hypostases de la condition humaine

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UNIVERSITÉ DE PITEŞTI FACULTÉ DES LETTRES ROUMAIN-FRANÇAIS HYPOSTASES DE LA CONDITION HUMAINE dans la "Condition humaine" DIRECTEUR SCIENTIFIQUE : Conf. univ. dr. Corina-Amelia GEORGESCU ÉTUDIANT : Mirela-Irina SUCALĂ 1

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Page 1: Hypostases de La Condition Humaine

UNIVERSITÉ DE PITEŞTIFACULTÉ DES LETTRES

ROUMAIN-FRANÇAIS

HYPOSTASES DE LA CONDITION

HUMAINE

dans la "Condition humaine"

DIRECTEUR SCIENTIFIQUE :

Conf. univ. dr. Corina-Amelia GEORGESCU

ÉTUDIANT :

Mirela-Irina SUCALĂ

PITEŞTI

2012

1

Page 2: Hypostases de La Condition Humaine

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos

I. INTRODUCTION

1. Le cadre politique …………………………………………………………………… 5

2. Les changements sociaux et leurs conséquences ……………………………………. 7

3. La vie culturelle …………………………………………………............................... 9

II. HYPOSTASES DE LA CONDITION HUMAINE

1. L’amour et l’érotisme ……………………………....................................................... 14

1.1 Kyo et May ………………………………………………………………………….. 14

1.2 Ferral et Valérie……………………………………………………………….. 20

2. La paternité …………………………………………………………………………. 26

2.1 La paternité spirituelle …………………………………………………………. 26

2.2 La paternité biologique ………………………………………………………… 30

2.3 Le fardeau de la paternité ……………………………………………………… 34

3. La mythomanie ……………………………………………………………………… 38

4. Le désir de pouvoir ………………………………………………………………….. 44

5. La sagesse …………………………………………………………………………… 48

6. L’homme face au défi ………………………………………………………………. 53

7. L’homme face à l’Histoire …………………………………………………………… 61

8. La relation avec la mort ……………………………………………………………… 64

8.1 Le cas de Tchen ou l’attentat-suicide ………………………………………….. 65

8.2 Kyo et la quête de la solidarité………………………………………………….. 69

8.3 Katow et la compassion ………………………………………………………… 73

2

Page 3: Hypostases de La Condition Humaine

III. APPROCHE CINÉMATOGRAPHIQUE

1. La naissance d’un nouvel art ……………………………………………………... 76

2. Vision et terminologie ……………………………………………………………. 79

3. Malraux : écrivain et scénariste …………………………………………………… 81

4. L’effet de réel ……………………………………………………………………… 85

5. Un roman reportage ……………………………………………………………….. 87

6. Un narrateur prédicateur et ses masques ………………………………………….. 89

7. L’influence de l’expressionisme …………………………………………………… 91

8. Éléments filmiques et techniques ………………………………………………….. 93

8.1 La technique du montage ………………………………………………………. 94

8.2 L’éclairage ………………………………………………………………………96

8.3 La bande sonore………………………………………………………………… 97

IV. CONCLUSIONS …………………………………………………………………. 99

V. BIBLIOGRAPHIE …………………………………………………………………102

3

Page 4: Hypostases de La Condition Humaine

Avant-propos

Notre ouvrage se propose d’analyser les hypostases de la condition humaine dans le roman

homonyme écrit par André Malraux.

L’analyse prendra en considération une approche thématique qui se proposera de surprendre

les hypostases de la condition humaine et une approche cinématographique pour identifier les

particularités stylistiques de l’oeuvre analysée.

Notre travail est structuré en trois parties : Introduction, Hypostases de la condition humaine

et Approche cinématographique.

Dans l’Introduction, structurée en trois sous-chapitres, Le cadre politique, Les changements

sociaux et leurs conséquences et La vie culturelle on tâche de résumer les circonstances de la première

moitié du XX-ème siècle qui ont provoqué la modification de la vision romanesque et qui ont

influencé la parution du roman problématique et d’engagement ou du roman de la condition humaine

La deuxième partie de l’ouvrage, Hypostases de la condition humaine, essaie d’identifier les

aspects les plus significatifs concernant l’existence des êtres humains et leur univers psychologique.

C’est une étude thématique qui suit les modifications du comportement humain pendant la période

d’une insurrection.

La troisième parti, Approche cinématographique, emploie une approche des techniques

utilisées pour réaliser un film, se basant sur des concepts clef de la cinématographie (le montage, le

cadrage, l’éclairage, le plan, la bande sonore), ayant comme but de surprendre la manière formelle que

Malraux choisit pour mettre en évidence les significations de son roman.

Concernant l’approche utilisée, notre analyse est fondée sur les études critiques de l’oeuvre,

sur l’oeuvre théorique d’André Malraux, Esquisse d’une psychologie du cinéma (où l’auteur présente

sa conception sur le septième art) et sur les études de technique cinématographique (voir

Bibliographie). La finalité est de surprendre la condition humaine du point de vue du rapport forme-

contenu dans le roman La Condition humaine.

4

Page 5: Hypostases de La Condition Humaine

I. INTRODUCTION

1. Le cadre politique

À l’aube du XX-ème siècle l’Éurope occidentale exerce une forte domination sur le monde :

économique, financière, politique, idéologique et culturelle. Cependant le continent éuropéen n’est pas

du tout une unité, étant divisé du point de vue politique en états démocratiques (la France,

l’Angleterre) et en états avec un régime autoritaire (la Russie, la Turquie).

Chronologiquement on peut diviser « ce demi-siècle des guerres et de crises »1 en trois

grandes périodes qui concernent l’histoire de la France : la Belle Époque (1900–1914), la période de

l’entre-deux-guerres ou les Années Folles (1918-1939), les annés quarante (1940-1950).

Pour la France, le cadre historique est marqué par la succession de trois régimes politiques: la

Troisième République (1870-1940), l’État Français du Maréchal Pétain (1940-1945) et la Quatrième

République (1945-1958). Le pays possède un empire colonial de 10 million km² (étant le deuxième

pouvoir colonial après l’Angleterre), et voit son régime politique se consolider après l’affaire Dreyfus

(1894-1906). Cependant, derrière cette « façade brillante, la Belle Époque cache une réalité

contrastée»2 : la vie des ouvriers et des paysans demeure difficile.

Trois grands problèmes divisent les Français pendant les années précédant la Grande Guerre:

la séparation de l’État et de l’Église votée le 9 décembre 1905 (la loi réalise la laïcisation de l’État),

l’agitation sociale (à partir de 1906 des grèves sont menées pour obtenir la journée de travail de huit

heures) et la politique extérieure (les menaces de guerre dans les colonies qui réclament la reconquête

de l’Alsace-Lorraine et, par conséquent, la guerre avec l’Allemagne).

La Première Guerre mondiale est déclenchée par l'assassinat, à Sarajevo, de l'archiduc

François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche. Cet événement cristallise les tensions entre les pays

européens, les origines plus profondes d’une guerre qui a profondément modifié le cours du XX-ème

siècle. L'attentat va déclencher le « mécanisme » d’une guerre totale dont les raisons sont: le

nationalisme fort, les rivalités économiques.

Cette guerre implique deux grandes alliances : l’Entente et les Empires centraux. L’Entente

était composée de la France, du Royaume-Uni, de la Russie, de la Belgique , du Royaume de Serbie et

1 DÉCOTE, Georges, Histoire de la littérature française, XX-ème, Hatier, Paris, 1991, p. 7 2 Idem

5

Page 6: Hypostases de La Condition Humaine

des empires que ces pays contrôlaient en tant que grandes puissances coloniales. Plusieurs états se

joignent à cette coalition, dont le Japon en 1914, l'Italie en 1915, le Portugal et la Roumanie en 1916

et les États-Unis en 1917. La coalition des Empires centraux était initialement constituée de

l'Allemagne, de l'Autriche-Hongrie, et des empires qu'elles contrôlaient. L'Empire ottoman les

rejoigne en octobre 1914, suivi, un an plus tard, du Royaume de Bulgarie. À la fin des hostilités, seuls

les Pays-Bas, la Suisse, l'Espagne, les États scandinaves et le Monaco demeurent officiellement

neutres parmi les nations européennes (certaines avaient participé financièrement ou matériellement

aux efforts de guerre des protagonistes).

Le chef d’état-major allemand Helmut von Moltke applique le plan Schlieffen. Le 4 août,

l’Allemagne envahit la Belgique et le Luxembourg. Le roi Albert Ier lance un appel à la France et au

Royaume-Unit. Les batailles de Marne (1914, l’offensive française) et du Verdun (1916, l’offensive

allemande) sont les plus sanglantes. Grâce à l’aide américaine, la France et ses alliés remportent en

1918 la victoire sous le commandement de Foch, suivie par l’armistice du 11 novembre 1918. Le traité

de Versailles, signé le 28 juin 1919, restitue à la France ses provinces perdues en 1871 : l’Alsace et le

nord de la Lorraine.

La France des années vingt est marquée pat l’illusion d’un retour à la prospérité de la Belle

Époque (les Années Folles). Plusieurs faits viennent démentir cet espoir : le franc ne retrouve plus sa

valeur or d’avant-guerre, la prospérité économique dure peu de temps ne suffisant pas à atténuer les

inégalités sociales. Deux décennies de turbulences sociales et politiques se succèdent.

En 1919 on vote la loi de huit heures, en 1920 le parti communiste français est fondé, dont

l’influence s’étend sur une partie de la classe ouvrière et des milieux intellectuels.

L’année 1929 marque la crise économique mondiale après le krach boursier de New York.

Entre 1929-1933 le système capitaliste connaît la plus grande crise économique de l’histoire. La

grande dépression des années trente atteint la France vers 1931. Les revenus des Français baissent, le

chômage se répand. Des ligues d’extrême droite, des polémistes, tel Charles Maurras, exploitent le

mécontentement de l’opinion pour tenter abattre la République; le 6 février 1934 une foule de

manifestants menace l’Assemblée nationale.

Le Front populaire, crée en 1935, rassemble communistes, socialistes et radicaux, en vue des

élections de l’année suivante. Le scrutin de 1936 leur apporte la victoire. Pour la première fois dans

l’histoire de la France, le gouvernement est dirigé par le socialiste Léon Blum, qui choisit ses ministres

parmi les socialiste set les radicaux. Le monde ouvrier manifeste sa jubilation par des grèves

spontanées pour les principales réformes sociales de 1936 : semaine de quarante heures, congés payés

de quinze jours, augmentation de salaires, reconnaissance du droit syndical dans l’entreprise. En juin

1937, ne pouvant résoudre les problèmes financiers, Blum démissionne. La première expérience de

6

Page 7: Hypostases de La Condition Humaine

gouvernement socialiste en France finit par l’échec économique, mais également par des réformes qui

donnent la dignité au monde ouvrier.

Le 3 septembre 1939, la France et le Royaume-Uni déclarent la guerre à l’Allemagne qui vient

d’envahir la Pologne. La Déuxième Guerre Mondiale éclate en 1940. Durant l’été 1940 un nouveau

régime se met en place sous la direction du maréchal Pétain, « chef de l’État français ». Il collabore

avec l’Allemagne. La France métropolitaine est divisée en deux parties, la zone occupée qui

comprend la moitié nord et la côte d’Atlantique et la zone dit « libre » qui comprend la moitié sud,

ayant comme capitale Vichy où s’installe le gouvernement Pétain-Laval. Pourtant, grâce aux efforts de

Gaulle, la France ne reste dehors : il réussit à réunir une bonne partie des colonies formant le FFl

(« forces françaises libres ») et continue la lutte à côté de l’Angleterre. Parallèlment à la invasion de

L’Union Soviétique , à partir de 1942 on organise la Résistance des Français contre les occupants : les

FFi (« les forces françaises d’intérieur »). En 1944 le débarquement des Alliées en Normandie, suivi

de la libération de Paris par les forces de la résistance, marque aussi la libération de la France, la fin

des Années Noires et la formation du gouvernement provisoire du général de Gaulle. Le combat

continue en Europe sur le front d’est jusqu’à la capitulation de l’Allemagne et du Japon en 1945.

