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    Guerre etopinion publique

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    Le soldat et lair du temps :leons yougoslaves ? Jean-Ren Bachelettat darmes Franois LecointreLe manichisme, un prt penser Patrick Clervoy

    Le rle des images dans la menaceterroriste et les guerres nouvelles Herfried MnklerDire Patrick de Saint-ExupryConqurir lopinion.Lexemple du Kosovo Jean-Philippe CongroArmes-opinions-oprations :un paradigme afghan ? Jean-Franois BureauInformation et dsinformation, 1914-1962 Rmy PorteLa lutte contre la subversion en Franceau tournant des annes 1950 Marie-Catherine Villatoux

    Partir en guerre ou sabstenir : linfluencede lopinion publique Natalie La Balme et Hlne DieckAfghanistan : un cas concretde communication institutionnelle Martin KlotzLe Parlement, enceinte lgitime du dbatdmocratique en matire de dfense Josselin de RohanLes nations europennesveulent-elles encore gagner des guerres ? Yves Jzquel

    POUR NOURRIR LE DBAT

    La pense militaire dAdam Smith Norbert CampagnaLe clerc, le combattant et le saint Esther Dehoux

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    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

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    La revue Inflexions

    est dite par larme de terre.14, rue Saint-Dominique, 75700 Paris SP07Rdaction : 01 44 42 42 86 e-mail : [email protected] : 01 44 42 43 20www.inflexions.fr

    Directeur de la publication :

    M. le gnral de division Jean-Philippe Margueron

    Rdactrice en chef :

    Mme Emmanuelle Rioux

    Comit de rdaction :M. le gnral darme (2S) Jean-Ren Bachelet Mme Monique Castillo M. Jean-PaulCharnay M. le mdecin en chef Patrick Clervoy M. Samy Cohen M. le colonel Jean-Luc Cotard M. le colonel Benot Durieux M. le colonel Michel Goya M. Armel Huet

    M. le grand rabbin Ham Korsia M. le colonel Franois Lecointre M. le gnral decorps darme (2S) Jrme Millet Mme Vronique Nahoum-Grappe M. lambassadeurde France Franois Scheer M. Didier Sicard M. le colonel (er) Andr Thiblemont

    Membres dhonneur :M. le gnral de corps darme (2S) Pierre Garrigou-Grandchamp Line Sourbier-Pinter

    Secrtaire de rdaction : adjudant Claudia Sobotka [email protected]

    Les manuscrits qui nous sont envoys ne sont pas retourns.Les opinions mises dans les articles nengagent que la responsabilit des auteurs.Les titres des articles sont de la responsabilit de la rdaction.

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    Guerre etopinion publique

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    Le soldat et lair du temps :leons yougoslaves ? Jean-Ren Bachelettat darmes Franois LecointreLe manichisme, un prt penser Patrick Clervoy

    Le rle des images dans la menaceterroriste et les guerres nouvelles Herfried MnklerDire Patrick de Saint-ExupryConqurir lopinion.Lexemple du Kosovo Jean-Philippe CongroArmes-opinions-oprations :un paradigme afghan ? Jean-Franois BureauInformation et dsinformation, 1914-1962 Rmy PorteLa lutte contre la subversion en Franceau tournant des annes 1950 Marie-Catherine Villatoux

    Partir en guerre ou sabstenir : linfluencede lopinion publique Natalie La Balme et Hlne DieckAfghanistan : un cas concretde communication institutionnelle Martin KlotzLe Parlement, enceinte lgitime du dbatdmocratique en matire de dfense Josselin de RohanLes nations europennesveulent-elles encore gagner des guerres ? Yves Jzquel

    POUR NOURRIR LE DBAT

    La pense militaire dAdam Smith Norbert CampagnaLe clerc, le combattant et le saint Esther Dehoux

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    NUMRO 14

    GUERREET OPINION PUBLIQUE

    DITORIAL

    OMNIPRSENTE ET INDFINISSABLE :L OPINION PUBLIQUE C SAMY COHEN 9

    DOSSIER

    LE SOLDAT ET LAIR DU TEMPS : LEONS YOUGOSLAVES ?C JEAN-REN BACHELET 19

    Le soldat ne peut se soustraire l air du temps . Or celui-ci sest montrparticulirement dltre pour lui et pour son action lors de la guerre enYougoslavie, dans les annes 1990.

    TAT DARMESC FRANOIS LECOINTRE 33

    Aujourdhui, lune des principales responsabilits du chef en opration extrieureest la dfinition du sens, la justification de la lgitimit de lengagement. Il entreainsi en concurrence avec une opinion publique qui exerce son imperiumsur les

    esprits.LE MANICHISME, UN PRT PENSERC PATRICK CLERVOY 39

    Au retour de mission, le soldat peut se trouver en dcalage avec les personnesquil retrouve et qui ont une apprciation diffrente du sens et des rsultats delopration laquelle il a particip. La faute une opration psychologique appelemanichisme.

    LE RLE DES IMAGES DANS LA MENACE TERRORISTE ET LESGUERRES NOUVELLESC HERFRIED MNKLER 43

    Limage est une nouvelle arme dont les terroristes savent user afin de compenser

    leur infriorit physique et paralyser la supriorit matrielle de leurs adversaires.LOccident trouvera-t-il la parade ?

    DIREC PATRICK DE SAINT-EXUPRY 51

    La vrit est-elle inluctablement, comme le disait le snateur amricain HiramJohnson, la premire victime de la guerre ?

    CONQURIR LOPINION. LEXEMPLE DU KOSOVOC JEAN-PHILIPPE CONGRO 55

    La communication est indispensable pour une force multinationale sur un thtredoprations afin dessayer de gagner et de conserver la faveur de lopinionpublique locale comme internationale. Un tmoignage de laction mene par la KFORau Kosovo.

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    ARMES-OPINIONS-OPRATIONS :UN PARADIGME AFGHAN ?C JEAN-FRANOIS BUREAU 63

    Les opinions publiques des dmocraties exercent un contrle asymtrique sur

    les oprations militaires, qui pse sur la libert de dcision des gouvernements.Linstauration de la confiance est dsormais un investissement politique permanent.

    INFORMATION ET DSINFORMATION, 1914-1962C RMY PORTE 73

    La question de linfluence des opinions publiques sur la conduite de la guerreest devenue une problmatique majeure des autorits politiques et du hautcommandement depuis la Grande Guerre.

    LA LUTTE CONTRE LA SUBVERSIONEN FRANCE AU TOURNANT DES ANNES 1950C MARIE-CATHERINE VILLATOUX 85

    Face un parti communiste peru comme une cinquime colonne aux ordres de

    Moscou, le gouvernement franais sest attach mettre en place un systme decontre-offensive psychologique destin protger les forces armes et la nation.

    PARTIR EN GUERRE OU SABSTENIR :LINFLUENCE DE LOPINION PUBLIQUEC NATALIE LA BALME ET HLNE DIECK 95

    En identifiant la nature de lopinion publique et son influence, en analysant diverscas lors dinterventions rcentes, les auteurs cherchent clairer ce qui se joue lafrontire des prrogatives de la dmocratie et de la raison dtat.

    AFGHANISTAN : UN CAS CONCRETDE COMMUNICATION INSTITUTIONNELLEC MARTIN KLOTZ 103

    Afin dexpliquer aux Franais les raisons et les enjeux de la prsence de leursarmes en Afghanistan, une communication globale interministrielle a t mise enuvre.

    LE PARLEMENT, ENCEINTE LGITIMEDU DBAT DMOCRATIQUE EN MATIRE DE DFENSEC JOSSELIN DE ROHAN 107

    Face aux aspirations de lopinion un dbat public, les parlementaires ont suimposer leur influence en matire dlaboration de la politique de dfense de laFrance, rcemment amplifie par la rvision constitutionnelle de juillet 2008.

    LES NATIONS EUROPENNESVEULENT-ELLES ENCORE GAGNER DES GUERRES ?

    C YVES JZQUEL 119

    Au-del de la seule question de la participation militaire, le conflit afghan nousinvite nous interroger sur les valeurs que nous souhaitons dfendre, sur le prixque nous acceptons de payer pour y parvenir et sur le projet que nous voulonsporter demain, collectivement.

    POUR NOURRIR LE DBATLA PENSE MILITAIRE DADAM SMITHC NORBERT CAMPAGNA 127

    Un aspect nglig de la pense dAdam Smith. Autour de sa thorie morale, lafigure du spectateur impartial en temps de guerre, le conflit entre vertus aimableset vertus hroques, la notion de guerre juste

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    LE CLERC, LE COMBATTANT ET LE SAINTC ESTHER DEHOUX 139

    limage de saint Michel, les guerriers par leurs combats devaient permettre laparousie. Mais la prise de Jrusalem nayant pas t suivie par le retour du Fils delhomme, les clercs cherchrent rduire la porte des actions des combattants des horizons terrestres. Ils leur proposrent alors dimiter dautres guerriers dusanctoral tels Georges, Maurice et Dmtrius.

    TRANSLATION IN ENGLISHSOLDIERS AND THE LATEST TRENDS:LESSONS FROM YUGOSLAVIA?C JEAN-REN BACHELET 151

    THE FIGHT AGAINST SUBVERSIONIN FRANCE IN THE FORTIES AND FIFTIESC MARIE-CATHERINE VILLATOUX 165

    BRVES 173COMPTES RENDUS DE LECTURE 175

    SYNTHSES DES ARTICLES 183

    TRANSLATION OF THE SUMMARY IN ENGLISH 187

    BIOGRAPHIES 191

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    SAMY COHENMembre du comit de rdaction

    DITORIALOMNIPRSENTE ET INDFINISSABLE :L OPINION PUBLIQUE

    Omniprsente et indfinissable : la notion dopinion publique revtparadoxalement ces deux caractristiques, rendant sa comprhensionpour le moins complique. Ce paradoxe mrite un claircissement.La prsence de lopinion publique dans les dbats est rcurrente. Ilest constamment fait rfrence aux Franais qui pensent ceci ou qui sopposent cela . Les politiques publiques la prennenten compte comme une donne incontournable, notamment dans lesdomaines rgaliens comme celui de la guerre et de la paix. Cest mmeparticulirement le cas dans ces deux domaines, en raison des cons-quences que la guerre et la paix ont sur lexistence et la scurit despeuples. Mais aussi parce que lopinion publique peut renforcer la

    lgitimit du prince, en cas de succs, comme elle peut le dstabiliser,en cas dchec. Il joue son avenir dans limmdiat tout en pensant limage quil laissera de lui la postrit. La guerre est pour lui la politique par excellence (indpendamment de la phrase ressassede Clausewitz : La guerre est le prolongement de la politique pardautres moyens. ). Cest pourquoi les professionnels de la guerreque sont les militaires sont confronts des exigences de la part dupouvoir politique qui vont souvent lencontre de la logique militaire.En outre, dans une guerre, lopinion publique devient rapidement unenjeu central de laffrontement. Lennemi sait que dans une dmo-cratie, elle est le maillon faible. Sil russit la dmoraliser, lui faireperdre la confiance quelle a envers ses dirigeants, alors il aura peut-tre le sentiment davoir russi dstabiliser ces derniers et fait un pasen avant vers la victoire.

