inflexions_21_08

Upload: inflexions

Post on 28-Feb-2018

216 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    1/265

    La rformeperptuelle

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    1932-1961. Unifier la dfense Philippe Vial

    Essai sur la dialectique des volonts Audrey Hrisson

    La rforme de larme franaise aprs 1871 Xavier Boniface

    La victoire en changeant.

    Deux sicles de transformations militaires Michel GoyaDu management postmoderniste et de ses avatars Jean-Pierre Le Goff

    Temps et contretemps Herv Pierre

    Professionnalisation : le processus dcisionnel Bastien Irondelle

    1962-2012 : larme de terre en qute de cohrence Jean-Ren Bachelet

    Comment mener la bataillepour un meilleur service public Franois-Daniel Migeon

    La mutualisation au cur de la rforme des armes Ronan Doar

    De la plasticit de linstitution militaire Thierry Marchand

    Le cas de lInstitution nationale des Invalides Violaine Gaucher-Malou

    Plus souvent prtexte que volont de changement :la rforme de la sant Jean de Kervasdou

    ducation nationale : quels enjeux ? Jeanne-Marie Parly

    Tmoignage dun chef de corps Frdric Gout

    Labus de changement peut-il nuire la sant ? Aurlie on

    POUR NOURRIR LE DBATFaut-il avoir peur de lincertitude ? Herv Pierre

    La politique de la relve et limagedes prisonniers de guerre velyne Gayme

    1917-1918 : les soldats noirs amricains au combat Olivier Lahaie

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    2/265

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    3/265

    La revue Inflexions

    est dite par larme de terre.14, rue Saint-Dominique, 75700 Paris SP07Rdaction : 01 44 42 42 86 e-mail : [email protected] : 01 44 42 57 96www.inflexions.fr

    Membres fondateurs :

    M. le gnral de corps darme (2S) Jrme Millet Mme Line Sourbier-PinterM. le gnral darme (2S) Bernard Thorette

    Directeur de la publication :

    M. le gnral de corps darme Jean-Philippe Margueron

    Directeur dlgu :

    M. le colonel Daniel Menaouine

    Rdactrice en chef :

    Mme Emmanuelle Rioux

    Comit de rdaction :

    M. le gnral darme (2S) Jean-Ren Bachelet Mme Monique Castillo M. Jean-PaulCharnay M. le mdecin chef des services Patrick Clervoy M. Samy Cohen M. lecolonel (er) Jean-Luc Cotard M. le colonel Benot Durieux M. le colonel Michel Goya

    M. Armel Huet M. le grand rabbin Ham Korsia M. le gnral de brigade FranoisLecointre Mme Vronique Nahoum-Grappe M. le colonel Thierry Marchand M. lelieutenant-colonel Herv Pierre M. lambassadeur de France Franois Scheer M. DidierSicard M. le colonel (er) Andr Thiblemont

    Membre dhonneur :

    M. le gnral de corps darme (2S) Pierre Garrigou-Grandchamp

    Secrtaire de rdaction : adjudant-chef Claudia [email protected]

    Les manuscrits soumis au comit de lecture ne sont pas retourns.Les opinions mises dans les articles nengagent que la responsabilit des auteurs.Les titres des articles sont de la responsabilit de la rdaction.

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    4/265

    La rformeperptuelle

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    De la puissance en gnralet de la puissance militaire en particulier Franois Scheer

    Le soldat, incarnation du tragique du monde Jean-Louis Georgelin

    La fin dun rle politique Philippe Vial

    Prsidents et gnraux sous la VeRpublique Samy Cohen

    Ltat militaire : aggiornamentoou rupture ? Jean-Marie Faugre

    La grande invisible .Du soldat mconnu au soldat inconnu Herv Pierre

    Le militaire entre socialisation accrueet perte dinfluence Jean-Marc de Giuli

    Les militaires sont-ils des incompris ? Jean-Luc Cotard

    Internet : une autre manirede rester socialement invisible ? Michel Sage

    Les jeunes et larme Barbara Jankowski

    propos de quelques perceptions des armespar les jeunes issus des quartiers populaires Elyamine Settoul

    Le dsintrt du grand public Jean Guisnel

    Un rgiment. Une ville.Le 8eRPIMA et Castres ric Chasboeuf et Pascal Bugis

    Quest-ce que le service militaire adapt ? Dominique Artur

    Essor et renouveaudune administration rgalienne Jean-Michel Mantin

    Le service de sant des armes :histoire, enjeux et dfis Patrick Godart

    De la fin de la guerre la fin de larme Franois Lecointre

    La Suisse na pas darme, elle est une arme ! Dominique Juilland

    POUR NOURRIR LE DBATImaginaires du militaire chez les Franais Andr ThiblemontAlexis Jenni et la mthode historique Franois Cochet

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    5/265

    NUMRO 21

    LA RFORME PERPTUELLEDITORIAL

    C BENOT DURIEUX, FRANOIS LECOINTRE 7DOSSIER

    1932-1961. UNIFIER LA DFENSEC PHILIPPE VIAL 13

    Pendant trois sicles, jusquaux dbuts de la V e Rpublique, lorganisation

    ministrielle militaire est plurielle, combinant logique fonctionnelle, de milieu etgographique. Il faudra prs de trois dcennies de rformes incessantes, entre 1932et 1961, pour que la logique fonctionnelle lemporte dfinitivement.

    ESSAI SUR LA DIALECTIQUE DES VOLONTSC AUDREY HRISSON 29

    Si douloureuses soient-elles, les rformes senchanent. Mais lorsque le dsordresurvient, la peur provoque instinctivement un repli dfensif sur une logique rationnelle,avec pour seul objectif le retour lordre. Ce faisant, labandon de la dimensionmorale nest pas sans consquences ; la perte de sens remplace le chaos. Unevritable volont de survie sensuit ; la contre-rforme commence.

    LA RFORME DE LARME FRANAISE APRS 1871C XAVIER BONIFACE 41

    Aprs la dfaite de 1871, larme franaise est rorganise afin de la rendresuffisamment forte pour prvenir une nouvelle agression. Une ample rformestructurelle qui fonde un nouvel instrument de dfense, et qui est lune des voies dela rpublicanisation du pays et de laffirmation du sentiment national.

    LA VICTOIRE EN CHANGEANT.DEUX SICLES DE TRANSFORMATIONS MILITAIRESC MICHEL GOYA 51

    Depuis la rvolution politique de la fin du XVIIIesicle et la rvolution industrielle, lechangement permanent est devenu ltat naturel de larme franaise. La dfinitionpriodique des rapports entre les ressources et les besoins de dfense de la nationest dsormais la condition premire de la prservation des intrts vitaux.

    DU MANAGEMENT POSTMODERNISTE ET DE SES AVATARSC JEAN-PIERRE LE GOFF 67

    La rfrence au changement est symptomatique du management post-moderne qui se passe dune rflexion sur les finalits, de socits dmocratiques qui se sontdconnectes de lhistoire. Le travail de reconstruction implique de sappuyer sur lesacquis de notre hritage et de tracer une vision de lavenir dans lequel le pays puissese retrouver. Cest la condition pour retrouver l estime de soi et peser encore dansles affaires du monde.

    TEMPS ET CONTRETEMPSC HERV PIERRE 77

    Opium du temps prsent, la rforme semble faire office de doux calmant pour le peupleangoiss et de puissant dopant pour le politique en qute de popularit. Mais la rforme

    en France est malade. Quil sagisse de son rapport au temps comme instant (momentchoisi pour la dclencher) ou au temps comme dure (conditions de son excution), elleest lobjet dune manipulation plus ou moins consciente qui la dnature profondment.

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    6/265

    PROFESSIONNALISATION : LE PROCESSUS DCISIONNELC BASTIEN IRONDELLE 89

    Quel fut le processus dcisionnel de la rforme militaire de 1996 ? Une mise enlumire du rle dcisif jou par le prsident de la Rpublique pour assurer le passage

    larme de mtier, et de lexpertise du ministre qui formula les solutions donnantnaissance au modle Armes 2015 .

    1962-2012 : LARME DE TERRE EN QUTE DE COHRENCEC JEAN-REN BACHELET 97Au cours de ce demi-sicle, larme de terre aura chang de nature, certes en seprofessionnalisant, mais aussi en tant dsormais cantonne dans sa seule fonctiondoutil de combat alors quelle tait historiquement en charge dun vaste tissumilitaire national au bnfice de lensemble du ministre de la Dfense. En quoi lesprofondes transformations en cours sen trouvent-elles claires ?

    COMMENT MENER LA BATAILLEPOUR UN MEILLEUR SERVICE PUBLICC

    FRANOIS-DANIEL MIGEON

    113Comment moderniser une administration qui sest stratifie progressivement sansprendre en compte les volutions de la socit et de nos besoins ? En se donnantles moyens de sort ir dune certaine zone de confort . En prenant le risque duchangement et de la confrontation de nouvelles manires dagir, dtre ou detravailler.

    LA MUTUALISATION AU CURDE LA RFORME DES ARMESC RONAN DOAR 121

    Sous la double influence de la LOLFet de la RGPP, ltat a entam une rformedampleur. Le ministre de la Dfense nchappe pas des rorganisationsstructurelles et fonctionnelles qui peuvent emprunter diffrentes voies, notamment

    lexternalisation et la mutualisation. Une tape dun cycle pour linstant inachev.DE LA PLASTICIT DE LINSTITUTION MILITAIREC THIERRY MARCHAND 133

    Les militaires cultivent depuis toujours une aptitude la rforme peu commune.Cette plasticit se fonde sur la combinaison de facteurs qui garantissent la ractivitncessaire dun corps social en prise avec les rapides fluctuations du monde. Maiselle porte galement en germe certaines contradictions qui ne doivent pas tresous-estimes si les armes veulent tre au rendez-vous des grandes rformes quisannoncent.

    LE CAS DE LINSTITUTION NATIONALE DES INVALIDESC VIOLAINE GAUCHER-MALOU 145

    LInstitution nationale des Invalides a t rcemment inscrite dans la transformationdu systme hospitalier franais visant valoriser les rsultats. Comment ont trunies les conditions susceptibles de susciter ladhsion cette rforme sansrsistance apparente et perue comme positive et ncessaire ?

    PLUS SOUVENT PRTEXTE QUE VOLONTDE CHANGEMENT : LA RFORME DE LA SANTC JEAN DE KERVASDOU 155Afin de rpondre aux aspirations des citoyens, pourtant souvent contradictoires, lespolitiques prtendent rformer . Pour cela, ils font appels des licornes, animauxmythiques qui ne supportent pas lpreuve de la ralit, ou font renatre de vieillesides qui, linstar des zombies, survivent leurs checs rpts.

    DUCATION NATIONALE : QUELS ENJEUX ?C JEANNE-MARIE PARLY 165

    Le principal enjeu dune volution en profondeur de lducation nationale est sacontribution ncessaire la cohsion de la nation au travers de son double rle

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    7/265

    dapprentissage de la vie en socit et de garantie de lgalit des chances. Sansoublier le dveloppement collectif de notre pays, lpanouissement individuel deslves et laccs des formes diversifies de la culture.

