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    Lhonneur

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    Quest-ce que lhonneur ? Herv Drvillon

    Entre fiert et devoir Philippe dIribarne

    Une anthropologie de lchange de violence Audrey Hrisson

    Au nom du nom Guillaume Carr

    Crime dhonneur Franoise Hostalier

    Lethoschevaleresquedans lthique militaire aristocratique Frdric Chauvir

    Leipzig : les perceptionsde lhonneur dans la Grande Arme Walter Bruyre-Ostells

    Tout est perdu, fors lhonneur Jean-Ren Bachelet

    Guerre dAlgrie : lhonneur au risquedu dsaveu et du dshonneur Andr Thiblemont

    Lhonneur de la Lgion dhonneur Jean-Louis Georgelin

    Rendre les honneurs Christian Benoit

    laffiche ric Deroo

    Lhonneur dans luvrede Pierre Schndrffer Bndicte Chron

    Un sentiment tranger aux mercenaires ? Walter Bruyre-Ostells

    Si vous voyez quelque chose,dites quelque chose. Edward Snowdenet ltat de scurit nationale John Christopher Barry

    Lhonneur de la vrit Entretien avec Edgar Morin

    POUR NOURRIR LE DBAT

    Avoir t, tre et devenir :lexprience du temps de commandement Frdric Gout

    Saint Maurice, soldat au service du prince Esther Dehoux

    La Grande Guerre en chansons Jean-Baptiste Murez

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    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

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    La revue Inflexions

    est dite par larme de terre.14, rue Saint-Dominique, 75700 Paris SP07Rdaction : 01 44 42 42 86 e-mail : [email protected] : 01 44 42 57 96www.inflexions.frFacebook : inflexions (officiel)

    Membres fondateurs :

    M. le gnral de corps darme (2S) Jrme Millet Mme Line Sourbier-PinterM. le gnral darme (2S) Bernard Thorette

    Directeur de la publication :

    M. le gnral darme Jean-Philippe Margueron

    Rdactrice en chef :

    Mme Emmanuelle Rioux

    Comit de rdaction :

    M. le gnral darme (2S) Jean-Ren Bachelet M. John Christopher Barry Mme leprofesseur Monique Castillo M. le professeur Jean-Paul Charnay () M. le mdecin chefdes services Patrick Clervoy M. Samy Cohen M. le colonel (er) Jean-Luc Cotard

    Mme le professeur Catherine Durandin M. le colonel Benot Durieux M. le colonelMichel Goya M. le professseur Armel Huet M. le grand rabbin Ham Korsia M. legnral de brigade Franois Lecointre M. le gnral de brigade Thierry Marchand M. lecolonel Herv Pierre M. lambassadeur de France Franois Scheer M. le professeurDidier Sicard M. le colonel (er) Andr Thiblemont

    Membre dhonneur :M. le gnral de corps darme (2S) Pierre Garrigou-Grandchamp

    Secrtaire de rdaction : adjudant-chef Claudia Sobotka

    Les manuscrits soumis au comit de lecture ne sont pas retourns.Les opinions mises dans les articles nengagent que la responsabilit des auteurs.Les titres des articles sont de la responsabilit de la rdaction.

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    Lhonneur

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    La patrie avec des yeux denfant Jean-Pierre Rioux

    clairage crois Franois Lecointre et Thierry Marchand

    Un treillis bleu, blanc, rouge Yohann Douady

    Aux armes, la patrie reconnaissante. propos du 14 Juillet Jean-Yves Le Drian

    Spcificits franaises Patrick Clervoy

    Charles Pguy, patriote de 1914 Jean-Pierre Rioux

    Aimer la France. Quelle France ? Jean-Ren Bachelet

    Patriotismes, frontires et territoires Armel Huet

    Fichte : ltat, la nation et la patrie Bernard Bourgeois

    Legio Patria Nostra.Un patriotisme cosmopolite ? Christophe de Saint Chamas

    Le nouveau patriotisme allemand tienne Franois

    Jeunesse et patrie, une union libre ? Jean-Xavier Chabane et Serge Toquet

    Juifs dAlgrie et franais Didier Nebot

    Le patriotisme amer de Frantz Fanon Virginie Vautier

    La face sombre du patriotisme : le cas Fritz Haber Claude Cohen

    La prfrence pour la haine.Quelques rflexions sur les lans collectifs Vronique Nahoum-Grappe

    Patriotisme et rsistance dans la posie gorgienne Bela Tsipuria

    Mtamorphose du sacrifice.De mourir pour la patrie la tyrannie du march John Christopher Barry

    Rflchir dabord ce qui nous lie aux autres Entretien avec Benot Gourmaud

    POUR NOURRIR LE DBATLarme, la guerre et les politiques de dfense :fondements et controverses conomiques Grgory ChigoletLe temps rel : aubaine, fatalit,vulnrabilit ou tyrannie ? Christophe Fontaine

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    NUMRO 27

    LHONNEURDITORIAL

    C JEAN-LUC COTARD 7DOSSIER

    QUEST-CE QUE LHONNEUR ?C HERV DRVILLON 19

    Depuis le temps de la chevalerie jusquaujourdhui, le sentiment de lhonneur a

    toujours structur la socit des gens de guerre. Pourtant, il parat impossible dendlimiter prcisment les contours, tant ceux-ci paraissent soumis lapprciationde chacun.

    ENTRE FIERT ET DEVOIRC PHILIPPE DIRIBARNE 31

    Lhonneur mditerranen tel que lon peut le rencontrer en Afrique du Nord ou enAndalousie, accorde une place centrale la manire de ragir aux affronts subis. Laforme que lon observe en France est plus composite. Si on y retrouve bien le refus deplier, de sabaisser, sy mlent des lments qui relvent plus du registre de la vertu.

    UNE ANTHROPOLOGIE DE LCHANGE DE VIOLENCEC AUDREY HRISSON 37

    La monte aux extrmes thorise par Clausewitz se confronte aux ralits de laguerre pour lesquelles lescalade de violence semble toujours senrayer. Pour tenterde comprendre pourquoi, un dtour par lethnologie et lanthropologie est intressant.

    AU NOM DU NOMC GUILLAUME CARR 47

    Le sens de lhonneur des samouras ou des soldats japonais, que lon imagineexacerb, a en fait recouvert des notions variables au cours dune histoire marquepar la domination de laristocratie militaire sur le reste de la socit. Ce nest enfait quavec la propagande des annes 1930 que cette dernire accepta un espritjaponais intimant aux soldats de larme impriale de mourir plutt que de se rendre.

    CRIME DHONNEURC FRANOISE HOSTALIER 61

    Lappartenance une famille, une tribu ou un clan gr par un code dhonneurpeut tre synonyme de scurit, de notorit ou dexistence tout simplement dansune ligne reconnue. Mais il arrive que le prix payer soit celui du sang et, en gnral,du sang des femmes.

    LETHOSCHEVALERESQUEDANS LTHIQUE MILITAIRE ARISTOCRATIQUEC FRDRIC CHAUVIR 65

    Lhonneur chevaleresque, form au cours des XIeet XIIesicles, constitue un cadremental qui conditionne en grande partie les pratiques et les usages guerriers, surle champ de bataille comme en dehors. Mais lvolution de lart de la guerre etlaffirmation de ltat induisent lmergence darmes, de tactiques et de valeursnouvelles.

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    LEIPZIG : LES PERCEPTIONSDE LHONNEUR DANS LA GRANDE ARMEC WALTER BRUYRE-OSTELLS 75

    Soldats, jurez de prfrer la mort au dshonneur de nos armes ! Ainsi sexprime

    Napolon la veille de la bataille Leipzig. Mais certains gnraux de la Grande Armeestiment que le sacrifice de soi a des limites et que la dfinition de lhonneur nestpas incompatible avec une paix de compromis.

    TOUT EST PERDU, FORS LHONNEUR C JEAN-REN BACHELET 85

    Que commande lhonneur ? Lutter jusqu la mort ? Cesser le combat ds lors quecette mort serait dnue de sens ? Plus encore, la situation tant coup sr sansissue, prendre sur soi cette dcision de faon que soit au mieux prserve la vie deses subordonns ? La rponse a volu au cours de lhistoire.

    GUERRE DALGRIE : LHONNEUR AU RISQUEDU DSAVEU ET DU DSHONNEURC

    ANDR THIBLEMONT

    89Durant la guerre dAlgrie, certaines situations ont contraint des hommes dhonneur des dcisions ou des choix qui les ont conduit aller jusquau bout de leursconvictions et de leurs fidlits, quitte dsobir ou se rebeller.

    LHONNEUR DE LA LGION DHONNEURC JEAN-LOUIS GEORGELIN 99 Je veux dcorer mes soldats et mes savants a expliqu Bonaparte en instituantla Lgion dhonneur. Sil est ais de percevoir comment un citoyen sous les armespeut incarner lhonneur et se voir ainsi rcompens, la chose est parfois moins biencomprise dans le cas de mrites manant de civils. Rflexions du grand chancelierde lordre.

    RENDRE LES HONNEURSC CHRISTIAN BENOIT 103

    Le crmonial militaire actuel perptue un rituel codifi par Louis XIV qui traduitla prennit de ltat par-del les changements de rgime. Outre le prsidentde la Rpublique, les honneurs sont rendus, selon une chelle gradue, ceuxqui dtiennent une part de lautorit publique ou ont mrit, par leurs actions, lareconnaissance officielle de ltat.

    LAFFICHEC RIC DEROO 109

    la diffrence des studios amricains, le cinma franais a finalement peuproduit de fictions consacres la geste militaire nationale. Les productions quifont explicitement rfrence lhonneur militaire dans leur titre et leur contenunchappent pas la rgle.

    LHONNEUR DANS LUVRE DE PIERRE SCHNDRFFERC BNDICTE CHRON 115

    Lhonneur est un thme qui traverse lensemble de luvre cinmatographique etlittraire de Pierre Schndrffer, de La 317esection L-Haut. Le hros se trouveconfront de faon rcurrente la question de sa fidlit des principes moraux. Aufil de son destin, les contours de lhonneur et ses implications pratiques se brouillentpourtant

    UN SENTIMENT TRANGER AUX MERCENAIRES ?C WALTER BRUYRE-OSTELLS 125

    Les mercenaires entretiennent un rapport complexe lhonneur. Sa reconnaissancene passe que par la valeur individuelle au combat, par le sang-froid face au danger et

    par la bravoure. Retour sur les Affreux de la guerre froide.

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    SI VOUS VOYEZ QUELQUE CHOSE, DITES QUELQUE CHOSE. EDWARD SNOWDEN ET LTAT DE SCURIT NATIONALEC JOHN CHRISTOPHER BARRY 135

    En dvoilant des milliers de documents de la NSA, Edward Snowden a voulu nous

    alerter du danger : linstauration du premier tat de surveillance globalise delhistoire. Quand ltat de droit dmocratique sefface derrire ltat dexception etla tyrannie, il reste encore lindividu son refus catgorique de linacceptable, sonhonneur et son estime de soi.

    LHONNEUR DE LA VRITC ENTRETIEN AVEC EDGAR MORIN 149

    En 1948, un moment o quitter ou tre exclu du parti communiste apparaissaitcomme le suprme dshonneur, Edgar Morin a mis la vrit sur ce qui se passait enUnion sovitique devant son intrt personnel. Il revient pour nous sur cet pisodede sa vie.

