met enplace ce dispositif mental. Nous commençons par éprouver de la sur-prise, de I'amour ou de la crainte à l'égard d'une certaine chose, pour

1. L'attitude mentale désignée par le terme contemptus n'étant pas davantage un

aIFect, au point de vue de Spinoza, du moins en principe, que celli désignée far leterme ailmiratio, la traduction de ce terme pose un problème : pour rendre le phéno-mène de rétention affective auquel il correspond, on pourrait êire tenté d'utiliser, parexemple, le terme ( impavidité >, qui exprime le fait de ne pas se laisser surprendre farla considération d'une chose, au contraire de ce qui r. p"rr. lorsqu'on est À proie à la< sulprise > (ailmirutio). Mais, dans l'analyse qu'il présenre de cètte attitude, Spinozainsiste sur le fait qu'elle suppose que soit adopté un point de vue négatif sur h Àose àla considération de laquelle elle s'applique (alors que I'analyse de la < surprise r n,avaitabsolument pas fait référence à la nécessité qne soit adopié un point de vue de sensinvene, donc aflirmatif ou positif). Le refus de se laisser impressionner par une choseou par une personne paraît donc devoir s'accompagner d'un jugement négatif àl'égard de cette chose ou de ceme personne, ce qui signifie que la susf,ension dela sur-prise revêt bien, dans cette perspective, I'allure de ce qu'on appelleia proprement du< mépris >. Mais on voit aussi par là qu'il est impossible de maintenir entre u surprise ,

(ailmirutio) et ( mépris ù (contemptus)un strict repport de complémentariré inverse : carle mépris, qui consiste à nier certains traits de I'existence d'une chose, a davantage àvoir avec un affect que ne le fait la simple surprise. c'est pour mettre ce décalage enévidence que nous avons choisi ici de rendre ailmiratio par n surprise ), et non par< admiration >, alon que cette dernière traduction pourraiiparaître aller naturellementde soi.

de vue : ( nous nous voyons contraints de nier à son sujet tout ce quipeut être cause de sutprise, d'amour ou de crainte > (id otnne de eadem

negare cogamur quod causa admirctionis, amoris, tnetus, etc., esse potest),

c'est-à-dire que, à tous les points de vue, nous nous en déprenonsl,nous cessons de nous y attacher ou de la considérer avec appréhen-sion : I'enchantement est rompu, et, alors que, ordinairement, lorsquenous sommes en présence d'une chose, nous sommes d'abord sensibles

aux manifestations positives de sa présence, nous nous mettons à lavoir sous un autre angle, en suspendant les aspects immédiats de ces

manifestations, et en leur substituant la considération d'autres espects

qui vont en sens contraire. Et lorsque ce mépris s'attache à une choseque, par ailleurs, nous haïssons ou craignons, il devient ( sarcasme D

(irrkio)2; par âilleurs, lorsqu'il s'attache à la considération de la sottisede quelqu'un, il prend la forme du < dédain > (dedignatio), figure

invene de celle du < respect >> (veneratio), qae nous attachons eucontraire à la considération de qualités positives comme < la sagacitê >

(prudentia). Et ainsi, de même que cela a déjà été expliqué au sujet dela surprise, à propos de choses ou de personnes que nous aimons, à

l'êgard desquelles nous éprouvons de I'e5pêrance ou que nous voulonsdistinguer, lorsque, inversement, nous associons un sentiment demêpris à la considêration de ces choses ou de ces personnes, nous

1. Selon les termes exacts utilisés par Spinoza, ( nous y sommes contraints > (coga-

mur), ce qui signiûe que cette démystiûcation s'opère d'elle-même, non par I'effetd'une réflexion raisonnée, mais sous le poids des faits et des circonstances.

2. La déûnition des affects 11 est consacrée à cet affect. Nous avons déjà eu I'oc-casion de la commenter dans le prolongement de la proposition 47 et de son scolie,sur lesquels s'appuie cette définition : cf, ici p. 300. Le ( sarcasme r qui est une joiemauvaise est un affect, et un affect particulièrement instable.

t.

t"âÊ_

,$.:.*'*,'*siâ,

3r

d:q

dr$:

St

fl

328 329

Introduction à /Ethique : Ia yie alfectiue

sorrmes entraînés par des affects dont la vaiêtê excède les ressourcesdu vocabulaire commun.

Par ce long et complexe scolie de la proposition 52, et en pafti-culier à travers cette dernière analyse consacrée au mépris, qui pré-sente cette aæitude mentale comme une sorte de surprise inversêe,

Aæidents et taiations de la uie ffictiue

elle de manière hypnotique certains objets détachés de leur contexte,et de ce fait indûment valorisês au point de lui faire oublier tout lerestel.

Page 169: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 169/211

par I'effet de laquelle est suspendu le jeu normal de l'affectivité quirend ( souvent > l'âme passive à l'égard de la force qu'exercent surelle ses propres affects, Spinoza prépare d'une certaine façon f idêe

d'une greffe de la raison sur I'affectivité, telle qu'elle sera développêeen particulier dans les propositions 59 et 61 du de Seruitute. Lemêpris n'est certainement pas un affect rationnel, dans la mesure oùil est lié à une situation de fait, celle dans laquelle ( nous sommescontraints > (cogamur) à nier les qualités traditionnellement attribuêesà une chose : mais il prépare ou âvorise une réflexion plus appro-fondie sur les raisons qui ont pu occasionner ce revirement, et ainsiintroduit déjà dans le fonctionnement spontané de I'affectivité unélêment de contrôle et de régulation.

Ceci permet de revenir une demière fois sur le rapprochementopéré par Spinoza entre (( la surprise > (admiratio) et < le mépris >

(contemptus), rapprochement justifié par le fait que ces deux attitudes,dont les orientations sont de sens opposés, ne sont ni I'une ni l'autredes affects. Mais si on y réfléchit bien on s'aperçoit que la surprise etle mêpris ne sont pas des aIfects pour des raisons qui sont assez difiê-rentes. La surprise, dont les maniGstations s'apparentent aux effetsd'une sorte d'hypnose, n'est pas un affect parce qu'elle ne comporteaucun investissement énergétique issu de la puissance de penser del'âme, dont elle se contente d'interrompre, d'une manière qui doitnécessairement être momentanêe, le fonctionnement. De son côté, lemépris n'est pas un affect pour des raisons qui paraissent d'une autre

nature : il n'est pas I'effet subit d'un préjugé qui investit l'âme parsurprise en imposant artificiellement un coup d'arrêt au déroulementnormal de ses activités représentatives; mais, inversant au contrairecette tendance, il prêpare à sa manière le rétablissement de ces

activitês normales, une fois dénouée la fascination qu'exercent sur

330 33t

5 I SOUCIS ET PR.EFERENCES(proposition 5j, avec son corollaire,

propositions 54, 55, avec son corollaire, son scolie, son corollaire

et son scolie,

définitions des ffias 25 et 26)

Bien qu'elle soit sans cesse entraînée en divers sens par ses préjugés

et ses lubies, qui la poussent à épouser les causes les plus conffadictoiresselon son humeur du moment, l'âme reste cependant préoccupêe au

premier chef par ce qui se rapporte à elle-même, à l'expansion de sa

propre puissance : et cet intérêt fondamental, eui ne la quitte jamais,

se retrouve à I'arrière-plan de tous ses autres intérêts particuliers quitendent à le servir. Ainsi, en dépit de la versatilité de ses engagements,

l'âme demeure animée par ce souci obsédant : et celui-ci, en I'empê-chant de se détacher d'elle-même et de prendre de la distance par rap-port à ses élans spontanês, seft les mécanismes de I'imagination qui se

nourrissent de cet aveuglement. Les propositions 53, 54 et 55 drs, ile

Afectibus analysent les processus mentaux qui, automatiquement,déclenchent ce mouvement de retour à soi en fonction duquel s'opè-rent ensuite des êvaluations formulées en teûnes de bien et de mal,donc se manifestent des préfêrences, dont la signification est d'abordexistentielle ou vitale en dépit des jugements de rêalité dont elles se

réclament a posteiori. Les propositions 53 et 55 caractérisent ce souci

1. De ce type est < l'ingratitude ù (ingdtituilo) que, selon le scolie de la proposi-tion 71 du de Servitute,l'homme libre témoigne en réponse aux propositions déshon-nêtes que lui adresse une prostituée : ces propositions, il les méprise, c'est-à-dire qu'iln'en tient aucun compte, sans que son < ingratitude > puisse elle-même être tenue pourun affect.

Introduction à /Tthique : la uie ffictiue

de soi en termes de joie et de tristesse : lonque l'âme considère sa puis-sance d'agir, elle se réjouit, c'est-à-dire qu'elle se sent bien (prop. 53);et au contraire, lorsqu'elle se ûgure son impuissance, cela I'attriste,c'est-à-dire qu'elle se sent mal $rop. 55). La proposition 54 expliquequ'en conséquence l'âme doit s'efforcer d'imaginer, en pensée et en

Acciilents et uariations de Ia vie ffietive

choses qui lui sont extérieures pour autent qu'elle est naturellement

ignorante de leurs causes. Or sa joie est modulée selon la nature de ces

représentations imaginaires qu'elle se forme à son propre sujet : plus

ces représentations lui donnent une idêe < distincte > d'elle-même, au

< distinction > qui est un gage d'excellence et d'élection,

Page 170: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 170/211

acte, ce qui va dans le sens de I'exaltation de soi et de sa puissanced'agir; et l'on comprend que, corrélativement, elle doive aussi s'effor-cer de repousser, en pensée et en acte, tout ce qui va dans le sens d'une

restriction de cette même puissance, restriction qui la déprime. Estainsi mis en place le système d'attitudes préférentielles qui commandeles dispositions affectives de notre régime mental pour autent quecelles-ci procèdent de ses êlans spontanés.

L'énoncé de la proposition 53 est ainsi rêdigé : < Lorsque l'âmeconsidère soi-même et sa puissance d'agir, elle est joyeuse, et ceci d'au-tant plus qu'elle imagine plus distinctement soi et sa puissance d'agir >

(cum mens se ipsam sudmque agendi potentiam contemplatur, laetatur, et eo

magis quo se sua?ttque agendi potentiam distinctius imaginatur)l. La joiedont il est question ici est éprouvée, au prêsent de I'indicati{, donc enacte, dens le sens d'un mouvement d'affirmation de soi par lequell'âme est réellement entraînée eu moment où elle est ainsi affectée :

elle ne se figure pas être joyeuse, elle ne se dispose pes non plus à l'êtredans un avenir plus ou moins défini, elle I'est effectivement, c'est-à-dire que sa puissance est dilatêe par le seul fait qu'elle se trouve dansune telle situation. Mais cette situation est elle-même purement men-tale : l'âme < considère > (contemplatur) et < imagine > (imaginatur) cequi la conceme, à traven un enchaînement d'idées plus ou moins ina-déquates, exâctement comme elle considère ou imagine toutes les

l. La < puissance d'"gr , fttotentia agenili) de l'âme, c'est bien évidemment sapuissance de penser, c'est-à-dire de produire des idées : ces idées, selon qu'elles se for-ment au coup par coup, en réponse à des incitations occasionnelles, ou nécessairement,telles qu'elles se produisent dans I'intellect divin, expriment plus ou moins sa puis-sance en termes de passivité ou d'activité, ainsi que cela a été expliqué dans les propo-sitions 1 et3 du ile Afeetibus.

332 333

sens d'uneplus elle est satisfaite, parce qu'elle est ainsi conduite à attacher se setis-

faction à la considêration de sa valeur propre, ce qui I'exdte.La démonstration de la proposition 53 commence par mettre en

évidence les limites naturellement imposêes à la conscience de soi quirésulte d'une telle expêrience. Comment l'âme serait-elle en mesure de

se considérer elle-même, ( si ce n'est par I'intermêdiaire des affections

de son co{ps et des idêes de ces affections > (nisi per alfectiones sui corpo'

is earumque ideas), ainsi que I'ont établi les propositions 79 et 23 du de

Mentel ? C'est-à-dire que l'âme n'a pas une connaissance directe d'elle-

même : mais elle ne se représente ce qu'elle est qu'indirectement, à

partir des idées qui se forment en elle en rapport evec les dispositions

et les affections du corps dont elle-même est f idée, dispositions et

affections qui se produisent selon l'ordre corunun de la nature,

c'est-à-dire au grê des rencontres occasionnelles que fait le corps avec

des coqps extêrieurs. C'est donc seulement en fonction de ce qui arriveau co{ps, et dans la mesure où elle le perçoit, que l'âme se forme une

certaine reprêsentetion, nêcessairement irnaginaire, de ce qu'elle est.

La suite de la démonstration de la proposition 53 est rédigée de la

manière suivante : < Lorsque donc il arrive que l'âme puisse se consi-

dérer elle-même, par là même elle est supposêe pâsser à une perfectionplus grande, c'est-à-dire être aftèctée de joie > (cum ergo fit ut fliens se

ipsam possit contemqtlari eo ipso ad majorem perfectionem transire hoc est lae-

titia afici supponitur). Que le fait de passer à une plus grande perfection

suffise à rendre l'âme euphorique, le scolie de la proposition 17 du de

1. De Mente: < L'âme humaine ne connaît Ie corps humain lui-même et ne sait

que celui-ci existe que par I'intermédiaire des idées des affections dont le corPs est

afecté > (prop. 19)-

< L'âme ne se connaît elle-même que pour autant qu'elle per-

çoit les idées des affections du colps > (prop. 23).

Introiluction à l€thique : la uie ffictive

Afectibus I'a déjà établi. Mais pour que cene sarisfacrion soit associée àla considération de soi, il faut que l'âme < soit supposêe > (supponitur)passer à une perfection plus grande : entendons qu'il suffit qu'elle sup-pose elle-même qu'il en est ainsi, la base de cette supposition lui étantdonnée par I'idée qu'elle se forme spontanêment des affections de

Aæidents et rtatiations de la uie ffictive

mêmes censés nous epporter. Or le principe mimêtique sur lequel

s'appuient les mécanismes de l'affectivité doit ici jouer à plein, comme

l'indique dans I'exposé de ce corollaire de la proposition 55 Ia rêfê-

rence à la proposition 27 où ce principe a été mis en place : cette joieque les autres nous donnent, et que nous leur retoumons en leur

Page 171: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 171/211

soncorps. La joie que l'âme êprouve est parfaitement réelle, mais les basessur lesquelles celles-ci reposent, et qui relèvent de la conscience quel'âme a d'elle-même, sont supposêes, donc imaginaires. Or pour que

cette supposition imaginaire s'installe, et entraîne la conviction del'âme qu'elle possède, il faut précisément que l'imagination valorise enla distinguant la représentation de la puissance d'agir de l'âme, enconcentrent sur elle toute I'attention dont l'âme est capable, ce qui laconûrme dans sa croyance en la valeur de cette supposition, à raquelleelle a tout intêrêt à s'attacher, puisqu'elle lui donne de la joie, en luiinsuflant le sentiment exeltant d'une augmentation de sa puissance.

Toute la question est alors de savoir comment s,opère cetteconcentration, qui pennet à l'âme de se considérer elle-même demanière exclusive en attachant à cette considération un sentiment dejoie, sentiment qu'elle éprouve effectivement

bien que les causes aux-quelles il est rapporté soient factices. La réponse à cette question estdonnée dans le corollaire de la proposition 53, qui explique que cetrejoie < est progressivement attisée à mesure que I'individu se figure être,lui, davantage estimé des autres > (magk magisque fovetur quo magishomo se ab aliis laudai imaginatur). c'esr donc en fait par l'intermé-diaire d'autrui, et des marques de considération qu,il est censém'adresser, que se forme et se renforce en moi la conscience joyeusede mon êre telle qu'elle est issue du jeu normal de l'affectivité. Dansle scolie de la proposition 29 du de Afeaitzs, Spinoza a expliquê que< I'estime > (laus) est < la joie avec laquelle nous imaginons une action

d'autrui par laquelle il s'est efforcé de nous plaire > (aetitia qua alteriusactionem nos conatus est delectai imaginamur)t: nous estimons les autres,non pour ce qu'ils sont, rnais pour les satisfactions qu'ils sont eux-

1. Cf ici p.238-239.

334 335

consacrant notre estime, nous attendons naturellement qu'ils nous la

rendent, ennous estimant; etlajoie que nous éprouvons de ce fait est

d'autant plus grande que cette estime confirme le sentiment joyeux

que nous procure le âit de nous considérer nous-mêmes et consacrel'importance que nous confêrons spontanément à cette considération.

Autrement dit, nous nous estimons à traven l'estime des autres : et ce

jeu en miroir, qui suscite la reconnaissence en faisant l'êconomie d'uneconnaissance effective, ûnit par créer I'illusion de le rêelitê de son

objet, illusion dont s'alimente la satisfaction que nous tirons de la

considération des autres, telle que nous la représente I'imagination.Ainsi est souligné le caractère artificiel de ces sentiments d'autosa-

tisfaction, qui se développent par le relais des sentiments dont nous

nous figurons autrui animé à notre égard. Toutefois il faut faire inter-

venir ici la nuance introduitedans le scolie de la proposition 51 par

I'usage du terme ( souvent > (saepe). La démonstration de la proposi-tion 58 dt de Afectibus, où est introduite la notion des affects actifi,qui sont aussi des affects rationnels par lesquels l'âme exploite la puis-

sance qui est en elle de former activement des idées adéquates, donc de

voir les choses telles qu'elles sont nécessairement, en accédant à une

forme de conscience supérieure qui n'est plus défigurée par les mêca-

nismes de I'imagination, se rêGre pour commencer à la thèse dévelop-pée dans la proposition 53, qu'elle reproduit de la manière suivante :

< Quand l'âme conçoit ce qu'elle est elle-même et sâ puissance d'agir,

elle se rêjouit > (cum tnens se ipsatn suamque agendi potentiam concipit lae-

tatur).En substituant ici à I'usage du verbe < considérer > (contemplai)celui du verbe < concevoir > (concipere), Spinoza infléchit sa thèse dans

le sens d'une rationalisation et d'une objectivation de son contenu, qui

dêtache celui-ci des < suppositions > liées à la considêration d'autmi,c'est-à-dire à la fois à la considêration que nous lui portons et à celle

Introiluction à lTthique : la uie afectiue

que, croyons-nous, il nous porte : alors est rompu le cercle de lareconnaissance, et du même coup disparaissent les illusions qui I'ac-compagnent. De façon analogue, la démonstration de la proposi-tion 15 du de Libertatel se réfère à cette même proposition 53 da deAfectibus, en en transposant l'énoncé de la manière suivante, qui, cette

Acciilents et vaiations de Ia uie afectiue

sition 7 du de Afectibus, dens laquelle a êté établi le principe du conatus.

Le conatus est I'essence même de l'âme, en ce sens qu'il représente

l'élan qui, du plus profond de celle-ci, la pousse à effectuer intégrale-

ment, indêpendamment de toute autre considération extérieure, < ce

qu'elle est et ce qu'elle peut D (quod est et potest) : cet élan est consub-

Page 172: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 172/211

fois, transforme le simple âit de < considêrer > (contemplari)en celui de< comprendre clairement et distinctement > (clare et distincte intelligere),ce qui, bien évidemment, est tout autre chose : < Celui qui comprend

clairement et distinctement soi et ses propres affects se réjouit > (qui sesuosque ffictus clare et distincte intelligit laetatur).Il n'y a nulle fatalitédans le fait de se laisser enfermer dans le piège d'une conscience de soiimaginaire, fondamentalement mimétique, qui rattache un sentimentde joie bien réel à des mirages sans conrenu objectif : mais il est parfai-tement possible, dans certaines conditions, qui ne peuvent être cellesdu fonctionnement spontené de l'âme, que ce sentiment joyeux sedéveloppe, et ceci de plus en plus, en rapport avec la formation d'idéesadéquates, qui ramènent l'âme à une plus juste compréhension deschoses et de ce qu'elle est. C'est précisêment ce processus qui seradécrit dans la cinquième perrie del'Ethique.

La proposition 54 dégage la conséquence prarique de l'analyse quivient d'être développée : êtant, donné que l'âme est joyeuse lorsqu,elleconsidère soi-même et sa puissance d'agir d'une manière qui la valo-rise, < elle s'efforce d'imaginer cela seulement qui pose se propre puis-sance d'agir > (ea tantum imaginari conatur quae ipsius agenili potentiamponunt). < Poser > (ponere), c'est proprement < afirmer > (afirmare), etc'est bien ce terme qui est utilisé dans la démonstration de la proposi-tion : I'attitude mentale désignée par ces verbes est donc exclusive decelle qui, au contraire, irait dans le sens d'une restriction ou d'unenégation. La

proposition 54 esr démontrée à partir de la seule propo-

1. < Qui comprend clairement et distinctement soi et ses a{fecB aime Dieu, etceci d'autant plus qu'il comprend davantage soi et ses propres affects > (.Ç V,prop. 15).

stantiel à sa nature, et elle ne pourrait être sans lui. I1 n'y a donc rienen elle qui puisse la conduire à poser au contraire < ce qu'elle n'est pâs

et ce qu'elle ne peut pas > (quod non est neque potest), donc, concrète-

ment, à se représenter d'elle-même ce qui la dêvalorise. Or cetteimpulsion irrésistible, qui est inscrite dans la nature même de l'âme,

commande en dernière instance toutes ses démarches, y compris celles

de l'imagination, alors même que celles-ci dênaturent cette impulsiondans ce qu'elle comporte de primordial, en la greffant, par les méca-

nismes de l'association et du transfert, sur des représentations de choses

extêrieures élaborées au gré des occasions et des rencontres, représen-

tations qui en détournent artificiellement le cours. En ramenant au

principe du conatus le fondamental souci de soi qui ne quitte jamais

l'âme, et en expliquant à partir de ce principe les grandes orientations

auxquelles obêit l'ensemble de son fonctionnement, dâns une perspec-

tive fondamentdement intêressée, puisque, conduite par ce principe,l'âme se préoccupe < seulement > (tantum) de ce qui sert à I'affirmationde ce qu'elle est et de ce qu'elle peut, Spinoza a voulu montrer qu'il ya dans cette préoccupation, elle-même antêrieure à toute réflexion,quelque chose de parfaitement naturel, dont de toute façon l'âme ne

pourrait s'empêcher, à moins d'entrer en contradiction avec elle-même, et de s'engager dans une voie conduisant à sa propre destruc-tion, ce qui, selon les propositions 4 et 5 du de Afectibus, est impen-sable. Sont ici prêfigurêes les thèses qui seront ensuite dêveloppées

dans le de Seruitute autour des notions de la < vertu D (virtus) et de

< I'utile propre > (proprium utile).

