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    Lautorit en questionObir-dsobir

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    Fondements anthropologiquesde lautorit Armel Huet, Jean-Claude Quentel

    Quand lautorit plie les vnements :De Lattre en Indochine Michel Goya

    A-t-on encore besoin dautorit ? Pierre-Henri Tavoillot

    Qui es-tu ? Do viens-tu ? Patrick Laclmence

    Commander, une question de testostrone ? Patrick ClervoyLducation, entre crise et besoin dautorit Monique Castillo

    Au cur dun lyce de Seine-Saint-Denis Laurent Clavier

    Obtenir lobissance dune arme de masse Franois Cochet

    Du savant lexpert Didier Sicard

    Autorit, management et modernisation Jean-Pierre Le Goff

    Un lgionnaire dans le vignoble Yann Talbourdet

    Lautorit ne sexerce pas dans le vide Andr Thiblemont

    Crobart ou lart de croquer Herv Pierre

    Grandir : de lautorit des parents

    lemprise des copains Vronique Nahoum-GrappeObir : une question de culture Philippe dIribarne

    Dsobir, droit et devoir :une orientation constante depuis un demi-sicle Jean-Ren Bachelet

    Ordre lgal, ordre illgal Ronan Doar

    Quand la dsobissance met la patrie en danger :Ptain et la dfense en profondeur Michel Goya

    Obir, dsobir en toute libert Franois Clavairoly

    POUR NOURRIR LE DBAT

    Nayons pas peur des juges ! Arnaud CrzDe lusage priv dinternet par les militaires Jrme Biava

    Le gnral Vauthier, un prcurseur mconnu Max Schiavon

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    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

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    La revue Inflexions

    est dite par larme de terre.14, rue Saint-Dominique, 75700 Paris SP07Rdaction : 01 44 42 42 86 e-mail : [email protected] : 01 44 42 57 96www.inflexions.frFacebook : inflexions (officiel)

    Membres fondateurs :

    M. le gnral de corps darme (2S) Jrme Millet Mme Line Sourbier-PinterM. le gnral darme (2S) Bernard Thorette

    Directeur de la publication :

    M. le gnral de corps darme Jean-Philippe Margueron

    Directeur dlgu :

    M. le colonel Daniel Menaouine

    Rdactrice en chef :

    Mme Emmanuelle Rioux

    Comit de rdaction :

    M. le gnral darme (2S) Jean-Ren Bachelet Mme Monique Castillo M. Jean-PaulCharnay () M. le mdecin chef des services Patrick Clervoy M. Samy Cohen M. lecolonel (er) Jean-Luc Cotard M. le colonel Benot Durieux M. le colonel Michel Goya

    M. Armel Huet M. le grand rabbin Ham Korsia M. le gnral de brigade FranoisLecointre Mme Vronique Nahoum-Grappe M. le colonel Thierry Marchand

    M. colonel Herv Pierre M. lambassadeur de France Franois Scheer M. Didier SicardM. le colonel (er) Andr Thiblemont

    Membre dhonneur :

    M. le gnral de corps darme (2S) Pierre Garrigou-Grandchamp

    Secrtaire de rdaction : adjudant-chef Claudia [email protected]

    Les manuscrits soumis au comit de lecture ne sont pas retourns.Les opinions mises dans les articles nengagent que la responsabilit des auteurs.Les titres des articles sont de la responsabilit de la rdaction.

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    Lautorit en questionObir-dsobir

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    Un nouveau dpart ? Ham Korsia

    Ulysse : le retour compromis du vtran Frdric Paul

    crire aprs la grande preuve,ou le retour dOrphe France Marie Frmeaux

    Le choix du silence Mireille Flageul

    Shoah Andr Rogerie

    pied, en bateau et en avion Yann AndrutanLe sas de Chypre :une tape dans le processus de retour Virginie Vautier

    Retour la vie ordinaire Michel Delage

    Pas blesse pour rien ! Patricia Allmonire

    Priorit la mission ? Francis Chanson

    Aprs la blessure. Les acteurset les outils de la rinsertion Franck de Montleau et ric Lapeyre

    Le vent du boulet Franois Cochet

    La folie furieuse du soldat amricain.Dsordre psychologique ou politique ? John Christopher Barry

    Pertes psychiques au combat : tude de cas Michel de Castelbajac

    Certains ne reviendront pas Franois-Yves Le Roux

    Retours de guerre et parole en berne Andr Thiblemont

    La parole et le rcitpour faire face aux blessures invisibles Damien Le Guay

    Lenvers de la mdaille Xavier Boniface et Herv Pierre

    Lide dune culture de la rsilience Monique Castillo

    Le rle du commandement Elrick Irastorza

    POUR NOURRIR LE DBATQuel temps pour la dcision ? Franois NaudinIndochine : du soldat-hros au soldat-humanis Nicolas Sradin

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    NUMRO 24

    LAUTORIT EN QUESTIONOBIR-DSOBIR

    DITORIAL

    C ANDR THIBLEMONT 9DOSSIER

    FONDEMENTS ANTHROPOLOGIQUES DE LAUTORITC ARMEL HUET, JEAN-CLAUDE QUENTEL 15

    Lautorit nest pas lautoritarisme, et elle doit tre clairement dissocie de la questiondu pouvoir. La problmatique de lducation chez lenfant oblige comprendre quellerenvoie au registre de la lgitimit, distinguer de celui de la lgalit, dans la mesureo il suppose des processus spcifiques renvoyant la capacit qua lhomme derglementer ses propres dsirs.

    QUAND LAUTORIT PLIE LES VNEMENTS :DE LATTRE EN INDOCHINEC MICHEL GOYA 27

    Le 17 dcembre 1950, le gnral de Lattre dbarque Saigon. Par la seule magiede sa personnalit et la force de son autorit, il parviendra, seul, crer un chocpsychologique qui a tout chang dans la guerre. Lindpendance du Vietnam estdevenue une ralit.

    A-T-ON ENCORE BESOIN DAUTORIT ?C PIERRE-HENRI TAVOILLOT 37

    Rien nest plus dbattu aujourdhui que la crise de lautorit , signe peut-tre quecelle-ci ne se porte pas si mal. Sa source nest plus rechercher dans un passmythique ou dans une transcendance sacre, mais dans un avenir inquiet et dans leservice rendu dautres tres humains. Et il nest pas certain quune telle autoritsoit moins solide ou moins puissante que celle qui sexerait au bon vieux temps .

    QUI ES-TU ? DO VIENS-TU ?C PATRICK LACLMENCE 45

    Dans nos grandes mtropoles o se dveloppe une civilisation de linstant, certains

    individus, en proie un dficit identitaire, sont la recherche dune histoire originelle etse nourrissent de discours les plus extrmes pour se tracer une trajectoire personnelle.Comment relever le dfi qui nous est lanc et protger notre vivre ensemble ?

    COMMANDER, UNE QUESTION DE TESTOSTRONE ?C PATRICK CLERVOY 55

    Dans le rgne animal, en particulier chez les mammifres, lautorit est lattribut dumle dominant, celui qui a le plus de testostrone. Aujourdhui, chez les hommes, lesqualits du chef ne sont plus fondes sur la virilit.

    LDUCATION, ENTRE CRISE ET BESOIN DAUTORITC MONIQUE CASTILLO 59

    On admet trs facilement que la dmocratisation des murs conduit invitablement

    dtruire la force morale de lautorit, mais cette croyance cre leffet quelleredoute. En revanche, comprendre lautorit comme laction dintgrer les individusdans un ordre symbolique de valeurs partages, cest la distinguer radicalement delautoritarisme.

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    AU CUR DUN LYCE DE SEINE-SAINT-DENISC LAURENT CLAVIER 67

    Pour un enseignant, lautorit ne peut tre une finalit. Il doit en user avec malice pourdplacer les rsistances, favoriser la mise en mouvement intellectuel des lves et,

    surtout, faire en sorte que ceux-ci puissent y trouver la reconnaissance indispensable leur mancipation.

    OBTENIR LOBISSANCE DUNE ARME DE MASSEC FRANOIS COCHET 73

    Avec les lois de 1889 et de 1905, le service militaire devient rellement universelet la question de lobissance des citoyens-soldats se pose avec acuit. Loccasionde profondment renouveler la rflexion sur les modes dobissance, sur le rle descadres, officiers et sous-officiers.

    DU SAVANT LEXPERTC DIDIER SICARD 83

    La substitution de lautorit de lexpert celle du savant rvle en creux lvolution

    dune connaissance de plus en plus parcellise, soumise la dictature du tempsprsent, plus soucieuse de mdiatisation que de vrit. Une autorit fonde sur desdonnes calculantes rassurantes et non plus sur des penses scientifiques longues laborer et inquitantes par leur difficult aider la dcision.

    AUTORIT, MANAGEMENT ET MODERNISATIONC JEAN-PIERRE LE GOFF 89

    Les volutions du management en entreprise refltent des volutions sociales etculturelles qui ont mis en jeu la notion dautorit. Aux anciens modles paternaliste ettaylorien a succd un management paradoxal qui porte la marque de l hritageimpossible de Mai-68.

    UN LGIONNAIRE DANS LE VIGNOBLEC YANN TALBOURDET 97

    La curiosit dun ancien officier pour les conditions dexercice de lautorit danslentreprise saccompagne videmment dun esprit critique la hauteur de lexigencedes lgionnaires pour le charisme du chef.

    LAUTORIT NE SEXERCE PAS DANS LE VIDEC ANDR THIBLEMONT 103

    Lexercice de lautorit est toujours problmatique. La tradition militaire illustrece constat anthropologique : elle instaure des procds coutumiers ou rituels quisubliment la hirarchie ou y mnagent des espaces de dsordre et de contestationdont la fonction est de rgnrer lordre et dvacuer des tensions qui sont inhrentes lexercice de lautorit.

    CROBART OU LART DE CROQUERC HERV PIERRE 121

    Dans linstitution militaire fleurissent les crobards , des dessins humoristiques quicroquent le quotidien de la caserne, les dfaillances du chef Une thrapie quiparticipe pleinement de la respiration naturelle de tout exercice dautorit.

    GRANDIR : DE LAUTORIT DES PARENTS LEMPRISE DES COPAINSC VRONIQUE NAHOUM-GRAPPE 131

    Et si les violences ntaient pas le signe dune jeunesse dsaxe en proie au vertigede labsence de repres et dautorit suprieure, mais, au contraire, dun abusde pouvoir par les plus dsaxs et les plus durs du groupe, rendu possible par unmcanisme sociologique et psychologique propre au systme de communicationcollective qui se rinvente chaque fois quune bande se forme ?

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    OBIR : UNE QUESTION DE CULTUREC PHILIPPE DIRIBARNE 141

    Chaque culture a sa manire propre de concevoir, dans un mme mouvement, cequest une vraie libert et ce que cest que dobir en restant libre. Ainsi les rles que

    jouent la dlimitation contractuelle de la sphre dobissance aux tats-Unis et ladlibration dune communaut qui il revient de civiliser ses membres en Allemagnene se retrouvent pas en France.