    POUR NOURRIR LE DBAT

    AVOIR T, TRE ET DEVENIR :LEXPRIENCE DU TEMPS DE COMMANDEMENTC FRDRIC GOUT 161

    Le colonel Frdric Gout livre un tmoignage sur son exprience dun temps decommandement dune unit oprationnelle de larme de terre, le 5e rgimentdhlicoptres de combat. Il explique notamment que le rle du chef de corps sinscritavant tout dans le temps long et que ses dcisions doivent tenir compte dun contexte,du pass, sans jamais obrer lavenir.

    SAINT MAURICE, SOLDAT AU SERVICE DU PRINCEC ESTHER DEHOUX 175

    Il y a mille cinq cents ans, le roi Sigismond fondait une abbaye sur le lieu du supplice

    de Maurice. Dautres aprs lui ont honor le saint soldat car celui-ci incarne unmodle qui valorise le service du prince et lobissance. Mais son exemple peut aussiservir rappeler au monarque quil doit veiller la nature de ses commandements :Maurice prfra la mort lexcution dun ordre impie.

    LA GRANDE GUERRE EN CHANSONSC JEAN-BAPTISTE MUREZ 185

    Quelles soient des images vivantes de la vie du soldat, de son quotidien, dessouffrances de larrire, des rappels de terribles batailles ou des dnonciations ducarnage, les chansons de la Grande Guerre mritent dtre redcouvertes lheuredu centenaire.

    TRANSLATION IN ENGLISH

    THE HONOUR OF THE TRUTHC INTERVIEW WITH EDGAR MORIN 195

    COMPTES RENDUS DE LECTURE 205

    SYNTHSES DES ARTICLES 215TRANSLATION OF THE SUMMARY IN ENGLISH 221BIOGRAPHIES 227

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    JEAN-LUC COTARD

    DITORIAL

    Lhonneur ! Encore un mot norme comme les membres du comitde rdaction de la revue Inflexionsaiment en manier. Quand vous tesface lui, vous le tournez dans tous les sens, les ides vous viennent foison, vos complices du comit vous aident. Pourtant, commentparler de lhonneur, introduire cette ide, ce concept, cette valeurquand vous vous sentez vous-mme tout petit par rapport lui ?

    Une des premires fois o jai entendu parler vritablementlonguement de lhonneur, ctait Saint-Cyr. En septembre 1982,quelques jours aprs larrive du misrable troupeau de jeunesintgrants dont je faisais partie, juste avant de rejoindre le campde toile o nous allions apprendre les rudiments de notre futurmtier, une moiti de ce qui allait devenir la promotion Gnralde Monsabert a t runie, un matin, tt, sur un terrain de sport proximit de ses btiments vie . L, runis en quatre paquets desection ordonns et forms en U , encadrs par quatre anciens de

    la promotion prcdente et nos capitaines, nous avons t prsents notre commandant de compagnie. Ctait un homme trs grand,assez maigre et lgrement vot, probablement en raison du poidsde sa pipe, toujours en bouche. Son treillis semblait flotter et formerune jupette tant le ceinturon de toile tait serr la taille. Sa voixtait grave et solennelle. Sur ce terrain de bitume rouge, au pied desapins dont nous ne pouvions que deviner la silhouette tant la brumetait pesante, nous avons eu droit notre premire leon dthiquesaint-cyrienne.

    Lallocution du grand C 1portait sur trois mots : Gloire,Honneur, Saint-Cyr. Il voulait nous parler de lesprit de ce quitait dsormais notre cole. Les vieux btiments de Saint-Cyr avaientt dtruits en 1944par les bombardements allis ; seuls demeu-raient debout quelques pans de murs et, dans la cour, les restes dumonument aux morts sur lesquels taient gravs trois mots, Gloire,Honneur, Saint-Cyr , reliquat de la phrase de ddicace la gloiredes lves de Saint-Cyr tombs au champ dhonneur. Trois mots,trois parties, une belle dissertation dont je ne me souviens de rien,si ce nest la flamme, le lyrisme, lmotion du tribun, si ce nest la

    1. Grand C . Son nom de famille, trs court, commence par un C, nous lappelions effectivement en utilisant son nomde famille prcd de ladjectif grand.

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    disparition de la brume au fur et mesure que le discours avanaitcomme si les trois mots analyss les uns aprs les autres claircissaient

    notre carrire naissante. Rien si ce nest la hte darriver au bout de celaus que lon tait oblig dcouter debout et immobiles, alors que jebouillais dapprendre mon mtier dans ses aspects pratiques

    Honneur, quel beau mot. Je frmis ton nom !Un peu plus tard, ma section de vingt-trois lves officiers (vingt-

    deux Franais et un Voltaque qui allait devenir notre Burkinab2)a t rveille par nos anciens dencadrement. Lun dentre nousavait menti lun dentre eux. Tous nous avons d copier cinquantefois une phrase du rglement de discipline gnrale : Tromper outenter de tromper la confiance de son chef est une grave faute contrelhonneur.

    Honneur, quand je tentends, jentends le mot confiance.Le 30juillet 1991, jtais devant une centaine dhommes, ma

    famille. Le colonel C, commandant le 6egnie, aprs avoir remercile capitaine S, mon prdcesseur, pour le travail accompli, tendait

    vers moi son bras. Vous reconnatrez dsormais comme votre chefle capitaine Cotard, ici prsent, et vous lui obirez en tout ce quil

    vous commandera pour le bien du service, lexcution des rglementsmilitaires, lobservation des lois et le succs des armes de la France.

    Honneur, quand jentends ton nom prononc, je sens le poids de laresponsabilit sur mes paules, la responsabilit de dcider, la respon-sabilit dentraner Vers o ? Vers quoi ? Comment ?

    En Bosnie, un peu plus dun an aprs, un de mes caporaux-chefssera bless par lexplosion dune mine sous le godet de son enginqui dgageait la neige de la route devant un convoi humanitaire. Auprintemps 1993, un de mes lieutenants entrera dans la poche de Zepaavec une unit ukrainienne, le bataillon auquel nous appartenionsaccueillera et protgera dans une enceinte ct de la sienne desfamilles croates fuyant les milices musulmanes. la mme priode, aumilieu des combats, deux sous-officiers viendront avec les interprtesse jeter mes pieds pour me supplier, en larmes, daller chercher delautre ct de la rivire Bosna deux familles croates menaces par lesmilices musulmanes. Un lieutenant, envoy en patrouille, me dcrira la radio la situation dlicate dans laquelle il se trouvait. Je ne pouvaisrien faire Inquitude. Avais-je le droit de lenvoyer dans de tellesconditions ? Il revint. Tous ces moments ont provoqu rflexion,recherche de conseils, valuation des enjeux pour les hommes, lebataillon et sa mission, limage de mon pays dont je portais les armes et

    les couleurs. Jai dcid, essay danticiper. Jai rflchi avant dcrire

    2. La Haute-Volta est devenue Burkina Faso en 1983.

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    9DITORIAL

    les ordres, de les signer et den donner une copie aux excutants. Etpourtant face limprvu

    Honneur, o es-tu ? Gloire, o te caches-tu ? Saint-Cyr,quenseignes-tu ?Ces quelques lignes sont des rminiscences qui me sont venues

    lesprit lorsquEmmanuelle Rioux, notre rdactrice en chef, nous aenvoy fin aot 2013le mail suivant :

    Ne serait-il pas pertinent de publier dans la revue quelque chosesur Hlie de Saint-Marc [ loccasion de sa mort] ? Les rponses sonttombes rapidement :

    Personnellement, jestime quInflexions se dconsidrerait aux yeuxde la grande majorit des anciens dAlgrie [] en voquant lammoire dun officier qui prit le risque dentraner son rgimentdans un complot contre la Rpublique ; Je suis totalement daccord avec vous sur ce point. Il estcependant peut-tre intressant de se demander comment etpourquoi la jeune gnration dofficiers franais la pris enmodle. Je ne suis personnellement pas favorable cette dmarche.Nous navons jamais travaill avec lui contrairement PierreSchoendoerffer. Son parcours est trs intressant voquer.

    Son questionnement encore plus, mais pourquoi le mettre enexergue lui qui a manqu de discernement, lui qui a engag unrgiment dont il navait le commandement que par intrim, luiqui a ml des soldats trangers un problme politique interne,mme si cest le politique qui avait demand larme de menerles oprations. Je ne comprends pas, et ne veux absolument pascomprendre, lengouement de la hirarchie pour cet homme,mme sil a pay sa dette la justice. Il sera peut-tre intressantdans un numro venir, mais en dehors de toute actualit, dedbattre de ce sujet. Je ne comprendrais pas que nous fassions unarticle dactualit alors que le propre de la revue est de prendredu recul. Je ne pensais pas du tout faire une apologie quelconquedHlie de Saint-Marc, mais je trouve que les questions que poseson parcours peuvent tre intressantes pour la revue. Le sujet mesemble important pour les militaires : beaucoup, travers lui, mesemble-t-il, se sont dlests du poids des guerres coloniales et dugaullisme, et ont renouvel leur dfinition de lhonneur. Mais jeme trompe peut-tre.

    Voil : le mot honneur est lanc ! Je pense que le sujet mrite dtre trait froid. Ce cas estexemplaire car il tire de son exprience des leons qui mritent

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    vritablement dtre tudies. Mais il faut savoir le regarderavec recul, presque comme un objet et non comme un sujet

    magnifier, et cest justement ce qui est intressant. Il a incarnle hros tragique, celui qui se trompe mais qui reste exemplaireaux yeux de certains, mais je partage lide [] quil faut rflchirl-dessus sans la pression de lactualit ni les passions des senti-ments, mais avec lanalyse qui est la marque de fabrique de larevue. La revueInflexions doit-elle voquer la figure dHlie Denoixde Saint-Marc loccasion de sa disparition ? Comme nous laenseign Aristote, la vertu a deux contraires, lun par dfaut,lautre par excs. tre vertueux, pour ceux qui contribuent lani-mation de cette revue, cest tre fidle ses objectifs et son esprit,par lexercice dune libre rflexion sur lusage de la force arme etla pratique de ltrange mtier des armes, en tant que rvlateursde la complexit, voire du tragique, de la condition humaine. Dslors, pour le sujet qui nous interpelle, nous devons, selon moi,viter deux cueils. Par dfaut, nen pas parler : il est vrai que,lors de sa disparition, nous navons pas parl de Bigeard, pourtantarchtype du guerrier des tumultueuses annes 1940-1960. Je nesuis dailleurs pas sr que lon se soit pos la question. Par excs,

    lvoquer sur le mode hagiographique (je pense au prcdent,en tout bien tout honneur, de Pierre Schoendoerffer et duprofesseur Jean-Paul Charnay, dont il faut observer quils avaientlun et lautre un lien avec la revue, ce qui justifiait ce choix).En revanche, alors mme que nous avons glos longueur de[numros], prcisment sur la complexit et, souvent, le tragiquede la condition du soldat, pouvons-nous faire comme si pouvaittre anodine la disparition de lune des figures, sinon la figure,qui les a vcus, incarns et exprims un degr sans gal au coursdu dernier demi-sicle ? [] Il est vrai que laura sans nuancedont bnficie lhomme dans nos coles et dans la hirarchie aquelque chose de drangeant. Tout comme la rcente remise, dansla cour dhonneur des Invalides, du grand cordon de la Lgiondhonneur par le prsident de la Rpublique en personne. Il y a dequoi brouiller bien des repres, notamment pour les gnrationsnouvelles. Compte tenu de tout cela, je crois que la revue, si ellena pas ragir ex abrupto, serait dans sa vocation et shonorerait,quelles quen soient les difficults, aborder ces sujets difficilesmais essentiels dans une publication venir.

