inflexions_15_09

Upload: inflexions

Post on 28-Feb-2018

213 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    1/185

    La judiciarisationdes conflits

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    Hros, victime, judiciaris Henri Hude

    De certaines consquencesde la judiciarisation Antoine Windeck

    Dilemmes en oprations Luc Grasset

    La responsabilit pnale de la scurit civile Jol PrieurDdramatisons ! Franois Labuze

    Larsenal juridiquesur les thtres doprations Monique Liebert-Champagne

    Le glaive et la balance : la recherche dun quilibre Alexandra Onfray

    Lpe de justice Dominique Alibert

    Pourquoi une prvt ? Stphane Uso

    Le conseiller juridique :une aide la dcision Julie Marionneau

    Larme du droit Loria Isral

    loccasion de la judiciarisationdu mtier de soldat Alain Maillard de La Morandais

    POUR NOURRIR LE DBAT

    Giovanni Pesce, une chemise rougedans la guerre civile espagnole Walter Bruyre-Ostells

    De la difficult de communiquer sur la communicationdes oprations militaires Jean-Luc Cotard

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    2/185

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    3/185

    La revue Inflexions

    est dite par larme de terre.14, rue Saint-Dominique, 75700 Paris SP07Rdaction : 01 44 42 42 86 e-mail : inflexions.emat-cab

    @terre-net.defense.gouv.fr

    Tlcopie : 01 44 42 43 20www.inflexions.fr

    Membres fondateurs :

    M. gnral de corps darme (2S) Jrme Millet Mme Line Sourbier-Pinter M. legnral darme (2S) Bernard Thorette

    Directeur de la publication :

    M. le gnral de corps darme Jean-Philippe Margueron

    Rdactrice en chef :

    Mme Emmanuelle Rioux

    Comit de rdaction :M. le gnral darme (2S) Jean-Ren Bachelet Mme Monique Castillo M. Jean-PaulCharnay M. le mdecin en chef Patrick Clervoy M. Samy Cohen M. le colonel (er)Jean-Luc Cotard M. le colonel Benot Durieux M. le colonel Michel Goya M. ArmelHuet M. le grand rabbin Ham Korsia M. le colonel Franois Lecointre MmeVronique Nahoum-Grappe M. lambassadeur de France Franois Scheer M. DidierSicard M. le colonel (er) Andr Thiblemont

    Membres dhonneur :M. le gnral de corps darme (2S) Pierre Garrigou-Grandchamp

    Secrtaire de rdaction : adjudant Claudia Sobotka [email protected]

    Les manuscrits qui nous sont envoys ne sont pas retourns.Les opinions mises dans les articles nengagent que la responsabilit des auteurs.Les titres des articles sont de la responsabilit de la rdaction.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    4/185

    La judiciarisationdes conflits

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    Le soldat et lair du temps :leons yougoslaves ? Jean-Ren Bachelettat darmes Franois LecointreLe manichisme, un prt penser Patrick Clervoy

    Le rle des images dans la menaceterroriste et les guerres nouvelles Herfried MnklerDire Patrick de Saint-ExupryConqurir lopinion.Lexemple du Kosovo Jean-Philippe CongroArmes-opinions-oprations :un paradigme afghan ? Jean-Franois BureauInformation et dsinformation, 1914-1962 Rmy PorteLa lutte contre la subversion en Franceau tournant des annes 1950 Marie-Catherine Villatoux

    Partir en guerre ou sabstenir : linfluencede lopinion publique Natalie La Balme et Hlne DieckAfghanistan : un cas concretde communication institutionnelle Martin KlotzLe Parlement, enceinte lgitime du dbatdmocratique en matire de dfense Josselin de RohanLes nations europennesveulent-elles encore gagner des guerres ? Yves Jzquel

    POUR NOURRIR LE DBAT

    La pense militaire dAdam Smith Norbert CampagnaLe clerc, le combattant et le saint Esther Dehoux

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    5/185

    NUMRO 15

    LA JUDICIARISATIONDES CONFLITS

    DITORIALC ELRICK IRASTORZA 7

    DOSSIER

    HROS, VICTIME, JUDICIARISC HENRI HUDE 13

    Le militaire est mdiatiquement pass de ltat de hros celui de victime puis celui de judicia-ris. Un fait qui ne va pas de soi.DE CERTAINES CONSQUENCES DE LA JUDICIARISATIONC ANTOINE WINDECK 23

    La judiciarisation des oprations militaires, qui cherche tablir des responsabilitsindividuelles, peut conduire distendre le lien de confiance sur lequel reposelengagement libre, conscient et responsable des soldats qui risquent leur vie aucombat au nom de ltat et de la Nation.

    DILEMMES EN OPRATIONSC LUC GRASSET 29

    Le soldat se sent aujourdhui mal laise entre le droit dusage de la force, quil estle seul dtenir, et le cadre juridique de plus en plus proche du droit commun danslequel il volue.

    LA RESPONSABILIT PNALE DE LA SCURIT CIVILEC JOL PRIEUR 43

    Fondamentalement confronts la mise en danger dautrui par les ordres quilsdonnent sur le terrain, les sapeurs pompiers voluent dsormais dans un contextejuridique tout aussi incertain, compliqu et mouvant que leurs interventions.

    DDRAMATISONS !C FRANOIS LABUZE 53

    condition quelle soit connue et matrise, lintrusion du monde judiciaire dans lasphre militaire nest ni une menace ni un frein laction, mais une protection.

    LARSENAL JURIDIQUE SUR LES THTRES DOPRATIONSC MONIQUE LIEBERT-CHAMPAGNE 59

    Le droit a su prendre en compte la spcificit du mtier des armes puisque les soldatsenvoys en oprations extrieures bnficient de dispositions particulires qui ontvolues dans un sens plus protecteur avec lentre en vigueur du nouveau statutgnral des militaires.

    LE GLAIVE ET LA BALANCE : LA RECHERCHE DUN QUILIBREC ALEXANDRA ONFRAY 69

    Les chiffres montrent quil nexiste aujourdhui aucune tendance laccroissement dunombre des affaires juges. Tout porte pourtant croire que lexposition judiciaire desarmes pourrait se renforcer dans les annes venir. Cette perspective doit conduire

    rflchir un nouvel quilibre.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    6/185

    LPE DE JUSTICEC DOMINIQUE ALIBERT 79

    En sappuyant sur des sources varies des IXe-XIIesicles, il sagit de dcrire comment le symbolemme de la force et de la fonction guerrire sest transform en symbole de justice.

    POURQUOI UNE PRVT ?C STPHANE USO 83

    Cest une prvt renouvele, mieux adapte aux volutions stratgiques et juridiques, quisimpose dsormais entre les hommes envoys en OPEXet les magistrats mtropolitains, etoffre un vritable appui au commandement lors de la conduite des oprations.

    LE CONSEILLER JURIDIQUE : UNE AIDE LA DCISIONC JULIE MARIONNEAU 91

    Le tmoignage dun LEGAD, ou conseiller juridique en opration, qui permet de saisir demanire pragmatique lune des multiples facettes de la judiciarisation du champ de bataille.

    LARME DU DROITC LORIA ISRAL 101

    Dans quelle mesure le droit peut-il tre considr comme une manire efficace decontester ou de revendiquer ?

    LOCCASION DE LA JUDICIARISATION DU MTIER DE SOLDATC ALAIN MAILLARD DE LA MORANDAIS 109

    Depuis la Seconde Guerre mondiale, la guerre nest plus un combat mais un acte deconqute qui rpond un projet de domination, lequel deviendra vrit .

    POUR NOURRIR LE DBATGIOVANNI PESCE, UNE CHEMISE ROUGEDANS LA GUERRE CIVILE ESPAGNOLEC WALTER BRUYRE-OSTELLS 115

    Diversit des motivations et des idaux des membres des Brigades internationales,difficults dadaptation psychologiques face la brutalit des combats traverslitinraire de lun des ces volontaires.

    DE LA DIFFICULT DE COMMUNIQUERSUR LA COMMUNICATION DES OPRATONS MILITAIRESC JEAN-LUC COTARD 125

    Il est difficile de communiquer sur les oprations militaires en cours, encore plusdexpliquer comment le ministre de la Dfense le fait. Retour sur larticle de MartinKlotz publi dans le n 14 dInflexions.

    TRANSLATION IN ENGLISHFROM HERO TO VICTIM

    TO TAKEN IN COURTC HENRI HUDE 135

    THE CRIMINAL LIABILITYOF THE EMERGENCY SERVICESC JOL PRIEUR 145

    BRVES 155

    COMPTES RENDUS DE LECTURE 157

    SYNTHSES DES ARTICLES 163

    TRANSLATION OF THE SUMMARY IN ENGLISH 167

    BIOGRAPHIES 171

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    7/185

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    8/185

    ELRICK IRASTORZAGnral darme, chef dtat-major de larme de terre

    DITORIAL

    Depuis la fin des annes 1970, aprs une pause dune quinzainedannes lui ayant fait prendre quelques distances avec les dures rali-ts des affrontements arms et leurs consquences, larme de terrena cess dtre engage de par le monde pour remplir des missionsde stabilisation le plus souvent sous couvert des Nations Unies, delUnion europenne et de lOTAN. Dune faon gnrale, le niveaude violence de nos engagements est rest trs contenu par rapportaux grandes hcatombes des dcennies prcdentes, mais lapprhen-sion de la mort du soldat sest faite dautant plus forte au fil de nosvolutions socitales que la dilution de la menace et lloignement desthtres doprations enlevaient au sacrifice patriotique une bonnepartie de son sens.

    Cest une des raisons qui ont conduit la professionnalisation des

    armes partir de 1996. Le dernier Livre blanc sur la dfense et lascurit nationale prend acte que la France a remport le dfi dela professionnalisation , prcise nouveau leurs missions et leursformats aux armes, tout en raffirmant la primaut du droit. Lecap ainsi fix, tout aurait pu sembler limpide sans la mise en cause,quasi simultanment, de chefs au combat et le sentiment diffus duneintrusion du juge dans la conduite tactique des oprations qui sen estsuivi. En ralit, une rorganisation structurelle et fonctionnelletrs anxiogne, mais admise au demeurant, venait sajouter, dans uncontexte passionnel, une inflexion inattendue et plutt mal comprise :peu importe quil remplisse ses missions dans un contexte par naturedangereux et incertain au pril de sa vie et de celle de ses hommes, encas de revers de fortune, le chef militaire sera dsormais passibledes tribunaux.