    Dans quelle dmocratie un chef dtat ou de gouvernement peut-ilprendre le risque dengager larme dans une intervention militairedenvergure 1sans sassurer du soutien de l opinion publique oudu moins de sa passivit ? Depuis la fin des guerres de colonisation,

    1. La notion de guerre est ici utilise dans son acception la plus large. Elle apparat quelque peu anachronique ausens de guerres majeures qui ont ensanglant les XIXeet XXesicles mais demeure toutefois valide pour dsignerles conflits infra-tatiques qui dchirent de nombreux pays du Sud et les nombreuses interventions militaires dans lecadre des Nations Unies ou non, dans celui de la lutte contre le terrorisme

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    8 GUERRE ET OPINION PUBLIQUE

    on constate de la part des dcideurs franais un souci manifeste dene pas dpasser le cadre de l intervention limite , de ne pas lais-

    ser la France sengager dans des oprations susceptibles dveiller unmouvement de contestation important, dviter des pertes, lescaladepuis lenlisement. Discrtement ou ouvertement, le pouvoir politiquecherchera connatre l humeur de ses concitoyens. Pendant lesmois qui ont prcd la guerre du Golfe en 1991, le chef de ltat aavanc avec une grande prudence, cherchant mobiliser les soutiens, construire un consensus en vue de la participation une guerre opourtant les Franais ne sont pas appels des sacrifices importants.Pendant le mois de janvier 1991, le service dinformation du Premierministre (SID) commande deux sondages par semaine pour suivre auplus prs l opinion des Franais2. Franklin Roosevelt prit lui aussien son temps, non sans raison, dinfinies prcautions avant de lancerles tats-Unis dans la guerre. Il avait convaincre une opinion isola-tionniste et demander de lourds sacrifices aux Amricains.

    Le lien entre lopinion publique et la guerre est, on le voit, troit.Mais le pouvoir politique nest pas pour autant le prisonnier3. Ilpeut russir mobiliser son soutien, neutraliser son hostilit. Il peutmme passer outre toute opposition, ses risques et prils. Maisquil pense elle, les enqutes et les tmoignages dhommes politiques

    ou danciens responsables de la Dfense le dmontrent amplement.Les grands responsables des armes et mme les chelons infrieursdu commandement sont conscients de limportance de lavoir sescts.

    Mais quand bien mme elle nexisterait pas, comme laffirmentcertains experts, quand bien mme elle ne se prterait pas unemesure rigoureuse et chapperait une dfinition univoque, elleexiste dans les ttes . Le fait quelle soit perue, tort ou raison,comme prgnante, voire dans certains cas dterminante, lui donnele statut de fait politique. Une ide fausse peut tre un fait vrai, pourparaphraser le titre du livre sur les strotypes europens publi sousla direction de Jean-Nol Jeanneney4. Nous sommes au cur de ceque lon appelle la prophtie autoralisatrice dcrite par le socio-logue Robert K. Merton partir des travaux de William Isaac Thomas(auteur du thorme de Thomas ). Les comportements des indivi-dus sexpliquent par leur perception de la ralit et non par la ralitelle-mme5. La formule de Thomas la plus clbre, cite par Merton,

    2. lizabeth Dupoirier, De la crise la guerre du Golfe : un exemple de mobilisation de lopinion , in Sofres, Ltat de

    lopinion, prsent par Olivier Duhamel et Jrom Jaffr, Paris, Le Seuil, 1992.3. Comme le montre le texte de Natalie La Balme et dHlne Dieck.4. Jean-Nol Jeanneney, Une ide fausse est un fait vrai. Les strotypes nationaux en Europe, Paris, Odile Jacob, 2000.5. Robert K. Merton, lments de thorie et de mthode sociologique, Paris, Plon, 1965.

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    est : Si les hommes considrent des situations comme relles, alorselles le deviennent dans leurs consquences. Vladimir O. Key cri-

    vait ironiquement que l opinion publique recouvre les opinions descitoyens dont les gouvernants trouvent prudent de tenir compte 6.Mais lide est-elle fausse ? Cest la question centrale qui divise les

    sociologues. Pour nombre dentre eux, l opinion publique nexistepas 7. Il sagit dun artefact cr par les sondages chargs de lasaisir. Pour les tenants du paradigme minimaliste , illustr par lestravaux dun Philip E. Converse8aux tats-Unis, le grand public seraitglobalement peu inform, ses capacits de raisonnement seraientfaibles, et les opinions recueillies par les sondages, surtout dans ledomaine politique, seraient souvent superficielles, instables et inco-hrentes, assimilables des pseudoattitudes ou non-attitudes 9. ces critiques sajoute celle de Walter Lipmann, selon qui le public demasse est isol, indiffrent, incomptent, dhumeur versatile et enti-rement la merci des moyens de communications de masse10.

    Pour les tenants de ce paradigme, il y aurait un idal-type de lopinionpublique. Celui-ci prsuppose plusieurs conditions : 1) une opinion consciente et informe , contrairement aux sondages qui agrgentdes opinons trs htrognes dun point de vue de leur information ; 2)une opinion publique dote dun certain degr dorganisation. Toutes

    les opinions ne se valent pas et seules celles des groupes organiss dans la vie publique sont dotes dune force relle, que dissimulent lessondages ; 3) une opinion publique qui merge de manire spontaneet authentique, alors que les opinions mises au cours dun sondagereprsentent une opinion sollicite et ne correspondent pas ceque pourrait tre une opinion publique relle 11.

    Ces critiques ont engendr en raction toute une srie de travaux,aux tats-Unis dabord, tendant rhabiliter les sondages. BenjaminPage et Robert Shapiro, dont le livre analyse cinquante ans de sondagesamricains, ainsi que Max Kaase et Kenneth Newton, dont luvreporte sur les valeurs dominantes dans les pays de lUnion euro-penne, montrent la capacit du public de masse au discernementet la diffrenciation, mme lorsquil sagit de sujets complexes et

    6. Vladimir O. Key, Public Opinion and American Democracy, New York, Alfred A. Knopf, 1961, p. 14.7. Les Temps Modernesn 318, janvier 1973, pp. 1295-1309.8. Philip E. Converse, The Nature of Belief Systems in Mass Publics , in David E. Apter, Ideology and Discontent, New

    York, Free Press, 1964.9. Voir la prface de Nonna Mayer louvrage de Mathieu Brugidou, LOpinion et ses publics. Une approche pragmatiste

    de lopinion publique, Paris, Presses de Sciences-Po, 2008. Je remercie vivement Nonna Mayer pour ses conseils et sa

    relecture attentive de cette prface.10. Walter Lipmann, Public Opinion, New York, Mc Millan, 1922.11. Loc Blondiaux, Lopinion publique , inAnne-Marie Gingas (dir.), La Communication politique. tat des savoirs,

    enjeux et perspectives, Presses de luniversit de Qubec, 2003.

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    10 GUERRE ET OPINION PUBLIQUE

    techniques12. Ils constatent la stabilit, sur le moyen et le long terme,des rponses fournies par les personnes interroges sur des problmes

    lis aux grands enjeux de politique interne aussi bien que de politiqueinternationale. Les Franais et la dfense : 15ans de sondages (1991-2006) 13, en

    France, confirme cette dernire interprtation. Certes, les Franaisne placent pas les questions lies la dfense nationale en tte de leurspriorits et ne sy intressent pas fortement. Cest le propre des paysqui vivent en paix et en (relative) scurit. Leurs trois priorits dcla-res sont, dans lordre, la protection sociale, lemploi et, aprs 2005et les violences dans les banlieues, le maintien de lordre. Seuls 11%dentre eux classent lindpendance nationale et la dfense de lin-tgrit du territoire parmi celles-ci. Il nempche que sur nombrede questions, ils donnent des rponses cohrentes et souvent stablesdans la dure, avec un taux de non-rponse souvent infrieur 5%.Les volutions, quand elles se produisent, sont souvent corrles deschangements du contexte international.

    Parmi les enjeux pour lesquels les Franais affichent des prfrencesmarques et constantes, notons brivement celui de la dfense euro-penne. Une forte majorit dentre eux, de lordre de 90%, pensequelle est une bonne chose , rponse en augmentation rgu-

    lire depuis quinze ans. De mme, ils soutiennent trs fortement lesmissions militaires qui sont assignes leur arme. Ce soutien estparticulirement marqu lorsquil sagit dapporter un secours lapopulation franaise (97%), d assurer des missions de scuritintrieure (92%), de prserver la vie des ressortissants franais (91%), d apporter une aide humanitaire (question pose depuis1997et dont la rponse subit un lger flchissement, passant dunsoutien 96% en 2003 91% en 2006), de dtruire un foyer deterrorisme (86%, en augmentation rgulire depuis 1991) ou din-tervenir dans le cadre de lONU(85%). En dessous vient une sriede missions recueillant un niveau de soutien moins lev, comme lesoprations visant ramener la paix (77%), le respect des accordsde dfense avec des pays africains (68%, un chiffre en baisse depuis2002de neuf points). Enfin, signalons que ce sont les missions dansle cadre dune agression conomique majeure suscitent le moinsdenthousiasme, avec 59% dapprobations, chiffre galement en baissede dix points depuis 2002. On pourrait multiplier les exemples.

    12. Benjamin I. Page, Robert Y. Shapiro, The Rational Public: Fifty Years of Trends in AmericansPolicy Preferences,Chicago and London, The University of Chicago Press, 1992, ainsi que Max Kaase, Kenneth Newton, Beliefs inGovernment, Oxford University Press, 1995.

    13. Les Franais et la dfense : 15ans de sondages (1991-2006) , Analyse et rfrences, ministre de la Dfense,dcembre 2007, prface de Samy Cohen, pp. 2-4.

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    Dautres tudes ont rvl lexistence dune rationalit limitedes lecteurs, ou plutt des rationalits diffrentes selon les publics,

    selon les enjeux, selon le contexte dans lequel lopinion est mise14

    .Le sondage dlibratif 15a permis aussi un progrs. Il consiste interroger un panel sur un problme, puis le r-interroger pourtester sa cohrence aprs avoir fourni ses membres des informationssur le sujet et les avoir fait en dbattre par petits groupes. Dautrestechniques encore16se sont dveloppes, qui ont toutes en communde vouloir rapprocher les conditions dexpression des opinions decelles de la vie relle, de rintroduire lchange, le dbat et le contextesociopolitique dans le face face de lentretien de sondage17.