    Je suis pleinement de lavis [prcdent]. Sil me parat peuopportun de ragir sa disparition en utilisant Inflexionscommevecteur, je pense quil sera utile dutiliser la richesse du personnage

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    11DITORIAL

    loccasion dun prochain numro, en profitant dun thmeporteur, lhonneur par exemple.

    Le destin dHlie de Saint-Marc est particulier, il me semble quilpose une double question, celle dune blessure irrmdiable (avoirabandonn jadis les populations locales allies et donc les avoirlivres une mort certaine) qui entrane un pacte moral intrieur(ne plusjamais refaire cela) et celle de limaginaire verrouillde laction venir, verrouill sur le premier rcit, comme si lesconditions taient les mmes et que lhistoire navanait pas : cettedernire question est cruciale, car elle touche le point darticu-lation entre le vu dtre fidle sa propre thique et la manirede penser et de mettre en uvre cette fidlit. Faut-il refaire lidentique ce que lon aurait voulu [ou] d faire lors de la guerredavant ? Comment penser la situation prsente en dehors desgrandes homologies ? La question se poser la fin de la guerredAlgrie aurait d tre la suivante : est-ce que vouloir sauver lesharkis impliquait forcment de rentrer dans le camp des gnrauxfranais putschistes ? [] Jai limpression que Denoix fut obnubilpar son propre traumatisme. Il a cru pouvoir corriger le pass enle rcrivant au prsent et a oubli de penser les conditions histo-riques de son choix dillgalit... Pour ma part, la dfense des droits

    humains sappuie sur la prise en compte des faits et sur la tentativede les analyser plus que sur des condamnations et des jugements apriori. Je nai donc rien contre une rflexion problmatise sur ledestin et les choix dun parcours particulier, tragique, dans notrerevue inflchie vers le pouvoir dire, oser dire... Aprs rflexion, je pense que vous avez raison. Mais alors il fautaller au-devant des arguments qui fchent comme cette Grand-Croix qui reste en travers de la gorge de ceux qui voient avant toutle putschiste. Mme si lhomme a t habit par un certain sens dela grandeur, il y a des choix qui, au tribunal de lhistoire, mritentun jugement sans indulgence. Mais Inflexionsest justement le lieu decette libert. Je persiste et signe : la disparition dHlie de Saint-Marc nesaurait, de mon point de vue, faire lobjet dune notice ncrolo-gique dans Inflexions. Je ne suis en revanche nullement insensible laposition dfendue par Emmanuelle, [] et []. Prenons du reculet, dans quelques mois, consacrons un numro dInflexions un sujettel que lhonneur, dans lequel le cas HSMpourrait tre voqu. Jenai pas eu lheur dentendre ou de lire Hlie de Saint-Marc depuis

    1961. Jignore donc tout des valeurs et des convictions quil a puinvoquer pour expliquer et dfendre son acte. Je doute cependantfort, comme semble le croire [], que sa principale proccupation

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    12 LHONNEUR

    ait t de sauver des vies, commencer par celles des harkis. Je croisau contraire que cest une certaine conception de lhonneur qui a

    pu conduire cet officier au pass exemplaire franchir le Rubiconet choisir une voie qui, pour moi, dans ces circonstances particu-lires, ntait pas celle de lhonneur. Alors, ouvrons le dbat, maislorsque nous pourrons traiter le sujet avec le recul qui fait toutela valeur de notre publication. Soyons toutefois conscients que ledbat risque dtre chaud...

    Cet change de mails permet de comprendre comment vit et ragitla rdaction dInflexions, comment les sujets sont choisis. La lecture deces ractions permet dj douvrir le dbat sur lhonneur, desquisserquelques rponses que ce vingt-septime numro de la revue propose.

    Pour autant, cet ditorial ne pourrait tre publi pour autant sansun questionnement autonome. Gloire, Honneur, Saint-Cyr revenaient sans cesse aux oreilles de lauteur de ces quelques lignes.Naturellement, il est all lire la vie de celui que linstitution militaireavait donn comme exemple sa propre promotion. Le gnral deMonsabert est de ces hommes qui a permis la perce de la dfenseallemande en Italie, ouvert aux Allis la route de Rome ; il a pris la villede Sienne en faisant manuvrer sa 3edivision dinfanterie algrienne(3eDIA) de telle sorte quaucun combat, quaucune destruction par

    lartillerie ny ait lieu. Ce gnral russit prendre simultanmentToulon et Marseille en aot 1944, franchir le Rhin sous le feu delennemi au printemps suivant et, par une autre manuvre audacieuse,prendre Stuttgart. Beau rsum de carrire. Bel exemple. Pourtant, onoublie de dire que ce jeune gnral de 1941, investi du commandementdune brigade ancrage territorial autour de Blida, avait particip,avec le gnral Mast, son suprieur et camarade de promotion deSaint-Cyr, aux prparations clandestines qui ont permis aux Allisde dbarquer proximit dAlger en novembre 1942. On oublie quilavait t dchu de sa citoyennet franaise par le rgime de Vichy alorsquil tait, comme beaucoup dofficiers de larme dAfrique, pluttmarchaliste. Peu de militaires parlent aujourdhui de cette nuit du 7au 8novembre qui aurait pu tourner la catastrophe pour les Allis sile plan de dfense de lAfrique du Nord avait t totalement appliqu.Peu dhistoriens abordent cette journe charnire, ses prparatifs, seschecs (notamment au Maroc et Oran). Dans son ouvrage intitulTrois Sicles dobissance militaire, le marchal Juin passe pudiquement sur lesvnements dont il a t un des acteurs. Monsabert a-t-il commis unefaute contre lhonneur, lui qui avait prt serment Ptain ? Se mettre

    la place des acteurs, essayer de comprendre leurs ractions, invite lhumilit. Partir des trois mots Gloire, Honneur, Saint-Cyr etarriver au mot humilit : quelle ironie !

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    13DITORIAL

    Le gnral Mast, dans son livre3sur ces journes difficiles denovembre 1942, revient sur le droulement de sa rbellion et, dans

    le premier chapitre, sur les justifications de celle-ci. Pour lui, lesmilitaires ont pour mission de faire observer les lois de la rpubliqueet de sauvegarder lindpendance et lhonneur de la patrie . Ilrappelle une phrase de Blaise de Montluc, Sur mon honneur, monroi ne peut rien , en expliquant au lecteur que cet tat desprit, cethonneur, lui avait valu des cas de conscience alors mme quil ntaitquun jeune lieutenant la Lgion trangre au Tonkin en fvrier1914. Il numre les critres dune rbellion justifie et cite aunombre de ceux-ci celui des chances raisonnables de succs . Celaconduit penser quil y a une analyse mathmatique de la situation,un calcul. Lhonneur ventuel dune rbellion justifie serait-ilune valeur, une motion calcule ? Lhonneur peut-il se satisfaire ducalcul ?

    Cet exemple du 8novembre 1942permet aussi de sinterrogersur les rapports entre lhonneur et la rvolte ? Lhonneur nest-ilpas aussi le rsultat de petits devoirs cumuls de petits services, delhabitude de lobissance dans lobscurit du quotidien ? Que penserdu choix de lamiral commandant la flotte de Toulon demandant sescommandants dunits de se saborder larrive des Allemands ? Il

    na semble-t-il pas fait de calcul. Il a obi. A-t-il pour autant prservson honneur ? Gloire, Honneur, Saint-Cyr : ces trois mots repres, ces trois

    mots donns en drapeau de jeunes saint-cyriens peuvent-ils servirde seule grille danalyse pour affronter des situations complexes ?Certainement pas. Ce nest pas faire injure au grand C que dele dire. Ils sont les bases dune rflexion. Comment se constitue lesentiment de lhonneur ? Lhonneur est-il une valeur personnelle oucollective ? quel moment cet honneur peut-il tre mis en appli-cation ou, comme le disait Vronique Nahoum-Grappe au coursdune runion du comit, o vais-je faire flamber le petit drapeau delhonneur ? Si mon lieutenant, en Bosnie, avait t bless ou tu, si

    javais cd mes sous-officiers, mon honneur aurait-il t en cause ?Celui du colonel qui a ordonn la patrouille tombe dans lembuscadedUzbeen en Afghanistan, en 2008, est-il en cause ?

    Quest-ce qui fait basculer de lhonneur dans le dshonneur ou viceversa ? Si Denoix de Saint-Marc navait pas t sollicit par Challe, siMonsabert navait pas t sollicit par Mast qui croyait agir au nomde Giraud en pensant que ce dernier obissait Ptain, le pas vers

    la dsobissance et la rbellion aurait-il t franchi ? Sans vouloir

    3. Gnral darme Mast, Histoire dune rbellion, 8-XI-1942, Paris, Le Cercle du nouveau livre dhistoire, 1969.

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    Que signifie pour un chef de dtachement, quel que soit sonniveau, de faillir lhonneur ? O est lhonneur du mdecin, celui

    de louvrier, du laboureur ? Que signifie le fait de sortir un drapeaublanc ? Peut-on aller discuter avec un adversaire ou un ennemi avecun drapeau blanc en respectant les Conventions de Genve ? Est-ceun symbole de couardise ? Peut-on rduire le fait de le brandir lexistence ou non dordres, ou au contraire peut-il corres-pondre la volont de se donner du temps pour mieux analyser lasituation avant de prendre une dcision qui engage ? Qui dcide dece qui est honorable ou pas ? Lindividu ? La collectivit ? Le chef ?Personnellement, je ne pense pas que mon ancien lve qui est allau-devant des Serbes Sarajevo avec un drapeau blanc ait failli lhonneur. Mais je nen ai pas la certitude, seulement une convictionparce que je le connais, parce que je nen ai pas parl avec lui. Quilsoit dailleurs assur que je ne serai jamais son procureur dans cetteaffaire.

    Tout ceci revient se demander si la mise en avant de lhonneur estun critre qui facilite la prise de dcision ou un facteur qui rduit lalibert de pense. Ne conduit-il pas, en quelque sorte, une formede manipulation ? Lhonneur ne serait-il pas dautant plus facile mettre en exergue quon a russi accorder ses croyances personnelles,

    celles de sa collectivit proche (famille, unit, entreprise) et celles delopinion ?Ltude de lhonneur fait indniablement aborder la notion du

    discernement, donc de la formation, de la culture. Lhonneur est unenotion qui peut toucher chacun dentre nous, civil ou militaire. Parlerdhonneur, o que ce soit, sur un terrain de sport de bitume rouge oudans cette revue, cest sobliger rflchir, cest se prparer dciderpour soi, pour les siens, pour les autres.