    DSOBIR, DROIT ET DEVOIR :UNE ORIENTATION CONSTANTE DEPUIS UN DEMI-SICLEC JEAN-REN BACHELET 149

    Le Statut gnral des militaires a fait lobjet dune nouvelle rdaction en2005. La presse en a rendu compte en croyant devoir souligner une dispositionprsente comme une grande nouveaut : les militaires se seraient vu dsormaisreconnatre le droit et mme le devoir de dsobir. Or ces dispositions sontapparues ds 1966.

    ORDRE LGAL, ORDRE ILLGALC RONAN DOAR 153Laction militaire est soumise un encadrement hirarchique strict . Cependant, une exigence dobissance aveugle a succd un principe de subordination claire : Le subordonn ne doit pas excuter un ordre prescrivant daccomplir un actemanifestement illgal ou contraire aux coutumes de la guerre et aux conventionsinternationales. Toute la difficult rside dans lapprciation de ce quest un ordre manifestement illgal .

    QUAND LA DSOBISSANCE MET LA PATRIE EN DANGER :PTAIN ET LA DFENSE EN PROFONDEURC MICHEL GOYA 163

    Le 22 dcembre 1917, le gnral Ptain impose une nouvelle forme dorganisation

    dfensive aux forces franaises. Une forte opposition cette directive aboutira le27 mai 1918 lun des plus grands revers franais de toute la guerre.

    OBIR, DSOBIR EN TOUTE LIBERTC FRANOIS CLAVAIROLY 167

    Le geste protestant est ambivalent mais peut tre librateur : dune dsobissancefondatrice, il peut se sclroser en obissance mortifre ou renatre en nouvellesdsobissances. Il questionne coup sr toute prtention humaine, religieuse etpolitique, exercer lautorit sur la conscience.

    POUR NOURRIR LE DBATNAYONS PAS PEUR DES JUGES !C ARNAUD CRZ 175

    Pour que la judiciarisation des oprations de combat ne devienne pas un frein laction, il est ncessaire dapprcier la ralit des garde-fous institutionnels,juridiques et politiques conus pour protger les militaires. Et de ne pas sous-estimerla capacit dun juge traduire en droit la spcificit militaire et reconnatre lecaractre inappropri de certaines plaintes.

    DE LUSAGE PRIV DINTERNET PAR LES MILITAIRESC JRME BIAVA 175

    Les militaires entretiennent des rapports ambigus avec Internet. Dune part, leWeb suscite une certaine mfiance de la part du haut commandement soucieux deprserver la scurit des oprations. Dautre part, il permet aux soldats de satisfaireleur besoin de reconnaissance dans une socit o lopinion publique ne prend pastoujours la mesure de leur engagement, et parfois, de leur sacrifice.

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    LE GNRAL VAUTHIER, UN PRCURSEUR MCONNUC MAX SCHIAVON 195

    Paul Vauthier est lun des plus brillants officiers de sa gnration. Ds la fin desannes 1920, il comprend limportance que va revtir laviation dans les guerres

    futures, mais aussi la ncessit de revoir lorganisation de la dfense du pays.

    TRANSLATION IN ENGLISHANTHROPOLOGICAL BASIS OF AUTHORITY

    C ARMEL HUET, JEAN-CLAUDE QUENTEL 205

    COMPTES RENDUS DE LECTURE 217

    SYNTHSES DES ARTICLES 225TRANSLATION OF THE SUMMARY IN ENGLISH 231BIOGRAPHIES 237

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    ANDR THIBLEMONTMembre du comit de rdaction

    DITORIAL

    Dans les annes 1970, des mouvements anti-autoritaires touchaientlensemble de la socit franaise, y compris larme : lautoritdu matre et la gifle du pre taient mises en question au nom delpanouissement de lenfant, des pdagogies nouvelles exigeaientdes jeunes cadres militaires quils soient des animateurs plutt quedes instructeurs et des transmetteurs de savoirs Depuis une ou deuxdcennies, ces idologies marquent le pas. Partout sexprime unedemande dautorit : dabord celle des matres et des parents avantcelle de ltat face lincivilit, la petite dlinquance, aux violencesde la rue ou aux atteintes la lacit1. Devant les effets ravageurs de sa

    vacuit, voici lautorit, ou plutt son principe, perue aujourdhuicomme ncessaire et lgitime. Pour autant, sa restauration, enjeu delordre social, est loin dtre acquise, tant sont battus en brche lessens de la verticalit et de la dure qui en sont les conditions. Cest du

    moins la lecture en filigrane qui peut tre faite des textes que publiece numro dInflexions.La nature de lautorit, ses fondements et ses sources de lgitimit

    y sont questionns, directement ou non. Comme le notent ArmelHuet et Jean-Claude Quentel, lautorit suppose un surcrot ,une valeur accorde lAutre, indpendante de son pouvoir. Dans saPsychanalyse du guerrier, Claude Barrois observait que la plus grande forcedun chef rside dans sa dualit : Il donne limpression dtre lafois au-dessus des autres et comme les autres2. Lautorit se noue etse joue donc dans un rapport dingalit qui renvoie la verticalit detoute structure sociale. Elle ne vient ni den bas ni d ct ; elle vientden haut ! Elle est incompatible avec la persuasion qui prsupposelgalit et opre par un processus dargumentation , observe Hannah

    Arendt : Face lordre galitaire de la persuasion se tient lordreautoritaire, qui est toujours hirarchique3. Peut-il alors exister uneautorit qui nimpose pas, ne simpose pas ou nen impose pas ? Et

    1. En 2005, 84% des personnes interroges par linstitut CSAtaient davis que lautorit devait avoir une place plusimportante lcole, 74% dans la famille, 55% dans les rapports entre ltat et les citoyens et 44% dans lentreprise(sondage CSApour Enjeux. Les chos ralis par tlphone le 21dcembre 2005). En 2013, 86% des Franais sonds

    par linstitut IPSOSestiment que lautorit est une valeur trop souvent critique (sondage IPSOS, France 2013: lesnouvelles fractures, ralis du 9au 15janvier 2013pour Le Monde, la Fondation Jean Jaurs et le CEVIPOF).2. Claude Barrois, Psychanalyse du guerrier, Paris, Hachette, 1993, p. 235.3. Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, Folio , 1995, p. 123.

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    10 LAUTORIT EN QUESTION. OBIR-DSOBIR

    Michel Goya de faire surgir au travers du personnage du marchalde Lattre lide d hommes forte gravit qui forcent le cours des

    choses.Parmi les sources qui nourrissent et lgitiment lautorit, une poseaujourdhui problme : la dure, celle qui dcoule de la tradition oude la continuit institutionnelle, celle que fabriquent la filiation et le cycle de transfert entre gnrations dont Patrick Laclmenceconstate le dficit parmi des enfants dimmigrs en errance et dsh-rence, celle encore que procurent lexprience et lanciennet ainside ces sous-officiers ou de ces caporaux-chefs qui, ayant commenc tout-petits , comme ils disent, ont gravi tous les grades et fontautorit sur les jeunes cadres frais moulus de lcole .

    Comment alors restaurer de lautorit sans retrouver le sens de ladure et de la continuit ? L o il y a rupture de la transmission entreles gnrations, l o il y a rupture avec le pre social , commentinstaller lautorit des reprsentants de ltat afin de lutter contre desviolences endmiques, questionne Patrick Laclmence ? Et, pourne pas conclure , la force ntant pas sa solution, il se demande sila transmission des valeurs et la reconnaissance de lautorit qui endcoule ne passeraient pas par laffectif ou par le lien fraternel .Cest sur cette dimension affective, compassionnelle , que

    Pierre-Henry Tavoillot insiste pour asseoir une forme d autoritcontemporaine en voie de se reconstruire autour du triptyque comptence , charisme , compassion . Se rfrant saintAugustin, il postule que le dfi contemporain serait de parvenir une autorit de service par laquelle ceux qui commandent sont lesserviteurs de ceux quils commandent. Lautorit fait alors grandir la fois celui qui lexerce et celui qui sy soumet .

    Ce dfi nest pas nouveau. la fin du XIXesicle, la pense militairefut prolixe, rflchissant une pdagogie militaire et une nouvellepratique de lautorit qui puissent dresser le conscrit tout lafois lautonomie et lobissance pour en faire un soldat citoyen autonome et docile 4. Franois Cochet voque dans ce numro ceque fut cette rflexion novatrice qui entendait faire du soldat untre responsable et non une machine obir . Lofficier devenait unducateur, un entraneur, instaurant avec ses hommes une relationde confiance. Utopie gnreuse , comme lcrira le marchalLyautey dans Le Rle social de lofficierauquel Franois Cochet fait biensr rfrence : La cordialit les ouvre [les soldats], la brusquerieles referme. Ils aiment qui les aiment. Depuis cette poque, et

    4. Sur les logiques qui ont sous-tendu cette conception nouvelle du dressage militaire la fin du XIXesicle, voir leremarquable ouvrage dAlain Ehrenberg, Le Corps militaire, politique et pdagogie en dmocratie,Paris, Aubier, 1983.

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    11DITORIAL

    tout particulirement depuis les annes 1970, pas de discourssur le commandement qui ne fasse rfrence ce texte fondateur,

    qui nexhorte les chefs faire preuve de sollicitude ou de mansutude , susciter ladhsion , ou qui ne fasse la part belle la fraternit , cense travailler le rapport hirarchique5.

    Mais comment nouer ce lien fraternel autrement que dans lexp-rience partage et dans la dure ? Ainsi, quelle que soit lapproche quipuisse tre faite de lautorit, on bute sur deux conditions qui sontindispensables sa reconnaissance : le sens du vertical structurant lesocial et celui de la dure. Didier Sicard, traitant de lautorit scien-tifique et mdicale, nous y renvoie. Lautorit a pour compagne letemps , crit-il, et la voil mise en cause par la dictature du tempsprsent, surinvesti, hypertrophi , par le prsentisme ! Sonregard critique insiste sur les bricolages de la connaissance, sur uneautorit dmocratise, parcellise, atomise, aplanie dans lexpertiseou dans ses dlgations des structures communautaires, desgroupes de pression, des associations militantes .Jean-Pierre Le Goff, qui sinterroge sur les volutions des modles

    dautorit dans lentreprise, lui fait cho. Dans le managementmoderne, il pointe limpossible hritage de Mai-68 , cette exigence dautonomie individuelle qui met en question toute

    relation dissymtrique entre les individus et se vit dans une tempo-ralit courte : pas dalination, donc librons-nous de lhritage !Carpe diem!Cela dbouche sur un paradoxe : lindividu somm dtreautonome [] doit se conformer des normes quil est cens avoirintriorises, puisquil est cens tre autonome.

    Faut-il alors tablir un rapprochement entre cette analyse deJean-Pierre Le Goff et la vision nationale dune obissance lgitime que fait surgir Philippe dIribarne, en la situant au regard de ce quiprvaut dans les contextes culturels germaniques ou anglo-saxons : Chacun, et on a l un trait particulirement franais, sestimecomptent pour juger souverainement du cas de figure o il se trouve,

    jauger ses suprieurs, valuer chaque situation [] en se fondant sursa propre expertise et sa propre vision du bien , dcrit-il.