À la Libération, le pays est en ruine : il faut rédiger une nouvelle Constitution, restaurer

l’autorité de la metropole dans l’empire colonial. Le gouvernement provisoire du général de Gaulle,

qui comprend pour la première fois des ministres communistes, travaille pour reconstruire

matériellement le pays. C’est le début d’une longue période de guerres de décolonisation (1946-1962).

Sur le plan politique apparaissent des difficultés. Les partis politiques traditionnels s’opposent au

général de Gaulle hostile au régime des partis et attaché à un pouvoir exécutif fort. Sa démission en

janvier 1946 marque le commencement de la Quatrième République.

Dans les dernières années du demi-siècle l’opinion française est divisée entre la majorité

favorable au camp occidental et la minorité qui soutient le camp soviétique.

2. Les changements sociaux et leurs conséquences

La « Belle Époque » (1900-1913) est caracterisée par une longue période de stabilité

institutionnelle, une République solidement installée, une monnaie stable et un équilibre sur le plan

international. Les nouveautés techologiques, exploits aéronautiques (Roland Garros: la traversée de la

Méditerranée en 1913), installation de l’électricité, premiers essais cinématographiques, nouveaux

moyens de communication marquent le début de la civilisation moderne, d’une époque d’euphorie et

de progrès technologique.

7

Page 8: Hypostases de La Condition Humaine

La haute société mêle l’ancienne aristocratie et la grande bourgeoisie d’affaires qui s’animent

par des réceptions et des spectacles qui ont conduit vers le mythe de « la Belle Époque ». Les

mentalités ou plus exactement la « morale bourgeoise » a comme base une vie fondée sur la

respectabilité et le souci de l’épargne et l’obssession de « bonnes manières ».

Les congrès scientifiques permettent d’échanger des idées et les expositions universelles font

connus les savants au grand public. Les découvertes les plus importantes ont été d’abord appliquées à

la vie quotidienne. La technique nouvelle est présente au cœur de la population (le téléphone,

l'aspirateur, la radio) souvent avec une composante ludique. Les frères Renault sont en France les

pionniers de la fabrication industrielle de l’automobile.

Pour la médecine, les travaux des physiciens et des chimistes ont été des étapes primordiales :

Pierre et Marie Curie partagent le Prix Nobel de physique 1903, pour la découverte de la radioactivité.

Ils font ainsi progresser les possibilités d’utilisation des rayons X appliquées à la radiographie.

Ces changement, dans le contexte d'augmentation des salaires et de baisse généralisée des

prix, conduisent à l'optimisme. On invente l'industrie du loisir avec des entreprises. Entre 1900 et

1913, de nombreux théâtres et cinémas voient le jour. Les voyages se développent : c'est l'époque des

bains de mer comme à Boulogne.

Pendant les années de guerre, la vie sociale souffre des mutations géographiques et

psychiques (déportations des minorités, exécutions, travaux forcés, conflits armés, destructions,

privation alimentaire, l’apparition des profiteurs de guerre).

Une autre conséquence des guerres mondiales est la promotion de la femme. Les problèmes

sont : procurer de la nourriture au moment où les productions alimentaires baissent, les queues devant

les magasins d’alimentation, la partie rationnée.

L’entrée dans une guerre longue implique l’implication des femmes dans des secteurs

généralement étrangers. Les infirmières participent aux combats, distribuent aussi le courrier,

s’occupent de tâches administratives et conduisent les véhicules de transport.

La guerre totale a complètement modifié et transformé le rôle et la place des femmes dans le

monde du travail et dans la société. C’est le début d’une émancipation encore limitée (l’échec

d’obtenir le droit de vote, rejeté par le sénat en 1922). Dans certains pays, comme l’Allemagne et les

États-Unis, le droit de vote est accordé aux femmes dès 1919, en France dès 1945 .

La France de l'entre-deux-guerres (1918-1939) est bouleversée par l'émergence des idéologies

totalitaires de droite (fascisme, nazisme) ou de gauche (stalinisme).

La première moitié de la période a été appelée en France « les Années folles », essentiellement

pour les ruptures dans le comportement social (nouvelles esthétiques artistiques, développement des

8

Page 9: Hypostases de La Condition Humaine

transports, modification des codes de comportement, en particulier chez les femmes des classes

supérieures et moyennes).

La Seconde Guerre mondiale propulsera les États-Unis et l’URSS, comme les deux

superpuissances concurrentes pour la domination du monde. Le déclin des puissances impériales

d’Europe ouvre le processus de décolonisation et le début d’une unification politique pacifique.

3. La vie culturelle

La première moitié du XX-ème siècle est la période où explose l'Art nouveau, mouvement

artistique international qui constitue une nouvelle manière de s'exprimer parfaitement en phase avec

cette période d'innovation soutenue. C'est aussi la période ou s'invente le sixième et le septième art, la

photographie et le cinéma. L'art pour tous est revendiqué.

Les problèmes sociaux trouvent un écho dans diverses réalisation « d’une littérature narative

extrêmement riche et contradictoire. »3 L’Exposition Universelle ouverte à Paris en 1900 confirme

l’élargissement de l’horizon culturel. Des revues hebdomadaires, mensuelles sont exclusivement

consacrées à la littérature. Parmi celles-ci Le Mercure de France, revue fondée au XVII-ème siècle,

qui paraîtra jusqu’en 1965, garde les valeurs littéraires traditionnelles. En 1909 apparaît La Nouvelle

Revue Française qui connaîtra son apogée pendant l’entre-deux-guerres en accueillant des auteurs

d’horizons divers, marquant le passage vers « une esthétique libérée. »4

Sur le plan littéraire, dans cette époque de transition, des écrivains comme Anatole France

ou Romain Rolland se trouvent à la charnière de deux siècles ; ils abandonnent le modèle de Balzac et

celui de Zola pour écrire des romans à visée idéologique explicite, mais ils ne proposent pas de

formules d’un nouveau type de récit comme André Gide (Les Faux-Monnayeurs, 1925). À côté des

comédies satiriques ou des pièces idéologiques marquées par l’influence d’Ibsen, les drames de

Claudel s’imposeront à la scène après 1918.

La Belle Époque est essentiellement l’époque de la poésie. Apparaissent « les poètes de

l’esprit nouveau », Cendrars, Apollinaire, Max Jacob, Paul Claudel, Charles Péguy qui renouvellent

les thèmes et les formes du texte poétique ; ils innovent par le refus de toute séparation entre art et vie

quotidienne, par l’abandon des exigences de la logique, par la priorité donnée à l’expression de

l’instanté.

3 ION, Angela, Histoire de la littérature française, Editura Universităţii din Bucureşti, 1981, p. 3894 Ibidem, p. 392

9

Page 10: Hypostases de La Condition Humaine

Les vingt années qui précedent la guerre de 1914 sont poliquement agitées. Henri Bergson

dénonce les limites du positivisme, soutenant l’intuition comme forme de connaître l’élan « vital »

(L’intuition philosophique, 1911), Siegmund Freud inaugure la psychanalyse, examinant l’inconscient.

Parrallèlement les arts déforment, stylisent le géométrique, faisant abstraction de l’expérience

sensible par l’abolition des formes et des couleurs. Le fauvisme est lancé en 1905 au Salon d’Automne

où exposaient Henri Matisse, André Derain, Pablo Picasso, Georges Braque (peintres cubistes),

Brancusi (sculpteur). Les peintres d’avant-garde se réunissent autour du Bateau-Lavoir, fameux

cénacle de Montmartre. Les Études de Jacques Rivière groupent des peintres, musiciens, écrivains dès

1911, découvrant les tendences d’une nouvelle génération.

Les expériences d’avant-garde caractérisent aussi la musique et la danse. De 1911 à 1914 les

ballets russes de Serge de Diaghilev et Igor Stravinski connaisent un succés éclatant. Sous l’influence

de leur musique avec des rythmes brutaux, l’expressionosme musical prend naissance. Le Group de

Six (Darius Milhaud, Arthur Honneger, Francis Poulenc, Georges Auric, Germaine Tailleferre) est

soutenu par Jean Cocteau. L’impressionisme musical se développe avec Claude Débussy et Maurice

Ravel.

Le conflit entre la République et l’Église trouve un écho dans L’Anneau d’amétyse (Anatole

France) et La Grande Pitié des églises de France (1914, Barres).

Le problème allemand provoque une rupture entre nationalistes et pacifistes. Situés à droite,

Péguy, Benjamin (Gaspard) puis Barrès (Colette Baudoche, 1909), Maurras (fondateur de l’Action

Française en 1908, mouvement monarchiste) défendent le nationaliste integral. À gauche, Romain

Rolland exprime à la fois son admiration pour la culture allemande et pour la culture française dans

son roman-fleuve en dix volumes Jean-Christophe (1904-1912).

L’atmosphère de la Première Guerre Mondiale sera la source d’inspiration pour Henri

Barbusse (Le feu, 1916), Georges Duhamel (Vie des Martyrs, 1917), Roland Dorglès (Les Croix de

bois›, 1919 ), Louis-Ferdinand Céline (Voyage au bout de la nuit, 1932), Jules Romains (Verdun,

1938), Roger Martin du Gard (L’Été 1914), Cendras, Radiguet ( Le Diable au corps, 1923), Giono (Le

Grand Troupeau, 1931).

Apollinaire transforme l’expérience en humour noir (Calligrames, 1918), Breton, Paul

Elouard (Le devoir et l’inquiétude) et Aragon la dirige vers une répulsion pour les stéréotypes. Tous se

lient au mouvement dada qui commence à Zurich avec Tristan Tzara qui rejette le conservatisme,

lançant l’appel à l’abolition de la logique, de toute hiérarchie, de la mémoire, des prophètes, lui

opposant « l’hurlement des douleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes contradictions»

dans son « Manifeste Dada» en 1918. Cette révolte des jeunes naîtra le surréalisme après la guerre.

10

Page 11: Hypostases de La Condition Humaine

L’effervescence des Années folles se reflète aussi dans la vie culturelle. Des éditeurs comme

Grasset et Gallimard édifient des « véritables empires »5 éditant des jeunes auteurs comme Grasset

Drieu, Cendrars, Claudel, Valéry, Gide, Mauriac, Proust, Aragon, Malraux , Giono, plus tard Camus et

Sartre. Gallimard atttire à la Nouvelle Revue francaise les meilleurs critiques : Arland, Thibaudet,

Fernandez, Parain, Crémieux. La collection NRF entra dans la Bibliothèque de la Pléiade, fondée en

1933. Apparaîsent plusieurs collections, Les Oeuvres libres, Le livre de demain, Les Cahiers verts, des

hebdomadaires et revues mensuelles. Située nettement à gauche, la revue Europe, créée en 1923 par

Romain Rolland permet la découverte des écrivains étrangers : Boris Pasternak, Maxime Gorski,

Pablo Neruda. Des périodiques « à la couleur politique »6 affiché participent au débat littéraire : à

droite Candide (1924) et L’action française, à gauche Vendredi (1935-1938) qui rassemble les

signatures de Louis Aragon, Romain Rolland ou de Jules Romains. À côté des revues littéraires ou

politiques-littéraires, il y a aussi les mensuels comme Esprit, revue d’inspiration chrétienne fondée par

Emmanuel Mounier en 1932 et Temps modernes, lancée en 1945 par Jean-Paul Sartre, qui constitue

« une tribune pour les existentialistes. »7

À la recherche du temps perdu (1921-1927), cycle romanesque de Marcel Proust, met en scène

la société mondaine des dernières années du XIX-ème siècle boulverse les conditions d’exercice de la

création romanesque affirmant l’apparition d’un « roman nouveau ». Les années vingt sont fécondes

pour le roman des moeurs, de cas de conscience et des problèmes moraux : Roger Martin du Gard

inaugure par Le Cahier gris(1922) sa fresque historique et sociale : Les Thibault (1922-1940). Carco

(L’Homme traqué, 1922 ; L’Équipe, 1926) et Mac Orlan (Quai des brummes, 1927) introduisent le

lecteur dans l’univers des marginaux ou des aventurieres. Colette triomphe sur la présentation de la

guerre des sexes et des drames passionnels : Chéri, 1920 ; Le Blé en herbe, 1923 ; La fin de Chéri,

1926. Adolescence, érotisme, jeux dangereux, révolte contre la guerre forment un ensemble des traits

communs entre les romans de Raymond Radiguet (Le Diable au corps, 1923) et Cocteau (Les enfants

terribles). Mauriac sonde la vie familiale (Thérèse Desqueyroux, 1927) et la vie des époux déçus (Le

noeud des viperès, 1932). Bove fait le portrait « tragiquement ironique d ‘hommes solitaires »8 : Mes

amis (1924), La Dernière Nuit (1939). Le conflit intériorisé entre les formes du mal et celles du salut

fournit la matière romanesque pour Jouhandeau (Monsieur Godeau intime, 1923), Julien Green (Mont-

Cinère, 1926) et au Georges Bernanos : Sous le soleil de Satan (1926), Journal d’un curé de

campagne (1936).

