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    Les dieuxet les armes

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    Questions de

    dfense

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    I N F L E X I O N Sc iv i l s e t mi l i t a i res : pouvo i r d i re

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    La revue INF LEX IO NS ,plate-forme dchanges entre civils et militaires, est dite par larme de terre.14, rue Saint-Dominique, 00453 ArmesRdaction : 01 44 42 42 86 e-mail : [email protected] : 01 44 42 43 20

    Directeur de la publication :

    M. le gnral de corps darme Jrme Millet

    Rdacteurs en chef :

    M. le colonel Jean-Luc Cotard Mme Line Sourbier-PinterComit de rdaction :

    M. le gnral darme (2 S) Jean-Ren Bachelet Mme Monique CastilloM. Jean-Paul Charnay M. le colonel Benot Durieux M. le gnral de corps

    darme Pierre Garrigou-Grandchamp M. le lieutenant-colonel Michel GoyaM. le rabbin Ham Korsia M. le colonel Franois Lecointre Mme Anne

    Mandeville Mme Vronique Nahoum-Grappe M. lambassadeur de FranceFranois Scheer M. Didier Sicard

    Secrtaire de rdaction : adjudant Claudia Sobotka

    Les manuscrits qui nous sont envoys ne sont pas retourns.

    Les opinions mises dans les articles nengagent que la responsabilit des auteurs.

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    Les dieuxet les armes

    Questions de

    dfense

    INFLEXIONSc i v i l s e t m i l i t a i res : pouvo i r d i re

    juin septembre 2008 | n 9

    INFLEXIONSc i v i l s e t m i l i t a i res : pouvo i r d i re

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    INFLEX IONS

    civils et militaires : pouvoir dire

    Prochain numro :

    Action militaire et buts politiques

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    NUMRO 9

    LES DIEUX ET LES ARMES

    DITORIAL 07BRUNO CUCHE

    POUR ENGAGER LA RFLEXION

    SOLDAT AU NOM DE QUOI ?LINE SOURBIER-PINTER 13

    LACTION MILITAIRE ET LE SACR :POUR UNE APPROCHE RATIONNELLE,ENTRE EXALTATION ET PRAGMATISME

    JEAN-REN BACHELET 19

    ARTICLES

    PRSENCES DU SACRET DU RELIGIEUXDANS LA VIE MILITAIRE

    ANTOINE WINDECK 27ARMES ET RELIGIONS,UN POINT DE VUE TRADITIONNEL

    AU TRAVERS DUNE APPROCHE HISTORIQUE

    ALEXANDRE LALANNE-BERDOUTICQ 37AUMNERIE AUX ARMESET COMMANDEMENT : QUELLE THIQUE COMMUNE ?

    PHILIPPE SAUTTER 49LES DIEUX ET LES ARMES,TMOIGNAGE DUN AVIATEUR

    PHILIPPE ROOS 59TMOIGNAGE DUN OFFICIERDINFANTERIE DE MARINE

    KARIM SAA 71PRATIQUE RELIGIEUSE ET EXERCICE

    DU MTIER DES ARMES : LA PAIX DE LMEPOUR MIEUX FAIRE LA GUERRE ?SAHBI SALAH 81

    LA LACIT DANS LES ARMES :UNE CONTRAINTE, UNE NCESSIT,UNE LIBERT OU UNE FORCE ?

    FRANOIS CHAUVANCY 89ENGAGEMENT CHRTIENDANS LES AFFAIRES MILITAIRES ET STRATGIQUES

    PIERRE LACOSTE 105LES ARMES ET LE SACR,UN POINT DE VUE CATHOLIQUE

    PATRICK LE GAL 123

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    LE PROTESTANTISME :UN REGARD PLURIEL SUR LA GUERRE

    BERNARD DELANNOY 127NI PAR LE NOMBRE,NI PAR LA FORCE MAIS PAR LESPRIT

    HAM KORSIA 135DJIHAD, UNE GUERRE JUSTE CODIFIE

    ABDELKADER ARBI 141PRTRE OU SOLDAT ?

    CLINE BRYON-PORTET 145ARMES BRITANNIQUESET FAIT RELIGIEUX : POINT DE SITUATION 2008

    SERGE AUFFRET 163AMERICAN WARRIORQUELQUES ASPECTS RELIGIEUX

    DU NOUVEAU CREDO DU SOLDAT AMRICAIN 2003JOHN CHRISTOPHER BARRY 175Traduction anglaise

    POUR NOURRIR LE DBAT

    LTHICIEN DES ARMESJEAN-PAUL CHARNAY 215

    VALEURS ET FORMATION DANS LARME,LA SANT, LDUCATION.JALONS POUR UNE CONCEPTION PARTAGEDE LA FONCTION PUBLIQUE

    LAURENT HUSSON, JOL HARDY, JACKY NOBLECOURT 261 COMPTE RENDU DE LECTURES 273 BERSETZUNG DER ZUSAMMENFASSUNGAUF DEUTSCHTRANSLATION OF THE SUMMARY IN ENGLISH 279

    BIOGRAPHIES 285

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    BRUNO CUCHEChef dtat-major de larme de terre

    DITORIAL

    Lhomme vaut ce que vaut son drame intrieur Lacordaire

    Peut-on dbattre sereinement et publiquement de religion,du sacr et du rapport aux armes au sein de linstitution mili-taire en 2008 ? Inflexionsen a fait le pari audacieux. Et le rsultatest la hauteur de lambition de la revue qui est de favoriser lalibre expression entre militaires et civils. Car lchange permetde rapprocher les points de vue, dclairer sur la singularit delautre et denrichir sa propre rflexion : le dialogue engen-dre le respect. Le silence, lautisme, le non-dit sont la sourcede toutes les frustrations. Ils gnrent le repli sur soi et lescrispations identitaires. Refuser de comprendre lintime, etplus grave encore, ne pas admettre lintime chez lautre, cestrisquer lincomprhension profonde et la rupture irrmdia-ble de la confiance. Or, sur la question religieuse, pour nous

    militaires, il sagit bien toujours de trouver cet quilibre entrela reconnaissance chez chacun de son identit dont la foi,lagnosticisme ou lathisme sont lexpression la plus singu-lire et lexigence defficacit collective qui ne peut se diluerdans les particularismes.

    Le statut gnral des militaires de 2005 me semble donnerune rponse la fois suffisamment prcise pour fixer desrgles de comportement chacun, sans pour autant nier aufait religieux des fonctions rgulatrices au sein de linstitu-tion militaire. Larticle 1 fait rfrence des notions qui sontcommunes au registre religieux et militaire : ltat militaireexige en toute circonstance esprit de sacrifice pouvant aller

    jusquau sacrifice suprme, discipline, disponibilit, loya-lisme et neutralit . Larticle 4, rvle quant lui toute ladifficult du sujet en mettant en perspective des ides en appa-rence contradictoires, entre les exigences de ltat militairequi impose le devoir de rserve , et la libert indivi-duelle ainsi que la libert de culte dont les principes sont

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    raffirms. Mais en mme temps, en juxtaposant ces princi-pes, il leur donne la mme valeur, considrant que lun ne

    va pas sans lautre, que tous ont leur gale importance pourle bon fonctionnement de linstitution militaire.

    Divergences et convergences caractrisent ainsi la relationentre Dieu et les armes. Et je souhaite en voquer quelquesunes pour contribuer, ma faon et modestement, au dbat travers un raccourci historique illustratif mais ncessai-rement rducteur. Soyons lucides, les armes franaisesont longtemps port en elles les stigmates des relations trstroites, parfois ambiges puis finalement conflictuellesentre lglise catholique et ltat. Le baptme de Cloviset de trois cents de ses guerriers par lvque Rmy fondeun lien charnel entre les oratoreset les bellatoresqui dureraquatorze sicles. Roland de Roncevaux, les croiss ou leschevaliers, Jeanne dArc sont quelques unes des figuresemblmatiques dune collusion assume qui fait alors lapuissance du royaume de France. La Rvolution marqueracependant une rupture considrable ; la noblesse catholi-que dpe perd sa prminence dans larme qui souvre

    un nouveau type dofficiers, fils de la Rpublique et bien-tt fils de lEmpire ; les rfrences religieuses sont bannies.Mais Napolon, trs vite, attnue les excs de la Rvolutionet nhsite pas affirmer quil ny a pas dhommes quine sentendent mieux que les soldats et les prtres . Sousla iiieRpublique, les affaires Dreyfus et Andr rvlentdouloureusement des divisions profondes au sein ducorps des officiers, linstar de celles de la socit dalors.Dreyfus est un capitaine de confession isralite. Injustementdgrad et condamn la dportation, il sera finalementgraci et rhabilit. Andr est ministre de la Guerre etgnral. Il doit dmissionner aprs que la presse eut rvlquil avait donn lordre de ficher les officiers catholiquespour mieux les carter de lavancement. Au mme moment,la sparation de lglise et de ltat sonne dfinitivementle glas des relations institutionnelles entre lordre guerrieret lordre religieux.

    Larme est devenue ce quelle est aujourdhui, laque etrpublicaine.

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    Cela ne signifie pas pour autant quelle ait abandonn touterfrence la religion. Les rites, le crmonial, la symbolique,

    certains principes dorganisation, tels la hirarchie, le portde luniforme, des notions comme le sacrifice suprme , lappel au sacr , le regard vers lau-del demeurent trslargement partags par larme et les trois grandes religionsmonothistes. Le droit international de la guerre et le droitinternational humanitaire ont t influencs par les rflexionsdes grands penseurs chrtiens saint Augustin et saint ThomasdAquin. De la mme manire, la Rpublique franaise,comme aujourdhui la Rpublique amricaine, sest inspirede la liturgie chrtienne pour btir lunit nationale et magni-fier les vertus guerrires du peuple. En 1870, aprs la dfaite,Paul Droulde affirmera ainsi : larme est la grandepatronne qui nous baptise tous franais . Charles Pguy exal-tera pour sa part le sacrifice de ceux qui sont tombs au champdhonneur pendant la Premire Guerre mondiale : heureuxceux qui sont morts dans les grandes batailles. Couchs dessusle sol la face de Dieu . Et Henry de Montherlant dajouter : le got du sacrifice nest quune forme de la prodigalit de lavie . Mais qui nul autre que le gnral de Gaulle officier de

    larme franaise, catholique et rpublicain convaincu, qui futchef de guerre et chef de ltat pour assumer lhritage reli-gieux, culturel et politique de la France, tout en sinscrivantrsolument dans la modernit rpublicaine, tout en inscrivantles militaires au cur de cette modernit. Dans Le Fil de lpe,le commandant De Gaulle dvoile ce qui sera la tonalit delensemble de son uvre : En vrit, lesprit militaire, lartdes soldats, leurs vertus sont une partie intgrante du capi-tal des humains. On les voit incorpors toutes les phases delHistoire au point de leur servir dexpression. Et puis cetteabngation des individus au profitde lensemble, cette souf-france glorifie dont on fait les troupes rpondent parexcellence nos concepts esthtiques et moraux : les plushautes doctrines philosophiques et religieuses nont pas choisidautre idal. Il ajoute : Si donc ceux qui manient la forcefranaise venaient se dcourager, il ny aurait pas seulementpril pour la patrie mais bien rupture de lharmonie gnrale.Lapuissance chappe ces sages, quels fous sen saisiraientou quel furieux ? Il est temps que llite militaire reprenne

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    conscience de son rle prminent, quelle se concentre surson objet qui est tout simplement la guerre [].