    Indniablement, le mot honneur est coupl avec les mots courage,cohrence, confiance, dignit, responsabilit, lgalit, lgitimit,exemplarit. Sa mise en avant suppose une rflexion, une formation,un discernement ncessaire la prise de dcision. Il caracolefacilement ct du mot libert parce quil ncessite un choix. Oncomprend alors pourquoi les drapeaux et tendards franais le portentbrods dans leurs plis, sans que ces broderies disent pour autant cequil faut faire concrtement quand la bataille fait rage, quand lespritest en bullition et doit dcider, vite, toujours trop vite.

    Tout cela apparatra-t-il ainsi au lecteur de ce numro dInflexions? Ilnest pas sr quil y trouve toutes les rponses ses propres questions.

    Ce sujet nest pas facile. Mais aprs tout, lexhaustivit nest paslobjectif de la revue. Le comit de rdaction aurait cependant vouluaborder, aux cts des articles qui figurent au sommaire, des pisodes

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    de lhistoire contemporaine militaire en ex-Yougoslavie, par exemple,ou ailleurs en Afrique. Le vingtime anniversaire de lopration

    Turquoise a dailleurs provoqu de longues discussions en son sein.La difficult est alors de trouver des tmoignages sans raviver des plaiespour pouvoir comprendre sans blesser, sans attenter lhonneur deceux qui rpondent aux sollicitations.

    Gloire, Honneur, Saint-Cyr , trente-deux ans aprs le petitmatin blme et brumeux de la lande bretonne qui voit une compagniede ce bataillon devenu promotion Gnral de Monsabert couterson premier cours dthique, lauteur de ces lignes sinterroge toujourssur chacun des mots gravs sur les ruines dun monument aux morts,sur leur relation entre eux, sur leur symbolique, sur leur consquencesur lesprit et la carrire des officiers que nous sommes ou avonst. Il est trs fier de ce parrain de promotion original et vainqueur.Pourtant, il nest pas certain que ce numro dInflexionslaide cloreson questionnement personnel. Je suis certain que le grand C nenattendait pas tant.

    Honneur : le mot est norme. Le commenter en un numro !Comme lauteur de ces lignes, le comit est conscient des difficultsde lexercice. Et attend avec impatience les ractions. C

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    DOSSIER

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    HERV DRVILLON

    QUEST-CE QUE LHONNEUR ?

    Honneur (et) patrie, valeur (et) discipline ou encore honneuret fidlit Lhonneur figure en bonne place parmi les valeursfondatrices de larme. Il est, en effet, un puissant instrument decohsion grce auquel un individu sapproprie les valeurs dungroupe au point den faire le mobile de son action. Agir en hommedhonneur, cest agir en conformit avec une thique que lon a faitesienne. Il y a donc autant dhonneurs quil y a dindividus, de fidlitset de serments.

    En 1748, Montesquieu crivait dans LEsprit des loisque lhonneur taitle principe du gouvernement monarchique , car il incitait chacun agir conformment ce que le souverain attendait de lui. Malgrleffondrement de lAncien Rgime en 1789, lhonneur a conserv safonction de valeur civique. Linstitution de la Lgion dhonneur, creen 1802par Bonaparte, en est un tmoignage vivant. Larme, quant elle, en a entretenu le culte sans discontinuer, car lhonneur est unprincipe de dpassement qui commande lindividu de renoncer soipour se donner tout entier aux valeurs quil a adoptes. Les militaires

    ne sont pas les seuls possder un honneur, mais ils sont les seuls devoir lassumer au pril de leur vie. Selon Montesquieu : Il ny arien que lhonneur prescrive plus la noblesse que de servir le prince la guerre. En effet, cest la profession distingue, parce que seshasards, ses succs et ses malheurs mmes conduisent la grandeur.Mais, en imposant cette loi, lhonneur veut en tre larbitre ; et, sil setrouve choqu, il exige ou permet quon se retire chez soi1.

    Montesquieu soulignait ainsi le paradoxe de lhonneur qui conduitles hommes au sacrifice, mais qui veut tre larbitre de cette loiimprieuse. Lhonneur nest pas un code dsincarn flottant danslunivers abstrait des ides. Il se joue, chaque instant, dans la rponseapporte par chacun une situation particulire. Il ne trace pas de voieprdtermine comme le ferait, par exemple, la loi positive avec sesprescriptions et ses proscriptions. Il rside tout entier dans le pointdhonneur que chacun rsout sa faon en fonction de lquationpersonnelle qui le caractrise. En ce sens, il est une pratique de larbi-trage entre des injonctions qui peuvent tre contradictoires. Dansson appel du 18juin,de Gaulle invoqua des raisons qui sappellentlhonneur, le bon sens, lintrt suprieur de la patrie pour inviter

    les Franais poursuivre le combat malgr la dfaite. Peu de temps

    1. Montesquieu, LEsprit des lois, IV, 3.

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    aprs, lissue de lentrevue de Montoire, Ptain dclarait entrer dans lhonneur dans la voie de la collaboration2.

    Linvocation contradictoire du sentiment de lhonneur illustre trsbien le caractre erratique dun sentiment qui peut inciter lordreautant quau dsordre, lobissance comme la rvolte. Les limitesdu droit et les risques de la transgression se rencontrent frquemment la guerre. Et si le culte militaire de lhonneur sexpliquait, avanttout, par cette ambigut qui consiste soumettre lindividu unethique tout en lui laissant le pouvoir souverain den tre larbitre ?Cette faon de combiner obissance et responsabilit a jou un rleessentiel dans lhistoire de la socit militaire, en particulier au tempsde sa fondation entre lesXVIIIeetXIXesicles.

    Lhonneur articule, selon une dialectique particulire, les logiquesindividuelles et collectives. Selon Montesquieu, de cette passiongnrale que la nation franaise a pour la gloire, il sest form danslesprit des particuliers un certain je ne sais quoi quon appelle pointdhonneur. Cest proprement le caractre de chaque profession .Lhonneur constitue donc un caractre collectif (la nationfranaise et chaque profession ) enracin dans lesprit desparticuliers . De fait, cette dynamique du rapport entre les individuset le registre collectif de lassignation identitaire pose la question des

    identits sociales et du ciment des logiques de groupe. Par quelleopration, en effet, un particulier est-il susceptible dintgrerles caractres de sa profession au point dy puiser les rgles de saconduite ? Lhonneur rpond cette question en faisant du respectde la norme collective une affaire individuelle qui engage lestime desoi et lamour propre.

    Lanalyse sociale des comportements individuels tend souvent rduire le positionnement dun agent social lexemplarit duneposture collective. Cette propension produit une vision de lasocit o chacun est sa place et se comporte selon les caractresde son tat. Ds lors, comment tenir compte, la fois, des registrescollectifs de lassignation identitaire et de la singularit des parcoursque lon ne saurait considrer comme de simples reflets dattitudescollectives ? Entre le modle holiste des logiques de groupes et lepostulat difficilement soutenable de lautonomie individuelle, des

    voies nouvelles se sont dessines dans la sociologie contemporaine.Elles peuvent tre mises profit pour apprhender les logiques delhonneur qui placent les individus dans la situation paradoxale desacrifier une morale sociale tout en affirmant une irrductible

    singularit. Le point dhonneur ne saurait ainsi tre considr comme

    2. Allocution radiodiffuse du 30octobre 1940.

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    21QUEST-CE QUE LHONNEUR ?

    une forme de dilution des individus dans une identit collective. Ilest, au contraire, une appropriation au cours de laquelle lindividu

    devient le sujet assujetti une norme et le sujet acteur de la mise enuvre de cette norme.Sous lAncien Rgime, le filtre des appropriations individuelles

    tait une composante essentielle de lhonneur. Institu en 1602pourarbitrer les querelles entre gentilshommes, le tribunal des marchauxexerait une justice personnelle. Les affaires quil traitait concer-naient lhonneur particulier des gentilshommes, qui nengageaitni leurs parents ni leurs hritiers. Les dettes contractes la faveurdun billet dhonneur, par exemple, ntaient pas considres commetransmissibles. Cest ainsi quen dcembre 1695, le tribunal annulala procdure engage par le lieutenant du pays de Condom contreles hritiers dun gentilhomme endett au motif que les paroles etbillets dhonneur ne peuvent faire services daction au tribunal contreles hritiers de ceux qui les ont faits 3. La dfense de lhonneur taitune affaire singulire dont Blaise de Montluc a soulign le caractrestrictement personnel en crivant dans ses Commentaires : Nos vies etnos biens sont nos rois, lme est Dieu et lhonneur nous ; car surmon honneur, mon roi ne peut rien4. Il sagit ainsi de comprendrecomment, dans la revendication dhonneur, un individu marquait son

    attachement une norme collective, tout en affirmant, par la mmeoccasion, son autonomie souveraine5.Lanalyse des comportements sociaux en termes dhabitusa tendance

    situer les individus l o ils sont attendus (par lhistorien commepar ses contemporains). Elle ne rend pas bien compte des cartsindividuels et invite penser les querelles de point dhonneurcomme le rsultat dun dysfonctionnement ou dune infraction. Orsi la variation individuelle par rapport une norme attendue dansune relation sociale se trouve bien lorigine des conflits, elle nersulte pas ncessairement dune infraction, car elle est inscrite dansle postulat mme de lhonneur qui institue lindividu en sujet. La dissonance ne saurait donc tre envisage comme un simple cartstatistique, un accident du sens pratique 6. Elle est une donnestructurelle de la pratique sociale apprhende au plan des individus.Il ne sagit pas, comme lindique Bernard Lahire en post-scriptumde LaCulture des individus, de cder un quelconque individualisme, mais deconsidrer lcheveau de dispositions et de conditions variables de

    3. BNF, NAF, 21685, fol 114v.

    4. Blaise de Montluc, Commentaires, Paris, Collection universelle, 1786, p. 297.5. Herv Drvillon, Lme est Dieu et lhonneur nous. Honneur et distinction de soi lpoque moderne , Revuehistoriquen 654, 2010/2, pp. 361-395.

    6. Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, ditions de Minuit, 1980.

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    leur mise en uvre, qui dtermine chaque moment chaque individurelativement singulier (singulier pour des raisons sociales) 7.

    Par ce retour sur la distinction , Bernard Lahire propose demettre en vidence les transferts imparfaits qui interdisent depenser le dploiement des schmes gnrateurs de lhabituscommela reproduction dun mme rapport la lgitimit culturelle. Or leconflit dhonneur trouve prcisment son origine dans limperfectiondes transferts qui place les individus dans une position o ils ne sontpas attendus. Il rvle linfinie varit des appropriations individuellesqui sont lorigine des situations de discorde, dincomprhension,dirrespect des attentes mutuelles qui rglent la vie en socit. La distinction de soi constitue une forme dindividuation lint-rieur mme et non indpendamment des registres collectifs delassignation identitaire. Elle permet dapprhender lindividu commele lieu de recomposition des identits multiples dont il est le sigeet dont la confrontation avec lattente des autres alimente lindicible

    varit du point dhonneur. Cest donc dans le rapport spculatif autrui que se joue le point dhonneur, ce rapport social permettantde dterminer ce quun individu doit aux autres et ce que les autreslui doivent.