    On doit une autre avance importante John Zaller, qui distinguedeux catgories de sonds. Les personnes les plus intresses par lapolitique, qui font le tri dans la masse des informations quelles reoi-vent et qui ne retiennent que ce qui va dans le sens de leurs valeurset de leur orientation idologique, de manire la fois critique etslective. Leurs rponses seront cohrentes et stables. Et, linverse,le grand public qui, dans sa grande majorit, prte peu attention la politique et se fait son opinion mesure quil dcouvre les ques-tions, en fonction de ce quil a en tte cet instant 18. Zaller insistedonc sur le caractre construit des opinions, sur leur ambivalence

    et sur leur dpendance lgard du contexte. Il ne dit pas, commeConverse, que les individus nont pas dopinion, ni quils rpondentau hasard, pile ou face pour faire plaisir lenquteur, mais pluttquils en ont de multiples. Ils sont, sur la mme question, et selon lesmoments, susceptibles davoir des opinions diffrentes, voire conflic-tuelles19. Cest lambivalence qui les caractrise au plus haut point. Etcette construction improvise des opinions serait particulirementfrquente dans le domaine politique.

    De ces dbats, il ressort tout la fois une rflexion plus raisonne surlopinion publique et moins passionnelle sur les sondages dopinion,ainsi quune pdagogie de la manire de comprendre un sondage.Lopinion publique doit avant tout tre comprise comme un phno-mne dynamique et non seulement statique. Dautre part, un sondage

    14. Paul M. Sniderman, Richard A. Brody, Philip E. Tetlock, Reasoning and Choice: Explorations in Political Psychology,New York, Cambridge University Press, 1991.

    15. Pour une discussion du sondage dlibratif, voir James Fishkin, Democracy and Deliberation. New Directions forDemocratic Reform, New Haven, Yale University Press, 1991, etaussi Nonna Mayer, Le sondage dlibratif ausecours de la dmocratie , Le Dbatn 96, septembre-octobre 1997, pp. 67-72.

    16. Voir le bilan dress par Paul M. Sniderman, The New Look in Public Opinion Research , inA. W. Finifter, PoliticalScience : the State of the Discipline, II, Washington, American Political Science Association, 1993, pp. 219-245.

    17. Voir aussi Grard Grunberg, Nonna Mayer, Paul M. Sniderman, La Dmocratie lpreuve. Une nouvelle approche delopinion des Franais, Paris, Presses de Sciences-Po, 2002.18. John Zaller, The Nature and Origins of Mass Opinion, Cambridge, University of Cambridge Press, 1992.19. Zaller, op. cit.,p. 59.

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    seul a peu de signification. Il na de sens que lorsquil sinscrit dans lasuite dune srie denqutes menes sur la longue dure. Enfin, lire

    un sondage demande une certaine prudence et le respect de certainesrgles. Sa signification ne se rduit pas son rsultat majoritaire .Affirmer que 61% des Franais pensent que est rducteur, carcette prsentation occulte les facteurs de clivage (groupes dge, cat-gories socioprofessionnelles, niveaux dtudes, prfrences partisanes,genres) qui donnent la signification relle de lexercice. Le rsultatglobal doit donc tre interprt la lumire de la structure internedes rponses20.Ajoutons enfin cette petite prcaution. On ne peut pas parler de

    lexistence ou non dune opinion publique de manire gnrale,abstraite, dans labsolu. Une opinion publique nexiste que sur unenjeu particulier, pas une fois pour toutes . Ce qui est vrai dans lecadre national lest encore plus lorsquon dborde celui-ci. Ce nestpas parce qu un moment donn les publics de certains pays euro-pens se sont montrs hostiles lintervention militaire en Irak (2003)que lon peut se permettre dannoncer triomphalement la naissancedune opinion publique europenne 21. La mme prudence doittre observe lorsquon parle de lexistence dune opinion publiqueinternationale . Certains internationalistes vont vite en besogne

    lorsquils noncent la naissance dune vritable opinion publiqueinternationale quauraient permise la mondialisation et la librali-sation des changes mais aussi le fait qu aujourdhui, tout le mondepeut communiquer avec tout le monde 22.

    L opinion publique , quelle soit internationale ou mondiale , est un faux concept quil vaudrait mieux laissersommeiller. Ici encore, rptons-le, quelle soit nationale ou inter-nationale, elle ne peut exister que par rapport un enjeu particulieret non dans labsolu. Deuximement, le changement dans les moyensde communication ne fonde pas lexistence dune opinion publiqueinternationale. Croire quaujourdhui, tout le monde peut commu-niquer avec tout le monde relve dune mconnaissance abyssale desralits. Les populations qui ont le plus facilement accs Internetsont surtout urbaines. Des millions de villageois indiens, chinois,africains ou latino-amricains nutilisent pas ce moyen de communi-cation23. Enfin, une opinion publique internationale se mesure. Orles moyens de mesure comparatifs actuels, comme lEurobaromtre,

    20. Jean-Luc Parodi, Petit mode demploi pour sondomane amateur , Pouvoirsn 33, 1985.

    21.Dominique Reyni, La Fracture occidentale. Naissance dune opinion europenne, Paris, La Table ronde, 2004.22. Bertrand Badie, Lopinion la conqute de linternational , Raisons politiquesn 19, 2005.23.Comme le montre Internet World Stats : Usage and Populations Statistics, Top 20Countries with the Highest Number

    on Internet Users . Site Web : www.internetworldstats.com/top20.htm

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    les enqutes Valeurs24ou lenqute internationale du Pew ResearchCenter25, pour utiles quils soient, posent des problmes encore plus

    importants que les sondages nationaux, pour la raison simple que lamme question pose un paysan grec et au PDGdune multinationaleallemande obtiendra des rponses qui nauront pas la mme signifi-cation et qui demanderaient tre interprtes selon des mthodesqualitatives trop coteuses pour tre employes une telle chelle 26.On appelle souvent opinion publique mondiale ou interna-tionale des phnomnes trs diffrents : une grande campagneorchestre par des organismes privs, une srie de manifestations demasses, lopinion de certains intellectuels ou de certains mdias.

    Lintrt de ce numro dInflexionsest de reflter, travers le regardcrois de tmoins (militaires, responsables de la communication,lus, journalistes), danalystes et de chercheurs, cette complexit etles difficults auxquelles politiques et militaires sont confronts. Tousles auteurs de ce numro tmoignent de la prgnance de cet acteur collectif quest l opinion publique , en particulier dans le domainede la guerre, mme si sa dfinition et sa mesure continuent agiter lesrail des chercheurs en sciences sociales. C

    24. World Values Survey : www.worldvaluessurvey.org/25. Le Pew Research Centerest un think tankamricainqui fournit des informations sur les sujets controverssdu

    moment, les attitudeset les tendancesqui influencent le monde et les tats-Unis. Cest un organisme qui saffirmepolitiquement neutre. Son sige est Washington D.C.

    26. Voir larticle de Marie-Claude Smouts, Opinion mondiale , inMarie-Claude Smouts, Dario Battistella, PascalVennesson, Dictionnaire des relations internationales, 2edition, Paris, Dalloz, 2006, p. 394.

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    JEAN-REN BACHELET

    LE SOLDAT ET LAIR DU TEMPS :LEONS YOUGOSLAVES ?

    Nous sommes immergs dans l air du temps . Selon quil souffledans une socit donne, en une priode donne, sur un sujet donn,on pense ceci, ou cela ; ou plutt, on ne pense pas : ceci ou cela sim-pose comme vridique, sans quil soit besoin dargumenter, voire sanscontestation possible. La plupart sy abandonnent en toute incons-cience, certains avec conviction ; quelques esprits libres, a contrario, leconsidrent avec mfiance, voire scepticisme ; une minorit sinscrit contre-courant, parfois non sans risques.

    Il nest pas de domaine de lactivit humaine qui chappe peu ouprou ce phnomne, aujourdhui dmultipli par la rvolution encours dans les moyens dinformation et de communication. Cet airdu temps se forme-t-il au hasard dinfluences multiples combinantleurs effets comme par percolation, ou bien rsulte-t-il de lactiondlibre dhabiles chefs dorchestre, ou bien encore un peu de toutcela ? Dans tous les cas, ne serait-ce pas une manifestation du mim-

    tisme, dont Ren Girard a dvoil le rle cl dans le comportementhumain ? Toujours est-il quil oriente les opinions et les compor-tements, comme un insidieux Zphyr aussi bien quavec la brutalitde lAquilon. Effets de mode, ides dominantes, tendances lourdes, politiquement correct exercent ainsi ce quil faut bien appelerleur tyrannie1dans la mesure o ces phnomnes ne souffrent pasdalternative.

    Qui pourra sen abstraire ? Certainement pas le soldat, lui qui estdlgataire du corps social pour faire usage, si ncessaire, de la forcedes armes qui lui sont confies et qui doit puiser dans ce mme corpssocial une indispensable lgitimit, la mesure de lextravagance dupouvoir dont il est investi. En effet, outre le fait que la microsocitquest larme ne saurait tre un corps tranger dans la socit elle-mme mais cet aspect du problme ne sera pas trait ici , lair dutemps sexerce aussi dans le champ daction du soldat : la politique aunom de laquelle il agit, la doctrine qui linspire, ses modes opratoires,limage des partenaires ou bien des adversaires, les objectifs poursuivis,linformation qui est donne de laction, des effets ou des rsultatsde celle-ci, tout cela, des degrs divers et selon les circonstances, est

    soumis lair du temps.

    1. Cest lun des paradoxes de la socit dmocratique, mis en vidence par Tocqueville.

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    Or, on le sait, laction militaire, dans sa brutale simplicit pourreprendre lexpression du gnral de Gaulle, est toujours un rvla-

    teur. Au cur de lextrme complexit de toutes choses, confrontequelle est la dialectique de la vie et de la mort, elle sonne lheurede vrit. En loccurrence, lheure de vrit, lair du temps peutse rvler vici, voire vicieux. Autrement dit, la ralit qui simposeau soldat peut se rvler fort diffrente, si ce nest aux antipodes, dela reprsentation quen avait faite ou quen fait lair du temps. Pireencore, il arrive que le soldat se sente trahi par ce qui lui parvient dece mme air du temps.

    Cela peut alors se traduire par des catastrophes, avec rmission etrvisions dchirantes, ou sans rmission, les exemples historiquesnont pas manqu au cours duXXesicle. Pour nen citer quun, souve-nons-nous du pacifisme mou des annes 1930, lheure mme osenflaient outre-Rhin des prils sans prcdent. Mais cela peut aussi,et cest le cas le plus frquent de nos jours, polluer voire empoisonnerde faon chronique latmosphre dans laquelle se droule laction ; ilfaut alors faire avec , dans une version moderne, souvent mora-lement difficile, de grandeurs et servitudes . cet gard, lesoprations conduites dans le cadre du tragique dmembrement de la

    Yougoslavie dans les annes 1990constituent un cas dcole. Il sera au

    cur de notre constat et de notre rflexion. Il nest pas trop tard pourtenter den tirer des leons : cest quoi lon sefforcera au risquede ne pas tre dans lair du temps, donc inaudible.