    Se concentrer sur son objet qui est la guerre , nous ditCharles de Gaulle, nous ramne enfin, tout simplement , ce qui est la source de la relation entre Dieu et les armes. Laguerre, et elle seule, justifie fondamentalement que les militairescultivent la rfrence Dieu. Car la guerre, crit Sun Zu, est : le terrain de la vie et de la mort, cest la voie qui mne la survieou lanantissement . La guerre est en effet une expriencehumaine qui touche tout le monde, du simple soldat jusquaucommandant en chef. Il sagit dune exprience exceptionnelledans le sens o elle constitue une mise lpreuve incompara-ble de lhomme. Pour affronter cette preuve, la religion, plusquune contribution au moral, lthique, permet de dpasserla solitude face aux dfis de la vie, de dpasser lindividualismepour redonner un sens la qute de sens . lheure o nossoldats redcouvrent le stress au combat et la mort, une mort quenos socits postmodernes ont relgue dans les hospices et leshpitaux et dont on vite de parler, le soutien spirituel donn parles aumniers ceux qui le souhaitent, constitue un complment

    irremplaable la formation thique et morale. Je crois gale-ment aux vertus modratrices des aumneries pour guider lesmilitaires croyants de toute confession pratiquer leur foi dansle respect des principes du statut gnral et dans le sens de lin-trt militaire. Car les armes, manation de la nation, refltentplus que toute autre institution sa diversit sociologique. Ellessont donc potentiellement exposes des tendances centrifugesque cristallise, plus particulirement notre poque, la situationde guerre au Moyen-Orient, berceau des trois grandes religionsautour desquelles se dessinent les principales lignes de fracturepolitiques.

    Indissociable du fait militaire travers le rapport lau-delque tout soldat peut ressentir lorsquil est dans le trou decombat , quelles que soient ses convictions, le fait religieuxtrouve ainsi naturellement sa place dans les armes. Mais salgitimit durable repose sur sa scularit que traduit, entoutes circonstances, leffacement des convictions indi-

    viduelles au profit dune conviction collective suprieure ,lesprit de corps, et de lefficacit oprationnelle. C

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    POUR ENGAGER

    LA RFLEXION

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    LINE SOURBIER-PINTER

    SOLDAT AU NOM DE QUOI ? Tout se passe comme si la collectivit humaine,quelle quelle soit, tait dans lincapacit structurellede fonctionner sans se donner des valeurs, un absoluune esprance, bref une notion, prcise ou diffuse,de ce quil convient dappeler lexprience du sacr F. Laplantine, Les Trois Voix de limaginaire, d. Universitaires, 1974

    Les propos qui suivent nont aucune prtention scienti-

    fique. de nombreux auteurs ont tudi la relation entrele sacr et la religion et celle, plus obscure, du sacret de la violence. ils mont beaucoup appris et je nai paslintention de relever un quelconque dfi.

    Ces lignes sont seulement le reflet de mon voisinage avecles militaires do je me pose depuis dix ans ces questions :comment est-il possible de choisir dtre soldat, o estlnigme ? Pourquoi les militaires sont-ils, en moyenne, plus

    respectueux de la pratique religieuse que leurs homologuescivils ? Y a-t-il une relation entre ce mtier et la croyancereligieuse ?

    Pour tenter de comprendre, jai prfr oublier les statis-tiques sur les facteurs dorigine sociale, gographique, lesenqutes et leurs rponses qui semblent tout expliquer, pourme concentrer sur la particularit de l tre militaire qui,encore plus que l tre civil est confront la finitude.

    tre militaire, et particulirement tre officier, cest avoirchoisi dexercer le mtier des armes, celles-ci tant destines supprimer les biens de la vie et la vie elle-mme, que ce soitde faon directe ou indirecte, et que le combat advienne ounon distance, sur terre, sur mer ou dans les airs.

    Dans un groupe o lun des paramtres du succs dunecarrire reste le plus jeune ge possible, tous les chelons,et o six militaires sur dix ont moins de 35 ans, ce qui laissesupposer un engagement entre 20 et 25 ans en moyenne, il

    est vraisemblable que beaucoup dentre eux ne ralisent pas

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    14 SOLDAT AU NOM DE QUOI ?

    toujours la difficult du mtier. Leurs motivations peuventtre matrielles mais aussi idalistes. Et, dans ce dernier cas,

    personne ne pourra reprocher la jeunesse de vouloir changerles choses, parfois le monde, ou apporter le Bien au nomde la collectivit laquelle elle appartient.

    Sachant que les Rambo en puissance sont, a priori,limins dans le processus de formation.

    Depuis des sicles, o dans notre socit occidentale tuer estlobjet dun interdit, toujours affirm mais souvent transgress,il me semble quil nest pas anodin de choisir de devenir soldat.Qui peut oublier comme lcrit Jean-Paul Charnay dans cenumro que les armes sont faites pour fabriquer des cada-vres ? Dans la vie sociale, une mise distance, des sentimentsforts ou fugaces deffroi et de respect, de transgression et defascination, entourent la figure guerrire. Nest-ce pas aussila nature du sacr comme lcrit Jean-Jacques Wunenberger : Sacr de transgression et sacr de respect constituent moinsdes visions contradictoires que deux ples de la sacralit engnral, le ple de lexcs et le ple de la profondeur 1. Pour,dans notre socit civilise, exercer ce mtier a priori irration-

    nel mais qui obit cependant des rgles lgales et rationnellesvoulues par la nation, faudrait-il comprendre de cette relationentre larme et le sacr quil soit utile, plus quailleurs, de serappeler un lment de conscience, un au-del du savoir quisemble avoir t partag depuis toujours par les humains et/ouden appeler, pour cela, la mdiation dune transcendance,quelle soit de nature religieuse, mythique, nationale ?

    Ce got de lusage dune arme contre son semblable a-t-ilquelque chose voir avec lorgueil dun Promthe appor-tant le Bien , est-ce le rappel dun vnement fondateur ?

    Je lignore, je sais seulement que le droit de tuer dans descirconstances prcises peut tre aussi un acte social respon-sable mme sil reste, au fond des consciences, frapp duninterdit.

    Cet usage lgal de larme, considr ailleurs comme criminel,donne dvidence aux militaires une figure particulire. Offert

    1. Jean-Jacques Wunenberger, Le Sacr, PUF, 1981.

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    15POUR ENGAGER LA RFLEXION

    en sacrifice je donne ma vie pour une bonne cause maisaussi homme impur, homme qui a vu dans laction, lobs-

    curit des dsastres de la guerre2

    et qui se pose, en raison decette exprience, la question de lhumain, le soldat, finale-ment, ne peut que constater la fugitivit de la vie et des choses,et la relativit du Bien en sinterrogeant sur sa proprefragilit. Entre le Bien et le Mal , il se sait, campedevant lenceinte de linterdit, sy introduit parfois mais resteun profane.

    Il nest pas surprenant que les militaires soient attirs par unmonde spirituel, quil soit religieux ou non.

    Il nest pas tonnant non plus que les rites, la liturgie cr-monielle, les mythes, qui peuvent aider chasser le doute, se protger et unir le groupe, soient trs prsents dans laformation. Avec leurs dangers potentiels mais aussi leur capa-cit rendre sensibles, donc plus facilement comprhensibles,lambigut du mtier militaire. Par le geste et la parole, unehistoire signifiante (par exemple les faits darmes) va tout la fois transgresser linterdit et devenir sacre. Elle dit quil

    faut utiliser une arme si rien dautre ne peut tre fait, quelhomme qui lutilise doit tout tenter pour rester imprgndes valeurs de respect de lhumain, son semblable, et que cethomme qui donne sa vie peut devenir un hros. Pour les chr-tiens, sagit-il de se rclamer dun esprit de sacrifice ?

    Dans le monde militaire, les rites participent lidedune nation sacralise qui commmore et institue son culte.Le soin apport au drapeau dans les units de larme deterre est lun des nombreux exemples de cette relation. Undrapeau de soie, souvent brod la main, expos mais horsdatteinte, et en mme temps dsir puisquil donne un sensau mtier. Les rites, le rcit mythique, les structures symbo-liques sont au cur de toutes les religions ; ils aident ltrehumain se rapprocher de linvisible. Pour les militaires, lesacr pourrait-il tre un terrain commun o se rencontrentpratiquants dune religion, athes et agnostiques, autour dundsir de faire le Bien , dapporter la Justice, de servir une

    2. Expression reprise dune note explicative de lexposition LArt et le sacr o sont prsentes lesestampes de Goya intituls Les Dsastres de la guerre , 1810-1815.

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    16 SOLDAT AU NOM DE QUOI ?

    juste cause ? Dans cette hypothse, la prsence plus vivantequailleurs de pratiques religieuses dans le monde militaire

    nest pas tonnante. La religion permet de vivre lexpriencedu sacr, incite ses croyants faire le Bien . Par le langagedu symbole, elle transmet des valeurs, rgule le social, secrteune idalisation de lhumain et du groupe auquel il appartient,laide chapper langoisse. Cependant, aucune raison nepourrait justifier quune place plus grande soit faite ceux quise vanteraient dun lien entre croyance et bonnes intentions.Comme lidalisme, la question de lexistence et de la mort estpartage par tous, croyants ou incroyants. Y compris pour leplus glorieux ou valeureux des militaires, mme si, dvidence,le soldat qui pense ne peut qutre cartel. Cest son honneur,sa grandeur. Mais aussi, pour quelques cyniques, cela peuttre aussi sa faiblesse. Il faut sinterroger sur la relation au fildes ans entre la manire dont lobissance dans les armes at comprise et pratique, le dveloppement des niveaux descolarisation entre le xixeet le xxesicle, celui de la dsacrali-sation de la socit, pour percevoir que tout est li. Et dans ce tout , il y aussi la croyance religieuse, un support, un refuge,une reprsentation du monde.

    tre un militaire au xxiesicle, ce nest pas facile. Les apportsdes sciences humaines, de la psychanalyse, de la connaissanceen gnral, la ralit tragique de lhistoire et de ses excs, lascularisation ambiante qui nempche pas le sacr dtreimmanent mais le rend plus difficile vivre imposent lerespect de rgles thiques. La retenue frquente dans lex-pression des soldats a certainement un lien avec une certitudeacquise par lexprience, celle de la fragilit de lhumain,quamplifie le mystre de la vie confronte la violence. Face son destin, le militaire, me semble-t-il, ne peut titre indivi-duel quinscrire ses actes dans un ordre tout la fois imaginaireet rel. Se placer entre le sacr et le profane, dans un quilibreprcaire. Mais en prenant racine dans la valeur libert quesoctroie chaque individu, responsable de ses propres actesquil surveille, trop conscient des dangers de la prsomptionet de lomniprsence de la finitude, cette fragilit peut devenirune force. Lorsque la dcision rflchie va de pair avec lauto-nomie, elle saccompagne le plus souvent de la matrise. Dans

    le groupe auquel il appartient, et pour les mmes raisons, le

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    17POUR ENGAGER LA RFLEXION

    militaire ne peut que respecter les rfrences au sacr qui len-tourent, quelle que soit leur forme. Cest le prix de la ranon

    que lui demande la gloire laquelle il a rv.Lnigme du choix de lusage de la force comme mtier ne

    sera pas leve. Particulirement, celui du choix quassume lenouvel engag lorsquil est confront au mtier et non plus auxrves de jeunesse. Seules quelques hypothses tracent peut-treune voie, car je doute quil soit possible de connatre tous lescomposants de ce sujet indicible.