    En fait, le soldat franais nest pas au-dessus des lois : il la appris, ille sait parfaitement ; mieux, il en est convaincu ! Dailleurs, commentne ferait-il pas siens ces propos du gnral de Gaulle dans Le Fil delpe: Celui-ci fait profession demployer les armes, mais leur puis-sance doit tre organise. Du jour o il les prend, voil donc le soldat

    soumis la rgle : elle ne le quitte plus. Matresse gnreuse et jalouse,elle le guide, soutenant ses faiblesses et multipliant ses aptitudes, maisaussi elle le contraint, forant ses doutes et refrnant ses lans. Ce

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    9/185

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    10/185

    9DITORIAL

    que la contrepartie logique de l empire de la force soit laccepta-tion de la rgle : Cest pourquoi, sil gmit souvent de la rgle, il la

    garde, bien mieux : il laime et se glorifie de ce quelle lui cote. Cestmon honneur !, dit-il. Et cette rgle, qui nous oblige, est au curde lenseignement dlivr dans nos coles de formation initiale. C

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    11/185

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    12/185

    DOSSIER

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    13/185

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    14/185

    HENRI HUDE

    HROS, VICTIME, JUDICIARIS

    Comment le militaire est-il pass de ltat de hros celui de victime,puis celui de judiciaris? Commenons par un bref rappel des faits.En France, un nombre considrable de monuments aux morts de laPremire Guerre mondiale porte linscription : nos hros mortspour la France. Elle exprime le sentiment commun : patriotismeardent, sens du devoir et du sacrifice. Mais la saigne fut telle quona pu crire que le patriotisme avait tu la patrie . En ralit, lechoc de la Grande Guerre a libr un mouvement profond vers lin-dividualisme radical, en partie bloqu par la solide structure dunenseignement rpublicain base de morale kantienne.

    En 1939, il y eut beaucoup de hros mais lambiance tait diffrente.La guerre tait juste, mais le cur ny tait plus. Toujours exaltscomme des hros dans le discours public, les morts paraissaient pluttles victimes dun sort cruel. Ils taient ns pour le bonheur, ils enavaient t privs.

    Lors des guerres de la dcolonisation, les militaires furent souventdnoncs comme les agents dune politique coupable, et les soldats

    mouraient dans lindiffrence, au loin, ou, plus prs, en soulevantlindignation en mtropole. Bien sr, la bipolarisation idologiquedu monde en tait en partie la cause, ainsi que la cruaut des moyensemploys parfois pour tenter de vaincre la gurilla. Mais pour lephilosophe, cette situation tient plus dune nouvelle tape du mmemouvement des esprits.

    Aujourdhui, nous sommes peu prs au terme du processus. Si lonen croit les mdias, le militaire mort au combat est un accident du travailet ltat, qui met en uvre la force arme, est un patron ngligent tranpour ce motif devant les tribunaux. En Occident, et surtout en Europe,les armes sont dsormais les gendarmes mobiles de la communautmondiale. Le grand souci public est de prvenir les abus dans lemploide cette force publique et, sil sen produit, den punir les auteurs.

    Le mme processus, avec un dcalage de plus dune gnration,est en marche aux tats-Unis. Ils nen sont plus au stade hroque,bien que soit encore trs vif dans l Amrique en armes , commela nomme Vincent Desportes, le sentiment support our troups. Dj,pendant la guerre du Vietnam, les figures montres en exemple furentsurtout des prisonniers de guerre, dtenus dans des conditions que les

    Franais ont eux aussi connues, et qui y firent face admirablement1

    .

    1. Par exemple, le vice-amiral Stockdale, qui a donn son nom au centre dthique de lUSNavy Annapolis.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    15/185

    14 LA JUDICIARISATION DES CONFLITS

    Sur le processus lui-mme en tant que fait, je ne mtendrai doncpas davantage, non plus que sur les dtails de sa longue histoire, dont

    la formule initiale nest que le rsum ou la schmatisation. Cest lhistorien et au sociologue de dire si ce schma est pertinent pourtous les pays occidentaux, dans tous les cas, et sil ne se combine pasavec dautres processus, inverses ou parallles.

    Toutes rserves faites, nous pouvons tenir pour un fait que le mili-taire soit pass de ltat de hros celui de victime, puis celui de

    judiciaris. Maintenant, ce fait est-il le rsultat dune volution trsnaturelle, voire invitable, ou trs artificielle et qui nirait pas de soi ?Et de quel genre de fait sagit-il ?

    A Le Contre-pouvoir qui prend le Pouvoir

    Les militaires sont le bras arm du politique, la forme pure duPouvoir, en tant quils tiennent le glaive et peuvent donner la mort.On ne peut comprendre leur statut social et culturel sans le voircomme un cas particulier, le plus pur, du statut social du Pouvoir,dans les dmocraties contemporaines (surtout europennes).

    coutons le bruit produit par certains faits dlictueux commis ici

    ou l par des militaires des dmocraties. Dun point de vue juridique,qui a toute sa valeur, il convient en gnral de poursuivre les auteursde ces faits. Mais sociologiquement, lessentiel est ailleurs. Le droitse trouve surdtermin par des instances plus hautes, instrumentalisau service de finalits plus profondes. Le fait que le droit pnal, quiest une technique, prenne une importance passionnelle ne tient pasau droit ou lthique, mais une idologie du priv qui submergetout.

    Ce qui se trouve accus, jug, condamn et puni ou, plus exac-tement, arraisonn, houspill et lynch , cest le Pouvoir commeinstance publique (ou cest le public en tant que Pouvoir pur et nonen tant que mutuelle prestataire de services dits publics). Autrement,les dfaillances individuelles des membres dune institution seraienttraites par la justice pnale, comme il convient, son niveau propre,sans tout ce bruit. Mais la monte en pingle de ces dfaillances,au-del de leur traitement au pur plan juridique (bien entenduindispensable), fonctionne comme une arme dans une lutte depouvoirs. Labaissement de certaines institutions sans lesquelles unPouvoir nexiste plus permet la prise du pouvoir par une idologie

    et par les mdias. Ltat constitutionnel se trouve abaiss par un

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    16/185

    15HROS, VICTIME, JUDICIARIS

    Lviathan usurpateur, un Lviathan non apprivois 2, cruel andcapricious deity3.

    Ce qui est reproch au Pouvoir, avant tout, cest dtre Pouvoir. Cequi est reproch au militaire, cest dtre la flche dacier du Pouvoir.Qui a peur du Pouvoir ? Hobbes rpondrait avec son bon sens brutal :rien dautre quun autre pouvoir, qui veut le Pouvoir. Il est donc trsclair quun pouvoir veut rduire le militaire un statut culturel de

    victime et de judiciaris, mais que cest uniquement pour prendre lepouvoir sur les ruines du Pouvoir.

    Lidologie du priv nest pas une pense originale ; cest lerelativisme banal du sophiste de base, ce cancre ordinaire de laphilosophie. Cest la forme de croyance collective sur laquelle se fixespontanment une socit prospre et galitaire, parce que ce dogmeest celui qui rsulte le plus naturellement de la pression sociale dansce genre de conditions. Cest l que tend se former un consensus,au point dquilibre o se compensent toutes les peurs, les timiditset tous les besoins de reconnaissance entre individus gaux jouis-sant dun certain bien-tre. Mais cest un simple phnomne quasiphysique sans valeur intellectuelle ni morale. Cette idologie estaussi, secondairement, le rsultat de linhibition de lesprit critique,cest--dire du pouvoir qua lesprit de juger (krinein), par le nouveau

    Lviathan. Se trouve culpabilise toute force de jugement toutelibert de penser, sauf la libert de ne pas penser, cest--dire dene pas juger. Et comme les mdias sont le lieu de la non-pense, ilssont aussi celui dune idologie qui nest rien dautre que la culturede limpuissance de la pense, de la volont, et de lgosme de lin-dividu priv.

    A Quest-ce que le Pouvoir ?

    Normalement, tout tre humain en a une exprience relle etfondamentale. Chacun fait lexprience de la part sombre de la naturehumaine et du chaos qui peut toujours en rsulter, si chacun reven-dique ce que Hobbes nomme son droit naturel , cest--dire la

    jouissance de tout ce que chacun juge opportun de sapproprier, au

    2. HC. Mansfield Jr, Taming the Prince. The Ambivalence of Modern Executive Power, Johns Hopkins University Press,1993; traduction franaise Le Prince apprivois, Paris, Fayard, 1994. Allusion la comdie de Shakespeare, La Mgreapprivoise.

    3. A capricious and cruel deity, which must be placated because of its power, but which will strike at whomever itwishes, whenever it wishes (op. cit., p. 205), dans le si intressant Postscript du livre de John Lloyd, What the Mediaare doing to our Politics, Constable, Londres, 2004, pp. 205-209.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    17/185

    16 LA JUDICIARISATION DES CONFLITS

    moyen de toute la force dont chacun dispose 4. Chacun appelle aussilibert la simple absence dempchement dans la poursuite de son

    droit naturel . Si chacun recherche ainsi son droit naturel enlui donnant lextension la plus arbitraire au gr de sa subjectivit, seproduit une lutte de tous contre tous, un dsordre gnral, une ins-curit et une peur continuelles, un manque de confiance mutuellequi empoisonne la vie et les relations humaines. Cest pourquoimonte en permanence du fond de toute socit une forte demande dePouvoir : les gens veulent que celui-ci dsarme les pouvoirs en lutte,que sa force matrise la violence, cest--dire la force des pouvoirssans loi, en imposant par la crainte la loi de paix, que Hobbes appelle loi naturelle lensemble des rgles dont lapplication a pour effetdarrter la guerre de tous contre tous. Le groupe fait alors corps encohsion grce lobissance la loi, en faisant corps en loyaut avecle Pouvoir.

    Cest dans la nature de toute socit et les dmocraties ne fontpas exception la rgle. Une dmocratie durable est btie autourdun Pouvoir. Le problme dune dmocratie dveloppe, cestque la scurit et la prosprit y font perdre le sens de la ncessit

    vitale du Pouvoir, de sorte quil y devient assez naturel beaucoupde gens de vouloir la fois le Pouvoir et sa destruction. De l un

    compromis : linstauration dun Pouvoir qui dit quil nen est pasun et qui dtruit tous les autres, et qui prend la place du vritablePouvoir, mais sans tre capable de remplir lui-mme la moindrede ses fonctions. Et ce qui reste de celui-ci est la fois obsession-nellement prsent par son apparence et presque impuissant enralit.

    La demande sociale porte sur un Pouvoir pour la Loi et sur unPouvoir qui soit capable de se soumettre lui-mme la Loi (autrementil ferait aussi peur que lanarchie), mais sans cesser pour autant dtrePouvoir (autrement il ne servirait rien).

    Un Pouvoir qui sert quelque chose est un Pouvoir juste, dotdune Volont disposant elle-mme dune Force. Il est ainsi capablede contraindre les abusifs et de courber les violents, sils sopposenttrop la Loi.

