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    Violence totale

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    La violence nazie entretien avec Johann Chapoutot

    Le feu nuclaire :une expression de la violence absolue ? Jean-Louis Vichot

    Tu massacreras tes frres ! Herv Pierre

    Et la foule crie mort ! Patrick Clervoy

    La violence, une fin ou un moyen pour ltat islamique ? Wassim Nasr

    La mdiatisation de la violence totale en Centrafrique :rcit par les images, rcit par les mots Bndicte Chron

    Regain de violences ? entretien avec Robert Muchembled

    Rvolution franaise et violence totale Jean-Clment Martin

    Illgitime violence Jean-Philippe Immarigeon

    Justifier la violence extrme ? Monique Castillo

    Force et violence Pierre de Villiers

    Kakanj 1992 : les sapeurs dcouvrent la violence Jean-Luc Cotard

    Le processus homicide.Analyse empirique de lacte de tuer Brice Erbland

    Quand tuer blesse. Rflexion sur la mort rouge Yann Andrutan

    Le lien la violence des commandos Marine Jacques Brlivet

    Messieurs les insurgs, tirez les premiers ! Yohann Douady

    POUR NOURRIR LE DBAT

    Le rebelle et le soldat : quelle thique ? Monique Castillo

    Larme et le maintien de lordrelors de lapplication des lois laques (1902-1906) Xavier Boniface

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    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

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    La revue Inflexions

    est dite par larme de terre.cole militaire 1 place Joffre Case 09 75700 Paris SP 07Rdaction : 01 44 42 42 86 e-mail : inflexions.emat-cab@terre-net.defense.gouv.frwww.inflexions.frFacebook : inflexions (officiel)

    Membres fondateurs :

    M. le gnral de corps darme (2S) Jrme Millet Mme Line Sourbier-PinterM. le gnral darme (2S) Bernard Thorette

    Directeur de la publication :

    M. le gnral de division Franois Lecointre

    Directeur adjoint :

    M. le colonel Herv Pierre

    Rdactrice en chef :

    Mme Emmanuelle Rioux

    Comit de rdaction :

    M. le mdecin en chef Yann Andrutan M. John Christopher Barry Mme le professeurMonique Castillo M. le mdecin chef des services (er) Patrick Clervoy M. le colonel (er)Jean-Luc Cotard Mme le professeur Catherine Durandin M. le gnral de brigade BenotDurieux M. le commandant Brice Erbland M. le lieutenant-colonel (er) Hugues Esquerre

    M. le colonel Frdric Gout M. le colonel (er) Michel Goya M. le professeur ArmelHuet M. le grand rabbin Ham Korsia M. le gnral de brigade Thierry Marchand M. legnral darme (2S) Jean-Philippe Margueron M. lambassadeur de France FranoisScheer M. le professeur Didier Sicard M. le colonel (er) Andr Thiblemont

    Membres dhonneur :

    M. le gnral darme (2S) Jean-Ren Bachelet M. le gnral de corps darme (2S)Pierre Garrigou-Grandchamp

    Secrtaire de rdaction : adjudant-chef Claudia Sobotka

    Les manuscrits soumis au comit de lecture ne sont pas retourns.Les opinions mises dans les articles nengagent que la responsabilit des auteurs.Les titres des articles sont de la responsabilit de la rdaction.

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    Violence totale

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    Prhistoire entretien avec Marylne Patou-Mathis

    Langues et territoire :une relation complexe entretien avec Claude Hagge

    Le Tour de France, tmoignagede lunit et de lintgrit de la nation Pierre Boisard

    Lhistorien et le territoire Jean-Pierre Rioux

    Les territorialits,

    nouvelles frontires des socits Armel HuetLamnagement du territoire aujourdhui Jean-Luc Buf

    Territoire, citoyennetet processus de financiarisation John Christopher Barry

    Isral et la Palestine Dominique Bourel

    Frontires et territoires,un complexe europen original Michel Foucher

    Ltat de la cit du Vatican : un territoire Philippe Levillain

    Du contrle de zone. Apollinaire et les robots Herv Pierre

    Larme de terre, le territoire

    et la scurit des Franais Jean-Pierre BosserGendarmerie et territoire(s) Florence Guillaume

    Territorialisation des mers et des ocans :entre mythes et ralits Jrmy Drisch

    Cyberespace et dynamique des frontires Olivier Kempf

    POUR NOURRIR LE DBAT

    Existe-t-il des valeurs propres aux militaires ? Monique Castillo

    Les violences faites aux femmes des armes Audrey Hrisson

    De lexistence de la guerre ou les nouvelles

    dfinitions de laction militaire Florent Tizot

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    NUMRO 31

    VIOLENCE TOTALEDITORIAL

    C HERV PIERRE 7DOSSIER

    LA VIOLENCE NAZIEC ENTRETIEN AVEC JOHANN CHAPOUTOT 13

    Devant lampleur et la monstruosit des crimes nazis, collectifs ou individuels, les

    historiens ont longtemps but sur leur causalit profonde, faisant basculer leursauteurs du ct de linhumain, du barbare. Ces comportements sappuient pourtantsur des fondements normatifs et un argumentaire juridique.

    LE FEU NUCLAIRE :UNE EXPRESSION DE LA VIOLENCE ABSOLUE ?C JEAN-LOUIS VICHOT 23

    Larme nuclaire est larme la plus puissante que lhomme ait jamais conue. Cettepuissance formidable, dvoile lors des bombardements dHiroshima et de Nagasaki,a fait delle un instrument politique et non plus militaire.

    TU MASSACRERAS TES FRRES !C HERV PIERRE 29

    Dcembre 2014 : Bambari, en Centrafrique, des hommes massacrent leurs voisins.Le dcalage observ entre cette proximit et la barbarie avec laquelle les actes sontcommis ne manque pas dinterroger sur les ressorts de cette violence.

    ET LA FOULE CRIE MORT ! C PATRICK CLERVOY 41

    Les foules portent en elles une violence aveugle. Cest leffet Lucifer, un phnomneuniversel et mal connu parce quil est difficile den percevoir les mcanismesinconscients, mais aussi parce que nous prfrons ne pas le voir.

    LA VIOLENCE, UNE FIN OU UN MOYENPOUR LTAT ISLAMIQUE ?C WASSIM NASR 47

    Violence outrance, attentats kamikazes, excutions collectives, gorgements,

    dcapitations, mises en scne macabres sur grand cran avec des productionsdignes des films daction amricains, sont devenus la marque de fabrique de ltatislamique. Quelle sont les principales articulations de cette propagande et pourquelle finalit ?

    LA MDIATISATION DE LA VIOLENCE TOTALEEN CENTRAFRIQUE : RCIT PAR LES IMAGES,RCIT PAR LES MOTSC BNDICTE CHRON 55 La limite pour lhistorien, comme pour le cinaste, pour le narrateur, est dans la partintransmissible dune exprience extrme , crit Paul Ricur. Quen est-il des rcitsconstruits chaque jour par les mdias dinformation, qui plus est lorsque la mise enimages est celle dune violence qui dborde le cadre lgitime dexercice de la force ?

    Le cas du conflit centrafricain est ce titre trs rvlateur.

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    REGAIN DE VIOLENCES ?C ENTRETIEN AVEC ROBERT MUCHEMBLED 65

    Les attaques les plus rcentes, dont lattentat contre Charlie Hebdo, seraient-ellesmoins lexpression dun regain de violence historique que celle de linquitant

    chec dun modle qui, in fine, ne parviendrait plus supprimer, sinon viter, detrop criantes ingalits ?

    RVOLUTION FRANAISE ET VIOLENCE TOTALE C JEAN-CLMENT MARTIN 73

    Malgr les apparences, les vnements survenus pendant la Rvolution franaise enmtropole ne peuvent pas tre rangs dans la catgorie de la violence totale . Maisles mutations de la conduite de la guerre, entranes par la novation rvolutionnaire,peuvent tre comprises comme les prmisses des temps nouveaux, mobilisant lespopulations dans leur totalit et rquisitionnant toutes les nergies.

    ILLGITIME VIOLENCEC JEAN-PHILIPPE IMMARIGEON 81

    La France sest construite sur une rflexion philosophique quilibre, et surldification dun tat de droit et dune lgalit qui ont fait sa force, mais dont oncherche aujourdhui la persuader quils sont prims dans un monde rgi parlarbitraire. Sauf que la rhtorique sur un monopole de la violence qui caractriseraitltat moderne oublie que le peuple souverain reste toujours, in fine, seul dpositairede la violence lgitime et seul juge de son emploi.

    JUSTIFIER LA VIOLENCE EXTRME ?C MONIQUE CASTILLO 95

    Comment comprendre que soient tenues pour lgitimes des pratiques extrmes etdshumanisantes de la destruction dautrui ? Une illimitation de la haine quand elleest rige en droit ? La conversion du rvolutionnarisme en un compassionnalismecomplaisant ? Ou lincapacit de retrouver la force de sopposer la violence ?

    FORCE ET VIOLENCEC PIERRE DE VILLIERS 105

    La force militaire doit se dmarquer de la violence quelle combat : lorsque celle-ciest un abus, une haine de lautre, celle-l devra tre raisonne, mesure, lgitimeet tourne vers le bien commun. Combattre la violence est aussi une question deforces morales.

    KAKANJ 1992 : LES SAPEURS DCOUVRENT LA VIOLENCEC JEAN-LUC COTARD 117

    Le rcit de la progressive prise de conscience de la violence de lenvironnementpar une quipe de commandement et, de faon plus gnrale, par lensemble dunmicro bataillon du gnie engag en 1992-1993 en Bosnie-Herzgovine. Il souligne enfiligrane limportance des savoir-faire et savoir-tre dans ce type de situation.

    LE PROCESSUS HOMICIDE.ANALYSE EMPIRIQUE DE LACTE DE TUER

    C BRICE ERBLAND 131Comment anticiper la raction psychologique dun tir tuer ? Quels sont les pigesmoraux qui attendent le soldat ? Comment grer motionnellement un homicide ? partir de son exprience personnelle, lauteur dcrit un processus, depuis laprparation morale jusqu sa digestion psychologique, et dresse une cartographiedu tir tuer.

    QUAND TUER BLESSE. RFLEXION SUR LA MORT ROUGEC YANN ANDRUTAN 141

    Le problme de la violence guerrire se pose pour le psychiatre travers sa

    consquence : le trauma psychique. Or ce qui traumatise nest pas la confrontation lhorreur, mais la dcouverte par le soldat que sa victime lui ressemble, quil peuten partie sidentifier elle. Quand lautre devient autrui. Tuer, cest se tuer soi-mme.

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    LE LIEN LA VIOLENCE DES COMMANDOS MARINEC JACQUES BRLIVET 155

    Les commandos Marine forment une lite dont lhistoire comme lactualitmontrent lengagement dans les oprations les plus sensibles. On conoit aisment

    leur exposition la violence de la guerre comme leur capacit la dlivrer enprofessionnels accomplis. Mais leur lien la violence sarrte-t-il lespace-tempsdes oprations extrieures ?