    Entre les dieux et les armes, le soldat met crment jourla difficult partage par tous les humains de faire face l inconnu qui attend chacun de nous. Il noubliera pasle bras arm quil a un jour braqu en dfenseur du Bien .Un Bien conu, formalis et transmis par la socit qui luia dlgu lusage de la force. sa manire, il essaie de donnerou de trouver par lintermdiaire ou non dune mdiationreligieuse un sens son action. Un sens encadr par un butpolitique qui, lorsquil est difficilement dcelable, ajoute lacomplexit.

    tre un homme libre la lisire du sacr et au centre duprofane, faire le Bien au nom des autres, les co-citoyens,une entit abstraite, avec les moyens du Mal , ses propresarmes trs relles, savoir aussi ne pas les utiliser ou le fairedans le cadre de rgles thiques prcises, cest videmmentune gageure que la grande majorit des militaires soutiennent.Cest aussi un mtier o chacun dans le secret de ses pensessimagine sur un fragile esquif alors que tous au mme instant,chantent gorge dploye de martiales rengaines. Servir motronronn, instrumentalis, idalis, mais aussi une ralit,souvent porte et magnifie grce lexprience intime de lareligiosit, ou de la foi, quelle soit de nature divine ou rpu-blicaine. Entre le blanc et le noir, le soldat pour vivre en paix

    va choisir le blanc mme sil sait trs bien que cest le moindremal qui prdomine, le gris. Mais quand on a vingt-cinq ans,peut-on tre attir par cette couleur ? C

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    JEAN-RENE BACHELET

    LACTION MILITAIREET LE SACR : POUR UNEAPPROCHE RATIONNELLE,ENTRE EXALTATIONET PRAGMATISMELe crmonial militaire est une liturgie. liturgie

    laque, mais liturgie.

    Lindividu sy efface momentanment derrire la gestuellecollective. Lmotion, voire lexaltation, y sont sollicites partoutes les ressources, combines ou non, des rites, de la sonne-rie des cuivres, du roulement des tambours, des mlodies

    joues ou chantes ou encore des prises de parole inspires.Comme dans toutes les liturgies, il sagit de hausser chacun

    au-del de lui-mme en lui donnant accs plus grand quelui : accs ltre collectif immdiat, dabord, ce corps sous les armes dont on est et grce auquel on participe lor-

    dre, la force et la beaut qui manent de lui. Accs aussi un autre tre collectif, plus englobant encore, celui quesymbolisent les couleurs du drapeau ou de ltendard dontlentre, comme la sortie ou le salut saccompagnent de tousles attributs du sacr. Plus largement enfin, pour peu que laparole dclame sur le front des troupes y invite, accs auxvaleurs qui donnent sens laction collective.

    travers le crmonial sexprime ainsi une certaine dimen-sion sacre du mtier des armes. Cet trange mtier danslequel les inclinations individuelles doivent le cder devant lamission collective, face aux preuves les plus cruelles ft-ceau pril de la vie et avec la terrible capacit dinfliger la mort,comment en effet lexercer sans quelque inspiration suscepti-ble de mobiliser ltre tout entier ?

    La fonction du crmonial est de vivifier cette inspiration.Lorsquil sagit de rendre les honneurs aux morts, la

    dimension sacre est marque dun surcrot de vigueur. Leclairon grne les notes dchirantes de la douleur collective.La minute de silence , dautant plus impressionnante

    que la troupe est nombreuse, invite la communion dans

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    20LACTION MILITAIRE ET LE SACR : POUR UNE APPROCHE

    RATIONNELLE, ENTRE EXALTATION ET PRAGMATISME

    le recueillement. Puis jaillit La Marseillaise, comme uneinjonction ; Allons enfants de la patrie , Aux armes,

    citoyens ; il y a plus fort que la mort ; la mission continue,on le doit ceux-l mme qui ont donn leur vie pour cela ;on trouve, dans leur exemple, un regain de dtermination.

    Le crmonial doit donc crer de lmotion, sauf treinoprant.

    Mais il est strile sil nest pas aussi porteur de sens.Crer de lmotion, donner du sens, cela nexonre pour-

    tant pas ce crmonial dune redoutable ambivalence.Car il peut aussi tre perverti, dans sa capacit provoquer

    lexaltation et labolition du libre arbitre, au-del de touterationalit.

    La forme la plus brutale de cette perversion est historique-ment connue : cest celle des grands rassemblements nazis dontle plus sombre modle se dploie Nuremberg.

    Elle trouve un quivalent aujourdhui dans la capacit de certai-nes sectes dissoudre les personnalits dans lhystrie collective.

    Mais il est une perversion moins apparente, mais nan-moins funeste, car on ne manipule pas sans risque le sacr :

    elle survient lorsque le crmonial, lappui du systme deformation, sacralise laction militaire et les buts quelle pour-suit jusqu la dmesure. Ainsi, de la dfense de la cause desdroits de lhomme elle-mme, peut-on voir surgir la barba-rie : les exemples contemporains ne manquent pas.

    Cest dire si, dans cette liturgie quest le crmonial mili-taire, la prise de parole du chef, dans une sorte de liturgiede la parole , est dterminante, puisque cest elle den dga-ger le sens et donc dexprimer les valeurs intransgressibles quidoivent inspirer laction.

    Nourrir linspiration, oui, mais pas jusqu lexaltation.

    Mais il nest pas que les rebelles lembrigadement et lesprit grgaire pour ressentir une certaine rticence faceau crmonial, ses modes opratoires et ce quil exprime.Ceux-l mmes qui ont vcu les situations dengagementextrme du combat peuvent tre ports exprimer leur scep-ticisme face aux manifestations denthousiasme guerrier dontla caractristique est toujours quelles se droulent loin de laf-

    frontement, dans lespace et dans le temps.

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    21POUR ENGAGER LA RFLEXION

    Ainsi, un combattant de la Grande Guerre, Tezenas duMontcel, qui la vcue du dbut jusqu la fin, toujours dans

    les units de premire ligne, peut crire1

    : Nous comptionssur lenthousiasme des grands sentiments pour nous aider lemoment venu et maintenant lenthousiasme est tomb aucontact des ralits ; il ny a plus rien que les faits, et la mort, etla souffrance et la misre de tout. Et maintenant il faut payer. Puis, plus loin : La seule impression de chaleur me vient deces quelques hommes qui marchent derrire moi, confiantsles uns dans les autres, petit groupe perdu dans un dsert maisauquel notre affection commune donne une me collectiveNous sommes tous devenus comme des frres, et nous avonssoif de nous aider les uns les autres.

    Un tel propos exprime une ralit. lheure de vrit, cellede lpreuve ultime, le seul vritable ressort est constitu parla fraternit darmes , esprit de camaraderie indfecti-ble combin avec une relation hirarchique faite de totaleconfiance rciproque, qui, seule, prmunit contre la dses-prance et nourrit la dtermination.

    On est alors loin, comme lcrit par ailleurs Tezenas duMontcel, des grands mots magiques .

    Pour autant, cela donne-t-il raison aux pragmatiques scep-tiques pour qui le crmonial et ce quil est cens exprimer neserait que folklore ? lvidence non, car la fraternit darmes est, elle aussi,

    cruellement ambivalente. Et nous voil revenus aux indispen-sables valeurs dont le caractre quasi absolu confine au sacr ;revenus du mme coup au crmonial qui exaltera ces valeurset contribuera leur appropriation.

    Et puis, dans lheure de vrit , il y a encore un momentde vrit ultime, cest celui de la mort du soldat.Alors, dans ces derniers instants, simpose souvent, quand bien

    mme celui qui va passer est toujours rest discret sur le sujet,lappel au sacr par excellence quest le regard vers lau-del

    Cela suffit justifier lexistence de laumnerie militaire. cet gard, mditons ce tmoignage dun aumnier catho-

    lique de terrain, au cours de notre guerre dIndochine, dansles annes 1950, le pre Just de Vesvrotte :

    1. Joseph Tezenas du Montcel, LHeure H. tapes dinfanterie 14-18, d. conomica.

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    22LACTION MILITAIRE ET LE SACR : POUR UNE APPROCHE

    RATIONNELLE, ENTRE EXALTATION ET PRAGMATISME

    Le groupement mobile auquel appartenait le 3ergiment deLgion tait utilis pour venir en aide aux secteurs particuli-

    rement en danger. Do une mobilit permanente. De ce fait,nous tions en compagnie des units les plus diverses, ce quinous mettait souvent en contact avec des Africains, Tunisiens,Marocains, Algriens. Que faire lorsque, dans ces troupes,des hommes taient blesss, parfois mourants ? Je me sentaisdmuni. Cest pourquoi jai demand lun dentre eux deme choisir les plus beaux versets du Coran pour les apprendrepar cur et aider au grand passage ces hommes musulmans.Lapprentissage fut long. Ce nest pas rien dapprendre parcur 15 ou 20 versets, de mettre en place laccentuation etde ne pas faire de fausse interprtation. Nanmoins, aprsquelques mois, ce fut chose faite. Et ce fut un grand rconfortque de passer parfois beaucoup de temps auprs dun de ceshommes gravement bless. Il y avait en eux un certain fatalisme.Mektoub, cest crit Ils acceptaient la mort qui venait avec unecertaine paix. Et je pense les avoir aids dans ce passage enrptant lentement les versets du texte sacr. Ne sommes-nouspas tous les enfants dAbraham, le pre des croyants ?