    La soumission de chacun linjonction de lordre social et de la

    hirarchie ntait jamais aussi vidente que dans les situations deconflits o la revendication dhonneur est assume jusque dans lultimeconsquence de la mort. Montesquieu rappelle que le point dhonneur est plus marqu chez les gens de guerre et cest le point dhonneurpar excellence . De toutes les professions dont lhonneur constitue lecaractre, le mtier des armes possde la particularit de soumettre lesindividus une injonction potentiellement mortelle. Lorsque, dansLa Fable des abeilles(1714), Bernard de Mandeville a explor le dispositifpassionnel qui sous-tend lhonneur, cest au courage militaire quilsest rfr, car celui-ci rvle la puissance dun principe capable desupplanter la peur de la mort par la crainte encore plus intense dela honte. Cest en ce sens que lhonneur des gens de guerre possdela valeur dexemplarit qui lui a t confre dans le sens commun.Lhonneur est soutenu par une logique paroxystique de soumissiondu sujet linjonction dagir, qui peut aller jusquau sacrifice de soiet qui constitue lune de ces passions humaines 8formant, selonMontesquieu, le principe des gouvernements. Il constitue ainsi unelogique sociale tout fait singulire.

    7. Bernard Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Dcouverte, 2004,p. 731.

    8. Montesquieu distingue la nature du gouvernement monarchique de son principe : La nature est ce qui le fait tel ; etson principe, ce qui le fait agir. Lune est sa structure particulire et lautre les passions humaines qui le font mouvoir.

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    23QUEST-CE QUE LHONNEUR ?

    Bernard Lahire remarque que la thorie de la distinction supposeune socit ordonne produisant des normes de lgitimit cultu-

    relles clairement tablies et confirmes par les usages sociaux. Ainsi ladissonance se manifeste-t-elle dans les situations o les hirarchies etles codes sociaux ne sont pas clairement tablis. Le conflit dhonneurse joue dans ces moments dincertitude o la loi et le rglement nesuffisent plus dicter une conduite. Lhistoire militaire est riche detelles situations o lhonneur fut invoqu pour justifier un compor-tement irrductible la rationalit tablie par les rglements et lesprincipes ordinaires de la guerre. Ainsi, cest lorsque tout seffondreque lhonneur subsiste comme seul guide de laction, comme le ditFranois Ierau lendemain du dsastre de Pavie (1525) : Tout estperdu fors lhonneur. De telles situations ont donn naissance de

    vritables mythologies qui nourrissent limaginaire et les traditionsmilitaires.

    Certains vnements fondateurs, comme Camerone, illustrentlirrductible loi de lhonneur lorsque tout seffondre. Le 30avril1863, soixante-deux soldats et trois officiers de la 3ecompagnie durgiment tranger, sous le commandement du capitaine Danjou,livrrent Camerone une rsistance hroque face deux millehommes de larme mexicaine. Cet pisode illustra les valeurs du

    sacrifice et du dvouement exprimes par le capitaine Danjou, qui,selon le rcit officiel du combat, jura de se dfendre jusqu la mortet fit prter ses hommes le mme serment . Depuis, le sermentde Camerone est clbr chaque anne avec une solennit et uneferveur quasi religieuses dans les units de la Lgion trangre. Peu detemps aprs lvnement, lordre gnral rdig par le gnral Bazainefixa dfinitivement les contours de la lgende : Camerone resteradans nos annales comme un des plus brillants pisodes de la campagne.Le rgiment tranger gardera le souvenir du capitaine Danjou, dessous-lieutenants Maudet et Vilain et des soixante-deux braves qui,aprs une lutte acharne de douze heures, un contre trente, aprs avoirus leurs dernires cartouches et mis plus de trois cents hommes horsde combat lennemi, ont refus de se rendre et, chargeant la baon-nette, sont morts pour lhonneur de leur drapeau. Exemple hroquequi a prouv notre ennemi qui ne nous connaissait pas encore cequil pouvait attendre des soldats de la France9!

    Sans doute la dfaite honorable illustre-t-elle avec la plus grandeclart la logique de lhonneur qui sinscrit dans un rapport de subsi-diarit avec la loi. Celui-ci sapplique en effet quand les lois ne

    suffisent plus rguler les comportements. Le duel, en ralit, ne

    9. Revue militaire suisse, 13eanne, 1868, p. 81. Bazaine sera fait marchal un an plus tard.

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    rpond pas une autre logique. Lorsque les rgles de la civilit sontcontestes et que les prtentions concurrentes des deux adversaires

    se sont affrontes jusqu devenir inconciliables, il ne reste plusalors que le combat qui rtablit lhonneur de chacun. Le duel tait,selon Franois Billacois, lpreuve mortelle qui rvle lhonneur ;il [tait] aussi lpreuve mortelle qui fabrique lhonneur 10. Unisdans la confrontation avec la mort, les duellistes acquraient delhonneur, quelle que ft lissue du combat. Le duel visait moins

    venger un affront qu obtenir une rparation susceptible de restaurerla concorde entre les deux protagonistes. Franois Billacois voit dans lecombat singulier la reconnaissance de lautre et lidentification de soidans un mme statut : Semblables et autres, chacun magnifiquementautonome et tous deux essentiellement solidaires.

    Le duel possdait le caractre tout fait singulier dunir les deuxprotagonistes dans une communaut dintrts soude par le soucipartag dchapper aux poursuites judiciaires. En effet, le duel taitun crime constitu par le fait mme de se battre et non de blesser oude tuer son adversaire. Ainsi se formait une configuration particulire,o la victime protgeait le coupable par son silence. Dans lunivers des

    violences agonistiques, le duel possdait un statut particulier. Dunstrict point de vue pragmatique, laffrontement nombre et armes

    gaux ne mobilisait pas les mmes ressources mentales que les autresformes daffrontement. Ds lors quun individu consentait donner son adversaire une chance gale la sienne de lui donner la mort,il se plaait dans une configuration tout fait singulire qui annulaitlun des ressorts essentiels de la guerre et du combat en gnral : larecherche de lavantage (effet de surprise, supriorit numrique outechnologique...). Lunion des combattants dans le risque mutuelet leur communion dans un code de lhonneur partag validaient lacapacit du duel former la base dun vritable contrat social. trangecontrat, qui pouvait conduire des gestes prohibs par la loi et quipouvait inciter lobissance comme linsoumission.

    Montesquieu concdait volontiers que lhonneur tait capricieuxet quil reposait sur une base philosophique errone 11. Cet assem-blage de prjugs, dorgueil et de vanit possdait mme la facultde soumettre les principes de la morale et de la loi son empire : Lhonneur, se mlant partout, entre dans toutes les faons de penseret toutes les manires de sentir, et dirige mme les principes. Cet

    10.Franois Billacois, Le Duel dans la socit franaise des XVIeet XVIIesicles. Essai de psychologie historique, Paris,ditions de lEHESS, 1986, p. 347.

    11. Il est vrai que, philosophiquement parlant, cest un honneur faux qui conduit toutes les parties de ltat ,Montesquieu, LEsprit des lois, 1repartie, L. III, ch. 7.

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    25QUEST-CE QUE LHONNEUR ?

    honneur bizarre fait que les vertus ne sont que ce quil veut 12. Lecaractre arbitraire de lhonneur au regard des principes de la raison

    et de la morale a aliment la critique de ceux qui, comme Pascal,lui ont dni toute capacit former la base dun pacte social. lavariabilit arbitraire de lhonneur, Pascal opposait la vrit ferme etintangible de la vertu et des principes religieux. Contre le duel, ilinvoquait la soumission absolue et non ngociable la loi qui proscritlhomicide : Cette dfense gnrale te aux hommes tout pouvoirsur la vie des hommes13. Lexamen casuistique des situations o unhomme pouvait tre fond se battre en duel lui semblait constituerune concession au droit de tuer. Concession illimite, car la loi delhonneur portera jusqu tuer pour les moindres choses, quand onmettra son honneur les conserver ; je dis mme jusqu tuer pourune pomme14, ds lors que, aux yeux des duellistes, le droit de sedfendre stend tout ce qui leur est ncessaire pour se garder detoute injure 15.

    Cest prcisment cet arbitraire qui distinguait lhonneur de la vertuet qui justifia les prventions rvolutionnaires lgard de ce sentimentsi troitement associ la socit dAncien Rgime. Robespierre semfiait de lhonneur et du sentiment quil pouvait alimenter dansune arme suspecte de rester attache la monarchie. Le 2janvier

    1792, il avait fustig le projet contre-rvolutionnaire de substituerinsensiblement, sous les noms imposants de discipline militaire etdhonneur, lesprit dobissance absolue, lancien esprit militaire, lamour de la libert 16. En fvrier 1793, Saint-Just avait exposla ncessit de rduire la corporation arme, dernier et dangereuxdbris de la monarchie , dont le culte de lhonneur paraissait rsister lintgration dans la rpublique.

    Pourtant, la Rvolution franaise sut apprivoiser lhonneur en entransformant le sens. la suite des critiques formules au XVIIesiclepar Pascal, La Rochefoucauld ou Jacques Esprit, lhonneur avait tassimil une passion goste, prisonnire des effets de la rputation17.Pour Pascal, en particulier, il appartenait au registre des grandeursdtablissement , qui navaient de valeur que celle de lusage social.Il nexprimait aucune vertu, sinon la qute avide de la satisfaction

    12. Ibid., L. IV, ch. 2.13. Pascal prcise toutefois que Dieu, qui possde ce pouvoir, a rendu les rois ou les rpubliques dpositaires de ce

    pouvoir .14. Pascal, Quatorzime lettre crite par lauteur des lettres au provincial aux rvrends pres jsuites , uvres

    compltes, Paris, Le Seuil, 1963, p. 437.

    15. Ibid., p. 438.16. Cit par Marcel Reinhard, Le Grand Carnot, Paris, Hachette, 1952, vol. 1, p. 215.17. Diego Venturino, Ni dieu ni roi. Avatars de lhonneur dans la France moderne , inHerv Drvillon et Diego Venturino

    (dir.), Penser et vivre lhonneur lpoque moderne, Presses universitaires de Rennes, 2011, pp. 91-107.

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    narcissique. Lhonneur rglait lconomie des vanits et traduisaitlimpossibilit dtablir toute forme de contrat social sur le fondement

    de la vertu. Au dbut duXVIIIe

    sicle, Bernard de Mandeville avait sauvlide dun pacte politique fond sur lapparence de la vertu et surlhonneur, qui incitait chacun bien faire, ft-ce pour de mauvaisesraisons. Montesquieu en avait dduit que ce bizarre sentimentformait le principe du gouvernement monarchique en encourageantla qute de rcompenses et de distinctions18. La Rvolution franaisechercha au contraire rconcilier lhonneur avec la vertu. Tout enreconnaissant lgosme de toute action vertueuse, Chamfort avaitadouci la rigueur de la posture jansniste en montrant que lamour-propre pouvait amener un authentique sacrifice de lintrt : Unacte de vertu, un sacrifice ou de ses intrts ou de soi-mme, est lebesoin dune me noble, lamour-propre dun cur gnreux est,en quelque sorte, lgosme dun grand caractre19. La satisfactionnarcissique pouvait en ce domaine produire des actes vertueux,irrductibles un simple calcul dintrt.