Naturellement encline à imaginer ce qui va dans le sens d'unaccroissement de sa puissance, d'où elle tire de la joie, l'âme ne peutque répugner à évoquer ce qui signifierait son impuissance, car cette

;i,

.44

f:iifl

336 337

Introiluetion à /lthique : la uie afectiue

évocation doit inéviablement l'attrister, ainsi que l'explique la propo-sition 55. La démonstration de cette proposition se situe directementdans le prolongement de celle de la précédente. L'âme, qui est neturel-lement portée à imaginer tout ce qui va dans le sens d'une expansionde sa puissance d'agir, est du même coup empêchée ou dêtoumée de

Accidents et vaiations de la ttie afective

cielles ou accidentelles, qui sont directement liêes à la présence d'au-trui, et aux jugements positifs ou négatifi qui lui sont imaginairementimputés.

Ce corollaire est accompagné d'un scolie, dans lequel sont caracté-

risées deux ûgures de I'affectivité, < le sentiment d'abaissement >

Page 173: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 173/211

se représenter ce qui, inversement, irait dans le sens d'une restrictionde cette même puissance d'agir. car si elle se complaisait dans une telleconsidération, ce qui ne pourrait s'expliquer que par I'intervention de

ceuses extérieures à sa propre nature, < alors que l'âme s'efforce d'ima-giner quelque chose qui pose sa propre puissance d'agir, par là mêmeson conatus en serait bridé D (dum mens aliquid imaginari conatur quodipsius agendi potentiam ponit hic ejus conatus coercetur), ce qui est évidem-ment absurdel. Rien dans l'âme ne peut la porter à se déprécier soi-même; et, lorsque cela se produit, elle ne peut que le déplorer.

Comment l'âme peut-elle en venir à éprouver un tel sentiment detristesse en associant ce sentiment à l'idée de ce qu'elle est, ou plutôt à

l'idée de ce qu'elle n'est pas, ce qui est, on vient de le voir, contre-nature? Le corollaire qui suit immêdiatement l'énoncé de la proposi-tion 55 explique que cela se produit pour des raisons exactement

symétriques de celles qui, selon le corollaire de la proposition 53, pro-voquent aussi le sentiment d'exaltation de soi, lié au fait que l'âme( suppose )) âugmentée, et non diminuée, sa puissance d'agir : < Cettetristesse est de plus en plus attisée si l'âme imagine qu'elle est déprêciêepar d'autres > (haec tistitia magis magkque fouetur si se ab aliis vituperariimaginatur). Ces deux corollaires, précise Spinoza, se démontrent de lamême manière : c'est-à-dire que ce sont les mêmes mécanismes quiconduisent l'âme à la joie ou à la tristesse, dans des conditions artifi-

1. Dans la démonstration de laproposition 53 d.r ile senitute, ce raisonnemenrest présenté de manière plus condensée : < Si un individu, alon qu'il se considère soi-

même perçoit cornme sienne quelque marque d'impuissance, cela ne provient pas dece qu'il se comprend mais de ce que sâ propre puissance d'agir est bridée u (si homoilum se ipsum contemplatut aliquam sudm irnpotentiam petcipit id non ex eo est quoil se intel-ligit sed ex eo quoil ipsius agenili potentia coereetur). < Se comprendre n (si intelligere),c'est-à-dire connaître se propre nature, cela ne se ramène pas au fait d'en ressentir lesdéfauts, ainsi qu'on peut le faire lorsqu'on est déprimé.

338 339

(humilita) et < I'assurance en soi-même > (acquiescentia in se ipso) ou( amour de soi > (philautia)1, auxquelles sont consacrées par ailleurs les

définitions des affects 25 et 26. Ces deux affects correspondent au fait

que, nous considérant nous-mêmes, nous éprouvons de la tristesse,selon le mécanisme exposê dans la proposition 55, ou de la joie, selon

le mécanisme exposé dans la proposition 53. Il est inutile de souligner

le caractère nêfaste du sentiment d'abaissement, qui exprime une res-

triction de la puissance d'agir, intolérable dans son principe. Mais en

va-t-il autrement de I'assurance en soi-même ou emour de soi, qui,selon la déûnition des affects 25 est < la joie provenant de ce que I'in-dividu considère soi-même et sa puissance d'agir > (aetitia ortd ex eo

quod homo se ipsum suamque agendi potentiam contemplatur)2, et à propos

de laquelle le scolie de la proposition 52 dtr de Seruitrle expliquera

1. Ces deux tgures de I'affectivité ont déjà été évoquées, en marge du scolie de

lr proposition 26 et de la déûnition des affects 28 consacrée à < la prétention* (superbia), d. ici p. 210.

2. Selon I'explication qui suit la définition des affects 26, ce sentiment est opposét le fois au < sentiment d'abaissement * (humilitas), qui e4prime le fait que nous attri-buons tristement un défaut à notre propre nâture, et au < repentir * fttoenitentia), quiclçrime le âit que nous considérons avec tristesse une action que nous jugeons avoireccomplie librement et dont nous pensons en conséquence devoir assumer I'exclusiveresponsabilité. Ceci signiûe que l'æsurance en soi-même ou emour de soi est elle-même liée au âit que nous nous réjouissons d'actions dont nous nous attribuons I'en-tière initiative et dont nous attendons qu'elles nous attirent I'estime d'autrui : alors

nous soûrmes satisfaits de ce que nous soûlmes par l'intermédiaire de la satisfaction

que nous tirons de ce que nous faisons, et croyons être seuls à faire. Une inûmenuance sépare ce sentiment de < la prétention > (supeûia), à propos de laquelle I'expli-crtion qui accompagne la déûnition des afects 28 explique qu'elle est < un effet deI'amour de soi > (philautiae efectus). Selon le scolie de la proposition 57 dt de Seruitute,

qui fait sur ce point ré{êrence au scolie de la proposition 55 du ile ,lfectibus, cette pré-tention doit elle-même naturellement conduire à < I'envie > (inuidia).

Introduction à /Ethique : Ia uie affectiue

qu'elle est ( le mieux que nous puissions espérer > (summum quod spe_rare possumusl ? Dans la mesure où la joie qui correspond à ce senti-ment est inséparable de < I'estime ,> (laus), disposition affective essen-tiellement mimétique qui implique directement le jugement d'autruidans I'idée que nous formons de nous-mêmes, et dans la mesure où

Aæidents et uariations de la vie ffietive

inuidiam), car le penchant qui pousse chacun à se mettre en evant

autant qu'il le peut doit immanquablement les opposer les uns aux

autres. Cette disposition naturelle est encore accentuêe, explique Spi-

nozapar l'êducation, puisque les parents, pour que les quditês de leurs

enfants se développent, font principalement fond sur ces sentiments

Page 174: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 174/211

g'çi.lr*

elle est associêe à une < espérance , (tprt), il est clair qu'elle est entachêed'incertitude et est tendanciellement porteuse de conflits1.

C'est précisément ce qu'explique le scolie de la proposition 55 :

chacun souhaitant être estimé par autrui, pour ses actes, làs qualités deson colps ou les verrus de son esprit, < il en résulte que les individus serendent pour cette raison naturellement insupportables les uns auxautres )) (hinc ergo etiam fit ut homines hac de causa sibi inuicem molestisint)2. Poussé par un désir illimité d'exakarion de soi et de sa puissanced'agir, dont I'expansion suppose en perïnanence la comparaison et larivaiité avec autrui, < chacun tirera d'autant plus de satisfaction de laconsidération qu'il se consacre à soi-même qu'il considère en soiquelque chose dont il constate I'absence chez les eutres > (unusquisqueex contemplatione sui tunc maxime gaudebit quando atiquid in se contempla-tur quod de reliquis negat) : on ne jouit tant des mérites qu'on s'attribue

à soi-même que parce qu'on remarque que les autres en sont dépour-vus. Et inversement, on doit inévitablement être contristé lorsqu'onvoit briller chez les autres, qui s'en enorgueillissent, des qualités donton s'estime privé de manière humiliante. De là encore la tendance àvaloriser au maximum, aux dépens d'autrui, ce qu'on est et ce qu'onfait, qui ne peut que dégénérer et provoquer d'innombrables conflits :

<< D'où il est manifeste que les individus sont nafurellement sujets à lahaine et à I'envie > (apparet igitur homines natura ltroclir.tes esse ailidium et

. l._ 9'*! cette penpective de conflit qui explique que ce scolie de la proposi_

tion 55 du ile Afeetibus soit cité dans la démonstration de la propositi on 34 di dà ser-uitute, selonlaquelle ( pour autenr que les individus sont affliges d,affects qui sont despassions, ils peuvent être opposés les uns aux âutres ) (quatenus homines àfectibus quipassiones sunt conJlictantur possunt invicem esse contrarii).

^ 2 C: point a déjà fait I'objet d'un commenraire en mârge de la proposition 32,cf. ici p.254.

d'honneur et d'envie.

Qu'est-ce qui explique alors le fait - celui-ci se produit < frê-

quemment ,> (non raro)

-,

que des quditês que nous voyons chez

autrui nous surprennent au point d'attirer notre respect, c'est-à-direune considéretion désintêressêe, libêrêe du sentiment de tristesse insê-

parablement ettachê au souci de rivaliser avec autrui, et donc exempte

d'envie? < (Jn rien > (scrupulus) sépare ce respect, que nous concédons

sans réserve, et I'envie que suscitent en nous les avantages dont nous

voyons les autres se parer d'une manière qui nous paraît indue. Pour

expliquer cette infime nuance qui fait basculer un sentiment dans

I'eutre, Spinoza énonce un nouveau corollaire : < Personne n'envie

une qualité chez autrui s'il ne s'agit d'un égal >> (nemo virtutum alicui nisi

aequali invidet).

L'envie,dont la notion a étê introduite dans le scolie de la propo-

sition 241, et est reprise dans la définition des affects 23, est une forme

de la haine, donc une tristesse, < par laquelle la puissance d'agir de I'in-dividu, c'est-à-dire son conatus, est bridée > (qua hominis agendi potentia

seu conatus coercetur)z. Mais pour qu'une telle restriction puisse se pro-duire, il faut que cette puissance d'agir dt conatus entre en confronta-

tion avec celle d'une autre chose qui présente avec elle une commune

mesure, et en quelque sorte vienne la contester sur son propre terrain.

En effet, < un individu ne s'efforce de faire et ne désire que ce qui

découle de sa propre nature donnêe > (homo nihil agere conatur neque

1. Cf. ici p. 199.2. Il est à remarquer que, dans la démonstration de ce deuxième corollaire de la

proposition 55, I'envie est présentée coûlme < une affection > (afectio) et non commeu ,rn affect > (afectus). Le choix de cette dénomination, exceptionnelle dans le contexte

du de AfeAibus, du moins lorsqu'il s'agit de caractériser des états d'âme, est difficile-ment explicable.

340 341

Introiluetion à /Tthique : Ia uie ffietiue

cupit nki quod ex data sua natura sequi potest)t, ce qui signifie qu'il doitrester indifiêrent à ce qui ne relève pas de cette nafure, ou ne présenterien de cornmun avec elle : les hommes sont jaloux des hommes, etnon des arbres ou des lions, explique le scolie qui accompagne cecorollaire, qui a déjà été commenté en marge du scolie de la proposi-

Aceidents et variations de la vie ffictiue

que I'expliquera le scolie de la proposition 10 du de Libertafe. De même,

s'il suffi.t d'un rien pour que le respect dégénère en envie, cela ne veut pas

dire que ce sentiment, en raison de sa fragilité constitutive, ne soit pas

susceptible d'être cultivé dans le sens d'un raffermissement de ses aspects

positifi, qui peuvent être intégrés à l'êconomie du projet libêratoire. De

Page 175: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 175/211

tion 52.Entre le respect et l'envie, il y a l'êpaisseur d'un cheveu : et ceci

marque l'équivocité de ces ûgures de l'affectivité, que d'infimes circons-

tances font basculer I'une dans I'autre, selon que se mettent ou non àfonctionner les mécanismes identitaires de la reconnaissance. Mais cetteéquivocité ouvre du même coup, en ce qui conceme le développementde ces afFects, une perspective éthique, dont les aspects positiG peuventêtre exploités. L'ambiguilê qui se retrouve ici est comparable à celle quiaccompagne le développement de < la fierté > fuloria)z, qu'une impercep-tible nuance sêpare du < désir de plaire > (ambitio). Mais ceci ne signifienullement qu'il faille détnitivement rejeter le premier de ces affects dansla sphère où évolue le second : dans la perspective d'une rationalisationprogressive de I'affectivité, il est au contraire possible de jouer sur leurdualité, en essayant de faire pencher la balance du bon côté et en cher-

chant à tirer le désir de se distinguer dans le sens d'une exploitationmaximale des potentialités inscrites dans l'élan initial du conatus, ainsi

1. Pour établir la validité de cette affirmation, Spinoza renvoie au scolie de laproposition 9, qui n'avait pourtant pas fait explicitement référence à cette thèse. Enfait celle-ci ne se comprend qu'en réIérence au principe mimétique développé dans laproposition 27, qui explique cornmenr se développent les affecti lonqu'ils ;ont âsso-ciés à la considération de < choses semblables à nous > (res nobk similes). Mlrrs le conatuslui-même, et les formes primaires de I'affectivité qui en dérivent directement, qui nesont fixées sur aucune chose en particulier, sont en eux-mêmes libres par rapfort àcette détermination, qui suppose la médiation des mécanismes de I'imagination : pourque se mette en place le dispositif qui commande le jeu du même et de fautre, où cha-

cun se reconnaît soi-même à travers I'image que l'autre lui renvoie, il faut que soientdonnées prédablement les conditions qui établissent I'appartenance à une iommunenature. Et rien n'interdit que ces conditions soient données accidentellement, demanière hallucinatoire, donc incertaine et instable : alon il sulfit d'un rien pour queI'envie se transforme en respect, réciproquement.

2. Cf. icip.235-236 et24t-242.

342 343

même enfin, < I'essurance en soi-même > (acquiescentia in se ipso), que la

facticité et la précarité de ses critères de lêgitimation rendent incertaine,

et potentiellement gênératrice de conflits, ( peut tirer sa source de la rai-

Son, et seule cette assurance qui tire sa source de la raison est la plus hautequi puisse se trouver > (ex ratione oii potest et ea sola acquiescentia querc ex

ratione oritur summa est quae potest dai), ainsi que le montrera la proposi-

tion 52 du de Seruitute. Or, ainsi cultivée,I'acquiescentia in se ipso tendra

par 1à même à se transfonner en acquiescentia tout court, suivant le

concept qui en sera présenté dans la seconde moitié dt de Libertate: ce

demier sentiment, êpurê de la référence hallucinatoire à une identité

personnelle confirmée par les mêcanismes de la reconnaissance mimé-

tique, rend possible, du fait de cette dépersonnalisation, une complète

rationalisation de la vie affective à travers laquelle s'accomplit le cycle de

la libération.

6 I DÉDUCTION DES COMPORTEMENTSAFFECTIFS OCCASIONNELSET DÉFINITION CÉNÉNNTN DES AFFECTS PASSIFS

furoposition 56, défnitions 45, 46, 47, 48, des afeas

définition générale des afects)

Les analyses dêveloppées à partir de la proposition 9 ont permis deramener la vie affective à son épure simplifiée : celle-ci arricule entre

eux un certain nombre de schémas tendanciels et compulsionnels,

dont le dêroulement, si déroutant qu'il paraisse sur le plan de ses effets

particuliers, obêit gênéralement à un certain nombre de mécanismes

Introiluction à /Tthique : la uie ffictiue

mentaux êlémentaires qui fonctionnent de manière automatique, sansintervention préalable ni de la volontê ni même de la conscience.cette simplification êtait indispensable à la mise en æuvre du pro-granrme tracé dans la Préface du de Afectibus: cerui d'une explicationcausale qui restitue à I'affectivité son caractère de pârt en part naturel

Acciilents et uariations de la uie afectiue

pèces d'objets dont nous sommes affectês > (tot sçtecies dantur quot sunt

species objectorum a quibus aficimu). C'est-à-dire que, selon la formulequi se trouve au dêbut du scolie de la proposition 56, < ces espèces

d'affects doivent être extrêmement nombreuses > (alfectuum species per-

pluimae esse debent).

Page 176: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 176/211

et nêcessaire, de manière à faire apparaître un ordre fondamental là où,semble-t-il à première vue, donc superficiellement, il n,y aurait que dudésordre et de I'arbitraire. Mais cette prêsentation épurée des grandes

tendences de I'affectivité ne doit pas âire oublier que celle-ci se déve-loppe, sur les bases ainsi définies, à rravers une multiplicité illimitée denuances qui dispersent ses manifestations en un miroitement biganéde facettes : et c'est sous la forme de cette dispersion que la réalité desaffects est donnée directement dans I'expérience. Dans la proposi-tion 56 du de Afeaiâus, Spinoza s'acquitte, en un unique énoncê, deI'exposé du principe de divenification qui permet de déduire touresces manifestations occasionnelles, si variées soient-elles, des règlesgénérales de fonctionnement prêcédemment dêgagées.

Le principe de certe déduction est simple : il consisre à expliquerque, la plupart des raisonnemenrs qui ont déjà été développés au sujet

de la formation des complexes a{fectifi, c'est-à-dire des diverses figuresde l'amour et de la haine dérivées des affects primaires de la joie, de latristesse ou du désir, avec les effets spécitques de fluctuatio animi qli ensont I'inévitable accompagnement, s'appliquant à des < choses > consi-dérées en général, sans qu'ait à être prise en compte la nature spéci-fique de ces choses, ils valent de ce fait pour tous les rypes de chosessur lesquelles la vie affective en vient, pour chacun, à se fixer acciden-tellement; et la divenité de celles-ci est quasiment inépuisable, puisqueles affects primaires sont en eux-mêmes indiftërents à la nature deschoses auxquelles ils sont associés lorsqu'ils entrent dans la composi-tion de complexes affecti6l : < I1 y en â autent d'espèces qu'il

y a d'es-

1. Dans la démonstration de la proposition 56, Spinoza exprime le caractèrequelconque de ces objets en les désignant par des lettres : A, B, eic. ces objets sontainsi ramenés à leur divenité pure, absrraction âite du contenu propre à ch""on.

La dêmonstration de cette proposition 56 commence par soulignerle caractère passionnel, donc entaché de passivité, de la plupart de nos

comportements affectifs spontenésl : < La joie et la tristesse, et consé-

quernment les affects qui sont composés à partir d'elles ou en sontdêrivés sont des passions > (aetitia et tristitia et consequenter ffictus qui ex

his componuntur uel ex his derivantur passiones sunt). C'est bien ainsi,

effectivement, que joie et tristesse avaient étê définies dans le scolie de

la proposition 11, en tant qu'elles sont des < passions > (passiones) : el7es

correspondent en effet aux à-coups que subit notre régime mental, quiprovoquent en lui des transformations pouvânt être mesurêes en

termes de chute ou d'élévation de sa tension spécifique, en rapportavec les incidents de I'existence présente, au fil de laquelle l'âme est

entièrement soumise aux mêcanismes de I'imagination, en même

temps que se forment en elle des idêes qui sont inadéquates. De ce

point de vue, il est indiftrent que l'âme se sente bien ou mal, doncqu'elle soit entraînêe dans le sens d'une augmentation ou dans celuid'une diminution de sa puissance d'agir, puisque, dans tous les cas, elle

subit des impulsions qui lui sont communiquées par I'intermêdiairedes affections du corps, donc des rencontres que fait celui-ci avec des

corps extêrieurs, rencontres auxquelles il est exposé suivant I'ordrecornmun de la nature, ce qui le condamne, et l'âme avec lui, à la pas-

sivité. < Dans la mesure où nous imaginons, et dans cette mesure seu-

1. En renvoyant ainsi I'essentiel de la vie affective du côté de la passivité, dans le

sens donc d'une restriction de notre puissance d'être et d'agir, Spinoza prépare indi-rectement le coup de théâtre sur lequel va s'achever le ile Afectibus : la révélation l

finale, dans les propositions 58 et 59, des affects actifs qui, sous certaines conditions, Ilibèrent I'affectivité, et en font, au contraire, la manifestation d'une authentique acti-vité de notre régime mental, allant dans le sens d'une expansion effective de notrepuissance d'être et d'agir.

344 345

Introduction à lEthique : la vie alfective

lement, nous sommes nécessairement passi8 >> (eatenus tantum necessario

patimur quatenils imaginatnur). Or l'affectivité, dans la mesure où elleobéit aux lois de I'imagination, est absorbée par la considération dechoses dont la vêritable nature doit lui rester dêfinitivement inconnue,parce qu'elle ne se les représente qu'à trâvers les idées des affections du

Aæidents et uariations de la uie afectiue

ticulière dépend, selon les ces, (( d'un quelconque état donné de I'indi-vidu > (ex data quacunque hominis constitutione), ainsi que cela est expli-qué dans le scolie de la proposition 9 et dans la définition des affects 11.

