introduction croatie, le temps du baroque et des lumières · « croatie, le temps du baroque et...

3
XVI AVANT-PROPOS Ivan Golub Ce troisième volume de la série Croatie et Europe. Culture, sciences et arts est consacré à l’époque du baroque et des Lumières. Il s’agit d’une époque tout à fait originale. Le baroque est marqué par l’universalité au sens propre du terme versus unum, avec une orientation vers leTranscendant, ce en quoi il n’aura pas de successeurs. L’époque sui- vante, les Lumières, n’est plus théocentrique mais anthropocentrique. Alors qu’à l’ère baroque la pensée sert les sentiments, dans la période suivante la priorité va à la pensée – la ratio. Le baroque est une fête du temps et une célébration de l’espace. C’est le temps du pressentiment, de l’intuition, un style d’audace, une époque courageuse. Une gram- maire née en ce temps fut intitulée Grammatica audax. Apparaissent des ouvrages dont le titre comporte l’adjectif « nouveau », comme Musiche nuove. Le style baroque est expressément européen. Et il fut bien représenté en Croatie, qui se sentait depuis longtemps chez elle en Europe. Les Lumières, quant à elles, furent reçues dans un espace élargi, celui des régions libérées des Turcs, et tombèrent sur un sol assoiffé de culture. Un grand merci à tous ceux qui ont apporté une pierre à cet édifice et y ont introduit un élément de parole, d’image, de goût, d’effort… J’exprime d’abord mon admiration au directeur de publication, Ivan SupiËiÊ, promoteur de cette édition, qui vit avec elle et pour elle. Merci aussi à tous ceux qui ont épaulé les coéditeurs, l’Académie croate des sciences et des arts (notamment Milan Moguπ et Slobodan Kaπtela) et ©kolska knjiga (notamment Ante Æuæul et Bruno AbramoviÊ). Mes remerciements particuliers vont aux auteurs des textes, spécialistes reconnus de la matière qu’ils traitent, ainsi qu’aux iconographes (Sanja CvetniÊ, Igor FiskoviÊ, Vladimir MarkoviÊ) qui ont paré ce livre d’images de cette période d’histoire de l’art croate. Merci enfin à Damir FabijaniÊ, le photographe de l’édition. J’adresse également mes remerciements aux auteurs des cartes géographiques, Ivan JurkoviÊ et Tomislav Kaniπki, ainsi qu’à Damir KarbiÊ et Zoran LadiÊ, assistants de rédaction. VjaËeslav Ivanov dit que l’Europe doit respirer avec ses deux poumons. Se trouvant au carrefour de deux mondes, la Croatie est importante pour cette respiration. C’est ce que montre ce livre, mémoire – pour ne pas dire monument – d’une époque parti- culièrement riche pour la culture, l’esprit, les sciences et les arts croates. XVII 1. Professeur à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV), directeur du Centre d’histoire de l’Europe centrale. 2. Cet élément essentiel de l’histoire croate a fait l’objet d’une approche renouvelée par des spécialistes croates et hongrois, Hrvatsko-maarski odnosi 1102. - 1918. Zbornik radova, Zagreb, 2004. INTRODUCTION Olivier Chaline 1 Qu’est-ce que la Croatie aux XVII e et XVIII e siècles ? Reliquiae reliquiarum olim regni Croatiae… Les restes des restes du royaume médiéval désormais partagé et envahi, répondait-on à l’époque depuis la Diète de Croatie, le Sabor, à Zagreb. Pourtant, à la différence de Troie, tout n’est pas que ruines et la Croatie à l’époque moderne n’a pas, en tant qu’État, complètement cessé d’exister. Il y a toujours des cultures croates, qui ne sont pas encore unifiées dans une langue commune. Parler de la Croatie à l’âge du baroque puis des Lumières, c’est évoquer un pays divisé en trois parties très dis- semblables, habsbourgeoise, vénitienne et ottomane, de part et d’autre d’une frontière majeure commandant alors l’histoire de l’Europe, celle qui sépare l’Empire de la dynastie des Osmanlis des États chrétiens. Cet éclatement du royaume commande la structure même du présent volume, le troisième de la grande histoire de la Croatie réalisée par l’Académie des sciences et des arts croate depuis l’indépendance. Chacun des grands thèmes est ainsi réfracté dans les trois parties du pays, car il n’était pas envisageable de traiter de manière synthétique des situations fort dissemblables. Le public francophone trouvera ici pour la première fois une masse d’informations et une riche iconographie sur un pays à l’histoire séculaire et dont l’indépendance, récente, a été conquise de haute lutte. On ne saurait négliger cette double réalité, y compris dans la manière d’écrire l’histoire. Précisons que le volume est une adaptation réalisée en accord avec l’Académie croate des sciences et des arts, et non une traduction pure et simple de tous les textes publiés en 2002 à l’intention des lecteurs croates. Il offre aussi un état de la recherche et de l’historiographie croates dans des domaines très variés, même si certains aspects, faute d’études en amont, n’ont pu faire l’objet d’articles : l’histoire économique, rurale ou maritime, l’étude de la vie reli- gieuse des populations sont ainsi moins bien dotées que les thématiques politiques, mili- taires ou surtout culturelles. Les francophones qui ont massivement découvert les côtes dalmates depuis une dizaine d’années trouveront ici de quoi mieux comprendre des rivages qui les ont séduits et aussi de quoi se rendre compte qu’au-delà des plages et des villes pittoresques, il y a une autre Croatie, partie intégrante de l’Europe centrale. Sans la connaissance d’une plus longue durée et de quelques données majeures d’his- toire européenne, on risquerait de ne pas comprendre la situation des pays croates au XVII e siècle. Énoncer ou rappeler ces éléments fondamentaux est indispensable en intro- duction à ce savant volume. Le royaume de Croatie existe en tant que tel depuis qu’en 925 le pape a accordé le titre de roi au duc Tomislav. Il y avait dès le milieu du IX e siècle un dux Croatorum du nom deTrpmir et dont le successeur, Branimir, fut déjà reconnu par Rome en 879. En 1102 fut passé un accord entre le roi de Hongrie, Coloman, auquel la veuve du roi de Croatie Zvonimir avait fait appel pour mettre fin aux désordres, et les douze tribus croates. Par ces Pacta conventa, les deux couronnes se trouvèrent désormais liées et le monarque magyar reconnu roi légitime de Croatie. À charge pour lui de respecter les privilèges de la noblesse. Ce fut le début d’une histoire commune qui, en dépit de bien des orages et péripéties, dura jusqu’en octobre 1918 et dans laquelle les noblesses hon- groise et croate jouèrent un rôle essentiel 2 . On ne sera donc pas surpris que les mêmes personnages soient revendiqués par les deux nations sous des noms différents. Caractériser avec précision ce que fut cette union est bien difficile. Ce ne fut pas une conquête mais il est évident que, de l’extérieur, on voyait dans le monarque commun bien davantage le roi de Hongrie que celui de Hongrie et de Croatie. Parlons, faute de mieux, d’union personnelle pour désigner une situation juridique très souple par laquelle [« Croatie, Le temps du baroque et des Lumières », Ivan Golub et Ivan Supičić (dir.)] [ISBN 978-2-7535-1729-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]