5 MITTERAND, Henri, La literature française du XX-ème siècle, deuxième edition, Armand Collin, Paris, 2010, p. 206 DÉCOTE, Georges, Histoire de la littérature française, XX-ème, Hatier, Paris, 1991, p. 107 Idem8 MITTERAND, Henri, La literature française du XX-ème siècle, deuxième edition, Armand Collin, Paris, 2010, p. 23

11

Page 12: Hypostases de La Condition Humaine

Le roman part à la recherche de soi par l’aventure héroïque, par l’action solitaire qui recule les

limites de la force phisyque et celle psichyque : Montherlant (Les Bestiaires, 1926), Saint-Exupéry

(Courrier Sud , 1928 ; Vol de nuit, 1931 ; Terre des hommes, 1939).

L’effervescence n’est pas moindre dans le domaine des arts. Les ballets de Cocteau (Les

Mariés de la tour Eiffel, 1924) et de Claudel (L’Homme et son désir, 1921) rassemblent tous les arts

dans une atmosphère de « fantaisie gratuite et de liberté déchaînée. »9 La poésie surréaliste use des

procédés psychanalytiques dans l’exploration poétique de l’inconscient. Devant un monde du chaos

politique et d’une littérature épuisée d’euphorie, l’individualisme trouve son expression plus haute.

L’indivudualisme artistique de Claudel, Gide, Valéry, Proust se manifeste comme le refus d’un monde

extérieur et le refuge dans la contemplation de l’univers personnel.

Le mouvement surréaliste brise les conventions par le goût du bizarre et du scandale,

désintegrant les structures du langage : Éluard, Aragon, André Breton. Le second manifeste du

surréalisme en 1930 marque une tournure vers la littérature engagée, vers une littérature d’action : la

revue La Révolution surréaliste change le titre en Le surréalisme au service de la Révolution›. Le

théâtre des annéés 30 dépasse l’état de divertisement pour le public mondain. Les speclacles devienent

plus tendues, plus violents, plus chargés des correspondances classiques : Bourdet (Les temps

difficiles, 1934), Cocteau (La machine infernale, 1934, Oedipe-Roi, 1937), Giraudoux (La guerre de

Troie n’aura pas lieu, 1935), Jean Anouilh (Antigone, 1943).

Dès 1930, la littérature renonce à l’évasion, au rêve, s’installant de nouveau dans le temporel,

dans l’actualité, posant de grands problèmes sociaux dans l’atmosphère d’affrontement entre le

marxiste et les idéologies fascistes. Aux « interprétations bourgeoises de l’histoire contemporaine » 10

(la série des Pasquier de Georges Duhamel, 1933-1945, Les hommes de bonne volonté de Jules

Romains, à partir de 1932) s’oppose la trilogie communiste de Louis Aragon (Les Cloches de bâle, Les

Beaux Quartiers, Les Voyageurs de l’impériale).

L’écrivain n’est plus le moraliste ou l’esthète : il devient l’homme d’action projeté dans

l’histoire comme soldat, combatant, patriote, marxiste. Ce nouvel âge d’or du roman qui est l’entre-

deux-guerres réunit les créations de Duhamel, Giono, Maurois, Mauriac, Malraux, Antoine de Saint-

Éxupéry. L’histoire prend le pas sur la littérature. On publie clandestinement un organe périodique,

Les Lettres françaises et les Éditions de Minuit. La poésie pendant la Résistance connaît un grand

épanouissement : Aragon, Desnos, Éluard, Benjamin Fondante (Privelisti, 1930), Ilarie Voronca (La

poésie commune, 1935 ; La joie pour l’homme, 1936).

9 ION, Angela, Histoire de la littérature française, Editura Universităţii din Bucureşti, 1981, p. 39310 Ididem, p.396

12

Page 13: Hypostases de La Condition Humaine

Un deuxième moment dans l’évolution du roman est constitué par le roman problématique et

de l’engagement , « roman de la condition humaine »11 à l’intérieur duquel on peut parler du « roman

de la génération éthique de 1930 » et du « roman existentialiste » ( Jean-Paul Sartre, Albert Camus et

Simone de Beauvoir) affirmé après la Seconde Guerre Mondiale. Sélon Gaëtan Picon la génération de

1930 est appelée « une génération éthique », représentée par Georges Bernanos , André Malraux,

Louis Aragon, Henry de Montherlant, Jean Giono, Antoine de Saint-Exupéry.

Ses écrivains se distinguent par « la quête fiévreuse d’un engagement, par le désir ardent de

donner une réponse aux problèmes essentiels de la condition humaine »12 devant l’histoire, devant les

événements tragiques. « On interroge anxieusement l’horizon pour trouver des réponses aux questions

pressantes de l’existence quotidienne. »13

Cependant les écrivains de cette génération ne reviendront pas au réalisme dans la production

romanesque qui cherche de donner un sens à la condition de l’homme et de lui justifier l’existence à

travers une expérience vécue et personnelle. Le réalisme est dépassé, parce qu’il s’agit d’une

expérience avec une profonde signification humaine, d’un engagement total de l’individe au nom d’un

crédo, d’une profession de foi où l’art est subordonné à la vie. Les expériences sont différentes, mais

un point commun les rattache : ils « professent dans leurs oeuvres l’héroïsme comme la seule voie de

salut. »14

La littérature est un témoignage, exprime une attitude active (la vie d’abord, l’art ensuite),

déterminée par une vérité (l’expérience-limite) vecue. Ainsi le roman devient problématique, la

démarche du romancier étant plutôt celle d’un psilosophe et d’un moraliste qui s’attaque aux

problèmes existentiels, en assumant et, par la même, en dépassant, sa destinée.

Avec Malraux et Saint-Exupéry le roman devient roman-reportage et un roman symbolique à

la fois. Il devient aussi sous l’influence de Dostoïevski et de Nietzsche « le roman d’un style de vie.» 15

À la génération d’écrivains « esthètes » des trois premières décennies , qui plaçait son salut dans l’art,

succède une autre qui se sauve par l’expérience vécue.

11 Ibidem, p.47412 DIMITRIU, Păuşeşti, Alexandru, Istoria literaturii franceze, Editura Didactică şi Pedagogică, Bucureşti, 1968,p. 21413 Idem14 Ibidem, p. 21515 ION, Angela, Histoire de la littérature française, Editura Universităţii din Bucureşti, 1981, p. 475

13

Page 14: Hypostases de La Condition Humaine

II. HYPOSTASES DE LA CONDITION HUMAINE

1. L’amour et l’érotisme

Pour faire face à la complexité de la vie, l’homme fait appel a plusieures types de refuges : la

drogue (béatitude artificielle), l’alcool, la lutte. Une autre voie possible est l’amour qui « semble

crever le mur de solitude »16, mais, souvent, c’est une illusion.

« L’amour habituellement physique chez Malraux, est cruel et décevant … L’érotisme de

Malraux est essentiellement tragique. »17

Dans la lutte, la seule certitude est la mort et l’amour ne suffit pour guérir l’angoisse : les

héros vivent leur agonie dans des univers parrallèles, car la solitude les envahit comme le cancer.

« Les héros des Conquérants, de la Voie royale, de la Condition humaine ont des maîtresses,

au plus. Le seul qui possède une famille, Hemmelrich, en est littéralement accablé. Jusqu'à ce jour où

une grenade l'en déchargera d'un coup, elle l'avilit, le retient au bord de chaque audace, l'encombre

d'un remords impuissant au royaume amer de la lâcheté. »18 L ’univers romanesque de Malraux est

dominé par l’héroïsme, par l’acte, par ceux qui sont forts. D’ici la rareté des figures de femmes ou

d’enfants. L’érotisme n’est pas amour, mais la « révélation (anonyme) de l’autre sexe »19 : un moyen

de posseder pour l’homme et une humiliation pour la femme qui doit reconnaîre son impuissance.

1.1 Kyo et May

Les personnages de Malraux acceptent la fraternité virile, la fusion avec les camarades dans la

révolution, mais non pas avec les femmes qu’ils dominent. La Condition humaine dévoile l’érotisme

par le couple May-Kyo. La fraternité et l’amour se confondent chez le personnage féminin pour la

16 SIMON, Pierre-Henri, L’homme en procès. Malraux-Sartre.Camus-Saint-Exupéry, Ed. Payot, Paris, 1973, p. 3217 Idem18 MOUNIER, Emmanuel, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos. L’espoir des désespérés, Editions du Seuil, Paris, 1953, p. 1819 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 49

14

Page 15: Hypostases de La Condition Humaine

première fois dans les romans de Malraux. Kyo, « cas unique dans l’oeuvre de Malraux, qui aime et

qui est aimé, accède à la fusion totale des êtres qu’est le véritable amour. »20

May, Allemande née à Shanghaï, est médecin de l’un des hôpitaux chinois et la personne qui

dirige l’hôpital clandestin de la section des femmes révolutionnaires. Elle refuse le confort des

maîtresses pour s’impliquer dans l’action révolutionnaire. Sa forte personnalité se reflète dans son

aspect physique :

« Ses cheveux ondulés étaient rejetés en arrière, pour qu’il fût plus facile de les coiffer ... Le front très dégagé, lui aussi, avait quelque chose de masculin, mais depuis qu’elle avait cessé de parler elle se féminisait. »21

Les deux forment un couple androgyne, parce qu’il réunit la force et la tendresse. Kyo a la

bouche « d’estampe japonaise »22 il est « petit et souple, comme un chat japonais. »23 L’abandon de la

volonté chez May adoucisse ses traits, rend son visage plus féminin : « Ce visage vivait par sa bouche

sensuelle et par ses yeux très grands, transparents et asses clairs...»24

Son manteau de cuir bleu, d’une coupe presque militaire, accentue « ce qu’il y avait de viril

dans sa marche et même dans son visage – bouche large, nez court, pommettes marquées des

Allemandes du Nord »25, mais Kyo, en ne la quittant pas des yeux, voit en elle la femme et pense au

salut d’Othello : « O ma chère guerrière...»26 Le manteau à demi ouvert indique ses seins « haut placés,

qui faisaient penser à ses pommettes »27 ; elle caresse son chien lapin Lapinovitch et sa présence

recouvre l’inquiétude de Kyo qui sent le besoin de la caresser.

Leur union est libre, chose surprennant dans un monde où les femmes doivent obéir aux

hommes. May relate l’essai de suicide avec la lame de rasoir d’une jeune forcée à épouser « une brute

respectable. »28 La mère, comme une ombre, sanglote : « Pauvre petite ! Elle avait pourtant eu presque

la chance de mourir. »29 L’état des femmes en Chine est précaire, les hôpitaux sont pleins des blessées.