L'âme, corrrTne elle est déterminée à son insu à sentir, I'est aussi à agir,au grê de circonstances qui la font toumer dans un sens ou dans

Page 177: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 177/211

corps, sens parvenir jamais à dêmêler ce qui revient aux unes et auxautres, ainsi que I'a montré la proposition 17 du de Mente. C'est ainsique joies et tristesses peuvent être indétniment modulées, selon

qu'elles sont rapportées accidentellement à telle ou telle sorte de(( cause ) : sans doute, les objets auxquels elles sont ainsi associées nesont pes en eux-mêmes les véritables causes de ces affects; mais ilsinteryiennent dans leur formation seulement parce qu'ils ont êté occa-sionnellement associês par I'imagination à la représentation d'affec-tions du coqps, dont ils ne peuvent plus être sêparés : et dans la mesureoù l'âme subit passivement les consêquences de cet état de fait, elle est

entraînée par ces représentations de manière nécessaire, sans pouvoir se

soustraire à la pression qu'elle subit de leur part; et c'est pourquoi les

choses, quelle que soit leur nature, sur lesquelles se sont fixées joie ettristesse, de manière à former les divers types d'amour, de haine, d'es-pérance, de crainte, ainsi que les manifesteaons de fluctuatio animi qluileur correspondent inévitablement, c'est-à-dire toute la variêté descomplexes aftectifr par lesquels les comportements ordinaires des unset des autres sont déterminés, interviennent dans le développement dela vie affective en tant que ( causes >, dont dérivent nécessairement telsou tels effets : mais, dans tous ces cas, il s'agit en fait de prétextes occa-sionnels, dont I'action est soumise à I'ordre coûlmun de la nature, sui-vant la règle du temps qui fait se succéder occasions et rencontres ;

c'est-à-dire que < nécessairement D et ( accidentellement ) sont icisynonymes.

Ce raisonnement, qui est d'abord exposé à propos des affects pri-maires de la joie et de la tristesse, vaut aussi pour toutes les formes du< désir > (cupiditas), en tant que celui-ci se dêûnit comme une compul-sion à agir dont le fond essentiel est constituê par l'effort en vue depenévérer dans son être qui est en checun, mais dont I'orientation par-

346 347

I'autre, sans qu'elle ait la maîtrise de ces impulsions, alors même quecelles-ci sont alimentées par une énergie qui sourd du plus profondd'elle-même. C'est pourquoi la diversité des formes empiriques de

l'affectivité, qui s'explique complètement par les circonstences, se

révèle finalement insignifiante : si importante soit-elle, elle ne modifieen rien les mêcanismes fondamentaux de son fonctionnement, qui se

conservent identiquement quelles que soient les conditions particu-lières de leur application.

Le scolie de la proposition 56 dêgege, à titre d'exemple, les plus< remarquables > (insignes) de ces figures variées de I'affectivité : ce

sont < f intempérance > (luxuria), < f ivrognerie > (ebietas), < la lubri-citê > (libido), < I'avarice > (avaritia), et < le désir d'être bien vu> (ambi-

tio)2. Cel7es-ci, précise Spinoza, ( ne sont que des manières de conce-

voir l'amour ou le désir> (non

nisi amois vel cupiditatis sunt notiones),dont elles sont en consêquence des formes particulières, eui se disrin-guent seulement par I'objet auquel elles se rapportent : la nourriturepour f intempérance, la boisson pour f ivrognerie, la richesse pourI'avarice, le plaisir sexuel pour la lubricité, et I'opinion d'autrui pour ledésir d'être bien vu. Toutefois, si ces divers affects ne sont < riend'autre > (nihil aliud) qae des figures de I'amour ou du dêsir qui dift-rent seulement pâr leur contenu occasionnel, il faut aussi ajouter que,

dans tous ces cas, on a affaire à < un emour ou un désir excessif >

(immoderatus amor vel cupiditas) : ils revêtent un caractère singulier qui

1. Cf ici p. 109.2. Luxuia, ebietas, libido sont de nouvelles ûgures de I'affectivité, qui donnent

également leur objet aux déûnitions des affects 45, 46 et 48. Auatitia, dont la figure a

déjà été évoquée dans le scolie de la proposition 39, donne son objet àla déûnition des

effecs 47 . Quant à ambitio, cette ûgure de I'affectivité a été introduite dans le scolie dela proposition 29; elTe est andysée dans la déûnition des affects 44.

Introduction à /tthique : Ia vie ffietiue

permet de les distinguer en reison précisêment de cette démesure quiles soustrait spontenément à tout contrôle. C'est pourquoi, ajoute Spi-noza, ces affects n'ont pas de contraires : < la tempêrance > (temperan-tia), <<la sobriété > (sobrietas), < la chasteté > (castitas), qu'on â l'habituded'opposer à I'intempérance, à I'ivrognerie et à la lubricité, ( ne sont

Accidents et uariations de Ia vie afectiue

à un contrôle rationnel. Or, à suivre le raisonnement esquissé par Spi-

noza, dans la mesure où ils se prêtent à un tel contrôle, ils cessent

d'être des a{fects, parce qu'ils ne sont plus subis passivement comme

des passions.

Ceci a pour conséquence, et c'est l'aspect réellement important de

Page 178: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 178/211

pas des affects ou des passions > (ffictus seu passiones non sunt) : enten-dons qu'ils ne sont pas des affects au sens où les affects sont despassions, que l'âme subit en contre-coup des affections du corps dont

elle forme immêdiatement les idêes, dans des conditions qui sont cellesde l'imagination. Mais ces êtats mentaux < expriment la force d'espritqui modère ces afFects > (animi indicant potentiam quae hos ffictusmoderatur)l.

Dans I'explication qui accompagne la définition des affecrs 48, Spi-noza revient sur ce point qu'iljuge importent: alors que I'usage cou-rant désigne du même terrne libido < le désir de s'accoupler > (coeundi

'cupiditas), que celui-ci s'accomplisse normalement ou avec excès, ilpréGre réserver ce terrne au cas où I'exercice de cette fonction natu-relle est détoumé de son cours rêgulier pârce qu'il en est fait usage demanière immodérée'z. I1 revient à cet égard sur le cas de < la bien-séance > (modestia), dont la définition des affects 43 a montré qu'elleest une forme de < savoir-vivre > (humanitas) : en tant que telle, ellecorrespond au < désir de faire les choses qui plaisent aux gens et d'évi-ter celles qui leur déplaisent > (ea faciendi quae hominihus placent et omit-tendi quae dkplicent). Ainsi que nous avons dêjà eu I'occasion de lemontrer, en marge du commentaire du scolie de la proposition 29,nous sorrunes ici dans I'ordre des sentiments transitoires, qui occupentune position intermédiaire entre la passivité et l'activité, et qui peu-vent pencher d'un côté ou de I'autre, selon qu'ils sont ou non soumis

1. C'est dans ce sens que, dans le scolie de la proposition 71 du ile Seruitute, Spi-noza explique que < I'ingratitude n'est pas un affect > (ingrutituilo afeetus non est).

2. C'est la raison pour laquelle nous âvons ici traduit libido, non par < désirsexuel >, mais par < lubricité >.

3. Cf ici p.235-238.

cette analyse, que tous ces sentiments, qui se font extérieurement

reconnaître par I'objet sur lequel ils portent, ne sont pas en fait déter-

minés en profondeur par la présence ou I'absence de cet objet, ou par

le fait de le posséder ou de renoncer à le posséder effectivement : iciI'acte (de manger, de boire, de coïter, d'accumuler des richesses, de

parader aux yeux des autres) est secondaire au regerd de I'intention,c'est-à-dire de la disposition mentale à former des idêes inadéquates ou

adéquates dans le prolongement de laquelle il se situe et d'où cet acte

tire sa signification éthique, mesurable en tennes d'action et de pas-

sion. Les conditions du passage à I'acte étant elles-mêmes accidentelles,

puisqu'elles sont liêes à I'environnement dans lequel vit f individuconcemé par ces affects, selon que celui-ci favorise ou rend impossible

la satisfaction de ses penchants, ce qui explique que l'individu qui y est

en proie soit ou non asservi par ces afFects, c'est une raison interne à la

constitution de son rêgime psychique, et à la manière dont se formenten lui des représentations imaginaires ou rationnelles, des idées inadé-

quetes ou adéquates, et non le âit de disposer ou d'être privé de la

chose A, B ou C, qui donne extérieurement son objet occasionnel à

I'amour ou au désir : un avare qui jette ses richesses à la mer pour seu-

ver sa vie n'en reste pes moins, de cæur, un avare; un individu libidi-neux, obligé de se retenir d'effectuer les actes auxquels il aspire, toutsimplement parce que les circonstances ne s'y prêtent pas, ou bien

encore parce que le sentiment d'avarice qui le possède par ailleurs est

plus fort que son désir de coïter qu'il freine momentanément, ne cesse

pas pour autant d'être possédê par son obsession, qui est même peut-être aiguisée par le fait de ne pouvoir être aussitôt satisfaite. Spinoza

revient à cette occasion surle cas du < couard > (timidus), déjà évoqué

dans le scolie de la proposition 51. La couardise, qui est une forme de

< l'angoisse > (timor), peut empêcher certains actes : mais elle ne tue pes

*ir:l

ti

trif_

{lÂ:

,€lgJ:

&

t$*ifg

ifbû*:,*'iÉ':

348 349

Introduction à /Tthique : la vie ffictiue

l'envie qui y portel. En effet des penchants contrariés, qui sont seule-ment limités sur le plan de leurs effets en l'absence d'une saisie rafion-nelle de leurs causes qui rendrait possible leur transformation en s'atta-quant à leur caractère passionnel, ne sont pas supprimés pour autent.Et ainsi il y a des façons d'observer formellement, donc extérieure-

Accidents et vaiations de la vie alfeetiue

tzle > (generalem habere defnitionem), qui permette de les ramener aux

formes fondamentales du désir, de la joie et de la tristesse. L'objectifpoursuivi par Spinoza dans son analyse de I'affectivité étant à la fois de

déterminer < les forces des affects ,> (ffictuum vires) et de < comprendre

les propriétés communes des affects et de l'âme de manière à pouvoir

Page 179: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 179/211

ment, les convenances qui sont des vices déguisés, dont I'assouvisse-ment est provisoirement diftêré : mais demeure intact le mécanismepassionnel qui attache obsessionnellement l'âme à la représentation de

certains objets et, par l'intermédiaire de celle-ci, la condamne à laservitude.Le scolie de la proposition 56 et l,explication qui accompagne la

détnition des affects 48 concluent de la même façon : il est inutiled'entrer plus avant dans le détail du déroulement concret de la vieaffective qui, dans tous les cas, quels que soient les prétextes sur les-quels elle se greffe de manière nécessairement accidentelle, et quellesque soient les combinaisons singulières de sentiments qu'elle effectueoccasionnellement, à travers des formations complexes, tellementcomplexes que les mots mânquent même pour les caractériser séparé-ment, suit les mêmes règles générales, observe d'identiques méca-

nismes, qui sont ceux qui ont déjà été reconstituês et analysés : et ainsi< il suftit de les connaître seulement en générar > (easdem in genere tan-tummodo noscere suficit). c'est-à-dire < d'en avoir une définition géné-

. 1. A- cela s'ajoute la considération déveroppée dans le scolie de la proposi-tion 51 : la réserve que s'impose un individu dans certaines circonstances s'intelprètecomme un témoignage de son caractère timoré uniquement lorsqu'elle est filtrée parle regard d'autrui, qui compare ses propres dispositions à celles de I'individu en ques-tion, et ainsi les estime à son point de vue personnel. un tel jugement, qui se déiloiedans un ordre en extériorité, est par définition équivoque et incertain , .i il -"irrri..rtenfermés dans un même cycle passionnel, inéluctablàment asservi aux schèmes de

l'imaginatiol, les protagonistes qu'il associe occasionnellement. Il est donc impossiblede savoir de façon assurée si le fait qu'un individu s'abstient d'accomplir certai'ns actestémoigne de sa force d'esprit ou de l'in{luence exercée sur lui par d'autres affects,

:omm.e le désir de ne pas dilapider ses biens ou un souci des con,Jenances inspiré parla seule crainte de déplaire à autrui, qui sont au contraire des manifestatlons defaiblesse.

3s0 351

déterminer la nature et f importance de la puissance dont dispose l'âme

pour contrôler et brider les affects ,> @fectuum et mentis comrnunes pro-

pietates intelligere ut determinare possimus qualis et quanta sit mentis poten-

tia in moderandis et coercendis ffictibus).

En consêquence l'appendice du de Affectibus, où sont rassemblées

les dêfinitions des principales figures de I'affectivité, se conclut par une

r dêfinition génêrale des affects >> (ffictuum generalis definitio) qui en

dêgage les traits généraux communs, ceux-ci devant une fois pour

toutes valoir pour toutes les formes particulières du dêveloppement de

la vie aftective, ce qui permet de faire l'êconomie de leur analyse au

cas par cas.

Cette définition est ainsi rêdigêe : < L'affect, qui est appelé pas-

sion de l'âme, est une idée confuse par laquelle l'âme affirme une

force d'exister de son co{ps ou d'une quelconque partie de celui-ciplus grande ou moins grande que précédemment, laquelle idée étant

donnée l'âme elle-même est déterminée à penser à telle chose plutôtqu'à telle autre > (ffictus, qui animi pathema dicitur, est confusa idea qua

mens majorem vel minorem sui corytoris uel alicujus ejus partis existendi

vim quam antea afirmat, et qua data ipsa mens ad hoc potius quam ad

illud cogitandum determinatur). Dans I'explication détaillée qui accom-

pagne cette dêûnition, tous les termes de celle-ci, qui ont étê soi-

gneusement pesés, sont repris et justifiés, de manière à faire ressortir

les aspects essentiels de sa signification, et à prévenir les interprêta-

tions erronêes qui pourraient en dêtourner la portée.Le soin que

Spinoza consecre à cette analyse indique I'importance de cet ênoncê

où sont rassemblês les principaux enjeux de son explication de I'aÊ

fectivitê, dont il dêgage les caractères les plus génêraux ; et en même

temps, le souci de clarification qui I'accompagne confirme la diffi-

Introiluction à /lthique : la uie ffictiue

culté de cette explication, qui renouvelle complètement la théma-tique traditionnelle des passions : c'est cette nouveauté qui fait préci-sément obstacle à sa comprêhension.

Ne revenons pas sur le fait que cette définition génêrale concerne< un affect, qui est appelé passion de 1'âme >> (afectus, qui animi pathemadicitur),

Aceidents et uaiations de la uie ffictive

par rapport à ce que nous serions spontanément portés à penser : ce

n'est pas parce qu'elle éprouve des passions que l'âme s'éga.re, en se

soumettânt à des normes êtrangères à sa nature qui en dêrangent lefonctionnement; mais c'est perce qu'elle pense de trâvers, en s'écartant

des règles qui dêterminent son activité propre, qu'elle est placée dans

Page 180: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 180/211

point qui a déjà étê discutél. Cetre resrriction du champ deI'affectivité au déploiement d'affects qui sont des passions s'expliqueparfaitement si on replace cette analyse dans le contexte du raisonne-

ment développé dans la proposition 56, qui, partant de la constatationque la vie affective prend ordinairement une telle forme passionnene,cherche à en comprendre la raison. or ces affects qui sont des passionsne sont en réalité rien d'autre que des idées confuses qui se formentdans l'âme à certaines occasions, ou dans certaines conditions. < Eneffet nous avons montré que l'âme ne pâtit que pour autant qu'elle ades idées inadéquates ou confuses > (nam mentem eatenus tantum patiostenilimus quatenus ideas inadaequatas siue conJusas habet). Et, en repre-nant ce thème déjà évoqué dans la démonstration de la proposition 56en réfêrence à la proposition 17 du de Mente, Spinoza renvoie ici à laproposition 3 dta, de Afectibus, qui est ainsi énoncée : < Les actions de

l'âme prennent leur source dans les seules idées adêquates, alors que lespassions dépendent seulement d'idées inadéquates > (mentis actiones exsolis ideis adaequatis oiuntur; gtassiones autem a solis inadaequatis pendent).Comprenons : lorsque l'âme est active, c'est parce qu'elle forme desidées adéquates, dont elle est elle-même cause adéquate, et pouraucune autre raison; lorsqu'elle est passive, donc en proie à des affectsqui sont des passions, c'est parce que se forment en elle des idées ina-déquates, dont elle n'est pas elle-même cause adêquate, et pour aucuneautre raison. Cette explication, comme il se doit, est causale : non seu-lement elle constate que, lorsque l'âme est en proie à des passions, ellese trouve dans un état de confusion mentale; mais elle démontre que

c'est parce qu'elle se trouve dans un tel état que l'âme est en proie àdes passions. ceci conduit à un complet renversement de perspective

1. Cf ici p. 15.

un état passionnel. Ainsi la passion, ce que nous appelons sentiment,evec toutes les inûnies nuences propres à ce régime psychique, n'estrien d'autre que le résultat d'une certaine manière de penser et d'éla-

borer des idées, le rêsultat d'une certaine forme d'appréhension men-tde de la rêalité, quel que soit le contenu particulier de cette rêditê; et

ce mode de pensée est lui-même inséparable d'un mode de vie déter-miné, dont le caractère distinctif est f inadéquation ou la confusion. Ilreste à présent à comprendre d'où vient cette manière de voir.

Toutefois, avant de passer à cette nouvelle explication, il faut

encore remarquer que la relation causale établie entre les idées inadé-quetes et les états passionnels est exprimée de telle manière qu'elle n'estpas rigidement txée puisqu'elle paraît susceptible d'être moduléeselon des seuils d'intensité croissante. En effet, alors que la proposi-tion 3 du de Afectibzs se contentait d'afirmer que les états passionnels

dépendent ou relèvent de la présence d'idées inadêquates dans l'âme,l'explication qui accompagne la Définition gênêrale des affects

reprend cette thèse de la manière suivante : < L'âme ne pâtit qu'autântqu'elle a des idées inadéquates ou confuses >> (mentem eatenus tantum pati

quatenus ideas inadaequatas sive confusas habet). La construction verbale

edtenus... quatenus..., qui revient assez fréquemment dansl'Ethique, spé-

cialement dans les troisième et quatrième partiesl, est ici renforcêe par

I'emploi de tantum qui en délimite strictement l'impact. C'est doncseulement pour autant que l'âme est occupée par des idées inadéquates

qu'elle est, selon une même proportion, entraînée dans le sens de la

passivité et ainsi passionnellement empoftêe : la thèse selon laquelle les

1. Cf. dans le ile Afectibus, proposition 1, proposition 5, proposition 9, proposi-tion 48, etc. Le même type de relation est exprimé par la formule eo nagis... eo

nagis...

:

-:l

i

t

'*-

T

*#tr&.

Ë

T;

*;

.

a).

3s2353

Introiluction à /Ethique : Ia uie alfectiue

états passionnels s'expliquenr à perrir de la formation d'idées inadé-quetes s'ouvre sur la possibilité d'une mesure de ces états; ceux-ci sontainsi situés à I'intérieur d'une série graduelle de formes ou de niveauxqui se distinguent en termes de plus ou de moins : c'est toute la spécu-lation autour des < forces > (vires) des affects ou des passions, évoquée

Accidents et uaiations de la vie ffictiue

nous-mêmes : percevoir, c'est un état intérieur qui consiste à prendre

connaissance d'un certaine disposition de son propre corps, ou d'unepartie de son colps. Qu'est-ce qu'un affect ? Suivant la définition quien a êtê donnée au début da de Afectibus (dêf.3), c'est I'idée d'une

affection du corps qui correspond à une augmentation ou à une dimi-

Page 181: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 181/211

à la tn du scolie de la proposition 56 du de Afectibus, qui est ainsiengagée; et I'on sait que cette spéculation sera centrale dans la qua-trième partie de I'Ethique. On doit en conclure que la passivité n'est

pes un état absolu, une fois pour toutes exclusif de son contreire, l'ac-tivité : mais elle s'offre à des évaluations qui sont toujours relatives, leprincipe de ces évaluations êtant donné exclusivement du côté de sa

cause, c'est-à-dire en rapport avec la place plus ou moins grande queles idées inadéquates occupent dans l'âme, et non du côté de ses effets.

La production des idées inadéquares a déjà fâir l'objet d'une ana-lyse complète dans le dêveloppement du de Mente qui commence avecla proposition 14. Comme le souligne la référence au second corollairede la proposition 16 de cette parrie de I'Ethique,la Définition gênéraledes affects exploite les résultats de cette analyse. ( Toutes les idées quenous avons des corps indiquent plutôt l'état actuel de

notre corps quela nature du corps extêrieur >> (omnes corpoïum ideae quas habemus magisnosti corpois actualem constitutionem quam corytoris externi naturam indi-cant). Ceci explique le caractère confusionnel des représentations de laÉalttê que nous formons spontanément: sur ce point l'explication quiaccompagne la Définition générale des affects esr la même que celleexposêe dans la démonstration de la proposition 56, en rêfêrence à laproposition 17 du de Mente. Ces idées inadéquates reprêsentent simul-tanément plusieun choses, les corps qui affectent notre corps et notrecorps lui-même en tant qu'il est ainsi affectê, et de cette manière ellesmêlent indistinctement deux sortes d'idées, les idées de ces colps et

celle de notre corps; de telle façon qu'elles < indiquent > (indicant) plu-tôt l'état dans lequel se trouve âctuellement notre coqps qu'elles nenous font connaître la nature des corps extérieurs qui l'affectent; ouplus exactement elles ne nous font connaître cette nature que par I'in-termédiaire d'impressions subjectives qui se rapportent d'abord à

nution de sa puissance d'agir : or cette variation est en rapport avec le

fait que le corps est affecté, soit par lui-même, soit par un corps exté-

rieur. En ce sens l'affect est une perception du type de celles que nous

formons spontanément à propos de la réalitê : et en tent que sa formeest constituée par une idée1, ce que cette idée indique, c'est d'abord et

principalement un êtat momentané de notre colps, qui exprime une

variation par rapport à son état précêdent allant dans le sens de I'aug-

mentation ou de la diminution, et marquant un épanouissement ou

une restriction de sa ( puissence d'exister > (vis existendi). Tow nos

affects se rapportent d'abord à nous-mêmes, et les idées de choses qui

se forment à leur occasion expriment seulement les variations de notre

puissance d'être et d'agir, en tant que celle-ci se réfère à I'existence

actuelle de notre co{ps ou d'une partie quelconque de celui-ci. Ce que

cette analyse met en évidence, c'est donc le caractère essentiellement

subjectif de I'affect qui, comme le font toutes les idées confuses,indique ou exprime un certein état de nous-mêmes en rupture avec un

êtat prêcêdent, avent de reprêsenter la réalité extêrieure, et ainsi n'ap-préhende cette rêalité qu'à travers le prisme des variations de la puis-

sance d'exister de notre co{ps : c'est précisément en ceci qu'il est une

idée confuse.