Upload: others

Post on 12-Jul-2020

12 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: introduction Croatie, Le temps du baroque et des Lumières · « Croatie, Le temps du baroque et des Lumières », Ivan Golub et Ivan Supičić (dir.) ISBN 978-2-7535-1694-6 Presses

XVI

AVANT-PROPOSIvan Golub

Ce troisième volume de la sérieCroatie et Europe. Culture, sciences et arts est consacréà l’époque du baroque et des Lumières. Il s’agit d’une époque tout à fait originale. Lebaroque est marqué par l’universalité au sens propre du terme versus unum, avec uneorientation vers leTranscendant, ce en quoi il n’aura pas de successeurs. L’époque sui-vante, les Lumières, n’est plus théocentriquemais anthropocentrique. Alors qu’à l’èrebaroque la pensée sert les sentiments, dans la période suivante la priorité va à la pensée– la ratio. Le baroque est une fête du temps et une célébration de l’espace. C’est le tempsdu pressentiment, de l’intuition, un style d’audace, une époque courageuse. Une gram-maire née en ce temps fut intituléeGrammatica audax.Apparaissent des ouvrages dontle titre comporte l’adjectif « nouveau », commeMusiche nuove.Le style baroque est expressément européen. Et il fut bien représenté enCroatie, qui