    Des interrogations tarauderont peut-tre le lecteur. Quen est-ilaujourdhui de ces hommes forte gravit , du sens collectifet de cette verticalit que suppose lautorit, alors que, commelobservait Dominique Schnapper dans La Dmocratie providentielle, notre

    5. Voir notamment le dernier opuscule produit sur le commandement par larme de terre, LExercice du commandementdans larme de terre. Commandement et fraternit(Paris, tat-major de larme de terre, septembre 2003, pp. 4et38), qui nonce limpratif dun exercice dun commandement respectueux de la dignit de lhomme, seul mmedentraner ladhsion, de crer la fraternit darmes ou encore la mansutude et la comprhension de leurschefs auxquels ont droit les soldats.

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    modernit politique ne cesse de secrter des tensions entre lancessit dinstitutions collectives contraignantes lgitimes (la

    famille, lcole, ltat) et l autonomie de lindividu proclamsouverain quelle entend favoriser 6? Comment installer le sensde la dure si ncessaire la reconnaissance de lautorit, l o leshommes, suspendus linstant du tlphone portable, vivent dans lehic et nunc,nourrissant leur malaise existentiel de gadgets qui ne cessentdacclrer le temps ? Sans doute en duquant et rduquant partout,dans la cit, lcole, dans lentreprise, larme Ce qui suppo-serait de savoir jouer partout dautorits grandes ou petites, souventdiscrtes et dpourvues de pouvoirs, qui rsistent aux bouleversementsdu temps. C

    6. Dominique Schnapper, La Dmocratie providentielle, Paris, Gallimard, 2002, p. 24.

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    DOSSIER

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    ARMEL HUET, JEAN-CLAUDE QUENTEL

    FONDEMENTS ANTHROPOLOGIQUESDE LAUTORIT

    Lorsque nous parlons communment dautorit, nous pensonssavoir de quoi il sagit. Nous considrons en effet que, sans elle,aucune situation ne peut tre traite, quaucun savoir ou savoir-fairene peut tre reconnu, quaucun mtier ne peut sexercer convena-blement et apporter les satisfactions attendues, quaucune dcisionne peut tre aisment accepte et applique. Cela vaut dans toutes lessocits et toute poque. Lautorit est donc une proprit fonda-mentale de lhomme, indispensable dans la construction permanentede ses relations avec ses semblables. En mme temps, elle ne cesse defaire problme, dtre la fois conteste et revendique. Les dbatscourent tout au long de lhistoire des socits et dans toutes les cultures.Aujourdhui, la question de lautorit est lune de celles qui inter-

    rogent le plus. Les mdias ne cessent dalerter sur son dclin, maisaussi de souligner parfois ses formes et ses rgles nouvelles1. Le faitquelle inquite fortement nos concitoyens est incontestablement

    mettre en lien avec lvolution de notre socit, et les enjeux confuset controverss autour de lgalit et de la dmocratisation . Toutse passe comme si lautorit tait devenue difficilement pensable,

    voire impossible mettre en uvre dans le contexte social. En mmetemps, sa ncessit nest pas vraiment mise en doute ; sa restaurationest mme vivement rclame, en raction aux drives auxquelles lesnotions dgalit et de dmocratisation acclre nous conduiraient.Elle apparat comme un enjeu majeur dans les mutations de notretemps. Il est donc ncessaire de revenir sur ce qui la fonde, sur ce quila spcifie dans lensemble des capacits humaines.

    La philosophie depuis Platon, les thologiens de toute religion, lessciences humaines et sociales plus rcemment ont beaucoup examincette question. De manire gnrale, on saccorde leur suite tablirun lien fort entre autorit et lgitimit. Les divergences surgissentlorsquil sagit du fondement mme de lautorit, considre commecapacit humaine intrinsque, indpendamment de la lgalit et deses conditions sociales et institutionnelles dexercice. Il nous semblepourtant que cest par cette distinction entre lgitimit et lgalitquil convient daborder la question de lautorit, si nous voulons

    comprendre comment elle est luvre chez tout tre humain pris

    1. La revue Sciences humainesa titr son n 243(dcembre 2012) : Autorit, les nouvelles rgles du jeu .

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    16 LAUTORIT EN QUESTION. OBIR-DSOBIR

    dans les situations sociales les plus diverses. Certains auteurs lontpens ainsi, telle Hannah Arendt2. Nous nous inscrirons ici dans le

    cadre de lanthropologie clinique de Jean Gagnepain3

    , qui, forte decette distinction, fonde lautorit uniquement dans le registre de lalgitimit.

    A Autorit et pouvoir

    Une premire distinction est opre spontanment peu prs partout le monde : lautorit nest pas confondre avec lautoritarisme,qui est communment compris comme un excs dautorit. Il nesttoutefois pas certain que les processus soient ici du mme ordre.Lautoritarisme touche sans nul doute la question du pouvoirexerc envers autrui et il est en loccurrence saisi comme virant labus de pouvoir. Or notre socit en est venue de nos jours mettreen cause tout ce qui est pouvoir et elle se veut particulirement

    vigilante vis--vis de tout type dabus de pouvoir. Quelles que soientles formes quil prend, il est entach de soupon, en raison prci-sment des conceptions foncirement galitaires dominantes dansnos socits occidentales qui ne cessent de se rclamer de leurs vertus

    dmocratiques et individualistes . Cette dfiance, qui confinechez certains au refus radical, imprgne la totalit des relations autrui lintrieur de notre socit. Elle concerne tout dabord lesgrandes institutions du pouvoir, mais elle a galement envahi,comme le montrent les faits divers de la vie quotidienne, lcole etla famille.

    La reprsentation de lgalit qui prvaut dans notre socit conduit prner leffacement de toute altrit. Tout se passe comme si elledevait tre affirme pour elle-mme, en dehors de toute autre consi-dration, et que toute diffrence participait en dfinitive du mme oudu semblable4. En dautres termes, notre socit tend, quoi quelleaffirme, une forme de promotion de lidentique qui aboutirait, sielle tait mene son terme, un anantissement du social lui-mme.

    2. Hannah Arendt, Between Past and Future, Londres, 1961, trad. La Crise de la culture, Paris, Gallimard, Folio , 1972.3. Jean Gagnepain (1923-2006) a labor luniversit de Rennes-II une anthropologie clinique qui caractrise toute

    son uvre scientifique. En collaboration avec Olivier Sabouraud (1924-2006), neurologue au centre hospitalieruniversitaire de Rennes, il sest attach tirer profit des cas exprimentaux que prsentent les pathologies mentales pour comprendre le fonctionnement humain. Il a mis en forme les rsultats de ses travaux dans la thorie de la mdiation quil a expose durant quarante ans de sminaires et de publications : Du vouloir dire.Trait dpistmologie des sciences humaines. T. I. Du signe. De loutil ;t. II, De la personne. De la norme, Paris, Livreet Communication, 1982, rd. 1990, et Raison de plus ou raison de moins. Propos de mdecine et de thologie,Paris,Le Cerf, 2005.

    4. Nous rejoignons sur ce point lanalyse de Marcel Gauchet, La Dmocratie contre elle-mme, Paris, Gallimard, 2002,plus particulirement pp. 372-374.

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    17FONDEMENTS ANTHROPOLOGIQUES DE LAUTORIT

    Plus particulirement, notre socit manifesterait un refus de cetype de rapport quon qualifie parfois de vertical , partir duquel

    peuvent se comprendre les phnomnes de hirarchie, mais galementtout ce qui touche la tradition et la transmission, ainsi quau lienentre les gnrations. La seule relation qui vaudrait serait celle fondesur la parit, toute forme dchange reposant sur du pouvoir tant ducoup bannie.

    Cette opration est encourage intellectuellement par la rductionfrquemment affirme du pouvoir au rapport de domination5. Certes,il peut confiner la domination, voire y aboutir totalement. Toutefois,ce nest plus de pouvoir quil sagit alors, mais dun passage la limitequil faut alors qualifier dabus de pouvoir ; la domination nous faitsortir du registre de lhumain et rejoindre celui de la lutte pour la vie.

    Si tout pouvoir se trouve rduit de la domination, il devientimpossible de rendre compte de toute une partie du fonctionnementde notre socit qui repose, comme toute socit, sur la notion dedivision sociale du travail et sur celle de comptence qui lui est lie.Ce registre du social se manifeste par des positions ncessairementasymtriques du point de vue des acteurs de la relation, mais qui nensupposent pas moins de la rciprocit dans le vaste cadre des changesde services, cest--dire des diverses contributions sociales qui animent

    toute socit. Si la confusion du pouvoir et de la domination sins-taure, les rapports sociaux se trouvent alors marqus dune mfiancegnralise pour devenir le thtre dune constante confrontationouverte. Confondre pouvoir et domination revient en fin de compte inscrire le pouvoir dans le registre de lanimalit ou de la perversion,au sens psychopathologique du terme.

    Un groupe humain, quel quil soit, a fortioriune socit, rechercheratoujours un agencement cohrent, notamment une rpartition nces-saire des tches particulires entre ses diffrents membres et donc uneinvitable organisation hirarchique. Celle-ci suppose alors un jeucomplexe de dlgations de responsabilit lintrieur dune mmequipe ou dun mme tablissement. Lensemble fonctionne tantque le principe de la dlgation opre, y compris pour celui qui setrouve au plus haut degr de lorganisation. Il a en effet des comptes rendre, lui aussi, sur la mission qui est la sienne et sur lexercice deses responsabilits. Sil en vient se prvaloir dune forme dimmunitquant sa manire de fonctionner et se croire tout-puissant, il

    verse dans labus de pouvoir et exerce alors sur les autres un mode dedomination. Il sera sans doute craint, mais il pourra faire lunanimit

    5. Un auteur comme Pierre Bourdieu est pour beaucoup dans cette opration de simplification, quelles que soient parailleurs la pertinence de ses rflexions.

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    18 LAUTORIT EN QUESTION. OBIR-DSOBIR

    contre lui et ceux qui sont sous ses ordres nauront sans doute pourlui nulle considration. En dautres termes, ne jouissant auprs deux

    daucune estime, il naura leurs yeux aucune autorit, bien quil soiten situation de pouvoir. Cest ce qui arrive quand des institutions oudes personnes prennent des dcisions qui leur paratront tout faitlgales, voire ncessaires, alors quelles sont ressenties par ceux qui ensont lobjet comme injustes et incohrentes.

    Tout dpend bien sr ici du sens que lon accorde autorit .Mais quoi quil en soit, on saisit ds prsent quil est fait appel deux processus humains diffrents. Traiter de la question dupouvoir, qui relve de la cohsion dun groupe, laisse entire cellede la considration et de lestime, sous laquelle nous rangeons djici la problmatique de lautorit. Aussi bien, en appeler la notiondgalit, sous couvert dune dmocratisation qui tend rsorberles droits de lhomme sous ceux de lindividu, comme lnonceMarcel Gauchet6, ne rsout daucune manire le problme de cetteautre forme de diffrence, de ce surcrot que suppose lautoritaccorde certains et certainement pas tous. Le champ que recouvrele phnomne de lautorit chappe en fait ce type de considration.