    TMOIGNAGE DUN CHEF DE CORPSC FRDRIC GOUT 173Alors quil est dploy en auto relve en Afghanistan et en Afrique, le 5ergimentdhlicoptres de combat vit la rforme majeure actuelle de larme de terre tout entant engag dans des rformes ou adaptations plus limites qui touchent cependantbien lessentiel de ses activits.

    LABUS DE CHANGEMENT PEUT-IL NUIRE LA SANT ?C AURLIE ON 183

    Les maladies en lien avec la souffrance au travail se multiplient depuis les annes1970. Les vagues de suicides au sein des entreprises, largement mdiatises, seraientla rsultante dune mutation marche force du travail. Larme est-elle aussiexpose ?

    POUR NOURRIR LE DBATFAUT-IL AVOIR PEUR DE LINCERTITUDE ?C HERV PIERRE 189

    Ouvrant une brche dans le dterminisme pessimiste dune science persuade que letemps du monde fini a commenc, lincertitude ne pourrait-elle pas au contraire treune rponse despoir au dsenchantement du monde ?

    LA POLITIQUE DE LA RELVEET LIMAGE DES PRISONNIERS DE GUERREC VELYNE GAYME 201

    La politique de la Relve (juin 1942-juillet 1943), opration de propagande organisepar le gouvernement du marchal Ptain au bnfice de lconomie allemande,

    marque un tournant dans la reprsentation que se font les Franais des prisonniersde guerre, qui de hros deviennent collaborateurs.

    1917-1918 : LES SOLDATS NOIRS AMRICAINS AU COMBATC OLIVIER LAHAIE 209

    quips et entrains par les Franais, les 369e, 370e, 371eet 372ergimentsdinfanterie de couleur amricains vont se battre bravement jusqu larmistice.Pourtant, aucun ne participera au dfil de la Victoire ; pire, de retour au pays, lesvtrans, auteurs pour certains de vaillants faits darmes, seront impuissants faire disparatre les mesures discriminatoires qui frapperont encore longtemps lacommunaut noire amricaine

    TRANSLATION IN ENGLISHTHE MILITARY INSTITUTIONS PLASTICITYC THIERRY MARCHAND 221

    COMPTES RENDUS DE LECTURE 231

    SYNTHSES DES ARTICLES 241TRANSLATION OF THE SUMMARY IN ENGLISH 247BIOGRAPHIES 253

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    8/265

    BENOT DURIEUXFRANOIS LECOINTREMembres du comit de rdaction

    DITORIAL

    La rforme des institutions est-elle un sujet trop peu tudi ?Peut-tre si lon considre quil sagit de leur vie quotidienne et doncde la ntre : quelle que soit lorganisation considre, les priodes destabilit complte sont assez rares. La revue Inflexions, qui croise regardscivils et militaires sur les grands sujets de socit, se devait dabordercette question. Elle se devait dautant plus de le faire que linstitutionmilitaire fournit un cas dtude remarquable en raison de sa situationparadoxale. La rforme, quelle concerne lorganisation, la faon defonctionner ou lobjectif atteindre, est en effet la fois consubstan-tielle cette institution et antinomique de sa nature profonde.

    Le premier terme de ce paradoxe se conoit assez bien si lon consi-dre que les armes sont en permanence soumises la configurationchangeante de la guerre, la versatilit des socits dont elles sont

    issues et la subjectivit de ceux qui incarnent le pouvoir politique. Laguerre est un camlon et sy prparer impose de ragir lapparitionde techniques nouvelles, dennemis inconnus, de bouleversementsgopolitiques. Sur le champ de bataille mme, chaque modificationde larticulation, chaque inflexion dans les modes daction, chaquedveloppement du combat possde les attributs dune rforme. Dansle temps long, les armes ne sont que les reprsentantes des socitsavec leurs valeurs et leurs passions, leur inclination la violence quialterne avec leur refus de la guerre, leur dynamisme qui cde la placeau renoncement. Les dirigeants politiques qui prsident aux destinesdes institutions militaires, enfin, restent des hommes, et leurs quali-ts comme leurs dfauts, leurs amitis et leurs haines introduisent dela contingence et de limprvisibilit dans les organisations les plussolides.

    Mais la rforme porte aussi en elle une contradiction ce que sontles armes. Celles-ci se dfinissent au plus profond delles-mmesen fonction des caractres permanents de la guerre, qui, par-del lesformes varies quelle prend dans lhistoire, soumet toujours ceux quiy prennent part la fatigue, la peur, lincertitude et la mort. Il

    est peu de leons de la guerre du Ploponnse qui ne trouvent leurcho en Afghanistan, et les aphorismes de Sun Tzu et de Clausewitzcontinuent de nourrir nos rflexions. Il y a dans les armes plus que

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    9/265

    8 LA RFORME PERPTUELLE

    dans dautres institutions une perception aigu du tragique de lhis-toire qui nourrit une certaine mfiance lgard de lair du temps,

    souvent suspect de tendre vers la facilit au dtriment des exigencesde la prparation au combat. Au-del, les armes entretiennent avecltat un lien existentiel : comme lui, elles ont la prtention de sedresser et de rsister linstabilit des affaires humaines. Les rites descrmonies militaires en tmoignent, qui nen finissent plus de dfierle temps en reproduisant dcennie aprs dcennie les mmes gestes,en invoquant lhritage des hros du pass et en rendant hommage audrapeau, symbole par excellence de la permanence de la patrie.

    Cest cette dialectique entre la ncessit de ladaptation et la conser-vation dune identit qui fait de linstitution militaire un exemple siriche pour qui veut rflchir sur la rforme des institutions, et cettedimension apparat dautant plus que lon sintresse au temps long,comme le montre lblouissante synthse que nous propose Philippe

    Vial sur lvolution du ministre de la Dfense depuis sa cration. Sansdoute, cette dialectique ne lui est pas absolument propre : chaqueinstitution est soumise un contexte volutif alors mme que safinalit dtermine des principes qui voluent peu. La rflexion quenous propose Audrey Hrisson sur le mouvement de balancier auquelest soumise toute rforme le montre avec brio. Mais cette dialectique

    est comme exacerbe dans son cadre militaire.Quels sont les facteurs de la rforme ? nen pas douter, la dfaitemilitaire est le premier dentre eux. La Prusse aprs Ina, larmefranaise aprs Sedan, larme amricaine aprs le Vietnam nen sontque quelques exemples parmi les plus significatifs. Xavier Bonifacedtaille ce processus de faon trs clairante dans le cas particulier delarme franaise aprs 1871. La pression de la socit, les contraintesconomiques, les dcisions politiques extrieures linstitutionmilitaire sont dautres facteurs de rforme et ils appellent dautresquestions, tout aussi nombreuses, comme le suggre Michel Goyadans une large rtrospective sur lvolution des armes franaisesdepuis la Rvolution. Comment, dans ce cas, orienter la rformesans quelle soit sa propre finalit ? Cest linterrogation que posent,dans des registres diffrents Jean-Pierre Le Goff et Herv Pierre,non sans proposer quelques pistes pour lavenir. Autre question :comment ragit linstitution ce quelle peroit gnralement commelimmixtion dacteurs plus ou moins lgitimes dans son champ decomptence ? Lexemple de la dcision prise par Jacques Chirac, alorsprsident de la Rpublique, de professionnaliser les armes est riche

    denseignement, que Bastien Irondelle sattache mettre en lumire.Enfin, la question demeure de la capacit des institutions militaires se rformer par elles-mmes sans y tre contraintes par des facteurs

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    10/265

    9DITORIAL

    exognes. Cette question est dautant plus dlicate quelle se conjugueavec celle de la querelle des anciens et des modernes, de ceux qui

    prnent la rforme pour lefficacit et de ceux qui la refusent pourla stabilit dun difice dont ils mesurent la fragilit. Mais ces dbatscachent dautres clivages, entre les vagues successives de jeunesTurcs avides de modernit et les strates les plus leves du comman-dement, attaches aux leons du pass davantage qu la promesse delendemains plus heureux, entre les multiples obdiences darmesou de spcialits, qui chacune porte en elle une part du gnie et despesanteurs de linstitution, entre les principaux responsables enfin,qui parent des vertus du dbat doctrinal la lutte bureaucratiquepour la conqute des responsabilits. Lexemple de larme de terre,comment par le gnral Jean-Ren Bachelet, qui a vcu lessentiel desnombreuses rformes qui ont marqu cette institution depuis 1962, estparticulirement instructif. Sagissant de cette question de la vie dela rforme, une approche comparative, entre des institutions appar-tenant des secteurs diffrents de la socit, est mme de fournirdes clairages utiles sur les ressorts dune rforme, comme lillustre larflexion de Franois-Daniel Migeon sur celle de ltat.

    Si on cherche valuer le bien-fond des rformes, les questionsspcifiques aux institutions militaires ressurgissent. Elles renvoient

    dabord au rle de celles-ci. La perception de leur utilit en tempsde paix tant en gnral faible, elles suscitent des vellits dcono-mies sans fin qui se parent des vertus de la rationalisation et le niveaudtiage reste difficile apprcier. Mais tout ne relve pas de la sphreconomique et les armes doivent aussi sadapter aux valeurs des soci-ts sans rien cder de ce quelles sont : dun ct la discipline danslaction et la primaut du groupe, le courage et la rsistance physique,la proximit de la mort, dj voques ; de lautre, le dbat, la frater-nit et lpanouissement individuel, suivant des modalits sans cesserenouveles. Une institution militaire est donc toujours carte-le entre les valeurs volutives des socits quelle reprsente et lesexigences draconiennes et assez stables dans le temps des situationsde guerre. La mutualisation et lexternalisation sont des exemples deces tendances de la socit civile qui sont ensuite importes dans lesarmes ; cest le phnomne que Ronan Doar nous propose dana-lyser dans un texte trs en prise avec lactualit. Que larme oubliecette exigence propre aux situations de guerre et elle dprira, peu peu dpourvue defficacit militaire et condamne par la socit quipercevra vite son incapacit la dfendre ; quelle ignore les valeurs de

    la socit au profit exclusif des exigences du combat, et coupe de cettesocit, elle va se perdre dans un spasme en gnral violent, commeun corps sans tte.

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    11/265

    10 LA RFORME PERPTUELLE

    La perception des rformes elle-mme porte la trace de lambiva-lence des armes lgard de la rforme. En France, aucune autre

    institution ne sest tant rforme depuis cinquante ans et aucuneautre nest peut-tre autant perue comme immobiliste. Cest ce donttmoigne avec finesse lanalyse que propose Thierry Marchand sur laplasticit de linstitution militaire. Entre illusion doptique et ralit les rformes ne sont-elles en effet quen trompe lil ? Labsence detradition contestataire dans les armes est-elle le premier facteur decette faible visibilit ? , cette perspective appelle dautres analyses surla modification de lenvironnement des institutions, qui est lui-mmeen mouvement. Les armes se dplaceraient-elles sur une trajectoireparallle aux socits qui les portent, conservant ainsi au fil du tempsle mme niveau de singularit ? De ce point de vue, une comparaisonavec dautres ministres ou organisations simpose. Le cas de lInsti-tution nationale des Invalides analys par Violaine Gaucher-Malou,celui de la Sant dissqu par M. Kervasdou ou celui de lducationnationale sur lequel se penche Jeanne-Marie Parly sont ici particuli-rement stimulants.