se sentait depuis longtemps chez elle en Europe. Les Lumières, quant à elles, furentreçues dans un espace élargi, celui des régions libérées des Turcs, et tombèrent sur unsol assoiffé de culture.Un grandmerci à tous ceux qui ont apporté une pierre à cet édifice et y ont introduit

un élément de parole, d’image, de goût, d’effort… J’exprime d’abordmon admirationau directeur de publication, Ivan SupiËiÊ, promoteur de cette édition, qui vit avec elleet pour elle. Merci aussi à tous ceux qui ont épaulé les coéditeurs, l’Académie croatedes sciences et des arts (notammentMilanMoguπ et SlobodanKaπtela) et ©kolska knjiga(notamment Ante Æuæul et Bruno AbramoviÊ).Mes remerciements particuliers vont aux auteurs des textes, spécialistes reconnus

de la matière qu’ils traitent, ainsi qu’aux iconographes (Sanja CvetniÊ, Igor FiskoviÊ,Vladimir MarkoviÊ) qui ont paré ce livre d’images de cette période d’histoire de l’artcroate. Merci enfin à Damir FabijaniÊ, le photographe de l’édition.J’adresse également mes remerciements aux auteurs des cartes géographiques, Ivan

JurkoviÊ et Tomislav Kaniπki, ainsi qu’à Damir KarbiÊ et Zoran LadiÊ, assistants derédaction.VjaËeslav Ivanov dit que l’Europe doit respirer avec ses deux poumons. Se trouvant

au carrefour de deux mondes, la Croatie est importante pour cette respiration. C’estce que montre ce livre, mémoire – pour ne pas dire monument – d’une époque parti-culièrement riche pour la culture, l’esprit, les sciences et les arts croates.

XVII

1. Professeur à l’université Paris-Sorbonne(Paris IV), directeur du Centre d’histoirede l’Europe centrale.2. Cet élément essentiel de l’histoire croatea fait l’objet d’une approche renouveléepar des spécialistes croates et hongrois,Hrvatsko-maarski odnosi 1102.- 1918.Zbornik radova, Zagreb, 2004.

INTRODUCTIONOlivier Chaline 1

Qu’est-ce que la Croatie aux XVIIe et XVIIIe siècles ? Reliquiae reliquiarum olim regniCroatiae… Les restes des restes du royaume médiéval désormais partagé et envahi,répondait-on à l’époque depuis la Diète de Croatie, le Sabor, à Zagreb. Pourtant, àla différence de Troie, tout n’est pas que ruines et la Croatie à l’époque moderne n’apas, en tant qu’État, complètement cessé d’exister. Il y a toujours des cultures croates,qui ne sont pas encore unifiées dans une langue commune. Parler de la Croatie à l’âgedu baroque puis des Lumières, c’est évoquer un pays divisé en trois parties très dis-semblables, habsbourgeoise, vénitienne et ottomane, de part et d’autre d’une frontièremajeure commandant alors l’histoire de l’Europe, celle qui sépare l’Empire de la dynastiedes Osmanlis des États chrétiens.Cet éclatement du royaume commande la structure même du présent volume, le

troisième de la grande histoire de la Croatie réalisée par l’Académie des sciences et desarts croate depuis l’indépendance. Chacun des grands thèmes est ainsi réfracté dans lestrois parties du pays, car il n’était pas envisageable de traiter de manière synthétiquedes situations fort dissemblables. Le public francophone trouvera ici pour la premièrefois unemasse d’informations et une riche iconographie sur un pays à l’histoire séculaireet dont l’indépendance, récente, a été conquise de haute lutte. On ne saurait négligercette double réalité, y compris dans lamanière d’écrire l’histoire. Précisons que le volumeest une adaptation réalisée en accord avec l’Académie croate des sciences et des arts, etnon une traduction pure et simple de tous les textes publiés en 2002 à l’intention deslecteurs croates. Il offre aussi un état de la recherche et de l’historiographie croates dansdes domaines très variés, même si certains aspects, faute d’études en amont, n’ont pufaire l’objet d’articles : l’histoire économique, rurale oumaritime, l’étude de la vie reli-gieuse des populations sont ainsimoins bien dotées que les thématiques politiques,mili-taires ou surtout culturelles. Les francophones qui ontmassivement découvert les côtesdalmates depuis une dizaine d’années trouveront ici de quoi mieux comprendre desrivages qui les ont séduits et aussi de quoi se rendre compte qu’au-delà des plages et desvilles pittoresques, il y a une autre Croatie, partie intégrante de l’Europe centrale.Sans la connaissance d’une plus longue durée et de quelques donnéesmajeures d’his-