    Chacun dentre nous a en tte lexemple de personnes quidtiennent une position de pouvoir et qui ne sont pourtant pas

    reconnues. Inversement, nous en connaissons dautres qui nont pasde pouvoir particulier, mais qui bnficient de cette considrationqui manque aux premiers7. Cela vaut dans la socit toute entire (olon voque souvent une autorit morale ), au sein dune quipe,professionnelle ou non, mais aussi pour chacun dentre nous dansles rapports que nous entretenons avec notre entourage. Certains valent nos yeux, quelles que soient leur situation sociale et leurplace dans la hirarchie.

    Si lon peut contester la conception de lgalit laquelle nousserions parvenus aujourdhui, il nen est pas moins vrai que lvolutionde notre socit depuis une quarantaine dannes a conduit prendreune distance par rapport un exercice du pouvoir qui ne se discutaitgure. Ds lors, la diffrence entre ces deux registres du pouvoir etde lautorit apparat plus nettement quautrefois. Il tait alors plusdifficile, sans nul doute, de manifester une non-reconnaissance.Le conformisme, voire lobissance, lemportait. Pour autant, ladistinction de ces registres oprait dj. De nos jours, elle est devenueeffective, le conformisme et lobissance nayant plus la mme

    6. Voir par exemple La Religion dans la dmocratie, Paris, Gallimard, 1998, p. 111.7. Lautorit, on le sait, ne vient que par surcrot : tel en est dpourvu et cest le plus frquent dont le pouvoir,

    cependant, est lgal ; tel en jouit qui na jamais reu, ni mme sollicit, linvestiture. (Jean Gagnepain, Du vouloirdire, t. II, op. cit., p. 83).

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    19FONDEMENTS ANTHROPOLOGIQUES DE LAUTORIT

    importance. La position de chef ne suffit pas asseoir une autorit ;les dcisions peuvent se discuter et parfois ne pas tre suivies.

    A Les conditions de lautorit

    Si lautorit ne procde pas du pouvoir, do provient-elle ?Serait-elle naturelle ? Les personnes qui en font preuve paraissent, nos yeux en tout cas, la porter en elles-mmes, do cette premiremanire dessayer den saisir lessence. Pour autant, elle ne fait pasappel un don ; elle suppose des processus spcifiquementhumains et elle se travaille. La nature de ces processus garde pourbeaucoup quelque chose de mystrieux et dimpntrable8. Les auteurscontemporains interrogent ainsi ltymologie et ne veulent parfois

    voir dans auctoritas, le terme latin auquel notre langue a emprunt, queauctor, cest--dire lauteur. Du coup, lautorit renverrait la capacitde poser un acte fondateur, de se situer un point dorigine et, en finde compte, de produire de lhistoire. Tel est, par exemple, lauteurdun rcit.

    Ce nest en fait pas de ce ct quil faut aller chercher. Lducation,en revanche, offre des perspectives de rflexion clairantes. Dune

    part, elle fait ncessairement appel la notion dautorit, mme chezceux qui soutiennent que tout doit venir de lenfant lui-mme et quise rvlent ds lors critiques lgard dune transmission toujourssuspecte de reproduire de la tradition . Dautre part et surtout,lducation se doit de rflchir sur le rapport que lhomme entretientavec la notion dautorit ds son plus jeune ge.

    Dans sa relation avec ladulte, lenfant commence par obir. Freudnous explique, non sans raison, quil obit parce quil a peur deperdre lamour de ses parents. Tel est le premier stade de la gensede la conscience morale . Il ne sagit pas l dune vritable morale,soutient-il ; une morale de lobissance nous maintiendrait dans unesorte de crainte continuelle du gendarme.

    Que ce type de fonctionnement existe chez lhomme est incontestable,mais cela est insuffisant pour rendre compte de la question de la moraleet de celle de lautorit. partir du mme raisonnement que Durkheimet de quasiment tous les sociologues aprs lui, Freud prtend quelenfant devient vritablement moral en intriorisant les interditsparentaux. Un tel schma se rvle, lui, trs contestable, qui situelorigine de la morale en dernier lieu dans un social qui est intrioris

    8. Il en est peu prs de mme dune autre notion, dont il serait intressant de faire apparatre le lien avec lautorit, quiest celle de culpabilit.

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    ou incorpor9. Pour linstant, nous soutiendrons avec Freud quelenfant se situe, partir dun certain moment, dans un autre rapport

    la morale et du mme coup ladulte. Il ne se contente plus dobir ;il va lgitimer celui qui lduque, quil sagisse de ses parents ou deceux qui interviennent professionnellement partir de leur dlgationde responsabilit. Il10ne fait pas que sincliner et naccepte pas, parailleurs, nimporte quel type dintervention le concernant.

    Lenfant lgitime ladulte dans la mesure o il vaut pour lui eto il peut prcisment le reconnatre. Pour lenfant, et au-del delui pour lhomme en gnral, le fondement de lautorit se trouvedans la valeur accorde lautre, et donc pas dans son pouvoir. Toutepersonne en situation de pouvoir ne vaudra pas. Tout adulte inter-venant auprs denfants le sait et les professionnels qui travaillentavec des adolescents prsentant des problmes de comportement ouavec des dlinquants savent combien il est difficile dobtenir de ces

    jeunes quils lgitiment leur action auprs deux. Il reste nanmoins trouver la source mme de cette lgitimation. Lenfant comprendque cet adulte qui le protge lui veut du bien ; telle est la raison pourlaquelle il le suit.

    Tout parent, et au-del de lui tout adulte, sait pourtant quel pointil nest pas toujours facile de faire preuve dautorit auprs dun

    enfant (a fortioriauprs dun adolescent) ou, plus exactement, de sevoir confrer par lui de lautorit. Lenfant teste sa capacit lui poserdes limites par rapport une satisfaction quil vise. Au demeurant, onpeut montrer quil teste lautorit de ladulte et non pas quil contesteson pouvoir. Si la diffrence peut paratre subtile, ladolescent nous lafait valoir rgulirement : lui ne se contente pas de tester, il contestele pouvoir et de manire gnrale la loi dont il vient de dcouvrir ladimension arbitraire , cest--dire relative. Lenfant, lui, teste lafermet de la dcision de ladulte.

    Cette notion de fermet, quon associe dailleurs souvent celledautorit, nous permet davancer dans la recherche des processus en

    jeu dans celle-ci. Lenfant met dautant plus lpreuve la dcisionde ladulte quelle lui parat pouvoir ne pas tenir et quil peut doncparvenir linflchir. En dautres termes, le non que cet adultelui oppose peut se transformer en un oui ; il le sent, il le saitintuitivement. Le problme dautorit survient notamment lorsque

    9. Paul Ricur insistera sur le fait que cette explication laisse intact [] le problme de lobligatoire comme tel et se borne psychologiser le phnomne social (De linterprtation. Essai sur Freud, Paris, Le Seuil, 1965, p. 187).Avant lui, un autre philosophe, Jean Lacroix, avait t plus radical en rappelant qu on ne reoit que ce dont on a larceptivit , ce qui ruine largumentation freudienne (Philosophie de la culpabilit, Paris, PUF, 1977, p. 115).

    10. Dont on peut montrer par ailleurs quil participe dun statut anthropologique particulier qui linscrit dans unencessaire dpendance sociale de ladulte.

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    21FONDEMENTS ANTHROPOLOGIQUES DE LAUTORIT

    ladulte ne suit pas une ligne de conduite, une ligne ducative, cest--dire lorsque son comportement lgard de lenfant ne se rvle

    pas cohrent. Aussi faut-il prsent se demander de quelle nature estcette cohrence.Lenfant accorde crdit ladulte dans ses interventions son gard

    parce qu ses yeux, il a fait ses preuves. Il a fait ses preuves sur ladure, si lon peut dire, et devient prvisible. Ce point tait connu desanciens ducateurs11: ladulte a une autorit reconnue, dans la mesureo il sait ce quil veut pour lenfant et sy tient pour lessentiel12.Cohrent dans ses attitudes, il constitue une rfrence en mme tempsquune scurit ; aussi lenfant peut-il se fier lui. Autrement dit, illui fait confiance.

    Il faut souligner ici limportance de la confiance en ce qui concernelautorit13. Ladulte montre lgard de lenfant de la bienveillance ;il lui veut du bien et lenfant le sait. Quel que soit son ge, il dcryptesans difficult les intentions de ladulte travers son comportement son gard. Du mme coup, les interventions de cet adulte paraissent

    justes lenfant. La notion de justice se rvle ds lors trs proche decelle dautorit ; elles ont voir ensemble, parce quelles participenttoutes deux du registre de lthique.

    A Le lgal et le lgitime

    On retiendra de lensemble de ces processus dgags chez lenfantque son ducation est une phase dterminante de la formation lautorit. Le bon sens le remarque, lanthropologie le dmontre.On remarquera aussi que, pendant cette phase dapprentissage delautorit, lenfant ne dispose daucune autonomie, pas plus que deresponsabilit sociale. Il faut en dduire que lautorit relve dunprocessus humain qui nimplique nullement lautonomie et la respon-sabilit, ce que les sciences humaines et sociales ont gnralement unegrande difficult accepter, surtout lorsquelles sont elles-mmesles thurifraires inconditionnels de lautonomie comme acquis etncessit de lhomme moderne.

    11. Lautorit vient uniquement du caractre , crivait par exemple Alfred Binet. Si lon veut un autre mot, mettonsvolont. Disons encore : force, puissance, coordination. Ce quil faut au matre, cest une volont qui ne soit pointimpulsive, ni dbile, une volont calme, qui rflchit, qui ne semporte pas, qui ne se contredit pas, qui ne menacejamais en vain. Et de conclure : Si vous voulez avoir de lascendant, commencez par faire votre propre ducation,tchez dacqurir un caractre, et le reste ira tout seul (Les Ides modernes sur les enfants[1911], Paris, Flammarion,1973, p. 258).

    12. Ce qui ne signifie dailleurs pas que ladulte ne va pas connatre le doute ; il doit tre capable de se remettre enquestion, dinterroger de lui-mme ses attitudes ducatives. linverse, toutefois, les enseignants rgulirementchahuts sont souvent ceux qui ne croient plus en leur mission.

    13. tymologiquement, confiance vient du latin, dun verbe qui signifie se fier .

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    22 LAUTORIT EN QUESTION. OBIR-DSOBIR

    Lautorit fait appel une autre capacit humaine que celle qui rgitnotre socialit et nos relations autrui : elle suppose fondamenta-

    lement que nous puissions mesurer notre satisfaction. En dautrestermes, elle ncessite dabord et avant tout que nous sachions peuprs ce que nous voulons, en loccurrence que nous nous en tirionsdans cette tension entre une recherche de satisfaction et le prixquil faut payer pour lobtenir. lpreuve des pulsions que nousprouvons, des dsirs que nous voulons satisfaire, des projets quenous souhaitons raliser, des dcisions que nous devons prendre, noussommes conduits inexorablement faire des choix. Autrement dit, confrer une forme tolrable cette tension fondatrice de nos options, les rglementer .

    tre capable dordonner pulsions et dsirs est lune des modalitsde lexercice de la raison humaine. Cest lessence mme de lthique.Si celle-ci ne se ralise qu travers les morales sociales, elle nen estpas moins autonome du point de vue de ses processus. Plus prci-sment, lautorit met en jeu la capacit que lhomme a de se matriserlui-mme, cest--dire de ne pas tre le jouet de ses propres pulsions.Est esclave de lui-mme non seulement celui qui se laisse totalementdbord par ses pulsions, mais galement celui qui les matrisetellement quil ne sautorise plus aucune satisfaction.