    Enfin, se pose la question de la raction aux rformes. Commentles militaires et les personnels civils comprennent-ils et subissent-ilsces rformes ? Quels rles jouent les corps intermdiaires que sont

    les units, rgiments, bases ariennes, quipages ? Le tmoignage desacteurs de terrain est ici indispensable et gagne tre mdit. Cesttout lintrt du tmoignage du colonel Frdric Gout, qui montrece quune rforme gnrale de linstitution peut reprsenter dans unrgiment, cest--dire lchelon qui sert de cadre la vie quotidiennedans larme de terre. Pour autant, faut-il craindre un syndromedpressif comme celui que lon a cru pouvoir dceler dans certainesgrandes entreprises ? Cest la question sur laquelle Aurlie on nouspropose de rflchir.

    Ltude de la rforme dans linstitution militaire dit ainsi beaucoupdes armes au-del des rformes, et des rformes au-del du seul casdes armes. Cest ce que tente de montrer ce numro dInflexions, quiappellera son tour ractions et rflexions. C

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    12/265

    DOSSIER

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    13/265

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    14/265

    PHILIPPE VIAL

    1932-1961. UNIFIER LA DFENSE

    La constitution du domaine militaire en champ ministriel a t, partir de la fin de la Renaissance, un lieu privilgi de la rformede ltat et de son entre dans la modernit. Lapparition, en 1570,dun secrtaire dtat charg de la Maison du roi et de la gendar-merie, premire incarnation dun ministre de la Guerre, puis celledun homologue pour la Marine, en 1669, sont deux tapes majeuresde ce processus. Si le nom de Simon Fizes nest connu que des seulsspcialistes, celui de Colbert a conserv une aura qui va bien au-del.

    Avec Richelieu, qui reoit en 1626la charge de grand matre, chefet surintendant gnral de la navigation et commerce de France , ilreste lun des hommes cls de lavnement de la monarchie absolue.On peut en dire autant de Michel Le Tellier et de son fils, Louvois, quise succdent la Guerre entre 1643et 1691. Ils y prolongent lactiondAbel Servien, fidle collaborateur de Richelieu, qui a dbut la miseen place dune administration spcialise, linstar de ce que Colbert,et son fils Seignelay, raliseront entre 1669et 1690pour la Marine.Des bureaucraties qui prennent rapidement une importance croissante

    dans la gestion et la direction des affaires de dfense.Pendant trois sicles, jusquaux dbuts de la VeRpublique, lorga-nisation ministrielle militaire est plurielle, combinant logiquefonctionnelle, de milieu et gographique. Le dpartement de laGuerre relve dabord de la premire : il est, comme son nomlindique, le ministre des armes par excellence. Pourtant, il nest pasen situation dexclusivit : aprs les hsitations du premierXVIIesicle,lemploi de la violence dtat sur mer et outre-mer a t confi unautre dpartement ministriel. De facto, celui de la Guerre relve doncaussi dune logique de milieu, mais seconde, par rapport la logiquefonctionnelle. Il est le ministre de la Guerre sur terre, une terreinitialement limite lEurope, mme si lexpdition dgypte, puis laconqute coloniale, de lAlgrie en premier lieu, relativisent progres-sivement la porte de cette restriction gographique.

    La combinaison est inverse dans le cas du dpartement de la Marine.Sa constitution rpond dabord une logique de milieu, doubledune intgration verticale, et articule avec une logique gographique.En charge de la marine de guerre, des compagnies des Indes et despays de leur concession, du commerce du dedans et du dehors, ainsi

    que du rseau consulaire, le dpartement fond par Colbert est unministre du fait maritime et ultra-marin dans sa globalit, ministrepolitique et conomique, autant que militaire. Rapidement battue en

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    15/265

    14 LA RFORME PERPTUELLE

    brche, cette ambition perdure nanmoins pour lessentiel jusqula fin du XIXesicle. Aprs plusieurs essais inaboutis, les colonies

    sont constitues en ministre distinct en 1894. Quelques annes plustard, marsouins et bigors sont verss au dpartement de la Guerrepar la grande loi de 1900, adoptant le nom de troupes coloniales .La marine marchande prend son tour son autonomie au sortir dupremier conflit mondial. Le dpartement se rduit dsormais la marine militaire , appellation consacre par le grand dcret davril1927. La logique fonctionnelle la emport, crant les conditions delunification de la dfense sur le plan ministriel.

    Dans le mme temps, pourtant, des forces centriptes sexercent, qui nesont pas moins importantes. Le caractre total du premier conflit mondiala impos une dmultiplication indite des responsabilits ministriellesdans le champ militaire. De nombreux sous-secrtaires dtat, quivalentsdes actuels secrtaires dtat ou ministres dlgus, sont venus pauler lestitulaires des portefeuilles de la Guerre et de la Marine. Pour la premirefois, laronautique accde un statut ministriel, tout comme larme-ment Si les lendemains du conflit voient le retour lorganisationtraditionnelle, une rupture majeure intervient en 1928. Moins dun anaprs que la Marine y ait renonc, linstitutionnalisation dun ministrede lAir cristallise le retour en force de la logique de milieu.

    Un paradoxe qui explique que la nomination en fvrier 1932, pourla premire fois, dun ministre de la Dfense , ait fait long feu. Ilfaudra prs de trois dcennies de rformes incessantes, les trentetumultueuses de lhistoire politico-militaire franaise, pour que lalogique fonctionnelle lemporte dfinitivement. Le 5avril 1961, unesalve lourde de vingt-deux dcrets portant organisation du ministredes Armes marque une tape sans retour. De manire rvlatrice,cest ainsi entre la fin de la IIIe Rpublique et les dbuts de la Ve quele champ militaire est unifi sur le plan ministriel, lheure o lesinstitutions rpublicaines connaissent une srie de bouleversementsdune ampleur indite depuis 1870et restes sans quivalent par lasuite. Une concidence qui est tout sauf fortuite tant il est vrai que ladimension politico-militaire signe la maturit dun systme dmocra-tique. Dcouvrons cette histoire complexe, dont les rformes en courssont bien des gards le prolongement mconnu.

    A 1932 : un faux dpart ?

    Jusqu prsent ignore, la date du 20fvrier 1932mrite dtreidentifie comme fondatrice. loccasion de la constitution dudernier cabinet Tardieu, les portefeuilles militaires traditionnels,

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    16/265

    151932-1961. UNIFIER LA DFENSE

    Guerre, Marine et Air, ne sont pas attribus. Un poste de ministrede la Dfense nationale est pour la premire fois institu. Il est

    confi Franois Pitri, un inspecteur gnral des finances devenuparlementaire, qui rve en particulier doccuper le fauteuil de Colbert.Certains verront mme dans ce dessein, qui deviendra ralit entrefvrier 1934et juin 1936, lune des raisons du peu dempressement dunouveau ministre faire vivre la rforme

    Dans limmdiat, la rupture thorique est relle. Elle est dautantplus forte, que les sous-secrtaires dtat adjoints Pitri reoiventgalement des responsabilits transverses, lun ladministration, lautrelarmement. Cest un nouveau modle dorganisation du fait minis-triel militaire qui est initi, reposant dsormais sur la seule logiquefonctionnelle. Cette rupture en entrane dailleurs une seconde avecla cration, le 29mars, du Haut Comit militaire (HCM). Prsidpar le ministre et compos, pour chaque arme, du vice-prsident deson conseil suprieur et de son chef dtat-major gnral, il constituedans son principe un dbut de comit excutif.

    Il nest pas innocent que cette rupture ait t initie par un hommecomme Tardieu. Initialement adoub par Clemenceau, admir par deGaulle, lhomme est li deux des figures qui, entre la fin du XIXesicleet le milieu du XXe, ont le plus influenc la dfinition des relations

    politico-militaires en France. Des raisons conjoncturelles ont certesjou dans la rforme de 1932, en particulier le souci de raliser desconomies alors que la crise de 1929frappe dsormais le pays de pleinfouet. Le choix de Pitri en tmoigne, parlementaire spcialis dansles questions conomiques et financires, qui tenait le Budget dansles trois derniers gouvernements. Mais la dcision prise par Tardieude crer un ministre militaire unique obit des motivations plusprofondes : elle est une dclinaison de sa volont de rformer lesinstitutions. Par la logique de rationalisation quelle induit, linsti-tution dun ministre de la Dfense mne en effet une concentrationde pouvoirs qui ne peut que bnficier lexcutif, en premier lieuson chef. Elle conduit, terme, faire du chef du gouvernement le

    vritable responsable de la Dfense nationale, dans le prolongementde la cration du Conseil suprieur de la Dfense nationale (CSDN)avant guerre, puis du Secrtariat gnral la Dfense nationale (SGDN)dans les annes 1920, toutes instances places sous sa responsabilit.

    En apparence cette rupture fait long feu. Ds le 3juin 1932, laconstitution dun nouveau gouvernement voit le retour au systme destrois ministres militaires. Une restauration dautant plus aise que

    leurs structures sont demeures quasi intactes. Pourtant, contraire-ment la clbre formule dun rapport officiel, la rforme avorte estloin de se rduire un simple changement de len-tte des lettres .

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    17/265

    16 LA RFORME PERPTUELLE

    De manire significative, la disparition du ministre unique nentranepas celle du HCM. Nouveaut, il est cette fois prsid, en thorie du

    moins, par le prsident du Conseil. Ressuscits, les trois ministresdarme font leur entre au haut comit, ainsi que le marchal Ptain,inspecteur gnral de la dfense arienne du territoire. De mme, les secrtaires gnraux ou hauts fonctionnaires chargs de ladministra-tion gnrale des trois dpartements peuvent dsormais tre convissi ncessaire.

    Limportance du HCMne va cesser de crotre. Au lendemain de lacrise rhnane, le dcret secret du 19mars 1936prvoit sa transfor-mation en comit de guerre le jour venu. Moins de trois moisplus tard, le dcret du 6juin complte cette rforme en faisant duHCMle Comit permanent de la Dfense nationale (CPDN). Lesministres dont la participation serait ventuellement utile y sontdsormais admis, tout comme le ministre et le chef dtat-majorgnral des Colonies partir de mai 1938. Cet largissement se doubledun renforcement des capacits daction du comit, qui peut dorna-

    vant sappuyer sur le SGDN. Au fil des annes, cette instance acquiertune vritable capacit dcisionnelle, que cristallise la grande loi du11juillet 1938sur lorganisation gnrale de la nation pour le tempsde guerre .