    Ainsi le religieux vient-il ici en point dorgue de lexpressiondes valeurs de respect de lautre, de tolrance et de fraternitqui sont, sans conteste, au cur de ce que nous devons avoir deplus sacr, toutes religions et toutes opinions confondues. C

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    ARTICLES

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    NOTE DE

    LA RDACTION

    La vocation de la revue est notamment dancrer la rflexion dans le vcudes armes, et, le cas chant, de la guerre. Cest pourquoi, sur un thmequi peut toucher au plus profond de la conscience individuelle, les tmoi-gnages personnels occupent la premire place. Ils sont suivis par des arti-cles o sexpriment les quatre responsables des aumneries militaires, puis

    par des contributions venant de lextrieur : lanalyse sur les prtres ousoldats ? succde celle sur les armes britanniques et le fait religieux,puis American warrior, quelques aspects religieux du nouveau credo dusoldat amricain 2003 . Elles apportent un clairage sur la place du reli-gieux dans les armes britanniques et lidentification du caractre rcur-rent aujourdhui exacerb, outre-Atlantique, de la sacralisation de lactionmilitaire.

    La rubrique Pour nourrir le dbat publie un texte de Jean-Paul Charnay,

    philosophe de la stratgie et islamologue, qui pose une question laquelleil est difficile de rpondre, celle de lthique des armes. Le dernier article Valeurs et formation dans larme, la sant, lducation. Jalons pour uneconception partage de la fonction publique est crit par trois membresdu Groupe de recherches sur les pratiques de formation dans la fonctionpublique.

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    ANTOINE WINDECK

    PRSENCES DU SACRET DU RELIGIEUXDANS LA VIE MILITAIREAvant dentreprendre une rflexion sur le lien entre

    le sacr, le religieux et les armes, je me suis interrogsur la pertinence de dvelopper ce qui relve de la sphrede lintime et du priv, en accord avec les obligationsdune institution respectueuse des principes de lacitqui prvalent dans la socit franaise. Sans dtenir les

    comptences dun sociologue, ou celles dun historien,pour voquer la relation du sacr et du religieux avecle mtier des armes, je tenterai modestement dapporterquelques lments de rponse, laune de mon exprienceet de mes rflexions, alimentes par certaines lectures.

    En quoi les armes sont-elles concernes par le sacr etle religieux ? Quelles relations les militaires entretiennent-ils avec le sacr dans leur vie professionnelle ? Le mtier des

    armes offre-t-il un cadre favorable au dveloppement dunepense de nature spirituelle, religieuse voire mystique chezceux qui lexercent ? Voit-on le fait religieux, pos commeun fait social, prendre aujourdhui une importance croissanteau sein des armes ? Autant de questions auxquelles diversesapproches pourraient apporter des rponses de nature socio-logique, anthropologique

    Ces diffrentes interrogations nous conduisent traitersuccessivement de la distinction qui simpose entre sacr etreligieux, du dveloppement dune conscience particulirequinduit le mtier de soldat, de la place accorde la notionde sacrifice dans le cadre de laction militaire, enfin de lafaon dont nous devons rpondre aux aspirations spirituelles,religieuses, de nos subordonns au sein des armes.

    Dfinir les termes sacr et religieux permet de fixerle cadre de la rflexion sur un thme complexe. Ils ne doiventpas tre confondus, mme si une vidente parent les relie.

    Durkheim, Mauss et Weber notamment pour les pres de la

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    28 PRSENCES DU SACR ET DU RELIGIEUX DANS LA VIE MILITAIRE

    rflexion sur la sacralit, ont t parmi les premiers a abordces thmes dans une approche thorique, avec certaines limites

    que dautres auteurs, comme Roger Caillois, pour nen citerquun, ont cherch plus tard prciser. Lensemble trs vasteque recouvre ces sujets, rend immanquablement rductriceune tentative de dfinition. Nous retiendrons que la notionde sacr dfinit un domaine suprieur, spar, interdit etinviolable dans son accs et dont le respect simpose tous.Par nature, le sacr soppose donc au profane. Le religieux serfre quant lui plus directement une dimension transcen-dante, une relation personnelle une divinit. Source denormes, de doctrines et de rites, cette notion renvoie cepen-dant des ralits trs diverses, o la subjectivit prend, notre poque, une part de plus en plus importante.

    La finalit oprationnelle des armes, et son corollaireconcret de lemploi de moyens destins tuer, doiventconduire chacun des membres de la communaut militaire,mais aussi tout membre de la socit, sinterroger sur le sensde laction militaire. Chaque individu y apportera ses propresrponses, selon ses convictions philosophiques ou religieu-

    ses, mais aussi selon la faon dont il entend, par son actionpersonnelle au sein de la communaut nationale, contribuer la scurit de son pays. La religion chrtienne, ds ses dbuts,a offert la possibilit ceux qui sengagent dans les armesde concilier leurs convictions religieuses avec le service dansles armes. Ainsi les vangiles rapportent-ils les paroles de

    Jsus-Christ exaltant la foi profonde du Centurion je vousle dclare, chez personne en Isral, je nai trouv une tellefoi1. Malgr ses appels rpts lamour du prochain dansses enseignements, le Christ ne remet pas en cause son engage-ment de soldat servant de surcrot au sein de larme romaine,arme doccupation de la terre dIsral. Comment un officiercatholique ne verrait-il donc pas dans ces lignes, comme ladfinitivement enseign lglise partir du IVesicle2, laffir-mation de la possibilit de mettre en accord ses convictionsprofondes avec une obissance une autorit civile et lappar-tenance une fonction sociale, destine donner la mort, silen tait besoin ?

    1. vangile de Saint Matthieu, (Matthieu 8, 10).2. Georges Minois, Lglise et la guerre, de la Bible lre atomique, Fayard, 1994, 531 pages.

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    Ce qui peut apparatre, plus ou moins simple dans lathorie et les principes, savre cependant plus difficile

    dans les faits mettre en uvre et vivre. Pour ne resterque dans un cadre historique restreint, les mutations socio-logiques et idologiques de la socit franaise de la fin du

    XIXesicle et du dbut du XXeont exacerb les difficults queressentaient certains militaires concilier leurs convictions,en particulier spirituelles, avec le devoir dobissance li leur tat de soldat. Notons pourtant que les rponses cesdifficults ont toujours t personnelles ; chacun trouvant,en conscience, un accord possible entre lobissance desprincipes considrs comme suprieurs et lexcution desordres reus. Le mtier militaire nest pas le seul, o lesobligations lies lexercice dune fonction particulireet la conscience individuelle peuvent parfois se confronterdouloureusement.

    Chaque homme est appel exprimenter, en tant quindi-vidu sinsrant dans une communaut familiale et sociale, unerelation personnelle avec la mort. Nanmoins, les spcificitsdu mtier militaire, en dpit dune nette volution dans laforme et lintensit des engagements actuels conduisent

    sinterroger sur le sens de la vie et de la mort. Dans sa forme laplus radicale, se fondant sur le risque accept de devoir sacri-fier sa vie, le militaire peut tre appel donner la mort autrui au nom de ltat franais, dsign comme un adver-saire. Plusieurs crivains combattants de la Grande Guerreont montr cette lente maturation psychologique qui nat chezle soldat de la confrontation quotidienne la mort. Par leurdimension transcendante, les religions, notamment la religioncatholique, apportent une partie des rponses indispensablespour clairer laction humaine, et carter le dsespoir pouvantnatre de la ralit difficilement supportable de la guerre et dessouffrances quelle engendre.

    titre dillustration, dans un registre plus concret, leschants militaires sont fortement marqus par le thme rcur-rent de la mort. Quil sagisse de celle dun camarade ou dela sienne propre, la mort est alors voque soit comme uneralit accepte et indissociable du mtier, soit comme un dfilanc en forme dexorcisme.

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    30 PRSENCES DU SACR ET DU RELIGIEUX DANS LA VIE MILITAIRE

    Plus encore, le mtier militaire se rattache profondment,par nature et par essence, la notion de sacrifice. Comme

    la montr Pierre Nora3

    , dans Les Lieux de mmoire, lesprit desacrifice a fortement volu au cours de lhistoire, perdantprogressivement son sens chrtien pour tre transfr lanation en guerre puis la nation en paix. Se rfrant unchoix accept, plus ou moins consciemment, selon les circons-tances, lesprit de sacrifice consiste toujours faire prvaloirle bien commun sur lintrt personnel. La dernire versiondu statut gnral des militaires le rappelle dans son premierarticle : ltat militaire exige en toute circonstance esprit desacrifice, pouvant aller jusquau sacrifice suprme, discipline,disponibilit, loyalisme et neutralit .

    Tout ceci contribue donc dvelopper, sans doute plusau niveau institutionnel quindividuel, me semble-t-il, uneconscience de nature quasi sacrificielle de la fonction mili-taire. Sans tablir un parallle trop hasardeux avec la notionde victime expiatoire, elle rejoint certains gards la notionplus positive que la religion catholique accorde au sacrifice,rdempteur par excellence, librement accept du Christ lorsde sa crucifixion. La rdemption, qui nait du sacrifice au

    combat, sexerce autant lgard de lindividu lui-mme, quela mort transforme en hros, qu la socit elle-mme qui seconstruit ou se rgnre sur le sacrifice de ses membres.

    Cette exigence de la socit dun possible sacrifice de sessoldats, saccompagne de la reconnaissance dun statut dehros quelle leur accorde. La socit militaire, reflet cetgard de la socit tout entire, aime glorifier lexemplede ses anciens, de ses hros en louant leurs vertus de fid-lit et de courage. La qualit pdagogique du culte du hrosest essentielle. Le Panthon militaire imprime une partieimportante de limaginaire, de linconscient collectif, de lacommunaut militaire ; tout membre de celle-ci doit alorsse montrer digne de ceux dont larme exalte lexemple. Plusencore, sappropriant lgal des tragdies grecques, et desgestes mdivales, la bravoure des anciens, la commmorationdes actions passes, victorieuses ou non, ont dvelopp peu

    3. On pourra utilement se rfrer Jean de Viguerie, Les Deux Patries : essai historique sur lide de patrieen France, DMM, 1998. Dans son ouvrage, Viguerie analyse notamment comment la notion de sacrifice avolu en France depuis le dbut de la Renaissance paralllement celle de patrie.

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    peu un socle commun de valeurs auquel sidentifie profond-ment la communaut militaire.

    La dimension rituelle, indissociable du fait religieux, est elle-mme sous-jacente dune partie des traditions et des symbolesmilitaires, comme une forme dexpression collective, compa-rable bien des gards un culte lac et public. Le crmonial,rigoureux, formalis et rptitif, tient lieu et forme de liturgie,ordonnant le droulement des prises darmes. Surprenant lesobservateurs ignorant des ralits et habitudes militaires, ellesfrappent surtout par la part accorde ce qui apparat commeun rituel trs codifi. Maurice Blondel explique dans sa thsepublie en 1913 que le besoin de crmonial et de rites est,de faon gnrale, driv du culte religieux : Mme chezceux qui prtendent tre affranchis de toute superstition, []on remarque ce besoin de rites et [] cette contrefaon descrmonies dun vritable culte ; comme sil fallait rehausser tout prix, par une sorte de solennit liturgique, la pauvrettrop visible des actions toutes nues. 4

    Le crmonial militaire accorde une place exceptionnelle aux

    emblmes nationaux, symbole de la France. Le respect formel quientoure leur prsentation au cours des crmonies, montre lareconnaissance de la place accorde la France, comme un biensuprieur, qui peut justifier le sacrifice de ses citoyens. En outre,le drapeau, ltendard ou le pavillon traduit de faon implicitelappartenance un mme corps, formation, unit ou bateau.Cette sacralisation de lemblme national est riche de sens. Elle estsurtout directement cratrice de cohsion et de solidarit, au seinde la communaut nationale, comme au sein de la communautmilitaire. Cest bien pour ces raisons que le respect des couleursnationales doit faire lobjet dune pdagogie explicative auprs desplus jeunes.