    Cest dans cette capacit matriser son propre dsir que lhommeacquiert ce surcrot de puissance auquel fait appel ltymologie duterme autorit. Auctoritas, en latin, renvoie en effet la racine augerequi signifie augmenter . Lautorit augmente donc la personne laquelle elle est attribue. Elle lui confre quelque chose dautre ,un plus qui fait sa force morale. Cest ainsi, par exemple, quelont entendu ceux qui ont tenu conserver lexpression d autoritparentale et ne pas lui substituer celle de responsabilitparentale . La responsabilit, le devoir vis--vis dautrui, est unechose (elle renvoie la lgalit), lautorit en est une autre, qui relvedun registre explicatif distinct qui est celui de la lgitimit.

    Nietzsche, travers notamment son concept si dcri de volont depuissance , a particulirementinsist sur la diffrence de ces registreset sur les soubassements de lautorit. Cette puissance nest pas comprendre comme un pouvoir par rapport autrui ou une volontnfaste et exacerbe de domination ; elle suppose dabord et avant toutun patient contrle de soi, une domination de ses pulsions. La vraieforce de lhomme rside dans cette matrise de lui-mme laquelle ildoit tendre, dans lacte de se surmonter soi-mme (la Selbstberwindung),

    de se transcender. Ce qui explique que Nietzsche ne se prive pas defustiger la morale traditionnelle, la morale sociale qui est celle duconformisme et qui empche prcisment deffectuer ce travail sur soi.

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    23FONDEMENTS ANTHROPOLOGIQUES DE LAUTORIT

    Nietzsche a toujours pos problme ses commentateurs parce quilengage distinguer des registres que nous ne cessons de confondre

    depuis les Grecs : celui du pouvoir et celui dont il nous dit quiloctroie lhomme la vritable puissance14.Cette Selbstberwindung, ce dpassement de soi, est par consquent ce

    qui vient augmenter , apporter de la considration celui auquelnous attribuons de lautorit. Il mane de lui une forme dlvation15que celui avec lequel il entre en rapport peroit. Ce dernier nen seracapable que sil se trouve lui-mme travaill par la mme ncessit quianime celui auquel il reconnat une autorit et donc par les mmesprocessus que soulve son comportement. Cest par consquent dansle cadre dune relation que lautorit est constate : elle est attribuepar quelquun quelquun dautre.

    Cette puissance , cette dtermination qui fait lautorit, nenat pas pour autant de la relation ; elle suppose que, tout la fois,celui auquel elle est confre et celui qui la reconnat chez celui-ci laportent en eux et quils prouvent, dune manire ou dune autre, cettencessit dun dpassement de soi-mme. La relation nest donc pas lorigine de ces processus ; elle ne fait quoffrir loccasion de voir semanifester ces sentiments nobles qui font la force morale et la rectitudede la volont. Celui qui en est capable peut tre fier davoir enchan

    les passions barbares et davoir conquis un quilibre souverain 16

    .Nietzsche nest pas le premier avoir compris les enjeux de lautorit.Les philosophes grecs travaillaient dj ces questions : ainsi Socrate,dans le Gorgias, soutient que les meilleurs et les plus puissants sontceux qui ont une vie rgle et qui se commandent eux-mmes. Lestyrans, insiste-t-il, ceux qui ont tous les pouvoirs, ne font pas ce quils

    veulent tant quils font ce qui leur plat ; ils ne possdent aucun bien. Callicls, il demande : sont-ils gouvernants ou gouverns17?

    Pour autant, ces philosophes illustres nont pas systmatis la diff-rence entre le registre du pouvoir et celui de la puissance dont parleNietzsche. Plus encore, les remarquables analyses de Nietzsche vont depair avec une dprciation et mme un refus de tout ce qui relve dupouvoir. Celui-ci abtit, allait-il jusqu soutenir. Or il ne sagit pas dechoisir lun au dtriment de lautre ; il faut tre en mesure, certes, declairement les diffrencier, mais en mme temps de les expliquer lun et

    14. Lauteur le plus pertinent dans lanalyse des thses nietzschennes et la claire mise en vidence de ce registre, dissocier par consquent de celui du pouvoir, est sans conteste Jean Granier, notamment dans son ouvrage sur LeProblme de la vrit dans la philosophie de Nietzsche, Paris, Le Seuil, 1966(les pp. 394-429sont particulirementdmonstratives, de ce point de vue).

    15. Le surhomme de Nietzsche est celui qui slve au-dessus de lui-mme ; il incarne la puissance.16. Granier, op. cit., p. 394.17. Platon, Protagoras, Euthydme, Gorgias, Mnexne, Mnon, Cratyle, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, pp. 196-197et

    234-237.

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    24 LAUTORIT EN QUESTION. OBIR-DSOBIR

    lautre et de les rapporter des processus diffrents qui tmoignent dansles deux cas dun fonctionnement spcifiquement humain. Telle est la

    dmarche et sans doute la plus grande originalit de la pense de JeanGagnepain. Il demande que lon ne confonde pas le lgal et le lgitime,et que lon explicite les lois qui les fondent lun comme lautre. Le lgalest affaire de social, alors que le lgitime est affaire dthique.

    Ce qunonce socialement la loi nest pas ce que nous dictethiquement notre conscience et inversement. La premire se ngocieconstamment et rsulte dun consensus plus ou moins provisoire ; elleest toujours discutable, parce que ncessairement arbitraire et doncrelative, puisquelle met en uvre un contrat social un momentacceptable et ncessaire. Elle simpose cependant comme principeparce quil nest pas possible de faire sans la cohrence quelleintroduit dans les relations sociales. Le chef est, quant lui, le garantdune loi quil fait appliquer, mais qui toujours le dpasse et ne peuttre de son seul fait ; il a en revanche la responsabilit de la mettre enuvre sa faon, partir dun positionnement qui lui est propre.

    Ce que nous dicte notre conscience est dun tout autre ordre et peutentrer en conflit avec la loi. Il sagit de fonder notre comportement surune rgle que nous nous donnons nous-mmes et non pas partirdune loi partage ; cette rgle dtermine, pour nous, ce qui vaut et ce

    qui ne vaut pas, ce qui est juste et ce qui ne lest pas, ce qui est tolrable etce qui est insupportable. Lthique est donc ce registre qui nous conduit effectuer ce travail sur nous-mmes qui, nous faisant prendre unedistance par rapport nos pulsions et ne nous conduisant pas non plus tout nous interdire, nous confre une autorit et une libert entenduedans un autre sens que social. Ce registre est en mme temps celui quifonde la dcision que nous prenons en notre me et conscience, malgrle doute et la frquente ambivalence que nous pouvons prouver.

    Cette exprience de la diffrence entre lgitimit et lgalit, lesmilitaires la font rgulirement, et elle est pour eux source detensions18. Ils la vivent en particulier dans les situations ultimes decombat o ils doivent dcider rapidement, ce quils ne peuvent faireun manuel de droit la main ou en se rfrant ce que leur dicteraitle conseiller juridique (le legal advisor). Les militaires agissent, certes,dans le cadre de la loi, mais celle-ci ne peut prvoir le traitement detoute situation singulire. Cest au chef quil revient alors dexercer lalgitimit de son autorit et de dcider. Pour que cela se fasse dans laplus grande cohrence et avec le souci de la meilleure efficacit, il fautque ceux qui sont sous son commandement reconnaissent son autorit.

    18. Armel Huet a trait cette question dans une communication intitule Les militaires entre lgitimit et lgalit. Essaide fondements anthropologiques et prononce au colloque Justice et militaires tenu Paris, lAssemblenationale, les 1eret 2dcembre 2011(actes paratre).

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    25FONDEMENTS ANTHROPOLOGIQUES DE LAUTORIT

    Ce faisant, ils ne se soumettent pas lordre du chef. Ils exercentleur propre autorit en acceptant la dcision de celui qui doit les

    diriger dans la situation prsente. Cest le sens noble de lobissanceau chef. Cet exercice de sa propre autorit pourra aussi conduire lesubalterne douter de lautorit du chef et mme la contester. Leproblme de lautorit chez les militaires montre aussi, pour quellepuisse sexercer, quelle doit sapprendre et se travailler tout autant duct du chef que de celui du subordonn.

    A Conclusion

    Le problme de lautorit ne peut vritablement tre compris si onne distingue pas clairement le pouvoir de ce que Nietzsche appellela puissance et si on neffectue pas la dissociation des registresdu social et de lthique, du lgal et du lgitime. Le fondement delthique o lautorit trouve son origine nest pas chercher dans lerapport autrui ; il ne peut quchapper celui qui svertue y voir sacause mme. La sollicitude vis--vis dautrui ne fait que rsulter dundpassement de soi qui est de nature axiologique et correspond toutlinverse dune complaisance son propre gard.

    La rgle que lhomme se donne alors lui-mme fonde sa libert,en mme temps par consquent que cette force interne qui constitueson autorit. Rgulant ses passions, sinterdisant dy cder et de selaisser aller de limpulsivit ou de la colre, il sautorise agirthiquement. Telle est la source de cette rectitude dont tmoigne celuiqui a de lautorit. En fin de compte, cest cette autorisation quelon se donne au prix dune exigence qui conduit avant tout faireses preuves devant soi-mme quil faut rapporter lautorit. Lauctorauquel nous renvoie dans un premier temps ltymologie prend ici son

    vritable sens19. La reconnaissance de lautorit, o quelle sincarne,suppose ces processus dordre thique, la fois chez celui cens ladtenir et chez celui qui laccorde autrui.

    Et l o Socrate nonait quil sagit de ne pas tre gouvern parsoi-mme, Jean Gagnepain ajoute, dans une veine trs nietzschenne,que nul ne devrait prtendre gouverner, et donc manifester une formede pouvoir, sil nest pas capable dabord de se gouverner lui-mme20

    19. Autorisation et autorit renvoient tous deux la racine latine auctor.

    20. Un gouvernement, crit Jean Gagnepain, est un certain type de pouvoir qui, par accord ou par dynastie, par majoritou par majest, vous impose un certain type de comportement, de dcision lgitime, or pour cela, pour que deshommes osent dcider pour les autres, encore faut-il quils soient capables de dcider pour eux-mmes. (Huit leonsdintroduction la thorie de la mdiation, Institut Jean Gagnepain, Matecoulon-Montpeyroux, 1994-2010 ditionnumrique, p. 174).