    MESSIEURS LES INSURGS, TIREZ LES PREMIERS ! C YOHANN DOUADY 163

    Cet article aborde la question des rgles dengagement. Il ny est jamais explicitementquestion de violence. Mais entre les lignes, on pourra mesurer celle que procure lesentiment dimpuissance ressenti par le combattant qui sestime pris dans un filet decontraintes rduisant sa libert daction sur le terrain, et ce face un ennemi qui sejoue de ces rgles.

    POUR NOURRIR LE DBAT

    LE REBELLE ET LE SOLDAT : QUELLE THIQUE ?C MONIQUE CASTILLO 177

    Le rapport thique au rebelle est en train de se transformer. Trois figures simplifiespeuvent tre identifies : le rebelle hros, qui lutte pour la libert ; le rebelle victime,qui lutte pour la reconnaissance ; et le rebelle qui srige en agresseur inconditionneldans une guerre du sens. Quelle thique ou contre-thique gouverne le mode dactionde chacune de ces catgories ?

    LARME ET LE MAINTIEN DE LORDRELORS DE LAPPLICATION DES LOIS LAQUES (1902-1906)C XAVIER BONIFACE 183

    la Belle poque, les soldats sont requis pour la mise en uvre des lois laques lois

    contre les congrgations religieuses (1901 et 1904), sparation des glises et de ltat(1905). Or ces missions ne laissent pas indiffrents les cadres de larme, et posentle double problme de leur excution et de leur rpercussion.

    TRANSLATION IN ENGLISHCAN EXTREME VIOLENCE BE JUSTIFIED?C MONIQUE CASTILLO 195

    FORCE AND VIOLENCEC PIERRE DE VILLIERS 205

    COMPTES RENDUS DE LECTURE 215

    SYNTHSES DES ARTICLES 225TRANSLATION OF THE SUMMARY IN ENGLISH 231BIOGRAPHIES 237

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    HERV PIERRE

    DITORIAL

    Le mot violence fait dbat, non pas, pour paraphraser saintAugustin, que nous nen ayons pas lintelligence quand nous leprononons ou que nous lentendons prononcer, mais la dfinitionde ce que sa ralit recouvre, prcisment, provoque un dchirementintellectuel tenter de lever le flou. En tmoignent, sil fallait, lesdiscussions animes sinon houleuses au sein du comit de rdactionlors des travaux de prparation de ce numro. Pour faire court, un point de vue absolu, qui ferait de la moindre contrainte djune expression de violence, sopposerait un autre point de vue quisautoriserait en estimer la valeur, voire la ralit, relativement uncadre despace-temps donn.

    Dans le premier cas, les exemples ne manquent pas dexpressionsphysiques comme psychologiques dune violence, qui, parce quelle estfondamentalement agression, donc transgression, ne peut supporterle relativisme : un mort vaut un million de morts insistait non sans

    provocation Jacques Derrida. Dans ce registre, les typologies sontplthores, du viol la torture, en passant par lassassinat et la chasse lhomme, qui simposent objectivement et paraissent difficilementpouvoir tre soumises la contradiction. Si toute forme de violenceest par essence abus , certaines font ainsi lunanimit par leurcaractre extrme. Que le qualificatif dextrme ne trompe pas : ellesne sont pas aux marges du phnomne, mais en son cur mmepour en reprsenter des expressions paradigmatiques de cruaut.La violence totale au sens totalitaire que donne EmmanuelLevinas au qualificatif apparat par consquent la tentative la plusimmdiatement vidente de donner un contenu signifiant, lourd, aumot. Des crimes nazis, dont Johann Chapoutot tente de souligner lefondement normatif, au feu nuclaire, dont Jean-Louis Vichot prcisequil reste larme la plus puissante jamais conue par lhomme, cenumro dInflexionsoffre une galerie de tableaux des pires horreurs.Des massacres fratricides dont tmoigne Herv Pierre leffet Luciferdcrit par Patrick Clervoy, en passant, avec Wassim Nasr, par la terreurdont Daesh fait une arme de destruction massive, rien nest pargnau lecteur qui mesure au fil des pages lincommensurable inhumanit

    dont lhumanit est capable.Pour autant, considrer le ressenti des sujets dans des cadresdespace-temps diffrents, daucuns osent souligner, timidement

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    8 VIOLENCE TOTALE

    parfois, le caractre trs relatif du sens donn au mot. Le primtreque recouvre aujourdhui le terme violence en France par exemple

    ne correspond certainement pas aux usages quen faisaient nos anctresau Moyen ge, les quelques lignes de description que Foucault fait durecours la question suffisent sen convaincre. Confront ladifficult davoir comparer lincomparable, Robert Muchembledfait ainsi, sans nier autant la ralit que la diversit des phnomnes,le choix de lhomicide comme critre dapprciation principal pourfinalement conclure une baisse tendancielle du niveau de violencedans les socits occidentales. De son ct, Jean-Clment Martinrevisite laune des violences ultrieures le legs mmoriel de laRvolution franaise : contre les ides reues et sans pour autant nierla ralit des faits, il se refuse considrer ces vnements commeentrant dans la catgorie de la violence totale pour navoir pasdtermin le cours des choses .

    De ce dbat anthropologique autour des limites de ce qui seraitou pas de lordre de la violence, dcoule assez naturellement celui,politique, dune ventuelle lgitimit dactions de contrainte qui,parce quelles relveraient de rgles de droit, pourrait justifier lerecours la force au nom dun collectif. Ce monopole de la violencelgitime que ltat sattribue pour reprendre loxymore consacr

    pose en effet une fois de plus la question des limites : sil est lobjet dela critique formule par Jean-Philippe Immarigeon qui en dnonceles excs, il est a contrariodfendu par Monique Castillo qui, opposantnettement la force la violence, souligne combien la paix est fillede la premire contre les effets destructeurs de la faiblesse. Les deuxpoints de vue ne sont dailleurs pas ncessairement irrconciliables considrer, comme le fait le gnral de Villiers, chef dtat-majordes armes, le recours la force comme un ultima ratioque les qualitsmorales des units engages doivent permettre de prserver de toutedrive.

    Conscience contre violence , rsumerait certainement StefanZweig ou crierait le hros du livre dEmilio Lussu qui, bien quepacifiste convaincu, soffusque devant ses camarades : Quen serait-ilde la civilisation humaine si la violence injuste pouvait toujourssimposer sans rsistance ? Conscience contre violence. Voil toutle propos des tmoignages proposs par Jean-Luc Cotard et BriceErbland qui soulignent de leurs expriences vingt ans dcart lintel-ligence de situation attendue du soldat engag au cur de la fournaise.Le lecteur mesurera, au passage, avec Yann Andrutan, Jacques

    Brlivet et, dans une moindre mesure, Yohann Douady, combien cesexpriences extrmes ne sont pas en retour sans cot psychologiquepour lindividu qui vit cette tension extrme. Mais conscience contre

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    9DITORIAL

    violence donc et enfin, car si lon admet que la force ne sauraitaller sans une ncessaire matrise ds lors que lon se rfre aux valeurs

    cardinales que sont luniversalit de lhomme et le prix attach lapersonne, sa dignit, son intgrit et sa vie ce que le gnral Bacheleta appel le principe dhumanit , on trace une voie troite entrelapplication de ce principe et les impratifs de celui defficience sanslequel la force sera inoprante.

    Cette voie troite est finalement celle que tente de faire mergerce numro la faveur de la rsistance inventer aux formes les plusextrmes de violence. Ces dernires, quil convient toujours dednoncer, ne sont ici dcrites quau prtexte de faire apparatre encreux ce qui pourrait permettre de sy opposer. Fidle lesprit mmede notre revue, ce numro prtend ouvrir un espace de dbat sanspour autant chercher ncessairement rduire les contradictions.

    considrer dailleurs, entre absolu et relatif, que les deux pointsde vue pousss lextrme prsentent le mme risque de dissoudrela notion, tout ou rien considrer comme relevant de la violence,sans doute faut-il accepter de les conserver tous les deux. Viauneapproche dialogique chre Edgar Morin, se dessine alors un champimprobable danalyse o les deux logiques, plutt que de se rduire,se compltent lune lautre pour interroger, en conscience, chaque

    cas despce dans sa complexit. Pas de recette magique dans les lignesqui suivent, mais une ternelle interrogation formuler sur le fil delpe ; le recours la force, pour tre efficace sans devenir violence,est alors un difficile quilibre entre le relatif de lintensit appliqueret labsolu de lhumanit prserver. Cette voie troite, qui relvede la responsabilit individuelle, est en particulier celle quexp-rimente tout chef engag au combat lorsquil lui faut dcider enconscience. C

    Avertissement.Les articles qui composent ce numro ont t rdigs

    avant les attentats du 13 novembre 2015.

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    DOSSIER

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    ENTRETIEN AVEC JOHANN CHAPOUTOT

    LA VIOLENCE NAZIE

    Inflexions :Dans La Loi du sang. Penser et agir en nazi (Gallimard, 2014),vous montrez que la violence totale est issue dune idologie enracine depuis longtemps dansun peuple et va merger la faveur de tel ou tel facteur de promotion de cette idologie.Comment une telle violence peut-elle saisir ce quil y a de plus lev en lhomme en sefondant sur des arguments dune tragique simplicit et dune radicale btise ?

    Johann Chapoutot :Cette simplicit ou ce simplisme est lune desgrandes forces du nazisme qui, au fond, est un oprateur dintelli-gibilit. Il faut replacer sa naissance et sa croissance dans un contextenational pouvantable. En 1914, lAllemagne est la premire puissanceindustrielle dEurope alors quelle tait trs en retard sur la France etla Grande-Bretagne en 1871. Cela grce une rvolution industrielletrs rapide, trs brutale, avec ce que cela implique de phnomnessociaux, de dracinement, exode rural, urbanisation, industria-lisation. Une explosion dmographique impressionnante : le pays estpass de quarante soixante-sept millions dhabitants avec un taux decroissance de quasiment 70%. La Grande Guerre a fait deux millions

    et demi de morts, un million huit cent mille au front auxquels ilfaut ajouter les sept cent mille de larrire que lon oublie toujours,victimes de maladies et de la famine gnre par le blocus mis enplace par les Allis. Un conflit conclu par le trait de Versailles, quinest pas une paix aux yeux des Allemands. Et qui se poursuit par unequasi-guerre civile entre 1919et 1923, une guerre dinflation, la guerre lEst jusquen 1921, puis la crise de 1929qui frappe lAllemagne enpremier.