    Lorsqu partir de 1991sengage le processus de dislocation de lafdration yougoslave, la violence dchane fait irruption au cur delEurope. La dclaration unilatrale dindpendance de la Croatie, en1991, en donne le signal ; Vukovar, notamment, est le lieu datrocitsque lon croyait dun autre temps et rserves dautres contres. Cellede la Bosnie-Herzgovine, un an plus tard, marque une surenchredans une horreur qui sinscrit dans la dure, avec, trs tt, commepoint focal, le sige de Sarajevo. Dans un monde o linformation estdevenue de plus en plus celle de limage tlvise, lmotion de lopi-nion occidentale va ds lors se trouver mobilise quatre annes durant.

    La communaut internationale , alors la recherche dun nouvel ordre mondial aprs limplosion du bloc sovitique et lafin du monde bipolaire, ne peut rester indiffrente. Son instancenaturelle, lONU, multiplie les rsolutions, le plus souvent inop-rantes. la faveur daccords partiels entre les belligrants, en gnralsans lendemain, on met en place des forces, bien mal nommes, de

    maintien de la paix , dabord en Croatie, ds 1991, puis en Bosnie, partir de 1992. Demble la France est le principal contributeur enCasques bleus. En effet, membre permanent du Conseil de scurit

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    avec, de surcrot, vocation jouer un rle de premier plan en Europe,comment pourrait-elle se dsintresser de lembrasement dun pays

    quelle a port sur les fonts baptismaux aprs la victoire de 1918? Et ce lheure o lAllemagne tout juste runifie vient de procder unereconnaissance unilatrale de lindpendance de la Croatie, avant cellede la Bosnie, sans concertation avec ses partenaires europens2

    Dans ce cadre sommairement bross, l air du temps va semontrer particulirement dltre pour nos soldats et pour leuraction, sur deux registres principalement : le mythe du soldat de lapaix dabord, qui va, durant quatre longues annes, entretenir unvritable contresens sur la nature mme de laction militaire et contri-buer rendre celle-ci largement inoprante ; une vision manichennedun conflit, ensuite, dont la complexit profonde est trs tt occultedans lopinion par la faveur accorde au bon Bosniaque, opposau mchant Serbe le Croate ayant un statut intermdiaire, maispas vraiment de mchant , avec laccusation rcurrente porte lencontre des soldats franais de complaisance pour les extrmistesserbes, si ce nest de complicit.

    A Le mythe du soldat de la paix

    Souvenons-nous du dbut des annes 1990. Le monde, qui avaitt si profondment structur au plan stratgique par la politique desblocs et par lquilibre de la terreur sous menace nuclaire, est enpleine recomposition. Lors de lvnement fondateur et emblma-tique quest la chute du mur de Berlin le 9novembre 1989, nombredesprits gnreux, y compris parmi les responsables politiques,croient voir souvrir une re de paix perptuelle. La ralit, cruelle,sera celle de lexplosion de violences jusque-l longtemps contenuessous la chape du monde bipolaire, largement relayes par les imagestlvises de lre de linformation dans laquelle nous sommes dsor-mais entrs.

    En France, cela conduit beaucoup de nos compatriotes, etnotamment ceux qui ont vocation influencer lopinion, intellec-tuels, artistes, journalistes, inflchir radicalement le regard quilspouvaient porter sur laction militaire. En effet, on redcouvre alorsce qui avait dj t le constat, brutal et tardif, de la fin des annes 1930et que lon avait oubli : dans le monde tel quil est peuvent survenirdes situations de violence telles quil nest dautre solution que lusage

    2. Nous tions alors en pleine dynamique de Maastricht et il est vraisemblable que le prsident Mitterrand, pour qui ladissociation de la Yougoslavie devait tre subordonne un accord pralable sur les frontires des nouveaux tats et des garanties pour les minorits, a alors choisi de ne pas ouvrir une crise avec lAllemagne.

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    de la force pour y mettre un terme. Or, durant des dcennies, lapense dominante avait t celle dun pacifisme larv, en tout cas dun

    profond antimilitarisme 3

    . On tait l dans lhritage de facteurshistoriques conjugus, combinant, depuis la Commune de Paris etlaffaire Dreyfus, le refus de la guerre gnr par les hcatombes sansprcdent du premier conflit mondial, le discrdit li au dsastre de1940et, pass le sursaut de la lutte pour la civilisation quavait t laSeconde Guerre mondiale, les effets dltres des conflits de dco-lonisation, accentus dans le cadre de la guerre froide par unecertaine permabilit la propagande sovitique, identifie par lhis-torien Franois Furet dans son dernier ouvrage, Le Pass dune illusion.

    Dans ce contexte, laction militaire, qui simpose comme lultimerecours, est conue au prisme de ce qui semble une nouveaut radi-cale : largement justifie par une exigence humanitaire la mesure delmotion mdiatise, elle semble tre devenue elle-mme huma-nitaire . Le soldat est devenu soldat de la paix et le voil lobjetdune faveur longtemps oublie. vrai dire, cette volution staitamorce ds le dbut des annes 1980, concomitante de notre parti-cipation de plus en plus importante aux oprations de paix delONU. Mais cest en ex-Yougoslavie, et plus particulirement enBosnie, que le concept sous-jacent dun soldat arm pour sa seule

    auto-dfense rvlera toute sa perversit. Encore faudra-t-il pourcela quatre longues annes.Bien sr, en arrire-plan se situent les concepts onusiens eux-mmes,

    avec notamment lexigence dun accord pralable des belligrants, lanotion dinterposition, la primaut donne la ngociation, lusagedes armes limit lautodfense. Pour autant, les situations aberrantesquont alors connues nos Casques bleus, agneaux parmi les loups,nauraient pu durer aussi longtemps, jusqu labsurde, si tout celanavait pas t dans l air du temps . Il nest pas jusquau prsidentMitterrand lui-mme, lui qui avait fait la guerre, si avis par ailleurslors de la dernire crise de la guerre froide, celle des euromissiles4, quinalimente le contresens lorsquil dclare en projetant le plus impor-tant contingent militaire dans le chaudron de Sarajevo : Il ne fautpas ajouter la guerre la guerre.

    On trouve alors jusqu la caricature la schizophrnie de fait de lasituation du soldat en pareilles circonstances. Dune part, il nestpratiquement pas un des principes qui ont prsid sa formation, tous les niveaux, qui ne soit enfreint sur le terrain. Install sur

    3. On hsite employer le mot car si, a contrario, on entend par militarisme lexercice du pouvoir par les militairesou bien la militarisation de la socit, il faut coup sr le condamner. L antimilitarisme doit donc tre ici compriscomme une hostilit plus ou moins rationnelle larme, juge fauteuse de guerre et antidmocratique.

    4. Souvenons-nous de sa dclaration dalors : Les pacifistes sont lOuest, mais les fuses sont lEst.

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    des positions imposes par des tractations diplomatiques, invit semontrer, avec son casque bleu et ses vhicules blancs, il est le plus

    souvent dune totale vulnrabilit, au mpris du principe premier desret ; porteur dune arme strictement individuelle pour sa seulesauvegarde, il est plac dans un rapport de forces qui peut tre crasanten faveur de ceux auprs desquels il est cens garantir lapplication desrsolutions onusiennes, incapable de prendre lascendant, dautantplus que les rgles dengagement contraignantes qui lui sont imposesne sappliquent videmment pas aux belligrants ; fig dans un dispo-sitif jalonn de check points, il na aucune libert daction.

    Tout cela est videmment peru par les acteurs. Il nest ainsi pas unrapport de chef de corps, lissue de sjours de six mois (quatre moisen fin de priode), qui ne dnonce ces dispositions, telles par exemplela mise en place dotages potentiels (avant quils ne deviennent effec-tifs en mai 1995). De surcrot, alors que le voyage de Sarajevo, aussidifficile et parfois prilleux soit-il, est la mode pour tous ceux quioccupent la scne mdiatique, il nest pas un ministre, pas un chefmilitaire, pas un journaliste auprs desquels, in situ, ces dispositionsabsurdes naient t dnonces, parfois avec vhmence, la mesuredes sacrifices consentis, car des hommes meurent. Le sige de Sarajevoallait nanmoins durer plus de trois ans, sans que rien ny fasse.

    Pour autant, et nous sommes bien l dans une illustration contem-poraine des servitudes militaires , chacun son niveau donne lemeilleur de lui-mme pour remplir la mission , envers et contretout. Sur le terrain, on bricole en accumulant les protectionsautour des check points, on invente des procds de lutte anti-snipers, onporte autant quon le peut assistance aux populations, mais on se plieaux contraintes, parfois la rage au cur : on vite lpreuve de force,on pratique la ngociation, ft-ce au prix de lhumiliation, ft-ceen dpit de la mort dun camarade ou de celle des pauvres gens detous bords qui sont les principales victimes de ces conflits. On fait del humanitaire en escortant les convois de ravitaillement, en distri-buant des vivres, en apportant des soins, mais on nagit en rien contrece qui fait que cela est ncessaire : ce nest pas la mission Plus encore,en amont, on thorise le check pointet la ngociation. On forme cesprocds, comme sils ntaient pas frapps dabsurdit.

    Sur le terrain, on constate ainsi linversion des valeurs fondatrices :dans linconscient collectif, nous sommes porteurs de lhritage duchevalier, vou dfendre la veuve et lorphelin, ft-ce au prix de sa

    vie ; et voil quil faudrait avant tout protger le soldat, ft-ce au prix

    de la vie de la veuve et de lorphelin. Ce qui nempche dailleurs pas lesoldat de mourir Tout au long du sige de Sarajevo, de 1992 1995,il faudra boire la coupe jusqu la lie.

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    On sait ce que fut le sursaut. Il se produisit trois niveaux successifs,de mai aot/septembre 1995. Le premier est le plus spectaculaire et

    le plus emblmatique, car cest celui du terrain : la reprise du pont deVrbanja le 27mai, alors mme que les Serbes viennent de prendre enotages des centaines de Casques bleus la suite du bombardement parlOTANdes faubourgs de Pale, leur capitale 5. Aux ordres et sous lim-pulsion du capitaine Lecointre et du lieutenant Helluin, les marsouinsdu 3eRima reprennent de vive force, aprs un assaut qui cote la vie deux dentre eux, un poste dont les Serbes staient empars parsurprise au cours de la nuit. Cen est fini des humiliations : le soldat,ft-il coiff dun casque bleu, se raffirme soldat, cest--dire capablede prendre lascendant si ncessaire par la force et au risque de sa vie.