    4. Hobbes, Lviathan, P.I, ch. 14, 1. The right of nature is [] the liberty each man has, to use his own power, as hewill himself, for the preservation of his own nature; that is to say, of his own life; and consequently, of doing anything

    which inhis own judgment, and reason, he shall conceive to be the aptest means thereunto. Il nchappe personneque le droit naturel hobbesien se trouve dfini de manire assez restrictive (relativement la prservation de notrevie), mais aussi de manire assez subjective, pour quil puisse prendre une extension aussi arbitraire quon voudra. Sidailleurs une telle extension ne se produisait pas de fait, on ne voit pas comment il pourrait rsulter un chaos de lasimple recherche raisonnable par chacun de sa simple scurit physique.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    18/185

    17HROS, VICTIME, JUDICIARIS

    A Le Pouvoir, le militaire et le hros

    Le Pouvoir est ce qui matrise dautres pouvoirs, anarchiques etviolents, qui voudraient continuer vivre en tat de nature endehors de la loi de paix, celle que Hobbes appelle la loi naturelle 5.Un pouvoir, sans la Loi, ne serait que violence. Sans Force, ou sans

    Volont, il nest quimpuissance. Il na pas de volont quand il ne saitpas contraindre, cest--dire recourir la Force, quand cest vraimentncessaire, bien entendu avec mesure, adresse et self-control.

    Les gens ne veulent ni dun pouvoir violent ni dun pouvoir impuis-sant. Ils souhaitent un Pouvoir, une Force, une Volont, une Loi. LePouvoir conforme la demande sociale essentielle, cest--dire la

    Volont gnrale, est donc compos de gens loyaux, au sens essen-tiel du mot (du latin legalis, fidles la Loi et son Pouvoir), dcids,courageux, capables daffronter lpreuve de force et de risquer leur

    vie sil le faut.Lhrosme, au quotidien, ce nest pas autre chose. Lhrosme

    exceptionnel nest quune affaire de circonstances. Au jour le jour,lhrosme est tout simplement une des vertus du Pouvoir. Cest laqualit de celui qui, au service du Pouvoir, est capable de contraindrepar loyaut malgr la peur de la mort.

    Cette qualit inspire tout tre humain une crainte rvrencielle,une admiration naturelle et du respect. Cest pour cela que chez touttre humain en qui nest pas teinte ou masque la clart de cette exp-rience fondamentale, lhrosme est valoris et ltat militaire respect, condition de ne pas dmriter sous dautres aspects.

    Il ny a pas de vie humaine sans socit ni de socit sans Pouvoir nide Pouvoir sans Force ni de Force sans hros sans individus coura-geux, ventuellement jusquau risque de mort. Ainsi, la cause de laDmocratie (durable), de la socit, du Pouvoir et celle de lhrosmesont-elles strictement insparables.

    Ce sont des expriences si originaires et universelles que le proces-sus historique propos notre rflexion est une nigme. Commentpeut-on perdre ce point le sens du Pouvoir et du politique, de laloi et de la force, de la volont et de lhrosme, de la guerre et de lapaix ? Lide que le militaire puisse cesser dtre un hros (au sensdfini plus haut) comprend une contradiction. Nous voyons bien quecertains militaires sont loin dtre des hros, mais soit parce quon se

    5. Lhomme tant par nature un animal social, et la socit ntant effective quen tat de paix, au moins intrieure, lanature mme exige que soient respectes les conditions gnrales de la vie pacifique en socit. Ainsi les rglesfondamentales de lthique constituent-elles en effet une loi naturelle, mais qui est aussi une loi morale, puisquecette loi naturelle nagit sur lhomme que dans la mesure o elle est reprsente son esprit. Comme dit Kant,lhomme nagit pas seulement selon des lois, mais selon la reprsentation de ces lois .

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    19/185

    18 LA JUDICIARISATION DES CONFLITS

    fait une ide trop utopique de lhrosme, soit parce ce ne sont pas devrais militaires.

    Bref, leffacement de la notion de lhrosme dans les esprits est unfait culturel analogue celui, jadis, de leffacement de la consciencede la ncessit de la proprit prive. Lidologie produit une sortede sommeil, ou dhallucination, qui un moment prend fin. cemoment-l, lesprit se rveille et retrouve le contact avec le rel.Lidologie, sorte de tyrannie intellectuelle, ne dure jamais trs long-temps, lchelle historique selon Aristote soixante-dix ans tait unmaximum pour les tyrannies.

    A La victime et lhostie

    Contrairement ce que lon pourrait penser, tre victime nenous fait pas sortir du champ du Pouvoir, en tant quil se manifestedans lpreuve de force. Victime vient en effet de vincere, victum, vaincre.La victime, cest le vaincu offert aux dieux en sacrifice. Lautre termesynonyme, en franais, lui aussi hrit du latin, cest hostie . Hostie

    vient de hostis, lennemi. Lhostie, cest encore lennemi (vaincu) offertaux dieux en sacrifice. La diffrence entre la victimaet lhostia, cest que

    la victimaest offerte en sacrifice daction de grces, et lhostiaen sacrificedexpiation.Au-del du contexte polythiste populaire, les sages romains se

    reprsentent le numen, la Puissance premire et divine, qui chtie ladmesure et linjustice, et autour de laquelle lunivers, les peupleset les nations font cohsion par lobissance ce que le grand trag-dien grec Sophocle appelle les lois ternelles, non faites de maindhomme 6.

    La religio, cest dabord ce sentiment de respect du numen. Lhommeen socit va du chaos lordre travers le Pouvoir. Il va du Pouvoirau numen, en se reprsentant le monde entier comme une Cit en bonordre et le numen limage du Pouvoir ; en sens inverse, il revient dunumenau Pouvoir, et se reprsente alors la Cit comme un petit mondeo le Pouvoir est une image du numen. Cest pour cela quil est si super-ficiel de vouloir faire comme si le politique et le religieux navaientaucun rapport, au lieu de prendre en compte les problmes rels quecomporte invitablement la connexion ncessaire entre leurs concepts.

    Que le soldat soit une victime, au sens ancien, cela na rien dton-nant, puisquil faut bien que, sil y a preuve de force, il y ait un

    vainqueur et un vaincu, qui lun et lautre sont des combattants. Le

    6. Antigone,vers - 440.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    20/185

    19HROS, VICTIME, JUDICIARIS

    vaincu nest pas forcment un faible. Ce qui faisait la victime, centait ni sa faiblesse ni sa passivit ni sa douleur ni sa servilit, mais

    le fait dtre la matire convenable du sacrifice. Rien nempche,bien au contraire, que la victime, ou lhostie, ne soit en outre unhros.

    Sans doute a-t-on heureusement perdu, depuis longtemps, lha-bitude dimmoler les vaincus au numen, ou aux dieux de la cit, ouaux mnes des soldats morts, comme on le voit dans cette violentepice du jeune Shakespeare ( mon avis non exempte de mauvais got),Titus Andronicus. De mme, les plus heureux des vaincus ne sont-ils plusrduits en esclavage7. Entre le sens actuel et le sens ancien du motvictime, la religion chrtienne est venue transformer trs profond-ment le sens du sacrifice, et cest par elle que se trouvrent modifisen profondeur les usages de la guerre. Pour rsumer dun mot, ceque lon sacrifie dsormais, ce ne sont pas les autres mais soi-mme.Le sang vers ne satisfait plus une violence barbare. Par ailleurs, lesgrandes Lumires sefforcent de conserver le Pouvoir, mais sur unebase utilitariste, ou en le drivant de la Raison, et tout en laissant dect le numen. La notion de sacrifice na plus alors quun sens moral,

    voire moraliste. Quant au sens actuel du mot victime, il ne correspond rien de ce qui prcde, mais exprime la sensibilit de ce que Chantal

    Delsol appelle la modernit tardive .

    A Victimisation et judiciarisation

    Chacun mesure lcart entre le sens ancien du mot victime et sonsens actuel une personne laquelle arrive un malheur, dont ilconvient de smouvoir ; une personne quil faut plaindre, secouriravec solidarit ; un malheur scandaleux, dont il existe forcment unresponsable et un coupable, quil faut rechercher et punir pour quecela ne se reproduise plus, et pour aider la victime se reconstruire,si elle a survcu ?Au lieu de flatter dmagogiquement cet tat de la sensibilit, il faut

    mesurer quel point il prsente un caractre pathologique, incom-patible avec la logique dune dmocratie durable. Car il ne peut pasexister en dehors dune socit dans laquelle il ny a plus de Pouvoirplaant la politique son juste niveau, rassurant par la loi et par laforce, dployant un horizon de sens commun culturel et politique,vers o sunir en sy projetant.

    7. Esclave est le mot rcent pour servus, do venait serf, et servusdsignait lennemi vaincu qui avait t servatus,conserv, au lieu dtre immol.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    21/185

    20 LA JUDICIARISATION DES CONFLITS

    Il ny a pas de Pouvoir quand un tat nest pas capable, par exemple,de perdre quelques hommes au combat, ou dimposer sa volont

    la finance, ou de ramener les mdias un minimum dthique et deraison au lieu dentrer dans leur jeu et dy perdre toute crdibilit.Quand il ny a pas de Pouvoir, seuls les mdias ont le pouvoir et seulsles idologues du priv sont heureux. Le politique est mpris, parcequil est impuissant et que chaque citoyen participe cause de lui ausentiment intolrable de limpuissance collective et de labsence desens commun.

    Cest dans une telle carence du Pouvoir que chaque individu,mcontent de soi, passe son temps sapitoyer sur son sort au lieude se dpasser vers des horizons plus larges. Comme ce genre de vienest pas passionnant, et que lindividu se sent collectivement faibleet priv de projection vers un horizon, il est tout fait normal que cemme individu passe son temps subir et se sente un peu victime de lavie, mme sil jouit dune prosprit et dune scurit qui font rver90% de lhumanit. Les problmes les plus insolubles sont ceux desgens qui nont pas de vrais problmes. La seule faon de les rsoudre,cest de soccuper de ceux des autres. Mais pour cela, il faut arrter de

    victimiser.La judiciarisation et la victimisation sont corrlatives. Nous ne

    sommes pas l en face des simples faits dfinissant universellementla justice pnale : un code pnal, un dlit, une victime, un plaignant,un accus, un procs, un jugement, un coupable, une sanction. Cela,cest le simple cours de la justice. Nous sommes ici en face dune toutautre chose : la mise en conformit du fonctionnement naturel detoute justice pnale avec la norme idologico-mdiatique de la culturedimpuissance.

    Le processus que nous tudions na donc dexistence que dans lamesure o cette norme reste en vigueur. Lvolution victimaire ou victimisante de la sensibilit8ne peut pas se comprendre sans lamise entre parenthses, dans les esprits concerns par elle, des notionsde Pouvoir et de numen, dhrosme et de sacrifice, de socit et de loi,de force et dpreuve de force, de mchancet naturelle et de luttepour la survie. Lenterrement mental de ces notions qui font partie delexprience humaine, sauf chez les enfants gts, peut tre considr,dun point de vue rationnel, comme une alination. Des expriencesanthropologiques fondamentales sont non pas dtruites, mais recou-

    vertes par un vernis et refoules dans linconscient.Lidologie du politiquement correct (PC), est rarement analyse

    8. Chantal Delsol, qui tudie avec acuit tous ces phnomnes de socit, a attir mon attention sur le livre de Jean-Marie Apostolids, Hrosme et victimisation. Une histoire de la sensibilit(introuvable, sauf doccasion).