toire européenne, on risquerait de ne pas comprendre la situation des pays croates auXVIIe siècle. Énoncer ou rappeler ces éléments fondamentaux est indispensable en intro-duction à ce savant volume.Le royaume de Croatie existe en tant que tel depuis qu’en 925 le pape a accordé le

titre de roi au ducTomislav. Il y avait dès le milieu du IXe siècle un dux Croatorum dunom de Trpmir et dont le successeur, Branimir, fut déjà reconnu par Rome en 879.En 1102 fut passé un accord entre le roi de Hongrie, Coloman, auquel la veuve du roide Croatie Zvonimir avait fait appel pourmettre fin aux désordres, et les douze tribuscroates. Par ces Pacta conventa, les deux couronnes se trouvèrent désormais liées et lemonarque magyar reconnu roi légitime de Croatie. À charge pour lui de respecter lesprivilèges de la noblesse. Ce fut le début d’une histoire commune qui, en dépit de biendes orages et péripéties, dura jusqu’en octobre 1918 et dans laquelle les noblesses hon-groise et croate jouèrent un rôle essentiel 2. On ne sera donc pas surpris que les mêmespersonnages soient revendiqués par les deux nations sous des noms différents.Caractériser avec précision ce que fut cette union est bien difficile. Ce ne fut pas une

conquête mais il est évident que, de l’extérieur, on voyait dans le monarque communbien davantage le roi de Hongrie que celui de Hongrie et de Croatie. Parlons, faute demieux, d’union personnelle pour désigner une situation juridique très souple par laquelle

[« C

roat

ie, L

e te

mps

du

baro

que

et d

es L

umiè

res

», Iv

an G

olub

et I

van

Supičić

(dir.

)]

[ISBN

978

-2-7

535-

1729

-5 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

011,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

]

Page 2: introduction Croatie, Le temps du baroque et des Lumières · « Croatie, Le temps du baroque et des Lumières », Ivan Golub et Ivan Supičić (dir.) ISBN 978-2-7535-1694-6 Presses

en 1526, ce qui avait échappé à l’invasion entra dans la monarchie autrichienne, cetensemble de territoires que leHabsbourg tenait en union personnelle (Autriche, paysde la Couronne [élective] de Bohême, pays de la Couronne [aussi élective] deHongrieet de Croatie, etc.). Le roi fut donc absent et représenté par le ban, ce qui n’était pasnouveau, mais, situation inédite, les élites croates eurent affaire non plus seulement àlaDiète deHongrie à Presbourg (ou Pozsony en hongrois, aujourd’hui Bratislava)maisaussi à la cour impériale àVienne 5. Endépit d’un communattachement au catholicisme,il en résulta des divergences d’appréciation sur les priorités politiques. Le monarqueHabsbourg ne raisonnait pas en fonction d’un territoire donné mais de ses intérêtsdynastiques et de l’ensemble de ses possessions. On comprendra aisément que le Saborétait, pour sa part, surtout sensible à ce qui touchait la Croatie. Ce décalage de pers-pectives fut évident lorsque l’empereur et roi Léopold Ier conclut en 1664, juste aprèsla victoire de Saint-Gotthard, une paix bâclée avec lesTurcs, au grandmécontentementde la haute noblesse croate et hongroise. Certains desmagnats en vinrent alors à conspi-rer en 1671 et à prendre contact avec Louis XIV, ce qui s’acheva tragiquement poureux. Découverts, les conjurés furent jugés et exécutés. Peter Zrinyi (Petar Zrinski) etFerenc Kristof Frangepán (Fran Krsto Frankapan) sont tenus pour des martyrs de lapatrie par les Croates comme par les Hongrois.La Croatie Habsbourg se subdivise en deux entités.La première est la Croatie du ban, dont Zagreb est la ville principale. C’est là que