Pourtant, May n’aborde pas l’idée de Kyo, qui pense que la souffrance mène à la mort : « Pour moi,

pour une femme, la souffrance – c’est étrange – fait plus penser à la vie qu’à la mort. À cause des

accouchement, peut-être. »30 « Intelligente et brave, mais souvent maladroite »31 , May avoue qu’elle

20 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique,Hatier, Paris, 1998, pp. 28-2921 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 4322 Ibidem, p. 1623 Ibidem, p. 3624 Ibidem, p. 4325 Ibidem, p. 4226 Ibidem, p. 4327 Idem28 Ibidem, p. 4229 Idem30 Ibidem, p. 4431 Idem

15

Page 16: Hypostases de La Condition Humaine

s’est couchée avec Lenglen, un collegue. Kyo, involontairement, sent la jalousie, le désir de posséder

la bien-aimée, mais son conscient s’y oppose. Le langage du corps le trahit :

« Il haussa l’épaule, comme pour dire : " Ça te regarde." Mais son geste, l’expression tendue de son visage, s’accordaient mal à cette indifférence. Elle le regardait, exténuée, les pommettes accentuées par la lumière verticale. Lui aussi regardait ses yeux sans regard, tout en ombre, et ne disait rien [...] Elle s’assit sur le lit, lui prit la main. Il allait la retirer, mais la laissa. Elle sentit pourtant son mouvement. »32

La liberté de disposer de leur corps est un pacte qui suit à une période des violences et des

incertitudes : « Plus il y a de blesses, plus l’insurrection approche, plus on couche […] Tu es libre,

répèt-t-il. Peu importe le reste. »33 Kyo comprend l’aspiration vers la liberté des femmes, parce qu’il a

le sentiment d’infériorité par son origine : « Si je n’étais pas métis… »34

La compagnie de May anime son monde de plans et d’actions efficaces . Près d’elle il paraît

« un malade veillé. »35 Il sent son présence spirituelle dans sa vie, le changement qu’elle a produit, le

lien qui ne peut être détruit que par la mort ou par une autre personne:

« Cet amour souvent crispé qui les unissait comme un enfant malade, ce sens commun de leur vie et de leur mort, cette entente charnelle entre eux, […] Même en ce moment, il était sûr que si elle mourait il ne servirait plus sa cause avec espoir, mais avec désespoir, comme un mort lui –même […] Il se souvient d’un ami qui avait vu mourir l’intelligence de la femme qu’il aimait, paralysée pendant des mois ; il lui semblait voir mourir May ainsi, voir disparaître absurdement, comme un nuage qui se résorbe dans le ciel gris, la forme de son bonheur. Comme si elle fût morte deux fois, du temps, et de ce qu’elle lui disait. »36

Pour May les relations charnelles avec d’autres hommes ne signifient que la satisfaction d’une

pulsion, par opposition avec la relation d’esprit avec Kyo : «... désirant fuir cette conversation, à

laquelle elle sentait pourtant qu’ils n’échapperaient pas, elle essaya d’exprimer sa tendresse en disant

n’importe quoi, en fit appel, d’instinct, à un animisme qu’il aimait... »37 Dans la révolution, leur amour

éclaire les craintes comme l’arbre de Mars qui s’est épanoui pendant la nuit devant leur fenêtre: « … la

lumière de la pièce éclairait ses feuilles encore recroquevillées, d’un vert tendre sur le fond obscur. »38

Kyo fait un effort intense pour ne pas nourir sa colère, pour comprendre son attitude par la

raison et non pas par la morale : « … il la regardait, comme si ce visage eût dû retrouver, par la

souffrance qu’il infligeait, toute la vie qu’il avait perdue […] cet amour ne t’empêchait de coucher

avec ce type, alors que tu pensais […] que ça … m’embêterait ? »39

32 Idem33 Idem34 Ibidem, p. 4635 Ibidem, p. 4536 Idem37 Idem38 Ibidem, p. 4539 Ibidem, pp. 46-47

16

Page 17: Hypostases de La Condition Humaine

L’appel sexuel près de la mort, n’a rien à voir avec l’amour pour May. « Pourtant, la jalousie

existait, d’autant plus troublante que le désir sexuel qu’elle inspirait reposait sur la tendresse […] il

essayait – triste métier - de comprendre. »40 Sa blessure vient de la misogynie de presque tous les

hommes qui se sont couché avec une femme, qui n’est ni leur amante, ni leur épouse : « L’idée

qu’ayant couché avec elle […] il peut penser d’elle : " Cette petite poule " me donne envie de

l’assommer . Ne sarait-on jamais jaloux que de ce qu’on suppose que suppose l’autre ? Triste

humanité…»41 Pour May la sexualité n’engage rien tandis que pour Kyo signifie une communion :

« Celle qui venait de coucher ? Mais n’était –ce pas aussi celle qui supportait ses faiblesses, ses douleurs, ses irritations, celle qui avait soignée avec lui ses camarades blesses, veillé avec lui ses amis morts […] Pourtant ce corps reprenait le mystère poignant de l’être connu transformé tout àcoup – du muet, de l’aveugle, du fou. Et c’était une femme. Pas une espèce d’homme. Autre chose… Elle lui échappait complètement. Et, à cause de cela peut-être, l’appel enrage d’un contact avec elle l’aveuglait, quell qu’il fût, épouvante, cris, coups. » 42

La femme est son double, sa mère, sa camarade, sa bien-aimée . La confusion est inévitable,

aussi comme l’impulse de la toucher, pour se convaincre de sa réalité :

« L’essentiel, ce qui le troublait jusqu’à l’angoisse, c’est qu’il était tout à coup séparé d’elle, non par la haine – bien qu’il y eût de la haine en lui – non par la jalousie (ou bien la jalousie était elle précisément cela ?) ; par un sentiment sans nom, aussi destructeur que le temps ou la mort : il ne la retrouvait pas.[…] et comme vers une agonie, l’instinct le jetait vers elle : toucher, palper, retenir ceux qui vous quittent, s’accrocher à eux […] coucher avec elle, se réfugier là contre ce vertige dans lequel il la perdait tout entière ; ils n’avaient pas à se connaître quand ils employaient toutes leurs forces à serrer leurs bras sur leurs corps. »43

Au départ, il l’embrasse mal, car ses lèvres gardent la rancune : « Je ne la connais pas. Je ne la

connais que dans la mesure où je l’aime. On ne possède d’un être que ce qu’on change en lui, dit mon

père… »44 Les deux, ensemble, luttent contre la solitude, contre la biographie, contre le temps : «…ce

n’était pas à l’homme qu’elle apportait son aide ; c’était au fou, au monstre incomparable, préférable à

tout, que tout être est pour soi-même et qu’il choie dans son coeur. »45 May, fait pour Kyo, ce que la

petite ouvrière a fait pour Katow ; en répliquant aux violences avec amour et appui, elle guérise ses

troubles, par « une complicité consentie, conquise, choisie »46 : « Depuis que sa mère était morte, May

était le seul être pour qui il ne fût pas Kyo Gisors… »47

40 Ibidem, p.4741 Idem42 Ibidem, p.4843 Ibidem, p.47-4844 Ibidem, p.5045 Idem46 Idem47 Idem

17

Page 18: Hypostases de La Condition Humaine

La forme totale de l’amour est pour Kyo et May une mort partagée, être en danger ensemble.

Aussi comme Philomène exprime à Jupiter le voeu de mourir ensemble avec Baucius, son mari, May

demande à Kyo de l’emmener avec lui à Black Cat. La souffrance est plus grande pour ceux qui

restent pleurer les morts : « Les hommes ne savent pas ce que c’est d’attendre... » 48 Dans une

discussion avec Kyo, Tchen reconnaît : « … je n’aime pas que les femmes que j’aime soient baisées

par les autres. »49 Kyo ne consent pas que les autres décident pour sa perssonne : « Écoute, May :

lorsque ta liberté a été en jeu, je l’ai reconnue […] Reconnaître la liberté d’un autre, c’est lui donner

raison contre sa propre souffrance, je le sais d’éxpérience. »50

May proteste contre le besoin de vengeance de Kyo : « Suis-je " un autre ", Kyo ? […] Mais si

tu m’en voulais tellement que cela, tu n’avais qu’à prendre une maîtresse […] et tu sais bien que tu

peux coucher avec qui tu veux […] Tu me suffis, répondit-il amèrement. » 51 La femme demande le

droit, d’accompagner l’homme qu’elle aime : « Pourquoi des êtres qui s’aiment sont-ils en face de la

mort, Kyo, si ce n’est pour la risquer ensemble ? »52 La liberté les sépare : «… Je dis que je veux partir

seul. La liberté que tu me reconnais, c’est la tienne. La liberté de faire ce qu’il te plaît. La liberté n’est

pas un échange, c’est la liberté. »53 Pour May, c’est un abandon, parce que l’homme n’est jamais libre:

il y a des droits qui ne sont pas employés. L’égoïsme humain, la négation de la faiblesse en face de la

personne qu’on aime dirigent les paroles de Kyo : « Kyo sentait grouiller en lui quelques démons

familiers qui le dégoûtaient passablement. Il avait envie de la frapper, et précisement dans son amour.

Elle avait raison : s’il ne l’avait aimée, que lui eût importé qu’elle mourût ? »54

Les deux personnages sont à la frontière entre Eros et Thanatos, entre douleur et amour :

« Cette seconde les séparait plus que la mort : paupières, bouche, tempes, la place de toutes les tendresses eat visible sur le visage d’une morte et ces pommettes hautes et ces longues paupières n’appartenaient plus qu’à un monde étranger. Les blessures du plus profond amour suffisent à faire une assez belle haine […] Avait-elle envie de pleurer ? […] Ce n’était plus seulement sa volonté qui les séparait, mais la douleur. Et, le spectacle de la douleur rapprochant autant que la douleur sépare […] ce visage tendu dont les paupières restaient baissées devint tout à coup un visage de morte. » 55

Il sent le besoin de la consoler, mais la consolation signifie d’être ensemble. Le rapprochement

de la mort, libère les sentiments cachés. Kyo qui croit connaître les expressions de sa femme est

surpris par « … le masque mortuaire – la douleur, et non le sommeil, sur deux yeux fermés – et la

48 Ibidem, p .17149 Ibidem, p. 13150 Ibidem, p. 17151 Ibidem, p. 171-17252 Ibidem, p. 17253 Idem54 Ibidem, p. 17355 Ibidem, p. 172-173

18

Page 19: Hypostases de La Condition Humaine

mort était si près que cette illusion prenait la force d’une préfiguration sinistre. »56 Les larmes

trahissent la vie sourde, en animant le masque inhumain. Octavian Paler écrivait : « Répétons qu’il n’y

a pas le désert. Il n’y a que notre incapacité de combler la lacune dans laquelle nous vivons. »57

Les deux amoureux se trouvent dans la même situation : « Ils restaient l’un en face de l’autre,

ne sachant plus que dire et n’acceptant pas le silence, sachant tous deux que cet instant, l’un des plus

graves de leur vie, était pourri par le temps qui passait : la place de Kyo n’était pas là, mais au

Comité…» 58

Le silence de May fait possible le retour de Kyo : « … la separation n’avait pas délivré Kyo.

Au contraire : May était plus forte dans cette rue déserte. » 59 Elle le suit sans rien dire. Il comprend

« qu’accepter d’entraîner l’être qu’on aime dans la mort est peut-être la forme totale de l’amour, celle

qui ne peut pas être dépassé. »60

Dans la prison, Kyo oppose l’amour à la mort : « La lancinante fuite dans la tendresse des

corps noués pour la première fois jaillissait, hélas ! dès qu’il pensait à elle, déjà séparé des

vivants…»61 Leur lien résistera même après la mort de Kyo. Présence maternelle dans le roman, May

ressentit la perte de son amour au niveau de tout son être : « " Mon amour " murmurait-elle, comme

elle eût dit " ma chair " », sachant bien que c’était quelque chose d’elle-même, non d’étranger, qui lui

était arraché ; " ma vie " . »62 Devant le néant de la mort, elle sait que c’est impossible de récupérer les

moments perdus : « O chance abjecte des autres, avec leurs prières, leurs fleurs funèbres ! Une réponse

au-delà de l’angoisse qui arrachait à ses mains les caresses maternelles qu’aucun enfant n’avait reçues

d’elle, de l’épouvantable appel qui fait parler aux morts par les formes les plus tenders de la vie. » 63

Immobile, à côté d’un corps, May sent la communion avec la mort de son époux, mais elle ne peut

pas l’accompagner. Elle devient son messager, son représentant sur la terre, la personne qui continue

son chemin sur la terre. À la fin du roman, elle ira servir les sections agitatrices au Moscou. C’est une

façon de venger Kyo, de conserver son souvenir vif : « Vivre toujours avec les malades, quand ce n’est

pas pour un combat, il y faut une sorte de grâce d’état, et il n’y a plus en moi de grace d’aucune sorte.