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    22/185

    21HROS, VICTIME, JUDICIARIS

    avec toute la rigueur souhaitable. Elle est linverse du communisme,pour qui la Libert est atteinte partir du moment o tout est

    commun. Pour le PC, celle-ci est atteinte quand tout est priv. Cestun individualisme absolu. Anthropologiquement, cest laberrationsymtrique du communisme, qui annulait lindividu dans le collectif.

    A Lexubrance irrationnelle des mdias

    La domination de cette idologie nest pas concevable sans lac-tion de certains complexes luvre dans la culture, notamment lecomplexe moraliste, o prend probablement sa source le rejet profondde la loi morale, donc du numen, donc du Pouvoir9.

    Cette idologie ne prendrait jamais une telle puissance sur les espritssans le fonctionnement irrationnel des mdias, en raison de leurlogique conomique et de leur vulnrabilit lidologie, en tant quelieux de simple discours, sans la sanction du rel. Et labaissement duPouvoir tient au fait que la politique se rduit la communication, etdonc participe de la mme irralit.

    Lexubrance irrationnelle des mdias gne gravement la gestionsrieuse et long terme de la diplomatie, des conflits, de toutes les

    affaires dtat. Ils font perdre leur temps aux politiques en faits divers.Le fonctionnement conjoint de lidologie et des mdias, sur le fonddu complexe moraliste, est ce qui contribue la dmolition du Pouvoiret son usurpation par un nouveau Lviathan.

    Ce serait une erreur idaliste que dtudier le processus de victimisa-tion et de judiciarisation en faisant abstraction de cette situation faiteau Pouvoir, anormale, et quil faudra bien rformer si nous dsironsque la dmocratie soit durable. La grande majorit des gens ne sontni des idologues ni des hallucins. La plupart dentre eux sait quenous sommes des animaux sociaux, non des atomes dans un vide sansattraction universelle. Le besoin structurel de Pouvoir pour la Loi estune constante universelle de lunivers politique. Aussi le politique-ment correct prendra-t-il fin ncessairement, comme a pris fin lecommunisme en Union sovitique.

    Ce que les gens attendent aujourdhui, cest une pense raliste ;cest la libert de pense par rapport aux sornettes imposes par unepression sociale anonyme et vhicules par un magistre de bavar-dage et de malveillance ; cest une action politique place son justeniveau ; cest la constitutionnalisation du Lviathan mdiatique, dont

    9. Jtudie lensemble de ces problmes dans un livre intitul Dmocratie durable. Penser la guerre pour fairelEurope. Essais thico-politiques, Paris, ditions Monceau, 2010. Les livres de lditeur Monceau sont disponiblesexclusivement par Internet, sur le site de ses auteurs, en loccurrence sur www.henrihude.fr

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    23/185

    22 LA JUDICIARISATION DES CONFLITS

    il devient crucial de pouvoir mettre en cause la responsabilit, tantil est dvoy par la recherche irresponsable de la rentabilit cono-

    mique. Ce qui est lordre du jour, cest le rtablissement du Pouvoiren Dmocratie.Cest pourquoi la mise en conformit de la chose militaire avec le

    politiquement correct me parat de plus en plus contre sens desvolutions ncessaires et profondes de notre prsente histoire. Et sinous voulions conclure non sans quelque provocation, nous dirionsque ce que le militaire a de mieux faire, cest dtre un hros 10sanscomplexe. La vraie victime du processus ici tudi, cest la Dmocratie.Et ce quil est urgent de judiciariser, ce sont les mdias.C

    10. Au sens large, mais prcis, indiqu plus haut.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    24/185

    ANTOINE WINDECK

    DE CERTAINES CONSQUENCESDE LA JUDICIARISATION

    Les plaintes dposes par certaines familles de soldats tus au combaten Afghanistan en 2008ont donn lieu de nombreux commentaireset analyses reposant principalement sur une apprciation juridique desconsquences pour les armes. Ces plaintes montrent que le mtierde militaire nchappe pas au phnomne de judiciarisation queconnaissent les socits occidentales de faon gnrale. Pour certains,limmixtion directe du judiciaire dans lactivit militaire est un phno-mne nouveau de par son ampleur et les formes prises. Nanmoins,la responsabilit des militaires est un principe pos depuis longtemps,sur lequel sest construit progressivement un riche corpus de textesrglementant le comportement du soldat en oprations et le sanction-nant quand il enfreint les us et coutumes de la guerre, mais aussi leslois internationales et nationales.Affectant dj dautres corps professionnels, mais aussi de plus en

    plus les rapports entre individus, la judiciarisation peut tre consi-

    dre comme un mouvement irrversible. Cette emprise nouvellequexerce le droit sur de nombreuses activits humaines fait natredes interrogations. Dpassant les problmatiques culturelle, sociale et

    juridique, elle pose implicitement la question, fondamentale pour lesarmes, de lvaluation de la responsabilit individuelle des militairesagissant dans un cadre collectif, mettant en uvre la force lgitimede ltat.

    Le mtier de militaire est singulier de nombreux gards : le soldataccepte consciemment le principe de servir dans des conditions qui,par nature, sont exceptionnelles pays privs de structures tatiques,imbrication avec la population, dchanement de violence , enmettant si ncessaire sa vie en jeu. Cette singularit, sans quivalentdans aucune autre profession mme si dautres mtiers comportentune part relle de risque , ne peut reposer que sur une adhsionpleine et entire aux ordres reus de lautorit politique, cest--direpleinement assume, y compris dans leurs consquences person-nelles les plus extrmes. Cette confiance quentretient le soldat avec sahirarchie, tout autant militaire que politique, cre les conditions deson acceptation libre et consciente des risques encourus. Cette situa-

    tion ne saurait justifier un traitement pnal exceptionnel, nanmoinscelui-ci doit intgrer les conditions spcifiques demploi du soldat enoprations.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    25/185

    24 LA JUDICIARISATION DES CONFLITS

    Sous leffet conjugu des formes prises par les engagements mili-taires dans le contexte international actuel, de leur mdiatisation mais

    aussi dune moindre acceptation du risque par les socits occidentales,il est constat aujourdhui une sensible volution du rapport quentre-tient la socit franaise avec la mort de ses soldats tus en oprations.

    La couverture permanente par les mdias des engagements opra-tionnels joue un rle de rvlateur dans la transformation du sensde la mort du soldat. Ce sens apparat moins clair, surtout quand laguerre est lointaine et la cause perue par une partie de la populationcomme peu lgitime. Le soldat devient alors la victime dune cause quine transcende pas sa mort, Quand les mdias semparent des tats deviolence, il ny a plus de pertes, mais seulement des victimes1.

    Le risque est de moins en moins admis dans la plupart des soci-ts occidentales. Les professions doivent en effet contrler toutes lesconsquences de leurs activits. Des dispositifs assurantiels visent encompenser les effets ngatifs, laissant penser que les consquencesdu risque, dfaut dtre lui-mme totalement matrisable, peuventfaire lobjet dune rparation systmatique. Paralllement, ce refusdu risque sest accentu dans certaines activits par la substitution delobligation de rsultats lobligation de moyens, jusque-l accep-te comme principe daction. En effet, la guerre comme la mdecine

    taient toutes deux autrefois leves au rang dart, non pas du faitdes dimensions esthtiques qui de faon priphrique peuvent ytre attaches, mais parce que lune et lautre ncessitaient dans leurexcution une pratique qui tenait davantage au gnie qu la simplematrise dune technique. Pour lun comme pour lautre, le combattait souvent ingal, mais il tait implicitement accept que, mettanttout leur art et tout leur savoir au service dune cause qui les dpas-sait, le mdecin comme le soldat nobtiennent pas toujours le rsultatescompt.

    Places sous la responsabilit dune chane de commandement, lesforces dployes en oprations sattachent produire une combinaisondeffets tactiques dans le temps et lespace afin de crer les conditionsdune sortie de crise. Lengagement tactique prend donc la formedune succession dactions ponctuelles senchanant, jour aprs jour,mois aprs mois, parfois sur le temps long, pour sopposer la volontde ladversaire. Se matrialisant concrtement sur le terrain, aucontact de la population et des adversaires, lengagement oprationnelde faon gnrique sappuie sur un processus dcisionnel en amont.Cette phase de rflexion intellectuelle comporte toujours des donnes

    inconnues ou imprvisibles, dont une valuation aussi prcise que

    1. Frdric Gros, tats de violence, essai sur la fin de la guerre, Paris, Gallimard, NRFessais , 2006, p. 240.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    26/185

    25DE CERTAINES CONSQUENCES DE LA JUDICIARISATION

    possible permet cependant den compenser, partiellement au moinset temporairement, labsence. Laction militaire, en dpit de lam-

    lioration des moyens destins au renseignement stratgique, opratifet tactique, est ralise dans un contexte dincertitude, nliminantjamais totalement la ralit du danger. Le succs, comme lchec, nepeut tre acquis sans dommages et sans pertes dans les rangs des armeset de ladversaire. Peut-tre est-ce ncessaire de le raffirmer, et doncde lassumer comme une ralit concrte et une donne prenne detout engagement militaire ?

    Il sagit pourtant pour le chef, en fonction de la mission reue, dap-prcier la solution tactique la plus efficace et la moins coteuse. Ladcision, comme la conduite de laction, impose une vidente prisede risque. Celui-ci ne doit pas tre inconsidr. Comptable de la

    vie de ses hommes, le chef militaire ressent sa responsabilit leurgard ; il assume, pour lui comme pour eux, cette part de risque et lapartage avec eux. La conscience du danger a t trop vite gomme de lammoire collective, et peut-tre dans linstitution militaire elle-mme.La guerre du Golfe na-t-elle pas, sa manire, ancr durablementcette ide dans les esprits ? Les tenants de la thorie du zro mort ,en affirmant que le recours des armes intelligentes rduirait ledanger auquel taient exposes les armes, ne sont pas sans responsa-

    bilit dans cet tat de fait. Ils ont ainsi pu laisser accroire quimposersa volont ladversaire pouvait tre ralis, grce la supriorit tech-nologique, avec des dommages trs rduits et sans pertes autant chezladversaire que dans les forces elles-mmes. Si la guerre du Kosovoa pu leur donner partiellement raison, la duret des engagements en

    Afghanistan prouve pour linstant le contraire par sa brutale ralit.Faite de succs mais aussi de hasard et de revers, la guerre est par

    nature contingente. Une contingence qui rend impossible toutemodlisation mathmatique, en dpit dune tentation rcurrente scientifique de mettre en quation toutes ses donnes constitutives.Ce rve mathmatique, qui relve dune utopie, satisfait lide duneguerre technologique moindre cot humain, ce qui ne correspond aucune ralit historique et objective.