siège depuis 1557 la Diète de Croatie et que le ban s’installe en 1621. Le rôle majeurrevient à la haute noblesse, à ces magnats à la fois hongrois et croates. La Diète deCroatie est indépendante de la Diète hongroise, dans laquelle elle est représentée pardeux délégués. Elle établit des lois qui sont ensuite confirmées par le roi.L’autre territoire est celui des Confinsmilitaires, organisés depuis 1522 par Ferdinand

de Habsbourg à la demande de Louis II Jagellon. Cette zone ne dépend ni du ban, nide la Diète croate, ni non plus de celle deHongrie. Ici, l’autorité est militaire et relèvedirectement du prince, l’archiduc de Styrie au XVIe siècle, l’empereur (et roi de Croatie)ensuite. La ville la plus importante est Karlstadt (Karlovac), cité idéale fondée en 1579et ceinte de bastions à l’italienne.Mais les Confins, ce sont surtout des paysans soldatsserbes orthodoxes, qui reçoivent des terres et des privilèges religieux en échange de lagarde de la frontière. Ferdinand II fixe leur statut dans ses StatutaValachorum en 1630.S’il ne reste plus guère qu’un tiers de la Croatie médiévale, celle-ci n’en est pasmoins

le pivot de la défense de la monarchie Habsbourg. En 1593, la bataille de Sisak estremportée par les troupesHabsbourg, notamment croates, qui prennent leur revanchesur la défaite subie un siècle auparavant.Mais ce beau succès reste sans effet sur les ter-ritoires tenus par les Ottomans. Les frontières ne bougent pas de façon significativeavant les années 1680.La Croatie vénitienne comprend une partie de l’Istrie et du littoral dalmate avec la

plupart des îles 6. Depuis le XVe siècle, Venise a perdu du territoire mais peu de placesfortes. Une intense vie artistique et culturelle règne dans les villes de la côte et des archi-pels, très liées aumonde italien 7. Cela n’empêche pas la liturgie glagolitique d’être tou-jours bien présente, tout comme le dialecte, l’une des composantes de la langue croatequi n’est pas encore unifiée. Ainsi, en 1501, un patricien de Split (Spalato), MarkoMaruliÊ, compose le premier poème épique en croate, l’Histoire de la sainte veuve Judith.Mais ce chapelet d’îles et de places fortes disposées le long du continent doit subir depénibles voisinages, aussi bien le pachaluk de Bosnie dans l’arrière-pays tenu par lesOttomans, que des fugitifs balkaniques chrétiens établis en territoire Habsbourg àSegna depuis 1557, lesUscoques. Ceux-ci, devenus de redoutables pirates, occasionnentune guerre entreVenise et l’archiduc Ferdinand de Styrie de 1615 à 1617. La paix reve-nue, l’archiduc doit écarter cette population de la côte. La capitale de laDalmatie véni-tienne est Zadar (Zara), où réside le provéditeur général.Mais la fin du XVIe siècle voitl’essor de Split (Spalato), au débouché de la nouvelle route terrestre et commerciale

5. Voir J. Bérenger, La Hongrie desHabsbourg, de 1526 à 1790, t. I, Rennes,Presses universitaires de Rennes, 2010.6. P. Cabanes (dir.),Histoire del’Adriatique, Paris, Le Seuil, 2001 ;voir en particulier les chapitres dusà B. Doumerc (XIIIe -XVIIe siècle)et O. Chaline (1645-1918).7. Il est aisé de s’en faire une idée grâceau catalogue de l’exposition La Renaissanceen Croatie, Zagreb, 2004.

XIX

la Couronne de Croatie fut liée à celle de Hongrie sans toutefois s’y perdre. Et encoredoit-on signaler que le royaume médiéval de Croatie était fait de trois territoires dis-tincts : la Slavonie, entre Drave et Save, la Croatie proprement dite allant de la Save àla mer, et la Dalmatie. Les aléas de l’histoire ont bouleversé cette tripartition, chan-geant parfois la dénomination d’un même territoire lorsqu’il venait à passer sous unautre maître.Car le double royaume hongrois et croate connut une alternance de périodes fastes

et tragiques 3. En 1241-1242, la Hongrie subit l’invasionmongole et Zagreb fut alorsle refuge dumonarque. Dès le début du XIIe siècle, la Croatie, dans sa partie dalmate,futmenacée de passer sous la domination deVenise. Au XIVe siècle, la nouvelle dynastieangevine, parente de celle qui régnait sur Naples, chassa les Vénitiens de Dalmatie,mais ceux-ci y reprirent pied dès le début du siècle suivant grâce à l’accord signé en1409 avec le roi Ladislas.Pourtant, il y avait une menace plus grande encore que celle du lion de saint Marc.