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    Dune manire gnrale, le chef, prcisait Jean Gagnepain, est celuidont le mtier est de dcider pour les autres. Ce mtier sexerce sur

    des personnes qui ont la capacit anthropologique de dcider et nonla capacit sociale du mtier, et qui par dlgation la remettent au chef.On comprend que si la question de lautorit est affaire dthique, elleretentisse sans cesse sur la problmatique du pouvoir. C

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    MICHEL GOYA

    QUAND LAUTORIT PLIELES VNEMENTS :DE LATTRE EN INDOCHINE

    Les sciences humaines modernes ngligent le poids des person-nalits dans le cours de lHistoire, privilgiant forces culturelles,conomiques ou technologiques en apparence bien plus importantes.Il semble cependant quil existe des hommes forte gravit qui plient les vnements leur volont lorsquils sen approchent.Lhistoire du commandement en Indochine du gnral de Lattre deTassigny en est un bon exemple.

    A Transformer une arme en trois jours

    Tout commence le 17dcembre 1950avec larrive dun avionConstellation sur laroport de Saigon. Lancien commandant dela 1rearme franaise, le signataire pour la France de la capitulation

    de lAllemagne, attend que les passagers qui laccompagnent, dont leministre des tats associs , soient tous descendus avant dappa-ratre en grande tenue blanche. Ce nest quaprs avoir marqu unarrt et apprci la foule dun air dominateur que le roi Jean descend trs lentement de la passerelle pour passer en revue le piquetdhonneur. Il ddaigne les autorits qui sont venues laccueillir, enparticulier ses deux prdcesseurs, le haut-commissaire civil et legnral commandant le corps expditionnaire franais (CEF), dontil cumule dsormais les pouvoirs. En revanche, il sacharne sur leresponsable de lorganisation de la revue quil a juge minable .Le malheureux, arriv depuis quelques jours seulement en Indochine,embarquera dans le Constellation qui rentre en France. Il sera suivi denombreux officiers que de Lattre chasse et remplace par ses hommes,notamment les colonels que lon appelle ses marchaux . Personnenest surpris, car tous connaissent le caractre cassant et les colres

    jupitriennes du gnral qui nest pas venu pour tre juste mais pourfaire des exemples .

    Cest au Tonkin que se droule la crise morale et militaire qui adcid le gouvernement franais envoyer de Lattre Saigon en

    homme providentiel. Deux mois plus tt, le CEFa connu une dfaiteaussi terrible quinattendue. Le long de la frontire chinoise, sur laroute coloniale n 4, entre Cao Bang et Lang Son, huit bataillons

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    ont t dcims en quelques jours dans une gigantesque embuscadeorganise par Giap, la tte dune force vietminh qui est dsormais

    une vritable arme grce laide de la Chine communiste. Le choc estimmense et un vent de panique se lve. La place forte de Lang Son estabandonne sans combat et les premires mesures tactiques, commele regroupement dunits de secteur en petites brigades mobiles etle renforcement du port dHaiphong, donnent penser que lon vaabandonner le delta du Mkong, le cur utile du pays. Certains cadresmilitaires font mme partir leurs familles. En novembre, une offensivechinoise en Core inflige la plus grande dfaite de son histoire lUS

    Army. La psychose est alors totale et tous sattendent voir convergerles troupes communistes sur Hanoi.

    Mais le 19dcembre, deux jours seulement aprs son arrive, cestde Lattre et non Giap qui entre dans Hanoi. Il ordonne une grandeparade militaire, ce qui parat surraliste compte tenu de la situation,mais qui impose le calme et permet au nouveau commandant en chefde voir de prs ses hommes. Aprs le dfil, il passe devant les troupespuis convoque tous les officiers pour leur tenir un discours simple : Notre combat est dsintress. Cest la civilisation tout entireque nous dfendons au Tonkin. Nous ne nous battons pas pour ladomination, mais pour la libration. Je vous apporte la guerre, mais

    aussi la fiert de cette guerre. [...] Lre des flottements est rvolue. Jevous garantis, messieurs, que dsormais vous serez commands. Etil ajoute pour les jeunes officiers : Cest pour vous que je suis venu,les lieutenants, les capitaines, pour ceux qui se battent pour gagner. Parmi eux se trouve son fils, le lieutenant Bernard de Lattre, quil aentran dans cette aventure. Cet exemple et ces mots portent.

    A De Lattre contre Giap

    La menace est cependant toujours prsente et se concrtise dansla nuit du 14au 15janvier 1951par une offensive de grand style surla pointe ouest du delta, prs de la petite ville de Vinh Yen situe quelques kilomtres de Hanoi. La bataille sengage mal pour lesFranais dont lun des cinq groupes mobiles, le GM3, venu secourirdes garnisons en repli, est pratiquement encercl par la division

    vietminh 312, alors que la division 308est en place pour attaquer deflanc les renforts qui ne manqueront pas darriver. La raction dunouveau gnral en chef est immdiate. Il fait venir cinq bataillons

    dAnnam et de Cochinchine en rquisitionnant tous les avions dispo-nibles, y compris civils. Il rassemble deux groupements tactiques poursecourir le GM3et engage tous les moyens ariens disponibles dans le

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    29QUAND LAUTORIT PLIE LES VNEMENTS : DE LATTRE EN INDOCHINE

    secteur attaqu, ordonnant notamment lemploi du napalm que lesAmricains viennent juste de livrer. Le 15en fin daprs-midi, alors

    que la contre-offensive franaise a commenc, de Lattre se rend enavion Vinh Yen avec le gnral Salan, son adjoint. Ses premiers motssont pour le colonel Redon qui commande sur place : Alors Redon,ce nest pas encore termin cet incident ? Le 17, aprs trois joursde combat, Giap cde aprs avoir perdu plusieurs milliers dhommes.

    Cette premire attaque repousse, de Lattre entreprend danslurgence ladaptation du corps expditionnaire cette nouvelle arme

    vietminh et une ventuelle intervention chinoise. Sa stratgie consiste faire du Tonkin le verrou de lAsie du Sud-Est contre lexpansioncommuniste et y concentrer leffort principal du corps expdition-naire. Il coupe ainsi court la politique voulant abandonner le Nordau profit de la Cochinchine, ce qui aurait branl la confiance des

    Vietnamiens dans la dtermination de la France, compromis la misesur pied de larme vietnamienne et donn un territoire immense lennemi.

    Du point de vue tactique, de Lattre a dcouvert Vinh Yen lasubversion humaine pratique par lennemi avec un extraordinairempris des pertes. Pour lui faire chec, il dcide de transformer le deltaen un vaste camp retranch, couvert au nord par une ligne fortifie.

    Les postes existants sont transforms en points dappui btonns,couverts par des bases dartillerie et peu peu relis entre eux. Lesintervalles subsistants sont surveills par des commandos compossdautochtones commands par des Franais. Le port dHaiphong estorganis en rduit dfensif afin de servir de refuge au corps expdi-tionnaire en cas de brche dans le dispositif. lintrieur de cetteligne de dfense, rapidement baptise ligne de Lattre , le nouveaucommandant en chef multiplie les groupes mobiles confis ses marchaux et qui regroupent en gnral trois bataillons dinfan-terie ports par camions, une compagnie de gnie et une compagniede reconnaissance pour ouvrir les itinraires, et une batterie dartil-lerie. Ce sont les forces coups de poing qui se tiennent prtes attaquer ou contre-attaquer.

    Sil se bat pour remporter des victoires sur le terrain, de Lattre veutaussi faire connatre le combat que mne la France. Il est ainsi lun despremiers utiliser la presse comme un outil stratgique. Son objectif :donner au conflit indochinois les mmes dimensions que la guerrede Core afin dobtenir les mmes moyens pour la gagner. quoibon remporter des victoires si lunivers les ignore ? Tout ce qui se

    passe en nimporte quel point du monde est dsormais dgust pardes centaines de millions dhommes. Les journalistes sont les entre-metteurs. Ils sont plus que a : ils crent lvnement. Un vnement

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    nexiste pas tant quil ne flamboie pas dans les journaux. Le pointcapital : fournir aux journalistes une matire premire qui leur

    convient, satisfaire le gigantesque march des nouvelles , confie-t-il Lucien Bodard, alors correspondant de guerre France Soir.Bientt lintermdiaire de la presse ne lui suffit plus. Le 17mars 1951,

    il se rend Paris plaider la cause de lIndochine devant le Comit dedfense nationale, arguant que la situation nest rtablie au Tonkin queprovisoirement et que ce rsultat na pu tre obtenu quen dpouillantles autres secteurs de la pninsule. Un renforcement du dispositif estindispensable pour prendre loffensive et attendre la relve par lesforces purement vietnamiennes : Limiter leffort, cest compromettreirrmdiablement en quelques semaines tout ce qui a t consenti

    jusqu prsent. Accepter un effort supplmentaire, cest valoriser cettesi lourde mise de fonds. Dans un cas, cest tout perdre ; dans lautre,cest faire le ncessaire pour gagner. Partag entre ces arguments etles ncessits de lOTANnaissante, le gouvernement finit par accepter dedgarnir lAfrique et denvoyer entre quinze mille et vingt mille hommesau Tonkin, condition que ceux-ci soient rentrs en mtropole avantle 1erjuillet 1952. De Lattre profite galement de son voyage Paris pourtenter de secouer lindiffrence des hommes politiques, des journalisteset des personnalits allies, et leur faire comprendre que le combat du

    CEFest celui de la France et de lAlliance atlantique.Tous ces efforts sont loin davoir port leurs fruits lorsque Giapengage son deuxime coup. Le chef vietminh a reconstitu son corpsde bataille et fait son autocritique : lattaque sur Vinh Yen a t menetrop loin de ses bases et dcouvert. Cette fois, dans la nuit du 29au 30mars, il attaque le poste de Mao Kh au nord du delta, entreHanoi et Haiphong. Le stratagme est cependant identique puisquunegrande embuscade est tendue afin de dtruire les colonnes de renfort.

    Avec sang-froid, de Lattre ne tombe pas dans le pige et fait secourirMao Kh sans emprunter la route provinciale n 18le long de laquelleles troupes ennemies sont embusques. La belle rsistance dunbataillon de parachutistes coloniaux et le feu des divisions navalesdassaut , bases de feu flottantes sur le Mkong, donnent le temps augroupement Sizaire de franchir les rizires et de parvenir au contactde lennemi le 31mars. Giap prfre se replier. Rsistance acharne etpuissance de feu ont eu une fois encore raison des Vietminh.

    Une troisime fois, Giap va tenter de pntrer dans le delta. Ilattaquera cette fois par le sud, l o la ligne de Lattre est encorefaible. Pour freiner larrive des renforts franais, il infiltre dans la

    rgion plusieurs bataillons vietminh chargs de prendre contact avecles troupes provinciales et les milices villageoises, de harceler les forcesfranaises et de rcuprer du riz. Pendant ce temps, trois divisions

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    compltes sont caches dans les calcaires qui bordent le delta. Dansla nuit du 28au 29mai, lassaut gnral est lanc le long de la rivire

    Day. La surprise est totale et la situation est rapidement trs critiquepour les Franais. Mais elle est une nouvelle fois sauve par desdcisions rapides et nergiques. Les routes tant coupes, de Lattrefait intervenir plusieurs flottilles fluviales et larguer deux bataillonsparachutistes. Les combats sont furieux pendant plus dune semaine,

    jusqu ce que lintervention des groupes mobiles fasse cder Giap nouveau. Le 7juin, le repli est ordonn lexception de quelquesunits qui restent positionnes lintrieur du delta. Le lieutenant deLattre fait partie des victimes. Alors que la bataille se poursuit encore,le gnral ramne en mtropole le corps de son fils et ceux de deuxde ses compagnons tombs ses cts. Les trois cercueils, draps detricolore, traversent Paris sur des automitrailleuses et portent alorstmoignage du combat de jeunes Franais lautre bout du monde.