1. La formule < I'idée qui constitue la forme de I'affect > (iilea quae afectusformam

constituit) est intéressante, mais difticile à interpréter. En soulignant le fait que I'affecta la forme d'une idée, elle laisse entendre que cette idée n'est pas le tout de I'afect, qui

doit comporter aussi une matière ou un contenu à informer. Qu'est-ce qui donnematière à I'affect, indépendamment de I'idée qui constitue sa forme ? C'est le retentis-sement mental de la variation de la puissance d'exister, soit une idée qui se tient en

deçà du seuil représentati{ et nécessite la mise en forme que lui apporte une autre idée

pour devenir consciente. Au niveau micro-psychique qui est le sien, l'affect serait déjà

l'idée d'une idée.

ë;

:Ë:

.'l

ô

354 35s

Introduction à /Ethique : la yie ffictive

Mais cette subjectivité de l'affect, qui correspond au âit qu,il serapporte à nous avant de se fixer sur des choses extérieures, est d,untype tout à fait particulier : on pourrait presque parler à son proposd'une subjectivité sans sujet; entendons qu'elle est privée du supportfixe d'un sujet, parce qu'il s'agit d'une subjectivité flottante enrraînée

Aceidents et uaiations de Ia uie afective

Ce caractère hallucinatoire de I'affect correspond au fait qu'il est subi

passivement : il ne âit que reflêter provisoirement un changement de

i'ét"t -o-.ntané de noffe corps, et c'est tout. Peut-on dire nêanmoins

que la passivité dont il relève est une passivitê pure, exempte de toute

réfêrence à un élément actif? Non, car, explique Spinoza, < I'idée quiquelque chose qui

Page 182: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 182/211

dans un sens ou dans l'autre au gré d'impressions fluctuantes dont ellene maîtrise pas la succession. Les variations de la puissance d'exister ducotps et les idées de ces variations auxquelles l'âme réagit affective-

ment, sont ressenties par elle de manière hallucinatoire, sans interven-tion, sinon après coup, de la conscience ni afortioi du jugement. C'estdans cet esprit que Spinoza fait remarquer : < Lorsque je parle d'unepuissance d'exister plus grande ou moins grande qu,auparavant, je necomprends pas par là que l'âme compare l'état présent du coqps à ses

états antérieas >> (cum dico, majorem uel minorem existendi vim quamantea, me non intelligere quod mens praesenteffi corpois constitutionem cumpraeteita comparat). En effet, pour qu'une telle comparaison puisse s'ef-fectuer, il âudrait que l'âme soit capable de prendre un certain reculpâr rapport au coqps, et qu'elle le considère de I'extérieur, comme s'ils'agissait d'un autre colps, et non de ( son D coqps, c'est-à-dire du corpsde l'edstence actuelle duquel elle est I'idêe; or c'est en l,absence com-plète d'une connaissance de son objet qu'elle est idée du co1ps, et cecien suivant tous les aléas de son existence, c'est-à-dire toutes les varia-tions auxquelles celle-ci est exposêe, variations qui vont dans le sens del'épanouissement ou de la restriction, de l'augmentation ou de la dimi-nution. Pas plus que l'affect ne me fait connaître la nature des corpspar lesquels mon co{ps est affecté, il ne me fait non plus connaître ranature de mon corps, sinon par I'intermédiaire de l'affection momen-tanée dont celui-ci fait I'objet, affection qu'il se contente d'enregistreren n'en retenent que ce seul aspect qu'elle va dans le sens de I'augmen-

tation ou de la diminution de la puissance d'exister du coqps : ce quel'affect fait connaître, ce n'est pas le coqps mais l'état dans lequel il se

trouve momentanément, en rapport evec cette alternative entre unmouvement allant dans le sens d'une exaltation et un mouvementallant dans le sens d'une restriction.

constitue la forme de l'affect affirme au sujet du corps

de fait enveloppe plus ou moins de rêalitê qu'auparavant > (idea quae

afectusformam constituit, atiquid de corpore affirmat quod plus minusve reali-

tatis revera inuolvit quam antea). Deux terrnes sont pafticulièrementimportants dens cette phrase. Revera, que nous traduisons par < de fait >,

indique le carectère objectifde la réaction affective qui épouse automati-

q.r.À.rrt les variations de la puissance d'exister du corps, qu'elle se

Ànt.rrt. d'enregistrer au fur et à mesure qu'elles se produisent ; elle tire

de l'instantanéitê de ces changements d'état son caractère paradoxale-

ment subjecti{, au sens de ce que nous evons appelê une subjectivitê sans

sujet, entièrement manipulêe par des événements extérieurs. Mais

simultanément l'emploi du verbe afirmare, < affirmer D, montre que

I'idêe qui constitue la forme de l'affect, en même temps qu'elle reflète

passivement un état du corps, communiqué à celui-ci par d'autres corps

avec lesquels il est en contect, exprime de manière positive, donc active,I'existence du corps, même si c'est de manière essentiellement biaisée et

confuse, puisque cette afiirmation dépend alors d'une occasion exté-

rieure, en rapport avec les conditions circonstancielles d'une actualité.

En dépit de cette confusion, i| reste que I'existence du corps à laquelle

I'affecl renvoie en demière instance n'offre pas aux variations qui lui

sont communiquêes un support neutre et purement passif : mais elle est

le siège d'une afiirmation active dont I'affect constitue l'expression; on

peut;ême dire que c'est sous ce point de vue, en tant qu'i1 afûrme

I'existence du corps à traven les variations subies par celui-ci, variations

mesurées par l'affect dans lesens du plus et du moins, de I'augmentation

ou de la diminution de la puissance d'exister, que I'affect est expressif' La

confusion de I'affect, qui s'explique par le âit qu'il est une idée confuse,

est ainsi redoublêe parla situation intermêdiaire qu'il occupe entre I'acti-

vitê et la passivitê.

356 357

Intrciluction à /tthique : Ia uie afective

L'affirmation de I'existence du corps impliquée par I'affect est l,es-sence même de l'âme : elle doit se retrouver dans chacune de ses mani-festations. or ces manifestations, qui correspondent toutes à des étatsactuels du corps, prennent nécessairement la forme de passages, allantdans le sens d'une augmentation ou d'une diminution de la puissanced'exister du coqps, et qui constituent les difiêrentielles

Accidents et vaiations de la uie ffietiue

nence la puissance de penser de l'âme en colnmuniquant à tout notre

régime mental une dimension de variabilité momentanée, qui I'en-

traîne tantôt dans un sens tentôt dans I'autre : les idées, en tant qu'elles

donnent forme à des affects, sont emportées dans un mouvement ina-

chevable de réêvaluation, qui fait qu'elles expriment la puissance de

en raPport uniquement avec ces critères de

Page 183: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 183/211

de la dyna-mique selon laquelle varie cette puissance; ou du moins c'est ainsi quecette veriation est affectivement ressentie : l'âme affirme I'existence ducorps

en épousant les fluctuations de sa puissance d'edster et d'agir, eten passant elle-même à des états de plus ou moins grande perfection,mesurés comme tels. La vie affective de l'âme consiste entièrementdans ces mouvements expansifr ou dépressi{i sous I'effet desquels ellese sent altemativement bien ou mal, au sens non d'un jugement quiimpliquerait un minimum de connaissance de sa propre nature et decelle de I'objet dont elle est idée, mais de pures émotions exprimantdirectement ces changements d'état tels qu'ils se présentent momenta-nément à elle en elle. c'est à travers ces élans émotionnels que l'âmeaffirme, toujours en situation, I'existence du corps et ainsi effectue sapropre essence.

Entre les variations de la < puissance d'agir > (potentia agendi) otr< force d'exister > (vis existendi) ùt corps et celles de la < puissance depenser >> (potentia cogitandi) de l'âme il y a donc concordance absolue,sans possibilité d'êcart ou de jeu. Il n'y a pas d'affect qui ne corres-ponde à un changement d'état du corps, ni de changement d'êtat ducolps qui ne s'exprime à travers un affect, ces changements étant dansles deux cas êvalués identiquement coûrme des augmentations ou desdiminutions de la puissance d'agir ou de penser. Les affects sont lesidées de l'âme par lesquels l'âme affirme l'existence du corps en termesde plus ou de moinsl. L'affectivité est ainsi ce qui déstabilise en penna-

1. Dans la démonstration de la proposition 9 du de seruitute, Spinoza résumeainsi la Défnition générale de affects : < I'affect est I'imagination Jn tant qu'elletldq": un état du corps t (afectus est imaginatio quatenus corqtiris constitutionem iiilicat).cette formule est reprise dans la démonstration de la propoiition 34 du de Libeftate.

penser propre à l'âme1'"rrgm*t"iion et de la diminution, conformément aux conditions

imposées à I'existence actuelle du corps. Ainsi l'affect n'est rien d'autre

q.r. I'idé. d'une affection du corpsl : cette idée signale ouindique un

é1at du colps et, à travers celui-ci affirme I'existence actuelle du coqps

en tânt que cette existence est affectée d'un coefficient de variation

apprêhenàê dans I'instant où s'opère chaque changement d'état du

corps. Nous retrouvons ici la conception qui, dès le début dt de Afec-

tibis, av?Irt êté exposée dans la définition de I'affect : < Par affect je

comprends les affections du corps par lesquelles la puissance d'agir de

"".oqp, est augmentêe ou diminuée, aidêe ou empêchêe, et simultané-

ment Ès idées de ces affecrions r> (yter afectum intelligo corpois afectiones

quibus ipsius corpois agendi potentia augetur vel minuitur, iuvatut uel coer-

ietur, elsimul harum ffictionum ideas). C'est cette comPlète simultanéité

entre les affections du corps et les idées de ces affections telles qu'ellesse forment automatiquement dans l'âme, en rapport âvec exactement

les mêmes critères d'évaluation en plus et en moins, qui constitue le

fond de tout ce qu'on a coutume d'appeler affectivité. on pourrait

dire que I'affectivité est comme un appareil enregistreur d'une

e*trême sensibilitê sur le cadran duquel une unique aiguille vacille

incessamment vers le plus ou vers le moins, vers la gauche ou vers la

droite, de manière à indiquer les sautes d'intensitê de la puissance

d'agir du corps, suivant les aléas de ses rencontres avec les autres coqps'

et àrrélativement les variations de la puissance de penser de l'âme.

En tant que phénomène mental, l'affectivité mesure des change-

1. C'est cette idée qui est retenue lon des reprises ultérieures de cette Déûnition

générale de affects : f, ry, proposition 7 et corollaire, proposition 8, proposi-

tion 9, etc.

ii:ij,t{'

l

358 359

Introiluction à /Ethique : la uie ffictive

ments d'état de la puissance de penser de l'âme, en marquent préféren-tiellement certains de ces états de manière positive, p"r.. q.i'il, ',rorrtdans le sens de I'augmentation de cette puissance, et les autres demanière négative, parce qu'ils vont au contraire dans le sens de sadiminution. Mais qu'exprime au juste cette êvaluation préférentielle ?Absolument pas un jugement effectuê en connaissance de cause

Aecidents et variations de Ia vie afectiue

vie prend alors la forme d'un flux affectif soumis à une unique norrnede variation qui I'entraîne dans le sens du plus ou du moins, exâcte-ment comme sont aussi mesurées les variations de la puissance d'agirdu corps. C'est du point de vue de cette dynamique corrmune à l'âmeet eu corps que toute I'affectivité est faite, sur le fond, de plaisir et de

Page 184: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 184/211

etpouvant être confronté à des critères objectifs permettent de le validerou de I'invalider. Mais seulement le fait que ceme idée a elle-mêmepour objet un certain

état de la puissance d'exister du corps par lequelcette puissance est affectêe dans le sens du plus ou du moins : < Lasupériorité des idées et la puissance actuelle de penser est esrimée enfonction de la supériorité de I'objet >> (idearum Ttraestantia et actualis cogi-tandi potentia ex objecti praestantia aestimatur). Àppréhendée sur le plande ses manifestations circonstancielles, qui définissent son actualité, lapuissance de penser de l'âme est soumise à un principe d'évaluationqui constitue la loi de son objet et qu'elle subit - on pourrait direqu'elle y est parfaitement ( sensible ,, -, à I'identique. Toute augmen-tation de la puissance du côté de l'objet, c'est-à-dire le coqps, se ùaduitinstantanément par une augmentation êquivarente du côté de I'idée de

l'objet, c'est-à-dire l'âme, et de même en sens inverse les diminutionsse répercutent à I'identique de part et d'autre de cette relation. Et ainsiil est exclu que le corps s'épanouisse au détriment de l'âme ou l'âme audétriment du corps, mais c'est ensemble et d'un même mouvementque I'un et I'autre vont dans l'un ou I'autre sens. L'affectivité exprimeainsi I'inséparabilité de l'âme et du corps : elle correspond à l,aspect dela vie de l'âme par lequel cele-ci est le plus étroiteme.rt aisociée,imbriquée, à la vie du corps, dont elle ne se détache à aucun mornenr.Si l'âme, à travers ses affects, est dite < afiirmer > I'existence actuelle ducorps, c'est prêcisément au sens de cet attachement qui prend uneforme exclusive : elle affirme I'existence actuelle ar, .oqpr,

et riend'autre, c'est-à-dire qu'elle ne peut affirmer quoi que ce soit d,autrequi ne se rapporte à cette existence ectuelle du coqps.

La Définition génêrale des affects présente donc ra vie de l'âme enla ramenant aux conditions qui définissent une pure < actualité D : cette

peine, ou, comme dit Spinoza, de < joie > (laetitia) et de < tristesse >

(istitia). Etre en proie à des sentiments c'est donc d'abord pour l'âmepasser d'un état à un eutre, au sens d'une flucflration ininterrompue

dont les manifestations diverses rentrent automatiquement sous lanonne d'évaluation de la restriction ou de l'épanouissement, en rap-port avec cette simple alternative du plus et du moins : c'est se sentirbien ou mal, au sens où est éprouvée une amélioration ou une dégra-dation de l'état mental apprêcié en terynes de puissance, ce qui exclutque ce bien ou ce mal puissent eux-mêmes être afiirmés de manièreabsolue indêpendamment I'un de l'autre. La question sera abordéedans la suite de l'Ethique de savoir s'il esr possible de stabiliser cerégime psychique, en libêrant I'affectivitê de cette altemative et enI'orientant définitivement dans le sens de I'expansion et de la crois-sance : pour cela il faudra déterminer les moyens par lesquels l'âme,sans cesser d'être idée du coqps, peut s'engager dans d'autres formesd'activité que celle qui consiste à afiirmer au coup pâr coup I'existenceactuelle du corps, et qui définit les conditions dans lesquelles elle esrpassive et non active.

Toutefois le âit d'éprouver des plaisirs et des peines ne représentequ'une face de I'affectivité, sa face contemplative pourrait-on dire.Car I'affectivité comporte aussi une autre face qui, elle, est plus direc-tement pratique, sinon à proprement parler active. Cette autre face estcaractérisée dans la seconde partie de la Déûnition génêrale des affects,qui fait I'objet de ce commentaire très bref : < A cela j'ai ajouté :

laquelle idêe étant donnêe l'âme elle-même esr déterminêe à penser àtelle chose plutôt qu'à telle autre, de façon à exprimer aussi, outre laneture de lajoie et de la trisresse expliquée dans la première partie dela déûnition, la nature du désir > (addidi denique, et qua data ipsa mens adhoc potius quam ad aliud cogitandum determinatur, ut praeter laetitiae et tris-

I360

361

Introduction à /Tthique : la uie afective

titiae naturam quam pima definitionis pars explicat cupiditatis etiam naturam

exprimerem). En même temps que l'affectivité < indique > I'existence

actuelle du corps, considérée dans tel ou tel de ses états, elle contribue

à impulser des comportements, qui prennent d'abord la forme d'élans

sentimentaux antérieurs à toute réflexion et privilêgiant, en dehors dejugement, prêférence à

Aæidents et uariations de Ia uie ffictive

7 IDISPARITE DES EXPERIENCESAFFECTIVES INDIVIDUELLESfttroposition 57 et son scolie)

Page 185: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 185/211

I'intervention d'une instence de telles idées de

d'autres. Ces schèmes comportementaux sont proprement des inclina-tions, qui, par des choix antérieurs à toute dêcision consciemment

délibérée, amorcent certaines orientations, engâgent mentalement desconduites qui s'imposent ainsi corilne souhaitables ou dêsirables.

Cette forme de I'affectivité n'est évidemment pas indépendante de la

précédente : si le désir anticipe sur les mouvements du plaisir, qu'ilrecherche, et de la peine, qu'il êvite, c'est seulement en apparence. Car

en désirant telle ou telle chose, en marquant sa préférence pour tel ou

tel type de choses, et en âvorisant la formation des idées attachées à

ces choses, l'âme ne prend aucune distance par repport à l'existence

actuelle du corps à laquelle elle demeure au contraire êtroitementattachée.

Désir, joie et tristesse : ces trois figures complémentaires corres-

pondent aux formes proprement primaires de I'affectivitê, selon laformule utilisée par Spinoza dans le scolie de la proposition 7I du de

Afectibus (. affect primaire >, ffictus primarius). Ce sont ces formes

primaires qui sont corrêlées entre elles dans la Définition gênérde des

affects, de manière à expliquer sur quelles bases se développe toute la

vie affective de l'âme, dans laquelle se retrouveront toujours et par-

tout, quoique sous des figures plus complexes, ces affects êlémentaires

à travers lesquels l'âme afiirme I'existence actuelle du coqps.

De ce raisonnement complexe, dont toutes les formulations ont

été soigneusement pesêes, se dégage donc cette leçon simple : les

affects, dans leurs formes les plus complexes, s'expliquent à partir desmécanismes de l'affectivitê primaire, qu'ils modulent indéfiniment en

exploitant les schèmes hallucinatoires fournis par I'imagination, sans

transformer leur nature sur le fond.

Le développement consacré aux accidents et aux variations de la

vie affeccive s'achève sur un énoncé qui, une fois exposés dans leurgénêralité les mécanismes fondamentaux auxquels la vie affective est

dans son ensemble soumise, âit ressortir, sur les bases ainsi définies, lasingularité des situations alfectives concrètes, en tant qu'elles sontéprouvées rêellement par tel ou tel individu, dans les conditions spéci-ûques ûxées par sa narure ou essence propre d'individu. Cette thèse est

présentée de la façon suivante : < Pour chaque individu, un affect quel-conque présente une disparité par rapport à celui qu'êprouve un autreindividu dans la même mesure où l'essence de I'un diffère de I'essence

de I'autre > (quilibet uniuscujusque individui afectus ab ffictu alterius tan-tum discrepat quantum essentia unius ab essentia alteius dff rt).

L'idée générale qui se dêgage de cet ênoncé est aisément identi-fiable : elle consiste à affirmer que les sentiments, une fois caractériséeleur forme générale et une fois dêduites de cette forme leun espèces

déterminées, ainsi que cele a êtê fait dans la suite des propositions pré-cédentes da de Afectiûas, doivent encore, sur le plan de I'expériencevécue, se distinguer par les conditions de leur adaptation aux situationsqui déterminent singulièrement des modes d'existence individuels, detelle manière qu'un affect ou un complexe affectif n'est jamais ressentide manière exectement identique par chacun, en raison du caractèreirremplaçable des positions existentielles ou vitales qui dêfinissent le

point de vue propre à chaque individu, positions qui ne sontjamais

tout à fait réductibles à des conditions générales. La vanêtê des dispo-sitions affectives s'explique donc aussi par cette diftêrence des carac-tères et des situations particulières, qui projette ses subtiles nuances surla réalité du monde passionnel auquel elle impose ainsi un nouveau

ss

f;l

I,r.

la.

,+

I

rrl

t:

362 363

Introduction à lEthique : la uie afectiue

principe de divenification : et celui-ci paraît en disperser les manifes-tations à I'infini. Il s'agit bien sûr d'une apparence, et c'est la leçonessentielle qui se dégage de cette proposition 57 : c'est seulement pourautant que I'essence d'un individu diftère de celle d'un autre que, à

conditions égales par aillsun, l'affect éprouvé par I'un ou per I'autresubit une moditcation proportionnelle, susceptible d'être exactement

Accidents et uaiations de la vie afective

individu est sujet à variation et inconstant > (homines natura discrepare

possunt quatenus ffictibus qui passiones sunt conflictantur, et eatenus etiam

unus idemque homo varius est et inconstans) : cet énoncé, qui exploite les

enseignements des propositions 51 et 56 du de AfectiÛts, tourne eutourde I'idée, exposêe au début de sa démonstration, que < la neture ou

#t*fi'

#*Fs

Page 186: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 186/211

mesurêe, la règle de production de I'affect, qui dêpend des conditionsgénérales déjà déterminées, restant pour I'essentiel inchangée. Le but

que pounuit Spinoza en formulant cette thèse semble donc clair : ils'agit de relativiser le principe de divenification empirique des affects,

en montrant que ce principe n'intervient que dans le contexte déjà fixépar I'analyse théorique du système de I'affectivitê, dont il ne remetnullement en question l'êconomie d'ensemble en la mesurant à unprincipe de diftérence des natures individuelles qui permet d'en sêrier

les manifestations.Pourtant l'ênoncé de la proposition 57 ne se réduit pas à l'exposé

de cette thèse gênêrale, qui paraît refermer sur lui-même le système de

I'affectivité en le ramenant eux règles communes de son fonctionne-ment. En effet les distorsions induites par la prise en considération des

situations individuelles concrètes ne sont pas entièrement résorbées parcette explication, qui contribue au contraire à les mettre en valeur,voire même à les exacerber. Ceci est souligné en particulier par lamanière dont intervient dans la rêdaction de cet ênoncé le verbe discre-

pare, qu'e nous evons traduit par < être en disparité ), pour le distinguerdu verbe dffire, < diftrer D, evec lequel il est mis en parallèIel.