    Pierre Dabezies affirme que lexaltation du sacrificesuprme, culte des hros universellement clbr il sagitl, en ralit, de moyens propres sacraliser lesprit decommunaut. Les crmonies militaires sont donc bien lamanifestation de la cohsion du groupe autour du partage devaleurs et de rfrences communes.

    4. Maurice Blondel, LAction, essai dune critique de la vie et dune science de la pratique, 1893, PUF, 1973,p. 312.

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    cet gard, nombreuses sont les armes, armes ou subdi-visions, qui ont su glorifier laction exemplaire de leurs

    anciens travers un crmonial, riche de symboles et cetitre porteur de sens. La Lgion trangre a, peut-tre plusque dautres, dvelopp cette dimension rituelle lors descrmonies de Camerone. La commmoration du combatde Camerone Aubagne, o se trouve le commandementde la Lgion trangre, bnficie dun crmonial parti-culier le distinguant des autres crmonies se droulant le30 avril dans toutes les formations de la Lgion trangre.Le porteur de la main du capitaine Danjou, prothse arti-cule quil portait lors du combat de Camerone, parcoure la voie sacre et la prsente, lgal dune relique que lonvnre, aux lgionnaires prsents sous les armes. Toutes lescrmonies, au cours desquelles lvocation de lexempledes anciens tient une place majeure, ont une seule et mmefinalit, promouvoir les valeurs intemporelles de courageet de dvouement, de sacrifice et de respect de la paroledonne, mais aussi de solidarit et de camaraderie, valeursauxquelles les plus jeunes devront en toutes circonstancesse rfrer, en particulier dans celles, exceptionnelles, du

    combat.Au-del des aspects symboliques que nous venons de souli-

    gner, et dont la dimension apparente et formelle rejointaussi sur le plan du fond lessence mme du mtier mili-taire, lexercice de celui-ci ncessite le respect de valeurs. Ces

    valeurs, travers un corpus de rgles fixes au cours de lhis-toire, confre ce mtier si particulier une indispensable etexigeante dimension thique. Trouvant un cho dans laffir-mation chrtienne de la dignit propre de lhomme, lthiquedu soldat impose de reconnatre en tout homme, quil soit unfrre darmes ou bien un adversaire, son inaltrable et inali-nable dignit, quelles que soient les circonstances. Lextrmeattention qui entoure la faon dont la force est mise en uvredans lexcution des missions oprationnelles en est sansdoute la principale illustration. Indpendamment des convic-tions personnelles, philosophiques ou religieuses, de chaquemembre de notre institution, cette dimension impose desdevoirs chaque soldat et doit faire lobjet dun consensus sans

    faille. Symbole dune identit collective, son respect absolu

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    appartient lui aussi au domaine du sacr et fonde lagirnormatif du soldat.

    La proximit, directe ou indirecte, avec la mort quimposelengagement au combat, ne suffit sans doute pas expliquerle dveloppement chez certains dune conscience mystique ou religieuse. Le dveloppement des oprations extrieuresconstitue une rupture de cadre et denvironnement pour lesmilitaires, favorable un dtachement, une forme tempo-raire de renoncement matriel. Laissons une nouvelle fois laparole Maurice Blondel qui affirme : Si le train ordinairedes choses nous assoupit, la premire exception venue, lepremier vnement qui brise la chane des habitudes, veillela rflexion ; et la rflexion nous ouvrant la vue du mystre,nous jette linfini. 5

    linstar de leurs anciens, engags dans les corps expdi-tionnaires en Afrique ou en Asie, les soldats contemporainssont naturellement conduits une forme de dtachement.Dtachement affectif, en premier lieu, il lest aussi, sur le planmatriel, dans labandon dun certain confort et dun certain

    nombre dhabitudes. Librement consentie et accepte, cetterupture parfois brutale avec les conditions de vie quotidienneincite une forme de renoncement, ponctuel mais bien rel.La rusticit impose par les engagements oprationnels surde nombreux thtres rejoint les expriences vcues par denombreux contingents de militaires dans les grands espacesnaturels, dserts et forts, sapparentant par certains aspects lisolement volontaire et la pauvret que recherchent toutesles religions, pour mieux accder la recherche spirituelle deDieu. La confrontation avec des populations pour lesquelles lereligieux est au centre de la vie sociale, notamment en Afrique,a exerc une profonde influence dans lvolution spirituelleet la conversion de soldats tels que le capitaine Ernest Psichari,petit-fils de Renan, et le lieutenant Charles de Foucauld. Surun autre plan, le dsert a toujours exerc une trs profondeinfluence sur ceux qui lont frquent, avec des personnali-ts bien diffrentes comme le capitaine Lawrence dArabie ouThodore Monod.

    5. Op. cit., p. 311.

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    En substance, du fait dune mise en contact avec des lmentsexternes au cadre habituel de vie, cette rupture est propice

    des interrogations de nature ontologique.Ladhsion la foi catholique, comme toute autre forme de

    spiritualit, relve dune dmarche individuelle. Cependant,au caractre priv de cette adhsion sajoute, comme pourtoutes les religions monothistes, une dimension cultuelle etsociale, collective dans son expression. Ces pratiques cultuel-les, rituelles, fondent, ou expliquent, certains comportements,privs et publics. ce titre, elles doivent trouver leur placedans le champ plus vaste du culturel qui sest forg au cours destemps, intgrant des tendances qui paraissent parfois diffici-lement conciliables. Il ne sagit donc pas au nom du principe sacr de lacit dempcher tout individu de pratiquer safoi religieuse, mais bien au contraire, tout en lencadrant, delui permettre de la pratiquer avec la dignit qui simpose. Ilappartient donc bien au chef militaire de rpondre aux aspi-rations spirituelles de ses subordonns, en leur permettant deles exprimer dans le cadre dfini de la lacit de ltat et desrgles propres de linstitution militaire.

    En substance, les armes entretiennent une relationancienne et forte avec le sacr et le religieux, tenant autant la formation progressive du mythe du hros militaire parlimbrication de lpope militaire et de lhistoire nationale,qu lvidente proximit des soldats avec la mort dans leurengagement au combat.

    Pour ancienne quelle soit, cette relation sest progressive-ment transforme sous linfluence de diffrents facteurs, lisen partie lvolution de la place du sacr dans la socit etau relativisme pos comme le principe absolu sur lequel sefonde le respect des diffrences. Les aspirations individuelles une certaine immanence et la reconnaissance de la dimensionspirituelle de lhomme doivent ne pas tre cartes, commenous lavons montr, de toute approche du fait religieux.Elles ne peuvent pas tre rduites un fait sociologique. Ladistinction quoffrent, sans les opposer mais en les consi-drant comme complmentaires, les notions de culturel, au

    sens de civilisationnel, et de cultuel peut nous aider mieux

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    apprhender la faon dont notre institution doit sadapter cette demande de spiritualit. Le gnral du Barrail ncri-

    vait-il pas, alors quil tait ministre de la Guerre : Si voustez aux troupes et aux hommes de guerre la croyance uneautre vie, vous navez plus le droit dexiger deux le sacrificede leur vie. C

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    A SYNTHSE ANTOINE WINDECK

    Les champs du religieux et du sacr peuvent apparatre trs loigns delaction militaire. mieux y regarder, la notion de sacrifice, indissociablede la finalit oprationnelle des armes, savre structurante en raison durapport quentretiennent les militaires avec la mort, et plus largement avecle sacr et le religieux. En outre, le mtier militaire est propre dvelopper, certains gards, chez ceux qui lexercent une conscience personnelle denature philosophique. Les armes, dans le respect des principes de lacit,doivent donc offrir les conditions dune pratique religieuse rpondant auxaspirations individuelles de ses membres.

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    ALEXANDRE LALANNE-BERDOUTICQ

    ARMES ET RELIGIONSUN POINT DE VUE TRADITIONNEL

    AU TRAVERS DUNE APPROCHE HISTORIQUE

    Cour dhonneur de lhtel national des invalides,le 17 mars 2008. les armes de la rpublique rendent unhommage solennel au corps du dernier poilu de la grandeguerre. la crmonie est strictement militaire mais quel-ques minutes auparavant, le cercueil du lgionnaireponticelli occupait le cur de la cathdrale saint-louis

    et lvque aux armes prsidait une messe en prsencedes plus hautes autorits civiles et militaires. le corpstait veill par une garde de lgionnaires en tenue etlon ne comptait pas les uniformes dans lassemble. lacrmonie religieuse prcdait son homologue militaire,strictement distincte.

    Sud Liban, juin 2007. Quelques jours auparavant un dispositif explosif improvis a tu cinq parachutistes espa-

    gnols prs de Khiam. Sur la place du magnifique campCervants , domin par une grande croix de bois, laumniercatholique coprside la crmonie militaire dobsques au ctdu gnral commandant la brigade est de la FINUL, lui-mmeespagnol. Il accompagnera les cercueils jusqu lintrieur delavion militaire qui ramnera les corps vers Madrid.

    Juin 1999, Herzgovine, Mostar. Lavion militaire marocainattend, soute ouverte, le cercueil dun sergent tu la veille. Lecolonel commandant le bataillon marocain prside la prirefunbre, entour de ses officiers et dune dlgation de sous-officiers. Mains tournes vers le ciel, il implore la clmencedAllah pour son subordonn tomb loin de chez lui. Lescrmonies religieuse et civile ne font quune.Au travers de ces trois situations vcues, on comprend que

    le traitement de la chose spirituelle est apprhend diffrem-ment dans les trois armes cites, pourtant allies et amies desforces militaires franaises. Or la mort est la compagne obligedu soldat en campagne. On y sert des matriels de guerre, entat de fatigue, dans des conditions souvent prcaires et les

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    38 ARMES ET RELIGIONS

    accidents peuvent arriver. Ils arrivent trop souvent et un jourou lautre le soldat se voit confront aux questions ultimes.