    Le second sursaut est politique. Il est provoqu par un vnementnon moins emblmatique, mais accablant. Cest, dans le mmecontexte, la reddition tlvise dun groupe de soldats franaisporteurs dun drapeau blanc. Le prsident de la Rpublique nouvel-lement lu, Jacques Chirac, ragit avec vigueur. Il obtient, le 15juin, lacration dune force de raction rapide (FRR), essentiellement franco-anglaise, dote des moyens susceptibles dinverser le rapport de forceset du mandat pour cela. Dbut aot, cette force est pied duvresur le mont Igman, qui domine Sarajevo, avec notamment des canons

    155AUF1qui sont les plus performants du moment.Le troisime sursaut sinscrit en droite ligne, permis par les moyensde prendre lascendant enfin mis en place. Ce sont les oprations,dclenches le 28aot, qui aboutiront, in fine, la leve du sige deSarajevo, conduites au sol par la FORPRONU, qui, dans le secteur deSarajevo, sous commandement franais, sest rappropri tous lesprincipes de laction militaire6.

    De cette priode, de ses funestes errements et des sursauts qui y ontmis fin, que retenir ? On npiloguera pas sur la reformulation desprincipes de laction militaire auxquels ils ont abouti, en France dumoins : ds lors que la dcision est prise de mettre en place un soldat surle terrain, on accepte lpreuve de force, du plus bas niveau dintensit

    jusquau plus lev si ncessaire, oprations de paix ou non, et cesoldat doit tre dot des moyens de prendre lascendant. Mais surtout,au regard du problme qui nous occupe ici, celui de l air du temps ,

    5. noter que ce bombardement a t effectu sans que le commandant des troupes au sol, le gnral commandantle secteur de Sarajevo dans le cadre de la FORPRONU, en ait t avis, au mpris des rgles tactiques les pluslmentaires.

    6. Aujourdhui, on entend souvent lOTAN

    crdite de la leve du sige de Sarajevo. Si son intervention arienne a eu uneffet stratgique dterminant, il nen reste pas moins quau sol, ce sont essentiellement les bataillons franais encoresous casque bleu, appuys par lartillerie du mont Igman, qui ont men les dlicates oprations de leve du sigetrois mois durant. Cela nest pas tranger au fait que ces oprations aient t menes bien au moindre cot humain,notamment pour les populations.

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    interrogeons-nous sur le fait que la situation dcrite prcdemment,aussi absurde, aussi inacceptable a-t-elle pu tre, ait pu perdurer longue-

    ment, sans tre identifie comme telle ni corrige. tant admis quilserait ridicule de prtendre que les responsables politiques daujourdhui,les chefs militaires, les faiseurs dopinion, seraient plus clairvoyants etplus aviss que ceux dhier, posons-nous la question : ny a-t-il pas, en cemoment mme, des situations tout aussi absurdes, tout aussi intolrables,que l air du temps nous empche de percevoir comme telles ?

    Mais nous nen avons pas fini avec les effets dltres, sur le terrain,dun certain air du temps qui a pu prvaloir en Occident et enFrance notamment, en accompagnement du dmembrement de la

    Yougoslavie. Le second aspect quil faut aborder rsolument, tant ila t pernicieux, voire douloureux, pour les troupes franaises, estcelui de la perception manichenne du conflit bosniaque, ft-elleaujourdhui encore largement dactualit.

    A Les bons et les mchants

    Le nom mme des Balkans, ou plutt ladjectif balkanique, suggrela complexit. Complexit gographique avec des reliefs karstiques

    chaotiques qui dfient les reprsentations ordonnes. Complexit la fois historique, culturelle et dmographique, voire ethnique, quinest sans doute pas sans lien avec la prcdente.

    Et pourtant, il ne fallut pas longtemps, aprs lembrasement de 1991et surtout partir de la guerre en Bosnie en 1992, pour que simposesur ce conflit un schma simple : il opposait des postcommunistesserbes reconvertis dans un nationalisme exclusif, dominateur, barbareet conqurant des Bosniaques en posture de victimes des premiers etdont on retenait quils taient pour une part musulmans, mais surtout, limage emblmatique de Sarajevo, porteurs de lidal dmocratiqueoccidental dans une socit juge jusque-l plurielle et tolrante. Cestatut est aussi initialement celui des Croates, jusqu ce que leursaffrontements avec les Bosniaques troublent quelque peu cette image,mais pas au point de les diaboliser lgal des Serbes.

    Il est vrai que ces derniers, avec la supriorit que leur donne lesmoyens de larme fdrale, ont demble donn des gages pour unetelle interprtation, que ce soit en 1991face aux Croates, avec lesmassacres de Vukovar ou ltablissement de la continuit territorialeen Krajina, au prix de ce quon va dsormais appeler la purification

    ethnique , ou partir de 1992en Bosnie, avec le sige de Sarajevo quiva devenir emblmatique, jusqu la prise de Srebrenica en 1995quivaudra aux Serbes la terrible accusation de gnocide .

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    Dans ce cadre, en 1991-1992, ceux qui faisaient observer que lind-pendance de la Croatie telle que dcrte unilatralement ne pouvait

    tre que casus bellipour les Serbes des Krajina7

    qui gardaient le souvenirterrible de la disparition de dizaines voire de centaines de milliers desleurs dans les camps de concentration oustachis au cours de la SecondeGuerre mondiale ont t quasi demble inaudibles. Tout commelobservation que la Croatie indpendante reprenait les emblmes deltat oustachi ou rhabilitait de fait Ante Pavelic, le fhrer croate.Rappelons que cela nexonre en rien ces mmes Serbes des crimescommis, mais suggre quon a peut-tre l la rsurgence duneterrible guerre civile, avec des modes opratoires largement partags.Toutefois, la dissymtrie dapprciation est telle que lorsquen 1995loffensive croate8chassera des Krajina trois cent mille Serbes installsl depuis trois sicles et rasera les villages, procdant ainsi la plusgrande puration ethnique de toute la guerre, nul ne protestera :les mchants taient punis.

    Il est vrai que, depuis lembrasement de la Bosnie en 1992, gn-rateur de nouvelles atrocits, les Serbes avaient confort la noirceurde leur image, au point dtre assimils aux nazis. Ce ntait pasle moindre des paradoxes puisquau cours de la Seconde Guerremondiale, ils avaient t au cur de la Rsistance, celle, communiste,

    de Tito9

    comme celle, nationaliste, du gnral Mihailovic10

    , alors queles Croates avaient accueilli les troupes allemandes en librateurs,avant de former un tat dont la brutalit perverse navait rien envier lAllemagne nazie, et que des units SSavaient pu tre recrutes Sarajevo.Avec la Bosnie, on entre dans une complexit accrue. En dehors de

    quelques minorits, trois nationalits , pour reprendre lexpres-sion usite en Yougoslavie, y sont principalement reprsentes, aucunenayant la majorit absolue : les Musulmans (44% au recensement de1991), les Serbes (31%) et les Croates (17%). Ces catgories ressor-tent dune dcision prise par Tito en 1966. Jusque-l, la Yougoslavie,qui stait dabord appele Royaume des Serbes, des Croates et

    7. Rappelons quen Yougoslavie, les Serbes, qui constituent la population la plus nombreuse, taient rpartisterritorialement pour lessentiel en Serbie, en Bosnie et en Croatie, dans les Krajina. Ce mot, qui signifie confins ,qualifie les territoires dans lesquels, au XVIIesicle, les empereurs dAutriche avaient favoris limplantation de Serbesfuyant la domination ottomane ; constitus en colonies de paysans-soldats, ils dpendaient directement de lempereur.Leur incorporation la Croatie dans le cadre de ltat oustachi laissait le cuisant souvenir voqu ici.

    8. Offensive permise notamment par une aide discrte mais massive de lAllemagne, avec des matriels dautant plusdiscrets quils provenaient de lex-RDA, ainsi que grce au concours de socits de guerre amricaines, au mpris desrsolutions de lONU.

    9. Quant lui de pre croate et de mre slovne.10. La plupart des Franais ont encore apprendre que lhostilit entre ces deux rsistances qui, en son temps, avait fait

    plus de victimes que la lutte contre loccupant, a perdur jusqu nos jours, clairant dun jour particulier les relationsentre Milosevic, postcommuniste, ou Mladic, li lappareil communiste, et Karadjic, se rclamant de lhritage deMihailovic et de la rsistance traditionnelle serbe, les Tchetniks, dont le vocable est devenu radicalement pjoratif.

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    des Slovnes , identifiait ces trois nationalits. Tito en cre troisnouvelles : les Macdoniens, les Montngrins et les Musulmans (avec

    un grand M). Est Musulman quiconque se dclare tel en Serbieet en Bosnie. Il sagit l tout simplement des Serbes islamiss aulong des sicles de domination ottomane. On peut aussi se dclarer Yougoslave ; sur lensemble de la Fdration, au recensement de1991, seuls 3% choisissent cette option, ce qui relativise lide dune

    Yougoslavie heureuse, mise mal par le nationalisme serbe.En crant une nationalit musulmane , Tito cherchait vraisem-

    blablement diminuer optiquement la prdominance dmographiqueserbe. La rpartition dmographique tait en effet la base de subtilsdosages tant dans lappareil politique que dans ladministration. Lersultat sera lmergence dun nouveau nationalisme, musulman celui-l, aux cts des trois nationalismes historiques, serbe, croate etslovne. Ces trois derniers sidentifiaient un territoire avec, pour lenationalisme serbe, la particularit que ce territoire, pour englober sestrois zones de peuplement, tait ncessairement celui de la fdration.

    Voil pourquoi les Serbes saccrocheront autant quils le pourront lide fdrale.

    Mais les Musulmans , quant eux, navaient pas de territoireen propre en dehors du fait quils reprsentaient, on la vu, 44% de

    la population de la Bosnie. Ds lors, ils chercheront sidentifier ce territoire, par ailleurs ncessairement pluriethnique 11. Dolappellation de Bosniaques quils substitueront avec opinitret lap-pellation de Musulmans . Do aussi un brevet a prioride tolranceet de dmocratie que, pourtant, Le Manifeste islamique, fort peu dmo-cratique, publi en 1970par Alija Izetbegovic, leader historique desSerbes islamiss de Bosnie et premier prsident de la Bosnie dclareindpendante en 1992, ne conforte pas vraiment.

    Ainsi, lorsquen 1992, les Serbes de Bosnie quittent le parlement deSarajevo et que lalliance conjoncturelle des Croates et des Musulmans,reprsentant ds lors la majorit, permet la proclamation de lind-pendance, le rideau souvre sur la tragdie.

    Les Serbes refusent cette indpendance et vont tenter autant quepossible dtablir la continuit territoriale au prix des massacres quelon connat. Mais les Croates ne seront pas en reste, en constituant enHerzgovine une rpublique dHerceg-Bosna. En 1993, leurs exactionsnont rien envier celles des Serbes, notamment Mostar, avec ladestruction hautement symbolique du clbre pont ottoman destruc-tion attribue aux Serbes par un hebdomadaire franais de lpoque.

    11. Ce vocable, communment usit, est en loccurrence inadapt : outre que les Bosniaques sont pour lessentiel desSerbes islamiss, tous, Serbes, Croates et Slovnes, sont issus dune seule et mme ethnie, celle des Slaves du Sud.