Ce verbe discreparc sera à nouveau utilisé par Spinoza dans l'énoncéde la proposition 33 ds de Seruitute, seton lequel < les individus peu-vent discorder entre eux en nature dans la mesure où ils sont rffligês

d'affects qui sont des passions, et dans cette mesure un seul et même

1. La traduction Appuhn, qui rend ilisuepare et ilifere par le même terme < difté-rer r, effaçant ainsi I'effet de décalage certainement voulu par Spinoza, que les répéti-tions de termes ne rebutent pâs per ailleun, est âutive sur ce point. Discrepare, c'estlittéralement ( présenter une disparité > ou < discorder >.

essence des affects ne peut être expliquée par notre seule nature ouessence, mais doit être détnie par le puissance, c'est-à-dire par la

nature des causes extérieures mise en comparaison avec la nôtre >

(ffictuum natura seu essentia non potest per solam nostraTtt essentiam seunaturam explicari, sed potentia hoc est natura causarum extemaruffi cutn nos-

tra comparata definiri debet). Autrement dit, la production des affects

s'effectue toujours dans les conditions d'un conflit rêel de forces résul-

tant de la confrontation entre la puissance propre de l'individu quiêprouve I'affect et celle des causes ou objets extérieurs, êventuellernentd'autres individus, auxquels est rattachée la production de I'affect : et

c'est ce qui fait de I'affectivité un facteur potentiel d'aliénation pourI'individu, qui est menacê d'être dépossêdê de sa propre puissance par< les forces des affects >> (affectuum vires). Or c'est prêcisément ce quiexplique que les individus, en raison de leurs affects, non seulement

peuvent < discorder > (discrepare) entre eux, mais même sont aussi

amenés à discorder d'avec eux-mêmes, en étant entraînés à la variationet à I'inconstance parce que leurs états affectifs s'accompagnent defluc-tuatio animi.

C'est dans ce même sens que, en situation, le scolie de la proposi-tion 34 dt de Seruitufe utilise à nouveau le verbe discrepare, pour rendre

compte de la haine qui oppose entre eux deux individus, Pierre et

Paul, du fait qu'ils poursuivent de leur amour une même tierce per-sonne, suivant le scénario examiné dans la proposition 31' du de Afec-tibusl : il apparaît à partir de I'examen de ce cas que < les causes de la

haine dépendent de cela seul que les individus présentent une disparité

en nature, et non de ce par quoi ils conviennent > (odii causas ab hoc

1. Cf. ici p. 246 et sq.

Ëi ,!.

364 365

Introiluction à /Tthique : la vie ffictiue

solo pendere quod homines natura discrepant et non ab eo in quo conueniunt).Le âit que des individus < discordent ), ou ( présentent une disparité >,

à la fois entre eux et aussi par râpport à eux-mêmes, n'est donc en rienneutralisé par le fait que cette discordance ou disparité est expliquée àpartir de la diftrence qui distingue leurs essences : en effet, leursessences difiérant entre elles par une série continue

Accidents et taiations de la uie ffictive

dêmonstration de la proposition 51, selon laquelle < divers individuspeuvent être affectés pâr un un seul et même objet de diverses

manières et un seul et même individu peut être en divers temps affecté

de diverses manières per un seul et même objet > (diversi homines ab

uno eodemque objecto diversimode afici possunt et unus idemque homo ab uno

Page 187: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 187/211

ëi'jli

de degrés, cette dif-fêrence en vient, du fait des circonstances, à prendre la forme d'unedisparité ou d'une discordance, c'est-à-dire d'une rupture ( en nature )

(natura), qui installe les individus concemés dans une position d'aÊfrontement, où ils deviennent ennemis les uns des autres, et du mêmecoup aussi, leurs propres ennemis pour eux-mêmes. Dans la penpec-tive ouverte par un tel raisonnement, on est conduit à supposer que< discorder en nerure > (natura discrepare), selon la logique de rupturequi commande les situations d'affrontement et de crise, et < difiérer ennature > (natura dffire), selon la logique continuiste qui permet demesurer des écarts en les présentant comme les degrés successifi d'unesérie graduelle, sont des expressions qui renvoient à des significationsdistinctes, sinon définitivement inconciliables.

Revenons à prêsent à la démonstration de la proposition 57, etesseyons de comprendre en quoi elle est êclairée par les remarques quiviennent d'être présentées. Cette démonstration, telle que Spinoza laprésente, emprunte une première voie, consistant à la déduire directe-ment de l'axiome 1 qui, dans le développement du de Mente intercaléentre le proposition 13 et la proposition 14, suit le lemme 3 : < Toutesles manières dont un certain corps est effectê par un autre coqps sui-vent de la nature du corps affecté et en même temps de la nature ducorps affectant, de telle manière qu'un seul et même coqps soit mûdivenement selon la divenité de nature des corps qui le meuvent, etinvenement que divers corps soient divenement mus par un seul et

même corps ) (omnes modi quibus corpus aliquod ab alio affcitur cory)ore exnatura corytois afecti et simul ex natura corporis aficientis sequuntur, ita utunum idemque corpus diversimode moueatur pro diuersitate naturae cory)orum

moventium, et contra ut diuersa corpora ab uno eodemque cory)ore diversimodemoveantur). Or cet axiome vient précisément d'être utilisé dans la

eodemque objecto ytotest diversis temporibus diversimode ofrti)t, d'où il se

conclut que, ( à cause égale > (pari causa),les sentiments les plus divers

peuvent se former, non seulement chez des individus distincts, mais,

successivement du moins, chez une seule et même personne. L'instabi-lité de notre constitution mentale est donc expliquée par la complexitéde notre organisation corporelle, qui la rend < sensible > à des diffé-rences insignifiantes auxquelles elle rêagit de manière apparemment

disproportionnée par rapport à leur impact réel, de telle manière que

ce qui se présentait au dêpart corrune une simple difiêrence, mesurable

en termes de degrês, se traduit chez les individus par des effets de rup-ture, de disparité ou de discordance pouvant donner lieu rêellement à

des conflits. C'est ainsi que les formes violentes que prennent fré-quemment les relations entre les êtres naturels s'expliquent par d'in-fimes difiêrences, d'où dêcoulent des conséquences qui paraissent

démesurées par rapport à leur importance objective : il suffit qu'unpoisson soit un tout petit peu plus gros, un tout petit peu plus fortqu'un autre, pour qu'il le mange, c'est-à-dire pour qu'il le dêtruise,

produisant ainsi un changement radical de sa nature ayant pour sup-

port une nuance qui pourrait par ailleun paraître sans consêquence.

Ici, pourrait-on dire, la quantité se transforme, violemment, en qua-

litê. La voie démonstrative ainsi empruntêe est donc celle d'une expli-cation mécanique, qui permet de ramener des ruptures qualitatives à

des diftérences quantitatives.Toutefois, après avoir évoqué schématiquement la possibilité de

cette démonstration, Spinoza indique aussitôt qu'ilva s'engager dans

une autre voie - on peut la caractériser comrne dynamique -, qui

li

L:

i)

366

1. Cf. ici p. 314 et sq

367

Introduction à /€thique : la uie affectiue

permet de déduire le phênomène des discordances individuenes < àpartir des définitions des rrois affects primitiG > (ex trium primitivorumffictuum definitionibu) : ces trois affecrs primitifs sont la joie, la tris-tesse et le désir, figures primaires de l'affectivité telles qu'elles ont étécaractérisêes avant que ne soit prise en considération la fixation de I'aÊfectivité sur des choses extêrieures,

Aecidents et uaiations de la uie ffictive

comme telle, la disparitê entre les désirs des individus doit avoir sa

base dans la distinction de leurs natures, dont elle donne en quelque

sorte la traduction en terrnes d'affectivité et de sentiment. Et en consé-

quence la joie et la tristesse dont un individu est affecté, qui se mani-

festent sur la base du désir d'être, et d'être ce qu'il est autant qu'il le

peut dont il est fondamentalement animê, ne peuvent elles-mêmes dis-

Page 188: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 188/211

avec la constitution de ce que nousavons appelé la relation d'objet. or le raisonnement suivi ici par Spi-noza fait apparaître que, parmi ces trois figures primaires de I'affecti-

vité, il y a en a une qui, en demière instance, est elle-même plus pri-mitive que les autres, et constitue ainsi la couche fondamentale de toutle système de l'affectivité, sans doute parce qu'elle se tient au plus prèsde ce qui constitue sa source, au sens énergétique et dynamique : c'est< le désir ou appétit > (cupiditas sive appetitusl, qui en quelque sorteadhère le plus étroitement à la nature ou essence de I'individu animépar ces élans affecti6 primaires qui constituent I'expression directe decette neture ou essence incamêe dans l'impulsion originaire du conatus;alors que < la joie et la tristesse sont ce désir même ou appétit pourautant qu'il est augmenté ou diminuê, aidé ou bridé par l'interventionde causes extérieures >> (laetitia et tistitia est i2tsa cupiditas seu appetitus

quatenus a causis extemis augetur vel minuitur, juvatur vel coercetur)'. orqu'est-ce qui explique que ( le dêsir d'un quelconque individu pré-sente une disparité par rapport au désir d'un autre > (uniuscujusque indi-vidui cupiditas a cupiditate alterius discrepat) ? Le désir, chez un individu,n'étant autre que la manifestation originaire de sa nature propre d'in-dividu, à travers laquelle cette nature s'affirme immédiatement

1. Si la joie et la tristesse restent de I'ordre des affects primaires, c'est donc parceque_ces afects correspondent à des états intérieun, qu'ils appréhendent tels qurs seproduisent, suite à I'intervention de causes extérieures, mais ians prendre en .ompt. la

nature- de ces causes à partir desquelles ils ont été produits , .. -nt en quelque sortedes effets mentaux pun, complètement détachés dtleur contexte et appréhenàé, po.r.eux-mêmes, donc mesurés en termes d'augmentation ou de diminuùon de la puis-sance d'être et d'agir; en ce sens ils s'appuient sur la manifestation originaire de cettepuissance, telle que celle-ci est effectuée par le désir, dont ils sont directement desexpressions.

corder par rapport à la joie et à la tristesse dont un autre individu est

< à cause êgd. n fttari causa) affectê, qu'en raison de la même distinc-

tion entre les natures de I'un et de l'autre, qui répercutent I'impact desoccasions et des circonstences en en décalant les eflets.

Cette explication de la disparitê entre les manifestations indivi-duelles de l'affectivité est dynamique parce qu'elle fait intervenir la

considêration de la puissance, qui est en elle-même irrêductible à la

prise en compte de simples difïérences, graduées à I'intérieur d'uneunique série continue. Caractériser une position individuelle en termes

de puissance, c'est la prêsenter co[rme une essence singulière, pouvantêtre pensée à partir de sa détermination intrinsèque qui définit absolu-

ment, ( en soi > (in se), sa nature, indêpendamment de la relation

extrinsèque qui permet de la mesurer abstraitement à d'autres dans le

contexte d'une sêrie où les difiêrences qui passent entre elles sont rela-tivisêes. Par là même on fait apparaître une essentielle incommensura-

bilitê entre les sentiments, désirs, joies et tristesses des uns et des autres,

en tant que ces sentiments se rapportent à la nature proPre de chacun,

considérêe dans la spêcificitê de ses caractères originaux.C'est sur cet aspect qu'insiste le scolie de la proposition 57, où est

analysêe la singularité que présentent les sentiments, c'est-à-dire les

rêactions affectives des individus, rapportés aux essences ou natures

individuelles dont ils constituent les expressions. Ce scolie prend en

considêration d'une part la diflêrence génêrique qui, sur le plan des

sentiments, distingue I'homme de l'animal, et d'autre panla difÏérence

individuelle qui, à I'intérieur de I'espèce humaine, passe entre les plai-

sirs de f ivrogne et ceux du philosophe. Qu'est-ce qui, dans ces deux

cas, perïnet d'expliquer la disparitê des dispositions affectives? Et jus-qu'à quel point ces deux cas relèvent-ils d'une même explication ?

I

l*

368 369

Introiluetion à /€thique : la uie ffictiue

En ce qui conceme l'homme et I'animal, Spinoza insiste d'abordsur le fait que leur existence suppose identiquement le développementde I'affectivité : ainsi, en affirmant que < après avoir pris connaissance

de l'origine de l'âme, nous ne pouvons aucunement douter que les

bêtes soient dotêes d'une sensibittê > ftruta sentire nequaquam dubitare

possurnus postquam mentis novimus originem), il ôte toute crédibilité à

Aæidents et uariations de Ia uie afectiue

natura humana difeû : et I'on remarquere que, dans cette formule,

I'expression ( exactement eutant >> (tantum quantum) met en rapport

deux formes de distinction qui sont identiquement exprimêes par le

terme ( difiêrer > (dffire), sans qu'il y ait lieu ici de rompre ou de

décaler cette symétrie en introduisant la nuance qui passe entre les

deux verbes < difiêrer > (differe) et < discorder > (dkcrepare)' Ceci signi-

Page 189: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 189/211

l'hypothèse cartésienne des animaux machines, et à la rupture radicale

que celle-ci instaure entre humanité et animalité. Bien que les animaux

< soient dits privés de raison > (irrationalia dicuntur), ils n'en doivent pasmoins disposer d'une constitution mentale qui reflète à I'identique leurconstitution corporelle, exactement conune c'est le cas pour n'importequel individu humain : il n'y a donc aucune raison valable pour refu-ser aux animaux la capa'citê d'exprimer par des affects les variations de

leur puissance d'agir, puisqu'ils sont dotés, corrme toutes les choses en

général, et plus particulièrement en tant qu'ils sont des vivants, d'unconatus, donc d'une puissance vitale dont les manifestations psychiques

sont précisêment des affects, ceux-ci prenant d'emblée la forme d'ap-pétits ou de dêsirs, dejoies et de tristessesl.

Qu'est-ce qui distingue alors, sur ce plan de l'affectivité qui leur est

commun, I'homme de l'animal ? Rien d'autre que leurs netures ouessences, mesurées par le degré de complexité de leurs organisations

simultanément corporelles et mentales. De ce point de vue, il faut direque < les affects des animaux difGrent des affects des homrnes exacte-

ment autant que leur nature diflère de la nature humaine >> (ffictusanimalium ab ffictus hominum tantuffi dffirunt quantum eorum fldtura a

1. Spinoza reviendra sur ce point à la fin du premier scolie de la proposition 37ds de Seruitute : < Et pourtant je ne nie pas que les bêtes soient dotées de sensibilité >

(nec tamen nego bruta sentire). Mais il refuse d'en conclure que les hommes, pour cette

raison, dewaient s'abstenir d'exercer le droit qu'ils ont d'utiliser les animaux au grê deleun propres besoins : aussi bien < ceux-ci ne conviennent pas en nature âvec nous et

leun affects sont divergents par rapport aux affects humains > (quaniloquiilem nobiscum

naturd flon conveniunt, et eorutn ffictus ab afectibus humanis sunt naturu iliuersi).lci s'ap-plique à plein la logique diftérentielle, sur laquelle se fonde le droit naturel, qui veutque les plus gros poissons dévorent les plus petits.

fie que, si I'on prend en considération des genres ou des espèces

comme l'humanité et l'animalitê, et, dans celle-ci, les insectes, les pois-

sons, les oiseaux, etc., on a affaire à des difiêrences qui s'appréhendenten termes de degrés, donc relativement, et ceci suivant le processus

d'analyse interne qui, par abstraction, isole progressivement les unes

par rapport aux autres des formes d'organisation plus ou moins catac-

térisées et compliquées. C'est ainsi que le désir de procréer, commun à

I'homme et au cheval, prend chez I'homme et chez le cheval des

formes complètement distinctes, en rapport avec les constitutions pro-pres à l'homme et eu cheval, de la même façon que, dans les difTê-

rentes espèces animales, cette disposition affective doit aussi prendre

des formes adaptées à leurs caractères naturels. Tout ici est affaire de

proportion, et c'est pourquoi le terme < difiêrer > (difere) sufiit ample-

ment pour rendre compte des distinctions qui, dans de tels cas defigures, apparaissent sur le plan de I'existence affective. A terme, cela

signifie que, I'humanité étant une espèce animale cornme les autres,

qu'il n'y a pas lieu d'isoler par rapPort à ces autres formes tanquam

imperium in impeio, elle est dêterminée à avoir les affects auxquels la

disposent les caractères propres qui la définissent comme espèce, et

rien de plus.

Mais qu'en est-il lonque sont prises en considération des distinc-

tions, non plus génêriques ou spêcifiques, mais individuelles ? C'est

précisêment pour le comprendre qu'il faut faire intervenir, à côté de

l'idée de diflêrenceexprimée par le verbe difere, celle de discordance

exprimée par le verbe discreytare : dans ce cas ( la satisfaction de I'undiscorde en nature de celle de I'autre pour autânt que I'essence de I'undifière de celle de I'autre > (gaudium unius a gaudio alteius tantuffi natura

discrepat quantum essentia unius ab essentia ahertus drfrrt)'En effet la dis-

370 37t

Introduction à /Tthique : la uie ffictiue

tinction de ces ( natures > concerne alon, non plus seulement des enti-tés génériques reprêsentêes à travers des idées abstraites, mais < I'idêeou âme de cet individu-ci > (idea seu anima ejusdem indiuidui), idée ouâme qui sont donc, cette fois, considérées dans leur existence concrèteet dans ce que celle-ci comporte d'irréductible. Car ce dont un indi-vidu se contente et se satisâit cornme tel, c'est de sa nature concrète

Aceidents et uatiations de la uie afectiue

soumise à un ordre nécessaire qui en rend le fonctionnement complè-

tement intelligible, Spinoza a mis en évidence le caractère fondamen-

talement unitaire, dêrivé du conatus et du dêsir qui en représente l'ex-pression directe, n'en est pas moins traversée par des tensions et des

clivages que le projet êthique de libêration devra prendre en compte

et exploiter pour parvenir à la parfaite réconciliation de l'intellectuel

Page 190: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 190/211

individuelle, à laquelle se rapportent tous ses êlans affecti8, et non desa nature abstraite de reprêsentant d'une espèce ou d'un genre.

C'est précisément en ce sens qu'il doit < y avoir un abîme > (inte-resse) entre les satisfactions que poursuit I'ivrogne et celles querecherche le philosophe; et, pour exprimer l'êtendue de cette sépara-

tion, Spinoza êcnt que, par les premières, f individu ( est mené > (duci-

tur), alors qu'il n est maître > (potitur) des secondes, ce qui, implicite-ment, fait rêfêrence à la distinction des affects passifs et des affectsactifs telle qu'elle va êue exploitée dans les propositions suivantes.L'ivrogne et le philosophe, bien qu'ils appartiennent à la même huma-nité, qui les dispose à des modes de vie affective qui ne doivent pas

notablement difÏêrer en nature sur ce plan, se distinguent néanmoinsradicalement par le fait qu'ils exploitent ces dispositions selon des

orientations qui sont exactement inverses I'une de l'autre, et donc nese distinguent pas seulement comme des degrés sur une échelle com-mune d'intensités. Et c'est pourquoi il faut alors parler, non plus d'unesimple < diftrence >, meis de < discordance D. Nul sans doute ne peutreprocher à un ivrogne de chercher à satisfaire ses désirs d'ivrogne, à

la manière dont < le > chevd cherche à satisfaire ses dêsirs de cheval :

mais il n'y a nulle âtalité à être ivrogne, ou plutôt à être ( un D

ivrogne, c'est-à-dire un individu du genre iwogne, et à s'enfermerdans les limites d'une caractêrisation générique qui détermine de I'ex-térieur, donc sans nêcessitê absolue, les existences individuelles. Traiterla <

difiérence>

qui sêpareles

modes de vie de I'ivrogne et du philo-sophe en termes de < discordance )), c'est du même coup se donner lapossibilité d'intervenir dans son êconomie pour la modifier, au lieu dela figer abstraitement et dêfinitivement.

Ceci signite que I'affectivitê, dont, en vue de montrer qu'elle est

et de I'affectif qui doit constituer le bien suprême pour I'existence

humaine. C'est précisément sur la prêsentation de cette perspective

éthique que s'achève l'exposé dt de Afectibus, pat un court mais essen-tiel développement, qui est ainsi annoncé à la fin du scolie de la pro-position 57 : < Ce qui vient d'être dit concerne les affects qui se rap-

portent à I'homme en tent qu'il est passif. Il reste encore à ajouter

quelques considérations au sujet de ceux qui s'y rapportent en tant

qu'il est actll > fuaec de afectibus qui ad hominem referuntur quatenus pati-

tur. Superest ut pauca addam de iis qui ad eundem referuntur quatenus agit).