Et puis, maintenant, il m’est presque intolérable de voir mourir…»64

L’amour intellectuel et ravagé de May s’oppose à l’amour contemplatif de Gisors qui aime la

tendresse : « l’amour à ses yeux n’était pas un conflit mais la contemplation confiante d’un visage

56 Ibidem, p. 17357 PALER, Octavian, Viaţa pe un peron, Jurnalul Naţional, Bucureşti, 2009, p. 26 58 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p.17459 Ibidem, p. 17560 Ibidem, p. 17661 Ibidem, p. 25762 Ibidem, p. 26463 Ibidem, p. 26564 Ibidem, p. 281

19

Page 20: Hypostases de La Condition Humaine

aimé, l’incarnation de la plus sereine musique - une poignante douceur. »65 May ne croit pas dans la

métamorphose. Le désir d’avoir un enfant lui semble une trahison car le souvenir de son mari comme

son action « demeurait incrustée comme les inscriptions des empires primitifs dans les gorges des

fleuves. »66

Le voyage de May est une tentative de retenir la présence de Kyo dans sa vie. Gisors prend

son visage entre les paumes et l’embrasse, geste qui réveille le souvenir des mains de Kyo sur ses

joues, le dernier jour. « Je ne vais pas là-bas pour aimer […] Je ne pleure plus guère, maintenant, dit-

elle avec un orgueil amer »67 au Gisors.

La disparition d’une moitié paralyse l’autre, dans un monde où le temps ronge les souvenirt,

les traces de l’homme sur la terre. Quoique Gisors lui conseille de ne pas partir parce qu’il « faut aimer

les vivants et non les morts. »68 May continue de lutter pour la cause de son mari : « Mais pendant que

vous vous délivrez de votre vie, pensait-elle, d’autres Katow brûlent dans les chaudières, d’autres

Kyo...»69. Plus ou moins inconsciemment, May parcourt les pas de Kyo, qui reste dans l’ombre de ses

actes : elle a perdu le sens de son existence, l’axe qui l’unissait avec Shanghaï. La mort de Kyo

signifie aussi sa mort. La fusion chair et âme chez May et Kyo est totale.

1.2 Ferral et Valérie

Un autre couple de La Condition humaine est formé par Ferral et Valérie. Leur amour, à la

différence de May et Kyo est physique, « entente de désespéres qui se blessent, s’atteignent à peine

pour se perdre. »70

Ferral est le président de la Chambre de Commerce française, industriel ambitieux qui se

laisse conduit dans ses actions par l’orgueil. Son portrait physique reflète sa nature de conquérant :

« … son visage gardait quelque chose de 1900, de sa jeunesse. Il souriait des gens " qui se déguisent en capitaines d’industrie ", ce qui lui permettait de se déguiser en diplomate : il n’avait renonncé qu’au monocle. Les moustaches tombantes, Presque grises, qui semblaient prolonger la ligne tombante de la bouche, donnaient au profil une expression de fine brutalité ; la force était dans l’accord du nez busqué et du menton presque en galoche… »71

65 Ibidem, p. 28266 Ibidem, p. 28567 Ibidem, p. 28668 Idem69 Ibidem, p. 28370SIMON, Pierre-Henri, L’homme en procès. Malraux-Sartre.Camus-Saint-Exupéry, Ed. Payot, Paris, 1973, p.3271MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 70

20

Page 21: Hypostases de La Condition Humaine

Le dominateur, indifférent par rapport aux subalterns, garde ces traits dans les moments passés

avec les femmes. Ses gestes envers eux dénotent une politesse froide. Dans le bâtiment de la police

française, rencontrant Valérie, il s’excuse simplement, s’incline, mais ironiquement, car il pense : « Je

voudrais bien savoir la tête que tu fais quand tu jouis, toi. »72

Sa maîtresse est une personnalité forte qui n’accepte pas d’être dominée : « … une Minerve

châtain […] au superbe masque immobile. C’était une Russe du Caucase qui passait pour être à

l’occasion la maîtresse de Martial »73 le directeur de la police. Elle est une grande couturière :

l’indépendance financière lui permet de choisir, de manifester sa personnalité. Valérie refuse d’être un

simple divertissement pour Ferral, car elle est intéressée à « l’union de la force et de la faiblesse. » 74 Il

croit que la femme n’a pas de tendresse pour lui, qu’il flatte sa vanité et qu’elle attend de son abandon

de plus précieux hommages. En réalité elle attend l’apparition de la « part d’enfance de cet homme

impérieux »75 ; elle est sa maîtresse pour qu’il finisse par l’aimer : « Elle ignorait, elle, que la nature de

Ferral et son combat présent, l’enfermaient dans l’érotisme, non dans l’amour. »76

Valérie n’est pas vénale. Son métier (grande couturière) lui permet de satisfaire ses goûts. Elle

affirme que l’érotisme de beaucoup de femmes consiste à se mettre nues devant l’homme choisi :

d’habitude elle ne joue pleinement qu’une fois. Pourtant, elle revient dans la pièce de Ferral. Intrigué

par son orgueil semblable au sien, Ferral accepte le jeu, avide de pouvoir même dans l’amour : « Lui

plaisait-il comme à beaucoup des femmes, par le contraste entre sa dureté et les prévenances qu’il lui

montrait ? »77

La femme est fière de sa liberté et de sa égalité en ce qui concerne les moeurs : « Les hommes

ont des voyages, les femmes ont des amants ... Aucun homme ne peut parler des femmes, cher, parce

qu’aucun homme ne comprend que tout nouveau maquillage, toute nouvelle robe, tout nouvel amant,

proposent une nouvelle âme. »78

Valérie n’est pas si belle, mais quand la coquetterie entre en jeu, elle se transforme, ayant

« malgré la fine régularité de ses traits, l’expression complexe du chat à l’abandon. » 79 C’est l’un des

motifs pour lesquels, Ferral engage son sentiment le plus violent, l’orgueil, dans leur relation : « Ferral

aimait les animaux, comme tous ceux dont l’orgueil est trop grand pour s’accommoder des hommes ;

72 Ibidem, p. 7573 Idem74 Ibidem, p. 10175 Idem76 Idem77 Idem78 Idem79 Ibidem, p. 102

21

Page 22: Hypostases de La Condition Humaine

les chats surtout. »80 Deux femmes vivent dans le même corps, séparées par le sourire, celle qui veut

séduire et celle qui veut être séduite :

« Le sourire lui donnait la vie à la fois intense et abandonnée que donne le plaisir. Au repos, l’expression de Valérie était d’une tristesse tender […] la première fois qu’il l’avait vue il avait dit qu’elle avait un visage brouillé – le visage qui convenait à ce que ses yeux gris avaient de doux ... Ne voulait-il qu’être aimé de la femme au sourire dont cette femme sans sourire le séparait comme une étrangère ? »81

La maîtresse de Ferral est enchantée par la faintasie de Clappique, elle sait par coeur Alice au

pays des Merveilles. Esprit pratique, Ferral ironise ses préoccupations, en l’appelant « chérie », par un

ton quasi ironique. Leur dernier dialogue montre la différence de vision entre les deux :

« - Votre sourire me fait penser au fantôme du chat qui ne se matérialisait jamais, et dont on ne voyait qu’un ravissant sourire de chat flottant dans l’air. Ah ! pourquoi l’intelligence des femmes veut-elle toujours choisir un autre objet que le sien ?

- Quel est le sien, cher ? - Le charme et la compréhension, de toute evidence.

Elle réfléchi. : - Ce que les hommes appellent ainsi, c’est la soumission de l’esprit. Vous ne reconnaissez chez une femme que l’intelligence qui vous approuve. C’est si, si reposant... »82

La liberté des moeurs rend une femme intéressante dans la vision de Ferral, mais la liberté

d’esprit l’irrite : « Se donner, pour une femme, posséder, pour un homme, sont les deux seuls moyens

que les êtres aient de comprendre quoi que ce soit…»83 Valérie voit les relation amoureuses comme un

jeu, comme un accord temporaire entre les deux sexes :

«… les femmes ne se donnent jamais ( ou presque ) et que les hommes ne possédent rien ? C’est un jeu : " Je crois que je la possède, donc elle croit qu’elle est possédée " … mais croyez-vous que ce n’est pas l’histoire du bouchon qui se croyait tellement plus important que la bouteille ? »84

L’homme est avide de faire renaître le sentiment qui lui donnait prise sur une femme : la honte

chrétienne, la reconnaissance pour la honte subie. Enfermé en lui-même, Ferral croit qu’il a conquis la

femme, qu’il la connaît et peut la transformer :

« Les caresses donnaient à Valérie une expression fermée qu’il voulut voir se transformer. Il appelait l’autre expression avec trop de passion pour ne pas espérer que la volupté la fixerait sut le visage de Valérie, croyant qu’il détruisait un masque, et que ce qu’elle avait de plus profond, de plus secret, était nécessairement ce qu’il préférait en elle. »85

80 Idem81 Idem82 Ibidem, pp. 103-10483 Ibidem, p. 10484 Idem85 Idem

22

Page 23: Hypostases de La Condition Humaine

Ferral ne peut pas communiquer avec les autres parce qu’il n’essaie pas de les comprendre. Il

ne respecte l’intimité de sa maîtresse qui ne se couche avec lui que dans l’ombre. L’homme cherche

l’interrupteur et allume chaque fois qu’elle éteigne. Ce jeu de la lumière sera gagné par Ferral, mais la

victoire rend impossible une autre rencontre entre les deux. Il blesse la femme en l’obligeant de lui

montrer la transformation sensuelle : « Les nerfs très sensibles, elle se sentit, à la fois, tout près du rire

et de la colère. »86 La sexualité lui accorde une victoire éphémere, parce qu’il n’y a qu’une liaison

charnelle : « Elle savait qu’elle n’était vraiment dominée par sa sexualité qu’au début d’une liaison, et

dans la surprise ... Elle choisit cette tiédeur et, le serrant contre elle, plongea à longues pulsations loin

d’une grève où elle savait que serait rejetée tout à l’heure, avec elle-même, la résolution de ne pas lui

pardonner. »87

Ferral observe son sommeil, sa respiration régulière et le délassement qui gonfle ses lèvres

avec douceur, son expression perdue que lui donne la jouissance et conclut : « Un être humain ... une

vie individuelle, isolée, unique, comme la mienne... »88 Pour quelques moments, un fantasme, domine

ses pensées. C’est l’inversion de rôle avec « la victime » de son obsession de pouvoir. Il s’imagine

elle, habitant son corps, éprouvant la jouissance de la femme qu’il ressent comme une humiliation.

Lucide, lié seulement au monde palpable, Ferral nie l’identification avec Valérie : « C’est idiot ; elle

se sent en fonction de son sexe comme moi en fonction du mien, ni plus ni moins. Elle se sent comme

un noeud de désirs, de tristesse, d’orgueil, comme une destinée... De toute évidence. »89 Son

expression de reconnaissance de la conquête physique, de la sensualité, fait revenir en premier plan le

conquérant. Le sommeil s’apparente à la mort par l’immobilité du corps : « Elle n’entrenaînait pas

dans son sommeil des souvenirs et des espoirs qu’il ne posséderait jamais ... Jamais elle n’avait

vécu : elle n’avait jamais été une petite fille. »90

Pour Ferral la femme n’est que « l’autre pôle de son propre plaisir. »91 Attaqué dans son

orgueil, ridiculisé par sa maîtresse qui l’avait prié de lui faire un cadeau, un merle dans une grande

cage dorée, sans se présenter au rendez-vous, il se rend compte que l’aveu de soumission du visage

possédé n’a pas effacé la coquetterie tendrement insolente par laquelle elle stimulait son désir.

Frappé dans « son besoin illimité d’être préféré »92, en attendant dans le hall de l’hotel Astor, à

côté d’un autre prétendent, il compense l’infériorité qui lui est imposée par le mépris. L’autre, plus

jeune, le directeur d’une des banques anglaises, courtisait Valérie depuis un mois : dans son cage il y a

86 Ibidem, p.10587 Idem88 Idem89 Idem90 Idem91 Idem92 Ibidem, p. 184

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Page 24: Hypostases de La Condition Humaine

une femelle. Les deux oiseaux dans les cages dorées, à l’heure du cocktail quand l’endroit est très

aggloméré, sont une constante insulte. La scène est ridicule : Ferral s’efforce de réfléchir, de se

défendre par un comportement normal : il commande un cocktail, allume une cigarette, demeure

immobile regardant les couples, dissimulant l’indifférence (pourtant il casse, dans la poche de son

veston, l’allumette entre les doigts).