    En 1793, Joseph Lequinio, qui sest attach ruiner les fondementsde toute religion, proposait de dpasser la traditionnelle oppositionentre les vices privs et les vertus publiques, en faisant de lhonneurune vertu prive rsidant dans le propre cur de chaque individu 20,

    un ressort psychologique agissant lchelle personnelle. Ce principefut, par exemple, illustr par une fiction porte au thtre en 1793, LaVraie Bravoure. Un jeune lieutenant nomm Firmin y refuse de se battreen duel pour un soufflet reu. Tout son rgiment le tient pour lche, linstar dun jeune officier nomm Melcour qui incarne, dans la pice,tous les anciens prjugs associs la rhtorique de lhonneur. Accablpar la pression de ses camarades, Firmin songe se suicider lorsquesurvient une bataille au cours de laquelle il se couvre de gloire et sauvela vie de celui qui lavait insult, tandis que Melcour, effray par leson du canon, prend la fuite. Sur le champ, Firmin est fait capitaineet dcide, pour inaugurer sa nouvelle autorit, de bannir le duel desa compagnie : Laissons ce prjug quon nomme honneur auxgostes qui se font un devoir de sgorger pour un mot et qui craignentdtre soldats. Mon honneur, moi, consiste servir, dfendre mapatrie21. Firmin traait ainsi la voie dun honneur vertueux, qui avaitreu la sanction toute rpublicaine dun avancement en grade.

    Larme de la rpublique avait institu le principe nonc dans

    18.Herv Drvillon, op. cit.19. Chamfort, Penses, maximes, Paris, Michel Lvy, 1860, p. 123.20.Joseph Lequinio, Les Prjugs dtruits, Paris, 1793, p. 35.21.Duval et Picard, La Vraie Bravoure, Paris, Lepetit, 1793.

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    27QUEST-CE QUE LHONNEUR ?

    larticle premier de la Dclaration des droits de lhomme 22enrcompensant les soldats proportionnellement lutilit commune.

    Dans une socit o les hommes sont libres et gaux en droit, leshirarchies ne sauraient traduire autre chose que cette utilitcommune qui, dans larme, sexprimait dans les grades. Ainsi,le 27aot 1793, la Convention avait-elle dcrt que tout soldat recevra lavenir, par son avancement en grade, la rcompense deses hauts faits 23. Cette dcision allait de pair avec le bannissementdes anciens signes de distinction honorifique de lAncien Rgime et,en particulier, de la croix de Saint-Louis. Le dcret du 28brumairean II (18novembre 1793) enjoignit aux citoyens revtus de dcora-tions de les dposer sous huitaine leur municipalit . La croixde Saint-Louis tait particulirement vise car elle instituait unedistinction individuelle indiffrente aux grades et aux hirarchies quirglaient la contribution de chaque militaire lutilit commune.

    Ainsi la Rpublique entendait-elle rvolutionner la gloire ,selon lexpression employe par Barre dans un discours devant laConvention le 1erthermidor an II.

    Le Directoire porta un premier coup ce principe. Le 17brumairean V (7novembre 1796), il ordonna au ministre de la Guerre de fairefabriquer diffrentes armes de prix pour tre distribues titre de

    rcompense nationale 24

    . Les rgles dattribution de ces distinctionsfurent officialises par la loi du 4nivse an VIII (25dcembre 1799)qui institua les armes dhonneur. Les gnraux en chef reurent lepouvoir daccorder le lendemain dune bataille, daprs la demandedes gnraux servant sous leurs ordres et des chefs de corps, les brevets[des armes] dhonneur . En 1804, dans les Considrations sur la guerre,G. Latrille25salua la fin dune poque o les rcompenses consis-taient en des promotions qui avaient permis des incapables et des intrigants davancer dans la carrire. Il opposait ce temps dela dmagogie rvolutionnaire la loi de lhonneur qui avait triomphavec le Consulat. Latrille distinguait ainsi deux registres de la valeurmilitaire : lhrosme et laptitude au commandement.

    22. Les hommes naissent et demeurent libres et gaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent tre fondes quesur lutilit commune.

    23. Un exemple dapplication concrte de cette mesure est donn par le dcret du 28aot 1793: La Conventionnationale, aprs avoir entendu la lecture dune lettre du citoyen Bentabole, reprsentant du peuple prs larmedu Nord, o sont noncs les actions de valeur faites par les cavaliers Regnieret Lacolombe, du 20ergiment decavalerie, et sur la motion dun membre, dcrte le renvoi de la lettre au ministre de la Guerre, et le charge de donnerde lavancement ces deux cavaliers et de les placer comme officiers dans les nouveaux corps cheval qui vont treforms.

    24. Cit par Jean-Paul Bertaud, Quand les enfants parlaient de gloire. Larme au cur de la France de Napolon, Paris,Aubier, Collection historique , 2006.

    25. Qui nest apparemment pas le Guillaume Latrille de Lorencez, lequel, contrairement lauteur des Considrations,ntait pas encore chef de brigade en 1804.

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    28 LHONNEUR

    En rcompensant les faits darmes par des distinctions honorifiquesplutt que par un avancement en grade, le Consulat avait rompu

    lamalgame entre lhonneur et la vertu rpublicaine. Lhonneurretrouvait ainsi les fondements que la socit dAncien Rgime luiavait assigns, le dsir de la considration publique et lintrt : On navait pas imagin dautre moyen pour rcompenser une actiondclat, une preuve dintrpidit, que daccorder de lavancement. Ortel est personnellement trs brave, qui cependant est incapable dediriger la bravoure des autres ; lui donner un commandement, cesten mme temps compromettre sa gloire et le sort des hommes dont onlui confie la conduite. Il tait donc ncessaire de crer une monnaienouvelle qui, en encourageant les belles actions, fit quelles nedevinssent point onreuses ltat. Les sabres, les fusils, les grenadesdhonneur ont rempli cet objet. En les instituant, le lgislateur a euen vue dexciter les deux passions les plus actives du cur humain, ledsir de la considration publique et lintrt26.

    Les soldats rcompenss par des distinctions symboliques furentintgrs doffice la Lgion dhonneur institue le 29floral an X(19mai 1802). Dans un discours prononc devant le corps lgis-latif, Rderer avait prcis lintention de Bonaparte de formerun corps intermdiaire, selon la logique chre Montesquieu. La

    Lgion dhonneur tait conue comme une institution politiquequi place dans la socit des intermdiaires par lesquels les actes dupouvoir sont traduits lopinion avec fidlit et bienveillance, etpar lesquels lopinion peut remonter jusquau pouvoir 27. De fait,la lgion fut divise en cohortes, rparties sur lensemble du terri-toire afin den assurer le maillage et lencadrement. Le dcret du29floral en avait spcifi les objectifs politiques, qui prfiguraientles fameuses masses de granit : Chaque individu admis dans lalgion jurera, sur son honneur, de se dvouer au service de lEmpire ; la conservation de son territoire dans son intgrit ; la dfense delEmpereur, des lois de la Rpublique et des proprits quelles ontconsacres ; de combattre, par tous les moyens que la justice, la raisonet les lois autorisent, toute entreprise tendant rtablir le rgimefodal, reproduire les titres et qualits qui en taient lattribut ;enfin, de concourir de tout son pouvoir au maintien de la libert etde lgalit28. La stabilit du corps politique dpendait dsormaisdune classe intermdiaire de citoyens vous, par un lien de fidlit

    26. Latrille, Considrations sur la guerre, Paris, Magimel, [1804], p. 201.27. Motifs du projet de loi exposs devant le Corps lgislatif par le Conseiller dtat Rderer, sance du 25floral an X.28.Article VIII, titre 1.

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    29QUEST-CE QUE LHONNEUR ?

    personnelle avec lEmpereur 29, sa dfense militaire et politique.Au-del de la lgion, cest toute larme, anime par le sentiment de

    lhonneur, qui devait assumer ce rle. Elle tait devenue ce que lesjacobins avaient jadis redout : un corps dans la Rpublique et non laRpublique elle-mme.

    Le culte de lhonneur dans les armes napoloniennes sestaccompagn dun retour aux pratiques qui, comme le duel, expri-maient toute lambivalence de ce sentiment ambigu. Conu commeun instrument dordre et de discipline sociale, lhonneur recouvragalement sa valeur subversive. Les mmoires de soldats ou doffi-ciers fourmillent dpisodes de joutes plus ou moins sanglantes entresoldats qui dfendaient lhonneur de leur unit ou de leur arme. Leshussards ont acquis la rputation dtre dincorrigibles sabreurs, maisils ntaient pas les seuls dfendre leur rputation la pointe delpe. Selon Elzar Blaze, qui sest longuement attard sur le gotdu duel dans les armes napoloniennes, celui-ci se nourrissait delinfinie diversit des identits corporatives, comme le montre larivalit opposant cavaliers et fantassins : Un ferrailleur fantassinprfre toujours chercher querelle un cavalier : le cavalier, cest sonennemi naturel30.

    Il semble toutefois difficile de quantifier cette pratique dissimule,

    soit par la volont des protagonistes dchapper aux poursuites, soitpar la complaisance des autorits. Les rcits individuels tmoignentde sa frquence et, surtout, de la facilit avec laquelle les querellesclataient et dgnraient en lutte arme. De ce got, la nouvelle de

    Joseph Conrad porte au cinma par Ridley Scott nous donne uneillustration. Les Duellistesracontent laffrontement tal sur dix-neuf ansentre deux officiers, Fraud et DHubert. Lhistoire est cense sins-pirer dun fait authentique : laffrontement entre Fournier-Sarlovzeet un certain capitaine Dupont. Une prtendue convention signeentre les deux hommes les obligeait venir se rencontrer ds quils seretrouvaient une distance de moins de trente lieues31.

    Le duel dans les armes napoloniennes tait une appropriationpersonnelle de lhonneur et de la mort, comme pouvait ltre lesuicide, dont la frquence augmenta galement. Comme la montrPierre Serna32, mourir dans un combat singulier tait une faon deconjurer lengloutissement de lindividu dans les grandes hcatombes

    29. Alors quil ntait encore que consul, Bonaparte est dsign comme lempereur et la France comme un empire.30. Elzar Blaze, La Vie militaire sous lEmpire ou murs de la garnison, du bivouac et de la caserne, Bruxelles, Socit

    typographique belge, 1837, t. I, p. 224.

    31. Il nexiste aucune version authentique de ce document, qui illustre toutefois lautonomisation du sentiment delhonneur dans une spirale domine par larbitraire des individus qui en taient les seuls juges.

    32. Pascal Brioist, Herv Drvillon, Pierre Serna, Croiser le fer. Violence et culture de lpe dans la France moderne (XVIe-XVIII

    esicle), Seyssel, Champ Vallon, 2002, p. 446.