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    Ceux que lon appellera dsormais Bosniaques , en situation devictimes et qui paient de fait un lourd tribut cette guerre, sont-ils

    pour autant exempts de comportements barbares semblables ceux deleurs adversaires ? Rpondre par la ngative, en arguant notammentqu Sarajevo le snipingnest pas unilatral ou encore que, longtemps,des raids meurtriers issus de Srebrenica ont ravag le pays serbeenvironnant, ne justifie en rien ni le sige de Sarajevo ni la prisede Srebrenica avec les suites que lon connat, mais met mal touteinterprtation manichenne dun conflit qui est, de fait, une terribleguerre civile, cruelle et barbare.

    Telle est bien, initialement, linterprtation de lONU, dont lesforces sont places en interposition entre les belligrants et qui dcideun embargo sur les armes destination de tous les camps indiffrem-ment. Une posture rcuse par les Bosniaques et leurs soutiens quiarguent de ce quil ne saurait y avoir impartialit entre les massacreurset les massacrs. Ils nauront de cesse de provoquer une mobilisationinternationale leur profit.

    Pour cela, ils prennent demble un avantage dterminant : lair dutemps est trs vite la diabolisation dfinitive des Serbes. Cela a tobtenu notamment grce au savoir-faire de lagence de communica-tion amricaine Rudder & Finn. Son directeur de lpoque, James

    Harff, dclare au journaliste franais Jacques Merlino : Nous avonspu dans lopinion publique faire concider Serbes et nazis. Deuxphotos placardes dans toutes les grandes villes dOccident ont faitpour cela plus que de longs discours : celle dun homme aux ctessaillantes derrire des barbels (Auschwitz nos portes), celle, sanscommentaires, de Radovan Karadjic, leader des Bosno-Serbes, etdHitler, cte cte.

    Le sige de Sarajevo, avec ses milliers de victimes, en renvoyantlimage dun lot de civilisation assailli par les barbares, trois longuesannes durant, allait conforter le statut infamant du mchant Serbe agresseur et, en contrepartie, sanctifier le bon Bosniaque,quand bien mme il pouvait instrumentaliser les victimes ce nestpas faire injure celles-ci que dnoncer ce qui fut hlas une ralitconstante de cette tragique priode. Ainsi fut scell le sort des Serbes,

    jusqu nos jours.Tel est lair du temps pour nos soldats plongs de 1992 1995dans

    lunivers tragiquement irrel du sige de Sarajevo. Vici, cet air, maisaussi vicieux car, pour le soldat franais, sajoute laccusation rcur-rente de collusion avec les Serbes, donc avec les barbares et avec les

    massacreurs.Comment expliquer ce qui est ressenti comme une terrible injus-tice par des hommes investis corps et me dans une mission quils

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    conoivent comme celle de lassistance aux malheureuses populationsde tous bords, et qui prennent pour cela les plus grands risques dont

    tmoigne la mort de plus de quarante dentre eux ?Tout dabord lide selon laquelle les Franais auraient t l dans ledroit fil dun hritage historique damiti avec le peuple serbe pour-rait faire sourire si le sujet ntait tragique. Limmense majorit denos soldats, y compris les cadres, ignoraient tout de la complexitesquisse prcdemment et, plus gnralement, de lhistoire de cettergion. Le nom mme de Serbe a pu paratre exotique aux premierscontingents qui navaient jamais entendu parler que de la Yougoslavieet des Yougoslaves. Quant au soupon de racisme vis--vis des musul-mans que lon a pu parfois noncer, cest mconnatre la ralit dunearme franaise radicalement trangre ce type de sentiment. Enfin,lide que des consignes politiques auraient pu tre donnes auxchefs militaires sur le terrain est totalement dnue de fondement.

    Faut-il le rpter ? Du gnral au soldat de base, tous taient animsde la mme et unique volont : apporter leur contribution au soula-gement des souffrances des populations confrontes la violencedchane, quelles soient bosniaques, croates, serbes, tsiganes ou dequelque autre minorit.Alors pourquoi les accusations ritres ? Tout simplement sans

    doute parce que lexprience des situations concrtes conduisait trsvite sabstraire du schma manichen, alors que ce mme schmapostulait un engagement aux cts des Bosniaques. Lexprience,ctait celle du tireur dlite anti snipeur qui pouvait dcouvrir,effar, que le tireur ntait pas du ct que lon croyait. Celledavoir essuy des tirs quon nattendait pas de ce ct-l. Celledes interpntrations mafieuses qui tiraient le meilleur parti de lasituation. Ainsi, par exemple, du clbre tunnel sous laroport parlequel passait le ravitaillement de trois cent mille assigs et dont lesdroits de passage taient substantiels, au profit des uns, comme desautres. En effet, comment expliquer que les accs, connus de tous, etnotamment des Serbes, naient pas t, ds le premier jour, crasssous les obus des dizaines de canons serbes porte et quon savaitmalheureusement efficaces par ailleurs, mais soient rests intacts

    jusquau dernier jour ? Celle de tirs bosniaques larme lourde proximit immdiate de lun de nos postes ou encore depuis la courde lhpital, afin de provoquer une riposte qui puisse susciter lin-dignation, donc limplication de la communaut internationale .Celle, plus terrible encore, de lourdes incertitudes sur lorigine de

    tirs meurtriers.Ds lors, le risque tait constant dune instrumentalisation de notreprsence et de notre action, et ce au dtriment des populations de

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    lune ou lautre des factions. Ne pas sy prter, ctait sexposer desmanuvres de disqualification sur le thme de la complicit avec les

    Serbes. Ce qui fut fait.Ainsi, lorsque nous sommes passs loffensive la fin aot 1995.Aprs avoir tir mille trois cents obus sur des objectifs serbes en uneseule journe, les Franais ont connu pendant quelques heures unregain de popularit chez les Bosniaques. Mais lorsque nous avonsarrt les tirs, srs davoir atteint les objectifs que nous nous tionsfixs et davoir instaur un climat de dissuasion qui allait ds lorsmettre la ville labri des tirs serbes, mais aussi convaincus quunepoursuite de laction, avec un risque accru datteindre les populationsciviles serbes, serait au minimum contre-productive, le soupon decollusion a ressurgi. Un journal franais qui est de ceux qui font lopi-nion, a mme pu crire que ctait comme si on avait arrt Leclercaux portes de Paris ! Cest pourtant cette dcision darrt des tirs quia permis au processus de leve du sige que nous avons alors engagdaboutir sans effusion de sang.Ainsi encore, lorsque furent connus les accords de Dayton, les

    modalits concernant Sarajevo ont provoqu la stupfaction et lin-quitude. En effet, l o tous les plans antrieurs avaient prvu unezone de Sarajevo sous tutelle internationale pour en prserver le carac-

    tre multiethnique , les dispositions arrtes dans la dernire nuitentre les seuls Richard Holbrooke, ngociateur amricain, SlobodanMilosevic, prsident serbe encore frquentable lpoque, etIzetbegovic, prsident bosniaque, donnaient cette zone aux Bosniaques,y compris les communes serbes alentour. Conscients que nous tionsque cette situation provoquait leffervescence en zone serbe, avec lerisque, au mieux de lexode des populations, au pire de la relancede la guerre, un faisceau dactions a t alors engag pour capter laconfiance dans la zone concerne : garanties demandes au plus hautniveau politique national, rencontres dans les communes avec lesreprsentants de la communaut internationale dans la rgion, Kofi

    Annan pour lONUet Carl Bildt pour la Communaut europenne,pntration des tlvisions occidentales dans ces mmes communes,actions en profondeur des bataillons franais, le tout orchestr par lecommandement franais du secteur de Sarajevo.

    Face cette action, lair du temps est devenu Aquilon, tant ellecontrariait les objectifs bosniaques. Cest alors que le journal prc-demment cit a publi un article dnonant l engagement desmilitaires franais aux cts des extrmistes serbes , provoquant un

    toll international et le rappel du gnral. Terrible injustice quandlaction visait au contraire dissocier les populations serbes de la pri-phrie de Sarajevo de leurs dirigeants dvoys et les rintgrer dans

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    la communaut internationale. Mais la modulation subtile de la petitemusique de la complexit est inaudible dans le tintamarre de l air du

    temps quand il souffle en tempte.Larrive de lOTANallait suivre lincident et la stabilisation de lasituation doit alors beaucoup au savoir-faire des bataillons franais,mme sils nont pu empcher lexode des Serbes des communesplaces sous autorit bosniaque. Pour autant, le procs fait aux soldatsfranais ressurgit priodiquement, jusqu nos jours. Mais, comme ledclarait le directeur de lagence Rudder & Finn, les dmentis nontaucune efficacit . Cest pourquoi nos soldats font avec

    L encore, quinze ans aprs les faits, que retenir de ces momentsdifficiles ? Essentiellement, vrai dire, que la guerre est aussi, peut-tre dabord, celle de linformation. Avec, si lon veut investir cechamp-l, la redoutable ambivalence de toute guerre : en cherchant agir sur l air du temps , pour autant que ce soit possible, le risqueest en effet grand dy perdre son me. C

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    FRANOIS LECOINTRE

    TAT DARMES

    lorigine, la simple notion dopinion est trangre au monde desarmes. Les soldats, en effet, ont longtemps t considrs commedevant rflchir le moins possible, linitiative individuelle susceptiblede dcouler dune apprciation autonome de la situation risquant de

    venir perturber le bel ordonnancement dune manuvre collectivedont le succs tait avant tout dtermin par lexcution rigoureusedes plans du gnralissime dclins de faon trs mcanique jusquauxplus petits niveaux.

    Bien sr, on ne sopposait pas absolument ce que le soldat puisseprouver quelques scrupules moraux devoir donner la mort. Onreconnaissait le statut dobjecteur de conscience, mme si une telle objection paraissait difficile admettre ds lors quil tait ques-tion de la survie de la patrie. Mais en aucun cas on ne demandait auxexcutants de comprendre de quelle faon leur action individuelleparticipait la ralisation dun objectif militaire ou politique prcis-ment dfini. En effet, plus cette action tait simple et excute commepar rflexe la rception de lordre, moins il y avait de risques quelle

    ne vienne perturber les mouvements de grandes masses dhommes etde matriels trs difficiles matriser.

    A Intelligence tactique et apprciation du sens

    Le combat voluant et se mcanisant, lart de la tactique devenantplus labor, lindividu prend une importance nouvelle. Souvent, ilmet en uvre des quipements sophistiqus dont le pouvoir destruc-teur peut tre considrable. Lvolution des moyens de transmissiondes ordres et des comptes rendus permettant de disperser des dispo-sitifs jusqualors condamns la continuit physique place de plus enplus frquemment les soldats en situation isole. Lefficacit tactiquepasse alors par lintelligence de ceux qui ont pour simple fonctionde mettre en uvre des ordres conus par les niveaux suprieurs.La comprhension de la manuvre partage par tous les excutantsdevient un gage de succs.