    Moins spectaculaire que linstauration dun ministre militaireunique, la cration du Haut Comit a finalement t plus importantedans limmdiat. Elle tmoigne dune premire unification, dans ladure, de la gouvernance du champ militaire. Cette volution prendtout son sens rapport celle de lorganisation ministrielle. Aprs unpremier bref essai dbut 1934, lhabitude sest prise, partir de juin1936, dassocier le portefeuille de la Guerre celui de la Dfense natio-nale. Une volution dautant plus significative quun mme homme,douard Daladier, assure continment les deux charges jusquen mai1940, quil cumule partir davril 1938avec la prsidence du Conseil.

    Cette concentration rpublicaine dun nouveau genre se veut unerponse aux menaces croissantes de guerre. Dvidence, elle estgalement une forme de compensation limpossibilit daller plusloin pour linstant dans le processus dunification de la dfense. Demanire rvlatrice, elle trouve son quivalent sur le plan militaire.En janvier 1938, pour la premire fois, est institu un chef dtat-major gnral de la Dfense nationale (CEMGDN). Mais, l encore,le poste na pas dexistence propre : il est confi au chef dtat-majorgnral de larme (de terre), le gnral darme Maurice Gamelin,

    cantonn une mission de coordination, en particulier vis--vis dela Marine. Et, tout comme son ministre, il ne dispose pas dadminis-tration spcifique : il peut seulement utiliser le SGDNcomme organe

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    18/265

    171932-1961. UNIFIER LA DFENSE

    dtudes, au sein duquel est constitue, courant 1938, une section adhoc. Si la dcennie a bien vu le dbut dun mouvement de centralisa-

    tion du champ ministriel militaire, celui-ci nen est encore qu sesprmices

    A 1940-1944 : exprimentations et contradictions de la guerre

    Le traumatisme de la dfaite va provoquer une relance inattenduedu processus. Ds le 16juin 1940, le gnral darme Maxime Weygand

    qui avait succd Gamelin le 17mai comme gnralissime reoit le portefeuille de la Dfense. Jusquau 5septembre, il runitsous son autorit les trois dpartements ministriels darme. Cestune nouvelle rupture : bien que le nouveau ministre soit un officiergnral de larme (de terre), il ne se confond plus avec le titulaire dela Guerre. Pour autant, on nen revient pas la formule imagine parTardieu dun ministre unique. Apparat un troisime type dorganisa-tion, qui va dominer jusquaux dbuts de la VeRpublique, sans douteparce quil reprsente un compromis apparemment quilibr entrelogique fonctionnelle et logique de milieu.

    Dans limmdiat, la nouvelle formule peine nanmoins entrer dans

    les faits, en particulier compte tenu de lopposition rsolue du secr-taire dtat la Marine et la Marine marchande. Nomm le 16juin1940, lamiral Franois Darlan, qui cumule cette fonction avec cellede commandant en chef des forces maritimes, a en effet mal vcu de se

    voir rtrograd dans la hirarchie ministrielle la mi-juillet. Fidle la ligne quil dfendait avant guerre, il ne voit dans le nouveau minis-tre quune menace pour lintgrit de la Marine moins quun deses reprsentants ne soit aux commandes. Mais cette satisfaction luiest refuse en dpit du dpart de Weygand, nomm dlgu gnraldu gouvernement en Afrique dbut septembre 1940, et le poste deministre de la Dfense nest plus pourvu pendant prs dun an. On enrevient lorganisation tricphale qui tait la rgle jusquau tournantamorc en 1932.

    Lamiral de la Flotte a finalement gain de cause le 10aot 1941, lafaveur dun nouvel accroissement de ses responsabilits ministrielles.Depuis le 9fvrier, il est en effet lhomme fort du rgime avec le titrede vice-prsident du Conseil, cumulant les portefeuilles de lIntrieur,des Affaires trangres et de la Marine. Abandonnant officiellementce dernier, il coiffe dsormais lensemble des dpartements darme,

    qui conservent nanmoins un titulaire leur tte. Une situation quiprvaudra jusquen novembre 1942, malgr le changement inter-venu en avril. Priv de ses responsabilits ministrielles loccasion

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    19/265

    18 LA RFORME PERPTUELLE

    du retour de Laval, qui lui succde comme chef du gouvernement,Darlan russit nanmoins prserver lessentiel de ses attributions en

    matire de dfense, avec le titre indit de commandant en chef .Dans le prolongement de ce qui prvaut depuis juin 1940, la confusiondes genres est porte son terme, les responsabilits ministriellesen matire de dfense procdant dsormais de celles des plus hautesautorits militaires et seffaant leur profit. En dautres termes, il nyplus de ministre militaire Vichy entre avril et novembre 1942, seule-ment un commandant en chef et ses adjoints darme.

    Londres, la modestie des dbuts de la France libre na pas permisla mise en place immdiate dune organisation tatique. Les membresdu Conseil de dfense de lEmpire, constitu en octobre 1940, nontainsi pas de responsabilits ministrielles. Elles ne sont attribues qula cration du Comit national franais, le 24septembre 1941. Descommissaires la Guerre , la Marine et la marine marchande et aux Forces ariennes sont alors nomms. Tandis que linstau-ration dun ministre de la Dfense vient dtre confirme Vichy, laFrance libre en reste au triptyque ministriel traditionnel.

    Dbut juin 1943, celui-ci disparat mme temporairement quand leComit franais de libration nationale (CFLN) est institu Alger. Latension entre de Gaulle et Giraud est telle que le domaine militaire

    reste en quasi indivision sur le plan de lorganisation ministrielle :seul est cr un poste de commissaire lArmement, confi JeanMonnet. La question ne se rgle que progressivement, dans le cadrede la concentration de lautorit politique entre les mains du fonda-teur de la France libre. Le 5aot, un poste de commissaire adjoint la Dfense nationale est attribu au gnral de corps darme PaulLegentilhomme, ancien commissaire la Guerre de la France libre,qui devient commissaire en titre le 4septembre. En charge de lagestion des armes, il assiste le gnral Giraud, dsormais comman-dant en chef . Cette apparente unification ne dure pas. Le grandremaniement du 9novembre voit la restauration dun commissariat la Guerre et lAir, qui sera scind en deux en avril 1944, et duncommissariat la Marine.

    Une volution dont lapparence centripte demande tre rappor-te celle, centrifuge, de la charnire politico-militaire. Dbutaot 1943, un Comit de dfense nationale (CDN) est recr surle modle de celui institu en 1936 partir du HCM: il est le lieuo est assume collgialement la direction militaire de la guerre. Saprsidence est confie au gnral de Gaulle, qui va en faire un des

    avant-postes du combat quil mne contre Giraud. Une petite struc-ture, le Secrtariat du comit de dfense nationale (SCDN) assurela prparation des runions et le suivi des dcisions.

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    20/265

    191932-1961. UNIFIER LA DFENSE

    loccasion de llimination de Giraud, dbut avril 1944, le CDNestrefond et perd son rle dcisionnel au profit du chef du gouverne-

    ment provisoire de la Rpublique franaise (GPRF), qui prend le titrealors indit de chef des armes . Pour lassister dans ses nouvellescharges, le SCDNest transform en tat-major de la Dfense nationale(EMDN), qualifi de gnral partir du 24octobre (EMGDN). Cestune rupture majeure. Pour la premire fois est institu un tat-majorinterarmes en tant que tel, dont le chef a autorit sur lensembledes responsables militaires. Il revient au gnral de corps darmeBthouart den prendre la tte, avant que le gnral darme Juin nelui succde en aot 1944. Comme son prdcesseur, ce dernier est unancien de la promotion Fez Saint-Cyr (1909), celle de Charlesde Gaulle...

    A 1945-1948 : la premire naissance dun ministre unifi

    la mme poque, lorganisation ministrielle semble, elle aussi,parvenir un point dquilibre. Les commissariats propres chaquearme deviennent des ministres dbut septembre, lissue du retour Paris du gouvernement. Mais, aboutissement de la dynamique

    centralisatrice impulse par le gnral de Gaulle, les trois dparte-ments traditionnels sont supprims fin novembre 1945. Ils laissentplace un ministre unique, celui des Armes , une appellation

    jusque-l inconnue. La logique fonctionnelle lemporte de nouveau :on en revient la situation qui avait prvalu au premier semestre 1932puis, entre aot et novembre 1943. Sans doute pour la premire fois,est envisage la dvolution de certains organismes des dpartementsministriels traditionnels cette structure mergente.

    Deux diffrences importantes sont nanmoins relever, qui donnent cette nouvelle organisation sa spcificit. Comme Alger, les tchesde gestion ne sont pas confies aux mains dune seule autorit. Leministre des Armes, Edmond Michelet, qui a pris ses quartiers rueRoyale, doit faire avec un collgue en charge de lArmement, CharlesTillon, install Cit de lAir. De nouveau, les quilibres politiques dumoment ont pes... Cette fois, ce ne sont plus les giraudistes et les

    Amricains quil a fallu mnager en la personne de Jean Monnet, maisles communistes que leur poids politique met en situation de rclamerun ministre militaire.

    Surtout, la direction des forces est assume par le prsident du

    gouvernement provisoire, galement ministre de la Dfense, quisige Htel de Brienne. La distinction classique entre gestion et direc-tion trouve ainsi sa traduction institutionnelle dans le cadre dune

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    21/265

    20 LA RFORME PERPTUELLE

    organisation transverse, loppos de celle, verticale, qui caractrisaitlidentification de chaque arme un dpartement ministriel. Elle se

    double dun cumul de responsabilits, inaugur en 1938par douardDaladier, on la vu. Mais lpoque, le prsident de la Rpublique [disposait] de la force arme , selon les termes de la loi constitu-tionnelle du 25fvrier 1875. Dsormais, le chef du GPRFest lui-mme chef des armes , comme le souligne le dcret du 4janvier 1946, quircapitule luvre gaullienne en matire dorganisation de la dfense.Et, plac directement sous son autorit, le CEMGDNdonne au chef duGPRFles moyens dagir.

    Cette nouvelle formule va tre rapidement battue en brche. Lepoids politique des communistes, partenaires toujours indispen-sables de toute coalition gouvernementale, constitue encore llmentdclencheur. Au moment de la formation du premier gouvernementde la IVe Rpublique, en janvier 1947, leur demande dun ministrergalien conduit le prsident du Conseil pressenti, Paul Ramadier, leur proposer celui de la Dfense nationale, nouvelle appellation duministre des Armes depuis la fin novembre 1946. la diffrence desdpartements de la Justice ou de lIntrieur, il peut en effet tre vidde sa substance en rcrant les dpartements ministriels darme quiseront, eux, confis des reprsentants dautres partis. La logique de

    milieu est ainsi ractive par les besoins du containmentinterne.Le dcret du 7fvrier 1947organise la marginalisation du ministrede la Dfense nationale . Celle-ci est dautant plus nette que laconstitution fait dsormais du prsident du Conseil lhomme cl enla matire. Selon les termes de larticle 47, il assure la direction desforces armes et coordonne la mise en uvre de la dfense natio-nale . cet effet, il dispose de lEMDN, qui a cess dtre qualifi degnral dbut janvier 1946. Pour autant, les constituants se sont biengards de prenniser le systme centralis graduellement instaur parde Gaulle. Le CDNcesse dtre un organe consultatif, domin par lechef de lexcutif. Le dcret du 7fvrier en fait un vritable conseil desministres en rduction, lieu ultime de toutes les dcisions importantesen matire de dfense.