Depuis 1354, lesTurcs étaient passés en Europe et avaient commencé à prendre à reversl’Empire byzantin, subjuguant peu à peu les États balkaniques tandis que laHongrie-Croatie de Louis Ier d’Anjou était à son apogée. En 1389, les Turcs avaient vaincu àKosovo Polje une coalition serbe, bosniaque, bulgare et albanaise. La Serbie devint unpays vassal et la Bulgarie fut annexée à l’Empire ottoman. Lorsque la poussée turquereprit, dans les années 1430-1440, elle fut momentanément arrêtée par les Hongrois,conduits par Jean Hunyadi en Serbie et en Bulgarie, par les Albanais de GeorgesKastrioti, Skanderbeg. Quand lesHongrois voulurent reprendre l’initiative, ils furentvaincus, faute de soutien occidental, à Varna, en Bulgarie, en 1444. L’avancée otto-mane, qui ne se résume pas à la chute de Constantinople en 1453, fut désormais irré-sistible. La Serbie fut conquise en 1459, la Bosnie en 1463. LesTurcs étaient désormaisaux portes du royaume deHongrie et de Croatie, qui faisait figure d’antemurale chris-tianitatis, d’avant-mur de la chrétienté. En 1493, les troupes du ban deCroatie (le lieu-tenant du roi) furent battues à Krbavsko Polje, dans la vallée de la Lika, et une partie dela noblesse périt dans cette bataille. Mais aucun des rois de la dynastie des Jagellon,Vladislav II puis Louis II, n’aida vraiment ses sujets croates.En 1521, Belgrade fut prise par les Ottomans, ce qui ouvrit irrémédiablement la

plaine hongroise à l’invasion. En 1526, le roi deHongrie et deCroatie Louis II Jagellonfut vaincu et tué à Mohács. Ce désastre, qui est une date essentielle pour l’histoire del’Europe centrale tout entière, plongea le double royaume dans la confusion. Il eut pourconséquence, lamême année, l’élection de deux rois, lemagnat 4hongrois Jean Szapolyaiet le beau-frère du défunt, Ferdinand deHabsbourg avec, très vite, la guerre civile dansle royaumemenacé d’invasion. LaCroatie choisit Ferdinand, la Slavonie Jean Szapolyaiavant de se rallier finalement auHabsbourg dans l’espoir demieux se protéger desTurcs.Pour plusieurs siècles désormais, il y eut trois Croaties :

- la CroatieHabsbourg, toujours liée à la Couronne deHongrie, avec Zagreb (Agramen allemand),mais aussi les Confinsmilitaires organisés progressivement avec l’implan-tation de populations surtout serbes fuyant l’Empire ottoman ;- la Croatie ottomane qui jouxtait la Bosnie et l’Herzégovine, avec le cas particulierdeRaguse (aujourd’huiDubrovnik), demeurée indépendantemais qui versait un tributannuel au sultan ;- les territoires vénitiens d’Istrie puis de Dalmatie.Ces trois histoires se déroulèrent en parallèle, laissant une marque durable sur les

paysages et les hommes.Notons que sauf dans le cas de quelques personnalités, commeFlacius Illyricus et, plus tard,Marko Antun (Marcantonio) DeDominis, les réformesprotestantes n’ont trouvé qu’un écho limité chez les Croates.En tant qu’État, la Croatie survécut sous l’autorité de Ferdinand de Habsbourg, le

frère cadet de l’empereurCharlesQuint. Lamaison d’Autriche apparaissait alors commela seule capable de tenir en échec l’avancée ottomane. À partir de l’élection de Ferdinand

3. Voir Ed. Hercigonja et I. SupiËiÊ,Croatie. Trésors du Moyen Âge et

de la Renaissance, Paris, Somogy, 2005.4. Titre donné en Pologne et en Hongrie

aux membres de la haute noblesse.

XVIII [« C

roat

ie, L

e te

mps

du

baro

que

et d

es L

umiè

res

», Iv

an G

olub

et I

van

Supičić

(dir.