It&:,yl

î'll

:),

372 373

CHAPITRE 6

Les affects actifs

Page 191: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 191/211

(propositions 58 et 59)

Le de 'lfectibzs s'achève sur un développement extrêmement ramassé

- 6'ss1 précisêment ainsi qu'il a été annoncé à la fin du scolie de la pro-position 57 : < Il me reste à ajouter quelques mots (superest ut pauca

addam)-, qui paraît aller à contre-pied de la plus grande partie de ce quil'a précédé. En effet, dans le coun de toute cette troisième partie del'Ethique, et en particulier dans les passages consacrés aux affects interper-sonnels et aux conflits dont ceux-ci sont I'occasion, Spinoza a particuliè-rement insisté sur les espects passionnels de la vie affective, et sur les effetsperturbateurs que celle-ci exerce sur les individus. Ce âisant, il a pu sem-bler aller dans le sens du discours traditionnel que les moralistes consa-crent à cette question, en mettant l'accent sur les caractères les plus néga-tifi et les plus désespérants de ce système des affects, qu'entraînentaveuglêment les hallucinations perverses de I'imagination, dont il subittoutes les suggestions et toutes les tentations, suivant une logique

inci-dentielle qui est celle de I'ordre coûunun des choses, c'est-à-dire duhasard. En démystifiant les jeux ordinaires de I'amour et de la haine, et endémontrant que ceux-ci se ramènerit à un certain nombre de mécanismesêlémentaires qui piègent les hommes à leur insu, et les amènent à se com-

j

L

*

375

Introiluction à l€thique : la uie afectiue

porter comme le Graient des espèces de somnambules, Spinoza a donc pudonner I'impression de chercher avant tout à brosser une amère satire deleun conduites, le plus souvent aberrantes, et menecêes en pennânencepar la perspective de la,fluctuatio animi; et ainsi, à I'encontre de ce qu'ilavait lui-même déclaré au début de cete partie de l'Ethique, dans la prê-face, il pourrait paraître n'avoir produit, finalement, qu'une dénoncia-

I*s afects actlfs

tendre être libre : les joies fugitives qu'elle éprouve lui donnent peut-être une certaine conscience des dispositions essentiellement ectives

attachêes à l'élan impétueux du conatus qui la constitue en profondeur ;

mais il est indubitable aussi que cette conscience n'est pas, du moins

n'est pas encore suffisamment éclairée par des idées adéquates. Or,ainsi que I'ont expliqué les propositions 1 et 3 du de Afectibus, la pos-

Page 192: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 192/211

tion, là où il s' était proposê avent tout de présenter des explications.Toutefois cette impression ne résiste pas à une lecture globale du de

Afectibus, attentive âu mouvement d'ensemble de son argumentation.Rappelons que cette troisième partie de I'Ethique a commencê partrois propositions dans lesquelles Spinoza explique que la vie de l'âme,qui se dêroule simultanêment à celle du corps, sans que celle-ci inter-vienne dans celle-là ou celle-là dans celle-ci, est traversée par une pola-rité fondamentale qui passe entre activité et passivitê, en rapport avecle fait que l'âme produit des idêes adéquates ou inadéquares. Dans lecours de I'analyse consacrée aux diftrentes formations affectives,I'idée de cette polarité s'est représentée sous la forme de I'altemativede la joie et de la tristesse : ces deux sentiments primaires expriment lefait que la puissance dt conatus, qui propulse dans l'être I'individu

concemé par ces sentiments, est accrue ou diminuée, entretenue oubridée. Mais cela revient*il à dire que l'âme esr tout à fait âcrive quendelle est joyeuse, alon qu'elle serait tout à fait passive quand elle est

triste ? Certainement pas, dans la mesure où ces élans affectifs par défi-nition passâgers sont occasionnels, donc privés de la stabilité propre à

une existence authentiquement, et non seulement circonstancielle-ment, active : le dilemme de la joie et de la tristesse, auquel est

confrontêe I'histoire concrète de nos désin, est subi passivementcornme une fatalité, dans un contexte qui, en consêquence doit êuefondamentalement passionnel, où il semble ne pas y avoir de placepour des joies pures qui ne puissent se retourner, au gré des circons-tances, en occasions de tristesses. Tant que l'âme demeure ainsi aurouet de tels mouvements expansifs ou restrictifi, dont l'alternancescande interminablement son existence, à la manière dont des ventscontraires agitent la surface de la mer, il est clair qu'elle ne peut pré-

session d'idées adéquates constitue la condition nécessaire et suffisante

pour que l'âme puisse être reconnue comme active, au sens propre du

terïne. Il en résulte que, alon que toutes les investigations précédentesdu de Afectibus ont montré ce qui ramène irrésistiblement la vie

humaine dans le sens de la passivité, restent encore à explorer les

formes par lesquelles celle-ci accède à I'activité, par le biais d'une com-préhension complète, et de ses conditions d'existence, et de l'ordre du

monde. C'est précisêment à cela que vont être consacrées les deux der-

nières propositions du de Afectibus, qtsi s'achève ainsi sur une note

positive, de manière à prêparer, dans le cadre de l'analyse de I'affecti-vité proprement dite, la rnise en place du projet de libération éthique.

En effet - ç's51 la leçon qui se dêgage principalement des deux

ultimes énoncés de la troisième partie de I'Ethique

-,

la vie affective'

même si ses aspects proprement passionnels occupent la plus grande par-tie de son cours, n'est pas constitutionnellement vouée ou condamnée à

ces manifestations de passivité, donc, ainsi que va l'expliquer la partie sui-

vante de I'ouvrage, de servitude . Il y a place aussi en elle pour des affects

< qui se rapportent à nous en tant que nous solnmes actifb > (qui ad nos qua-

tenus agimus referuntur), en relation donc avec la formation d'idées adé-

quetes. Ces affects sont de véritables affects de désir et dejoie (prop. 58),

et il est exclu qu'ils prennent d'autres formes que celles du désir et de la

joie (prop. 59). Ceci signifie à la fois deux choses : d'une part, c'est en

revenent aux figures de I'affectivité primaire, donc en remontant à |a

source de la vie affective,là où elle se tient au plus près de l'élan originaire

du conatus,qu'il sera possible de dêterminer, de I'intérieur du développe-

ment de I'affectivitê, et non en edoptent par rapport à celui-ci une posi-

tion extêrieure de rejet, les conditions qui rendent pensable une vie

authentiquement active, donc aussi tendanciellement libre, et non asser-

&&l

#

'i',

{

;

T,siï'r

376 377

Introiluction à /Ethique : Ia vie ffictiue

vie; mais, d'autre part, parmi ces figures de I'affectivité primaire, seuls ledésir et la joie, à I'exclusion de la tristesse, sont porteurs de cette disposi-tion à l'activité, celle-ci devant coincider avec l'affirmation de la puis-sance d'être qui a son principe dans le conatus. Ceci permet de dessiner à

I'avance I'allure générale d'une vie libre et active : c'est celle qui saura, parune compréhension complète de ses conditions de possibilité, donc en

I*s afects actfs

qui sêpare, d'une part, la marche spontanêe des fonctions menteles, où

elles sont complètement asservies aux mécanismes de I'imagination, en

râpport donc nécessairement avec la formation d'idêes inadéquates sur

lesquelles elles n'exercent aucun contrôle, et, d'autre part, les opêretions

nécessaires de la connaissance rationnelle issue de la maîtrise des notions

communes, qui mettent l'âme en possession d'idées adéquates : dans un

Page 193: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 193/211

${

I

rapport avec la formation d'idées adéquates, orienter ses désirs dans le, sens de la conquête de joies dêliwées de la réciprocité qui les confronte à

desmanifestations de tristesse :

ces joiespures devront exprimer,

sans

mélange et irréversiblement, l'expansion de la puissance d'être qui est enr chaque individu, par l'intermédiaire de laquelle il communique avec la

I totalité de la nature, et porte ainsi, < autânt qu'il est en lui > (quantum in se

est), comme une véritable < parcie totale D (pars totalis)l, sa part d'infini. Ilva de soi que, dans ce développement conclusif du ile Afectibus, cettequestion est seulement introduite, donc posée, dans l'attente de sa résolu-tion complète qui sera apportée tout à le fin de l'ouvrage.

Selon la proposition 58, l'âme peut très bien éprouver les senti-ments de la joie et du désir tout en étant active, et non passive. Ladémonstration de cette thèse s'effectue en deux temps, en prenent

d'abord en considération le cas de lajoie, ensuite celui du désir.La proposition 53, à laquelle se réfère pour cornmencer la démons-

tration de la proposition 58, a expliqué que < lonqu'elle considère soi-même et sa puissance d'agir, l'âme est joyeuse > (cum mens se ipsam

suamque agendi potentiam contetnplatur laetatur) . Mais la démonstration dela proposition 58 reprend cette idée en en décalant imperceptiblement laformulation de la manière suivante : < Lonque l'âme conçoit soi-mêmeet sa puissance d'agjr, elle estjoyeuse > (cum mens se ipsam suamque agendi

potentiatn concipit laetatur)2. Or, entre le fait de simplement < considérer >

(contemplari) et celui de < concevor > (concipere), il y a toute la distance

1. Utilisée par Leibniz, cette formule, < partie totale r (pars totalis), rend assez

bien, avec sa ûgure d'oxrymore, I'idée d'une communication entre la partie et le tout,entre le ûni et I'inûni, qui est à la clé de la conception spinoziste de la libération.

2. Cf. ict même p. 335.

cas, les idées ne font que pâsser, elles traversent l'âme au grê des occa-

sions et des rencontres ; dans l'autre, elles sont fixées à la place qui leur est

assignée par l'ordre du concept. Aussi bien, Spinoza a-t-il expliquê dansle corollaire de la proposition 53 que, lorsque l'âme se considère simple-

ment elle-même, elle s'expose automatiquement eux mirages de la

reconnaissance, qui piègent la connaissance qu'elle peut avoir d'elle-

même, se conscience de soi, en la réduisant à I'image en miroir que luirenvoie I'estime d'autrui. Aussi, pour l'âme, ( se concevoir soi-même >

(se ipsan concipere), ce n'est pas simplement ( se considêrer soi-même >

(se ipsam contemplari), mais c'est < se considérer soi-même nécessaire-

ment D (se ipsam necessario contemplari) : et il est manifeste que cette réfê-

rence à une nécessitê modifie du tout au tout les conditions selon les-

quelles l'âme revient sur elle-même, de manière, non seulement à

recueillir des impressions superficielles et lacunaires sur ce qu'elleéprouve passagèrement à un moment donné, mais à se concevoir, donc à

connaître sa vraie neture en fomant une idée nécessaire de ce qu'elle est.

Or, pour accéder à une telle connaissance' il sufrt que l'âme

s'engage dans la démarche rationnelle qui I'amène à produire des

idées adéquates, qui soient vraies en elle comme elles le sont dans

I'intellect infini de Dieu : en effet, ainsi que I'a montré la proposi-

tion 43 du de Mente, ( qui a une idée vraie, sait en même temps qu'ila une idée vraie, et ne peut mettre en doute la véritê de la chose >

(qui veram habet ideatn simul scit se yeram habere ideam nec de rei veitate

potest dubitare).La possession de l'idêe waie porte avec elle, insépara-

blement, la certitude de < la véritê de la chose > (rei veritas), c'est-à-

dire à la fois du caractère de vérité de I'idée concemée, et du feit

que l'âme < a > (habet) effectivement cette idée, avec ce caractère de

vérité qui lui est associê dans la forme où elle est acquise, qui est

378 379

Introiluction à /tthique : la uie alfectiue

précisément la forme de la nêcessité, à laquelle est attachée une certi-tude inébranlable, qui ne peut être remise en doute. Connaître, ausens de la production nécessaire d'idêes adéquates, c'est donc aussi seconnaître comme nature connaissantel. Or l'âme < a > bien des idéesde cette sorte2, < elle conçoit certaines idées adéquates >> (quasdam

ideas adaequatas concipit), dès lors qu'elle s'engage dans I'entreprise de

Les fficts actifs

nêcessaire. Il est donc établi que l'âme peut éprouver de la joie dans

des conditions qui ne sont pas celles de la passivité, c'est-à-dire

d'êtats passionnels qui le déstabilisent : lorsque, eu sens propre, elle

conçoit, et donc aussi se conçoit comme êtant engagée dans une telle

activité de conception, se développe en elle un affect spécifique, un

vêritable êtat émotionnel, qui a le statut d'un affect actif,

rfirit*ii:i

.'

;iit

Page 194: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 194/211

la connaissance du deuxième genre, telle que celle-ci a êtê caractên-sée dans le second scolie de la proposition 40 du de Mente. Et dans cecas elle est active, ainsi que

l'a montré la première proposition du deAfectibus : < Pour autent qu'elle a des idées adéquates, notre âme estactive en certaines choses > (nens nostra, quatenus ideas habet adaequatasquaedam necessaio agit) , selon la forrn-ule qui se trouve dans ladémonstration de cette proposition3. Simultanément, elle est aussijoyeuse, puisque cette activité, mesurée par le développement en elled'idées adéquates, s'accompagne de la reprêsentation d'elle-mêmecomme cause adéquate de son ectivité, précisément parce que celle-ci, en même temps qu'elle s'accomplit, est conçue par elle cornme

1. La démonstration de la proposition 43 du de Menteexpliqle que I'idée adé-quâte, en même temps qu'elle se produit, produit aussi I'idée de sa propre nécessité,

donc l'idée de ce qu'elle est, ou ( I'idée de |idêe > (idea ideae). Or, du point de vued'une telle idée dont l'existence co'rncide avec I'idée de ce qu'elle est, connaissance etconscience, au sens de la connaissance de soi comme nature connaissânte, sont absolu-ment simultanées : I'une ne peut aller sans I'autre. Ên ce sens, on peut aller jusqu'à direque, pour l'âme, concevoir et se concevoir sont une seule et même chose.

2' C'est ce qu'exprime la fameuse formule du ile Intellectus Emenilatione : habeoenim iileam leram, qtJe son extraordinaire concision rend si dificile à traduire : ellesigniûe àta fois < en effetj'ai une idée vraie > et < I'idée vraie, de fait,je I'ai >, sans qu'ilsoit possible de démêler les significations véhiculées par ces deux formules qui, dans leraisonnement de Spinoza, se superposent exactement.

3' cette formule, en même temps qu'elle établir les conditions de fait dans res-quelles l'âme est active, donne de cette activité une présentation qui la relativise :

d'une part, quatenus (n pour autantque r) introduit I'idée d'une mesure d'intensité decette activité, qui conduit à en diftérencier les degrés; d'autre part quaeilam (< en cer-

taines choses >) suggère que I'activité en question n'occupe l'âme que pour une parr,en râpport précisément avec le niveau qu'atteint en elle le développement de la puis-sance de connaître, que le de Senitute caractérisera comme étant sa < meilleure partie rfttars meliot).

La démonstration de la proposition 58 envisage ensuite, après le

cas de la joie, celui du désir, de manière à montrer que celui-ci peut

également prendre la forme d'un affect actif. Le reisonnementesquissé ici par Spinoza s'appuie sur la référence alr conatus '- llreprend I'idée développée dans la proposition 9 selon laquelle

< l'âme, pour autant qu'elle a des idées claires et distinctes, et tout

aussi bien pour autant qu'elle a des idêes confuses, est poussée à per-

sévêrer dans son être ,> (mens tam quatenus claras et distinctas quam qua'

tenus confusas habet ideas in suo esse perseYerare conatur). En d'autres

termes, l'impulsion du conatus se trouve à I'origine de toutes les

manifestations de notre puissance mentale, quelle que soit la forme

de ces manifestations : sa dynamique inconsciente soutient globale-

ment le déroulement de la vie de l'âme, que l'orientation prise par

celle-ci la conduise dans le sens de la production passive d'idées ina-dêquates ou dans celui de la production active d'idées adéquates.

Lorsqu'elle s'engage dans des entreprises proprement spéculatives,

par lesquelles, au lieu de former eu coup par couP des idées mutilées

et confuses, au hasard des rencontres du corps dont elle est elle-

même I'idée avec des corps extêrieurs, elle élabore et enchaîne selon

l'ordre dû des idées claires et distinctes, comme elle le âit lorsqu'elle

raisonne à la manière des géomètres, le désir d'être qui l'anime fon-damentalement ne la quitte pas, mais demeure à I'arrière-plan de ses

efforts en vue d'accéder à une connaissance nécessaire de la nature

des choses, et par là même aussi de soi : ledésir primordial qui est

directement issu de l'élan du conatus détermine en demière instance

la poursuite de cet effort qui ne pourrait sans lui s'accomplir. De 1à

cette conséquence que < le dêsir se rapporte à nous aussi pour autant

que nous comprenons > (cupiditas ad nos refertur etiam quatenus intelli-

dl3

380 381

fl$&:&i

ir

Introduction à /€thique : la vie ffictive

1 gimus)r : en d'autres ternes, entre le fait de comprendre et celui deI dérit.., même si I'ordre cornmun des choses les sêpare le plus sou-

vent, il n'y a pas une opposition radicale, un abîme infranchissable,

qui séparerait pour toujours I'ordre de la rationalité de celui de I'aÊfectivité. De manière générale, dans I'acte de désirer, se trouve unêlêment d'affirmation incoercible qui ne peut en aucun cas se retour-

l-es ffias actifs

qui est en elle, et cette dêtermination s'effectue positivement sous la loidu désir et de la joie, sans concéder à la tristesse nulle occasion de se

manifester : < Il n'est pas d'affects de tristesse qui puissent être rappor-tês à l'âme en tent qu'elle est active, mais seulement des affects de joieet de dêsir, qui se rapportent aussi à l'âme pour autant qu'elle est

active ) (nulli tristitiae ffictus ad mentem referri possunt quatenus agit, sed

Page 195: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 195/211

r*

ner par sa logique inteme en son contraire : par là il tend vers laréalisation d'une disposition essentiellement active qui se retrouve, et

même se retrouve exclusivement, ainsi que I'a exptqué laproposi-

tion 3 du de .4fectibus, dans les exercices proprement intellectuels de

la connaissance démonstrative ou intuitive qui, une fois mis hors-jeules mécanismes de I'imagination, permettent à l'âme d'accéder à la

vérité.La proposition 59 prend ensuite en considération la troisième

figure primaire de I'affectivité, qui est la tristesse, et montre que celle-ci ne peut en aucun cas donner lieu au développement de dispositions

actives. Autrement dit, s'il y a un dêsir de connaître, qui s'assouvitdans la joie, de nulle façon le âit d'être triste ne peut être associé à des

activités de ce rype, mais il est déûnitivement entaché de passivité, et

lié au développement d'affects qui sont des passions, et ne sont que des," passions. En effet si la joie et le désir sont tendanciellement actifl et

- affirmatifs, la tristesse est un êtat nêgatif, et ainsi, ( autent l'âme est

dans un état de tristesse, autant sa puissance de comprendre, c'est-à-dire sa puissance d'agpr, est diminuée ou bridée ,> (mens quatenus contris-

- tatur eatenus ejus intelligendi hoc est ejus agendi potentia minuitur vel coerce-

\ ,"ù.En effet, pour l'âme, agir et comprendre, comprendre et egir,L sont une seule et même détermination, manifestant la puissance d'être

1. Dans cette formule, etiam (< aussi >), que I'on reffouve également à la tn de la

démonstration de la proposition 59, introduit une restriction signiûcative : si l'âmepeut aussi être active lonqu'elle désire ou lonqu'elle est joyeuse, mais certainementpas lonqu'elle est triste, il est clair qu'elle n'est pas active toutes les fois qu'elle désireou qu'elle est joyeuse, mais seulement lonque ces dispositions affectives sont associées

au fait de connaître et de comprendre, c'est-à-dire de former selon un ordre nécessairedes idées adéquates.

tantum ffictus laetitiae et cupiditatis qui eatenus etiam ad ffientem referun'

tur). Ajnsi est dénouée I'altemative qui, dans la vie concrète de l'âme,

met perpétuellement en balance lajoie

et la tristesse : il y a dans le faitde comprendre et d'agir quelque chose qui renvoie à I'idêe du désir et

à celle de la joie, mais qui exclut totelement et dêfinitivement celle de

la tristesse. Alors que le dêsir et la joie peuvent prendre < aussi > (etiam)

I des formes actives, la tristesse est, de nature, vouêe à la passivitê : < elle

I est toujours une passion > (semper passio est), suivant le résumê dutcontenu de cette proposition 59 qui est donné à la ûn de la démonstra-tion de la proposition 34 du de Seruitutel.

La proposition 59 est suivie d'un long scolie dans lequel Spinoza

entreprend d'abord de donner une caractérisation concrète de ces affects

actifs dont la possibilité vient d'être démontrée a priori et < qui se rappor-

tent à l'âme pour autant que celle-ci comprend > (qui ad ffienteffi referunturquatenus intelligit), ou tout au moins de certains d'entre eux2. Ceux-ci se

1. Dans ce sens, le scolie de la proposition 18 du de Libertate explique que ( autantnous comprenons les causes d'une tristesse, autant celle-ci cesse d'être une rristesse,

c'est-à-dire qu'elle cesse d'être une passion > (quatenus tristitiae causas intelligimus, eate-

nus ipsa desinit esse tistitia, hoc est desinit essepassio). Dès lon qu'un sentiment, au lieud'être éprouvé au premier degré, à la manière d'une fatalité aveugle, est replacé dans

le contexte global auquel il appartient, et peut ainsi être expliqué, il cesse d'être subipassivement, il cesse d'être une passion : et si ce sentiment est un sentiment de tristesse,

sans devenir à proprement parler un affect de joie, il devient susceptible d'être vécudans de tout autres conditions qui en moditent sur le fond la signification, non seule-

ment intellectuellement mais aussi affectivement, dans le sens d'un apaisement deses

retentissements émotionnels qui < secouent > l'âme.2. C'est ainsi que la notion d'acquiescentia, qu'il ne faut pas confondre avec celle

d'acquiescentia in se ipso, et qui, en dépit de son caractère apaisé et serein, est sans douteI'affect actif par excellence, où le rationnel et I'affectif se rejoignent absolument, nesera intoduite qu'à la ân de l'ouvrage, dans la seconde moitié du ile Libertate.