    Plus encore et principalement, le soldat existe pour combat-tre et donc affronter la mort directement, quil soit amen ladonner ou la subir. Toute la finalit de son instruction, deson entranement et de son engagement est bien de combattresi ncessaire. Toute lorganisation militaire et lquipementdes forces sont ordonns en vue du combat, quil advienne ounon, quil soit men ou non. Lart militaire est, par sa nature,un art de la force destin imposer sa volont en employantdes moyens extrmes, y compris ltaux. En consquence, toutsoldat qui, aujourdhui comme hier, part vers un thtredoprations se doit de penser lventualit de lengagementarm, donc de la confrontation avec la mort, la sienne ou cellede ses camarades, sans parler de celle de ses adversaires ou despopulations civiles quil ctoiera1. Or, quon le veuille ou non,la mort pose des questions dordre spirituel, tant il est vrai quecest bien le facteur spirituel, mtaphysique qui diffrencielhomme de lanimal. Cest bien la premire tombe qui datele dbut de lhumanit, non le premier outil2, car elle montreun souci autre que matriel et physique dont lanimal est inca-

    pable. Ds lors, nier le besoin de rponse aux problmes posspar cette confrontation avec lessentiel serait aussi nier uneabsolue ncessit, que ledit soldat vive dans un rgime poli-tique de caractre lac ou pas. Par-del les prises de positiondes uns ou des autres, dfenseurs dune conception stricte dela lacit ou dune certaine tolrance, il convient de se penchersur la juste place de Dieu et de Csar dans une arme comme lantre, la fois hritire de sicles de foi mais aussi de rgimesqui la niaient. Il convient galement de rflchir sur la justeplace du facteur spirituel dans une arme et une socit qui,maintenant, ne semblent parfois vouloir connatre que Csaret oublier Dieu, voire faire que Csar soit Dieu. Or Csar nepeut rpondre aux questions poses Dieu.

    Quel est donc cet gard le legs de notre pass ?

    1. Les soldats franais de la FINULpoursuivaient un sjour paisible au sud Liban en juillet 2006. Qana, ilsdurent subitement remplir des missions terribles de ramassage des corps dchiquets denfants et de

    civils, victimes des bombardements israliens.2. Certains animaux en usent de primitifs, sans aucune volution dcelable au cours des temps.

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    A Du tout relatif au rien , puis du rien au relatif

    A

    Premire phase : Dieu et Csar cohabitent, chacun sa placeComme on le sait, la vritable arme franaise fut forme la fin du XVesicle sous le roi Louis XI. Mais comme les bandes de lhostdes sicles antrieurs, elle tait issue dunesocit o la religion catholique tait alors, de fait, religiondtat. En campagne, des moines accompagnaient les trou-pes et pourvoyaient aux besoins spirituels, une poque olglise avait rglement la guerre et avait tent den amoindrirles consquences atroces. On bnissait les dpouilles aprs labataille et, vaille que vaille, elles recevaient une spulture chr-tienne. Les blesss pouvaient se confesser et lon voyait mmedes prlats administrer des absolutions collectives, commelautorise le droit de lglise en cas de pril imminent .Au cours de la Renaissance cette prminence de lglise

    catholique sur la morale en vigueur dans les conflits (jus in bello)cda progressivement le pas des pratiques moins encadreset lon osa se battre les dimanches ou pendant le carme. Lechemin vers la guerre totale souvrit.

    Les guerres de Religion, en France comme ailleurs, nar-

    rangrent rien dans ce domaine. On sait quels dbordementselles occasionnrent, jusques et y compris lors de la guerrede Trente Ans qui, sans tre proprement religieuse, trou-

    vait nanmoins son fondement, entre autres causes, dansle ubi regio, ibi religio qui ne laissait plus la population duSaint Empire que de choisir sa religion en accord avec celledu prince. La France ne connut pas ces dsordres l, malgrles terribles campagnes contre les Rforms dans le midi, ouencore pendant la Fronde. Pourtant des ministres du cultetaient alors prsents dans toutes les armes du continent et ilntait pas pensable de construire une forteresse sans y inclureune chapelle, un temple ou une glise proportion des effec-tifs de sa garnison.

    Pour simplifier, on pourrait dire que jusqu la fin duXVIIIesicle dans notre pays, on vit une juxtapositiondupouvoir spirituel et du pouvoir temporel au sein des armesfranaises. On doit cependant souligner que si le roi taitcatholique, il ne fut jamais soumis au pouvoir temporel despapes. De mme et dans toute son histoire, la monarchie

    captienne sut-elle sopposer Rome si celle-ci savisait de

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    simmiscer dans les affaires politiques du royaume. Il y avaitdonc distinctionentre Dieu et Csar et le roi y veillait. Quant

    la troupe, forme jusqu la Rvolution de volontaires recruts parmi les lments les plus dlaisses de la socit, sapratique religieuse tait extrmement faible. Toujours est-ilque le facteur spirituel tait une proccupation permanentepour le commandement, qui savait en jouer. Vauban fit ainsi dessein construire la collgiale de Brianon sur la courtine dufront le plus expos de la place, afin de dissuader des assaillantsventuels de bombarder lendroit. Pari gagn au demeurant.

    Cependant les mentalits voluaient et le XVIIIesicle vitsurgir dans les rgiments et jusquaux chelons levs deltat, des mouvements dides qui visaient une sparationdes pratiques religieuses et du service des armes. Vhicul parles idaux des encyclopdistes et des Maons3, ce mouvementimprgna les esprits dune partie de llite militaire, en mmetemps quil pntrait la haute socit. Larme de lAncienRgime fut cependant jusqu sa fin innerve par les pratiqueschrtiennes.

    A Deuxime phase, le rejet. Csar refuse Dieu, qui na plus sa place

    dans les armes. lpoque rvolutionnaire on passera des armes du roi aux armes de la Rpublique ; lon ira donc de la distinc-tionentre lglise et ltat, sa sparation. Celle-ci, mise enuvre, conduira de fait la ngation de Dieu et la tentativede soumission de lEglise la volont du nouveau rgime. Ilsen suivit une interdiction de la pratique religieuse dans lesarmes. Lcroulement de la monarchie captienne saccom-pagna donc de celui de la prsence chrtienne dans la troupe.Plus anticatholique quanti aristocratique, la Rvolution victo-rieuse chassa Dieu des rgiments, qui participrent ensuite avecdiscipline la perscution des chrtiens en France mme.

    Le grand tournant de cette priode fut pris au momentde la promulgation de la constitution civile du clerg4,qui faisait obligation aux ecclsiastiques de jurer fidlit aunouveau rgime et les transformait en fonctionnaires lus.Dans le mme temps les prtres et les vques rfractai-res taient dmis de leurs fonctions et interdits dexercer

    3. Chaque rgiment de Louis XVIpossdait sa loge dans les annes 1780.4. 12 juillet 1790, condamne par le pape en mars 1791.

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    leur ministre. Sans entrer dans le dtail de cette priode trscomplexe, il convient de noter que les units militaires ne

    connurent pas de grands mouvements de protestation contreles nouvelles dispositions. Trs vite cependant, une bonnepartie des officiers monarchistes et de conviction catholiquequittrent luniforme, voire migrrent ds que les tracasseriesse transformrent en perscutions. On sait peu que la Vendeavait initialement accueilli avec sympathie les premiers pas dela Rpublique naissante. Le Bas Poitou dalors nexplosaque sous le triple coup de boutoir de la conscription de 1793,du choc de lexcution de Louis XVIet de linstallation forcedes prtres jureurs tandis que les rfractaires taientdports voire tus. Napolon ne russit plus tard pacifier ledpartement quen lexemptant de conscription et en y rta-blissant la libert de culte suite au concordat de 1801.

    La Rvolution vit galement un grand nombre ddificesreligieux, militaires et civils, dtruits ou profans. Pensons Notre-Dame de Paris, qui ne fut sauve que parce que legouvernement militaire de la capitale en avait fait le centre deremonte des armes de lEst.

    Quant elle, la riche iconographie de lpoque napolo-

    nienne na pas laiss de tmoignage de la prsence daumnierssur les champs de bataille. Il semble que les besoins spirituelsde la troupe, cette fois compose de conscrits, naient pas tpris en compte alors quelle tait reste en grande partie chr-tienne, comme le reste de la population. Pourtant, cest bien cette poque que les racines du crmonial militaire moderneprirent forme. Retour de la liturgie sous dautres formes, cestsous Napolon que le drapeau prit ce caractre quasi sacrque nous lui connaissons de nos jours et que les honneurs luisont rendus comme une personne incarnant la patrie. Designe de ralliement sous lAncien Rgime, le drapeau, main-tenant tricolore et par sa symbolique mme, devint une sortede rduction du pays. Par contraste, on se souviendra queles drapeaux des rois ne comportaient pas de symbole clairpouvant par lui-mme reprsenter le pays tout entier, dautantque sous Louis XVpar exemple, un rgiment du roi sur cinqtait tranger5. En outre, la Rpublique tint dbaptiser ses rgiments en leur tant leurs noms6. Elle leur affecta donc

    5. Principalement cossais, Suisses, Allemands, Irlandais et Sudois.6. Picardie, Navarre, Royal des vaisseaux, Salm-Salm, La Reine

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    des numros et interdit que lon puisse dsigner une unitpar le nom de son colonel, les rgiments nappartenant plus

    au roi ou leur propritaire mais la nation, maintenantsouveraine. Celle-ci, de par cet tat, ne reconnaissait doncplus aucun culte auquel se rfrer. Il importait den prendreacte et de nen point laisser subsister dans les units devenues nationales .

    A Troisime phase : hsitations entre les deux extrmes.Il nous est difficile aujourdhui dimaginer la succession

    de retournements de situation que connut le XIXesicle dansnotre pays. lEmpire, vritable rgime militaire, succda laRestauration. Louis XVIIItenta deffacer la priode rvolu-tionnaire et lpope de Napolon. Il en rsulta que, dans lesrgiments et les garnisons, la religion reprit une partie de sesdroits. Le rgime, instruit par les preuves rvolutionnaires,ne voulut pourtant pas rallumer de querelle religieuse malgrla volont de certains ultras et les migrs rentrrent ennombre.

    Le rgne de CharlesXpuis celui de Louis Philippe ne virentpas dvolution notable dans les rapports entre les armes et la

    religion, la libert de culte ayant t rtablie dans les tablis-sements militaires et la question ne se trouvant plus lordredu jour, quand bien mme les partisans de la sparation stricteentre lglise et ltat ne dsarmaient pas.

    Les relations entre les forces militaires et la religion nvo-lurent pas significativement sous Napolon III, bien que lergime se montrt plus ouvertement favorable au catholicismeque ses prdcesseurs aprs les soubresauts de 1848.

    Il ressort donc de la succession de rgimes politiques queconnut leXIXesicle jusqu lavnement de la IIIeRpubliqueque, passes les fureurs rvolutionnaires et les conqutesnapoloniennes, une sorte de coexistence pacifique sta-blit dans les armes entre les chrtiens, les indiffrents et lesanticlricaux. La rconciliation ntait pourtant pas totale,une partie des fils des familles aristocratiques, profondmentcatholiques, refusait toujours de servir des rgimes vus commehritiers dune rvolution juge intrinsquement antichr-tienne. Cette tendance tait minoritaire mais se renfora suite

    lavnement de la IIIe

    Rpublique.