)]

[ISBN

978

-2-7

535-

1729

-5 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

011,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

]

Page 3: introduction Croatie, Le temps du baroque et des Lumières · « Croatie, Le temps du baroque et des Lumières », Ivan Golub et Ivan Supičić (dir.) ISBN 978-2-7535-1694-6 Presses

10. Le latin est la langue officielledu royaume.

XX

8. Cet aspect est particulièrementbien mis en valeur dans ce volume.

Signalons aussi le travail de L. OreskoviÊ,Le Diocèse de Senj - Modruπ en Croatiehabsbourgeoise : de la Contre-Réformeaux Lumières, 1650-1770, Turnhout,

Brepols, 2008.9. On pourra se reporter au très beaulivre de N. GrujiÊ et J.-Chr. Dartoux,Dubrovnik, l’ancienne Raguse, Paris,

Imprimerie nationale, 2007.

entre Constantinople et l’Adriatique. Le temps, les épreuves vécues en commun, lecatholicisme partagé, l’intérêt bien compris finissent par tisser des liens durables entreles « Esclavons », les Dalmates, et Venise qui apparaît comme la protectrice de cettemarge aventurée de la chrétienté latine face à l’islam.La CroatieHabsbourg et la Croatie vénitienne ont été, aux XVIIe et XVIIIe siècles, très

marquées par la Réforme catholique et l’art baroque 8. Celui-ci ne se limite pas à l’archi-tecture mais il inclut la totalité des formes de la culture, donc aussi la littérature. Lesclercs, notamment jésuites et franciscains, se partagent les premiers rangs avec lesmagnats. Mais c’est aussi une cité-État maritime, très liée à Rome et pourtant vassaledu sultan, Raguse, qui est pour les missionnaires catholiques la porte des Balkans et del’Europe centrale sous domination ottomane.Il y a enfin uneCroatie ottomane avec des territoires variés bordant le bastion naturel

formé par la Bosnie et l’Herzégovine. Aunord, c’est la Slavonie, entre la Save et laDrave ;à l’ouest, la zonede la Lika ; au sud-ouest, laBukovica, dans l’arrière-pays deZadar (Zara).On est ici sous administration ottomane directe. Des forteresses turques permettentdemenacer Zadar et Šibenik (Sebenico) :Drnis, Clis ou Sinj. La dernière poussée otto-mane dans cette zone a lieu lors de la guerre de Candie et l’ennemi s’avance jusqu’auxenvirons de Split (Spalato) et de Šibenik.Mais, sur cesmarges de l’immense empire quis’étend de l’Euphrate auDanube et de lamerNoire à laHaute Égypte, il y a aussi placepour des territoires liés à la Sublime Portemais échappant à son administration. C’estle cas de Raguse, qui depuis le traité de 1430 avec le sultan verse un tribut annuel contresa protection et des avantages commerciaux dans l’Empire ottoman. Dans cette villecatholique très liée à l’Italie et notamment à Rome, la Renaissance trouve un milieuparticulièrement propice à l’architecture comme aux lettres 9. Raguse est l’un des foyersdans lesquels le croate devient vraiment une langue littéraire.Cette vitalité est inséparable d’une prospérité économique sensible au XVIe siècle et

renouvelée au XVIIIe siècle. Le commerce du sel, l’exportation des produits de l’arrière-pays, les constructions navales ou encore le rôle majeur des Ragusains comme trans-porteursmaritimes dans tout lemondeméditerranéen sont autant d’éléments de cetteopulence. Faut-il préciser que la République placée sous la protection de saint Blaiseprofite, grâce à sa neutralité, de chaque guerre entre Venise et les Ottomans ?Mais en1667 elle subit un terrible tremblement de terre, qui la dévaste et coûte la vie à bonnombre de ses habitants. Il faut alors reconstruire, avec l’aide du pape ; après des décen-nies de travaux, la cité devient l’un des avant-postes de l’art baroque.La situation des pays croates semodifie notablement à partir des années 1680, lorsque