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    de la guerre. En lan II, Billaud-Varenne avait trac les contours dunhrosme rpublicain qui exigeait le sacrifice de chacun. La mort,

    avait-il dclar, est un rappel lgalit . Le duel tait un rappel lingalit. Il exprimait la puissance des identits corporatives quistaient installes dans larme et lattrait quelles exeraient sur lesindividus qui sy identifiaient. Linvestissement de chaque soldat danslidentit communautaire alimentait un individualisme collectif 33que Tocqueville a dfini comme le ressort de lhonneur. Face luvreniveleuse de la mort vertueuse, la mort dlinquante dans lultimedfi du combat singulier exprimait le comble dune tension entrelindividu triomphant, issu de la Rvolution, et la brutalit duneguerre parvenue son paroxysme. Lhonneur dmontrait ainsi saprofonde ambivalence, sa plasticit et toute la dynamique qui faisaitde lui, non pas un code inerte, mais un principe vital particulirementncessaire dans la socit militaire o les rigueurs de la loi et de lamort devaient laisser aux individus un espace dautonomie. C

    33. Tocqueville, LAncien Rgime et la rvolution, in uvres compltes, op. cit., t. IV, p. 143.

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    PHILIPPE DIRIBARNE

    ENTRE FIERT ET DEVOIR

    Le terme dhonneur voque partout un univers de fiert, denoblesse, de refus de sabaisser, de se soumettre. Partout son universsoppose celui de lintrt. Mais ses exigences varient consid-rablement selon les cultures. Dans Anthropologie de lhonneur1,JulianPitt-Rivers tudie lhonneur mditerranen en se fondant pourlessentiel sur des observations faites en Andalousie. Ce quil a notest sans doute plus proche dune conception originelle de lhonneurque ce que lon trouve en France. La raction aux affronts subis ytient une place centrale. Lhomme dhonneur andalou ne laisse pasimpunies les offenses dont il est victime. Il ne tolre pas dtre insultou trait de haut. Et mme sil nest plus tenu de laver laffront dansle sang en se battant en duel, il doit montrer quil na pas peur et, loinde fuir, trouver une forme approprie de riposte. Il est peu honorabledaccepter une situation de dpendance. Il est honorable de montrersa supriorit en donnant plus que lon reoit, dobtenir une formede prsance. Cet honneur est intimement li la rputation. Cestlinjure subie devant tmoins et laquelle on na pas ragi qui attente

    lhonneur, et non ce que dautres ont tram contre vous en cachette,montrant par l quils nosaient pas vous affronter face face. Celuiqui montre par son comportement quil est sans honneur perd toutdroit au respect.

    Ces exigences de lhonneur sont dune tout autre nature que cellesdune morale dinspiration religieuse, appelant la vertu, qui peutcoexister avec une thique de lhonneur au sein dune mme socit.Lhonneur valorise la superbe l o la morale religieuse appelle lhumilit. Il exige de se venger l o elle demande de pardonner.Observant, il y a quelques annes, la vie dune usine espagnole,

    Valladolid, nous avons rencontr cette forme dhonneur, chatouilleuse lgard de tout ce qui pourrait ressembler une offense.

    Par rapport cet honneur, tout dune pice, la forme que nous avonsobserve en France parat beaucoup plus composite2. On y retrouvebien le refus de plier, de sabaisser. Mais sy mlent des lmentsqui, en dautres lieux, relveraient plus du registre de la vertu : uneexigence de se dvouer sa tche, de la mener bien avec conscience,de ne pas seulement accabler de ses libralits ceux qui dpendent de

    vous, mais de savoir se mettre leur service avec comptence.

    1. Julian Pitt-Rivers, Anthropologie de lhonneur. La msaventure de Sichem, Paris, Le Sycomore, 1983.2. Philippe dIribarne, La Logique de lhonneur, Paris, Le Seuil, 1989.

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    Le refus de plier devant la volont dautrui, qui marque le mondedu travail franais, a t bien mis en vidence par Michel Crozier.

    Synthtisant les mrites, aux yeux des acteurs, du mode dorganisationbureaucratique, il note : Les subalternes sont avant tout protgscontre des interventions suprieures ; ils nauront jamais sinclinerdevant la volont personnelle humiliante de quelquun ; ce quils font,ils le font de leur propre volont et en particulier ils accomplissentleur tche en dehors de toute obligation directe. Ils sefforcent demontrer quils travaillent non pas parce quils y sont forcs, mais parcequils choisissent de le faire3. Dans le fonctionnement bureaucra-tique quil analyse, on se plie aux rgles, mais on ne se plie pas auxdsirs des hommes 4.

    Lusine de Saint-Benot-le-Vieux, dont le fonctionnement estanalys dans La Logique de lhonneur, relve dun monde trs diffrentde celui du Phnomne bureaucratique. On est dans un groupe multina-tional, non dans une administration ou un monopole public. Lepoids des rgles impersonnelles est minime. Mais on retrouve le mmesentiment dhumiliation associ aux circonstances o on est amen sabaisser pour obtenir les faveurs dautrui. Ce sentiment marquespcialement les ractions des services de fabrication lgard de ceuxdentretien : Ce nest pas tellement lentretien qui est prestataire de

    services, mais la fabrication est genoux devant lentretien ; lesservices dentretien sont les rois. Les services de fabrication devraientprendre des gants ; sur un incident, [] il sagit dimplorer larparation le plus tt possible 5. On trouve dans ces propos autantde manires dvoquer un style de relations o, face quelquun quidistribue ses faveurs comme il lentend, on est oblig de shumiliersi lon veut obtenir ce que lon recherche. On retrouve cette craintedune forme de dpendance propos des rapports hirarchiques : Lagent de matrise a limpression quil dpend du bon vouloir deson directeur ; il nattend pas, je dirais le favoritisme, ce serait ungrand mot, mais enfin le bon plaisir, le bon vouloir de son patron, deson chef de service, de son directeur.

    Corrlativement, celui qui est le plus ardent rsister sil se senttrait sans gard peut tre prt se montrer dun dvouement sansborne envers son suprieur si celui-ci sait lui parler dune bonnefaon . Il menverra peut-tre chercher de leau avec un panier salade, parce quil sait y faire , dclare ainsi, propos dun jeuneingnieur, un agent de matrise qui affirme simultanment quil nest

    3. Michel Crozier, Le Phnomne bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1963, p. 289.4. Ibid. p. 290.5. Une grande part des extraits dentretiens cits se trouvent dj dans louvrage. Nous les avons complts en

    retournant aux entretiens eux-mmes.

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    33ENTRE FIERT ET DEVOIR

    pas prt plier devant son chef de service : Il ne menverra peut-tremme pas chercher de leau, parce que je me butterai, je nirai pas.

    Mais, ct de cette dimension de lhonneur lie la question quifera plier qui ? , on trouve dans lunivers culturel franais une autredimension qui fait se rencontrer, autour de la rfrence au mtier, lanotion de rang, caractristique de lhonneur, et celle de conscienceprofessionnelle, associe classiquement la vertu. Le mtier de roi,affirmait Louis XIV dans ses Mmoires, est grand, noble et flatteur,quand on se sent digne de bien sacquitter de toutes les chosesauxquelles il engage. Dans le Phnomne bureaucratique, il est questionde conscience professionnelle , de bien faire son travail , de soigner le travail (pp. 40-41). Saint-Benot-le-Vieux, nousavons pu voir combien cette forme de conscience professionnelle estassocie un sentiment aigu de la place que lon occupe dans la socitet du rang associ cette place. Un surveillant, pour moi, a doit , a fait partie de mes fonctions en tant que technicien , entend-onaffirmer. On a la fiert du travail bien fait . Une certaine coordi-nation entre les fonctions est assure par le fait quun certain sens delintrt gnral fait partie des devoirs du mtier : On ne peut pastravailler que pour soi ; si tout le monde fait sa fantaisie, on nyarrivera jamais .

    Il existe un lien intime entre cette forme de vertu et le refus de plierquexige lhonneur. Ce que lon a faire nest pas dtermin par lavolont de quelquun dautre laquelle on devrait se soumettre, maispar les exigences du mtier. On songe aux propos de Montesquieu : Les vertus quon nous y montre [dans les monarchies] sont toujoursmoins ce que lon doit aux autres que ce que lon se doit soi-mme :elles ne sont pas tant ce qui nous appelle vers nos concitoyens que cequi nous en distingue6. Chacun peut contribuer la bonne marchede lensemble sans avoir le sentiment de plier devant quiconque.Reviennent sans cesse des formules telles que je pense que monrle , cest moi destimer si on peut ou on ne peut pas , cestune politique que je me suis impose . Lindpendance par rapportau suprieur est proclame : Je ne sais pas si la pression est forte ;de temprament je naime pas gaspiller. Et les suprieurs prsententlautonomie de leurs subordonns sous un jour tel que, loin de lasubir, ils en sont la source : Je leur laisse entire initiative , je leslaisse argumenter leurs raisons .

    La rfrence la raison fonde une forme de devoir qui sintgre sanstrop de mal une vision exigeante de lhonneur ; il est parfaitement

    honorable de faire allgeance la raison. En appeler elle, expliquer,

    6. Montesquieu, De lEsprit des lois(1747),Premire partie, Livre IV, chap. II.

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    permet dinfluencer autrui, et en particulier ses subordonns, ennutilisant ni la peur ni lintrt, et donc sans que lhonneur de celui

    qui rpond cet appel soit menac. Ils comprennent ; lorsquil ya un problme, on leur explique ; on nous explique ; quand letravail est mal fait, le chef de poste explique ce quil veut et pourquoi .A contrario, si cest simplement parce que le chef leur a dit de le faire,a semble un peu stupide .

    Ces voies dajustement ne suffisent pas empcher le refus de plierde conduire des rapports souvent rugueux o chacun entend bienmontrer quil est prt se battre pour se faire respecter. Les situationsde blocage, chacun campant sur ses positions , les accrochages ,les moments o certains parlent en gueulant , ou du moins rousptent , font partie du quotidien. Mais cela ninterdit pas quedes formes de coopration raisonnablement efficaces se mettent enplace et donc que lusine, malgr un fonctionnement peu conforme lorthodoxie managriale, atteigne un haut niveau de performance.

    Cette conception de lhonneur que lon rencontre en Francene ressemble ainsi que de manire bien partielle celle que JulianPitt-Rivers a observe en Andalousie. Et il parat douteux quelle soitplus proche de celles qui marquent les divers pays mditerranens.

    Ainsi lhonneur kabyle, dont Pierre Bourdieu dresse le portrait7,

    accorde une place centrale au nif, qui relve du courage moral etphysique, du franc-parler, du devoir de faire face (qabel), valeurs virilesde noblesse, dexcellence. Lexistence est marque par une suite dedfis dhonneur relever, o celui qui est digne de respect dchoit enrpondant lagression de celui qui nen mrite aucun, comme il sedshonorerait sil ne rpondait pas au dfi daussi honorable que lui.

    Comment comprendre cette diversit de conceptions ? Une despistes de recherche qui parat prometteuse porte sur la manire dontla notion mditerranenne dhonneur a t remanie, au fil dessicles, dans un contexte chrtien. On peut penser un texte de saint

    Augustin qui concerne directement ce sujet. Augustin sinterroge surlorigine du dshonneur : trouve-t-il sa source dans ce que lon subitou dans ce que lon fait ? Et il dfend la seconde vision en sappuyantsur la conception de la puret dans les textes vangliques : ce qui rendimpur nest pas la manire dont on est affect par le monde extrieur,mais ce qui sort du cur, donc ce que lon fait8.