382 383

Introduetion à /Tthique : la uie afectiue

traduisent dans les faits à travers des < actions > (actiones)l expriment une< puissance intérieure > (fortitudo)2, qui peut elle-même se présenter sous

les deux aspects de < la force de caractère > (animositas)3 et de < la génêro-

sitê > (generositas). Force de caractère et générosité sont les deux figures

que revêt le désir, dans sa manifestation pleinement active et positive,

lorsqu'il concerne, d'une part soi-même, et d'autre part d'eutres per-

l*s afects actfs

son être propre, ou qu'elle inclue également dans son êlan la considéra-tion d'autrui, sans que celle-ci soit posée en altemative à la première1 ; etdans les deux cas ces désirs poursuivent une perspective d'utilitê, en larattachant à une règle édictée par la seule raison. Toutes ces indicationsanticipent sur les développements qui seront consacrés à ces questionsdans le de Seruitute: c'est pourquoi, lorsque, dans l'explication qui suit la

Ëil"f.#{(,

fr

Page 196: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 196/211

sonnes. La force de caractère est < le désir par lequel chacun est poussé

sous la seule règle édictêe par la raison à conserver son être > Qupiditas qua

unusquisque conatur suum esse ex solo rationis dictamine conseruare) ; cedêsir

prend principalement les formes de la < retenue > (tempetantia) et de la

< sobriété > (sobrietas), ainsi que celle de la < présence d'esprit dans les dan-

gerc > (animi in peiculis praesentia), qui < visent la seule utilité de I'agent >

(solum utile agentis intendunt). La générosité est < le désirparlequel chacun

est poussé sous la seule règle édictée par la raison à aider les autres

hommes et à se lier d'amitié avec eux > (cupiditas qua unusquisque ex solo

rationis dictamine conatur reliquos homines juvare et sibi amicitiaiungere) ; ce

désir prend principalement la forme de la < bienséance > (modestia) et de

la < clémenc e > (clementia), ( qui visent aussi l'utilitê de l'autre > (qui alte-

rius etiam utile intendunl). Sous leurs deux formes, personnelle et altruiste,

ces désirs dépendent directement de I'impulsion du conatus, que celle-ciincline seulement le sujet de I'action dans le sens de la conservation de

1. Le terme actio est ici à prendre au sens propre, en tant qu'il s'oppose directe-ment à ce que représente \e terme Ttassio : il désigne, non pas des actions ou des actes,

en un sens gênêraI et neutre, mais des conduites affirmativement actives.2. Dans la démonstration de la proposition 69 du de Seruitute,la notion deforti-

tudo est rapprochée de l'idée de < force d'esprit > (animi uirtus)'Toutes ces formulessuggèrent la représentation d'un régime mental sufiisamment affermi par l'exercice de

la raison pour tirer de soi-même le principe de ses engagements vitaux et sociaux, etêtre ainsi cause adéquate de ses < actions > (aetiones).

3. On serait presque tenté de rendre animositas par < cran r. Dans le volume decette Introiluction à lEthique de Spinoza consacré à la cinquième partie de l' EthQue (I-es

uoies de la Libération, Paris, Pur, 1994, p. 793), animositas a été traduit par ( courege ).

C'est dans ce sens que cette notion est exploitée dans le corollaire et le scolie de la pro-position 69 du de Libertatu, où elle est rapprochée de celle de < présence d'esprit I(animi prcesentia), êgil.ement évoquée dans le scolie de la proposition 59.

déûnition 48 des afFects, Spinoza évoque ces deux affects actifs que sontla force de caractère et la générosité, auxquels significativement il n'a

consacré aucune déûnition séparée dans la liste de ses définitions deseffects, il renvoie l'êlucidation de leur notion à plus tard : de quibus insqq.'.

Dans cette explicacion de la définition 48 des affects, où une allu-sion très rapide est faite à ces affects actifs, Spinozafait aussi menrionde la < retenue > (temperentia) etde la < sobriêté > (sobietas), qu'il asso-cie à la < chasteté > (castitas), à propos desquelles il rappelle qu'il < a

déjà signalé qu'elles indiquent la puissance de l'âme, mais non la pas-sion >> (mentis gtotentiam non auteffi passionem indicare jam etiam monui). Ilévoque aussi dans cette explication le cas de la < bienséance > (modes-

tia), rnais en la présentant comme < une forme du désir d'êcre bien

vu > (species ambitionis) : on peut en conclure qu'elle correspond à unétat mental intermédiaire entre la passion et I'action, en ce sens qu'ilest susceptible d'être orienté dans I'une ou l'autre de ces directions,selon qu'il suit ou non une règle édictêe par la raison. Mais ce qui esr

particulièrement intéressant dâns ce même passage, c'est I'insistance

l. Le ile Seruitute expliquera que la considération de < l'utile propre ) (ptopiumutile) dêbouche nécessairement sur celle de < I'utile Çommun > (utile commune), à

laquelle elle est liée intrinsèquement (cf. à ce sujet le scolie de la proposition 18).2. Animositas et generositas seront à nouveau évoquées ensemble dans le scolie de

la proposition 73 ût de Seruitute, où ces affects sont présenrés comme inspirant laconduite d'un individu qui vit sous < la conduite de la raison > (homo qui ratione duci-tur), ainsi que dans la proposition 47 du de Libertate, qui explique que les comporte-ments inspirés par ces affects sont accessibles aux individus qui ne sont pas parvenus à

la connaissanCe du troisième genre, et peuvent, dâns le contexte d'une éthique au quo-tidien, lui tenir lieu pour une part de substitut.

r

i*

384 385

Introiluction à /Ethique : Ia uie afectiue

avec laquelle Spinoza afirme que ces effects tendanciellement actifi ne

sont pas < les contraircs > (contrarii) de ceux dont ils prennent lecontrôle, car ils se situent en âit sur un tout autre plan de la vie men-tale : ainsi, entre des conduites passives, qui se déroulent sans interven-tion de la réflexion, et des conduites actives, accomplies en connais-sance de cause, il n'y a pas à proprement parler une altemative, du

I*s afects actifs

et présenté en remontant à leurs premières causes les principaux affects

et troubles de l'esprit, qui tirent leur source de la combinaison des trois

affects primitif! que sont le désir, la joie et la tristesse > (puto me praeci-

puos ffictus animiquefluctuationes qude ex comltositione trium pimitivorum

ffictuum nempe cupiditatis, laetitiae et tistitiae explicuisse perqre pimassuas causcts ostendisse)l.I1 est donc inutile d'aller plus loin dans l'êlucida-i

fi

Page 197: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 197/211

type de celle qui met en pemranence en balance la joie et la tristesse,

suivant les ressauts qui affectent accidentellement la puissance d'être de'l'individul. Telle est précisêment la principale leçon qui se dégage dela brève analyse consacrée aux affects actifi dans les propositions 58

et 59 et dans le début du scolie de la proposition 59 : ces affects, quiont un effet stabiliseteur sur l'âme, ne sont pas des affects comme les

autres, même s'ils appartiennent pleinement à I'ordre de I'affectivitê,puisqu'ils sont des formes du désir et de la joie; en efFet, ils se caractê-risent par le fait qu'ils reprennent à sa source l'élan du conatus, demanière à en développer.'o:;itivement la puissance intrinsèque, au lieude suivre et donc de subir, au grê des circonstances, les à-coups aux-quels I'expression de celle-ci est soumise, selon qu'elle est eccrue oudiminuée, aidée ou bridée.

Le scolie de la proposition 59 ne consecre qu'une dizaine de lignesà la caractérisation des maniGstations concrètes de la < puissance intê-rieure > fortitudo) par laquelle l'âme entre dans un régime pleinementacti{ des explications plus complètes à ce sujet devant être données, et

causalement démontrées, dans les parties suivantes deI'Ethique. Dans lasuite de ce scolie, Spinoza se livre à des considérations conclusives, quiétablissent que I'analyse rationnelle de I'affectivité est pour I'essentielpervenue à son terme, et que, en conséquence, le programme tracédans la Prêface du de Afeaibus a êtê rempli : < J'estime avoir expliquê

1. Lonque les affects actifi sont mis en balance avec des affects passifs, ils perdentautomatiquement leur caractère actif, car se met en place le mécanisme infemal illus-tré par la fameuse devise évoquée dès la préface dtt ile Seruitute, et reprise dans le scoliede la proposition 17 de cette partie de l'Ethique : viileo meliota proboque iletuiotaquesequor (< ce qui serait mieux,je le vois etj'y donne mon approbation, et c'est ven lepire que je m'oriente r).

tion de ces mêcanismes mentaux dont les manifestations empiriquesparticulières atteignent un degrê de complication extraordinaire, de

telle sorte qu'il faut renoncer à en proposer une explication complète-ment détaillêe. Pour évoquer cette variété inépuisable de la vie affec-tive, Spinoza utilise une très belle et intêressante image : < Noussornmes agités par les causes extérieures de multiples façons, et noussommes troublês comme les flots de la mer agités par des ventscontreires, sans rien savoir de ce qui ve nous arriver ni de ce qui nous

est destiné > (nos a causis externis multis modis agitari nosque perinde utmaris undae a contraiis ventis agitatae fluctuai nostri eventus atque fati ins-

cios) . La multitude concrète des affects qui nous bdlottent de leun fluxet reflux, et proprement nous émeuvent, est indêfinie, comme le mou-vement des vagues à la surface de la mer, qu'il serait vain d'entre-

prendre de décompter : il suffit d'avoir reconstitué le principe pure-ment mécanique qui commande leur va et vient, puisque, une foisconnues les impulsions initiales par lesquelles ce mouvement est

entraîné, il se ramène à un jeu de forces qui combinent leurs effets sin-guliers à I'infini, sans qu'il soit possible de prévoir exâctement laquellede ces combinaisons ve sortir à un moment et dans un endroit donnês.

Il en va exactement de même pour I'affectivité : une fois comprises les

causes globales de son fonctionnement, il doit être possible, dans telle

ou telle situation, de reconstiEuer, en gros tout eu moins, et cela doit

1. Dans ce schéma simplifié auquel il ramène son exptcation de I'affectivité, Spi-noza inclut la réIérence aux < troubles de l'esprit > (animi fluctuationes), encore reprê-sentés quelques lignes plus bas comme des < conflits mentâux > (animi conflictus). lIattire ainsi I'attention sur le caractère déstabilisateur, générateur d'antagonismes, des

principales manifestations de la vie affective : ce thème sera au centre de l'analyse dela condition humaine développée dans la partie suivante del'EthQue.

#

{

I

l{

hII.li4

386 387

Introduction à lTthique : la uie ffietiue

suftire, l'explication des phénomènes particuliers dont elle est l'occa-

sion : < Je crois qu'à partir de ce qui a dêjà été dit il est clairement êta-

bli aux yeux de tout le monde que les affects peuvent être combinês

les uns avec les autres de tant de façons, et qu'il en rêsulte tant de

variations, qu'elles ne puissent être ramenôes à un nombre défini >l

(unicuique ex jam dictis clare constare credo afectus tot modis alii cum aliis

posse componi indeque tot uariationes orii ut nullo numero definin queant) .

ks afects actifs

crite dans I'histoire concrète du corps. Ce phénomène n'a rien d'êton-

nent, et ne remet nullement en ceuse le principe des analyses ptêcê-

denres. Mais il permet de dégager deux nouvelles figures de I'affecti-

vité, qui sont la < répugnanc e > (fastidium) et le ( dégoût > (taedium)t '

Ces affects expriment directement le retentissement psychique des

variations de l'état du corps, qu'ils suivent telles qu'elles se produisent,

et sans êtats d,âme en quelque sorte. Avec eux nous sommes au plus

Page 198: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 198/211

L'explication causale de I'affectivitê permet donc de faire un tri entre

les effets principaux et les effets secondaires qui rêsultent du fonction-

nement de son dispositif les premiers étant les seuls à prêsenter unintérêt du point de vue de la connaissance rationnelle, alors que les

seconds peuvent être négligés1 : on peut estimer en effet qu' < ils pré-

senteraient davantage d'intérêt au point de vue de la curiosité qu'à

celui de I'utilité > (plus curiositatis qualn utilitatis haberent).

Ceci posé, Spinoza ajoute nêanmoins une remarque supplêmen-

taire au sujet de I'amour, et du dêsir de possession qui l'anime : com-ment se fait-il que l'accomplissement de ce désir, dans la forme de son

assouvissement, provoque du même coup, plus que sa disparition, son

retournement en son contraire ? En d'autres termes, pourquoi l'amour

comblé tourne-t-il le plus souvent en satiété et enrépulsion ? C'est

parce que, explique Spinoza, entre le moment où l'amour se déclare et

celui où il se satisfait,I'êtat du corps dont l'âme est I'idée a changê : les

images de choses qui I'affectent ne sont plus les mêmes, et les idées de

l'âme qui correspondent à ces images sont du même coup transfor-mêes; quand on a I'estomac plein, on voit le monde, et en particulierles choses bonnes à manger qu'il contient, tout autrement que quand

il est vide. Ceci est la raison pour laquelle une même chose peut, selon

les moments, être objet d'amour ou de haine, suivant un mouvementinêvitable d'alternance, ou d'intermittence, dont la nécessitê est ins-

1. Ceci est la conséquence directe du programme tracé à la fin de la pftface dt de

Afectibus: considérer les affects en les ramenant à des questions de ligrres, de plans et

de volumes, en vue d'en reconstituer l'épure simplifiée, à la manière dont procède unephysique mécaniste d'inspiration cartésienne.

près de ce qui < unit > l'âme au co{ps, au sens d'une pafite solidarité

qui ne se ramène pas à un ajustement entre des éléments indêpendants

qui subsisteraient décalés l'un par repport à l'autre. Presque du mêmeordre sont des < affections externes du corps > (corporis afectiones exter-

nae) comrne< le fait de trembler > (tremor), < de pâlir > (liuot), < de san-

gloter > (singultus), < de rire > (nsus) : ces manifestations coqporelles

iêfl.*"r se traduisent certainement mentalement à travers des impres-

sions qui ont une valeur affective, mais elles se produisent dans des

conditions telles que la nature de l'âme n'y est que marginalement

engagêe, dans la forme d'entraînements purement mêcaniques : < Elles

,. ."pport"ttt au seul corps sens âucune relation à l'âme ,> (ad solum cor-

put àitqrt ulla ad mentem relatione referuntur).Il n'y a donc pas lieu,

indépendammentde cette simple mention, de leur faire une place dans

I'anJyse raisonnée des afilects, car elles ne relèvent pas de son écono-

mie générale.

L'explication dir fonctionnement de l'affectivité est donc ache-

1. Il est manifeste que ces affects sont des figures de la tristesse. Il serait abusif tou-

tefois de les interpréterio--. des symptômes deiuctuatio animi: en effet, les senti-

ments opposés d'rmour et de haine auxquels ils font réIérence ne peuvent être simul-

t*ér, -"i, se produisent altemativemeni, à d", -o-.nts difiérents. Leur particularité

consiste préciùment dans cet effet de rupture radicale qu'ils opèrent dans-la vie men-

tale doni ils déchirent le tissu continu : la même chose qui nous plaisait il y a un ins-

tant, voici qu'elle nous déplaît au point de nous faire oublier qu'elle a pu nous plaire ;

et pour queïe raison ? Tout simpliment pârce que nous en avons eu, comme nous lero,rnAriÀ, h pleine disposition. Ce qui est étonnant dans ces dispositions mentales,

c'est précisémettt qo'"11.i sont naturelôment æsumées, sans provoquer aucun trouble,

t"rrt à[., vont de ioi en raison de leur parfaite adaptation à un état momentané du

corps, qui efface ses prêcédentes dispositions.

I

lp

s:

Ë1

ir$

lr

388

n

389

Inttoduction à lEthique : la uie ffictiue

vée : il ne reste plus qu'à en dégager le bilan, ce que fait Spinoza, en

reprenant, en Appendice à cette partie de l'Ethique,les définitions des

principau* affects dont les natures ont été successivement dêduites au

cours du déroulement du raisonnement causd qui, parti de la réalitê

fondamental e du conatu.s, en a déterminê les principales formes de

manifestation mentale, et les a concrètement identifiées à l'occasionce procès

Répertoire des principales ûgures de I'affectivité

Page 199: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 199/211

des remarques marginales, les scolies, qui ont accompagné

dêmonstratif .

Dansl'appendicedudeAfectibus,Spinozareprendsystématique-ment, en er, éttumérant la liste, les figures concrètes d'affects qui ont

étê isolées et identifiées au fur et mesure de la progression de I'analyse

rarionnelle de I'affectivité présentée dans cette partie de l'Ethique, et

prêsentêes dans les marges de cette explication causale, c'est-à-dire à

i'occ"sion des scolies qui doublent les propositions. Il s'agit d'une part

d'une nomenclature, reprenant à l'usage des appellations qui ont étê

traditionnellement attribuêes aux principales figures de l'affectivité,

lorsque celles-ci ont reçu un nom, ce qui n'est pas toujours le cas; et

d'aoire part d'une typologie, associant à l'énumêration de ces termesdes carectérisations définitionnelles correspondant aux principes

rationnels posés dans le de Afeaibzs, de manière à expliquer comment

les formes secondaires de l'affectivitê dérivent des affects primaires

(désir, joie et tristesse). Ceci amène dans certains cas à prendre les

termes qui permettent de dêsigner et d'identifier les affects à contre-

emploi, to à"t r un sens nouveau, conforme aux exigences d'une mise

en ordre de la vie affective, expliquêe à partir de ses causes, et non seu-

lement décrite empiriquement à partir de ses effets, telle que Spinoza

a voulu I'effectuer dans son ouvrage, ainsi qu'il s'en explique dans la

pÉface ùs. de

'4fectibus.Nous reprenons ici la liste complète de ces figures, telles qu'ellessont identifiêes dans I'ensemble &t de Afrectibus. celles-ci sont à

chaque fois appelêes par le rerme latin utilisé dans le texte de Spi-

no"i,"rsorri

-êrr.rrtrrell.mentsur la même ligne des termes latins

1. Ces définitions, et les explications complémentaires qui les eccompagnent, ontété ici commentées au fur et à mesure que les contenus auxquels elles se rapportent

ont été appelés dans la suite du texte principal. I1 est donc inutile d'y revenir. En guise

de récapiùhtion, est ici proposé un Index des principdes tgures de I'affectivité qui

ont été isolées dans le cours da de Afectibus.

û

390 391

Introduction à /€thique -: la vie afectiue

synonymes (cf.) ou antonymes (/). Sur la ligne suivante est proposêe

une traduction française de ce terme, conforme, eutant que possible,

à l'usage souvent assez perticulier qu'en fait Spinoza, constarrunent

soucieux, cornme il le dit lui-même, de faire passer la nature des

choses avant le sens des mots. Sont ensuite indiquées les rêfêrences

aux passeges de l'Ethi4ue dans lesquels la notion désignée pâr ce

Répertoite des pincipales fgures de l'afectivité

admiratio(il ne s'agit pas d'un affect véritable)

aemulatio(compulsion désirante)

/contemptus P. 323

suIPris.eIII prop. 52 sc.

IIIAd4P. 22r

rivalitéIII prop. 27 sc.

Page 200: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 200/211

terme est introduite et expliquêe, ainsi que, éventuellement, les'prin-cipaux âutres pessages qui en complètent l'êlucidation. Un numéro

de page renvoie à I'endroitdu présent ouvrage où la notion est

introduite et analysée.

Est êgalement proposée, en petits caractères, une ébauche de classi-

fication des affects identifiés dans le cadre du de Afectibus: à part les

figures primaires de I'affectivitê, les quelques exemples d'affects acti6évoqués à la fin du texte, des affections corporelles comme le dégoût

(taediutn), ainsi que certains cas conune celui du mépris (contemptus)

qui se tiennent à la limite de la vie affective, toutes les formes d'affects

identifiées par Spinoza sont des passions, qui sont, soit des états d'âme

dérivés de la joie et de la tristesse (passions joyeuses et passions tristes),

soit des dêrivés du désir (compulsions désirantes).

abattementP' 272

IIIAd29aussi IVprop. 55, 56, 57sc.

/humilias p. 339/poenitentia

assurance en soi-mêmeIII prop. 30 sc.

III prop. 55 coroll. sc.

IIIAd25

aussi III prop. 51 sc.III A d28IVprop.52Vprop.10sc.

392

abjectio

(passion triste)

acquiescentia in se ipso

(pxsionjoyeuse)

IIIAd33

dêsir <l'être hien vuP'

III prop. 29 sc.

IIIAd44III prop. 31 sc.

III prop.39 sc.

III prop. 56 sc.

IIIAd48expl.IV A chap. 25

V prop. 4 sc./odrwn P.

emourIII prop. 13 sc

IIIAd6IV prop. 44

IV prop. 46p.

IIIAd23p.

force de caractère(courage)

ambitio

(compulsion désirante)

amor(pæsionjoyeuse)

amor sui (cf. philautia)

$assion joyeuse)

animositas(compulsion désirante)

235

739

210

cf. aussi

cf. aussi

cf.

cf.

384

cf. aussi IIIproP. 59sc.IIIAd48exPl.

IV prop. 69 coroll. et sc.IV prop. 73 sc.

Vprop.10sc.V prop. 41 et sc..

393

Introduetion à /Tthique : la vie afectiue Répertoire des pincipales figures de I'afectivité

antipathia(passion triste)

appetitus(affect primaire)

hympathiaantioathieIIIprop. 15 sc.

appétitIII prop. 9 sc.

commiseratio

(passion triste) pllléIII prop. 22 sc.

IIIAdlSIII prop. 27 sc.

coroll. 2 et3 sc.

IV prop. 50

p. 156

p. 98 cf. aussi

p. 797

Page 201: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 201/211

cf.

r*Fi

$

&

{

I

cf.

cf.

audacia

(compulsion désirante)

auaritia(compulsion désirante)

av ers i o (cf antip athi a)

(passion triste)

beneuolentia(compulsion désirante)

castitas

(affect actif)

clementia(compulsion désirante)

aussi IIIadl/timor

hardiesseIII prop. 51 sc.

IIIAd40

avariceIII prop. 56 sc.

III Ad47aussi III prop. 39 sc.

/propensio

aversionIIIAd9

bienveillanceIII prop. 27 coroll. 3 sc.

chastetéIII prop. 56 sc.

IIIAd43expl.

clémenceIIIad38expl.

aussi III prop. 59 sc.

394

conscientiae rnorsus

(passion triste)

consternatio(passion triste)

contemptus

(il ne s'agit pas d'un affect véritable)

cru d elit as (cf s aevi ti a)

(compulsion désirante)

cupiditas

(affect primaire)

/gaudium

remords de conscienceIII prop. 18 sc.2

IV prop. 47 sc.

affolementIII prop. 39 sc.

III prop. 52 sc.

III Ad42

p. 317

p. 347

p. 156

p. 225

p. 385

p. 384

cf. aussi

p. 173

p. 323

p. 328

p. 287

p-99

ti"

l,

*r,a

I,

/admiratio

mêPrisIII prop. 52 sc.

IIIAd5aussi IIIAdll

IV prop. 45 coroll' 1

cruautêIII prop. 41 sc. du coroll.IIIAd33

désirIII prop. 9 sc.