    Dans ce contexte absolument dramatique, les nazis ont repris leurcompte des ides qui existaient dj en Allemagne, mais galement enFrance, en Grande-Bretagne, aux tats-Unis, en Occident de maniregnrale : le racisme, donc le particularisme, lantismitisme, qui taitalors florissant, le capitalisme dans sa version la plus dure, cest--direune exploitation totale et mprisante des individus la crise de 1929a jet plusieurs millions de personnes dans la rue sans que financierset industriels ne sen meuvent , le militarisme, le nationalisme,limprialisme, le darwinisme social leugnisme est lpoqueconsidr comme un grand progrs scientifique. Hitler, Goebbels,Rosenberg, mais aussi tous les juristes, professeurs, biologistes qui

    travaillent pour le parti, ont construit, sous une forme la foiscohrente et plausible plausible parce que ces ides sont partout ,une vision du monde social antismite, rifiante, trs organise de

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    14 VIOLENCE TOTALE

    lhistoire ; une vision plurimillnaire reliant lAntiquit au prsent.Une histoire qui est galement une ouverture sur lavenir puisque les

    nazis ne se contentent pas de poser un diagnostic, mais formulent unpronostic qui peut tre rsum ainsi : On va sen sortir parce quenous avons compris les lois de lhistoire.

    Inflexions :Des lois de lhistoire qui vont tre rduites un simplisme des plusrducteurs. Il apparat clairement dans votre livre que pour les nazis la nature ne mentpas et que la culture chrtienne, et surtout juive, a dtruit les lois naturelles. Le racismeet lantismitisme se fondent donc sur le reproche fait une partie de lhumanit de streoppose la nature en enfermant depuis des sicles lAllemagne dans une culture qui labrise. Celle-ci ne pourra sen sortir que si elle remet en question le pass sur le plan culturel.Pensez-vous que sil ny avait pas eu ce discours de la ngation de la culture au profit de lanature, la violence totale se serait peut-tre exprime autrement ?

    Johann Chapoutot :Vous avez raison. Mais la critique de la cultureformule par les nazis est une vieille tradition, et pas seulement en

    Allemagne. La mise en accusation du christianisme par exemple :la dcadence de Rome nest-elle pas due la christianisation delempire des IIIeet IVesicles ? Une accusation rinvestie par lesextrmes droites europennes et paennes du XIXesicle, qui estimentque le christianisme est une invention des juifs, qui, par lvang-

    lisation, ont apport en Europe des valeurs qui ne sont pas cellesde ses peuples dorigine, notamment des Germains. Lobligationde la monogamie qui a succd la polygamie germanique, ce quiest totalement fantasm, est pose comme une ralit historique et

    vilipende. Tout comme le soin accord aux faibles et aux malades comme les Spartiates, les vrais Germains nhsitaient pas laissermourir au fond dun ravin lenfant qui tait trop faible , le respect delennemi et celui du droit des gens Des valeurs importes dOrient,inculques parfois avec violence, qui ont asphyxi dmocratiquementet tu biologiquement la race germanique. Les nazis, comme beaucoupdautres, rptent lenvi le martyrologue des Saxons vanglissde force par Charlemagne. Ils prnent le retour lauthenticit dupeuple germanique, la loi naturelle, cest--dire linstinct : on varedevenir des guerriers, on va se battre selon les lois de la nature.

    Inflexions :Pensez-vous que cette volont de retour la nature explique le caractretotal de cette violence ? Autrement dit, la violence dtat a-t-elle besoin dune tellerfrence pour sexprimer ?

    Johann Chapoutot :Je naime pas lexpression violence dtat parce

    que, contrairement ce que lon croit, les nazis sont des anti-tatistesrsolus. De ce point de vue-l, je suis convaincu quils sont trsmodernes. Les juristes que jai tudis, notamment Reinhard Hhn,

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    15LA VIOLENCE NAZIE

    vont jusqu penser la dsagrgation de ltat et son remplacement pardes agences. La rpublique nest-elle pas une invention grco-latine,

    donc juive ? Lagence, au contraire, permet, en tant finance pourson projet spcifique, dtre flexible. En 1945, Hhn, pourtantancien gnral de la SS, est devenu un des penseurs mondiaux dumanagement ! Jai donc du mal avec cette ide de violence dtat.

    Inflexions :Mais la question demeure : pour tre totale et tre applique par un grandnombre de soldats et de civils, la violence a-t-elle besoin de se rfrer une idologieextraordinairement simpliste et enracine dans les profondeurs de lhistoire dun peuple ?

    Johann Chapoutot :Le mot enracin est important parceque racine a donn radical . Or la violence est totale parcequelle est radicale, parce que la lecture que les nazis font du relet de lhistoire est radicale. Ils sen vantent dailleurs et cest lanoblesse affiche de leur radicalit : Nous, nous allons laracine, cest--dire la race ; grce la science du XIXesicle, grce la mdecine, la biologie, aux sciences naturelles, la zoologie, lthologie, la gntique naissante, nous avons compris les loisde lhistoire qui sont celles de la nature ; nous avons compris quelhistoire, cest la lutte des races. Quand on fait une telle analyse,qui va au principe des choses, on formule des discours radicaux,

    parce quon y trouve un plaisir, une jouissance, et les nazis ne sensont pas privs. Grammaticalement, ils font des comparatifs desuperlatifs, vecteurs verbaux dune violence quils souhaitent encoreplus totale, encore plus extrme, toujours plus. Ils vont trs loin dansle discours. Tout doit disparatre de lre de domination du peuplegermanique par ladoption de politiques dexpulsion et dexter-mination. Ce discours-l, cette analyse radicale, au sens tymologiquede lhistoire, cette lecture-l prparent, forgent les cadres mentauxqui permettront ensuite linscription dactes qui, nos yeux, nontpas de sens et dpassent lhorreur.

    Inflexions :Cette violence totale ntait-elle pas vcue comme une contrainte ncessairepar ceux qui lexeraient ? Quand Hitler demandait ses soldats de massacrer femmes,enfants et vieillards, il leur demandait aussi de se sacrifier pour le futur, dtre des hros ! Etici on arrive au paradoxe total : la violence totale est autant imagine comme une souffrancepar ceux qui lexercent que par ceux qui la subissent.

    Johann Chapoutot :Vous avez parfaitement raison. Cest difficiledtre violent et cest difficile de tuer, surtout dans un cadre culturelet mental structur par le kantisme et le christianisme. Les nazis en

    sont conscients et dailleurs ils sen vantent ; ils se considrent commeune avant-garde, des tres suprieurement intelligents pour quila radicalisation de la pense sexprime dans la radicalit des actes.

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    16 VIOLENCE TOTALE

    Leurs quatre-vingts millions de compatriotes nen sont pas l. Cestpour cela que Himmler prcise Posen, en 1943, que la solution

    finale doit rester secrte, parce que les compatriotes allemands necomprendraient pas. Ils sont, selon Himmler, encore trop englus dechristianisme, de kantisme, de libralisme, dhumanisme, dhumani-tarisme, de droit. Pour vaincre ces rticences, ce que Bachelardappellerait un obstacle pistmologique , il faut se servir de la forcede lautre : retourner la force morale contre elle-mme. Cela consiste dire que tuer un enfant juif en Ukraine au bord dune fosse, voir sabote crnienne clater, tre macul de sang, comme le dcrivent lesmembres des Einsatzgruppen, cest difficile, mais cest ncessaire, que cequi serait criminel ce serait dpargner cet enfant car il est dangereuxpar nature : il va grandir et venir tuer nos enfants nous. Enaccomplissant ce crime malgr un ventuel sentiment de compassion,nous faisons le bien. Les discours de Posen des 4et 6octobre 1943sont explicites : en faisant cela, la SS prtend avoir accompli un devoirmoral vis--vis de la race. Si elle ne le faisait pas, elle laisserait cettetche biologique aux gnrations futures.

    Inflexions :Comment expliquer que des universitaires, philosophes, juristes, mdecins,avocats rompus la dialectique, une connaissance qui transcende le jugement collectif

    habituel, se soient laisss prendre ces fantasmes ?Johann Chapoutot :Lengagement des intellectuels. La questionest importante. Cela fait partie de ces bances de sens auquel onest confront. Pour faire surgir cette bance de sens, il faut enfaire une histoire culturelle. Dans lentre-deux-guerres, seule unepetite fraction dune classe dge entrait luniversit. Faire destudes, suivre un enseignement secondaire, tre bachelier cotaittrs cher. Ctait un privilge de classe. Avant 1945, lUniversit taitdonc sociologiquement et intellectuellement trs droite. Et trs droite au sens de lpoque, cela veut dire particulariste et non pasuniversaliste, raciste et antismite, conservatrice voire ractionnairedans le cas allemand, puisque les lites universitaires sont des litesde lAncien Rgime

    Inflexions :Mais mme ractionnaires, conservateurs, comment ces intellectuels ont-ilspu adhrer ces mots dordre qui glacent deffroi ? Cest--dire pourquoi la pensenest-elle mme pas capable de mettre distance des mots dordre aussi terrifiants ?

    Johann Chapoutot :Notre pense repose sur des postulats totalementdiffrents des leurs. Les ides qui structurent la vision nazie de

    lhomme taient trs banales, pire, trs en pointe. Leugnisme, loupar le SPD, ctait le progrs, la libration des prisons du pass. Cene sont pas des ides que les nazis imposent. Nombre dAllemands

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    17LA VIOLENCE NAZIE

    pensaient effectivement que oui, il fallait un espace vital, que oui, ilfallait pratiquer leugnisme, que oui, la vie tait un combat Des

    ides trs banales qui, comme disent les Britanniques, faisaientsens .

    Inflexions :La base qui va permettre la ralisation de cette violence totale est-elle uneconstante allemande ou une constante universelle possible ?

    Johann Chapoutot :Cela dpasse mon seuil de comptence : je ne suispas anthropologue. Ce que je peux dire, cest quil y a eu plusieurstentations de dshistorisation de la violence nazie, parce que plus decinq mille Oradour en territoire sovitique cest trop, parce que laShoah dpasse notre entendement. On a donc considr que les nazistaient inhumains ou para-humains, quils taient fous, des barbares.Une des explications les plus futiles, qui nen est pas une au fond, a tde dire que les nazis taient des Allemands et que les Allemands taientdes Germains des forts, quil existerait donc une sorte de continuit,en gros de Nandertal Hitler, en passant par Hermann le Chrusqueou Bismarck, tous violents, militaristes Cest un ddouanement tropfacile : le nazisme nest pas un problme allemand, mais un problmeeuropen. La Shoah est sans aucun doute un problme europen.Lorsque jai commenc ma thse, je pensais comme tout le monde

    que javais en face de moi un OVNIhistorique, incomprhensible,ineffable, horrible... Puis je me suis rendu compte quen fait lesnazis navaient rien invent ; cest dailleurs l leur force. Ils ne fontque reprendre leur compte et dvelopper certaines ides du fondculturel commun occidental, celui de lpoque, cest--dire, en gros,capitaliste et colonialiste. Capitaliste : le darwinisme social justifielordre politique et conomique. Colonialiste : lpoque, lanthro-pologie et la psychologie raciales sont considres comme des scienceset sont enseignes luniversit ; elles lgitiment lordre gopolitiquecolonial.

    Inflexions :Le gnocide armnien de 1917, auquel les Allemands ont particip commeconseillers voire comme complices, a t perptr dans lindiffrence gnrale des peuples.Cela a-t-il constitu un travail pratique dencouragement ?