la victoire chrétienne devant Vienne en 1683 et la Sainte-Ligue de 1684 (unissant leHabsbourg, Venise et le pape à l’initiative de ce dernier) marquent le début du grandrecul ottoman en Europe. L’empereur Léopold Ier parvient à reconquérir la totalité dela Hongrie et la Slavonie (en fait, les comitats les plus orientaux de la Slavonie médié-vale).Dès lors, il peut entreprendre le réaménagement desConfinsmilitaires, désormaisreportés à proximité immédiate de la Bosnie.Des forteresses autrichiennes sont édifiéesen Slavonie, telle celle de Varaždin. Les soldats serbes des Confins, les Grenzer, sontorganisés en régiments. La frontièremilitaire dépend toujours directement deVienne(duConseil de guerre, ouHofkriegsrat, et de la Chambre des comptes, ouHofkammer).Elle reste sous autorité militaire jusqu’aux lendemains de la conquête de la Bosnie etde l’Herzégovine en 1878. De son côté, la Dalmatie vénitienne gagne en extension eten profondeur au fur et à mesure des guerres. C’est la seule zone dans laquelle Veniseprogresse continûment entre 1669 et 1718, tandis qu’elle perd par ailleurs la Crète en1669 et en 1718 laMorée (le Péloponnèse), un temps reconquise. Jamais la Républiquede saintMarc n’a été autant adriatique.Quant auxOttomans, qui conservent la Bosnieet l’essentiel de l’Herzégovine, ils sont presque partout écartés de la mer, sauf là où lesdiplomates ont jugé bon demaintenir des couloirs afin de séparer les territoires vénitiensde ceux de Raguse.

XXI

Le XVIIIe siècle est ensuite, à bien des égards, le temps de la reconstruction. Dans laSlavonie réintégrée au royaume de Croatie, on rebâtit églises, maisons et châteaux, sibien que cette région devient une partie de l’Europe centrale baroque. LesHabsbourgentendent développer un port sur la portion du littoral qui leur appartient : c’est le casavec Kraljevica (Porto Re), en plus du port franc établi dès 1719 àTrieste. Des routessont aménagées entre Zagreb et la mer.Mais l’ordreHabsbourg, s’il garantit la paix, suscite des réticences lorsqu’il compro-

met les privilèges du royaume. En 1779, la décision de supprimer la Diète de Croatieet d’en transférer les pouvoirs à celle de Hongrie est très mal acceptée, tout comme ladécision de Joseph II, en 1784, de faire de l’allemand la langue administrative de toutelaMonarchie. LaDalmatie vénitienne demeure très arriérée dès que l’on sort des villeslittorales,mais elle profite à un degré encore inégalé du commerce deVenise.Nombreuxsont désormais les capitaines et les marins esclavons qui assurent une part croissantede la vie maritime vénitienne. Dans le même temps, Raguse connaît un nouvel essorcommercial qui dure jusqu’aux guerres de la Révolution et de l’Empire.L’histoire des trois Croaties à l’époque moderne n’est donc pas celle d’un bout du

monde ou d’une marge de l’Europe. On y retrouve, avec des modalités spécifiques,des enjeux essentiels pour toute l’Europe centrale : défense contre lesTurcs, diffusionde la culture baroque et plus tard des Lumières.La décennie 1790 marque à bien des égards un tournant. Elle voit la fin de la der-

nière guerre austro-turque (1788-1790), avec une éphémère réoccupation de Belgradepar les troupes autrichiennes, mais sansmodifications notables de la frontière des deuxempires. On peut dater de juin 1790 l’apparition d’une « question croate » aux yeuxdesHongrois, qui entendent imposer leur langue à côté du latin 10 et étendre à laCroatieles institutions hongroises en établissant l’égalité de droits entre protestants et catho-liques – ce qui suscite le rappel indigné, par la Diète croate, de l’alliance entre les deuxroyaumes et une vive hostilité anti-hongroise. Enfin survient en 1797 le suicide poli-tique de la République de Venise, imposé par Bonaparte. Cette brutale disparitiond’un État séculaire ouvre une période de troubles et d’instabilité dans les anciens ter-ritoires vénitiens d’Istrie et de Dalmatie jusqu’à l’arrivée des troupes autrichiennes.En quelques années, on assiste à une profondemodification des enjeux et des conflits.Le facteur national peut désormais prendre une force croissante.

[« C

roat

ie, L

e te

mps

du

baro

que

et d

es L

umiè

res

», Iv

an G

olub

et I

van

Supičić

(dir.

)]

[ISBN

978

-2-7

535-

1729

-5 P

ress

es u

nive

rsita

ires

de R

enne

s, 2

011,

ww

w.p

ur-e

ditio

ns.fr

]