Son orgueil appelle un orgueil ennemi « comme le joueur passionné appelle un autre joueur

pour le combattre, en non pas la paix »93 et il refuse de perdre la partide : les êtres qui le regardent,

témoignant l’humiliation, sont pour lui « la vraie bêtise humaine ... les plus haïssables crétins de la

terre »94, parce qu’il les suppose au courant de tout et devine leur ironie. En observant un couple, il

envie le jeune aimé par la femme gentille, qui le regarde avec reconnaissance amoureuse : « Et c’est

sans doute quelque vague crétin, qui peut-être dépend d’une de mes affaires...»95 Pour Ferral, il est

difficile de savoir qu’un autre est meilleur, qu’un autre détient l’objet de ses désirs.

La conséquence de ses actes représente une succession de défaites : la rage le rend

masochiste. La lettre de Valérie est en même temps la preuve d’une individualité, d’une femme forte

et l’attaque d’un adversaire qui observe ses points faibles : « Je ne suis pas une femme qu’on a, un

corps imbécile auprès duquel vous trouvez votre plaisir en mentant comme aux enfants et aux

malades. »96 L’homme qui a construit des routes, des usines, qui a transformé le pays, disparaît en face

de l’homme qui ne sait pas aimer : « Vous savez beaucoup de choses, cher, mais peut-être mourrez-

vous sans vous être apercu qu’une femme est aussi un être humain…»97

Valérie explique son comportement, ses gestes, ses sentiments pour démontrer à Ferral qu’on

ne peut pas tout contrôler :

« Mes caprices, il me les faut non seulement pour vous plaire, mais même pour que vous m’entendiez quand je parle ; ma charmante folie, sachez ce qu’elle vaut : elle ressemble à votre tendresse. Si la douleur avait pu naître de la prise que vous vouliez avoir sur moi, vous ne l’auriez mêma pas reconnue ... aucune chose n’est pas sans importance pour un homme dès qu’il y engage son orgueil, et le plaisir est un mot qui permet de l’assouvir plus vite et plus souvent. Je me refuse autant à être un corps que vous un carnet de chèques. Vous agissez avec moi comme les prostituées avec vous : " Parle, mais paie…" .»98

Valérie repousse l’idée d’être seulement ce que Ferral désire de faire d’elle : « Il ne m’est

toujours facile de me défendrecontre l’idée qu’on a de moi. Votre présence me rapproche de mon

corps avec irritation comme le printemps m’en approche avec joie. »99

93 Idem94 Ibidem, p. 18595 Ibidem, pp. 185-18696 Ibidem, p. 18697 Idem98 Idem99 Idem

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Page 25: Hypostases de La Condition Humaine

L’incapacité de se faire aimer par la femme désirée, rend Ferral avide de se venger et, faute

des moyens, il fait naître des fantasmes, des scènes de sadisme envers la femme, envers l’origine de sa

souffrance (supplices, viol, tourtures, flagellation, visite au bordel) : « ... il s’était jeté de toute sa force

contre les limites de sa volonté. Son excitation sexuelle devenue vaine nourissait sa colère, le jetait

dans l’hypnose étouffante où le ridicule appelle le sang. On ne se venge vite que sur le corps. » 100

Il doit récupérer sa confiance, la preuve de son autorité : il dispose plusieures cages avec des

oiseaux dans la chambre de sa maîtresse. En touchant le pyjama de la femme, il a l’impression de

sentir sa peau. La légende d’Hercule et d’Omphale envahit brusquement son imagination. Il devient,

comme le héros, l’homme humilié et satisfait de son humiliation, mais seulement pour un instant car

en éteignant la lampe, il libère les perroquets et le kangourou. Il ne laisse là aucune trace de colère

(quoiqu’il veuille arracher l’interrupteur), seulement un joli cadeau par haine.

Pour oublier l’humiliation et sa faiblesse, il doit jouer son ancien rôle de conquerant. Les

femmes sont toujours absurdes : « Quel psycholoque ivre mort avait inventé d’appeler amour le

sentiment qui maintenant empoisonnait sa vie ? l’amour est une obsession exaltée ; ses femmes

l’obsédaient, oui – comme un désir de vengeance. »101 Lui qui n’accepte aucun jugement, il est jugé

par une femme qui s’est transformée d’un repos, d’un voyage dans un ennemi.

Pour se retrouver il prend une courtisane chinoise au visage gracieux et doux qu’il ne laisse

pas chanter, causer, servir à table malgré l’habitude : « En somme il ne se couchait jamais qu’avec lui-

même, mais il ne pouvait y parvenir qu’à la condition de n’être pas seul [...] Il lui fallait les yeux des

autres pour se voir, les sens d’une autre pour se sentir. »102 Il cherche à se posséder lui-même mais

l’objet de son désir s’évanouit chaque fois. La peinture thibétaine, représentant deux squelettes

exactement semblables, en s’étreignant en transe, sur un monde décoloré paraît la réflexion dans un

miroir magique de Ferral et de la courtisane.

L’érotisme est « l’humiliation en soi ou chez l’autre, peut-être chez tous les deux » 103, une

idée. Seul le sommeil apporte la paix, conclut Ferral : « Dormir, c’est la seule chose que j’aie toujours

souhaitée, au fond, depuis tant d’années.»104

2. La paternité

Au milieu des événements historiques violents l’homme doit réagir pour se défendre, engagé

dans une lutte sans fin. Les personnages de Malraux agissent comme individualité ou sous l’influence 100 Ibidem, p. 187101 Ibidem, p. 197102 Ibidem, p. 199103 Idem104 Ibidem, p. 198

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Page 26: Hypostases de La Condition Humaine

de la fraternité virile. Sous la ligne des actions héroïques la vie de famille n’existe ou est sans

importance, parce qu’elle empêche l’implication dans le combat.

Malraux « cultive l’héroïsme énergique et violent, où la sentimentalité est totalement

absente.»105 Pourtant, il y a dans La Condition humaine un drame de la paternité. Les personnages

illustratifs sont le sage Gisors et Hemmelrich. La paternité, dans le contexte des changements

politiques, est le signe de l’ordre moral. « Et il n’est pas un seul roman dont soit absent ce thème de

l’autorité d’une expérience plus ancienne ou plus profonde : à la paternité spirituelle répond la

paternité selon la chair qui est aussi une paternité morale. »106

2.1 La paternité spirituelle

Pour Gisors la famille n’est pas un cercle clos comme l’affirme le comte Juste-Agénor :

« Mon enfant, la famille est une grande chose fermée ; vous ne serez jamais qu’un bâtard. »107 Le Sage

a l’attitude de compréhension du monde, il comprend les autres parce qu’il les observe, les écoute, les

conseille comme un parent qui partage son expérience de vie avec ses enfants.

Chez Gisors la paternité biologique (Kyo) est doublée par celle spirituelle (le disciple Tchen) :

« D’instinct, quand il s’agissait d’être compris, Tchen se dirigeait vers Gisors. Que cette attitude fût

douloureuse à Kyo – d’autant plus douloureuse que nulle vanité n’intervenait… »108

Pour Tchen, Gisors est son maître « au sens chinois du mot – un peu moins que son père, plus

que sa mère. »109 La mort de ses parents au pillage de Kalgan augmente le besoin d’appartenance :

quand Gisors commence à s’intéresser à l’adolescent orphelin, venant du college luthérin, obsédé par

la honte du corps, Tchen découvre l’influence d’un père qui désigne un axe de vie pour les jeunes,

adoptant le marxisme.

L’indépendance de son fils, Kyoshi, qui passe son adolescence loin de la maison, rend

possible le rapprochement entre Gisors et Tchen. En train de finir la discussion avec le vieux Chinois,

Gisors perd sa concentration, pensant à Tchen en face d’une foule écrasante des ouvriers : « Le vieux

Gisors chiffona le morceau de papier mal déchiré sur lequel Tchen avait écrit son nom au crayon et le

mit dans la poche de sa robe de chambre. Il était impatient de revoir son ancien élève. »110

105 PÂRVAN, Gabriel, Romanciers français du XX-ème siècle, Ed. Paralela 45, 2006, p. 81106 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 33107 GIDE, André, Les Caves du Vatican, PDF, p. 41(http://ebookbrowse.com/andre-gide-les-caves-du-vatican-pdf-d52197751)108 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 18109 Ibidem, p. 52110 Ibidem, p. 51

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Page 27: Hypostases de La Condition Humaine

La sincérité de Tchen devant son maître est un appel à l’intelligence du vieux, à sa capacité de

comprendre les problèmes et d’offrir des solutions : « C’est moi qui a tué Tang-Yen-Ta … Je suis

extraordinairement seul, dit-il, regardant enfin Gisors en face … Ils ne savent pas … Que c’est la

première fois. »111 Le crime sépare les interlocuteurs : on ne peut comprendre un problème si on ne l’a

pas confronté. Gisors n’a pas tué jamais, donc il parle avec compassion, avec pitié, imaginant la

culpabilité ressentie par son disciple : « Puisqu’il ne voulut pas répondre par les préjugés, il ne pouvait

qu’approuver. Il avait pourtant quelque peine à le faire " Je vieillis ", pensa-t-il. »112

Pour Tchen la tendresse paternelle est le signe de l’indulgence, non de l’approbation : « Il

avait vu dans le regard de Gisors quelque chose de presque tendre. Il méprisait la tendresse, et surtout

en avait peur. »113 Il se sent comme un enfant, avouant un fait désagréable à son père, puis comme un

disciple devant son maître au « masque de Templier rasé. »114 La variation des masques (père-maître,

enfant-homme conscient de son individualité) repose sur la complexité de la relation entre les deux.

Gisors remarque chez Tchen des traits de son fils Kyo (« Il parlait français avec une accentuation de

gorge sur les mots d’une seule syllable nasale, dont le mélange avec certains idiotismes qu’il tenait de

Kyo surprenait »115) , Tchen substitue ses parents morts par un seul homme et celui-ci est Gisors :

« Mais, en attendant, il souhaitait un refuge. Cette affection profonde qui n’a pas besoin de rien

expliquer, Gisors ne la portrait qu’à Kyo. Tchen le savait. »116

Tchen ne sait pas comment s’expliquer, Gisors n’arrive pas à convaincre son élève dans leur

dernière conversation, de le faire reconnaître qu’il n’appartient plus à son origine chinoise :

« Pourtant, il lui sembla tout à coup que quelque chose manquait à Gisors … Celui-ci le regardait de bas en haut, ses cheveux blancs … intrigue par son absence des gestes … Gisors avait touché juste … Sauf, peut-être par sa sexualité, Tchen n’était pas chinois. Les émigrés de tous pays dont regorgeait Shanghaï avaient montré à Gisors combine l’homme se sépare de sa nation de façon nationale, mais Tchen n’appartenait plus à la Chine, même par la façon don’t il l’avait quitté : une liberté totale, quasi inhumaine, le livrait totalement aux idées. »117

L’acceptation et le renoncement peuvent sauver Tchen de la mort, mais il ignore cette

possibilité car il veut donner à la mort « le sens que d’autres donnent à la vie ».118 Il n’a pas seulement

horreur du sang, de la chasse et du mépris pour celui qu’il tue et pour les autres qui ne tuent pas (« les

puceaux ») mais aussi un fou désir de posséder la mort. Sans cesser de regarder le phénix il suggère la

solution contre son angoise, contre sa fatalité qu’il vient se défendre auprès de Gisors, refusant le 111 Ibidem, pp. 52-53112 Ibidem, p. 52113 Idem114 Ibidem, p. 53115 Idem116 Idem117 Ibidem, pp. 53-54118 Ibidem, p. 55

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Page 28: Hypostases de La Condition Humaine

conseil de Gisors parce qu’il ne considère personne digne pour lui transmettre ses angoisses : la

solution est le collage avec la mort. Les intentions des interlocuteurs sont vaines, inaccomplies, l’acte

de langage n’est pas réussi :

« Les deux derniers mots étaient tombés comme une charge jetée à bas, et le silence s’élargissait autour d’eux ; Gisors commençait à éprouver, non sans tristesse, la séparation dont Tchen parlait. Mais il se demandait s’il n’y avait pas en Tchen une part de comédie – au moins de complaisance. Il était loin d’ignorer ce que de telles comédies peuvent porter le mortel … L’air devenait de plus en plus pesant, comme si tout ce que ces phrases appelaient de meurtre eût été là. Gisors ne pouvait plus rien dire : chaque mot eût pris un son faux, frivole, imbecile. »119

Le remerciement du disciple est accompagné d’un geste très poli, marquant la distance

physique et psychique instalée entre eux après le rencontre : « Il s’inclina devant lui, de tout le buste, à

la chinoise (ce qu’il ne faisait jamais) comme s’il eût préféré ne pas le toucher, et partit. »120

Une attitude opposée dénotent ses gestes de rapprochement quand il rencontre son premier

maître, le pasteur Smithson avant de se jeter sous la voiture de Chang-Kaï-Shek. La finalité reste

encore la même : l’éloignement psychique.