    Une fois encore, lquilibre trouv ne tarde pas tre remis en cause.Les communistes, de nouveau, constituent llment dclencheur. Le4mai 1947, leur dpart du gouvernement entrane la disparition duposte de ministre de la Dfense. Ramadier choisit en effet dassumerlui-mme les responsabilits dvolues prcdemment au ministre,avec laide dun secrtaire dtat la prsidence du Conseil. Alors

    que des charges crasantes psent sur les paules du chef du gouver-nement, cette solution ne peut tre que bancale... Ds le 26juillet,celui-ci prsente en CDNun ambitieux projet de rationalisation de

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    22/265

    211932-1961. UNIFIER LA DFENSE

    lorganisation militaire. Un ministre des Forces armes seraitinstitu, dont le responsable serait assist de simples sous-secrtaires

    dtat. Les trois tats-majors darme seraient regroups en un tat-major des Forces armes . Des commandements et des inspectionsinterarmes seraient institus, ainsi que des services communs pourtout ce qui pourrait tre mutualis.

    Bien que le processus soit prsent comme progressif, il sagit dunevritable rvolution. Pour la premire fois, une refonte densembledes structures ministrielles militaires est mise lordre du jour,qui entend organiser la disparition de celles hrites des dpar-tements traditionnels. Adopt sur le champ dans son principe, leprojet reoit un dbut dapplication loccasion du dernier remanie-ment du gouvernement Ramadier, le 22octobre 1947. Pierre-HenriTeitgen est nomm ministre des Forces armes , assist dunsecrtaire dtat ponyme et dun sous-secrtaire dtat lArme-ment. Quelques jours plus tard, le nouveau ministre est pourvu dun conseil dtat-major permanent . Sous sa prsidence, mais enlabsence de ses adjoints, cette nouvelle instance runit les trois chefsdtat-major gnraux : quinze ans aprs, le HCMdans sa formuleoriginelle est reconstitu.

    Ces avances sont nanmoins rapidement remises en cause. Ds

    le 24novembre, la constitution du gouvernement Schuman, voit larsurrection des ministres darme. Mais ils sont dsormais subor-donns au ministre des Forces armes, en tmoigne leur nouvelleappellation de secrtaire dtat : elle ne variera plus jusqu la finde la IVe Rpublique. Rest en poste, Pierre-Henri Teitgen pousse lesfeux de la rforme. Cinq mois plus tard, les dcrets des 24et 28avril1948lui donnent des bases rglementaires. Un comit des chefs dtat-major (CCEM), dsormais prsid par lun dentre eux, remplace leconseil cr en novembre. Surtout, un tat-major gnral des Forcesarmes ou EMGFAest cr, plac sous les ordres du prsident du CCEM,et destin absorber graduellement les tats-majors darme. Souslautorit du ministre, le CCEMet lEMGFAsont officiellement canton-ns la gestion des forces armes, assurant le rle que lEMDNet sonchef offrent en matire de direction au prsident du Conseil.

    A 1948-1958 : une stabilit en trompe lil

    Il faut souligner le caractre fondateur, et jusqu prsent ignor, de

    la squence 1945-1948. Aprs la naissance symbolique de 1932, et sesconsquences mconnues en terme de gouvernance du champ minis-triel militaire, cest un autre moment cl de son unification. partir

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    23/265

    22 LA RFORME PERPTUELLE

    de novembre 1945, tous les gouvernements comporteront un ministredes Armes, de la Dfense, des Forces armes, ou de la Dfense et

    des Forces armes. Mme si sa victoire demeure encore largementthorique, la logique fonctionnelle lemporte sur celle de milieu.Surtout, pour la premire fois, de vraies rformes de structures ont tlances, qui vont modifier durablement le visage politico-administratifde ce champ ministriel.

    Pourtant, la stabilisation espre nest pas au rendez-vous. Carla squence 1945-1948combine en fait deux dynamiques succes-sives : celle du dessein gaullien, qui du CFLNau GPRFannonce laVe Rpublique, et la dynamique de la IVe Rpublique, qui senracinedans un commun rejet de lhritage de la IIIe et de celui du Gnral.Or, les quilibres sur lesquels repose le nouveau rgime sont tropprcaires pour lui permettre dassumer les tensions auxquelles lesoumet la guerre froide. Dans ses dimensions extrieures en premierlieu, avec la succession des conflits coloniaux ou la construction marche force de lEurope communautaire. Mais aussi dans ses aspectsintrieurs, alors que communistes et gaullistes se liguent pour refuseraux nouvelles institutions la moindre chance de succs.

    Jusquen juin 1958, lexception de la rforme ralise par PierreMends France dbut 1955qui, durant un an, remet lordre du jour

    une organisation purement fonctionnelle, les dpartements darme,en perte de vitesse, vont se combiner avec un ministre commun, quise dveloppe de manire continue. Ainsi, ds juillet 1948, son titulaire

    voit son autorit spectaculairement renforce. Pour la premire fois,le ministre reoit en effet dlgation du prsident du Conseil en cequi concerne la direction des forces armes et la coordination de ladfense nationale. Cest un tournant capital. Lun des principauxacquis de la rforme constitutionnelle svanouit. Car, loin dtretemporaire, cette dlgation va devenir systmatique. Seul Mends yrenoncera un temps, durant lt 1954, dans le contexte spcifiquede la fin du conflit indochinois. Le centre de gravit du systmepolitico-militaire bascule en faveur du ministre de la Dfense, alorsque celui-ci demeure encore, bien des gards, un roi sans couronne.

    En premier lieu parce quil nest jamais quun monarque condi-tionnel : tout instant, le prsident du Conseil peut le priver de sadlgation. Contrairement ce qui prvalait sous la IIIe Rpublique,celui-ci a cess dtre un simple primus inter pares. Surtout, le ministredoit traiter avec trois secrtaires dtat, voire un ministre de lArme-ment (janvier-mars 1952). Sans parler, du ministre de la France

    doutre-mer et, entre juillet 1950et juin 1954, de celui des tatsassocis, qui jouent un rle central dans la gestion du conflit indochi-nois. Ce sont ainsi jusqu sept ministres qui peuvent tre directement

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    24/265

    231932-1961. UNIFIER LA DFENSE

    responsables de la dfense nationale devant le prsident du Conseil la fin des annes 1930, dans un contexte qui ntait pas moins

    grave, ils ntaient que trois aux cts ddouard Daladier. Nouveauparadoxe, la dynamique centralisatrice aboutit au dpart prolongerle morcellement.

    De la mme manire, ltat-major gnral des Forces armesdoublonne initialement, pour une part, avec celui de la Dfensenationale. Pendant prs dun an, les deux organismes coexistent,alors que leurs attributions continuent de se recouper partiellementQuand lindispensable mise au point intervient, qui voit en fvrier1949lEMDNremplac par un tat-major permanent militaire et civildu prsident du Conseil , elle nest pas suffisamment ajuste. Moinsdun an plus tard, en janvier 1950, le nouvel tat-major est transformen Secrtariat gnral permanent de la Dfense nationale (SGPDN).Pour autant, cette clarification ne rgle pas tout. sa cration, on lavu, lEMGFAenglobait dans son primtre thorique les tats-majorsgnraux darme, qui devaient progressivement cder leurs comp-tences transverses et se fondre au sein du nouvel organisme. Cetteperspective demeure lettre morte, entrinant un alourdissementindniable de la charnire politico-militaire.

    En dpit de ces difficults la pousse centralisatrice est nette, qui se

    manifeste spcialement dans la question de lautorit militaire interar-mes partir du dbut des annes 1950. Leffacement du CEMGDNa priv le gouvernement dun interlocuteur militaire unique et leministre de la Dfense de son correspondant naturel. Le dcret du24janvier 1951, qui restaure le poste dinspecteur gnral des forcesarmes, constitue une premire rponse ce vide. Linspecteur reoiten effet la prsidence du comit des chefs dtat-major et la vice-prsi-dence du Conseil suprieur des forces armes, qui runit dsormaisles conseils suprieurs des trois armes. Deux ans et demi plus tard, ledcret du 18aot 1953va plus loin et donne enfin un chef en tant quetel lEMGFA. Dsormais, il y aura de manire continue un chef dtat-major interarmes au sommet de lorganisation militaire franaise.

    Il faut le souligner, son mergence est indissociable de celle duministre unique. Ce nest dailleurs pas un hasard si cette tape estfranchie alors que Ren Pleven est la tte de la Dfense. AprsPierre-Henri Teitgen et Jules Moch, mais avec une dure dans leposte que ses deux prdcesseurs navaient pas eue, Pleven est lundes grands artisans du renforcement des pouvoirs de ladministrationcentrale entre 1947et 1958. Aprs lui, Maurice Bourgs-Maunoury

    est un autre exemple de volontarisme en la matire. Pour autant, laIVe Rpublique choue inscrire dfinitivement lorganisation minis-trielle militaire dans une logique fonctionnelle. En particulier parce

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    25/265

    24 LA RFORME PERPTUELLE

    que la dispersion des responsabilits trouve un cho naturel dans le rgime des partis . Il va falloir sa disparition pour que le cap soit

    franchi

    A 1958-1961 : un big bang en deux temps

    Le retour au pouvoir du gnral de Gaulle, dbut juin 1958, corres-pond une rupture paradoxale. Les dcisions adoptes marquenten effet un retour rsolu lorganisation dveloppe lpoque duGPRF. Rcusant toute dlgation de ses responsabilits en la matire,le nouveau prsident du Conseil prend son compte le portefeuillede la Dfense. cette fin, le SGPDNest transform en tat-major dela Dfense nationale (EMDN). Par ailleurs, seul subsiste un ministredes Armes. Reprenant le titre port par Edmond Michelet entre lafin novembre 1945et la fin juin 1946, Pierre Guillaumat se consacredabord aux tches de gestion.Aprs plus de vingt-cinq ans de valse hsitation, les ministres darme

    disparaissent dfinitivement du paysage ministriel, mettant un terme une tradition plurisculaire pour les titulaires des portefeuilles dela Guerre et de la Marine. Nanmoins, des dlgus ministriels

    demeurent, placs la tte des administrations darme, qui navaientpas eu dquivalents en 1945-1946. Simples hauts fonctionnaires, ilsnont plus le poids des hommes politiques qutaient les ministres. Maisleur nomination tmoigne du fait que les rformes de structure sontencore venir. Le poids des circonstances a en effet empch le nouveauchef de gouvernement daller jusquau bout du processus dunification.Revenu au pouvoir sur un programme de dfense de lAlgrie franaise,il peut difficilement bouleverser lordre militaire ministriel au momento il sapprte relancer leffort de guerre en Afrique du nord.