    En dpit des progrs des quipements, lhomme demeure toujourslacteur essentiel de lengagement militaire. Indpendamment dela multitude des facteurs et des acteurs qui interagissent dans lesconflits arms, il est sans doute la raison principale de cette impossi-bilit de modliser la guerre, tant sa dtermination et sa volont, sonimagination et son gnie, son courage ou sa faiblesse peuvent faire

    instantanment basculer une situation dans un sens imprvu. Demme lapprciation du chef, le coup dil selon lexpression deFrdric II, son valuation de la situation en cours daction se rvlent

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    27/185

    26 LA JUDICIARISATION DES CONFLITS

    dterminants dans le droulement des vnements. Lhistoire mili-taire abonde de ce type de situations.

    Le combat restera toujours la confrontation de plusieurs volon-ts qui cherchent se neutraliser mutuellement. Lart de la guerre,comme laffirmait dj Xnophon il y a plus de deux mille ans, esten dfinitive lart de garder sa libert . Le chef concevra donc sonaction pour conserver linitiative sur son adversaire afin de lui imposersa volont, au moment choisi, au moins ponctuellement, au mieuxdurablement. Cette recherche constante de la libert daction ne pasaccepter de se laisser enfermer par les choix de lautre se concrti-sera soit en jouant sur le rapport de force, soit en palliant la faiblessede celui-ci par la ruse et la mobilit, notamment. Cest ce quontparfaitement compris les adversaires des guerres asymtriques en sim-briquant totalement aux populations.

    Les chefs militaires, en liaison avec les autorits politiques, commeles soldats en charge de conduire laction sur le terrain, sont invits,dans un processus itratif, confronter en permanence leurs analysesen comparant le rel et le possible, lactuel et le futur, le souhaitableet linimaginable, lacceptable et linacceptable. Cest dans ce contexteparticulier que le juge devra donc apprcier a posteriorila responsabi-lit individuelle dun combattant, ou le caractre infractionnel dune

    action particulire, en dmlant lcheveau dune ralit qui dpassesouvent les acteurs eux-mmes, plongs dans laction, dans la violencedune confrontation directe.

    Comment le soldat pourra-t-il apaiser la tension interne qui natradune volont dtablir a posteriorisa responsabilit personnelle alorsquil est plong au cur dune action collective, dont les enjeux ledpassent et o il risque sa vie ?

    Le combat nest pas une partie dchecs, un face--face de deuxadversaires isols. Il est la traduction concrte des orientations fixespar les autorits politiques, o de nombreux acteurs de terrain inter-viennent leurs cts dans leurs champs de responsabilit propres,mais participant dune mme finalit. Le gnral Vincent Desportescrit : Dans le rglement des crises, le militaire proprement dit cdelargement devant linterministriel. Le dialogue civilo-militaire fondetoute son action ; le militaire ny apparat plus que comme lune desdimensions dune manuvre densemble2.

    Est-il possible dans ces conditions dimaginer un contrle a posterioridu processus qui conduit lengagement oprationnel ? Sil venait sexercer sur laction tactique, il devrait la fois intgrer le niveau

    dcisionnel politico-militaire, la chane de commandement dans son

    2. Combats de demain : le futur est-il prvisible ? , Politique trangre, mars 2006, pp. 595-607.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    28/185

    27DE CERTAINES CONSQUENCES DE LA JUDICIARISATION

    ensemble et les acteurs de terrain que sont les combattants, souspeine de ne faire porter la responsabilit que sur lchelon dexcution.

    Limbrication des diffrents processus de dcision et daction estvidente. Rpondant des objectifs de nature politique , danslacception la plus gnrale de ce terme, le processus dcisionnel sav-rerait le plus difficile contrler. Il fait appel des principes et une doctrine qui dfinissent des rgles et des normes demploi. Maiscomme dans toutes circonstances o intervient la volont humaine et,a fortiori, la confrontation de deux volonts indpendantes et opposesdans leurs objectifs, les rgles gnralement admises se heurtent auprincipe de ralit. Elles ncessitent donc dtre adaptes, amendesen fonction des circonstances, selon lapprciation du chef tactique etdu combattant, confront la ralit de son environnement opra-tionnel et soumis en permanence de nouveaux facteurs par natureimprvisibles lors de la conception de la manuvre initiale.

    La principale crainte des militaires confronts aux ralits concrtesde leur engagement en oprations serait de voir apprcier, valuer,contrler a posteriorileurs actions hors de leur contexte oprationnel.Le contrle de laction au plus prs de ladversaire et de la populationavec laquelle il simbrique constamment poserait, on peut limagi-ner, de nombreuses difficults pratiques. Pour le combattant, la seule

    issue possible la judiciarisation se situe donc dans les champs delthique et de laction. Agissant en expert du combat, avec tout ce quecela impose de rigueur dans lexcution, et dans le strict respect duncorpus de rgles issues des lois internationales et nationales fixant lecadre juridique de son action, il intgrera ainsi la dimension judi-ciaire comme une donne supplmentaire.

    Fortes de leurs convictions et persuades de la lgitimit de leuraction, les dmocraties occidentales devront sattacher conserver leurs soldats les capacits dagir, sous peine la fois de faire le jeude leurs adversaires qui sauront exploiter cette vulnrabilit et de

    voir certains militaires sinterroger sur la nature du soutien que leurapportent la Nation et ltat dans laction quils conduisent en leurnom, en risquant leur vie. C

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    29/185

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    30/185

    LUC GRASSET

    DILEMMES EN OPRATIONS

    Laction militaire est empreinte dune contradiction fondamentalequi peut tre rsume dans deux citations. La premire est du mar-chal Lyautey : Autour de chacun deux, nos troupiers construisentdes routes, dfrichent des jardins, vritables pionniers de civilisationet de progrs. [] Partout o nous avons plant notre drapeau, cest larsurrection. [] Derrire nos troupes les communications souvrent,la vie industrielle surgit, [] nous restaurons et nous construisons.[] Partout o notre drapeau se dresse, les populations accourent semettre son abri, sachant quil les libre de lanarchie et leur apportela paix, la protection et le bien-tre1. La seconde est du gnral deGaulle : Mais, tt ou tard, prvue ou non, dclenche dessein oubien subie avec horreur, voici la guerre ! Au premier clair des pes,lordre des valeurs se trouve boulevers. Sortant de la pnombre, lechef militaire est investi, tout coup, dune autorit effrayante. Enun clin dil, ses droits, comme ses devoirs, atteignent leurs extrmeslimites. La vie des autres est mise sa discrtion2.

    Le militaire, tel Janus, a deux visages, civilisateur dun ct, guerrier

    de lautre. Et sil accepte les deux missions parfois simultanment, ilnaime pas remplir la seconde contraint par les cadres et les conditionsde la premire. Or le dfi juridique des oprations daujourdhuirside dans un constat : le droit des conflits arms classique est devenuobsolte. Certes ses principes fondamentaux ne sont pas remis encause, mais les conditions de son application ne sont plus runies dansles oprations que larme franaise conduit actuellement. Le para-digme qui permettait dapprhender intellectuellement les conflitsarms de jadis sest transform. De guerre, il est devenu gestion decrise. Ainsi le champ dapplication classique de ce droit dexceptiontend se rtrcir de jour en jour alors que, paradoxalement, souvrentde nouveaux domaines dapplication de la conflictualit.

    A Le droit des conflits arms classique est devenu obsolte

    Les conventions de Genve du 12aot 1949constituent la base dudroit applicable en temps de guerre, le jus de belloou in bello. Leur prin-cipe est fond sur la stricte discrimination entre le combattant et le

    1. Marchal Lyautey, Paroles daction, Paris, Armand Colin, 1927, p. 293.2. Gnral de Gaulle, Le Fil de lpe et autres crits, Paris, Plon, 1990, p. 213.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    31/185

    30 LA JUDICIARISATION DES CONFLITS

    non-combattant. Le combattant est un militaire professionnel ouvolontaire issu dune arme rgulire, dune milice ou dune leve

    en masse. Il est revtu dun uniforme et porte ses armes ouvertement.Il peut tuer ou blesser lgitimement comme il peut tre lui-mmetu ou bless. Il peut tre dtenu sous le statut de prisonnier deguerre simplement dans le but dter, par son absence, des capa-cits lennemi. partir du moment o il est hors de combat ouquil a remis son arme et quitt luniforme, il rejoint la catgoriedes personnes expressment protges : les civils (4econvention), lesblesss (1reconvention), les naufrags (2econvention) ou les prison-niers (3econvention).

    Or, aujourdhui, ces caractristiques ont disparu des champs debataille. Ladversaire peut prendre son arme la nuit venue et rede-

    venir un paisible berger ds laube. Il peut disposer le long duneroute ou dans un march bond, des engins explosifs improviss quilcommande laide dun tlphone portable ou dune tlcommandeinfrarouge de tlviseur. Il est ainsi mme de tuer ou de blesser demanire atroce non seulement nos soldats, mais aussi de nombreuxcivils de son propre camp, des enfants, des vieillards, des femmes

    Ces mmes conventions de Genve, ainsi quun certain nombrede textes internationaux ultrieurs, dterminent des cibles lgitimes

    et des cibles illgitimes. Sont lgitimes celles dont la destruction oula neutralisation par la force procure un avantage militaire certain.Sont illgitimes celles qui sont de nature fondamentalement civile, etparfois expressment protges tels les hpitaux ou les objets apparte-nant au patrimoine culturel et religieux3.

    Ces distinctions sont faciles faire lorsquelles sont clairement etdlibrment mises en avant par les belligrants par des signes ou descaractristiques prvues par le droit. Mais le cas de lhomme en armesqui rentre chez lui, dans sa famille, ou celui de la bande arme quisarrte chez un paysan pour passer la nuit ou qui traverse une ruepassante et populeuse ne sont pas vraiment couverts.

    De ce droit de Genve, au cur du comportement de nos armescivilises, il ne reste que deux choses : un droit codifi, promu au rangde droit coutumier, et quatre principes. En effet, lorsquon fait face des adversaires qui ne respectent pas les normes nonces par Genve,

    voire qui, pour certains, nen connaissent mme pas lexistence, unartifice de juriste consiste les transformer en droit coutumier appli-cable toute personne qui se veut tre un combattant digne de ce nom4.

    3. Convention pour la protection des biens culturels en cas de conflits arms, La Haye, 14mai 1954.4. Jean-Marie Henckaerts, Louise Doswald-Beck, Droit international humanitaire coutumier. T. I, Rgles, Paris, Bruylant,

    2006.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    32/185

    31DILEMMES EN OPRATIONS

    Le procd a certains avantages. Il permet, notamment, de pouvoirinvoquer ce droit devant les juridictions pnales pour des personnes

    qui ne prsentent pas les caractristiques du combattant telles quedcrites plus haut, mais qui se comportent comme tel. Lartifice estassez dissuasif moyen terme ; toutefois, il nest pas certain que celafavorise son application dans limmdiat.