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    A Quatrime phase : nouveau divorce, rconciliation et apaisement.La monte de lanticlricalisme conscutif aux dbuts de la

    III

    e

    Rpublique en 1871, ne pouvait rester sans influence dansles armes. Les manifestations de culte furent de nouveaubannies. De plus, les tensions gnres par laffaire Dreyfus,o une partie des milieux catholiques avait pris fait et causecontre lofficier accus tort de trahison, ne cessrent decrotre jusqu lavnement du ministre Combes, particuli-rement anticlrical. Les lois de 1905 de sparation de lgliseet de ltat et des inventaires o larme fut engagepour forcer les portes des difices du culte, occasionnrentdes cas de conscience dramatiques chez nombre dofficierspourtant loyaux aux institutions. On vit des officiers poursui-vis devant les tribunaux militaires pour avoir refus dexcuterdes ordres qui choquaient leur conscience chrtienne et descarrires prometteuses brises7. La triste affaire des fiches du gnral Andr, o il fut prouv que lon rpertoriait lesopinions politiques et religieuses des officiers pour pesersur leur promotion, est une illustration de cette crise durantlaquelle les nominations se faisaient plus sur la conformitdes opinions rpublicaines (donc laques ) que sur la

    comptence militaire. Cest probablement pourquoi Joffrefut prfr Castelnau lors la dsignation au poste de futurgnralissime.

    Dans le mme temps ltablissement du service militaireuniversel, comportant la loi curs sac au dos , rapprochale fond de la population, alors trs dchristianise, du clergcatholique qui avait jusqualors t exempt du service desarmes.

    Au dclenchement de la Premire Guerre mondiale, lex-trme pril auquel la France dut faire face, les pertes immensesdes premiers mois de la guerre et lunion sacre de tousderrire larme, seul rempart face linvasion, amenrent une vritable rconciliation de toutes les tendances philoso-phiques et religieuses autour des autorits. Trs rapidementil apparut mme aux hommes politiques les plus violemmentantireligieux que le pays devait pouvoir sappuyer sur toutes

    7. Dont celle du futur commandant de Rose, lun des grands fondateurs de larme arienne.

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    ses forces, dont les forces spirituelles8. Des mesures furentrapidement prises pour amliorer la qualit du commande-

    ment en choisissant les hommes sur leur comptence et leurcaractre, non sur leurs opinions9. Au dbut de la guerre onvit aussi revenir dans les armes des fils des familles brouillesavec la Rpublique depuis la Rvolution, et le culte se rpanditpresque sans obstacle dans lensemble des troupes. La nationayant besoin de toutes ses nergies, le commandement fermales yeux sur des brches la neutralit religieuse, comme lespavillons surchargs dun Sacr-Cur, cependant interdits partir de 1917.

    Cest donc une arme franaise loyale la Rpublique,rconcilie avec la religion majoritaire dans notre pays, quisortit victorieuse de la Premire Guerre mondiale.

    Mises part certaines tentatives laques pour neutrali-ser ce renouveau chrtien dans les annes 192010, la situationresta paisible entre les deux guerres et les aumniers militai-res purent exercer leur ministre sans entrave particulireau cours des nombreuses campagnes o larme franaise futengage pendant cette priode, principalement en Syrie et auMaroc.

    La Seconde Guerre mondiale, qui occasionna dans larmedimmenses dchirements, ne vit pas de changement danslquilibre issu des tranches. Les affrontements internesentre gaullistes et ptainistes, y compris les armes la maincomme en Syrie, neurent pas de cause religieuse. Tout au pluspeut-on dire que lon trouva proportionnellement plus de rpublicains du ct de la France libre que du cot de lar-me darmistice puis de larme dAfrique. Encore convient-ilde rester trs prudent sur ce sujet si lon se rappelle que lepremier officier de la France libre fusill par les Allemands,le lieutenant de vaisseau dEstienne dOrves, tait catholi-que convaincu, comme ltait clairement le gnral Leclerc.La Rsistance quant elle, fut compose dhommes non pas

    8. On notera que le mme phnomne (toutes proportions gardes) se produisit en URSSaprs linvasionallemande de 1941, o Staline lui-mme en appela la dfense de la Sainte Russie et se rapprochades restes du clerg orthodoxe, suspendant les perscutions.

    9. Cent soixante deux gnraux de haut rang furent dmis entre lentre en guerre et le 31 dcembre 1914,dont les trois quarts des commandants de corps et trois commandants darme sur cinq. La Chair et

    lAcier, du lieutenant-colonel Goya, Tallandier 2005.10. Do la cration par le gnral de Castelnau de laDRAC(Dfense du religieux ancien-combattant).

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    dabord unis par une idologie, sauf peut-tre chez les FTP(francs-tireurs et partisans) dinspiration communiste, mais

    bien par le patriotisme. Il y avait sur le plateau des Glires oudans le Vercors des hommes de toutes les confessions, depuislathe militant jusquau prtre ou au pasteur. Cest dailleurssur cette unit patriotique et sans querelle religieuse que lar-me nouvelle se reconstitua en 1944 et 1945.

    Les campagnes dites de dcolonisation ne virent pas non plusse modifier lquilibre datant de 1914-1918 et les nouveauxdchirements que connut larme au sortir de la guerre dAl-grie ne trouvrent pas leur source dans une quelconqueremise en cause de la neutralit bienveillante dont le cultebnficiait dans les units.

    Depuis cette poque et jusqu nos jours, on nobserve pasde changement vritable dans ce modus vivenditabli depuismaintenant presquun sicle. Si lon observe un certain regaindactivit de la part des tenants dune lacit stricte depuis une

    vingtaine dannes, concidant la fois avec larrive de lagauche au pouvoir en 1981 et la surrection des questions lies

    la prsence de populations musulmanes sur notre propre sol,on ne peut pas dire que les conditions gnrales de lquilibreprcit soient fondamentalement modifies.

    A Des rapports raisonnables aujourdhui, mais

    Si lon considre la longue histoire des relations entre lesarmes et la religion dans notre pays, on ne peut que se satis-faire de ce qui se passe aujourdhui, condition de garderraison et de ne pas tomber sous le charme dangereux du droit la diffrence .

    De nos jours en effet, que ce soit en opration ou au quar-tier, lexercice du culte ne souffre en gnral pas dentravenotable lendroit du catholicisme. Pour ce qui concerne le

    judasme et le protestantisme (y compris pentectiste), ils sontsi minoritaires que, sauf exception, la question reste anecdo-tique. Quant aux immenses questions11que soulve larrive

    11. Particulirement en ce que lislam, toute branches confondues, est fond sur le Coran qui ne fait pas dedistinction claire entre la religion et lorganisation de la socit.

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    massive de lislam sur notre sol, religion dont se rclame unepartie de nos soldats, elles ne seront pas tudies ici.

    De notre avis donc, lquilibre trouv aprs deux sicles dettonnements postrvolutionnaires est satisfaisant. En Franceet ailleurs, les tristes expriences du pass permettent, preu-

    ves lappui, daffirmer comme lcrivait le grand philosopheChesterton au sicle dernier que Si lon enlve le surnaturel,il ne reste alors que ce qui nest pas naturel chez lhomme.

    En tout tat de cause et pour ce qui concerne la place de Dieuet de Csar dans les armes, il convient donc de rester sage etde sen remettre aux hommes dexprience car tout excs, ycompris dans la tolrance12, se paye de grands dsordres un

    jour ou lautre.

    Il en va de la paix civile et de lefficacit de nos armes. C

    12. La marine britannique vient de reconnatre comme lgitimes les cultes sataniques bord de sesnavires. Au nom de quoi, un jour, interdire alors des cultes comme ceux qui inspirrent les nazis ?

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    A SYNTHSE ALEXANDRE LALANNE-BERDOUTICQ

    En opration (qui est sa raison dtre) le soldat est confront la mort.Invitablement se posent lui des questions fondamentales qui appellentdes rponses. La religion chrtienne les apporte mais elle exerce ses droitsde manire particulire ds lors que le soldat franais sert dans un rgimepolitique de caractre lac. Au travers dune approche historique, lauteurmontre les volutions du couple religion-service des armes dans notrepays et plaide pour que soient conservs les quilibres actuels.

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    PHILIPPE SAUTTER

    AUMNERIE AUX ARMESET COMMANDEMENT :QUELLE THIQUE COMMUNE ?

    Si dieu a cr lhomme son image, comme le dit la bible,laumnier qui sait parler de dieu doit aussi savoir parlerde lhomme. ce dernier tant au cur des problmatiquesdu commandement, on voit bien ce que les aumneriesaux armes peuvent avoir de commun avec le comman-

    dement, et ce que les aumniers peuvent apporter auxarmes en matire dthique.

    A Un fondement historique

    Laumnerie militaire existe depuis le Moyen ge mais,sous sa forme actuelle, elle a t fonde par une loi de 1880.Contemporaine la fois de la conscription et de la spara-

    tion de lglise et de ltat, elle a toujours t le symbole dunsoutien spirituel des soldats dans le respect des principes lacsde la Rpublique. Elle a jou un grand rle durant la PremireGuerre mondiale, guerre dinfanterie de masse qui a vu desmillions de jeunes hommes dracins de leur terroir pourvivre une vie faite au quotidien de souffrance, de mort maisaussi de camaraderie, rarement de bravoure chevaleresqueou patriotique. Au front, laumnier (qui est aussi souventbrancardier, sans arme) est dautant mieux peru quil partagele train-train de la tranche, au risque de passer auprs ducommandement pour un lment subversif, lorsquil est tropproche de la troupe. Le film Joyeux Nol1nous en donne uneimage romance, quoique fonde sur des faits rels, celle dela fraternisation de soldats ennemis le temps dune nuit deNol. Il nous montre aussi, de manire caricaturale, la figurede laumnier catholique proche de la hirarchie, patriote avecelle et soucieux que lglise ne puisse pas apparatre du ct deslches, des dfaitistes, voire des tratres. Il ne faut pas sourire

    1. Film crit et ralis par Christian Carion, sortie le 09 novembre 2005.

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    50AUMNERIE AUX ARMES ET COMMANDEMENT :

    QUELLE THIQUE COMMUNE ?

    de ces oppositions, dans une socit dalors trs hirarchise,o lidal patriotique et social des officiers pouvait se confon-

    dre aisment avec une foi catholique sincre et pratique.Je ne souhaite pas balayer ici lhistoire de laumnerie aux

    armes, qui a t tudie par des docteurs beaucoup plusqualifis que moi, mais faire apparatre quelques problmati-ques thiques qui nont pas disparu aujourdhui.

    Durant la Seconde Guerre mondiale, lhistoire collectiveretient surtout des figures hroques daumniers de maquis,prtres ou pasteurs eux-mmes rsistants, partageant la mmethique de rsistance et de sacrifice pour librer le pays deloccupant, dont lidologie de surcrot sopposait aux valeursdu christianisme. On retrouve ce mme type dhommes, de foiet de charisme, dans les armes du dbarquement, puis plustard dans les armes professionnelles engages en Indochinedans la lutte contre le communisme.