Obsédé par le corps déchu dans lequel il faut vivre avec le Christ et ayant horreur de la

civilisation rituelle de la Chine qui l’entourait, qui rendait presque impossible la véritable vie

religieuse, Smithson s’attache à Tchen et lui insuffle ses angoisses : pour lui, l’homme, par le péché,

commet un sacrilège, d’où la crucifixion éternelle. La charité, la Grâce n’épuisent l’angoisse et la

terreur sont des autres péchés, les signes de la faiblesse. Dieu et Satan sont intouchables : seulement

Christ demeure pour écouter les hommes qui ne se convertissent qu’à des médiateurs. Fortement

inculqué par la Chine, le respect du maître transforme pour Tchen les angoisses du pasteur dans ses

angoisses. Au christianisme, son nouveau maître, Gisors, oppose autre forme de grandeur, l’action

humaine, la religion marxiste et la foi coule « entre les doigts de Tchen, peu à peu sans crise. »121 D’ici

l’impression de Gisors de deviner ses réctions, de séparer, d’isoler l’adolescent qu’il a initié de

l’homme qui est devenu : « Je pense à son esprit religieux parce que Kyo n’en a jamais eu, et qu’en ce

moment toute différence profonde entre eux me déliver… Pourquoi ai-je l’impression de le connaître

mieux que mon fils ? »122

Marchand le long du quai, la serviette sous le bras, Tchen sent une main doucement posée sur

son épaule : c’est le Pasteur Smithson, son premier maître, un beau visage d’Américain un peu Sioux.

« Pour plus de sûreté et d’ironie »123, pour compléter son déguisement, Tchen accepte de faire une

119 Ididem, pp. 55-56120 Ibidem, p .56121 Ibidem, p. 58122 Idem123 Ibidem, p. 143

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Page 29: Hypostases de La Condition Humaine

route ensemble avec le pasteur. Il cause pour se délivrer de son irritation comme l’a fait avec Gisors,

mais il souffre sans pouvoir se guérir.

Tchen garde de l’affection à son ancient maître, il ne veut pas le blesser « par une obscure

superstition. »124 La rancune pour le pasteur, pour ses enseignements de paix et d’amour pour tous,

pour sa contemplation de la souffrance rend possible la sincérité de ses pensées. Le jugement de

Smithson est peu important parce que son affection profonde est offerte, n’a « rien de paternel. »125 Le

pasteur ferme les yeux et Tchen a l’impression d’être près d’un aveugle qui ne croit pas dans la foi

politique qui détruira la mort et la souffrance du monde. Son ton de tristesse rappelle à Tchen de son

entretien avec Gisors qui « avait mis son intelligence à son service, non à celui de Dieu. »126

L’humilité et la paix ne caractérisent pas le héros qui se sauve seulement par son acte : « La

souffrance, j’aime mieux la diminuer que d’en rendre compte. »127 Les deux sont en contact seulement

par leurs bras, non par leur fois : « Mon pauvre petit, reprit-il enfin, chacun de nous ne connaît que sa

propre douleur … Croyez-vous que toute vie réellement religieuse ne soit pas une conversation de

chaque jour ?... »128

Le ton de secret donne au mots de pasteur une profondeur soudaine et pathétique. Près du

meurtre, Tchen s’accorde aux angoisses de l’autre non à ses phrases, à ses mots « de pêcheur qui croit

sentit la poisson. »129, échos de son obsession. Il fixe son regard dans les yeux de son compagnon qui

condamne les hommes avant de pêcher et avoue son crime futur avec colère et une « furtive pitié » :

« Ecoutez bien, dit-il. Dans deux heures, je tuerai. »130

Les gestes, les paroles sont l’expression d’un conflit intérieur. La main droite de Tchen,

tremblant, se crispe au revers de son veston puis s’accroche au revers de celui du pasteur comme pour

lui le secouer. Immobiles, au milieu du trottoir, comme prêts à lutter ils confrontent leurs croyances.

« C’est un atroce mensonge »131, dit le pasteur à mi-voix, suivi par Tchen qui crie la même chose au

passant qui s’arrête, puis part presque en courant. La symphatie disparaît en face des points de vue

différents.

« Un être réel, si profondément que nous sympathisions avec lui, pour une grande part est

perçu par nos sens, c’est-à-dire nous reste opaque. »132 Gisors et le pasteur Smithson se trouvent près

de Tchen dans l’univers matériel mais loin dans le plan psychique. Chaque expérience, chaque douleur

124 Idem125 Idem126 Ibidem, p. 144127 Idem128 Idem129 Ibidem, p.145130 Idem131 Idem132 PROUST, Marcel, Du côté de chez Swann, Booking International, Paris, 1993, p. 95

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Page 30: Hypostases de La Condition Humaine

est unique parce que les hommes réceptent et adaptent les idées, les informations à leur univers

intérieur, aux propres besoins et désirs.

2.2 La paternité biologique

La présence de Tchen, animant la pièce, rappelle à Gisors de son fils et un intense désir,

« celui qu’on a de revoir une dernière fois ses morts »133 le bouleverse. Gisors sent le combat

au niveau psychologique, le sang, l’imminence de la mort et pense comme toujours à Kyo, imaginant

les tortures et les violences de l’environement où il vit. L’incertitude s’accroche de son esprit au

visage de son fils : « Kyo eût trouvé irrespirable cet univers où se mouvait Tchen… Était –ce bien

sûr ? Tchen aussi avait horreur du sang – avant. À cette profondeur, que savait-il de son fils ? […] Il

n’y a pas de connaissance des êtres. »134

La vie choisie par son fils lui est connue seulement au niveau des récits. L’amour pour le sage

est le synonyme de la liberté, laisser l’autre décider ce qui lui convient, quoique cela signifie

l’éloignement des siens. Le père sait qu’il n’a pas aidé Tchen et qu’il ne pourra pas aider son fils mais

l’inquiétude est plus forte que sa capacité de contempler : l’angoisse de la mort, la solitarité du héros

les sépare :

« Lorsque son amour ne pouvait jouer aucun role, lorsqu’il ne pouvait se référer à beaucoup de souvenirs, il savait bien qu’il cessait de connaître Kyo […] Que Kyo fît tuer, c’était son rôle. Et sinon, peu importait : ce qui faisait Kyo était bien fait. Mais Gisors était épouvanté par cette sensation soudaine, cette certitude de la fatalité du meurtre, d’une intoxication aussi terrible que la sienne l’était peu. »135

En quittant son père, Kyo a choisi l’action, travaillant à côté des manoeuvres : « Tout le

précipitait à l’action politique : l’espoir d’un monde différent, la possibilité de manger quoique

misérablement (il était naturellement austère, peut-être par l’orgueil), la satisfaction de ses haines, de

sa pensée, de son caractère. Elle donnait un sens à sa solitude. »136 En opposition, le père choisit l’autre

voie, l’opium et l’observation. Les actes du fils matérialisent les idées du père, prolongent ses pensées

au niveau pratique. Entre les deux il y a un lien invisible, un lien de la famille, un lien d’âme : « Et

pourtant, si Kyo entrait et s’il me disait, comme Tchen tout à l’heure : " C’est moi qui a tué Tang-Yen-

Ta ", s’il le disait, je penserais : " Je le savais. " Tout ce qu’il y a de possible en lui résonne en moi

avec tant de force que, quoi, qu’il me dise, je penserai : " Je le savais. " »137

133 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 56134 Ibidem, pp. 56-57135 Idem136 Ibidem, p. 59137 Ibidem, pp. 59-60

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Page 31: Hypostases de La Condition Humaine

Le caractère paternel de Gisors fait possible la pratique de son métier. Le professeur Gisors

met son intelligence à l’aide de ses étudiants avec chaleur et pénétration parce qu’il retrouve son fils

dans chacun d’entre eux. Après les cours, trouvant sa chambre encombrée de fleurs blanches par les

étudiants, il se souvient que les mains qui lui apportent des camélias se préparaient à tuer comme

celles de son fils : «… ce n’était pas […] qu’il s’amusait à jouer par preoccupation des vies dont le

séparait l’âge ; c’était que, dans tous ces drames semblables, il retrouvait celui de son fils. »138

La force de caractère l’attire : c’est pourquoi il s’attache à Tchen et admire son fils. Ses

classes, ses idées sur le marxisme sont une modalité de parler à Kyo, de le défendre d’un ennemi qu’il

seulement sent la présénce : «… sa pensée n’avait plus servi qu’à justifier l’action de son fils […] " Le

marxisme n’est pas une doctrine, c’est une volonté […] vous ne devez pas être marxistes pour avoir

raison, mais pour vaincre sans vous trahir. " »139 Le marxisme n’est pour lui une croyance parce qu’il

croit seulement dans son fils. Il confesse à May que la mort de Kyo signifie la mort du marxisme pour

lui : « Le marxisme a cessé de vivre en moi. »140

Les rapports entre Gisors et son fils, sous l’apparence de l’impossibilité de connaître un être et

de la liberté totale des actes, masquent la tendresse. La photographie de Kyo est pour le vieillard

« tiède comme une main »141, leur séparation est comme « celle des amis qu’on étreint en rêve et qui

sont morts depuis des années. »142 Il est suffisant de lui souhaiter la présence pout revenir. La

photographie reste dans le tiroir de la table où il rangeait son plateau à opium, au-dessus d’une

collection de petits cactus. C’est le lieu « sacré » de la maison qui réunit les trois choses plus

importantes pour le sage : le portrait de son fils, son refuge, c’est-à-dire l’opium, et le cactus envoyé

par Tchen-Ta-Eul peu avant son suicide, avec le mot « fidélité » tracé sur le tuteur plat de la plante .

Les mots du père pénètrent les phrases de Kyo, les intérêts du fils influencent les actes du

père. Gisors connaît les personnes qui peuvent aider son fils et n’hésite pas de leur demander l’aide ou

d’obtenir des informations : il fréquente le Cercle français pour entendre les rumeurs du jour, il ne

trouve « compromis » le fait d’être assis près de Ferral mais il ne discute les idées de Kyo avec celui-ci

et cesse de lui venir en aide dans la discussion. Les coups de feu l’inquiétent, le font penser de

nouveau à son fils qui croit que les hommes acceptent de tuer pour justifier leur condition, comme le

fait le christianisme pour l’esclavage, la nation pour le citoyen et le communisme pour l’ouvrier.