    Johann Chapoutot :Autrement dit : y a-t-il eu des rptitions avantla Shoah ? En 1941, Hitler a dit en substance : Qui se souvient, quiparle encore des Armniens ? Parce que tout le monde sen est moquet puis les Turcs ont gagn. Cest cela le pari des nazis : une fois laguerre gagne, personne ne leur demandera des comptes, personne

    ne parlera de la Shoah. Et, de toute faon, ils estimaient avoir raisondexterminer les juifs. Il y a cette dimension-l dans votre question.Mais il y en a aussi une autre : y a-t-il eu des exercices pratiques, des

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    rptitions ? Cela a t affirm par certains historiens allemands, pastant propos du gnocide des Armniens qu propos de la Namibie

    o, entre 1904et 1907, a t anantie une partie des peuples Namas etHereros qui staient rvolts contre les colonisateurs. La rpression,mene par le gnral von Trotha, a t pouvantable : ces populationsont t dportes dans le dsert de Namibie sans possibilit densortir. Il y aurait ainsi une parent, voire une filiation directe entrela Namibie et Auschwitz. Les historiens allemands qui ont dveloppcette ide taient hants par cet pouvantable sentiment de culpabilitet ont t tents daller lui chercher une origine dans unXIXesicle quiannoncerait le nazisme et la Shoah. Mais cela ne tient pas parce quelorsque vous tudiez les types de violences coloniales, vous dcouvrezque ce quont fait les Allemands en Namibie, les Franais lont faiten Algrie, les Anglais en Inde, les Belges au Congo, et de manireparfois encore plus brutale. Ce qui est intressant, cest que lesviolences commises en Algrie ont t assez peu contestes en France,alors que ce qua fait von Trotha en Namibie a quasiment renversle gouvernement allemand : il y a eu un dbat trs dur au Reichstag,qui a fait vaciller le trne de Guillaume II. Von Trotha a certes gagnla guerre, mais, contrairement aux usages, il na pas t reu parlempereur, parce que ce quil avait fait tait abominable.

    Inflexions :Cette histoire de la relation du peuple allemand avec les idologies de lafin du XIXesicle, tout ce que vous avez dcrit sur lindustrialisation, le trait de Versailles,rendent-ils compte de la relative simplicit dune violence totale dans son droulement,comme sil ny avait pas dautres facteurs qui pouvaient intervenir ? Cela signifie-t-il queplus la violence est totale, plus elle est simple ?

    Johann Chapoutot :Vous revenez au contexte de la fin du XIXesicle.Ce qui est intressant en histoire, cest de mettre en relation lestextes et les contextes. Le texte nazi, au sens de discours tiss de films,dimages, est assez simple : il est compos dlments constitutifs quise trouvent dans un patrimoine commun europen et occidental.En revanche, il se cristallise en un discours spcifiquement nazi en faisant sens dans un contexte qui est celui de lAllemagne desannes 1920, une Allemagne qui ne sait plus ni o elle est ni qui elleest. Outre la rapidit de la croissance dmographique, de lindustria-lisation, elle doit faire face au deuil. Mais comment faire le deuil dedeux millions et demi de personnes quand on considre quelles sontmortes pour rien ? Plus de Kaiser, plus de Reich depuis 1918; plus deDieu parce que la dchristianisation est avance. Christian Ingrao le

    montre trs bien : les nazis offrent une possibilit de faire le deuil endisant que ces hommes et ces femmes sont morts pour que lAllemagnevive, pour que la race, qui nest pas une ide mais une personne, vive.

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    19LA VIOLENCE NAZIE

    La race est alors une ralit physique. Un corps qui doit demeurer etsurvivre. Le discours nazi est dailleurs un substitut la religion trs

    clair et assum comme tel, jusquau pastiche mme. Tout cela fait sensdans ce contexte-l.

    Inflexions :Lhistoire du monde ne montre-t-elle pas que cest au nom des religionsque la violence totale peut sexprimer de faon privilgie ?

    Johann Chapoutot :Cest une question qui mintresse beaucouppour des raisons dactualit, comme vous jimagine. Il faut faire ladiffrence entre les monothismes du Livre et les divers polythismes.En lisant des spcialistes des religions antiques tel John Scheid, je mesuis rendu compte que ces polythismes taient trs polymorphes,par dfinition, et trs accueillants. Ainsi les Grecs ont-ils adoptDionysos, un dieu asiatique originaire des bords de la mer Noire ;les Romains ont fait leur lgyptienne Isis... Ils ont mme traduitles panthons : Zeus cest Jupiter, Hra cest Junon Il en est allde mme avec les divinits gauloises par exemple, selon le procd,systmatique, de linterpretatio romana. Cela voulait dire : cest la mmechose, donc respectez-les ! Les chrtiens ont t perscuts non pasparce quils croyaient en Dieu (Jsus est ador par un empereur,

    Aurlien par exemple, au mme titre que Bouddha, que Sol Invictusou

    quHercule), mais parce quils ont refus de participer au culte civique,ce pacte civil et civique de la religion romaine, religion poliade qui nedemande pas la croyance mais la pratique de rites, vritable contratsocial de la Cit. Les religions romaines et grecques sont alors desreligions trs accueillantes, trs plastiques, trs volutives, alors queles monothismes sont effrayants. Les chrtiens des origines taientde vritables barbus , radicaux, violents, iconoclastes, intolrants,brlant les bibliothques, dtruisant les temples, martyrisant lesgens ; des traits que lon retrouvera ensuite chez dautres radicaux,fondamentalistes ou fous de dieu, et ce jusqu aujourdhui, dans lesreligions monothistes.

    Inflexions :Le paradoxe, cest que les nazis se dressent contre les religions carcelles-ci seraient porteuses dune violence totale en faisant usage dune violence tout aussimonstrueuse.

    Johann Chapoutot :Cest une remarque trs riche que vous formulezl. Pour les nazis, lAllemagne, la race germanique, est victime duneguerre de races conduite depuis six mille ans par les juifs : cest laconversion force des Saxons capitulant devant Charlemagne, cest le

    meurtre des femmes accuses de sorcellerie... Himmler a dailleursdiligent une enqute sur ces sorcires , un projet historiqueconsidrable qui sert encore aujourdhui aux historiens : pendant dix

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    ans, trente-sept mille fiches ont t renseignes par des historiensde la SS qui sont alls dans tous les fonds darchives afin de dfinir

    quelles taient ces femmes qui ont t arrtes, questionnes, brlesHimmler voulait prouver quil sagissait dune extermination dela femme germanique mene par les chrtiens, cest--dire par les

    juifs. Il y a cette ide que la violence impose et dirige contre la racegermanique doit tre retourne lenvoyeur, si je peux me permettrecette expression. Cest une constante du discours nazi : les juifs fontdes pogroms dAryens depuis le Livre dEsther, les Aryens sontdonc en tat de lgitime dfense. Le discours prononc par Goebbelsle 18fvrier 1943aprs Stalingrad consiste dire : les bolcheviquesnous exterminent, les bolcheviques sont des criminels contrelhumanit. Il dcrit en fait ce que font les nazis, mais eux, selon lui,pour leur dfense lgitime.

    Inflexions :La violence totale serait donc dabord une dfense ?Johann Chapoutot :Absolument. Toujours. En tout cas, dans le cas

    nazi cest trs clair : cest, leurs yeux, de la lgitime dfense. Il existeen allemand le mot Not, un tout petit mot polysmique qui dsignela dtresse, lurgence et la ncessit. La dtresse, cest la situationobjective du peuple allemand dans lentre-deux-guerres : dtresse

    dmographique, politique, conomique, dtresse devant une situationobjectivement catastrophique. Lurgence, elle, dcoule de la dtresse :il y a urgence agir. La ncessit, cest ce blanc-seing de la loi moralequi, induit de la nature, consiste dire que tous les moyens peuventtre utiliss pour assurer la survie, pour ne pas tre extermin biologi-quement. Dailleurs Hitler et les juristes nazis parlent de Notwehr, delgitime dfense, littralement dfense en ncessit . Not kenntkein Gebot: ncessit fait loi. Pour revenir la nature, il y a un filmintressant ce sujet qui tait diffus dans toutes les coles en 1936et qui est intitul Alles Leben ist Kampf(Toute vie est combat). Il montre desimages classiques de la violence naturelle des cerfs qui se battent,des taureaux qui sencornent, des cafards qui sentre-dvorent ,puis celles dune prairie. Le spectateur respire en gotant ce calme,cette beaut, cette posie. Et l, le commentaire reprend en disant quemme pour la fleur la vie est combat, et le film montre que larbre doitse battre contre ses voisins pour pousser vers le soleil, vers la lumireindispensable sa photosynthse. Une conception de la nature qui esttout sauf bucolique. Cest la conception socio-darwiniste.

    Inflexions :Malgr Darwin qui na jamais tenu ces propos sur lhumain !Johann Chapoutot :Oui. Contre Darwin explicitement qui, de sonvivant, a protest contre le dtournement social du darwinisme

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    qui valait, selon lui, non pour la culture, mais pour la nature. PourDarwin, il ny a pas de guerre permanente de tous contre tous. Donc

    il y a nature et nature : celle des scientifiques, celle de Darwin dunepart, et celle des socio-darwinistes dautre part.

    Inflexions :Comment, selon vous, une arme peut-elle sopposer la violence totale ?Johann Chapoutot :En considrant, contrairement aux enseignements

    classiques de lart de la guerre depuis leXVIIesicle, que le soldat nestpas un automate, quil est dot dun libre arbitre et dune marge demanuvre intellectuelle et morale. Cest une rflexion qui a eu lieuen Allemagne aprs 1945et qui a abouti au citoyen en uniforme dela Rpublique fdrale, celui qui sait quau-dessus des ordres il y a des

    valeurs consacres par le droit, des valeurs universalistes suprieures.

    Propos recueillis par Dider Sicard C

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    JEAN-LOUIS VICHOT

    LE FEU NUCLAIRE :UNE EXPRESSION DE LA VIOLENCEABSOLUE ?

    Dun point de vue physique, on ne connat rien de plus violent queles ractions nuclaires. En effet, ces ractions, de fission (clatementdu noyau dun atome de matire) et plus encore de fusion (crationdun noyau unique partir de deux noyaux diffrents), produisent enun temps infime une nergie bien suprieure celle cre par tousles phnomnes chimiques ou mcaniques connus. Cest lnergienuclaire dcrite par Albert Einstein dans une lettre au prsident destats-Unis dAmrique Franklin Delano Roosevelt, le 2aot 1939, dela manire suivante : Il est devenu possible denvisager une ractionnuclaire en chane dans une grande quantit duranium, laquellepermettrait de gnrer beaucoup dnergie et de trs nombreuxlments de type radium. [] Ce fait nouveau pourrait aussi conduire la ralisation de bombes, et lon peut concevoir mme si ici il y amoins de certitudes que des bombes dun genre nouveau et dune

    extrme puissance pourraient tre construites. Dans ce courrier,Einstein alertait le prsident sur le risque que les Allemands, alorssous le rgime nazi, puissent parvenir dvelopper de telles bombesdans un dlai de quelques annes. Roosevelt prit cette menace trsau srieux et mit en place lorganisation qui allait permettre aux

    Amricains de se doter les premiers dune arme atomique.Utilise dans des armes, lnergie nuclaire leur procure, masse

    constante, un pouvoir de destruction ingal qui se caractrise pardes effets diffrents selon que lexplosion a lieu hors de latmosphreou en son sein. Ces effets sont classs traditionnellement en troiscatgories : mcaniques, thermiques et radioactifs.