    Cest, je pense, au moment de la guerre dAlgrie que semanifestent les plus vives tensions thiques entre aumnerie etcommandement car cest une guerre qui mobilise des appels,

    y compris des prtres, pasteurs et sminaristes, certains dans

    la troupe, dautres comme aumniers. Et ces jeunes hommesdglise, dont beaucoup viennent du scoutisme ptri de valeursuniversalistes, ne peuvent pas ne pas tre sensibles lopposi-tion qui monte en mtropole, dans certaines parties des glisescatholique et protestante, face cette guerre juge coloniale.

    Apparat ainsi dans ce conflit un autre positionnement thi-que de laumnier, face au questionnement de la guerre

    juste .Dans les annes qui suivent, les aumneries se structurent

    dans la double mission de rassemblement et daccompagne-ment : rassemblement, notamment des appels du contingentaffects loin de leurs racines et accompagnement des trou-pes, majoritairement professionnelles, envoyes en OPEX2.La mission officielle est bien de permettre aux militaires depratiquer leur culte l o la nation les envoie. La loi de 1905applique leur tat interdit aux aumniers toute forme deproslytisme : les chrtiens ne doivent pas vangliser, sachantque les aumniers isralites, moins nombreux, se limitent

    2. Oprations extrieures.

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    pour lessentiel garantir aux personnels juifs pratiquants quelobservance de leurs rites, notamment alimentaires, est bien

    prise en compte, autant que faire se peut, par la hirarchie.Mais ces aumniers ne sont pas inactifs pour autant : dans lesgarnisons, les coles et les hpitaux militaires, les aumniers de rassemblement assurent un lien social, orientent desappels venus dailleurs dans les paroisses locales, participent la transmission de valeurs de base comme la solidarit, lhon-ntet, la camaraderie. En OPEX, ils accompagnent tous lessoldats ou marins, quelle que soit leur orientation spirituelle,en montrant surtout une capacit dcoute et de rponse auxquestionnements existentiels que se posent, souvent pour lapremire fois de leur vie, de jeunes combattants dcouvrant lestress, la solitude, la souffrance, voire la mort.

    Le rle reconnu des aumniers explique mon sens laprennisation de leur ministre malgr la suspension duservice national. En 1998, le ministre de la Dfense AlainRichard sest pos la question du maintien dune aum-nerie dans une arme sans appels au sein dune socit deplus en plus dchristianise : fallait-il continuer payer une

    centaine daumniers (trois cultes confondus) alors que demoins en moins de gens allaient leurs offices et que les mili-taires, volontaires pour ce statut, pouvaient pratiquer leurculte dans leur ville de garnison, titre priv ? Aprs toutdans de nombreuses autres professions, les gens ne peuventpas aller la messe chaque dimanche Affect au cabinet duministre cette poque, jai t tmoin de lengagement duChef dtat-major des armes (CEMA) et de son tat-majorpour conserver un service utile en oprations extrieures parlaide quil apporte au commandement dans la cohsion descontingents et la sauvegarde dune bonne sant psychologi-que des jeunes recrues. Laumnerie a t donc maintenuepour rpondre aux besoins du commandement oprationnelet non pour satisfaire une demande de la base ou des glises.Dailleurs depuis six ans que je lis les rapports sur le moral desunits de la Marine, je nai jamais vu une ligne consacre auxaumniers !Ainsi au fil des annes, des transformations de la socit et

    des armes, laumnerie me semble avoir volu dune situa-

    tion dobligation civique de ltat vis--vis des glises, vers

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    52AUMNERIE AUX ARMES ET COMMANDEMENT :

    QUELLE THIQUE COMMUNE ?

    lentretien dun collge dexperts en psychologie humaine,spiritualit et thique facilitant le travail du commandement.

    Il nest dailleurs pas certains que tous les aumniers chr-tiens sen soient rendus compte, mme si leur statut prcise,pour la premire fois, leur double rle de soutien religieux etde conseil du commandement.

    A Lattente du commandement

    Pour un commandant, comme pour son quipage, unaumnier est dabord un reprsentant de son culte : il assureles offices, pour lesquels une information est donne bord (ycompris dsormais pour les runions de prires musulmanes,ce qui choque certains), il veille une juste place des rites,qui ne doivent jamais prendre le pas sur le service (carme,ramadan, interdits alimentaires). La toute jeune aumneriemusulmane est attendue par les commandants sur ce crneau,pour viter toute revendication communautariste dguisesous un impratif religieux.

    Lhomme du culte est aussi parfois l pour des crmonies,

    gnralement funbres. Elles sont interreligieuses lorsquelidentit des victimes sy prte ou est inconnue : une tellecrmonie a t rapidement improvise mais bien ralise en2007 lorsque la frgate La Motte Picqueta ramen Toulon descorps dimmigrs clandestins retrouvs au large de la Lybie.

    Parfois ces crmonies, mal cadres, constituent un contretmoignage : je me souviens du dcs accidentel en vol audessus de lItalie dun pilote dhlicoptre de laviation lgrede larme de terre (ALAT), d trs probablement une bteerreur de pilotage du dfunt. Ctait pendant la guerre enBosnie et lescadrille tait embarque sur le porte-avions Foch,que je commandais. Malheureusement, laumnier catholiquestait lanc dans une homlie vibrante et chevaleresque enhommage ce pilote qui stait sacrifi pour la paix en Bosnie,le comparant au sacrifice du Christ. Lassistance navait past trs rceptive

    Laumnier est aussi un spcialiste de laccompagnementspirituel. Par sa seule prsence agissante au plus prs des

    troupes sur le terrain, il suscite les confidences, partage les

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    souffrances, coute les interrogations. Dans notre socit quia vacu la mort, il rpond aux questions existentielles qui se

    bousculent chez de jeunes hommes, parfois femmes, confron-ts la haine, aux pulsions de mort, la barbarie parfois. Quedire en effet celui qui doit dgager au bulldozer un charnierau Rwanda ? Comment rpondre la rage de voir une mrede famille assassine par un sniper Sarajevo ? Laumnierpeut jouer en premier lieu le rle dune assistance psycholo-gique, pour laquelle il nest pas form3. Il assure galementdans la dure laccompagnement personnel de ceux qui lesouhaitent, dans le respect total bien sr de la confidentialitdes personnes. Pour certains, cela va jusqu un accompagne-ment spirituel, conduisant une dcouverte de foi, mmesi les aumniers, statutairement, doivent se garder de toutproslytisme : mais si un aumnier, quel que soit son culte,est disponible pour une coute l o elle est ncessaire, il nestpas tonnant, encore moins choquant, que ce lien puisse setransformer en une transmission de foi, au fil des partages.Cest le propre de toute aumnerie, dans larme comme enprison ou lhpital.

    Il mest arriv un jour, comme commandant de frgate,

    davoir recours aux services de laumnier catholique embarqupour une mission de dix jours au profit de la force ocaniquestratgique : javais reu un message rserv commandant mannonant le suicide de la femme dun officier embarqu bord, laissant deux petits enfants, pris en charge la sortiede lcole par une voisine. Pour des raisons oprationnel-les, le transfert par hlicoptre de cet officier vers la terre nepouvait avoir lieu que quarante huit heures aprs. Jai doncdcid de ne rien lui dire jusqu larrive de lhlicoptreet ne pouvais partager ce lourd secret avec quiconque bord,sauf avec laumnier, ce qui ma bien soulag et lui a permisde se prparer entourer le malheureux officier quand je luiai annonc la terrible nouvelle.Au sein de la force daction navale (FAN), jessaie dtendre

    ce rle daccompagnement dans la vie de tous les jours. Surnos btiments en effet, nos marins sont rarement confronts de graves situations dinjustice ou de violence, mais plutt

    3. Les armes ont dailleurs mis en place des cellules dassistance psychologique constitues deprofessionnels psychiatres et psychologues charges daider les militaires confronts un chocpsychologique grave. Mais elles ne peuvent pas toujours tre dployes partout et temps.

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    54AUMNERIE AUX ARMES ET COMMANDEMENT :

    QUELLE THIQUE COMMUNE ?

    la difficult du vivre ensemble, durant de longues semai-nes, dans un espace confin : les rumeurs peuvent prosprer,

    les suspicions sinstaller, les tensions sexacerber. L aussi,les aumniers doivent tre aux cts de ceux qui souffrent,qui doutent, qui dsesprent. Lusage gnralis dinter-net conserve certes le lien avec les familles restes terre,mais augmente aussi le risque dindividualisation, le marinconservant pour lui des mauvaises nouvelles reues par mail :laumnier est disponible pour lcoute, la sympathie ( souf-frir avec ). Dautres situations peuvent apparatre loccasionde sanctions disciplinaires : lorsquun marin drape, par lal-cool, la drogue, la violence, la dmotivation, cest quil y a enamont une souffrance. Celle-ci peut tre traite ou soulagepar lenvironnement hirarchique, par le mdecin dunit,parfois par lassistante sociale terre, mais aussi par un aum-nier. Jai pris ainsi lhabitude, lorsque je traite les plus gravesaffaires disciplinaires, de recommander aux punis dentrer encontact avec lune de ces personnes, sans rfrence la religionventuelle de lintress bien sr.

    Laumnier est enfin un homme de Dieu, quel que soit son

    culte. Ou tout au moins apparat-il comme tel aux yeux du plusgrand nombre, mme incroyants ou non pratiquants. Quil leveuille ou non, il est un rfrent moral ou thique. Et autantquil assume ce rle en liaison avec le commandement. Certes,

    jaloux de sa libert de conscience et de son positionnementhors hirarchie, il peut tre amen refuser toute instrumen-talisation mais il ne doit pas fuir ses responsabilits : commerfrent, il participe par ses paroles, ses actes, sa vie bord, la transmission des valeurs qui fondent la Rpublique et quiparticipent lesprit dquipage cher aux marins : libert,galit, fraternit nont-elles pas t apportes la France parlhritage chrtien ? La nouvelle aumnerie musulmane devra mon sens porter aussi clairement ces valeurs pour tre bienadmise au sein des units dployes.

    Prsent dans les tranches, les popotes , les carrs ilparticipe puissamment au maintien du moral. Doit-il parti-ciper au renforcement moral de lquipage ? Cest une autrequestion qui nest pas simple. Le commandement nattendplus dune glise quelle bnisse les canons ni quelle lgitime

    une action militaire. Nanmoins, laumnier faisant partie

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    dune unit qui participe une action militaire peut aussi, avecsa culture, avec sa sensibilit et ses valeurs, partager avec le chef

    la responsabilit de donner du sens laction conduite.Cest ici je crois que lattente du commandement envers lesaumniers est la plus forte, et la plus novatrice. Porteurs de

    valeurs respectes et reconnues, ils peuvent collaborer avec lecommandem