    Par ailleurs, faute dappliquer le droit des conflits arms la lettre,le chef militaire comme lexcutant peuvent, dans leur prise de dci-sion, se reposer sur quatre principes :

    B la proportionnalit, qui consiste veiller ce que les pertes ou lesdgts causs par laction militaire ne soient pas excessifs au regardde lavantage global, militaire, mais aussi stratgique et politique,recherch ;

    B la discrimination, qui consiste distinguer les combattants desnon-combattants, principalement civils mais aussi blesss, naufra-gs, prisonniers et personnel religieux ou de sant ;

    B la ncessit militaire, qui se mesure lavantage militaire que lonpeut tirer de laction et qui, outre la discrimination et la propor-tionnalit, inclut aussi la notion dutilit ;

    B lhumanit, qui comprend les principes des droits de lhommequi existent dans le droit des conflits arms et qui incluent, entre

    autres, linterdiction de la torture et des traitements inhumains oudgradants, linterdiction du gnocide et de lesclavage.Si le chef militaire passe les ordres quil donne et lexcutant les

    actes quil accomplit au filtre de cette grille de lecture, leurs chancesde se tromper sont minimales. Ce filtre reste toutefois trs alatoire.Comment reprer des combattants qui se fondent volont dans lapopulation civile ? Quelle proportionnalit et quelle discriminationappliquer contre des engins explosifs improviss ? Des critres subjec-tifs et difficiles matriser.

    Cela explique pourquoi, dans aucun des conflits arms que mnelarme franaise, le droit de Genve ne sapplique. Celui-ci, issudes quatre conventions originelles, ne prend effet que lorsque leconflit est dclar de jureou de factoentre deux tats. Certes, larticle 3,commun aux quatre conventions, et les deux protocoles additionnels5ont tendu des conflits arms non-internationaux certains principesdu droit international humanitaire, mais ils ne leur transfrent pas latotalit de ses normes, loin sen faut.

    Or lhistoire nous montre que les conflits arms ne sont pas tous desconflits entre tats. Le groupe dobservation des conflits dUppsala, en

    5. Protocole additionnel aux conventions de Genve du 12aot 1949, relatif la protection des victimes des conflitsarms internationaux (protocole 1), Genve, 8juin 1977. Protocole additionnel aux conventions de Genve du 12aot1949, relatif la protection des victimes de conflits arms non-internationaux (protocole 2), Genve, 8juin 1977

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    33/185

    32 LA JUDICIARISATION DES CONFLITS

    DES MINES AU CHECK POINT

    lautomne 1995, le processus de leve du sige de Sarajevo setraduit par une ouverture progressive des accs la ville et linstaura-tion de points de passage entre la zone bosniaque et la zone serbe. Dslors quil est ouvert, chaque itinraire, chaque passage est garanti parun dispositif militaire rigoureux visant au mieux dissuader tout actehostile de part et dautre, au pire interdire toute offensive. De la partde nos units de la FORPRONU, il sagit l dun changement de postureradicale : plus de check points, mais des points dappui ; plus de ngo-ciations, mais des interdictions ; plus dusage des armes pour la seule

    autodfense, mais lapplication des principes de base de laction mili-taire. Tout cela est dans le droit fil de loffensive lance la fin aot 1995avec lintervention massive des canons achemins sur le mont Igman.

    Lun des accs ainsi dsormais ouverts, de jour seulement, est celuidu pont de Bratsva, qui, par-del la rivire Miljaka, fait communiquer lecentre-ville de Sarajavo, bosniaque, avec le quartier de Grbavica, souscontrle serbe. Afin de donner des garanties de scurit aux Bosniaques,la dfense du passage a t particulirement renforce, notamment parla mise en place de moyens susceptibles dinterdire tout vhicule lanc

    de la zone serbe de le franchir de vive force. Pour cela, face la zoneserbe, a t install un traneau de mines antichars , qui peut, de jour,venir barrer la route si ncessaire, et qui, de nuit, est plac demeure. Legroupe qui tient ce point de passage est renforc pour la nuit. Ce renfortarrive en vhicule depuis la zone bosniaque ; un accs lui est mnag travers les barbels afin quil pntre dans laire de dfense du pontpuis sarrte juste avant celui-ci devant les locaux de vie et de repos. Cesoir-l, pour des raisons qui ne seront jamais lucides, le vhicule nesarrte pas, franchit le pont et saute sur les mines disposes au-delpour la nuit. Le sous-officier qui est au volant, trs grivement bless, ne

    devait pas survivre. Les procdures habituelles en pareil cas sont misesen uvre : enqute, rapports

    Plusieurs mois plus tard, en France, le colonel qui commandait alorsle bataillon en charge de ce poste rend compte quune procdure estengage contre lui pour homicide involontaire, au motif de ce que lesrgles dengagement ne prescrivaient pas lemploi des mines. Il fallut unengagement au plus haut niveau du ministre de la Dfense, faire valoirque lemploi des canons navait pas non plus t prescrit par les rglesdengagement et la bonne volont du procureur pour que la procdure

    soit interrompue.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    34/185

    33DILEMMES EN OPRATIONS

    Sude estime en effet que le nombre de conflits arms intertatiquessest largement amoindri, voire quasiment teint6. Dj, les guerres

    coloniales avaient dmontr une certaine obsolescence du droit deGenve. La communaut internationale avait dj estim devoir lesrviser et ajouter un protocole relatif la protection des victimesde conflits arms non-internationaux. Ce protocole a toutefois tbien peu oprant dans les conflits qui ont suivi la guerre froide. Lesconflits daujourdhui ont largement perdu leur dimension et leurorigine politiques. Leurs causes sont dsormais multiples, souventirrationnelles et parfois confuses. En tout tat de cause, ils ont perdula caractristique mise en exergue par Clausewitz : La continuationde la politique par dautres moyens.

    La motivation des acteurs qui les mnent, terroriste, soldat perduou criminel, se situe dans des sphres autres. Le terroriste peut avoirdes objectifs aussi bien politiques que religieux ou crapuleux, tousse mlangeant dans des proportions diverses. Ses actes contiennent la fois de la frustration sociale, un besoin de reconnaissance, uneexploitation avise des tendances suicidaires inhrentes ltre humainet une dimension criminelle non ngligeable de par les procdsemploys et ses intentions premires. Le soldat perdu, mercenaire ouguerrier doccasion, est celui qui ne sait pas faire autre chose que se

    battre. Cest le rsultat dune rgression, dun retour vers le retre ouvers le lansquenet de la guerre de Trente Ans. Il nexiste que par sonstatut de guerrier et y trouve une grande satisfaction sociale. Le crimi-nel, lui, est celui qui protge par la violence des activits pnalementrprhensibles et qui cre des conflits arms sans possder dambitionpolitique particulire. Tant que ses activits continuent, la guerre sepoursuit. Tel est le cas des conflits qui se droulent lheure actuelleen Amrique latine ou en Afrique centrale voire en Afghanistan, otrafics illicites et actes de guerre se mlangent intimement.

    A Un changement de paradigme

    La charte des Nations Unies bouleverse galement le paradigmede la guerre classique. Dsormais, la force nest plus employe pourdtruire ladversaire mais pour maintenir la paix et la scuritinternationale , autrement dit pour faire cesser la violence. Aprsde nombreuses tentatives smantiques interposition, imposi-tion, rtablissement ou maintien de la paix , le choix des autorits

    6. Peter Wallensteen (entretien avec), Typology of Armed Conflicts , International Review of the Red Cross, vol. 91,n 873, mars 2009, p. 7.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    35/185

    34 LA JUDICIARISATION DES CONFLITS

    INCIDENT AU PTT BUILDING DE SARAJEVO

    Octobre 1995 : nous sommes au PCdu commandement du secteurde Sarajevo. Celui-ci est install dans lancien immeuble des postesdnomm PTTBuilding. Une fois passe lenceinte et avant de pn-trer dans le btiment, tout homme en armes de retour dopration doitappliquer une procdure rigoureuse destine garantir que ses armesne sont plus charges. Au stade final de cette procdure, le dtenteurde larme doit pointer celle-ci vers un bac sable dispos l et presser ladtente. Lun des gardes du corps du gnral commandant le secteur, deretour de mission, est soumis cette dernire procdure : un coup part ;

    il avait manifestement omis les tapes pralables et est entran vers lebureau des prvts situ proximit immdiate, au rez-de-chausse delimmeuble, pour constat dinfraction.

    Or la priode est particulirement tendue ; depuis la fin du moisdaot, grce aux moyens de feu mis en place sur le mont Igman etavec lappui arien de lOTAN, la FORPRONUest passe une postureoffensive et le processus de leve du sige de Sarajevo a t engag ;les rencontres avec les belligrants, les runions de toute nature, lescontacts avec les units sur le terrain sollicitent le gnral selon un

    rythme soutenu. Il faut donc repartir ! Ladjudant-chef de lquipe degardes du corps se prcipite la prvt pour rcuprer lhomme alorsinterrog. Pour lui, il y a urgence ; pour le prvt, il faut terminer laprocdure. Le ton monte. Ladjudant arrache littralement son subor-donn du local de la prvt non sans bousculer le prvt ; tous deuxbondissent dans le vhicule descorte dont le moteur tourne devant laporte de limmeuble ; le convoi dmarre.

    Vraisemblablement du fait du caractre relativement drisoire delincident au regard de lambiance souvent dramatique de la priode,rien ne transpire alors de ce qui sest pass. Plusieurs mois plus tard,

    de retour en France, ladjudant-chef rend compte quil fait lobjet duneprocdure son encontre pour injures et voies de fait envers un agentde la force publique

    Il ne faudra pas moins quun engagement au plus haut niveau duministre de la Dfense et, surtout, la comprhension du procureurcomptent pour que laffaire soit classe sans suites.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    36/185

    35DILEMMES EN OPRATIONS

    multinationales sest port sur le terme gestion de crise , qui,depuis 1990, sert de rfrence aussi bien lONUqu lOTANet

    lUnion europenne. lONU, cette gestion de crise est dcrite par le rapport Brahimide 1999qui tire les conclusions des conflits des annes 1990et quiguide, depuis, laction de lorganisation. lOTAN, elle est devenue la

    justification essentielle de lorganisation, passe ainsi du statut dal-liance dfensive caractre rgional celui dorganisation de gestionde crise beaucoup plus globale. lUnion europenne, elle est aucur de la politique de scurit et de dfense commune, dont lesinstruments comprennent un volet militaire, un volet civil avec desinstruments police , tat de droit , protection civile et administration civile , et un soutien politique et structurel trspuissant de la Commission. Cette vision se dveloppe aussi en Afriquepar le biais de lUnion africaine ou des organisations sous-rgionaleset, peu ou prou, sur les autres continents.

    Il nest plus besoin dun conflit menaant la paix et la scuritinternationales au sens de la charte pour intervenir. La crise peuttre gre ds son apparition par le dploiement dinstruments ad hocla demande du Conseil de scurit, dans le cadre daccords bilatrauxou la demande du pays en crise.