    Inversement, lavnement de la Ve Rpublique est marqu par lapublication, le 7janvier 1959, de lordonnance qui pose les principesdorganisation de la dfense nationale jusqu nos jours. Ce texte faitdu Premier ministre la cl de vote du systme, dans la continuit dela constitution de la IVe Rpublique. De ce fait, il nest plus besoinde ministre de la Dfense, mais seulement dun ministre des Armes.Un mois plus tard, les dcrets du 7fvrier consacrent cette nouvellehirarchie lchelle du haut commandement. Le CEMDNdevient conseiller militaire du gouvernement et plus haute autoritmilitaire nationale, titres qui taient depuis juillet 1956ceux du chef

    de lEMGFA, plac sous la responsabilit directe du ministre.Pourtant, cette dlimitation des rles va se rvler fragile lusage.Le ministre des Armes considre, non sans raison, que les textes lui

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    26/265

    251932-1961. UNIFIER LA DFENSE

    laissent voix au chapitre en ce qui concerne la direction des forces.Or, celle-ci relve dsormais dabord du chef de ltat. La pratique

    du pouvoir dveloppe par le gnral de Gaulle, en particulier vialaprsidence des comits de dfense, lui donne un rle central. Si lePremier ministre demeure en thorie un intermdiaire oblig entre lePrsident et le CEMGDN, dans les faits celui-ci est directement actionnpar le chef de ltat.

    Cette relativisation des pouvoirs du Premier ministre en matire dedirection des forces a pour corollaire la marginalisation du ministredes Armes. Ainsi, la conduite de la guerre dAlgrie comme la gestiondes relations avec lOTANlui chappent pour lessentiel. La situationdevient difficile pour Pierre Guillaumat. Dautant que la rorganisa-tion du ministre opre la mi-1958trahit ses limites. Si un quilibrea t assez vite trouv entre les dlgus ministriels marine ou air etleurs chefs dtat-major, il nen va pas de mme pour larme de terre :les relations y sont chroniquement mauvaises. Par ailleurs, lheure ole dveloppement de la force de frappe est devenu un objectif majeur,le regroupement des moyens industriels apparat dsormais commeune condition imprative pour le succs de lentreprise. En mars 1960,Pierre Guillaumat est remplac par Pierre Messmer.

    Nomm lissue de la semaine des barricades Alger, dont la gestion

    a t reproche son prdcesseur, le nouveau ministre a pour missionde garantir une stricte subordination des forces armes. La rformediffre des structures ministrielles va tre un outil au service de cetteambition. Un an aprs son arrive, le nouveau ministre des Armesobtient un renforcement considrable de ses pouvoirs. Le 5avril1961est publie une impressionnante srie de vingt-trois dcrets, quidonne au ministre la physionomie densemble demeure la sienne

    jusqu aujourdhui. Cest la fin des dpartements darme : lesdlgus ministriels sont supprims tandis que les directions indus-trielles sont rassembles dans le cadre dune dlgation ministrielleunique, lorigine de lactuelle Direction gnrale de larmement(DGA). De mme, les grandes directions administratives non militairessont unifies dans le cadre dun Secrtariat gnral pour ladminis-tration (SGA). Enfin, lunification des corps de contrle comme lasubordination directe des inspections darme donnent au ministredes pouvoirs de contrle accrus. Symbole de ces nouvelles prroga-tives, pour la premire fois depuis avril 1948, il reoit la prsidence ducomit des chefs dtat-major.

    Ce bilan spectaculaire ne doit pas en masquer les limites. La

    puissance du CEMGDNdemeure intacte, vritable pine dans le pieddu ministre. Mais ce nest que partie remise Les suites du putschdAlger, au cours desquelles est mise en cause la loyaut de certains

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    27/265

    26 LA RFORME PERPTUELLE

    cadres de lEMDN, conduisent son affaiblissement, puis sa civiliani-sation en juillet 1962. Dans un mouvement inverse celui de juin 1958,

    lEMDNredevient SGDN. Une volution qui correspond leffacementdu rle du Premier ministre en matire de dfense : le remplacementde Michel Debr par Georges Pompidou, le 14avril 1962, en est lesymbole. Il ny a dsormais plus quun seul chef dtat-major interar-mes, le chef dtat-major des armes (CEMA), qui dpend directementdu ministre ponyme et nest pas conseiller militaire du gouvernement,titre qui ne sera plus attribu pendant une dizaine dannes.

    Si lhte de Brienne la en quelque sorte emport face celui deMatignon, le prsident de la Rpublique demeure le matre du jeu.Bien que Michel Debr ait obtenu de troquer le titre de ministre des

    Armes pour celui de ministre de la Dfense, volution prennise en1974avec Jacques Soufflet, le changement ne doit pas faire illusion. Ladirection des forces comme la coordination de la dfense nationalesont dfinitivement dans les mains dautres que lui. Lunification duchamp ministriel militaire ne sest ainsi pas seulement traduite parun renforcement des attributions du titulaire. Elle sest galementaccompagne, certains gards, dune diminution du primtre deses responsabilits.

    Un paradoxe qui atteste, sil le fallait encore, de ltroite corrlation

    existant entre lhistoire de ce champ et celui des institutions politiques.Dans un pays dont la destine a t durant des sicles domine parlhorizon de la guerre, la tradition tatique sest largement cristalliseautour de cette perspective. Or si centralisation rime avec moder-nisation, elle est galement synonyme de concentration. De ce fait,lmergence dun ministre militaire unique est indissociable de celledun chef dtat-major interarmes. Une quation qui nest pas sansposer problme partir du moment o le chef de ltat a cess dtre un roi de guerre et o le pouvoir excutif est devenu collgial.Sous la IIIe , puis la IVe Rpublique, lunification du champ minis-triel militaire bute ainsi sur la question du modle rpublicain .Sans surprise, le problme apparat dans lentre-deux-guerres avec lacrise du modle cristallis au lendemain de laffaire Dreyfus, et ne sersout quavec linstauration difficile dun nouveau type, au terme deces trente tumultueuses , qui sont autant politiques que militaires.

    Pour autant, ce dnouement nest pas un achvement. Les rformesstructurelles enclenches le 5avril 1961vont mettre des annes produire leur effet. Le processus ne trouvera son aboutissementquentre la fin du XXesicle et le dbut du XXIe, le projet Balard

    pouvant bien des gards en apparatre comme le symbole. La rupturedes dbuts de la Ve Rpublique est nanmoins majeure. La logique demilieu qui avait caractris lorganisation du fait ministriel franais

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    28/265

    271932-1961. UNIFIER LA DFENSE

    depuis les origines, sefface au profit dune logique dabord fonction-nelle. La guerre sur terre, sur mer ou dans les airs cesse dtre des

    catgories dorganisation ministrielle. Dans la longue dure de lhis-toire de ltat, une page sest tourne. C

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    29/265

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    30/265

    AUDREY HRISSON

    ESSAI SUR LA DIALECTIQUEDES VOLONTS

    La guerre est une des conditions du progrs... Le jour o lhumanit deviendraitun grand empire romain nayant plus dennemis extrieurs serait le jour

    o la moralit et lintelligence courraient les plus grands dangers. Ernest Renan(La Rforme intellectuelle et morale, 1871)

    En 1870, Ernest Renan est profondment marqu par les vne-ments : la guerre dclenche en juillet, la dfaite de Sedan enseptembre et, finalement, linvasion du territoire franais. Face audrame national, il dresse un diagnostic implacable du dsastre etdessine les voies du redressement dans La Rforme intellectuelle et morale.

    Que faut-il entendre par rforme ? Dans le sens commun, il sagitdun changement opr en vue dune amlioration. Applique auxquestions de socit, la notion prend une dimension particulire-ment complexe, mlant raison et morale. Dans cet essai, la morale est entendue comme tant de lordre de la volont, de ce que lonfait par devoir ; elle se distingue ainsi de lthique, qui est de lordre

    du sentiment, de ce que lon fait par amour1

    . Le rle de la moraleest darticuler lthique au sein de rgles pour une vie en socit 2.Cette dernire est modlise comme un systme organis et cohrentcompos de diffrents acteurs3.

    Parler de rforme, cest voquer des situations paradoxales danslesquelles la recherche du bien gnral et les contraintes de lactioncollective se heurtent aux aspirations et aux intrts individuels.Le dcalage entre les discours de dirigeants arguant de la ncessitde rformer et les plaintes des personnes en subissant les effets estsouvent saisissant ; cet cart ne manque pas de rappeler ces lignesde Machiavel : Il faut [] quun prince ne se soucie pas davoirle mauvais nom de cruel, pour tenir ses sujets unis et fidles : caravec trs peu dexemples il sera plus pitoyable que ceux qui, parexcs de piti, laissent se poursuivre les dsordres, do naissentmeurtres et rapines ; car ceux-ci dordinaire nuisent une collec-tivitentire, et les excutions qui viennent du prince nuisent un particulier4.

    1. Andr Comte-Sponville, Le Capitalisme est-il moral ?, Paris, Albin Michel, 2004.2. Paul Ricur, Soi-mme comme un autre, Paris, Le Seuil, 1997.3. Michel Crozier, Erhard Friedberg, LActeur et le Systme, Paris, Le Seuil, 1977.4. Nicolas Machiavel, Le Prince, Paris, Flammarion, 1980, p. 155.

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    31/265

    30 LA RFORME PERPTUELLE

    Pourtant, dans nos socits modernes, lautorit publique, verticale , est cense coexister harmonieusement avec le rseau

    horizontal des relations sociales fraternelles. La contradictionsemble insoluble : privilgier lintrt collectif revient ngliger lesintrts individuels, la raison sociale lemportant sur lindividu ; acontrario, privilgier les intrts individuels suppose daccepter de lefaire au dtriment du bien collectif, puisque des contradictions inter-personnelles nat lanarchie.

    Nanmoins, si douloureuses soient-elles, les rformes senchanent,montrant lincroyable capacit du systme social absorber les perturba-tions, sadapter son environnement, et de la socit rconcilier cesdeux extrmes : le collectif et lindividu. Comment une telle prouessepeut-elle se raliser ? La russite des changements socitaux serait lersultat dun vritable acte de volont de tous les niveaux. Cette volition,si lon prend le terme utilis par les psychologues, implique linterven-tion de deux types de facteurs, les motifs et les raisons, qui sont dordreintellectuel, et les forces et les mobiles, qui sont dordre physique etpsychique : Dans lactivit rationnelle ou raisonnable qui relve de lavolont intervient donc une force ou une impulsion qui semble tran-gre lordre de la raison ou de lintelligence5. Ainsi, la rforme natrait tout dabord dun vritable besoin de penser

    un ordre nouveau, mais ne saurait grandir et vivre sans une contre-rforme, un contre-pouvoir moral, donnant limpulsion capable desurmonter limpasse dans laquelle la raison se perd face au dsordre. Larforme serait alors bien la fois intellectuelle et morale .

    A La rforme ou le besoin de penser un nouvel ordre

    La rforme est ncessaire : elle est une question de survie pour lesystme. Impose lindividu, elle a pour mission de domestiquer ledsordre qui sinstalle. Elle sappuie alors sur une forte rationalit,qualit essentielle la base de tout acte de volont, pour expliquer lancessit du changement ceux qui se le voient imposer et construireun ordre nouveau. Pousse lextrme, cette logique entranecependant une drive vers une intellectualisation qui dsacralise lesstructures et dshumanise les acteurs.