    A Soyez des hommes !

    Ces victoires dfensives sauvent la situation, mais elles sont insuffi-santes donner la victoire. La directive gouvernementale qua reue

    de Lattre avant de partir pour Saigon indiquait pourtant que toute[son] action sera fonde sur le principe de rendre lindpendancedes tats associs aussi effective que possible . La solution ne peuttre que vietnamienne. LIndochine, le Vietnam, le Cambodge et leLaos sont indpendants depuis 1949. Cette guerre ne concerne plusla France que par ses promesses envers eux et sa volont de prendrepart la dfense du monde libre. Il faut donc que le gouvernementvietnamien et lempereur Bao Dai prennent conscience que ce combatest dabord le leur et que la paix espre en Core risque de faire sereporter lengagement de la Chine communiste sur lIndochine.

    Le gnral de Lattre mne alors une grande campagne de propagandeen faveur de larme vietnamienne auprs des jeunes. Le 11juillet, loccasion de la distribution des prix dans un lyce prestigieux Saigon,il prononce un de ses discours les plus clbres : Soyez des hommes,cest--dire que si vous tes communistes, rejoignez le Vietminh ; il

    y a l-bas des individus qui se battent bien pour une cause mauvaise.Mais si vous tes des patriotes, combattez pour votre patrie, car cetteguerre est la vtre. [] Vous, les privilgis de la culture, vous devezaussi revendiquer le privilge de la premire place au combat. Une

    volution se dessine effectivement au sein de la population durantcette priode. Et de Lattre parvient convaincre Bao Dai dassisterau dfil du 14juillet Hanoi, o, au ct des units franaises,

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    dfileront les premiers bataillons de larme vietnamienne. Admirpar une foule immense dans une ambiance de liesse, cest un beau

    succs. Le lendemain, lempereur dcrte la mobilisation gnrale.Larme vietnamienne connat alors un grand dveloppement sousle signe de l amalgame , comme en 1944lorsque de Lattre avaitincorpor la masse des combattants de la Rsistance dans sa 1rearme.Ds le printemps 1951, sachant quil ne pouvait gure compter surdes renforts mtropolitains, le gnral avait pris les devants et lancune grande campagne de recrutement afin daugmenter par jaunis-sement les bataillons du CEF, qui a ainsi pu accrotre dun quart seseffectifs en quelques mois. Jusqu la fin de la guerre, chaque bataillonfranais comprendra une grande part de volontaires vietnamiens. Maisil fallait aussi crer de vritables units vietnamiennes, lencadrementfranais dabord puis de plus en plus autochtone au fur et mesure dessorties des promotions dofficiers de lcole de Dalat. La cration decette arme nest pas luvre du gnral de Lattre, mais le roi Jean ,qui, aprs la Seconde Guerre mondiale, avait organis la formationdes cadres de la nouvelle arme franaise selon des mthodes rvolu-tionnaires, lui donne une grande impulsion. la fin de lanne 1951,elle compte cent vingt mille hommes dans ses rangs et quatre nouvellesdivisions sont prvues pour 1952. Surtout, en enlevant au Vietminh

    le monopole dun objectif aussi stimulant que lindpendance, elle adsormais une raison de se battre.

    A Le voyage en Amrique

    Ces hommes ont besoin dtre quips et la France, qui se relve dela guerre, ne peut assurer cette tche. En 1951, les tats-Unis sont djde grands pourvoyeurs de matriel, mais leur aide est encore entachede rticences devant ce qui leur parat tre une guerre coloniale.Quant aux Franais, beaucoup estiment que ce conflit ne concerneque les Indochinois et eux-mmes. Le gnral de Lattre reprenddonc son bton de plerin le 28juillet. Son uvre en Indochine estalors pratiquement termine et il ny reviendra qu la fin doctobre,pour quelques semaines seulement. Sa premire tape est parisienne.Il sagit de faire comprendre aux instances de dcision, toujourspromptes conomiser sur le dos du CEF, que les rsultats obtenusrestent prcaires. Le gnral de Lattre ne se fait aucune illusion surla situation et les perspectives davenir : Si cette situation peut

    brusquement saggraver, dans le cas dune intervention chinoise, ilest exclu quelle puisse brusquement samliorer. Il peut survenir unecatastrophe en Indochine, il ne peut pas y surgir un miracle.

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    Mais les vrais hommes convaincre de la ncessit de tenirlIndochine sont amricains. Cest eux quil faut faire prendre

    conscience du vritable sens de laction de la France. Du 5 au25septembre, ignorant la fatigue et les souffrances que lui cause lamaladie, le French Fighting Generaldploie la gamme de tous ses talentsavec une nergie, une volont et un art de convaincre qui fascinentses interlocuteurs de la Maison Blanche, du Congrs et du Pentagone.Le point dorgue est lmission tlvise Meet the Press, qui le ferapntrer, en direct, dans plus de dix millions de foyers amricains.Dans son mauvais anglais, qui renforce limpression de spontanitet de sincrit, avec des gestes qui remplacent parfois son vocabulairedfaillant, de Lattre impose au peuple amricain la ralit de la guerre,son enjeu pour le monde libre et la possibilit de la gagner.

    Dans tous ces exposs, dclarations, conversations, le gnraldveloppe des ides simples et claires : la guerre dIndochine et laguerre de Core sont un seul et mme combat contre lexpansioncommuniste ; les moyens et les quipements doivent tre les mmes ;il ne doit y avoir quune seule paix ; lIndochine a une importancestratgique particulire ; sa chute aurait des consquences incalculablespour la dfense de lOccident.Avant de regagner Saigon, de Lattre se rend Londres pour y mener

    la mme campagne de sduction qu Washington avec un gal succs.Il sarrte galement Rome pour exposer au pape Pie XII la situationparticulire des catholiques vietnamiens. la suite de cette inter-vention auprs du Saint-Sige, lattitude de la hirarchie catholiquevietnamienne change radicalement : un front unifi regroupant lesdeux millions de fidles du Vietnam prend position de faon catgo-rique en faveur de Bao Dai.

    Cest l lun des derniers actes politiques du gnral de Lattre enIndochine. Sa maladie, dont les premiers symptmes taient apparusds le mois de mars, fait des progrs rapides. Le 3octobre, Paris, sesmdecins diagnostiquent un cancer de la hanche et lui demandent derentrer en France vers la mi-novembre pour y subir une opration. DeLattre ne se fait alors aucune illusion sur son sort.

    A Derniers combats

    Entretemps, aprs la saison des pluies, qui introduit toujours uneparenthse dans les grandes oprations, les Vietminh ont lanc une

    nouvelle offensive, non plus contre le delta, dcidment impre-nable, mais dans la haute rgion montagneuse en direction du paystha et peut-tre du Laos. Vers la mi-septembre, le poste de Nghia

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    Lo, un des points cl de la rgion, est encercl par la division 312.Cette nouvelle offensive est enraye grce la rsistance des garnisons

    locales et surtout au largage habile de trois bataillons parachutistessur les arrires de lennemi qui le coupent de sa logistique. Malgrsa supriorit numrique, la division 312est contrainte la retraite.Simultanment, pendant plus dun mois partir du 25septembre,le CEFmne de grandes oprations de nettoyage dans le delta afindessayer dliminer les cellules vietminh infiltres loccasion delattaque du Day. Le succs est cependant trs mitig. la fin du mois doctobre, le gnral de Lattre, de retour en

    Indochine pour quelques semaines, dcide de prendre linitiativeet de lancer loffensive son tour. Lopinion publique franaise semontre de plus en plus rticente devant leffort croissant quexige lapoursuite de la guerre et le Parlement sapprte voter, fin dcembre,le budget. Il faut lui donner des succs offensifs, si possible rapides etspectaculaires, seuls mme de convaincre Franais et Amricains dela ncessit de poursuivre leffort. Les moyens sont cependant insuffi-sants pour attaquer le cur du rduit vietminh au nord du Tonkin etil est trs difficile dattirer Giap dans un combat en rase campagne oil sait quil subira le feu franais. On se dcide donc pour la prise dupoint cl de Hoa Binh, quelques dizaines de kilomtres seulement

    louest du delta et la jointure entre les bases nord et sud du Vietminh.Par cette coupure, et lattrait que constitue un point dappui isol, onespre dtourner lennemi de ses projets doffensive en haute-rgionet lattirer dans un combat de sige o il susera. Cest le premierdune srie de combats autour de bases aroterrestres qui, aprsplusieurs succs, va aboutir au dsastre de Den Ben Phu en mai 1954.

    Le 10novembre, par une remarquable opration aroporte, lesFranais semparent de Hoa Binh et y installent leur base. Le gnral deLattre y vient saluer ses soldats. Il est souriant malgr une souffrancede plus en plus insupportable, mais comme transfigur par cet ultimeface--face avec ses hommes , dira le gnral Allard. Le 15du mmemois, aprs un dernier entretien avec Salan, il regagne Paris, non sansavoir veill ce que pour la Nol qui approche aucun de ses soldats nesoit oubli. Le 11janvier 1952, peu avant 18heures, le gnral de Lattre,commandant en chef en Indochine, steint. Tous les Franais sonten deuil et plus encore les combattants dIndochine. Llvation aumarchalat rcompense alors une vie de soldat au service de la France,un destin tour tour romanesque et dramatique, mais toujours horsdu commun commenc cheval, sabre au clair, en 1914, et achev en

    Extrme-Orient, aprs avoir contribu la libration de la France.Par la seule magie de sa personnalit et la force de son autorit, unhomme seul a cr un choc psychologique qui a tout chang dans la

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    35QUAND LAUTORIT PLIE LES VNEMENTS : DE LATTRE EN INDOCHINE

    guerre. En quelques mois, le roi Jean a relev le moral du corpsexpditionnaire, remport trois victoires, organis la dfense du

    Tonkin et donn une impulsion dcisive larme vietnamienne.Moins spectaculaire que sur le plan militaire, le redressement apparatgalement sur le plan politique. Lindpendance du Vietnam estdevenue une ralit. Le gouvernement vietnamien est entr danssa guerre et sapprte la faire rsolument. Nul ne peut savoir cequaurait t lissue de cet affrontement, y compris dans ses cons-quences futures avec lengagement amricain, sil avait survcu. C

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    PIERRE-HENRI TAVOILLOT

    A-T-ON ENCORE BESOINDAUTORIT ?

    Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obir encore ? Ce sont deux choses trop pnibles. Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra, Le dernier Homme )

    Lautorit est en crise : cest connu. Mais, diable !, que cettecrise est la mode. On en parle aussi bien dans les cafs ducommerce que dans les think tanksles plus en vue, dans les partispolitiques que dans les universits populaires, dans les magazinesque dans les revues savantes. Et partout on retrouve ce diagnosticcommun : nous vivrions le crpuscule de lautorit, prlude sa disparition prochaine. Et aucun secteur de la vie contempo-raine ne semble pargn, que ce soit la famille, avec lavnementtriomphal de lenfant roi contre lauctoritaspaternelle, lcole, oladmiration muette pour la culture et le matre ne sont plus quede ples souvenirs, la cit mme, qui a vu la capacit gouverner, ordonner et punir se rduire comme peau de chagrin. Le pre

    de famille, le matre dcole, le chef politique, le juge : aucune desfigures traditionnelles de lautorit ne parat plus tre mme dersister aux coups de boutoir dune poque la ntre dont lanti-autoritarisme fut, est et sera le cheval de bataille. Bref, tout se passecomme si le fameux slogan de Mai-68 Il est interdit dinterdire tait devenu la vrit de notre temps. Lide mme de chef sembletre devenue suspecte.

    Requiem in pace, donc! Mais avant de refermer la pierre tombale et dese runir accabls de chagrin (ou, pour certains, fous de joie) pourdes obsques en grandes pompes, il faut peut-tre laisser une dernirechance lultime souffle du moribond. Une seule raison ce sursis :le soupon que suscite cette belle et (trop) rare unanimit. Jamaisla crise de lautorit na t plus dbattue quaujourdhui ; jamaissa disparition promise na suscit autant deffroi, de nostalgie et dedsespoir. Le fait quil y ait tant de pessimistes, voil peut-tre enfinune bonne raison dtre optimiste ! Le sentiment du dclin tant lachose du monde la mieux partage, cela signifie que des ressourcesexistent pour envisager sinon une restauration (version raction-naire), tout le moins le maintien (version conservatrice) voire la

    rinvention (version progressiste) de lautorit dans une poque quisemble la condamner. Cest loin dtre gagn, mais la piste mritedtre explore.

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    A Quest-ce que lautorit ?

    Il faut distinguer lautorit du pouvoir, ne serait-ce que parce quilpeut y avoir du pouvoir sans autorit lautoritarisme du petit chef et de lautorit sans pouvoir la srnit du vieux sage. Lautorit sedistingue aussi de la contrainte par la force, quelle permet dviter,et de largumentation rationnelle, quelle dpasse. Elle na besoinni dimposer ni de justifier. Ltymologie du terme est connue : lemot vient du latin augerequi signifie augmenter. Lautorit est doncune opration un peu mystrieuse qui augmente un pouvoir, lepetit chef devient alors un grand homme ; ou un argument puisquelargument dautorit est cens avoir plus de valeur que les autres. Il ya une forme de dopage dans le mcanisme de lautorit, puisquilconsiste en un accroissement artificiel de puissance. Do peutprovenir cette augmentation ?

    On peut dabord en rechercher la source cest la piste la plusvidente dans une instance extrieure et suprieure au pouvoirlui-mme, qui justifierait que lon fasse confiance ceux qui ledtiennent, au point de leur obir parfois aveuglment.

    Dans lhistoire humaine, trois sources principales, sous rservedinventaire, peuvent tre repres. Il y a dabord lautorit qui vient

    du pass. Cela ne signifie pas seulement quun pouvoir ou un discoursse trouve accrdit lorsquil a fait ses preuves et peut sappuyer surlexprience ; cela veut dire plus profondment quun pouvoir ou undiscours ne vaut que sil est hrit et quil peut justifier une gna-logie qui le relie, sans solution de continuit, un pass fondateur etglorieux. La meilleure illustration est donne par les institutions dela Rome antique. Cest l dailleurs que nat le mot. Pour les Romains,la fondation de leur cit avait un caractre sacr. Cest delle que lesdirigeants tiraient leur lgitimit. Les hommes dautorit, critHannah Arendt, taient les anciens, le Snat ou les patres,qui lavaientobtenue par hritage et par transmission de ceux qui avaient pos lesfondations pour toutes choses venir, les anctres, que les Romainsappelaient pour cette raison les majores1. Du mme coup, ainsique Cicron le disait, tandis que le pouvoir rside dans le peuple,lautorit appartient au Snat (De Legibus, sections 3, 12, 38), car cestlui qui, reli au pass, a la capacit daugmenter les dcisions en lessoustrayant aux querelles de la plbe. cette poque, lge et le traindes snateurs taient perus comme une inestimable qualit !

    Le pouvoir, ou le discours, peut tre augment partir dune

    deuxime source : la contemplation dun ordre du monde ou,

    1. Hannah Arendt, Quest-ce que lautorit ? , La Crise de la culture, Paris, Gallimard, Ides , 1972.

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    39A-T-ON ENCORE BESOIN DAUTORIT ?

    comme le disent les philosophes grecs, du cosmos. Quand on parleaujourdhui du microcosme politique, cest pour en souligner ltroi-

    tesse et la mesquinerie. Chez les penseurs de la Grce antique, si lacit est un microcosme, cest quelle doit reproduire en petit ce quelunivers est en grand. La connaissance du monde permet donc detrouver les rgles ncessaires pour mettre de lordre dans la coexis-tence trouble et querelleuse des hommes. La philosophie politiqueest la qute de ce qui permet daugmenter le pouvoir, cest--direden justifier la lgitimit. Qui doit gouverner la cit ? Telle est saquestion directrice. Aristote rpondait que, travers lobservation dela nature, on pouvait voir que certains sont faits pour commanderet dautres pour obir . Ctait ainsi l autorit de la nature , etnon pas seulement celle du pass, qui justifiait les ingalits dans lessocits dancien rgime ou dans les systmes de castes. La hirarchie ytait perue comme naturelle , distinguant des genres dhumanitdistincts.

    Il existe enfin, ct du pass et du cosmos, une troisime sourcedaugmentation du pouvoir : cest celle du sacr ou du theos( divin ).Saint Paul en est le meilleur interprte quand il nonce cette clbreformule : Il ny a point dautorit qui ne vienne de Dieu, et cellesqui existent sont constitues par Dieu. Si bien que celui qui rsiste

    lautorit se rebelle contre lordre tabli par Dieu (ptre aux Corinthiens,13, 1-7). Cette fois-ci, ce nest plus seulement le lien avec le passfondateur ou lidentification avec lordre naturel qui garantit aupouvoir son autorit, cest la proximit davec Dieu.

    vrai dire, le christianisme proposa une forme de synthse des troismodles, puisquil associait lautorit traditionnelle, par la rfrence une Rvlation primordiale, lautorit cosmologique, par lide dunordre et dune bont de la Cration, et lautorit thologique, parlide dun Dieu omnipotent, source, donc, de tout pouvoir. Unesynthse impressionnante dune autorit absolue qui est aussifragile, car il nest pas certain que ces trois sources soient compatiblesentre elles. Cest dailleurs lbranlement du dispositif chrtien qui est lorigine de la crise contemporaine de lautorit. Que sest-il pass ?

    A Dconstruction ou reconstruction ?

    Cette crise ne date pas dhier. Cest la Renaissance que, presquesimultanment, les trois formes primordiales de lautorit se sont

    trouves branles et contestes. Lautorit traditionnelle, qui avaitdj subi plusieurs coups de boutoir chez les Grecs comme chez leschrtiens, est fragilise du fait de la coexistence critique de plusieurs

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    40 LAUTORIT EN QUESTION. OBIR-DSOBIR

    traditions : le dogme chrtien et la culture paenne redcou-verte. Plusieurs traditions, cela signifie la fin de la tradition.

    Lantriorit nest ainsi plus mme de constituer un augmen-tateur plausible. Lautorit cosmologique, elle, est mise en questionpar les dcouvertes astronomiques qui interdisent dsormais de voirle monde comme un ordre harmonieux, beau, juste et bon. AvecCopernic et Kepler, on est pass du monde clos lunivers infini (A. Koyr), impossible, donc, dy observer la loi . Enfin, lautoritthologique est mine par les profonds dsaccords qui la traversent loccasion de la Rforme : comment esprer fonder un ordre politiquestable sur ce qui est devenu le principal fauteur de troubles, savoirlinterprtation du texte sacr ? Bref, des trois fondements (antrieur,extrieur ou suprieur) de lautorit, il ne reste rien ou en tout casrien dvident ou dincontestable.

    Mais cette dconstruction par la modernit de lautorit anciennesaccompagne aussi dune tentative de reconstruction. Le projet paratfou et vou lchec, puisquil sagit de chercher laugmentation dunpouvoir non partir dune extriorit suprieure (le pass, le cosmosou le divin), mais lintrieur de lhumanit elle-mme. Nietzschea une belle image pour dcrire cette folie : il la compare au geste dubaron de Mnchhausen qui, pour se sortir dun marais o il est tomb,

    dcide de se tirer lui-mme par les cheveux.Quelle forme peut prendre une autorit purement humaine ?Larponse est claire : cest parce quil bnficie de laccord des hommesconcerns quun pouvoir ou un argument se trouve augment ou,comme on dit aussi, lgitime. En politique, cette reconstruction apris, partir du XVIIesicle, la forme de la thorie du contrat social(Hobbes, Locke, Rousseau). Cest la volont dun peuple de vivre sousune loi commune qui justifie le pouvoir de ltat. Ce qui suppose troisconditions pour les contractants : lgalit, ncessaire ltablissementdun contrat, la libert,requise pour la validit de la dcision, et lafraternit,cest--dire une volont minimale de vivre ensemble. Lemme schma vaudrait pour la science : la vrit nest plus rechercherdans un ailleurs ou un avant qui la garantiraient, mais dans un certainaccord, ft-il temporaire, des esprits.

    Il ne faut pourtant pas se cacher les difficults et les faiblesses dunetelle solution purement humaine. Elle repose sur le principe de lalibert des individus telle est sa force , mais la libert individuellepeut tout moment se retourner contre elle telle est sa fragilit.Dconstruction ou reconstruction ? Lautorit de lge dmocratique

    est voue cette ambivalence. La crise nest donc pas circonstancielle,mais bel et bien structurelle. Ce qui explique aussi qu son garddeux attitudes soient possibles. Les pessimistes parient sur les forces de

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    dconstruction tandis que les optimistes tablent sur les ressources dela reconstruction. Cest toute la difficult de notre poque, qui nous

    oblige constamment penser que tout va la fois de mieux en mieuxet de pire en pire.

    A Quest-ce qui fait autorit aujourdhui ?

    Pour tenter ce bilan, il faut affronter cette question : quest-ce quifait (encore) autorit aujourdhui ? Jen identifierai trois formes, quine sont pas dailleurs sans rapport avec les formes primordiales2.

    A Lautorit du savoir : lexpertiseNotre poque est dabord trs rceptive lautorit du savoir et

    de la science. Nous croyons en celle-ci. Devant elle on sincline ;elle ferme les bouches et teint les discussions. Le pouvoir en placedoit sentourer dexperts, voire confier les affaires de la cit aumeilleur conomiste de France (Valry Giscard dEstaing proposde Raymond Barre). Comme sil allait de soi que celui-ci ft aussile meilleur politique. Platon disait, lui, en son temps, que ctaitau philosophe quil revenait dtre roi ! Sans aller jusque-l, nous

    exigeons au moins du politique qu