    Toutefois, la rsolution de la crise peut ncessiter un conflit armdont la dfinition, vraiment trs minimale, est donne par le Tribunalpnal international pour lex-Yougoslavie travers larrt Tadic : Un conflit arm existe chaque fois quil y a recours la force armeentre tats ou un conflit arm prolong entre les autorits gouverne-mentales et des groupes arms organiss, ou entre de tels groupes ausein dun tat.

    Cette dfinition ne dpend plus du droit et ses conditions de rali-sation sont plutt vagues. Elle est difficile mettre en uvre en raisonde son amplitude et des difficults quentrane son interprtation.

    Ainsi, la limite entre conflit arm et troubles internes dfinie par leprotocole 2additionnel aux additionnel aux conventions de Genveest de plus en plus tnue7. Elle repose essentiellement sur une mesuredintensit trs subjective et source de dbats techniques, et surtoutpolitiques, infinis.

    En outre, la gestion de crise a pour objectif stratgique de faire recu-ler la violence. Il nest donc plus question pour le chef militaire derpondre au dfi que lui lance son ennemi par la supriorit mat-rielle ou technologique, mais de faire en sorte que celui-ci renonce

    7. Situations de tensions internes, de troubles intrieurs, comme les meutes, les actes isols et sporadiques deviolence et autres actes analogues, qui ne sont pas considrs comme des conflits arms.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    37/185

    36 LA JUDICIARISATION DES CONFLITS

    la violence de lui-mme soit par laction, soit par la dissuasion ou lapersuasion. Cest donc bien de supriorit morale quil sagit ; ce qui

    caractrise la victoire est dsormais ladhsion des valeurs rputesuniverselles dans une situation apaise.De ce fait, la gestion de crise est intgre. Elle oblige une coh-

    rence politique et stratgique de tous les instruments. En son nom,les valeurs et les rgles que prne le militaire doivent tre les mmesque celles du juge de ltat de droit ou du policier. Autrement dit, lecomportement du soldat doit se conformer au mieux celui exig parltat de droit.

    Le cadre juridique dans lequel nos militaires sont donc amens voluer est trs proche de celui du droit commun. Certes, comme en

    Afghanistan, les rsolutions du Conseil de scurit leur donnent unemarge de manuvre suffisamment importante pour que la force soitemploye, mais, de facto, ils doivent se restreindre fortement afin de nepas compromettre lobjectif stratgique qui est dradiquer la violenceet de mettre en place nos valeurs, tat de droit et dmocratie.

    Il en rsulte que les oprations militaires qui sont menes lheureactuelle se rapprochent de plus en plus doprations de police muscles.Pour ce qui est du terrorisme, linterprtation est partage. Si la luttecontre ce mode daction est considre comme essentiellement poli-

    cire en France mtropolitaine, y compris pour le plan vigipirate, elleest une mission militaire en Afghanistan. De mme, au Kosovo, la plusgrande partie des missions confies aux armes tourne autour de lanotion de contrle de foule, cest--dire de maintien de lordre.

    La lutte contre la piraterie soutient aussi cette ambigut. De parla convention de Montego Bay, la piraterie est un crime de droitcommun passible des tribunaux pnaux. Toutefois, compte tenu deson ampleur et de lintensit des moyens dploys par les pirates dansle golfe dAden, il a fallu faire appel des moyens militaires. Il sagitdonc dune mission de police mene par linstrument militaire delUnion europenne avec une chane hirarchique militaire et souscouvert dune rsolution du Conseil de scurit.

    Les combats daujourdhui ne sont donc pas les mles dhiero la violence tait sans limites, o le gagnant tait celui qui arrivait dtruire les forces de ladversaire ou les neutraliser suffisammentpour lui imposer sa volont. Le vainqueur est dsormais lensembledes nations runies sous la bannire de lONUqui russissent fairerevenir un tat ou une contre dans le concert normal et pacifique desrelations internationales. Le terme imposer laisse donc de plus en

    plus la place au terme convaincre .Malgr cela, plusieurs pisodes paroxystiques comme, par exemple,les attaques de laviation ivoirienne Bouak en 2004, celles simules

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    38/185

    37DILEMMES EN OPRATIONS

    de laviation isralienne sur les positions franaises au Liban en 2006ou lembuscade dUzbeen en aot 2008ont montr quil fallait,

    certains moments, garder intacte la capacit de combattre. Or lameilleure faon de la conserver est de laisser au commandementmilitaire une libert daction travers ses rgles dengagement et demaintenir un dialogue permanent entre les autorits politique, stra-tgique et militaire afin de pouvoir constamment les adapter lasituation. Dun ct, le chef militaire fait valoir ses besoins en matiredusage de la force ncessaire laccomplissement de sa mission. Delautre, le responsable politique et stratgique dtermine le niveau de

    violence acceptable pour raliser au mieux ses objectifs.Toutefois, afin de prvenir toute situation isole et inattendue, il

    faut aussi mnager des lucarnes juridiques permettant au chefmilitaire dassumer pleinement le dfi qui lui est lanc par son adver-saire sans rpondre dune responsabilit pnale inopportune etinhibitrice.

    La dfinition de ces lucarnes passe par deux actes de d-judicia-risation . La premire consiste dfinir des pisodes de guerre dans lesquels le droit des conflits arms sappliquerait de facto; laseconde ne pas considrer la mort au combat comme une mortsuspecte8. Il faut laisser au commandement la facult dapprcier sil y

    a eu des infractions la loi pnale, et de porter plainte, le cas chant,au titre de son obligation de dnonciation (article 40du code deprocdure pnale).

    Larme franaise cherche tre la plus vertueuse possible traversle respect du droit et de lthique. Cest une question dhonneur,mais aussi de discipline au sens le plus noble du terme. Des rflexionsintenses ont lieu sur ce sujet9.

    A Une fermeture et une ouverture simultanes

    Enfin, les oprations actuelles nous conduisent vers un mouvementcontradictoire de fermeture et douverture quil faut apprhenderdun point de vue juridique. Le droit issu de la charte des NationsUnies a eu pour effet de resserrer le spectre des conflits arms enradiquant quasiment les conflits intertatiques. Ainsi, deux autresobstacles lexpression de la violence illimite sont apparus danslaprs-Seconde Guerre mondiale. Dune part, la mise en place

    8. En cas de dcouverte dun cadavre, quil sagisse ou non dune mort violente, mais dont la cause est inconnue oususpecte, lofficier de police judiciaire qui en est avis informe immdiatement le procureur de la Rpublique, setransporte sans dlai sur les lieux et procde aux premires constatations.

    9. Cf. Benot Royal, Lthique du soldat franais. La conviction dhumanit, Paris, Economica, 2008.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    39/185

    38 LA JUDICIARISATION DES CONFLITS

    rcente de juridictions ad hocpuis permanentes de rpression descrimes lis la guerre, dautre part, llimination des armements dont

    les effets sont indiscrimins, disproportionns ou qui sloignent tropde la stricte ncessit militaire. Mais les champs des conflictualitssouvrent vers dautres perspectives quil nous appartient sinon delimiter, au moins de contrler juridiquement.

    Ds la Premire Guerre mondiale, la communaut internatio-nale a pens judiciariser la dtermination des responsabilits duconflit. Ainsi, en 1919, larticle 231du trait de Versailles10affirmaitabruptement la responsabilit de lAllemagne . Aprs la SecondeGuerre mondiale, les cours de Nuremberg et de Tokyo ont t char-ges de cette tche. Leur apparence juridictionnelle nempcha pasde les qualifier de justice des vainqueurs , mais un vritable efforta t fait pour que leurs conclusions demeurent encore pertinentesaujourdhui. Ainsi, les dfinitions de gnocide ou de crime contrelhumanit sont directement issues de leurs jugements.Aujourdhui, la mise en place de cours pnales internationales

    charges de rprimer de manire universelle les crimes graves lis auxconflits arms11contribue structurer encore plus le champ juridiquedes oprations extrieures. Aprs la mise en place de tribunaux ad hoccomme les tribunaux pnaux internationaux pour lex-Yougoslavie

    ou pour le Rwanda, dune cour pnale internationale permanente,a t cre par le statut de Rome de 1998la Cour pnale internatio-nale (CPI) de La Haye. Elle punit a posterioriet construit un droit pnalinternational dont lapplication appartenait auparavant aux tats, quine faisaient pas ncessairement preuve de bonne volont en la matire.Son existence a un effet dissuasif contre ce genre de crime, effet quicontribue limiter encore plus lintrt politique des conflits armset promouvoir les solutions pacifiques.

    Mais ces juridictions ad hocou permanentes ne sont pas univer-selles. La comptence de la CPI, par exemple, ne sapplique quauxtats signataires de son statut. De plus, elles sont lentes prendredes dcisions : Slobodan Milosevic est ainsi dcd au cours de sonprocs, laissant lopinion publique internationale dans un grand tatde frustration. De plus, elles cotent cher aux tats qui les soutien-nent. Malgr ces dfauts, elles comblent le vide judiciaire qui entourait

    jusqu prsent lissue des conflits arms, et crent ce que lon appelletechniquement le jus post bellum.

    10. Les gouvernements allis et associs dclarent, et lAllemagne reconnat, que lAllemagne et ses allis sontresponsables, pour les avoir causs, de toutes les pertes et de tous les dommages subis par les gouvernements alliset associs et leurs nationaux en consquence de la guerre qui leur a t impose par lagression de lAllemagne etde ses allis.

    11. Il sagit des crimes contre lhumanit, des crimes de guerre et du crime de gnocide.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    40/185

    39DILEMMES EN OPRATIONS

    Dans un second temps, un effort de matrise des armements, entamds la fin de la Premire Guerre mondiale, sest intensifi partir

    du dbut des annes 1990, cest--dire la fin de la guerre froide.Ses progrs sont notables mme sils ne peuvent tre qualifis desatisfaisants.

    Larme nuclaire y a un statut un peu paradoxal : cest une armeapocalyptique par nature mais qui est lorigine de la plus grandepriode de paix que lhumanit ait connue. Malgr le symbole desouverainet que reprsente sa possession, de grands efforts ont tfaits pour la limiter. Aprs la dmonstration par labsurde du prsi-dent Kennedy sous lacronyme MAD12se sont dveloppes toutes sortesdinitiatives vocation universelle, traits dinterdiction des essaisnuclaires (CTBT) ou de limitation des vecteurs et des accessoiresncessaires son utilisation. Ils ont t complts par des initiativesbilatrales dinterdiction de possession ou de transit (grands traitsbilatraux comme STARTI, STARTIIet bientt celui que sapprtent signer les tats-Unis et la Russie), ou de limitation gographique(trait de Pelindaba pour lAfrique, de Rarotonga pour lOcanie,de Tlatelolco pour lAmrique latine et de Semipalatinsk pour lAsiecentrale), qui affirment, peu ou prou, la dnuclarisation de zonesentires. Enfin, le trait de non-prolifration cherche viter que la

    possession de larme nuclaire ne stende.Par ailleurs, de nombreuses armes classiques ont galement t inter-dites. Lusage des armes chimiques a ainsi t proscrit ds 1925, maisleur production et leur commerce ne lont t quen 1993(conven-tion du 13janvier). Puis viennent les armements biologiques (en 1984,pour la France), ceux qui gnrent des effets traumatiques excessifs ouqui frappent sans discrimination comme les clats non-localisables, lesmines, piges et autres dispositifs, des armes incendiaires, des armeslaser, des restes explosifs de guerre (convention du 10octobre 1980),des mines antipersonnel depuis 1997avec la convention dOttawa etdes armes sous-munitions avec la convention dOslo de 2008. Enfin,il y a le dsarmement rgional auquel nous participons, le trait sur lesforces conventionnelles en Europe (FCE) par exemple.