    Hors de latmosphre, les rayonnements mis par larmese propagent des distances considrables et crent des effetsessentiellement radioactifs dont le plus connu est limpulsionlectromagntique nuclaire. Ces effets peuvent bouleverser la viequotidienne des personnes vivant plusieurs milliers de kilomtresde lexplosion en empchant le fonctionnement de la quasi-totalitdes quipements lectroniques.

    Si lexplosion nuclaire se produit dans latmosphre, sa porte

    est plus rduite mais, outre un effet dimpulsion lectromagntiquede basse altitude similaire celui dcrit ci-dessus, elle produit aucontact de lair des effets tristement clbres depuis Hiroshima et

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    Nagasaki : lumire, souffle, chaleur, rayonnement. Les trois premiersprovoquent des destructions massives et des incendies comme lors

    de lutilisation de bombes conventionnelles, mais cela de faoninstantane et extraordinairement plus puissante. Les rayonnementsaffectent aussi les tres vivants et les quipements instantanment, etdans la dure. En effet, lexplosion termine, les produits rsiduelsdgagent encore de lnergie, certains pendant plusieurs dcennies

    voire plusieurs sicles, et il faut liminer ces dchets pour rendre la vie nouveau possible sur les sites dvasts. On parle alors doprationsde dcontamination.

    Lors des bombardements dHiroshima et de Nagasaki, ce qui frappeles imaginations, ce qui apparat extraordinaire aux contemporains,ce nest pas lampleur des destructions (quatre-vingt mille victimesimmdiatement Hiroshima) on a dj vu pire au Japon lors desbombardements de Tokyo, Nagoya, Osaka et Kob ou en Allemagne Dresde, Berlin et Hambourg , cest le fait que chacun de cesbombardements ait t ralis par un seul avion, par une seule bombe.

    Ainsi, Hiroshima, il aurait fallu rassembler plus de mille cinq centsSuperforteresses ou B-29pour produire de telles destructions avecdes bombes classiques, explosives ou incendiaires. Dailleurs, les

    Amricains avaient dcid dpargner Hiroshima et Nagasaki avant les

    bombardements nuclaires afin que la dmonstration de puissancesoit flagrante.Il apparat aussi lors de ces explosions que, comme les armes

    chimiques, les gaz de combat, les armes nuclaires continuent tueraprs lexplosion elle-mme du fait des rayonnements manant desproduits de fission ou de fusion. Avec le dcs des blesss graveset les victimes des radiations, on compte soixante mille mortssupplmentaires Hiroshima dans lanne qui suit le bombardement.

    Larme nuclaire est rellement effrayante. Tellement effrayantequelle va donner une efficacit nouvelle une fonction stratgique

    jusqualors peu utilise lchelle mondiale : la dissuasion.Le processus nest pas immdiat et la relation entre puissances

    nuclaires, et entre puissances nuclaires et non nuclaires, va voluerau fil du temps. Considre au dpart comme une super-munition,larme nuclaire devient, entre 1945et 1963, une arme politique dontla dcision demploi chappe aux militaires, si tant est quelle leur aitappartenu un jour. Pendant la guerre de Core, le refus du prsidentTruman dengager larme nuclaire en avril 1951pour stopper laprogression des armes chinoises et nord-corennes provoque le

    limogeage du gnral MacArthur. Cette priode se termine en 1963,aprs la crise de Cuba (octobre 1962) qui marque lavnement dela dissuasion : la logique de dissuasion rciproque entre les forces

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    amricaine et sovitique dbouche sur le non-engagement des armesnuclaires et vite mme laffrontement des forces conventionnelles.

    Ds 1957, le professeur Henry Kissinger dfinit ainsi le conceptde dissuasion : La dissuasion est la tentative faite pour empcherun adversaire dadopter une certaine ligne daction en lui opposantdes risques qui lui paraissent sans commune mesure avec aucun desgains escompts. En 1977, dans Stratgies nuclaires, le gnral franaisPoirier prcise que lart de dissuader nest pas celui de contraindre comme la guerre , mais celui de convaincre . Revenons en1959: le 14janvier, lors dune confrence de presse, le gnral deGaulle dclare : Nous sommes lre atomique et nous sommesun pays qui peut tre dtruit tout instant, moins que lagresseurne soit dtourn de lentreprise par la certitude de destructionspouvantables. Cest le pouvoir galisateur de latome. Un petitpays comme la France peut dissuader une puissance mondiale commelUnion sovitique. La dissuasion du faible au fort permet aussi desaffranchir de la tutelle dune grande puissance allie, en loccurrenceles tats-Unis dAmrique, et de pratiquer une politique interna-tionale indpendante.

    Cette prise de conscience progressive du rle politique de larmenuclaire est renforce par le dveloppement darmes de seconde

    frappe qui rend illusoire toute tentative de destruction prventive de latotalit des forces nuclaires dun pays. Systmes darmes stratgiquesddis la seule mission de dissuasion, les sous-marins nuclaireslanceurs dengins (SNLE) et leurs missiles intercontinentaux prsententdes caractristiques uniques : ils sont pratiquement invulnrables,cachs dans les profondeurs de locan, ils peuvent frapper tous lespoints du globe en dplaant la base de lancement quils constituent,et ils sont en permanence aux ordres du pouvoir politique. Dansson discours sur la dissuasion nuclaire, Istres, le 19fvrier 2015,le prsident de la Rpublique Franois Hollande a dailleurs rappelque la composante ocanique, par la permanence la mer de nossous-marins, leur invulnrabilit, la porte des missiles, constitue unlment cl de la manuvre dissuasive. Puisquun agresseur potentiel,tent dexercer un chantage contre la France, doit avoir la certitudequune capacit de riposte sera toujours oprationnelle et quil nepourra ni la dtecter ni la dtruire. Cest lintrt, lutilit de lacomposante ocanique .

    Depuis 1972, date de la premire patrouille oprationnelle duRedoutable, au moins un SNLEassure une permanence la mer. Geste

    politique trs fort, cette permanence fut assure par trois SNLEde 1982 1992, linitiative du prsident Franois Mitterrand. Depuis 1992etla fin de la guerre froide, la posture a t progressivement ramene

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    un btiment en permanence la mer, dilu dans lespace ocanique. bord de ces sous-marins vivent plus dune centaine de marins

    qui mettent en uvre loutil le plus complexe que lhomme aitjamais conu. Un sous-marin nuclaire lanceur dengins a la hauteurdun immeuble de six tages et plus de cent mtres de long. Dundplacement de seize mille tonnes, il abrite une centrale nuclairequi lui permet de se rendre sans ravitailler en tout point de lespacemaritime. Cest aussi une base de lancement de seize fuses interconti-nentales. Chaque fuse emporte jusqu six armes nuclaires, chacunedix fois plus puissante que la bombe dHiroshima. Le lancement dunesalve provoquerait donc des effets dune violence inoue.

    La particularit de la mission est connue et accepte de tous : lesquipages sont composs de volontaires. Le commandant et lecommandant en second partagent la responsabilit de donner bordlordre de lancement : pour des raisons de sret, cet ordre, qui nepeut provenir que du prsident de la Rpublique, doit tre excutsimultanment par chacun des deux hommes, posts alors en unendroit diffrent du sous-marin.

    Cette responsabilit est trs particulire. Le processus dedroulement de lordre de tir est en effet trs automatis, afin desassurer que cet ordre sera bien excut ds lors que le prsident de la

    Rpublique laura donn. Trs peu dhommes interviennent dans ledroulement du tir, le commandant et le second du sous-marin sontde ceux-l. Cest pourquoi le 28juin 1973le prsident Pompidoureut llyse les commandants des quipages du Terribleet duFoudroyant. Il voulait rencontrer ceux qui auraient peut-tre un jour excuter lordre de tir, un ordre redoutable , affirme-t-il lors delentretien, voquant lautre sous-marin nuclaire lanceur dengins,Le Redoutable, alors en patrouille. Il voulait sassurer personnellementde leur rsolution excuter cet ordre. Ses successeurs ont suivison exemple et ont tous tenu visiter les SNLEet rencontrer leursquipages, mme brivement.

    Excuter lordre de tir est une responsabilit exceptionnelle et,comme le dit fort bien dans un reportage de lpoque lun de mesanciens, alors commandant : Heureusement on nen prendpas conscience tous les jours, parce que finalement on a notre viequotidienne qui nous occupe beaucoup, je crois quil arrive de tempsen temps de raliser que lon appartient une force exceptionnelle et

    je crois que la rsolution du problme est dans le choix quon a fait, un moment de notre vie, de faire partie de ces forces et de servir les

    armes quon nous a confies1

    .

    1. Les Sous-Mariniers, ina.fr

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    27LE FEU NUCLAIRE : UNE EXPRESSION DE LA VIOLENCE ABSOLUE ?

    Jai fait ce choix en 1995lorsque jai ralli pour la premire foisla Force ocanique stratgique comme commandant en second du

    SNLELe Tonnant, puis nouveau en 1999en devenant commandant duTmraire. Je croyais et je crois toujours fermement en lefficacit duconcept de dissuasion tel quil est port par la France : Lemploinormal du nuclaire est la menace demploi, cela doit suffire. Cestle concept que dveloppe Lucien Poirier dans Des stratgies nuclaires: En bref, et cest sa spcificit, la dissuasion est une stratgie denon-guerre, de non-emploi rel des forces armes. Leffet inhibiteurse fonde sur un emploi virtuel des forces ; emploi rduit laformulation dune menace de raction efficace. Pour linformationdes dcideurs adverses, cette menace affiche ostensiblement, dunepart, les capacits de raction des forces de reprsailles et, dautre part,le ferme propos dactualiser ces virtualits si lagresseur passait laction quon lui interdit. Il importe de distinguer rigoureusement lastratgie de dissuasion et celle de dfense active qui suivrait son chec,dviter le glissement qui, trop souvent, intgre la seconde dans lapremire.