    En France, au cours de lhistoire, le message chrtien a conduit unerinterprtation de la notion dhonneur en mme temps que de celle

    7. Pierre Bourdieu, Esquisse dune thorie de la pratique, prcde de trois esquisses dethnologie kabyle, Genve, Droz,1972.

    8. De la mort volontaire par crainte du chtiment ou du dshonneur , La Cit de Dieu, Livre I,ch. XVII.

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    35ENTRE FIERT ET DEVOIR

    de grandeur. Dans une culture o le fait dtre au service dautrui tend tre peru comme conduisant lhumiliation dune position servile,

    on a vu apparatre des reprsentations mettant en relief la grandeurdun service des pauvres : ce service peut dautant plus tre regardcomme grand quil est inspir non par la peur ou de bas intrts, maispar une attitude chevaleresque dautant plus noble quelle conduit se dvouer envers des tres incapables de vous faire bnficier de leursfaveurs ou de vous faire du tort.

    Plus largement, tout un cheminement a permis dassocier diversesformes dhumilit une forme suprieure de grandeur. Songeons Bossuet voquant le nant de toutes les grandeurs humaines 9. Ilest temps de faire voir que tout ce qui est mortel, quoi quon ajoutepar le dehors pour le faire paratre grand, est par son fond incapabledlvation. [] Or ce qui doit retourner Dieu, qui est la grandeurprimitive et essentielle, nest-il pas grand et lev ? Cest pourquoi,quand je vous ai dit que la grandeur et la gloire ntaient parmi nousque des noms pompeux, vides de sens et de choses, je ne regardais quele mauvais usage que nous faisons de ces termes. Mais, pour dire la

    vrit dans toute son tendue, ce nest ni lerreur ni la vanit qui ontinvent ces noms magnifiques10. C

    9. Oraison funbre dHenriette dAngleterre, inBossuet, Oraisons funbres, Classiques Garnier, 1998, p. 162.10. Ibid, p. 168, et 174.

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    AUDREY HRISSON

    UNE ANTHROPOLOGIE DELCHANGE DE VIOLENCE BecketPauvre Beaumont ! Il tait si fier de son armure neuve.Deuxime BaronIl faut croire quelle avait un petit trou. Ils lont saign. terre. Cochons de Franais !Becket a un geste, lger.Cest la guerre.Premier BaronLa guerre est un sport comme un autre. Il y a des rgles. Autrefois, on vous prenait ranon. Un chevalier contre un chevalier ; a, ctait se battre !

    Becket sourit.Depuis quon a donn des coutelas la pitaille, la lanant contre les chevaux sansaucune protection personnelle, elle a un peu tendance chercher le dfaut de larmuredes chevaliers qui ont limprudence de tomber de cheval. Cest ignoble, mais je lacomprends.Premier BaronSi on se met comprendre la pitaille, ce ne sera plus des guerres, ce sera des boucheries !BecketLe monde va certainement vers des boucheries, Baron. La leon de cette bataille, quinous a cot trop cher, est que nous devons former, nous aussi, des compagnies decoupe-jarrets, voil tout.Premier BaronEt lhonneur du soldat, seigneur chancelier ?Becket, un peu sec.Lhonneur du soldat, Baron, cest de vaincre1.

    Dans son uvre majeure De la guerre, Clausewitz entame sa rflexionthorique en introduisant un concept pur de la guerre commecombat violent de deux volonts armes. Le duel est le noyau partirduquel il btit sa rflexion conceptuelle. Poursuivant son analysede cette forme idale, il en arrive la conclusion que la violencerciproque mne logiquement et inexorablement la monte auxextrmes , une escalade de violence laquelle aucune des deux

    volonts qui saffrontent ne peut chapper.Pour Ren Girard, Clausewitz aurait, ici, arrt son analyse, devant

    lhorreur laquelle aboutissait son intuition gniale 2. Cest ce moment effectivement que Clausewitz introduit ce que Raymond

    Aron3appelle la dfinition trinitaire de la guerre. La ralit desguerres, celles dont il a t tmoin et celles quil a tudies travers lesrcits historiques, lamne rejeter le concept pur de la guerre comme

    1. Jean Anouilh, Becket ou lhonneur de Dieu, Paris, Gallimard, 2010, pp. 87-88.2. Ren Girard, Achever Clausewitz, Paris, Carnets Nord, 2007.3. Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz, Paris, Gallimard, 1976.

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    inoprant : il ny observe pas cette monte aux extrmes logiquementinluctable et construit une dfinition de la guerre compatible avec

    les faits constats. Pourtant, il ne cesse ensuite de faire rfrence ce concept pur, la guerre absolue , sorte de ple dattractionnaturelle, de limite asymptotique vers laquelle tend toute guerre relle.

    Basil Liddell Hart4et John Keegan5ne retiendront de leur lecturede De la guerreque cet aspect absolu et iront mme jusqu accuser sonauteur dtre lorigine, par linfluence nfaste quil aurait eue surles stratges europens, de la dbauche de moyens et de violence quia caractris les guerres mondiales de leur sicle. Aron, au contraire,rhabilitera Clausewitz en insistant sur la dfinition pratique dela guerre quil a formule et en tentant de chasser toute logiqueapocalyptique.

    Ce balancement entre la thorie conceptuelle et la thorie pratiqueest caractristique de lambivalence romantique et rationnelle deClausewitz, mlant la poursuite de son intuition et leffort pour sancrerdans le rel. En invalidant son modle thorique conceptuel par lobser-

    vation de faits concrets, il applique les rgles de falsification de toutescience, cherchant ainsi faire, linstar du scientifique, la thorie dunsystme isol. Il considre en effet la guerre comme un tout autonome,comme la continuation de la politique par dautres moyens .

    Faisons lhypothse que le systme de lchange de violence fondsur laction rciproque et menant la monte aux extrmes nest pasun systme clos mais quil interagit avec des lments extrieurs dansun tout plus large. Lintuition de la guerre comme duel pourraitalors tre rconcilie avec la ralit des guerres. Lenrayement plus oumoins tardif de la monte aux extrmes dans les conflits qui jalonnentlHistoire pourrait sexpliquer par des facteurs exognes la violencerciproque. Mais alors comment la rupture de lescalade de violencese produit-elle ?

    Sans souscrire la vision volutionniste et ethnocentriste de LiddellHart, prenons-le nanmoins aux mots : En cherchant formulerlexprience des guerres napoloniennes, [Clausewitz] mit laccentsur certains caractres rtrogrades, favorisant ainsi ce quon pourraitappeler une rvolution rebours, conduisant un art de la guerretribale6. Concevoir la guerre comme duel serait-il alors consi-drer que le fondement de celle-ci est dcouvrir dans les combatstribaux ? Les tudes dethnologie de Pierre Bourdieu sur les Kabyles7

    4. Basil H. Liddell Hart, Stratgie, Paris,Perrin, 2007, pp. 545-546: La guerre est un acte de violence pouss jusqu ses

    extrmes limites. Cette dclaration a servi de base lextravagante absurdit de la guerre totale moderne. 5. John Keegan, Histoire de la guerre. Du nolithique la guerre du Golfe, Paris, ditions Dagorno, 1996.6. Basil H. Liddell Hart, op. cit., p. 542.7. Pierre Bourdieu, Le sens de lhonneur , inEsquisse dune thorie de la pratique, Genve, Librairie Droz, 1972.

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    39UNE ANTHROPOLOGIE DE LCHANGE DE VIOLENCE

    et de Raymond Jamous sur les Iqariyen 8, tribus du Rif orientalmarocain, rvlent un systme dchange de violence dans lequel la

    monte aux extrmes est invitable mais galement structurante. Lanotion dhonneur est au centre de ces systmes vindicatoires mditer-ranens, comme elle lest du duel qui tait pratiqu dans laristocratieeuropenne de lAncien Rgime et qui a persist jusqu la PremireGuerre mondiale. Clausewitz a bti son concept pur de guerre partirde cette notion de duel. Cette concidence nest peut-tre pas fortuiteet la piste mrite dtre suivie.

    Nous commencerons par introduire lanthropologie de lhonneurqui est ne de ltude de la violence traditionnelle et ritualise ausein du monde mditerranen, avant de nous intresser aux tudesdethnologie kabyle et iqariyenne. Dans Le sens de lhonneur ,Bourdieu montre que lchange de violence, dans une logique dedfi et de contre-dfi, permet la relation lautre de stablir et deprendre sens. Jamous, lui, reprenant les travaux de Bourdieu, montre,dans Honneur etBaraka, que le code de lhonneur sarticule avec le sacr,la barakachez les Iqariyen, pour la fois entretenir et limiter lescaladede la violence. Cette articulation entre lhonneur et le sacr, entre la violence et le sacr 9, nous ramnera pour conclure Girard, dansla ligne de lanthropologie noire dont Machiavel et Hobbes sont

    dminents reprsentants.

    A Anthropologie de lhonneur

    Ltude du concept dhonneur en anthropologie est ne tardi-vement, dans les annes 1960, avec les travaux de J.-G. Peristiany10et de Julian Pitt-Rivers. Dans leurs tudes comparatives, entreprisesdans laire mditerranenne, lhonneur apparat comme un sorte dednominateur culturel commun entre des socits pourtant de grandediversit. La logique de lhonneur, ou le code de lhonneur, est miseen vidence dans les codifications de la violence traditionnelle et ritua-lise de ces peuples.

    Cest lise Reclus 11, le grand gographe anarchiste, que londoit les premires formules pour penser lunit autonome de laMditerrane, axe de la civilisation , grand agent mdiateur entre trois masses continentales. Dans les annes 1930, ltude

    8. Raymond Jamous, Honneur et Baraka. Les structures sociales traditionnelles dans le Rif, Paris, Maison des sciences

    de lhomme/Cambridge University Press, 1981.9. Ren Girard, La Violence et le Sacr, Paris, Grasset et Fasquelle, 1972.10. J. G. Peristiany, Honor and Shame : The Values of Mediterranean Society, University of Chicago Press, 1965.11. lise Reclus, Nouvelle gographie universelle, Paris, Hachette, 1876.

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    de la Mditerrane se poursuit sous lgide de lcole des annales.Fernand Braudel12enrichit ces travaux avec une nouvelle conception

    de lhistoire faite de retours insistants, de cycles sans cesse recom-mencs . Carrefour gographique et historique, la Mditerranetient une position privilgie pour lanthropologie : Il reste auxMditerranens ce quelque chose de commun quils ont hrit dunpass de quatre mille ans de contact continu. On sest diffrenciparce quon se connaissait ; on nest pas rest diffrents parce quonsignorait ; autrement dit, ces diffrences sont le reflet doppositionssociales qui sont issues dune mme souche comme les querelles entrefrres ennemis13.

    Tentons une premire dfinition de lhonneur comme la valeurquune personne possde la fois ses propre yeux mais aussi au regarddes autres. Dans ce tout quest la Mditerrane, tout organique plutt que mcanique en reprenant la distinction faite parDurkheim entre la solidarit fonde sur la diffrenciation et cellefonde sur la non-diffrenciation14, lhonneur ressort comme unphnomne structurant, irriguant lensemble des diffrentes entitssociales qui composent ce tout. Il est prsent partout dans la litt-rature, dans les rgles de conduite, dans la morale, parfois mmedans les lois, tout en prenant des formes trs varies. Lhonneur

    est finalement plus complexe que la premire dfinition ne le laissesupposer : il est un systme de valeurs mouvant, runissant motivationdu sujet et jugement dautrui, et dans lequel sorganisent des conduitesprescriptives et prfrentielles.

    Les observations des ethnologues se sont naturellement tournesvers les manifestations exubrantes de lhonneur. Les vendettas, crimesdhonneur et vengeances montrent de f