    Cette reconnaissance de lintrt tactique de lintelligence trans-parat de faon particulirement nette dans la structure des ordres

    dopration qui, loin de se limiter la dfinition des missions quiseront confies aux subordonns, expose de faon trs explicite leraisonnement qui a conduit leur laboration. Ainsi chacun, avant

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    daccder lnonc de lordre quil aura excuter, doit lire lesanalyses que son chef a faites de lennemi quil est susceptible de

    rencontrer, des ordres quil a lui-mme reus de son suprieur, desactions que ses allis doivent conduire Et quand, lissue de cetexpos des motifs trs rigoureux, le subordonn parvient ce quil luiest demand de faire, loin de se voir imposer une succession de tches raliser, il reoit une mission quil va devoir son tour dcliner enordres pour lesquels lui est laisse une marge dinitiative importante.

    Malgr tout, lappel lanalyse et la comprhension constituantune invitation implicite la contestation de lautorit1, la hirarchiemilitaire invente la notion fort intressante de discipline intel-lectuelle . Puisquil ne saurait plus tre question dinterdire unsubordonn de rflchir jusqu mettre en question, ventuellement,la validit de lordre reu , on exige de lui, quel que soit son point de

    vue personnel, quil excute cet ordre avec autant de zle que sil taitprofondment convaincu de son bien-fond et de sa justesse.

    cette injonction dintelligence tactique, la priode contempo-raine ajoute une exigence de dfinition du sens de laction militaire.Quand il sagit de dfendre le sol de la patrie, quand la dfaite oule refus de combattre se traduisent par la conqute ennemie, elle-mme accompagne du pillage des propres biens des soldats vaincus,

    la finalit de laffrontement est immdiatement et trs concrtementperceptible. Quand lengagement guerrier, en revanche, est lointain,sans ennemi dfini, sans menace vidente, le sens dun engagementcombattant enjeu mortel devient problmatique. Simpose alors aucommandement, en plus de lobligation de recours lintelligencetactique des subordonns, limpratif de justification de la lgitimitde lengagement.

    Ce passage de la comprhension tactique lopinion est sans douteune des caractristiques nouvelles du mtier de soldat. Les effets decette transformation trs importante nont pas encore t recen-ss, encore moins pris en compte dans la dfinition des conceptsdengagement et des doctrines militaires. Intuitivement, on mesurecependant bien quel point on renforce la vulnrabilit dun soldatlorsquau stress du combat, la complexit de la manuvre tactique, la sophistication du service darmes de plus en plus labores, onajoute la ncessit dadhsion personnelle et intime une cause dontles fondements paraissent souvent approximatifs quand ils ne sont pascontradictoires.

    1. Lautorit est incompatible avec la persuasion qui prsuppose lgalit et opre par un processus dargumentation.L o on a recours des arguments, lautorit est laisse de ct. Face lordre galitaire de la persuasion se tientlordre autoritaire qui est toujours hirarchique. (Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, Folioessais , 1972, rd.1994).

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    A Rsister lintrusion de lopinion publique

    La hirarchie militaire admet aujourdhui que lune des principalesresponsabilits qui lui incombe dans les oprations extrieures est ladfinition du sens. Mais ds lors que le chef militaire accepte dassu-mer la lourde charge qui consiste aider chacun de ses hommes seforger une opinion au terme de laquelle son engagement oprationnelsera fond, il entre en concurrence avec une opinion publique quiexerce son imperiumsur tous les esprits. Cette concurrence est invitable.Elle se traduit par des confrontations et des tlescopages qui peuventadvenir avant, pendant ou aprs un engagement oprationnel, et quisont toujours trs dstabilisants pour les soldats et leur entourage. Onpeut tenter den donner deux illustrations concrtes portant sur deslments fondateurs essentiels de lopinion quun individu peut avoirde la lgitimit de ses actes : le processus dlaboration dune vrit surlaquelle se fondent les dbats dopinion et la notion de bien.

    Les soldats, avec une certaine navet peut-tre, sont enclins penserque la vision qua le public dune situation donne slabore principa-lement partir de lobservation objective et du travail dinvestigation de terrain que conduisent les journalistes. En 1995, Sarajevo,cette ide est partage par tous, chefs et excutants. Les Casques bleus

    franais du BATINF IVengags au cur de la ville dans la lutte anti-sniping se sont mis en tte quen montrant aux journalistes la vritde la confrontation bosno-serbe dans toutes ses nuances et ses contra-dictions, ils feront progresser les chances dapaisement dune situationconflictuelle qui se nourrit de laffrontement des propagandes. Lasdobserver que chaque voyage de presse entrane un redoublement detirs sur la population civile bosniaque (si possible femmes, enfants ou

    vieillards, dont les dpouilles mortelles sont toujours plus mouvantes)qui traverse Sniper Alle , ils ont en outre remarqu que ces tirsprovenaient ces occasions dimmeubles identifis et situs sansquivoque possible en zone bosniaque. Rvolts par le cynisme morti-fre de miliciens qui tuent les leurs pour mieux manipuler lopinion,ils imaginent de coupler des camras aux canons de 20mm qui sontutiliss pour effectuer des tirs de neutralisation sur les snipers. Ilsesprent ainsi apporter la preuve irrfutable de cette manipulationet de cette cruaut et obtenir que, dnonce par les journalistes, ellescessent aussitt.

    Les journalistes (essentiellement anglo-saxons) arrivent au bataillon.Le chef de corps leur explique la situation, leur raconte les manipula-

    tions, les mensonges dont se nourrissent la haine et la guerre civile. Etpuis, certain de les convaincre dfinitivement, il leur projette le film-preuve tourn par les Casques bleus quelques heures auparavant. Les

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    journalistes, atterrs, admettent la manipulation et avouent, gns,quil nest pas question quils relatent ces faits qui ne sont pas en phase

    avec la ligne ditoriale des mdias quils reprsentent.Le trs grand dsarroi quont prouv ce jour-l les chefs militairesqui assistaient la scne ne tenait pas seulement ce quils dcou-

    vraient une forme de lchet chez les journalistes dont ils avaient sansdoute hros lexcs la fonction. Il provenait en fait de ce quilsavaient eux-mmes bti leur opinion personnelle, tent de construirela lgitimit de leur combat collectif en sappuyant sur des jugementset des courants ports par lopinion publique et dont ils avaient sotte-ment cru que, sils taient parfois biaiss par des partis pris, ils taienttoujours lests du poids de la ralit observe.

    Comme il ny a pas de bon soldat sans ennemi combattre, il ny apas de crise susceptible dintresser lopinion publique sans victimeset sans bourreaux, sans gentils et sans mchants. Cest autour de cetteopposition duale trs simpliste que se cristallise et sorganise, pourchaque intervention militaire, le cadre moral dont dpendra, en coursdaction, lapprciation que chaque soldat portera sur ce quil fait :aider le gentil est trs bien, interdire au mchant de nuire au gentilest bien, nuire au mchant nest pas mauvais. Lopinion publique,encore plus caricaturale, prfigure le jugement des soldats avant quils

    ne partent et, pendant lopration, continue de dicter aux famillesrestes en France un alphabet moral trs sommaire et souvent trsloign des dilemmes moraux auxquels sont confronts les hommessur le thtre doprations.

    Lopration Turquoise (Rwanda, 1994) est probablement emblma-tique de ce dcalage et des brouillages moraux qui peuvent dcoulerdes volutions imprvues et souvent trs rapides qui caractrisent lessituations de crise. La force Turquoise pntre en territoire rwan-dais par louest pour tenter darrter les massacres des populationstutsies par des miliciens hutus. Les soldats franais sauvent descentaines de (gentils) Tutsis parfois aids par des Hutus (thori-quement mchants) qui ont cach des Tutsis chez eux au pril de leur

    vie. La ligne de front entre larme rwandaise (mchante) et le frontpatriotique tutsi (gentil) se dplace vers louest en chassant devant elledes centaines de milliers de (mchants) Hutus. Ce terrible exode depauvres gens soumis des conditions dhygine effroyables et souf-frant de dnutrition grave entrane une pidmie de cholra quifauche des milliers de (dsormais gentils) Hutus. LONUdcide alorsla cration, dans le quart sud-ouest du Rwanda, dune Zone huma-

    nitaire sre (ZHS) o les rfugis pourront sinstaller et bnficier delaide humanitaire internationale. Les soldats franais sont chargsde protger cette ZHScontre toute pntration de troupes en armes.

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    Ils se heurtent donc aux (pourtant gentils) Tutsis qui entendent bienachever la reconqute de tout le territoire rwandais. Simultanment,

    ils continuent, lintrieur de la ZHS, sauver des (gentils) Tutsis desgriffes de certains Hutus (demeurs mchants sils ne sont pas maladesdu cholra ou affams).

    Sans doute lopinion publique elle-mme commence-t-elle trebranle dans les certitudes qui lui permettent de soutenir ses soldatsengags au loin pour lutter en son nom contre le mal. Le seul talonde bien ou de mal qui permet encore de juger de la moralit de lac-tion demeure alors l interahamwe , le milicien sanguinaire quia ralis les massacres collectifs. Celui-l, indubitablement, est lemchant absolu. Lui faire le plus grand mal possible permettrait derquilibrer le bilan moral trs incertain de laction quotidienne dessoldats. Au vingt-cinquime jour de lopration, la population hutuedun village de la ZHStente de lyncher un homme quelle dnoncecomme interahamwe. Les soldats franais doivent sinterposer, sauverlhomme-incarnation-du-mal au risque de leur vie dans une confron-tation trs tendue qui pourrait dgnrer en un combat avec desHutus-rfugis-donc-gentils.

    Peut-on se reprsenter le combat que doit mener en soi-mmechacun des soldats confronts ce jour-l la tentation ordinaire dune

    vengeance attendue par tous et dont, en outre, dpend apparemmentle bilan moral de lopration dans laquelle ils spuisent et risquentleur vie depuis plus de trois semaines ? Peut-on mesurer la difficultqua chaque soldat saffranchir ce jour-l de lopinion publique pourtenter, sous une extraordinaire pression psychologique et physique, dese forger une opinion personnelle qui tienne compte de la complexitde la ralit ? Peut-on cependant imaginer quil ait un autre choix,quil puisse brusquement dcider de vivre sans se demander sil existeun bien et un mal ?C

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    PATRICK CLERVOY

    LE MANICHISME : UN PRT--PENSER

    Chaque homme est ainsi : son cerveau produit dabord de lmotionsur laquelle senchane ensuite un raisonnement. Ce raisonnementtraduit leffort de la pense pour donner du sens ce qui vient dtre

    vcu. Ce processus mental se termine par llaboration dune prise deposition, dun jugement, qui dterminera ses comportements venir.

    Projet sur le terrain, loin de chez lui, le soldat est mis lpreuvede ce quil voit et de ce quil subit. Quune personne surgisse devantlui et mette sa vie ou celle de ses camarades en danger, elle est identi-fie comme ennemi . Que ce soldat soit confront un charnier,il en identifie les morts et leurs familles comme les victimes et lesauteurs de ce massacre comme les mchants .