    La dissuasion nuclaire pratique au sein de la Force ocaniquestratgique, telle que je lai vcue au dbut de ce sicle, enresponsabilit, est cette dissuasion, une dissuasion du faible au fort,

    fonde sur le non-emploi. Je lai accepte car jtais convaincu et lesuis toujours que la France ne saurait sengager dans une guerre quipourrait menacer son existence mme en labsence dune juste cause.Nous vivons en effet dans une dmocratie o la libert dexpression estprserve et jai confiance dans les institutions de la Rpublique. Sonprsident, choisi par le peuple au suffrage universel, est lgitime dansson rle de chef des armes. Je naurais pas accept et je naccepteraispas de servir dans cette force de dissuasion en cas de doute sur la causedun conflit ou sur la lgitimit du chef de ltat. Que lon ne setrompe pas pour autant : dsirer ne pas avoir employer des armesnuclaires ncessite davoir la ferme rsolution de sen servir sil le faut.Le citoyen que je suis ne voterait pas pour un candidat la prsidencequi refuserait la dissuasion.

    Il est certain que la dissuasion est dautant plus robuste quelle estassure par des moyens redondants, cest pourquoi la posture actuelleavec au moins un SNLE la mer en permanence est vraiment minimale.Il faut bien avoir en tte que, face un ennemi dtermin, tout SNLE sa base ou proximit serait en cas de conflit de haute intensitune cible de choix. Il suffit pour sen convaincre de rappeler les

    oprations prventives que furent lattaque de Pearl Harbour en 1941ou loffensive arienne mene par les Israliens sur les pays voisinslors du dclenchement de la guerre des Six-Jours. En temps de crise

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    internationale impliquant une puissance nuclaire, il vaut mieuxavoir deux SNLE la mer. Le prsident Franois Mitterrand lavait

    bien compris. Certes, les avions des Forces ariennes stratgiques etde la Force aronavale nuclaire compltent le dispositif et accroissentlincertitude de ladversaire quant au rsultat dune frappe premptive,mais le nombre darmes quils pourraient dlivrer ainsi serait trsinfrieur celui dune salve dun sous-marin.

    Afin de permettre au prsident de la Rpublique de marquer sarsolution sans devoir attendre que le pays soit aux abois, les stratgesont invent une variante au concept de dissuasion voqu ci-dessus,celle de lultime avertissement : lutilisation dune arme nuclaireou de quelques armes pour stopper les forces adverses, manuvreultime avant lapocalypse. Cet ultime avertissement pourrait tre le faitdun missile de SNLE, mais le tir rendrait le sous-marin terriblement

    vulnrable et ne se conoit que si dautres btiments sont la mer.Les avions des Forces ariennes stratgiques et de la Force aronavalenuclaire avec les armes quils emportent (missiles air-sol moyenneporte tte nuclaire) trouvent ici tout leur sens.

    Jai la conviction que cette politique de dissuasion a permis dviterla guerre en Europe pendant la guerre froide ; je suis certain quelle alimit et quelle limite encore lextension des conflits dans le monde,

    que ce soit au Proche-Orient ou en Asie.Si lon considre ses forces conventionnelles, la France nest plus unepuissance militaire de tout premier rang. Beaucoup dtats, dveloppsou mergents, parfois mme en voie de dveloppement, comme laCore du Nord, alignent sur le papier des forces armes puissantes,aux soldats nombreux et souvent bien quips. Mme si nouspouvons tre lgitimement fiers des performances des forces armesconventionnelles de la France, nous savons quelles ne pourraientseules emporter la dcision dans un conflit de haute intensit.

    Le terrorisme est certes une menace permanente et considrable. Ilna pas pour autant limin les conflits entre puissances. Il suffit deporter son regard vers les frontires de lEurope. La Russie a envahiune partie de lUkraine malgr les assurances de scurit que ce paysavait obtenues lors de sa dcision de rendre les armes nuclairessovitiques en sa possession. Le parapluie nuclaire que procure unepuissance allie est un atout prcieux, mais il est dans la main de cettepuissance allie et il y restera tant quelle ne se sentira pas elle-mmemenace dans son existence mme. Il existe encore beaucoup tropde gouvernements totalitaires munis de forces armes aux capacits

    significatives pour faire lconomie des forces de dissuasion nuclaire.Larme nuclaire est dune violence absolue. Elle fut et est encoreun instrument de paix. C

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    HERV PIERRE

    TU MASSACRERAS TES FRRES !

    Ferme accerima proximorum odiaTacite (Annales, IV, 70)

    A Bambari1, Centrafrique, le 3 dcembre 2014 en fin daprs-midi

    Hier, lassassinat dun membre de lquipe de protection duprsident du Comit national de transition (CNT) a t compris parla rive gauche chrtienne comme une attaque peule. [] Lassassinat,en retour, dun jeune musulman ce jour vers 16h dans le quartierchrtien proche de lcole nationale des instituteurs a fini demettre le feu aux poudres : mme les plus modrs de nos interlo-cuteurs appellent dsormais devant nous ouvertement la vengeance,

    vocifrant des : Tuez-les tous ! Ils sont tous coupables2!. Point dorgue de trois journes ininterrompues daffrontements

    intercommunautaires, un commando de jeunes musulmans prend prtexte de lassassinat de ce jeune pilote de moto taxi pour

    sattaquer, en reprsailles, une trentaine de chrtiens. Non contentsdinvestir le quartier Saint-Christophe larme automatique, lesassassins, qui vitent les axes principaux et sinfiltrent par des ruellestroites impraticables en vhicule, font grand cas de ne tirer que pourblesser leurs cibles : une fois terre, ces dernires indiffremmenthommes, femmes et enfants endurent un vritable supplice pourtre horriblement (et gratuitement) mutiles larme blanche3. Lesmeurtriers ne se contentent pas de tuer, mais jouissent vraisembla-blement faire souffrir des personnes sans dfense ; prolonger lagonieest une faon de faire durer le plaisir tir dune violence pure quunemort rapide ferait trop rapidement cesser4. Lattaque, qui naura pasdur plus dune heure, sinscrit dans un enchanement de violencesmimtiques frappant alternativement les deux communauts en une

    1. Bambari est la deuxime ville de la Rpublique centrafricaine. Elle est situe dans la prfecture de Ouaka, dont elleconstitue la capitale et lune des cinq sous-prfectures.

    2. Carnet personnel du colonel Herv Pierre, chef de corps du GTIA Korrigan , dploy dans lest de la Rpubliquecentrafricaine doctobre 2014 fvrier 2015.

    3. Comme le souligne Wolfgang Sofsky, une fois ladversaire mat donc une fois le but atteint , tout abusde violence est expression dune violence gratuite, dune cruaut qui ne poursuit dautre but quelle-mme. Laviolence est ds lors sans fondement et absolue. Elle nest rien quelle-mme. La violence absolue na pas besoin dejustification. Elle ne serait pas absolue si elle tait lie des raisons. Elle ne vise que la poursuite et laccroissementdelle-mme (Trait de la violence, Paris, Gallimard, 1998, pp. 51-52).

    4. Lire en particulier Wolfgang Sofsky, op. cit., p. 168et le chapitre consacr la cruaut dans Michel Wieviorka, LaViolence, Paris, Hachette, Pluriel , 2005.

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    30 VIOLENCE TOTALE

    terrifiante monte aux extrmes : assassinat le 2dcembre dun gardedu corps chrtien auquel rpond le meurtre du moto taxi musulman

    le 3; le mme jour, les reprsailles voques plus haut, lesquellesdonnent lieu des meutes ct chrtien avec appels au meurtre.Loin dtre impuissantes, les forces internationales, en particulier

    le poste avanc du Groupement tactique interarmes (GTIA) Korrigan 5, se dploient pour sinterposer, limitant autant quefaire se peut les contacts physiques entre communauts, portantsecours aux blesss et cherchant renouer le dialogue viales leaderslocaux. Dans mon carnet, aprs avoir russi viter que la populationde la rive ouest ne traverse massacrer celle de la rive est, jajoutais le 4au soir pour dcrire le dispositif adopt en retour par les chrtiensdcids venger les leurs :

    Un premier rideau de femmes et de jeunes aux comportementsproprement aberrants (femmes enceintes frappant leur ventre, jeunessallongeant sous les roues desVAB6) se compltait dun second rideaude meneurs arms darmes blanches ; quelques dizaines de mtres,des hommes plus gs en veste de treillis cachant vraisemblablementdes armes feu ; plus loin encore, sur une barricade, des milicienstirant en lair. Le VABde tte sest dgag aux grenades de dsencer-clement et au gaz lacrymogne alors que les manifestants tentaient dy

    mettre le feu. Si un instant je pensais tre parvenu trouver quelquesinterlocuteurs plus poss, ils ont vite t submergs par ceux qui,pierres et armes la main, voulaient de toute vidence en dcoudre,quil en cote ou pas la population. Bambari est entre dans un cyclede violences rciproques que nous tentons denrayer pour viter lamonte aux extrmes ; ceci nous place nanmoins dans une positiondautant plus inconfortable que, trs classiquement, chacun des campsne nous voit dsormais que comme le soutien de lautre. La capacitde parler aux deux, si prcieuse quand de part et dautre la volontde dialogue lemporte, se retourne immdiatement en suspicion decollaboration ds que les frres ennemis se tournent le dos7.

    De prime abord, lenchanement de violences rciproques pourraitse lire comme lexpression dun antagonisme essentiel opposant descommunauts que lextrmisme religieux spare : lautre est lennemi dtruire moins pour ce quil fait que pour ce quil est, son identitse rsumant alors exclusivement son appartenance religieuse. Et

    5. Doctobre 2014 fvrier 2015, le groupement baptis Korrigan tait arm par une compagnie de combat, lacompagnie de commandement et de logistique ainsi que par ltat-major du 3eRIMA(Vannes). Le chef de corps de ce

    rgiment, le colonel Pierre, en assurait le commandement.6. VAB: vhicules de lavant blind. Ces blinds, en particulier en service dans linfanterie motorise , permettent de

    transporter le volume dun groupe de combat (dix hommes).7. Carnet personnel du colonel Herv Pierre.

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    pourtant connatre la ville et ses habitants, rien ne semble moinsvrai et les ressemblances frappent au contraire bien plus que les

    diffrences : Bambari, dbut dcembre 2014 comme Batobadjale mois suivant 8, des hommes massacrent dabord et surtoutleurs frres. Le dcalage observ entre, dune part, la proximitdes bourreaux et de leurs victimes, et, dautre part, la barbarie aveclaquelle les actes sont commis ne manque pas dinterroger sur lesressorts de cette violence totale.

    A Le narcissisme des petites diffrences9

    Car force est de constater qu Bambari, linstar de ce quipeut sobserver dans le reste de la Centrafrique, le conflit opposemajoritairement des gens qui se connaissent pour avoir longtempspaisiblement cohabit. Nombre dhabitants voquent dailleurs, nonsans nostalgie, lpoque rcente o chrtiens et musulmans vivaienten bonne intelligence sans que des questions de scurit imposent decrer des quartiers confessionnellement purs, spars les uns desautres soit par des hommes en armes, soit par une coupure naturelle,soit par les deux comme Bambari depuis dbut 2014. Certes, certains

    quartiers celui dit des marchands pour les musulmans ou celuides agriculteurs pour les chrtiens penchaient plus dun ctque de lautre, mais dans une juste reconnaissance mutuelle que rienne semblait pouvoir troubler, les uns produisant ce que les autres sechargeaient de commercialiser.