    Au final, ces traits peuvent paratre trs abstraits et leurs obligationsextrmement diverses. Mais ils ont des consquences directes sur lesoprations : ils interdisent au militaire demployer de tels armementset limitent les risques que nos soldats en rencontrent sur le terrain.

    Or si les procds et les armes qui peuvent tre utiliss en temps deguerre se trouvent aujourdhui limits, les champs dexpression de

    la conflictualit augmentent avec le progrs social et technologique.

    12. Mutual Assured Destruction( Destruction mutuelle certaine ).

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    41/185

    40 LA JUDICIARISATION DES CONFLITS

    Ainsi, trois domaines rclament une rgulation de manire urgente :les socits militaires prives, le bouclier antimissile et la cyberdfense,

    soit parce que des incidents se sont dj produits, soit cause de lamondialisation, soit parce que le domaine devient de plus en plus vital notre civilisation et nos tats.

    La prolifration des socits militaires prives trouve son originedans le mouvement actuel de rationalisation de la dpense militaire.Nombre de fonctions qui avaient t confies des soldats cause dufaible cot de la conscription sont dsormais plus rentables si elles sontexternalises, cest--dire dlgues des entreprises prives. Cettetendance a gagn tous les thtres doprations et toutes les armes,notamment chez les Anglos-Saxons. Or les membres de ces socitspeuvent tre amens user de la force et voluer, alors quils sontcivils, dans des lieux rputs tre des cibles lgitimes au sens de laconvention de Genve. La problmatique ainsi pose est multidimen-sionnelle, financire, sociale, juridique... Outre le droit internationalhumanitaire, elle concerne le droit du travail, le droit des socits, ledroit des contrats, le droit de la scurit sociale et pose notammentle problme de lextension aux civils qui accompagnent la force desprivilges, immunits et priorits de juridiction prvus par le statutdes militaires. Les rponses ne sont pas videntes et seule une certaine

    pratique apportera des solutions claires.Le bouclier antimissile est aussi une question, introduite par le Livreblanc, qui pose des problmes juridiques importants. Ainsi, dans cedomaine et au vu des moyens dont elle dispose, la France ne peutuvrer quau sein dune coalition mene par les Amricains. Desquestions fondamentales se posent alors : partir de quel momentet sur quels critres met-on en uvre ce bouclier compte tenu desdiffrences essentielles sur linterprtation de la lgitime dfense entreles deux rives de lAtlantique ? Dans quelle mesure pourra-t-on lem-ployer pour garantir la clause de solidarit du trait de Lisbonne ? Endehors des questions technologiques et politiques, les interrogations

    juridiques poses par ce type darmement sont extrmement arduesau temps de la mondialisation et de la solidarit croissante entre lesnations.

    Enfin, lEst du continent nous a dvoil le dernier champ debataille en date : le cyberespace. Un certain nombre de faits, commeles attaques massives contre les installations informatiques dancienspays satellites de la Russie, ont montr les vulnrabilits profondesde notre civilisation de linformation. Ces menaces sont bien relles.

    Or le Livre blanc demande dassurer la mission de lutte informa-tique offensive , cest--dire des attaques cibles sur les installationsinformatiques dun ventuel adversaire, un domaine juridique encore

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    42/185

    41DILEMMES EN OPRATIONS

    en grande partie vierge. Les questions que nous pouvons nous posersont multiples : toute atteinte au cyberespace est-elle dordre crimi-

    nel ou peut-il y avoir un cyberconflit arm ? Comment dfinir uncybercombattant ?Les interventions militaires posent donc de plus en plus de questions

    juridiques. Alors que le droit des conflits arms tait, en apparence,un droit relativement simple, dont les circonstances dapplicationtaient juridiquement bordes, nous voluons dsormais dans desdomaines de plus en plus structurs au plan juridique et de plusen plus proches du droit commun. Paradoxalement, face au succsdu droit international pour limiter progressivement les conflits, denouvelles perspectives souvrent dont les consquences ne sont pasencore pleinement apprhendes. Malgr cela, le leitmotiv du juristeoprationnel reste identique. Et pour essayer de rpondre Lyauteycomme de Gaulle : il faut tout faire pour que le militaire puisseremplir sa mission en toute srnit dans un environnement juridiquede plus en plus contraignant. C

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    43/185

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    44/185

    JOL PRIEUR

    LA RESPONSABILIT PNALEDE LA SCURIT CIVILE

    Dans le vieux Paris, le prfet de police est tmoin par hasard dunincendie qui vient juste dclater. Il sagit dun feu violent, mais dim-portance relative, un feu de capitaine . Prvenu de sa prsence, legnral commandant la brigade se dplace et profite de la situationpour commenter lengagement des secours au prfet, qui est aussi sonchef, et rpondre ses questions.

    Mon gnral, pourquoi vos hommes cherchent-ils absolument entrer dans limmeuble avant que lincendie ne soit teint ?

    Parce que notre premier souci est de sauver les personnes bloques lintrieur, et nous ne pouvons pas attendre davoir abattu lesflammes pour cela, monsieur le prfet.

    Mais cette quipe en haut de la grande chelle, qui cherche rentrer dans ltage en feu, ne prend-elle pas de risques ?

    Cet abordage est en effet dlicat, monsieur le prfet, mais les-calier est effondr et cette manuvre est le choix du capitaine. Si

    nous diffrons trop lattaque du foyer, cest limmeuble entier quiva rapidement y passer, et probablement les immeubles voisins. Certes, mon gnral, mais cette quipe court-elle votre avis un

    danger ? Sans aucun doute, monsieur le prfet, mais si nous ne consen-

    tons pas cette prise de risque, quiddes quipes de recherche etde sauvetage qui agissent au-dessus ? Quiddes ventuels occupantsbloqus dans leur chambre ?

    Vous avez raison, prions que tout se passe bien Cette anecdote, parfaitement authentique, a permis de mettre

    en lumire auprs dun des principaux magistrats de la capitale unlment important, incontournable et drangeant, et qui constituela marque du commandement de terrain. Ce capitaine au feu de la Brigade de sapeurs pompiers de Paris (BSPP), tout comme soncamarade qui commande une unit dinfanterie engage en opra-tion de combat, est responsable de lexposition de ses hommes lamort. Tous deux sont soumis lincertitude dune dcision prisedans lurgence. Ils ont en commun de dcider sans connatre a prioritous les facteurs internes ou externes de laction, que lhistorien ou

    le juge semploiera, a posteriori, rechercher et dcortiquer alorsque, par dfinition, ces mmes lments restent parfois ignors desacteurs.

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    45/185

    44 LA JUDICIARISATION DES CONFLITS

    Dans un contexte croissant de sur mdiatisation et de refus de lin-luctable, les interventions des sapeurs-pompiers, tout comme celles des

    militaires sur les thtres doprations extrieures, font invariablementsuspecter une faute ds lors que les victimes nont pu tre secourues,indemnes, dun sinistre, ou quelles se soldent tragiquement dans lesrangs des intervenants (dix militaires de la BSPPsont morts au feu au cours des dix dernires annes). Cette probabilit de mise en cause

    judiciaire gnre le plus souvent interrogation et incomprhension dela part du commandement des oprations de secours, soumis fortepression. La raison principale de ces ractions rside dans un senti-ment qui sassimile au ressenti dune double peine : le chagrin li la perte de lun des siens (ou dune victime) ; le sentiment de se voiropposer la prsomption de faute pour les choix effectus.

    Ce constat quelque peu polmique tient probablement une volu-tion dterministe de nos socits, qui pourrait se rsumer en unecontractualisation du risque et de ses dommages. Il entrane en outreun sentiment dinjustice chez le chef, quil soit, comme le pompier,contraint de choisir un chemin daccs aux secours dans lurgencedun pril immdiat, ou, comme le fantassin, amen ordonner lamanuvre dans un contexte aussi confus que celui de la guerre. Cesentiment est par ailleurs renforc par la difficile acculturation des

    professionnels de la loi pnale, peu familiariss aux terribles incerti-tudes du commandement oprationnel.Toutefois, cet tat de fait ne doit pas tre vcu comme la fin dun

    mythe dirresponsabilit au mme titre quil ne doit pas induire chezles intervenants des prises de dcision timores ou, plus forte raison,une fuite des responsabilits. Or ces deux derniers points constituentindniablement des risques majeurs pour les chefs militaires commepour les pompiers. Pour autant, et que lon ne sy mprenne pas, cetterflexion na pas pour objet de susciter ce que daucuns appelleraientune recherche dirresponsabilit pnale de principe des comman-dants doprations de secours (COS) ou des chefs militaires au combat,responsabilit laquelle tous se soumettent humblement et sans sedfausser. Il sagit simplement de dresser un tableau succinct de cettevolution, sans la juger, ni commenter les dcisions souveraines denos juridictions.

    A La qute de la faute

    Si les missions propres aux militaires, telles que dfinies par le codede la dfense, et celles des sapeurs-pompiers, telles que dfinies parle code gnral des collectivits territoriales, sont intrinsquement

  • 7/25/2019 inflexions_15_09

    46/185

    45LA RESPONSABILIT PNALE DE LA SCURIT CIVILE

    diffrentes, il nen demeure pas moins que, sur le terrain, elles seretrouvent dans la notion de commandement des oprations. Chez

    les sapeurs-pompiers, quils soient civils ou militaires, lorganisationdu commandement des oprations de secours (COS)est dterminepar un rglement : Le commandant des oprations de secours dsi-gn est charg, sous lautorit du directeur des oprations de secours(DOS), de la mise en uvre de tous les moyens publics et privs mobi-liss pour laccomplissement des oprations de secours. En cas depril imminent, le commandant des oprations de secours prend lesmesures ncessaires la protection de la population et la scurit despersonnels engags. Il en rend compte au directeur des oprations desecours1. Dans lexemple cit prcdemment, le capitaine tait leCOSet le prfet le DOS.

    Si la population saccorde reconnatre la difficult des missionseffectues quasi systmatiquement dans lurgence, il nen demeure pasmoins que les sapeurs-pompiers, quils soient militaires, fonction-naires ou volontaires, restent soumis, en cas de blessure ou de dcs,aux rgles de droit commun en matire dengagement de la respon-sabilit pnale.

    Une notion juridique majeure est notamment susceptible dengagerla responsabilit pnale des intervenants : il sagit de celle relative aux

    infractions non-intentionnelles pour homicides ou bles