    Le manichisme est le penchant psychologique qui pousse chacun catgoriser les lments du monde o il vit en deux ordres claire-ment distingus : les bons et les mauvais. Cest noir ou cest blanc. Ilny a plus de nuances. Ce procd divise le monde en deux. Ainsi letravail psychique est simplifi. Cest rducteur mais efficace. Il inter-rompt une rflexion qui spuise se reprsenter mentalement les

    situations chaotiques des thtres doprations actuels. Cela soulage lepsychisme qui peine saisir des situations complexes comme prouverde la compassion pour des victimes qui ont eu ailleurs des comporte-ments de bourreaux, ou sympathiser avec des figures de linnocencecomme les femmes ou les enfants, qui peuvent demain tourner contrelui une menace terroriste.

    Le thtre bosniaque a t particulirement propice au dveloppe-ment de ces paradoxes et llaboration des solutions manichennes.

    Au-del dun certain niveau, le psychisme de chacun, du soldat commedes autres, nest plus apte se reprsenter la complexit sauf pourquelques-uns grande maturit intellectuelle et qui sont trop peunombreux pour avoir une influence sur lopinion publique. Lesgrands chefs ont bien en tte quau-del de quatre mois de prsencesur un thtre doprations, et surtout sil est astreint la protectionde la population civile, le militaire peut construire sur la situation un

    jugement manichen. lautre bout du globe se produit un processus parallle. Au point

    de dpart de ce soldat, en mtropole, se tient le Franais moyen ,selon la formule invente par un ancien prsident de la Rpublique1

    qui dsignait ainsi, sans arrire-pense pjorative, le maillon lmen-

    1. douard Herriot le 17aot 1924 Londres dans une communication orale la presse.

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    taire de lopinion publique. Les militaires ont identifi cette figuresous le terme de citoyen lambda , celui qui ne comprendra jamais

    rien la ralit militaire, celui qui se fait une ide partielle et erro-ne de ce quil vit sur le terrain, autrement dit le pkin moyen .Celui-ci reoit linformation du mdia quil choisit en fonction deleffort intellectuel quil consent produire pour faire son jugement.Il peut lire la presse spcialise o il peut suivre les dbats dexperts.Cest pour le lecteur un effort et un sacrifice de temps. Au plus simple,harass du travail du jour et repu de son dner, il se pose le soir devantsa tlvision. Cest ce moment, selon la formule du prsident dunegrande chane publique de tlvision, quil offre son temps decerveau disponible 2aux messages qui lui sont adresss. Cette appr-ciation est caricaturale, mais elle traduit la volont dexploiter unefaiblesse du psychisme humain.

    Il faut saisir quil se fabrique ce moment dans lesprit du specta-teur un effet manichen. Pour deux raisons. La premire est que lemdia lui offre un jugement tout prt. Linformation est simple comprendre si elle est manichenne. Elle passe mieux dans les esprits.Elle attire et fait monter les chiffres de laudimat. La seconde est que,sauf tre assidu aux missions critiques ducatives comme Arrt surimage de Daniel Schneidermann, personne ne lui a appris adopter

    une position distante et nuance pour se faire son opinion vis--vis de linformation qui lui est propose.Il peut ainsi coexister deux opinions publiques divergentes : celle

    du groupe militaire pris dans sa mission et celle du grand public enmtropole. Tant que lun et lautre sont loigns, cette oppositionpeut ne donner lieu aucune manifestation. Cest au retour que lesheurts se produisent, au moment o le soldat retrouve ses proches etse rinsre dans son tissu social. Le public ne connat des vnementsauxquels il a particip que ce qui lui en a t montr dans les mdias.Le militaire, lui, ne peut tmoigner que de lexprience directe de cequil a vcu et quil sest reprsent. Cest ce moment que la diver-gence se montre avec des effets douloureux pour lun ou lautre, plussouvent pour le militaire dailleurs.

    Dans les pays culture anglo-saxonne comme les tats-Unis et leCanada, ce problme des divergences de jugement entre les civils etles militaires est bien identifi avec une action anticipatrice qui a faitla preuve de son efficacit. Aprs une opration qui a particulire-ment expos des militaires et pour laquelle leurs familles ont pu tremarques par les comptes rendus mdiatiques qui leur en ont t

    faits, le commandement planifie des temps de r-accordage qui

    2. Patrick Le Lay, Les Dirigeants face au changement, Paris, ditions du huitime jour, 2004.

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    sont prodigus simultanment aux soldats et leurs familles par deuxgroupes coordonns dont lun est mis en action sur le lieu o les mili-

    taires sont mis au repos pendant quarante-huit heures avant de revenirsur le continent amricain, et lautre sur le site de base de lunit.Il ne sagit pas de pousser lun ou lautre modifier son jugement,

    mais que lun et lautre, avant de se retrouver, prennent consciencede lexistence de cette divergence et puissent engager un dialogue. Cetravail de r-accordage vise lever les inhibitions et les malentendusqui les empcheraient de se parler entre eux. Car on a bien comprisque rien ne vaut le rapport direct.

    Lopinion publique est dltre quand elle est forge dans le silence.Noublions pas que le dbat est aux fondements du principe dmo-cratique. Il faut savoir produire du parler ensemble , civils etmilitaires. Cest lobjectif de cette revue. C

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    HERFRIED MNKLER

    LE RLE DES IMAGESDANS LA MENACE TERRORISTEET LES GUERRES NOUVELLES

    Faut-il rappeler, pour commencer, quau temps des guerres clas-siques la propagande tait dj utilise pour faire valoir avec clat lalgitimit de sa propre cause et dpeindre lennemi sous les couleursles plus sombres ? Plus tard, lorsque les conflits engagrent la nationentire et que, au lieu des armes de princes et de mercenaires, lespeuples eux-mmes se sont affronts, le besoin en information de lapopulation sur les oprations militaires sest spectaculairement accruet, par voie de consquence, lintrt des gouvernements pour lecontrle des moyens dinformation afin de faire ressortir les bonnesnouvelles et passer sous silence les mauvaises. Les images, pein-tures dabord, photographies ensuite, consacres aux faits de guerremettaient en scne la puissance et la bravoure des siens, la retraite ou lafuite de lennemi. Ainsi renforait-on dans la population la confianceen la victoire ou la volont de rsistance.

    En mme temps, on nignorait pas que, parmi ces informations,certaines taient vraies, dautres fausses, quelles embellissaient ougrossissaient les faits, quelles taient galement parfois mensongres.Mais, ds la fin du conflit, le tri soprait entre la vrit et le mensonge,la ralit et la fiction. Il en va tout autrement aujourdhui dans lecadre des guerres nouvelles. Avec la virtualisation des faits de guerre,les procdures traditionnelles de contrle de la ralit des informa-tions ont perdu de leur pertinence et, dans certains cas, elles nen ontplus du tout. Face une bande-vido contenant des menaces datten-tat lencontre dun gouvernement qui refuse de retirer ses troupesdintervention, de librer tel prisonnier ou de payer une ranon, ilest impossible, dans un premier temps, de conclure avec certitude sile message vient bien dune organisation terroriste ou sil sagit duncanular, sil est authentique ou non. Le plus souvent, les analystesdes services secrets ne peuvent se prononcer ce sujet quau bout dequelques jours, mais la nouvelle a dj produit un effet politique.Dailleurs, en rgle gnrale, les analystes des services de renseigne-ments se gardent de classer dfinitivement ces messages comme tant ne pas prendre au srieux . Les nouveaux dfis se signalent donc par le

    fait que chacun peut revendiquer le privilge de parler au nom de telleou telle organisation terroriste, la crdibilit du message tant confrepar la nature des symboles dont on sentoure sur la bande-vido.

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    42 GUERRE ET OPINION PUBLIQUE

    A Provoquer langoisse

    Nos socits occidentales sont ainsi devenues vulnrables desimples communiqus transmis par bandes-vido puis diffuss dans lesjournaux tlviss. Il y a encore deux ou trois dcennies, les agences depresse auraient, avant toute chose, retenu les cassettes en question letemps ncessaire pour les analyser. Aprs expertise, une juste valua-tion de la situation aurait pu dsamorcer la menace. Cela nest pluspossible lpoque dInternet : lagresseur peut prcipiter lattaquede manire spectaculaire alors que lagress, avec le temps perdu, perdaussi en force dfensive. Grce ce nouveau mdia, les communiqusterroristes ont gagn en rasance et ont par l mme, en quelque sorte,dcupl leur force. Et, jusqu prsent, lagress na pas trouv lesmoyens adquats de les contrecarrer.

    Le thoricien de la guerre Carl von Clausewitz avait dfini la guerre,autrement dit le combat, comme la mesure des forces morales et desforces physiques au moyen des secondes. En fait, crit-il, il sagit dedtruire le moral de lennemi, mais, pour ce faire, il est ncessaire derduire nant ses forces physiques. On pourrait dire que le terro-risme est une variante de cette dfinition en ce quil constitue unemesure des forces morales et des forces physiques par le contourne-

    ment des secondes. Les messages vido porteurs de menaces visent eneffet directement le moral de la population. Et pour ce faire, lagres-seur na pas besoin de disposer dquipements complexes et coteuxpour percer les dfenses quon lui oppose. Les communiqus quicirculent sur Internet et qui sont diffuss par les agences de pressesont un moyen tout aussi rapide et bon march dter leur crdit auxmoyens physiques de la dfense.

    Aujourdhui, le terrorisme, cest une capacit offensive avec desmoyens toujours plus rduits, tandis que les socits attaques, quiinvestissent une partie de leurs ressources dans les moyens physiquesde dfense, se trouvent incapables de produire un degr de scurit la hauteur du pril. Cest l la consquence politique la plus consi-drable du fait remarquable quimages et informations sont devenuesde nouvelles armes. Il y a longtemps que cette formulation nest plussimplement une lgante mtaphore dintellectuels mais le dilemmestratgique central de socits riches et dtats puissants qui ne peuventplus protger leurs forces morales par des moyens physiques ; leurrichesse et leurs forces sont dsormais rduites limpuissance.

    Pour que les images acquirent une force de pntration indpen-

    dante des forces physiques, il aura fallu que soit adress un messagequi accrdite le srieux de la menace et la dangerosit de ceux quila profrent. Cest ainsi que les attentats du 11septembre 2001ont

  • 7/25/2019 inflexions_14_07

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    43LE RLE DES IMAGES DANS LA MENACE TERRORISTE ET LES GUERRES NOUVELLES

    fait dAl-Qada, une obscure organisation de vtrans de la guerredAfghanistan connue des seuls spcialistes, la principale source

    des menaces pesant sur lOccident. Les victimes de lincendie etde leffondrement des tours jumelles de New York ne sont que deseffets physiques collatraux du but stratgique poursuivi : crer unarrire-plan de menaces toujours prsentes af