    Signes de cette harmonie, la complmentarit des fonctionsconomiques, la participation de tous aux institutions laques,lexcellente entente entre autorits religieuses et lexistence de mariagesmixtes qui bigarraient des familles vivant ensemble depuis longtempspour en faire des stigmates vivants de tolrance et de multiconfes-sionnalisme10. Ainsi, de mmoire de Centrafricain, Nol tait pourtous une fte comme ltait lAd, les uns et les autres sinvitant tourde rle clbrer ensemble, avec force boissons dailleurs, ce qui

    8. Le 20dcembre 2014, un groupe anti-Balakas (chrtiens) massacre les sept hommes de la garnison ex-Slkas(musulmans) de ce village situ environ trente kilomtres au sud de Bambari. Je note dans mon carnet le 21que noshommes ont t confronts aux rsultats dexactions dune barbarie sans nom. Torture, dmembrement, viscration,extraction dorganes (avec suspicion danthropophagie) .

    9. Freud constate que, curieusement, de petites diffrences gnrent plus de ressentiment et suscitent plus dintolranceque des diffrences majeures. Dans plusieurs de ses crits, en particulier dans Totem et Tabou, il dcrit ce phnomneen le qualifiant de narcissisme des petites diffrences . Export dans le champ des relations internationales, leconcept lui permet dexpliquer lintensit des frictions entre pays limitrophes (Malaise dans la civilisation).

    10. On notera que lAtlas sur la Rpublique centrafricaine publi en 1984par les ditions Jeune Afrique ne comporteaucune entre Religions . Le chapitre consacr la population ny fait en outre aucune rfrence et celuidcrivant lhistoire du pays mentionne simplement lislam comme participant des vagues de peuplement du pays.

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    marquait leur calendrier dune fte particulire. Teintes danimisme,les deux religions monothistes rejettent traditionnellement en

    Centrafrique toute forme dintgrisme, au demeurant puni par ltat,comme le stipule la Constitution.Certes, des tensions locales existaient : les leveurs peuls, nomades,

    taient lobjet dun rejet en bloc des sdentaires des deux bords et,au plan national, les reprsentants musulmans ne manquaient pasde saisir toute occasion pour dnoncer un sous-dveloppement dunord-est du pays essentiellement peupl des leurs. Dbouchant sur lacration dune coalition militaire la Slka pour faire valoir lesdroits des uns contre les rsistances des autres, eux-mmes dfenduspar les anti-Balakas 11, cet antagonisme rel na pourtant jamaiseu pour moteur lextrmisme religieux, contrairement aux poussesislamistes observes dans la bande sahlo-sahlienne12. La question defond est reste celle de laccs aux ressources en gnral et au pouvoiren particulier, sans jamais quune communaut ne soit rduite parlautre ntre vue quau travers du prisme de sa seule appartenancereligieuse. La Slka comportait dailleurs en ses rangs des chrtienset nombre de chefs de guerre revendiquaient ouvertement la pluralitde leurs soutiens locaux.

    Hritage des temps plus heureux de parfaite mixit confessionnelle,

    le quartier Saint-Christophe restait fin 2014le seul lot chrtienencore habit lest du pont, en zone musulmane. Ses habitants,protgs par les troupes du gnral peul Darass, faisaient grand casdes excellentes relations entretenues avec leurs frres musulmans, etlimam de la Grande Mosque appelait lui-mme les chrtiens de larive ouest suivre cet exemple afin dviter le risque dincompr-hension, voire de manipulation, que pourrait susciter une trop longueet importante fracture entre communauts.

    Or, ce 3dcembre 2014, cest le quartier Saint-Christophe, leplus proche et le plus intgr du centre de gravit de la communautmusulmane, qui a t la cible du commando. Une trentaine dhommes,de femmes et denfants, quun observateur tranger aurait t bienincapable de distinguer de leurs voisins, ont t sauvagement agresss aumotif dune imperceptible diffrence alors mme que tout, dans lespacecomme dans le temps, participait au contraire de la ressemblance.Certes, cet vnement tragique a largement de tous t condamn et

    11. En langue sango, seleka signifie alliance et anti-balakas , anti-machettes . Les premiers sont musulmans etles seconds chrtiens.

    12. Sils soulignent en effet que jusqu prsent, la coexistence a t bonne entre les diffrentes communautsreligieuses , les auteurs de Centrafrique, pourquoi la guerre ?(Thomas Flichy de La Neuville (sd), Paris, Lavauzelle,2014) notent nanmoins le risque de cannibalisation de lislam national par un islam international, beaucoup plusradical.

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    le groupe commando, dont certains membres taient radicaliss defrache date, rapidement identifi, localis et recherch. Pour autant,

    le dcalage saisissant constater lextrme cruaut porte des prochessoulve des interrogations paradoxales rappelant celles formules parRussell Jacoby, qui, en disciple de Ren Girard, conclut dans sontude que la proximit engendre la rage plus que la tendresse et que laressemblance plus que la diffrence semble susciter la violence. Lauteuramricain, qui multiplie les cas historiques pour mettre en lumire lesressorts de la violence, rappelle dailleurs que le mot massacre estapparu dans la langue franaise aprs les guerres de religion, des guerreso saffrontaient des frres avec une cruaut inoue13.

    A La violence du dsir mimtique

    Cette haine, qui apparat dautant plus forte que la distance estfaible entre les acteurs, nest effectivement pas sans rappeler lemodle de violence mimtique dvelopp par Ren Girard : on nedsire pas quelque chose pour ce quil est mais dabord parce quunautre le dsire galement. chaque expression du dsir se dessinepar consquent la figure dun triangle dans lequel un tiers joue la

    fois le rle de mdiateur (daiguillon) et dobstacle lobjet dsir.Mcaniquement, plus la distance entre le sujet et ce mdiateur estrduite ou se rduit, plus lobstacle quil reprsente crot et suscitechez le dsireux une rage dintensit proportionnelle. Slabore ainsiune gomtrie dynamique du dsir dans laquelle la question de lavariation devient centrale : le triangle tant isocle, les distances entrele mdiateur et le sujet dsirant, entre le mdiateur et lobjet dsir,

    varient dans des proportions identiques mais avec des valeurs affectivesassocies inversement proportionnelles. Ainsi, plus le mdiateur serapproche, plus la passion se fait intense et plus lobjet se vide de savaleur concrte ; mesure quil se rapproche, son rle grandit et celuide lobjet diminue.

    Or, pour Girard, ce schma interindividuel est, par effet de contagionsociale14, celui qui finit par sappliquer la collectivit tout entire 15,et le professeur de littrature prend comme exemple type dexpressionde cette rage collective la Premire Guerre mondiale16. Appliqu aux

    13. Russell Jacoby, Les Ressorts de la violence, peur de lautre ou peur du semblable?, Paris, Belfond, 2014.14. Cette production mimtique correspond au copycatdcrit par les analystes amricains pour expliquer le passage

    lacte terroriste de citoyens amricains que les services spcialiss navaient pas identifis comme particulirement

    risque . Plus gnralement, le copycatest celui qui imite volontairement un modus operandi(tueur en srie,suicide, braquage) vu dans les mdias.15. Ren Girard, Mensonge romantique et Vrit romanesque,Paris, Pluriel, 2010, p. 123.16. Ibid.,p. 57.

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    vnements observs Bambari dbut dcembre 2014, ce modle quibien que sduisant na pas manqu de susciter des rserves pour son

    ct systmatique et pour sa dimension prtendument hermneutique offre une grille de lecture intressante. Dans un tat centrafricain endliquescence et o circulent les rumeurs les plus folles, les jeunesmusulmans de Bambari revendiquent pour leur communaut un plus largeaccs aux ressources quils estiment tre non seulement confisques depuisdes annes par les chrtiens, mais galement objet dune convoitise accruedepuis le dpart en exil forc du gouvernement Djotodja. Le colonisateurest rendu responsable du diffrentiel de traitement entre communauts etles forces internationales, en particulier franaises, sont de factosuspectesde poursuivre le travail en contraignant les musulmans. Du ct deschrtiens, concentrs sur la rive ouest, labsence daccs la partie est de la

    ville, qui comporte marchs et institutions, est perue de faon symtriquecomme la preuve dune captation programme du pouvoir par leurs frresennemis. Les forces internationales qui gardent le pont sur la rivire Ouakasont accuses de protger les musulmans pour ne pas les avoir totalementchasss de la ville quand loccasion sest prsente.

    Dans la lutte des uns contre les autres, les raisons invoquessombrent progressivement dans lirrationalit jusqu totalementdisparatre des discours mesure que la haine crot. Cette dernire

    atteint souvent un tel degr que les propos tenus finissent par perdretout lien avec la ralit pour finalement trangement se ressembler,expressions l encore du processus de monte aux extrmes et dindif-frenciation que dcrit trs prcisment Girard. Pour celui qui dsireprotger sa communaut, seule comptein finela destruction de ce quisemble faire obstacle, par sa seule existence, un objet autant dsirquil est dconnect de toute ralit.

    Pour le penseur contemporain, la rsolution de cette conflic-tualit essentielle se ferait par utilisation de la puissance collective.

    Afin dchapper au cercle vicieux de la rciprocit mimtique, lacollectivit immolerait lun des siens sur la base dune mimsiscollectiveinverse17, dont la valeur rituelle empcherait la crise destructrice dese dclencher nouveau18. Le rite sacrificiel tel que le dcrit Girardstigmatise, au sens propre du terme, un ordre social irrductiblementfond sur lexpulsion sans cesse renouveler dune conflictualitessentielle. linstar de ses origines dans la tradition hbraque, lebouc-missaire concentre sur lui tous les maux qui risqueraient dedtruire la communaut ; son expulsion symbolique (exil dans le

    17. Christian Lazzeri, Dsir mimtique et reconnaissance , Ren Girard. La thorie mimtique, de lapprentissage lapocalypse, Paris, PUF, 2010.

    18. Ren Girard, La Violence et le Sacr, Paris, Hachette, Pluriel , 2010[1972], p. 221.

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    dsert) ou relle (destruction par sacrifice) devient la condition desurvie pour le corps social qui sen spare19.

    A La cruaut envers le bouc-missaire, une cruaut de proximit20

    Or, autre paradoxe qui claire la question de la distance voqueplus haut, le bouc-missaire qui sauve , bien que diffrent, ne peuttotalement tre tranger au corps qui lexpulse. Il doit suffisammentlui ressembler pour quen se chargeant de ses fautes, le sacrifice aitun sens, donc quelque efficacit. Le processus, qui slabore danslinconscient collectif, consiste par consquent choisir un prochequun signe particulier diffrencie des autres, puis concentrer toutela haine sur cette diffrence particulire pour en faire le motif delexpulsion. Bien souvent, en situation de crise ou de danger, leproche apparat dailleurs paradoxalement du fait de sa proximit bien plus dangereux que ltranger. Il fait plus peur que le lointain,pour lequel on ne se sent que trs peu concern ; il concentre lesrancurs du quotidien et nourrit la haine fratricide.