IIIAdIaussi IV prop.44

395

cf. cf.

Introiluction à /lthique : la ùe afective

dédain/ueneratio

III prop. 52 sc.

cf. aussi IIIAdSexpl.

p. 329

fn,stration P' 270

Répertoire des pincipales fgures de l'afectiuité

dedignatio(passion triste)

desiderium(compulsion désirante)

existimatio(passionjoyeuse)

fastidium(affection corporelle)

/despectus

considérationIII prop. 26 sc.

IIIAd21.et22IVprop.48et49

repugnence

cf. aussi

p. 274

p. 389

Page 202: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 202/211

III prop. 36 sc. du coroll.TTT Ad32

cf, aussi IIIprop. 47sc.

/existimatio p. 214dêprêciationIII prop. 26 sc.

IIIAd22cf. aussi lVprop.48

/secuitas p. 173désespoirIIIprop. 18 sc.2IIIAd 15

cf, aussi lVprop.47sc.

/inisioadorationIII prop. 52 sc.

IIIAd 1O

/titillatiodouleurIII prop. 11 sc.

cf, aussi lVprop.43

ivrognerieIII prop. 56 sc.

IIIAd46

396

p. 325

p. 122

p. 34s

despectus

$assion triste)

desperatio(passion triste)

deuotio(passionjoyeuse)

dolor(passion triste)

ebrietas(compulsion désirante)

fauor(passionjoyeuse)

fluctuatio animi(disposition conflictuelle)

fortitudo(affect actif)

gaudium(passion joyeus e / affect acif)

III prop. 59 sc.

/indignatio

faveurIII prop. 22 sc.

IIIAdl9IV prop. 51

confirsien menfaleIII prop. 17 sc.

III prop. 23 sc.

III prop. 31

III prop. 35 sc.

III prop. 47

III prop. 56IIIAd 42expl.

pt.rlslaff.elniédeurcIII prop. 59 sc.

cf. aussi

cf. aussi

p. 198

p. 1,66

p. 384

cf.l,

I

ti

&

aussi IIIprop 55 coroll. sc.

IV prop. 73 sc.

Vprop.10sc.V prop. 41 sc.

/morsus conscientiae P. 773satisfaction

III prop. 18 sc. 2aussi IIIprop.5T sc.

IV prop. 47 sc.

Y prop.42

397

cf.

Introduction à /€thique : la uie ffictiue Répertoire des pincipales fgures de I'afectiuité

generositas

(affect actif)

humanitas

(compulsion désirânte)

humilitas

savor-vlvreIII prop.29 sc.

IIIAd43IV prop. 37 sc.1

p. 237p. 384générositéIII prop. 59 sc.

cf. aussi IIIAd4Sexpl.IVprop.46IV prop. 73 sc.

IVAchap.ll

cf. aussi

/acquiescentia in se P. 339

Page 203: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 203/211

gloria(passionjoyeuse)

gratia (cf. gratitudo)(compulsion désirante)

hilaitas(passionjoyeuse)

horror(passion triste)

reconnaissânce. gratitudeIII prop. 41 sc.

IIIAd34aussi IV prop.77 sc.

/melancholiaallégresse

III prop. 11 sc.

aussi IVprop.42IVprop. 44 sc.

êpouvanteIII prop. 52 sc.

398

(passion triste)

indignatio(passion triste)

(intrepidus)(il ne s'agit pas d'un affect véritable)

inuidia(passion triste)

Vprop. 10 sc.

Vprop.41 etsc.

/pudor p. 247fiertéIII prop. 30 sc.

IIIAd30cf. aussi IIIprop.34

III prop. 52 sc.

IVprop.58V prop. 10 sc.

cf.

li

lTïl;,

fl

rpso

sentirnent d'abaissement

III,prqp. 55 coroll. sc.

urAd26aussi IIIAd28

IV prop. 53 et 54

réprobation/fauor P' 198

III prop. 22 sc.

IIIAd20aussi IV prop. 51 sc.

p. 376

courageuxIII prop. 51 sc.

/misericordia P. 199

envieIII prop. 24 sc.

III Ad 23

cf. aussi III prop. 32 sc.

III prop. 35 sc.

III prop. 55 sc. et coroll.IIIAd33IV prop. 34IV prop. 45 coroll. 1

cf.

cf-

cf

p. 286

p. 127

p. 324

399

tra

(compulsion désirante)

Introiluctionà /Tthique : la vie afectiue

colèrcP' 284

III prop. 40 coroll. 2 sc.

IIIAd36cf aussi lVprop.45 coroll. 1

IV prop. 59 sc.

IV prop. 63 sc. du coroll.

Répertoire des pincipales fgures de l'afectiuité

luxuria(compulsion désirante)

melancholia(passion riste)

intempêrat'tce

III prop. 56 sc.

IIIAd45

/hilaitasmélancolie

p. 347

p. l2l

Page 204: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 204/211

irisio(passion joyeuse)

laetitia(affect primaire)

laus(passionj oyeuse)

libido(compulsion désirante)

III prop.18 sc. 2IIIAd 13

III prop. 39 sc.

III prop. 40 sc.

III prop. 50 sc.

IVprop.47

/invidiacomFassion

TTI Ad24III prop. 32 sc.

IIIAdlSTII A d23

bienséance

III A d43III prop. 59 sc.

III Ad 48

Vprop.10sc.

/devotio p. 300sercasme

IIIAd 11

cf. aussi IIIprop. 47sc.III prop. 52 sc.

IVprop.45 coroll.l

/tristitiajoieIII prop. 11 sc.

IIIAd2aussi IVprop.41

/vituperiumestimeIII prop. 29 sc.

aussi I AIII prop. 31 sc.

III prop. 53 coroll.IVprop. 37 sc.2IVprop. 52 sc.

lubricitéIII prop. 56 sc.

IIIAd43

400

p. 174

p. 238

p. 347

cf.

cf.

ffietus(passion triste)

misericordia(passion joyeuse/triste)

modestia

(compulsion désirante)

odium(passion triste)

III prop. 11 sc.

cf. aussi lY prop.42

/spescrainte

cf, aussi

cf. aussi

cf. aussi

p. 173

p. 200

p. 385

l$.

ffiif

I

/amor p. 739haine

III prop. 13 sc.IIIAdT

cf, aussi IVprop. 34etsc.IVprop.45

,+01

Introiluction à /Tthique : la uie afectiue Répertoire des pincipales figures de l'ffictivité

philautia (cf. amor sul(passionjoyeuse)

poenitentia

amour de soiIIIAd23

eussi III prop. 55 sc.

/acquiescentia in se

,pso

s aevitia (cf . crudelitas)

(compulsion désirante)

securitas(passionjoyeuse)

duretéIIIAd33

/desPeratio

confianceIII prop. 18 sc. 2

IIIAdexpl.14

p. 210

p. 319

p. 287

p. r73

Page 205: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 205/211

cf.(passion triste)

praesentia in periculis animi(affect actiO

p ro p e n s i o (cf sy mp a thia)

(passionjoyeuse)

pudor(passion triste)

pusillanimitas

(passion triste)

repentirIII prop. 51 sc.

IIT Ad27aussi IIIAd26expl.IV prop. 54

gesenceltspdUaruteldangers

III prop. 59 sc.

aussi IV prop. 69 coroll.Vprop.10sc.

/auersio

PenchaûIIIIAdS

/{oriahonteIII prop. 30 sc.

IIIAd3laussi III prop. 39 sc.

III prop. 40 sc.

IIIAd2S

frousseIII prop. 51 sc.

IIIAd4laussi III Ad42

402

sobietas(affect actif)

spes(passionjoyeuse)

superbia(passionjoyeuse)

syrnpathia(passionjoyeuse)

taedium(affection corporelle)

aussi III prop. 52 sc.

IIIAd15exPl.IV prop. 47 sc.

sobriétêIII prop. 59 sc.

aussi III prop. 56 sc.

IIIAd48expl.

, /metus

esp-cranceIII prop. 18 sc. 2

IIIAdl2

cf.

cf.

cf.

p. 394

p. 156

p. 241

p. 317

cf.

p. 385

p. 773

p. 209

p. 156

p. 389

cf. aussi III prop. 50 et sc.IV prop. 47

prêtentionIII prop. 26 sc.

IIIAd23cf, aussi lVprop.49

IVprop.55,56,57V prop. 4 sc.

/antiPathiasyrnf athie

III prop. 15 sc.

dégoûtIII prop. 59 sc.f.

temperentia

(affect actif)

(timidus)

Introiluction à ltthique : Ia uie afectiue

retenueIII prop. 59 sc.

cf. aussi IIIprop. 56sc.IIIAd48e4p1.

p. 349

uindicta(compulsion désirante)

p. 385

Répertoire des pincipales fgures de l'afectiuité

p. 284rancuneIII prop. 40 coroll. 2 sc.

IIIAd3Tcf, aussi lVprop.37 sc.2

IVprop.45 coroll. 1

Page 206: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 206/211

(passion triste)

timor(compulsion désirante)

titillatio(passionjoyeuse)

tristitia(aflect primaire)

veneratio(passionjoyeuse)

couardIII prop. 51 sc.

cf. aussi IIIAd48expl.

engo$seIII prop. 39 sc.

IIIAd39

chatouillemenrIII prop. 11 sc.

cf, aussi IVprop.43

p. 280

/dolor p. 721

vituperium(passion triste)

voluntas

(a{fect primaire)

zelotypia(passion triste)

/laus p. 238blâme

III prop. 29 sc.cf. aussi IA

IV prop. 37 sc.2IV prop. 52 sc.

cf. appetitus et p. 98

cupiditasvolontéIII prop.9 sc.

j"lorrri.III prop. 35 sc.

cf. aussi IIIAd4Sexpl.Vprop.20 dêm.

p. 266

/laetitia p. 714tristesse

III prop. 11 sc.

III Ad 3cf. aussi lVprop.4l

/dedignatio p. 329respectIII prop. 52 sc.

cf, aussi IIIprop.55sc.IIIAd5

wrecundia p. 2Bl(passiontriste) réserveIII prop. 39 sc.

cf, aussi IIIAd3l

h

404 405

La troisième partie de I'Ethique et:' abrêgê'

ln uie afectiue

Page 207: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 207/211

Prêface (l'affectivitê est un phénomène complètement naturel qui'

de la même manière que tous les autres phénomènes naturels, doit être

expliqué par ses causes).-g àéfinitiorrs (cause adéqu ate / causeinadêquate, actif /pasif, affect).

2 postulats (corrcernani le pouvoir qu'a le corps d'être affecté' de

for-e. et de retenir des imaçs des autres co{ps avec lesquels il est

ainsi en relation).

r lrns BAsES NATURELLEs DE I'lrrncrtvltÉ(propositions 1 à 11)

t / Activité et Passivité

Propositions (et corollaire) (c'est le fait de former des idées adé-

quates ou inadéquates qui rend l'âme active ou passive)'

Proposition â 1.t scolie) (le fait que l'âme soit active ou passive

1. Cet exposé schématique du contenu du,de Afeaibu' t:P:::g.t" t" I:91Tjsur certains points celui qui a déjà été propo,sé dans.la u carte de L'Ethtque ) donnee en

;;;;;d;ï-,roi.r-. di|titto'à"aion) lb'ttiq"" ile spinoza,consacré àla cinquième

p'"k. a. celle-ci (op. cit.,p.217-222). pour un! justification de ces modifications, voir

ici note 1,p.244.

Introiluction à /Ethique : la uie afectiue

s'explique par des dôterminations strictement mentales, indépendam-ment de toute intervention du corps, qui est lui-même déterminé aumouvement et au repos par sa puissance propre en tent que celle-ci est

affectêe par ses relations avec les autres corps).Proposition 3 (et scolie) (en conséquence la vie de l'âme, qui se

déploie entre les deux pôles extrêmes de la passivité et de I'acti-vitê, s'e4plique entièrement par la nature des idées qui se forment en

rr lrrs coMPLExES AFFEcTIFS

ET LA FORMATION DE LA RELATION D'OBJET

(propositions 12 à 20)

! / L'amour et la haine

Ia troisiène partie de lT,thiqueen abftgé

Page 208: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 208/211

elle).

2 / I-e ( conatus ù

Propositions 4 et 5 (rien n'est donné dans la neture d'une chose oud'un < sujet > par quoi ceux-ci doivent être détruits, cette destmction,si elle se produit, ne pouvent s'expliquer que per l'intervention d'uneou de plusieurs ceuses extérieures).

Propositions 6 et7 (1, apparrient à l'essence actuelle de toute chosede s'e{forcer à penévérer dans son être autant que sâ nature la dêter-mine à le faire).

Proposition 8 (cet effort, dans la mesure où il est déterminé par laseule nature de la chose, se prolonge indéfiniment dans la durée).

3 / Its fficts pimaires

Proposition 9 (et scolie) (appétits, volitions, désin, sont des mani-festations immédiates de l'impulsion cornmuniquée par Ie conatus).

Proposition 10 (l'âme ne peut rien vouloir ou désirer qui soitcontraire aux appêtits du corps et à I'effort de celui-ci en vue de per-sêvérer dans son être).

Proposition 11 (et scolie)

fioieet tristesse raduisent mentalement

les variations de la manifestation du conatus, liées aux contraintes subies

par le corps du fait de ses relations avec d'autres coqps).

408 N

propositions 72 et L3 (corollaire et scolie) (amour et haine cones-

porrd"rrtà la joie et à la tristesse associêes à la reprêsentation de causes

extérieures).

2 / Les mécanismes de I'association et du transfert

Propositions14et15(corollaireetscolie)(latxationaccidentelledudêsirsurteloutelobjetdéterminés'expliqueparlemécanismedeI'association).

ProposiÉon 16 (une fois effectuêe, cette fixation peut être déplacée

sur d'auties objets par le mécanisme du transfert)'

3 / L'arnbivalence ffictiue

Proposition 17 (et scolie) (lefluctuatio animi, ou état de confusion

mental; rêsultant de la combinaison accidentelle des mécanismes pré-

cêdents de I'association et du transfert)'

4 / Ii projection temporelle de I'ffictivitë

PropositionlS(scolieslet2)(espoiretcreintesontdel,amouretde la haine repportées à des choses passêes ou futures)'

Propositiorx 19 et 20 (la tendance naturelle de I'affect est de dêsirer

que ce qu'il aime soit conservé et que ce qu'il hait soit détruit - tran-

sition vers les complexes interpersonnels)'

Introiluction à l€thique : la uie afective

III ILES FIGURES INTERPERSONNELLES DE L'AFFECTIVITÉET LE MIMÉTISME AFFECTIF (ptopositions 21 à 34)

I / Situations duelles et tiangulaires

Propositions 21,22 (scote), 23 (scolie) et 24 (scolie) (un affect peut

I-a ttoisième partie de lT,thique en abftgé

5 / Eflzts rétroactifs du mirnétisme afedif

Propositions 31 (corollaire et scolie) et 32 (scolie) (chacun fait tout

.. qt'il peut pour que les autres eiment ce qu'il aime, et lui-même

aimi ce qu'ils aiment - cas exemplaire des enfants qui rient Pârce

qu'ils voient rire).qui fait que I'on

Page 209: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 209/211

être rapporté à une autre personne en tant qu'elle-même est affectée de

joie ou de tristesse, éventuellement par I'intermédiaire de son rapportà une tierce personne sur laquelle ce même affect est susceptible d'êtreà son tour reporté).

2 / Sentiments altruistes et sentiments personnels

Propositions 25 et 26 (scolie) (l'implication imaginaire de I'aurredans la constitution de l'affect, en rapport avec la mise en place deschèmes comportementaux).

3 / L'imitation des afects

Proposition 27 (scolie, corollaires 7, 2, 3, scolie) (le mimétismeaflecti{, ou partage des sentiments : les affects et les systèmes de valeursque ceux-ci inspirent peuvent être automatiquement transfêrés d'unepersonne à une autre, même dans le cas où celles-ci ne sont pes person-nellement attachées au départ pâr un lien affectif).

4 / Agir sous le regard d'autrui

Propositions 28,29 (scolie) et 30 (scolie) (développemenr eurorra-tique des affects par la considération des affects d'autrui sur lesquels ilsse sont û"ér).

4t0 4lL

Propositions 33 er 34 (le dêsir de rêciprocitén'aime que parce qu'on veut être aimê).

IV ILES coNFLITS AFFEcTIFS (ptopositions 35 à 47)

7 / It retoumement de I'amout en son contraire

Proposition 35 (scolie) (on peut être amené à haïr ce qu'on aime

parce qu'on I'imagine aimê par un âutre que soi)'

Proposition 3à (corollaire et scolie) (le dêsir de perpêtuer les

rappor; affectifs dans le passé etdans le futur, et son corrêlat : la

frustration).Propositions 37 et 38 (l'intensiûcation des affects liêe à leur ambi-

valence).

2 / Ne çtas vouloir ce qu'on ueut et vouloir ce qu'on ne ueut pas

propositions 39,40 (scolie, corollaires I et2, scolie) et 41 (scolie,

corollaiie, scolie) (1'agressivité, liée au développement spontané de la

vie affective, n,est limitée que par la reprêsentation d'un mal plus

gfand - inévitable êquivoque de I'amour, qui est dans sa genèse asso-cié à la haine).

Propositions 42,43 et 44 (scolie) Q'instabilité des rapports affectifs

s,explique par le fait qu'ils se nouent sous la loi de I'imagination).

Introiluction à /€thique : Ia uie ffictive

3 / Phobies et engouefttents

Propositions 45, 46 et 47 (scolie) (transfert imaginaire de l'affectsur des groupes d'individus par application automatique du principede similaritê; joie ambivalente qui, dans un tel cas, naît de la haine

-enèse du nationalisme et du racisme).

I-a ttoisième partie de llthique en abregé

5 / Soucis et Préférences

Propositions 53 (corollaire), 54 et 55 (corollaire' scolie' corollaire

.t ,.oLè du corollaire) (f intêràt fondamental qui anime I'ensemble de

la vie affectiv. , épro.r.'à, un maximum de joie liée à l'exaltation de la

p"iro".. d'agir de l'âme en êcerrent les causes de tristesse qui brident

cette puissance).

Page 210: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 210/211

V IAccIDENTS ET VARIATIoNS DE LA VIE AFFECTIVE(propositions 48 à 57)

7 / Fixations

Propositions 48 et 49 (scolie) (variation de I'intensité des affectsinterpersonnels, suivant que ceux-ci se sont ou non fixés sur la consi-dêration exclusive de choses particulières).

2 / Pressentiments

Proposition 50 (scolie) (la vie affective, qui est entièrement fondêesur des interprétations imaginaires, peut s'attacher à des signes).

3 / Luhies

Proposition 51 (scolie) (venatilité de la vie affective, dont les

manifestations sont imprévisibles).

4 / Emballements

Proposition 52 (scolie) (variation de I'intensité des intérêts affectiG,en rapport avec le sentiment de I'exceptionnel et de la nouveauté).

6 / Déduction des comportements ol"tt'ft occasionnels

Proposition56(scolie)(variabilitédesaffectsetdeleuncombinai-,on, .ri

"o-plexesaffectifs qui peuvent, suivant les individus et selon

les circonstances, prendre tt'itporte quelle forme et se ûxer sur n'im-

porte quel objet).

7 / Dispaité des exltéiences afectirtes indiuiduelles

Proposition 57 (scolie) (suivant les espèces d'individus et les exis-

tences irrdirrldu.[es singuiières, les affects peuvent difiérer ou discor-der en nature).

vI ILES AFFECTS ACTIFS (propositions 58 et 59\

Propositions53et5g(scolie)(l'âme,entantqu'elleformedesidéesadéquaies, est entraînêe par des affects qui-ne sont Pas des passions' et

nêarimoins prennent la forme du dêsir et de ia joie)'

4t2 473

Introiluction à lTthique : la uie ffictiue

vII I RÉcÀPrruLATroN cÉNÉnarn.CATALOGUE RAISoNNÉ ops AFFECTS(iléfinitions 1à 48)

1. dêsir (cupiditas) ;2. joie (laetitia); 3. tristesse (tristitia); 4. suqprise(admiratio); 5. mêpris (contemptus); 6. amour (amo); 7. haine (odium) ;

Page 211: Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

8/6/2019 Introduction l 039 Thique de Spinoza Vol 3 Les Grands Livres de La Phi Lo Sophie

http://slidepdf.com/reader/full/introduction-l-039-thique-de-spinoza-vol-3-les-grands-livres-de-la-phi-lo-sophie 211/211

8. penchant (propensio); 9. aversion (aversio); 10. adoration (devotio);11. sarcasme (irrisio); 12. espérance (tpn); 1,3. crainte (metus);14. confiance (securitas); 15. désespoir (desperatio); 16. satisfaction(gaudium); 17. remords de conscience (conscientiae morsus); 18. pitié(comtniseratio) ; 19. faveur (favo); 20. réprobation (indignatio) ;

21. considération (existimatio); 22 dépréciation (despeaus); 23. envre(invidia); 24. compassion (miseicordia); 25. assurance en soi-même(acquiescentia in se ipso); 26. sentiment d'abaissement (humilitas) ;

27. rcpentft (poenitentia) ; 28. prêtennon (superbia) ; 29. abattement(abjeaio); 30. fierté (gloria); 31. honte (pudo);32. frwtration (deside-

rium);33. rivalitê (aemulatio); 34. reconnaissance (gratitudo); 35. bien-veillance ftenevolentia); 36. colère (ira) ; 37. rancune (vindicta) ;

38. cruautê (crudelitas); 39. angoisse (timor); 40. hardiesse (audacia) ;41. frousse (pusillanimitas); 42. affolement (consternatio); 43. savoir-vivre (humanitas) ;44. désir d'être bien vu (ambitio); 45. intempêrance(luxuria); 46. ivrognerie (ebrietas); 47. avaice (avaritia); 48. lubricité(ibido); Définition générale des affects passionnels.

ImPrimê en France

Imprimerie des Presses (Jnivenitaires de France

73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme

Novembre 7995 -N' 41 991