    A Rformer : une question de survie face au dsordre et la complexitTout systme doit voluer pour survivre, soit parce quil est soumis

    des contraintes externes lui imposant de sadapter, soit parce que

    5. Paul Foulqui, La Volont, Paris, PUF, Que sais-je ? , 1951, p. 6.

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    32/265

    31ESSAI SUR LA DIALECTIQUE DES VOLONTS

    des perturbations internes viennent spontanment bouleverserson fonctionnement, soit, enfin, parce que tout systme, mme en

    labsence de tensions, a besoin dtre rgnr pour survivre. Lesorganisations qui ne changent pas stiolent. Les systmes quon nergnre pas deviennent tellement complexes quon ne peut plus lesmatriser6.

    Dans les cas de perturbations internes, quil sagisse de lappari-tion de dsordre ou dun accroissement de complexit, le systme nadautre choix que de se rorganiser dans le but de faire apparatreun nouvel ordre ou de btir un modle plus simple. Ces types detensions sont dailleurs souvent lis : un systme, en voluant, tendnaturellement vers plus de complexit, ce qui augmente les chancesdapparition de dysfonctionnements internes. De faon symtrique,les perturbations internes, mme trs faibles, accroissent la complexitdu systme ; les liens entre les acteurs et les structures sen trouventmodifis, scartant au fur et mesure de ltat dquilibre dans lequelils se trouvaient. La rforme de Cteaux peut ainsi tre considrede ce point de vue ; la complexification de lordre et les dsordresinternes survenus ont rendu ncessaire la redfinition dune rgleconsidre comme trop relche.

    Un systme doit aussi ncessairement sadapter aux contraintes

    externes, sinon dprir. Il nest jamais totalement ferm ; lesperturbations extrieures finissent toujours par toucher lintrieurdu systme, crant ainsi du dsordre. Cette intrusion du chaos nestpas forcment subie, comme elle le serait pour des dfenses dunorganisme devenues inefficaces ; elle peut procder dun acte volon-taire. Accepter de sadapter avant que lenvironnement extrieur nelimpose, cest vouloir matriser le tempodun changement finalementinluctable ; cest surtout tenter de limiter lintrusion du chaos dansdes proportions acceptables. En effet, plus le systme rsiste, plus lapression des contraintes extrieures augmente, plus lcart se creuseentre externe et interne, et plus le changement sera finalementcomplexe instaurer. Tout se passe comme si, attaqu par des sollici-tations externes, le systme navait dautre solution que de les ingreret de les traiter en interne ; plus il ingrera le dsordre tt, moinsce dernier aura deffet perturbateur.Ainsi la rforme serait un acte ncessaire la collectivit et donc

    impos ses membres. Cet acte douverture des dfenses nest pas sansfaire penser que depuis Machiavel, lintrt collectif, celui du systmeglobal, passe devant lintrt individuel, celui des acteurs du systme.

    Pour le bien gnral, pour le salut collectif, la dcision est prise de

    6. Michel Crozier, On ne change pas la socit par dcret, Paris, Hachette, Pluriel , 1979, p. 56.

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    33/265

    32 LA RFORME PERPTUELLE

    faire rentrer le chaos lintrieur du systme, den dstabiliser lesacteurs qui se pensaient protgs, afin de faire voluer lensemble.

    Mme lorsque le changement est dorigine interne, mme lorsquilest le rsultat dinnombrables ajustements sociaux qui soprentdeux-mmes lintrieur des ensembles humains, [] il faut queles hommes interviennent volontairement pour corriger, inflchir,restructurer lvolution 7. Quelle quen soit lorigine, la rforme esttoujours un acte de volont collectif.

    A Rformer : une mthode qui affirme la prdominance de lintelligencesur le bon sens

    Acte de volont collectif, la rforme sappuie sur ce qui fait la base detoute volition : la rationalit. Il est fait appel la raison des individus qui elle est impose, afin que ceux-ci en comprennent la ncessit ;il est fait appel lintelligence du collectif pour construire partir dudsordre un ordre nouveau. La mthode scientifique et systma-tique est sduisante car elle sappuie sur le raisonnement et lesprithumain ne peut quy adhrer. Nourrie de la pense cartsienne, lhis-toire des rformes sociales a montr cependant le dvoiement de lamthode rationnelle vers une vritable intellectualisation cartant toutrecours au bon sens des individus.

    Dans la logique cartsienne, un acte de volont collectif doitsappuyer sur une mthode de raisonnement pour canaliser lesopinions divergentes des individus. Le bon sens est la chose dumonde la mieux partage : car chacun pense en tre si bien pourvu,que ceux mme qui sont les plus difficiles contenter en toute autrechose, nont point coutume den dsirer plus quils en ont. [...] Ladiversit de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plusraisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous condui-sons nos penses par diverses voies. [] Car ce nest pas assez davoirlesprit bon, mais le principal est delappliquer bien8. Pour bienconduire sa raison, Descartes a donc cherch les principales rgles dela mthode et a dgag des prceptes, tellement ancrs dans notremode de pense aujourdhui quils nous paraissent vidents. Leurbonne application est de nature fdrer les opinions individuellesdans une acceptation commune de la ncessit du changement. Lamthode de raisonnement lemporte sur le bon sens de chacun.

    Applique la sociologie, la logique cartsienne sest transforme enune vritable intellectualisation de la pense. Auguste Comte, chantredu positivisme, donne pour but la sociologie de promouvoir la

    7. Michel Crozier, op. cit., p. 55.8. Descartes, Discours de la mthode, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 33.

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    34/265

    33ESSAI SUR LA DIALECTIQUE DES VOLONTS

    rforme intellectuelle, afin de rorganiser une socit alors en tat decrise profonde. Selon sa clbre loi des trois tats, lesprit humain passe

    successivement par lge thologique, puis par lge mtaphysique, pouraboutir lge positif, dans lequel la vrit nest accessible que par lessciences. La rorganisation pralable des opinions et des murs consti-tue la seule base solide daprs laquelle puisse saccomplir la rgnrationgraduelle des institutions sociales, mesure que lesprit public aura libre-ment adopt les principes fondamentaux du rgime final vers lequel tendlensemble du pass chez llite de lhumanit. Ainsi, la saine instructionpopulaire devient aujourdhui la premire condition du vrai caractrepropre la terminaison organique de la grande rvolution. Ce besoin estsurtout compris par les proltaires eux-mmes, qui, malgr ladmirablespontanit de leurs nobles instincts, sentent combien la culture syst-matique en est indispensable9.

    La mthode intellectuelle, prne par Descartes, y est pousse lextrme ; lide de fdrer le bon sens de chacun vers une opinionpartage utilisable en collectivit se transforme en la conviction quelindividu doit accepter que ses nobles instincts seffacent devantdes principes fondamentaux inscrits dans lhistoire de lhumanitet mis en lumire par la science positive. Le raisonnement est invers :dans la logique cartsienne, lorsque la mthode de raisonnement est

    suivie, le rsultat simpose naturellement ; dans la logique de Comte,le rsultat est impos, partant du principe que la mthode aurait tsuivie.

    Cette intellectualisation fonde le changement uniquement sur leraisonnement logique, les faits objectifs et vrifiables, cartant toutun pan de ce qui fait la nature humaine : la subjectivit, les sensations,linstinct, la morale.

    A Rformer : une dmarche qui, pousse lextrme,dsacralise et dshumaniseLa consquence de cette rationalisation extrme, de cette intellec-

    tualisation du changement, est une perte de sens fragilisant lesystme : les structures10le soutenant sont dsacralises ; les acteurssont dshumaniss et rduits une ressource. Ils ne sont plus acteurs ;les structures qui reliaient ceux-ci entre eux dans une logique daction,selon une finalit partage, perdent galement leur solidit. Lesystme est donc la fois dstructur et priv de sa substance.

    9. Auguste Comte, Ordre et progrs. Association libre pour linstruction positive du peuple dans tout lOccidenteuropen, 1848, Discours sur lesprit positif. Suivi de cinq documents annexes, Paris, 1842, p. 59.

    10. Les structures sont des systmes dinteraction durables concernant diffrents sous-systmes sociaux ne dpendantpas directement de laction dagents identifiables et sexprimant dans des institutions , Pierre Muller, Les Politiquespubliques, Paris, PUF, Que sais-je ? , 2008, p. 71.

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    35/265

    34 LA RFORME PERPTUELLE

    Les institutions incarnent les structures du systme : elles regroupenten leur sein des acteurs engags dans une mme logique daction

    collective ; elles ont un rle social et une finalit politique. Elles sonten cela diffrentes des organisations qui, elles, fondent leur stratgiesur une logique de moyens et o le personnel est un capital, partici-pant son rendement ; les entreprises font partie des organisations.Contrairement aux institutions, pour lesquelles les finalits de lactioncollective sont stables dans le temps linstitution militaire ayant pourfinalit la dfense des intrts vitaux du pays , les organisations ontdes finalits qui fluctuent en fonction des moyens disponibles et quisont par consquent remises en question intervalle rgulier. Utiliser des fins de rforme dune institution une mthodologie construiteinitialement pour le monde des entreprises provoque alors unparadoxe insoluble : comment souhaiter maintenir stables les finali-ts dune action collective et, en mme temps, vouloir introduire unelogique de moyens qui dbouche vers une redfinition des finalits ?

    Les annes 1970ont pourtant vu une politique militaire denver-gure [dboucher] sur des transformations profondes de linstitutionmilitaire. [] Larme est une entreprise comme une autre, ceslogan [a constitu] largument de vente dune avalanche de direc-tives, mesures et procdures diverses 11. Cette logique de changement

    organisationnel fait perdre le sens de lengagement, les finalitsde linstitution qui sont lorigine de ladhsion des acteurs tantmasques par des objectifs de rendement court terme : elle rodele caractre sacr de linstitution, dplace la lgitimit des valeurs [verstoujours plus de] rationalit, introduit la mesure de lefficacit dutravail, dissout peu peu la vocation [] au profit dun engagementplus technique. [] La particularit de la rforme actuelle des armesest que laquestion desmoyens, loin dtre subsidiaire, se combine une interrogation portant sur lutilit, le rendement et le cot desmilitaires face lopportunit de certaines missions 12.

    Les rformes organisationnelles introduisent galement une dshu-manisation. Le modle taylorien, exemple dintellectualisation desmthodes de production, a permis des gains indniables de produc-tivit, mais au prix dune dshumanisation du travail : la directionscientifique des entreprises [] sappuie sur des lois, des rgles et desprincipes clairement dfinis comme une maison sur ses fondations 13.Dans les annes 1970, sur le fondement davances ralises en psycho-

    11. Andr Thiblemont, volutions et permanences du commandement militaire , Regards croiss, arme et socit :

    commandement, management et autorit, confrence-dbat de Politique Autrement, 2009.12. Sbastien Jakubowski, Linstitution militaire confronte aux rformes organisationnelles , LAnne sociologique,

    2011/2vol. 61, pp. 297-321.13. Frederic Winslow Taylor, La Direction scientifique des entreprises(1911), Paris, Dunod, 1971.