    Face au risque dindiffrenciation ami/ennemi21qui, pour Girard,conduirait la communaut sa perte, cette dernire cherche

    diffrencier alors mme que tout rapproche en se repliant sur cequelle estime tre sa basic group identity : mme langue, mmeapparence physique, mmes signes extrieurs, mmes croyancesanimistes mais deux religions. dfaut dtre visible, la diffrencedoit alors le devenir pour offrir le stigmate essentiel la polarisationdes discours de haine identitaire. Contre toute vidence, ce ne sont pasles diffrences mais leur suppression vers une plus grande ressemblancequi pose problme au groupe en souffrance22. Apparaissent doncautant cette ncessit dexagrer (voire de crer) la diffrence l ola ressemblance lemporte naturellement que lobligation quasiimprative de faire preuve dune cruaut plus effroyable que celle quiserait rserve un corps totalement tranger.

    19. Ren Girard, Le Bouc-missaire, Paris, Grasset, 1982.20.Ren Girard, ibid..21. En lespce, on ne peut sempcher de penser aux analyses de Carl Schmitt qui voit dans la disparition des diffrences

    politiques entre tats les ferments dune guerre civile mondiale .22. Dans De la dmocratie en Amrique, Tocqueville fournit un exemple historique particulirement clairant de ce

    qui sapparente des frustrations relatives , produit dune proximit juge trop grande risquant de conduire lindiffrenciation. Sil fallait absolument prvoir lavenir, je dirais que, suivant le cours probable des choses,

    labolition de lesclavage au Sud fera crotre la rpugnance que la population blanche y prouve pour les Noirs (p. 318). Le racisme serait, paradoxalement, une consquence de lgalisation des conditions entre les Blancsappauvris et les Noirs : Les hommes blancs du Nord sloignent des Ngres avec dautant plus de soin que lelgislateur marque moins la sparation qui doit exister entre eux. Cit par Michel Terestchenko, Philosophie politique.thique, science et droit, Paris, Hachette.

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    Cette remarque trs gnrale ne manque pas de trouver de tragiquesillustrations dans les guerres civiles, couramment rputes tre celles

    o sont recenses les pires atrocits et celles qui laissent les cicatricesles plus douloureuses quand elles ne se transforment pas en cancer quine termine pas de ronger le corps social.

    Amputations, viscrations et mises en scne macabres sont autantdexpressions dune violence dautant plus dbride que tous lesgarde-fous, notamment institutionnels, qui auraient pu permettredviter lescalade meurtrire ont disparu avec la perte des represde vie en socit. Ltat de dlabrement des difices publics nestdailleurs quun ple reflet de ltat avanc de dliquescence duneadministration qui aujourdhui peine se rtablir. Or, comme lerappelle Girard, les prescriptions rgles et rites sont daborddestines dsamorcer les effets destructeurs du dsir mimtique enparticipant dun systme de diffrenciation sociale rendant indsirableaux uns les objets possds par dautres. La peur de la transgressionet de ses consquences possibles pour le corps social incite fortementlindividu, dans ces conditions, viter de saffranchir des rgles,sinon risquer de se retrouver dans la position de victime sacrificielle.

    Pourtant, pire encore, profitant de cette situation de perte totalede repres, quelques agitateurs instrumentalisent linscurit et la

    violence qui en dcoule des fins politiques personnelles. La rumeurdevient alors une arme. Dans une mcanique mimtique qui faitde limagination son carburant, elle nourrit, oriente et faonne lesimaginaires collectifs en dcrivant opportunment le spectacle dunautre dsir, rel ou illusoire 23.

    Le cas le plus extrme, mais qui ne manque pas dintrt pourillustrer la violence gnre par le narcissisme des petites diffrences,est probablement celui de cet ancien officier du ministre public,chrtien dorigine mais agissant par intrt pour le compte dela communaut musulmane. Tout porte croire quau-del desmanipulations on ne compte pas les rumeurs les plus folles que cetadjoint au maire faisait courir en ville , il fasse partie des bourreauxconnus de tous pour tre dune cruaut sans limite envers ses proprescoreligionnaires. Sans doute ce cas dinversion illustre-t-ilde faon paradigmatique la ncessit dexpurger en soi ce qui peutdiffrencier du groupe avec dautant plus de rage que cette diffrencenest autre quune partie de sa propre identit24.

    23.Ren Girard, Mensonge romantique et Vrit romanesque, op.cit., p. 124.24. Cette duplicit nest pas sans voquer la figure du double dans la littrature, de Maupassant Stevenson, en passant

    par Dostoevski. Chez ce dernier, on pensera en particulier au personnage de Godliakine dans Le Double,maisgalement celui de Veltchaninov dans Lternel mari. Cette dualit interne de lhomme est galement un des filsconducteurs des Notes dun souterrain.

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    A Sortir de la crise mimtique ? Conscience contre violence25

    Comme dcrit dans lintroduction, les forces internationales, aupremier rang desquelles le poste avanc du GTIA Korrigan , ne sontpas restes impuissantes face ce dchanement de violence. Bien aucontraire. Aux mesures prventives mises luvre quotidiennementpour viter que toute tincelle ne conduise un embrasementgnralis par simple effet dentranement dans le cycle vicieux de la

    violence mimtique, se sont ajoutes en raction des actions concrtessur le terrain, avec les moyens disponibles : renforcement des pointsde contrle sur la rivire pour viter le contact avec ceux qui, de partet dautre, souhaitaient en dcoudre, bouclage et contrle des zones risque, en particulier le quartier Saint-Christophe, mme si les pluspetites ruelles ne pouvaient faire lobjet dune surveillance permanente,intervention au profit des nombreux blesss viales quipes mdicales et,bien entendu, tentatives sans cesse renouveles de rtablir le dialogue.

    Car, contre sans doute le systmatisme pessimiste de Girard, lacrise mimtique nest pas une fatalit et les effets de coalescence sociale par mimtisme Girard utilise dessein le mot contagion fortement connot peuvent avoir des effets positifs qui, enfavorisant le dialogue, participent de la pondration des acteurs et de

    lautocontrle social.Spinoza dveloppe une thorie mimtique plus complte, car auxeffets non exclusivement destructeurs26. Constatant que lindignationprovoque la coalescence de la multitude contre celui qui la suscite,il suppose que chacun fera en sorte de ne jamais se retrouver dansla situation o il devra affronter le plus grand nombre, ce qui leconduira naturellement adapter son comportement. Dans lecorollaire de la propositionXXdfinissant lindignation comme unehaine pour quelquun ayant mal agi envers un autre 27, Spinoza faitexplicitement rfrence la fameuse proposition 27de lthiquequidfinit le principe dimitation des affects28. En contribuant propagerdans le corps social une mme exprience, limitatio se fait contagionbnfique puisquelle tend dgager par la loi du plus grand nombreune norme collective qui, par rtroaction, finit par conditionnerlattitude individuelle.

    Lobjectif pour la Force internationale consiste par consquent,en restaurant sa position centrale de in betweencontre celle de

    25.Stefan Zweig, Conscience contre violence, Paris, Hachette, Le livre de poche , 2014.

    26. Herv Pierre, Mimtisme et imitation. Penser Girard contre Spinoza , mmoire de master de philosophie sous ladirection de Christian Lazzeri, universit Paris-X-Nanterre, septembre 2014.27. Spinoza, thique, Paris, Hachette, Le livre de poche , 2005[1677], explication de la dfinition XX, p. 267.28. Ibid.,proposition 27, pp. 222-225.

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    faire-valoir/repoussoir instrumentalis autant par un camp que parlautre, rtablir le dialogue en imposant des repres extrieurs

    laune desquels sont juges les actions conduites et seront finalementtablies des responsabilits. Tuer un homme, ce nest pas dfendreune doctrine, cest tuer un homme , souligne Stefan Zweig dans unmagnifique texte la mmoire de Sbastien Castellion29. En ramenantles actes commis la ralit du droit commun, le ngociateur imposela prise de responsabilits publique des leaders qui ne peuvent,sinon au risque de perdre tout crdit auprs de leur population,que condamner les actes inhumains. Cette condamnation publique,que facilitent les enqutes (ou les menaces denqute) conduitespour crimes de guerre ou crimes contre lhumanit, provoque uneindignation collective qui isole mcaniquement les coupables. Dansune socit o linformation circule vite, le jugement commungnre couramment un phnomne dautocontrle social : des jeunes

    viennent spontanment trouver la Force pour dnoncer ceux qui,par leur comportement, discrditent la communaut et en profitentpour raffirmer, avec emphase, leur complte indignation30. Si leprocessus de sortie de crise nest jamais simple ni exempt darrire-penses, il serait pour autant dommage de ngliger la puissance duphnomne mimtique quand il peut agir pour rtablir des quilibres.

    Au-del des actions militaires de scurisation conduites, dans lamesure de ses moyens, par le groupement tactique, limplicationdes chefs dans ce que la doctrine nomme le key leader engagementestfondamentale31. Contre toute monte aux extrmes de la violencepar enclenchement dun cercle vicieux mimtique, peut et doit treoppos le processus inverse dveil de la conscience collective par uncercle vertueux mimtique. Bien entendu, il est plus ais de le direou de lcrire que de le mettre en uvre. Pourtant, avec laction desunits tactiques sur le terrain, cest bien loption qui, Bambari,dbut dcembre 2014, a permis la sortie de crise. Fragile, difficile,incertain et souvent provisoire, ce recours la conscience contrela violence est un effort qui, port par les contraintes que la forcelgitime fait peser sur les belligrants, est le seul pouvoir relancerla dynamique de cohsion du corps social l o elle fait dfaut. Cettetragique exprience, a prioriloigne de nos considrations hexagonales

    29.Stefan Zweig, Conscience contre violence, Paris, Hachette, Le livre de poche , 2014[1936].30. Sintressant au tournant anthropologique qui fait que dsormais la victime est de plus en plus reconnue comme

    telle , Michel Wieviorka montre comment la voix des victimes brise la logique sacrificielle en en mettant jour lemcanisme. Polarisant les affects dindignation et de commisration, bourreaux et victimes sont alors reconnus de lafoule pour ce quils sont (Michel Wieviorka, op. cit., p. 305).

    31. Le key leader engagementou KLEselon lacronyme consacr dans la rdaction des ordres, consiste pour un cheftactique dvelopper des relations fructueuses avec ceux qui comptent dans lenvironnement o lunit dont il estresponsable est dploye.

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    PATRICK CLERVOY

    ET LA FOULE CRIE MORT !

    La plus belle des ruses du Diable est de vous persuader quil nexiste pas Charles Baudelaire (Petits Pomes en prose)

    Fvrier 2015, une mise en scne soigne : dos la mer, masqus etbien aligns dans leurs uniformes noirs, vingt et un combattants deltat islamique en Irak et au Levant dcapitent autant dgyptienscoptes vtus dune combinaison orange, les mains lies, genouxdevant eux. La vido est mise en ligne sur Internet ; toutes les brutalitsqui ont prcd ont