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    36/265

    35ESSAI SUR LA DIALECTIQUE DES VOLONTS

    logie, les relations humaines au travail sont galement technicises :le terme de personnel est remplac par celui de ressource

    humaine , ressource faonner pour la rendre la plus rentablepossible. Les gens du premier niveau dencadrement, qui ont acquisune exprience humaine, ont t dvaloriss par la figure du manageret du communicant. Leur qualit et leur exprience ont t mises dect au profit dune logomachie managriale et de multiples botes outils, des mthodologies formelles enseignes dans les stages deformation. Cest tout le systme de promotion sociale qui sen esttrouv atteint14.

    Le risque de toute rforme est de pousser trop loin la rationalisationde la dmarche de transformation, de dpossder les acteurs de leurcapacit dagir sur le systme, de faire perdre aux structures articulantle systme la valeur morale de leurs finalits.Ainsi, tout se passe comme si les rformes ne faisaient que fragmen-

    ter le dsordre perceptible globalement par le systme pour le reportersur les acteurs, gnrant des dstabilisations graves et multiples. Lactede volont collectif ne peut pas reposer uniquement sur la raison ;il a besoin dune impulsion morale, seule capable de surmonter lasituation chaotique subie par les individus. La contre-rforme estindissociable de la rforme.

    A La contre-rforme ou la volontde retrouver du sens moral dans le dsordre

    Vritable acte de volont, vritable contre-pouvoir moral, la contre-rforme donne du sens la rforme ; elle re-sacralise ce qui a tdsacralis, r-humanise ce qui a t dshumanis. linverse dusystme qui mobilise toute la puissance de la logique rationnelle pourcrer collectivement de lordre, les acteurs, anims dune impulsionmorale, irrationnelle, enclenchent un mcanisme de solidarit, forte-ment li la notion didentit, qui va modifier de lintrieur le systmeet parachever le mouvement de changement. Le dsordre, contraire-ment aux peurs quil inspire, se prsente finalement comme un facteurrgnrescent, un facteur essentiel la survie du systme social.

    A Contre-rformer : donner du sens en suscitant l impulsion morale Afin de rduire les risques induits par un mcanisme de change-

    ment par trop rationnel, la tendance naturelle vouloir se rfugier

    14. Jean-Pierre Le Goff, Les volutions de lencadrement dans lentreprise Regards croiss, arme et socit :commandement, management et autorit, confrence-dbat de Politique Autrement, 2009.

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    37/265

    36 LA RFORME PERPTUELLE

    dans une logique du tout rationnel doit tre contrebalance parun mouvement de re-sacralisation et de re-humanisation. Dans une

    dmarche contraire celle de lintellectualisme, la contre-rformelaisse se librer les forces instinctives et subjectives des acteurs, afin decrer du sens partir du dsordre.

    Penser une rforme en voulant neutraliser la raction des acteurs enles dshumanisant, en leur retirant leur capacit dagir, est aberrant. Lacteur nexiste pas en dehors du systme qui dfinit la libert quiest la sienne et la rationalit quil peut utiliser dans son action. Mais lesystme nexiste que par lacteur qui seul peut le porter et lui donner

    vie, et qui seul peut le changer15. Certes des effets contre-intui-tifs16peuvent interfrer avec la manuvre de rforme, mais ceux-cisont lexpression normale du fonctionnement de tout systme. Lanotion de rsistance au changement [] devrait tre raye duvocabulaire. Non quil ny ait pas de rsistances. Mais celles-ci ne sontle plus souvent que lexpression de lapprciation tout fait raison-nable et lgitime par les acteurs concerns des risques que comportepour eux tout changement conu en dehors deux et visant avant tout rationaliser leurs comportements, cest--dire les rendre plusprvisibles en supprimant leurs sources dincertitudes17. Les acteurssont incontournables et le changement nat de leurs ractions face au

    dsordre, face aux dfis qui leur sont imposs.Dans cette perspective, la prservation du caractre sacr des struc-tures est imprative. Le sens moral des finalits des institutions qui ontt mises mal par lintroduction de lidologie gestionnaire dans lechamp public18doit tre notamment rappel. Pour limiter les effetscontre-intuitifs, laction individuelle doit tre guide vers une finalitcommune et librement partage, et donc ladhsion des acteurs un actecollectif doit tre sollicite en donnant ce dernier du sens . Et cestun sens moral quil faut donner laction, non pas un sens logique : Guibert rduit nant, par un raisonnement appuy dobservationspratiques, la thorie mathmatique du choc dune troupe masse contreune autre. [...] Le sentiment de limpulsion morale qui anime latta-quant est tout. Le sentiment de limpulsion morale est le sentiment dela rsolution qui vous anime, peru par lennemi19.

    La volont des hommes se meut selon des inclinaisons non ration-nelles, des passions ; elle est un acte de raison dclench par une

    15. Michel Crozier, Erhard Friedberg, op. cit., p. 9.16. Ou effets pervers , effets non voulus, aberrants sur le plan collectif dune multitude de choix individuels

    autonomes et, pourtant, [] parfaitement rationnels , ibid, p. 14.17. Ibid,pp. 29-30.18. Vincent de Gaulejac, La Socit malade de la gestion, Paris, Le Seuil, 2005.19. Charles Ardant du Picq, tudes sur le combat, Paris, Economica, 2004, p. 105.

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    38/265

    37ESSAI SUR LA DIALECTIQUE DES VOLONTS

    impulsion morale et finalement cratrice. La contre-rforme seconstruit au plus bas de lchelle, au plus prs des acteurs qui, telles les

    cellules dun organisme, doivent se dfendre des perturbations subies.Cette dfense sorganise progressivement, et ce de manire collective.

    A Contre-rformer : laisser agir la solidarit, lidentit et la cultureLa solidarit traduit la subordination de lintrt individuel lint-

    rt collectif, comme ncessit de survie tous ensemble. Pour mileDurkheim20, la solidarit peut prendre deux formes trs diffrentes :une solidarit par similitude, dite mcanique , et une solidaritpar diffrenciation, dite organique . La premire se manifestelorsque les hommes, membres dune mme collectivit, se ressemblent parce quils prouvent les mmes sentiments, parce quils adhrentaux mmes valeurs, parce quils reconnaissent le mme sacr 21;ils adhrent naturellement aux mmes projets daction collective. Durkheim appelle organique une solidarit fonde sur la diffren-ciation des individus par analogie avec les organes de ltre vivant qui,remplissant chacun une fonction propre et ne se ressemblant pas, sonttous cependant galement indispensables la vie 22. Avec la diffren-ciation sociale nat la libert individuelle ; dans les socits modernes,un minimum de conscience collective doit tre maintenu sous peine

    de dsintgration sociale. La socit de diffrenciation organique nepourrait se maintenir si, en dehors ou au-dessus du rgne contrac-tuel, nexistaient impratifset interdits, valeurs et sacr collectifs, quiattachent les personnes au tout social 23; ladhsion des hommes une action collective est dans ce cas construite sur des valeurs morales.

    Lattachement des hommes un tout social, assis sur des valeursmorales, se manifeste dans la notion didentit. Tout comme la solida-rit, lidentification de lindividu un groupe peut tre naturelle etmcanique, ou bien construite et organique. Charles Ardant du Picqlavait compris : Lesprit de corps se forme avec la guerre ; la guerredevient de plus en plus courte, et de plus en plus violente ; formezdavance lesprit de corps24. Lidentification un groupe se forgenaturellement dans ladversit, mais cest un processus matura-tion lente qui peut cependant tre anticip. Les gens de mer, dont lasolidarit est une force reconnue, lavaient galement intgr : lespritdquipage doit tre insuffl bien avant que les fortunes de mer nelexigent. Ladhsion une mme identit, un mme esprit, cimente

    20.mile Durkheim, De la division du travail social (1893), Paris, PUF, 1930.

    21.Raymond Aron, Les tapes de la pense sociologique, Paris, Gallimard, 1967, p. 319.22. Ibid. p. 320.23.Raymond Aron, op. cit., p. 330.24. Charles Ardant du Picq, op. cit.,p. 101.

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    39/265

    38 LA RFORME PERPTUELLE

    la cohsion du groupe et provoque des synergies ; le tout devient alorsplus fort que la somme des parties. En sagrgeant, en se pntrant,

    en se fusionnant, les mes individuelles donnent naissance un tre,psychique si lon veut, mais qui constitue une individualit psychiquedun genre nouveau. [] Le groupe pense, sent, agit tout autrementque ne feraient ses membres, sils taient isols25.

    La dmoralisation est le dclin de linfluence des valeurs collectivessur lindividu qui se dtourne de son groupe identitaire. Dans nossocits modernes, la tendance individualiste reprsente une forcecentripte quil faut contrer en permanence par une force centrifuge.La culture est un rapport aux hommes, au temps et aux choses quirassemble les individus dans une mme dynamique daction collective.La culture, comme lidentit et la solidarit, fdre les nergies indivi-duelles libres par la confrontation des acteurs au dsordre impospar le changement.

    A Contre-rformer : accepter le dsordre rgnrescent Le systme, telles nos socits modernes complexes, ne survit donc

    aux alas que par les actions et ractions, sans cesse renouveles etsources de cration, de ses acteurs. Les socits laissent toutes uneplace au dsordre, tout en le redoutant. dfaut davoir la capacit

    de lliminer, [...] il faut en quelque sorte composer. Puisquil estirrductible, etencore davantage ncessaire, [...] la seule issue est de leconvertir en facteur dordre26. Lintellectualisation, en psychanalyse,est un mcanisme de dfense par lequel un individu utilise le raison-nement ou la logique afin dviter la perception et la reconnaissancede ses conflits et motions. Elle est contraire lacte de volont etne permet pas dengager la dmarche de changement. Le changementsuppose daccepter le dsordre, de ne pas en avoir peur, de le consi-drer donc comme un dsordre rgnrescent.

    Lorsque le dsordre survient, la peur prouve sensation irration-nelle provoque instinctivement un repli dfensif dans une logiquerationnelle, vacuant toute subjectivit, avec pour seul objectif leretour de lordre, cest--dire la rforme. Ce faisant, dans cettedmarche purement intellectuelle, labandon de la dimension moralenest pas sans consquences profondes ; la perte de sens remplace lechaos lorigine de cet enchanement. Une vritable volont de surviesensuit ; la contre-rforme commence. Le mcanisme de solidaritsenclenche ; les ractions et adaptations sengagent dans une mmedirection grce ladhsion, volontaire et pralablement acquise,

    25.mile Durkheim, Les Rgles de la mthode sociologique, 1894, p. 62.26.Georges Balandier, Le Dsordre, loge du mouvement,Paris, Fayard, 1989, p. 117.

  • 7/25/2019 inflexions_21_08

    40/265

    39ESSAI SUR LA DIALECTIQUE DES VOLONTS

    une mme identit, une mme culture. Un phnomne de rgn-rescence sopre ; le dsordre aura provoqu une remise en cause

    salutaire du systme. Pour voluer, se laisser agresser. La socitsera dautant plus rsistante quelle aura t soumise aux influencesextrieures, que ces influences