Quand Kyo est en arrêt il voit en Clappique l’ami qui est venu prévenir Kyo dans l’après-midi et lui

demande d’intervenir près de Köning, le chef de la sûreté de Chang-Kaï-Shek, pour le mettre en

liberté.138 Ibidem, p. 60139 Idem140 Ibidem, p. 286141 Ibidem, p. 61142 Idem

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Page 32: Hypostases de La Condition Humaine

L’existence du fils continue la vie du père. La capacité de regarder les êtres avec

bienveillance, l’avidité de connaître le monde comme « infinité des possibles » 143, l’obssession de la

mort lient les deux comme la voix enregistrée par les disques qui obsédent Kyo. Gisors a soixante ans,

les possibles ne trouvent pas de place mais la force de « l’imagination souterraine » 144 le bouscule vers

la vie pour comprendre la signification de la mort :

« … ses souvenirs étaient pleins de tombes […] Son sens si pur de l’art chinois […] son sens du bonheur – n’était plus qu’une mince couverture sous quoi s’éveillaient, comme des chiens anxieux qui s’agitent à la fin du sommeil, l’angoisse et l’obsession de la mort […] Sa pensée rôdait pourtant autour des hommes, avec une âpre passion que l’âge n’avait pas éteinte […] Il avait cru, jadis – temps révolus… - qu’il se rêvait héros […] Comme Kyo, et presque pour les mêmes raisons, il songea aux disques dont celui-ci lui avait parlé ; et presque de la même façon, car le modes de pensée de Kyo étaient nés des siens. »145

Kyo ne reconnaît pas sa propre voix enregistrée parce qu’il ne la peut pas entendre. De la

même façon Gisors prend conscience de lui-même par la vie de son fils. Mais sa conscience est

irréductible à celle qu’il peut prendre d’un autre être, elle est acquise par d’ autres moyens. La drogue

reste la solution constante pour « pénétrer, avec sa conscience intruse, dans un domaine qui lui

appartenait plus que tout autre, posséder avec angoisse une solitude interdite où nul ne le rejoindrait

jamais. »146 Même l’amour pour Kyo ne peut pas le délivrer de sa solitude. Sous l’influence des

boulettes d’opium les objets se perdent, sans changer de forme, ils cessent d’être distincts : « … une

bienveillante indifférence mêlait toutes choses – un monde plus vrai que l’autre parce que plus

constant, plus semblable à lui-même […] formes, souvenirs, idées, tout plongeait lentement vers un

univers délivré. »147

« À la vérité, Gisors pensait que si le monde était sans réalité, les hommes, et ceux mêmes qui

s’opposent le plus au monde ont, eux, une réalité très forte. »148 C’est le cas de son fils mais sa réalité

disparaît avec sa mort. Devant le cadavre de son enfant, Gisors ne sait comment réagir : il cherche la

paix, mais il n’ose pas avancer la main pour prendre la pipe qu’il regardait depuis plus de cinq

minutes. Il ne croit à aucune survie, il n’a pas le respects des morts mais la disparition de son fils lui

modifie la perspective.

Chaque personne aimée est une partie de notre MOI et avec sa mort on perd une partie de

notre âme. Pour s’échapper à la souffrance, pour justifier la perte l’homme garde le souvenir, projetant

autres formes d’existence, considérant la mort une apparence. Regardant le visage modifié par

l’asphyxie, touchant le front bleuâtre de Kyo, lisant son écriture (« Ce discours est le discours de mon

143 Idem144 Idem145 Idem146 Ibidem, p. 62147 Idem148 Ibidem, p. 224

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Page 33: Hypostases de La Condition Humaine

père ») , en marge d’un numéro de La Politique de Pékin où se trouvait son discours pour lequel il a

été chassé de l’Université, Gisors sent qu’il a perdu l’axe de son chemin sur la terre : « Jamais il ne lui

avait dit même qu’il l’approuvât. Gisors renferma la brochure avec douceur et regarda son espoir

mort.»149 Le plus douloureux moment de la vie d’un parent c’est la mort de son enfant. L’inconscient

de Gisors refuse d’accepter la réaltité. La pipe (la paix, la sérénité universelle , la libération) est devant

ses yeux, mais le corps de son enfant mort le rend vain le geste de fumer. Contre la métamorphose à

laquelle la mort contraint son fils, le père perd ce que Mircea Eliade nommait Axis Mundi : « Le

monde n’avait plus de sens, n’existait plus : l’immobilité sans retour, là, à côté de ce corps qui l’avait

relié à l’univers, était comme un suicide de Dieu. Il n’avait attendu de Kyo, ni réussite, ni même

bonheur : mais que le monde fût sans Kyo... »150

L’être humain est lié à la vie par son corps, par sa chair qui souffre le vieillisement. Un parent

est arraché à son individualité parce qu’il doit partager son aspect corporel avec un autre être humain :

l’enfant. Un fils ou une fille est le signe de la trace sur la terre, un moyen de nier le temps et l’espace

qui détruisent la matière. Le sage se trouve rejeté hors du temps : « ... l’enfant était la soumission au

temps, à la coulée des choses ; sans doute, au plus profound, Gisors était-il espoir comme il était

angoisse, espoir de rien, attente, et fallait-il que son amour fût écrasé pour qu’il découvrît cela. »151

La souffrance appelle la délivrance, le désinvestissement. L’angoisse, les désirs et les sanglots

refoulés trouvent en lui un accueil avide, l’opium : « " Et, plus tard, je devrai me réveiller... " Combien

de temps chaque matin lui apporterait-il de nouveau cette mort [ ... ] Nulle aide ne peut être donnée

aux morts. Pourquoi souffrir davantage ? La douleur est-elle une offrande à l’amour, ou à la peur ? » 152

Il peut échapper à la souffrance fondamentale, la peur de mort, de ce qui arrache la vie, seulement en

cessant d’y penser, endormant sa lucidité. « Il y a quelque chose de beau à être mort »153 pense Gisors :

l’incapacité de penser en vain et de souffrir. La mort de la conscience est assurée par la drogue et il y

plonge, « comme si cette contemplation épouvantée eût été la seule voix que pût entendre la mort,

comme si cette souffrance d’être homme dont il s’imprégnait jusqu’au fond du coeur eût été la seule

oraison que pût entendre le corps de son fils tué. »154

« C’est à Gisors, comme aux vieilards de la tragédie antique, qu’il revient de tirer la leçon des

événements. Ici l’analyse du personnage se confond partiellement, comme il arrive souvent, avec le

sens de l’oeuvre. »155 La fin du roman surprend un père qui ne veut pas se venger pour la mort de son

149 Ibidem, pp. .265-266150 Ibidem, p. 266151 Idem152 Ibidem, p. 265153 Ibidem, p. 266154 Idem155 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique,Hatier, Paris, 1998, p. 33

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Page 34: Hypostases de La Condition Humaine

fils. Réfugié chez son beau-frère Kama, il recommence à enseigner aux étudiants. Il est lointain aux

monde des hommes, séparé, car la mort est pour lui une métamorphose. C’était Kyo qui le rattachait

aux hommes. Délivré de la mort et de la vie, il contemple l’humanité « épaisse et lourde, lourde de

chair, de sang, éternellement collé à elle-même comme tout ce qui meurt [...] se résorbaient là-haut

dans la lumière comme la musique dans la nuit silencieuse. » Le père sent l’inutilité de ses efforts :

« On peut tromper la vie longtemps, mais elle finit toujours par faire de nous ce pour quoi nous

sommes faits […] Il faut neuf mois pour faire un homme, et un seul jour pour le tuer. »156

En face du temps, de la fragilité de l’être, le sage refuse le « réel », qu’il substitue par le

monde de la contemplation, avec ou sans opium, parce que tout est vain. Comme Sisyphe qui pousse

au sommet de la montagne un rocher qui roule vers la vallée chaque fois, l’homme s’obstine à changer

sa condition. Le sage se rend compte de l’absurde des essais car l’être humain « n’est bon qu’à

mourir. »157

2.3 Le fardeau de la paternité

Dans le roman, Hemmelrich est le seul qui possède « une biographie infantile » excepté

Tchen. Les indices montrent qu’il fait partie des malheureux qui travaillent depuis leur enfance pour

gagner leur pain. La charge de son enfance ratée pèse aussi sur son fils mais sous la forme de la

maladie.

Mauvais élève à l’école, avec une mère qui le fait faire son travail pour se soûler tranquille,

travaillant comme manoeuvrier dans l’usine, gazé dans la guerre, démobilisé, venu en Indochine et

échoué à Shanghaï (ou le climat ne permetn pas les professions manuelles) , il vit sous le signe de la

misère qui se prolonge aussi sur sa vie de famille : « Pour quoi, pour quoi ? Pour son pays ? Il n’était

pas Belge, il était misérable. »158 Hemmelrich ne peut pas accepter la souffrance de son enfant, le

climat qui permet de « crever de dysenterie »159 , de la famine ou d’autres maladies. Il est conscient de

l’inutilité de l’innocence dans un monde dominé par des violences. En ne pouvant pas se joindre à ses

camarades dans la lutte pour une vie meilleure, il compense son impuissance par des fantasmes :

« Compenser par n’importe quelle violence, par les bombes, cette vie attroce qui l’empoisonnait

depuis qu’il était né, qui empoisonnerait de même ses enfants. Ses enfants surtout. Sa souffrance, il lui

était possible de l’accepter : il avait l’habitude... Pas celle des gosses. »160

156 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, pp. 282-286157 Ididem, p. 286158 Ibidem, p. 155159 Idem160 Ibidem, p. 154-155

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Page 35: Hypostases de La Condition Humaine

Sa femme lui a été vendue pour douze dollars, abandonnée par l’acheteur qui ne l’aimait plus.

Une mauvaise vie les unit : « Il y avait sa femme : rien autre ne lui avait été donné par la vie [...] elle

était venue chez lui avec terreur, pour manger, pour dormir ; mais au début elle ne dormait pas,

attendait de lui la méchanceté des Européens [...] Il avait été bon pour elle. »161

Pour Hemmelrich et son épouse, la souffrance est un lien plus fort que l’amour des autres

couples : « Remontant peu à peu de fond de son effroi, elle l’avait soigné lorsqu’il était malade, avait

travaillé pour lui, supporté ses crises de haine impuissante. Elle s’était accrochée à lui d’un amour de

chien aveugle et martyrisé, soupçonnant qu’il était un autre chien aveuglé et martyrisé. »162 La douleur

qu’il peut infliger aux siens est plus forte que son sentiment d’inutilité dans l’action révolutionnaire :

« ... il existait plus de douleur au monde que d’étoiles au ciel, mais la pire de toutes, il pouvait

l’imposer à cette femme : l’abandonant en mourant. »163 Hemmelrich ne veut pas suivre l’exemple dee

son voisin, un Russe affamé, qui s’est suicidé, en laissant sa femme (qui giffle le cadavre) dans la

misère, avec quatre gosses, l’un demandant avec innocence « Pourquoi vous battez-vous ? » .

Pour Hemmelrich les personnes aimées sont une partie du propre MOI (il ressent leurs

souffrances) mais, en même temps, elles sont ses ennemis. L’amour va de paire avec la haine pour sa

famille qui ne lui laisse pas le droit de vivre et de choisir sa mort. L’enfant qui crie sans cesse, malade

de mastoïdite, la femme pas brillante , lui volent la possibilité de mourir libre. C’est la raison pour

laquelle il refuse d’abriter chez soi Tchen et la bombe, en lui disant : « Tu ne peux pas savoir, Tchen,

tu ne peux pas savoir le bonheur que tu as d’être libre ! ... »164

« Le seul qui possède une famille, Hemmelrich, en est littéralement accablé. Jusqu'à ce jour où

une grenade l'en déchargera d'un coup, elle l'avilit, le retient au bord de chaque audace, l'encombre

d'un remords impuissant au royaume amer de la lâcheté. »165 Prisonnier de sa paternité, il réprime son

désir d’agir. Quand Kyo fait connaître ses plans au début du roman, une voix presque haineuse

( Hemmelrich ) et les cris d’enfant lui répondent : « Ça te suffit ? Qu’est-ce que foutrais, toi, avec le

gosse qui va crever et la femme qui gémit là-haut – pas trop fort, pour ne pas nous déranger... »166

Le conflit entre la réalité et ses aspirations définit son expérience paternelle. « Il souffre de

cette impuissance involontaire, comme s'il trahissait son être profond. »167 En ne donnant pas

d’hospitalité à Tchen, Souen et Peï, Hemmelrich trahit ses camarades : « " Bon Dieu de bon Dieu de 161 Ibidem, p 155162 Idem163 Ibidem, p. 156164 Ibidem, p. 154165 MOUNIER, Emmanuel, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos. L’espoir des désespérés, Editions du Seuil, Paris, 1953, p. 18166 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 20167 CHARTIER, Monique, Le sens de la mort dans La Condition humaine, The Faculty of Graduate Studies and Research, McGill University, Departement of French Language and Literature, April, 1970, p.53 (http://digitool.library.mcgill.ca/webclient/StreamGate?folder_id=0&dvs=1340117362503~680)

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Page 36: Hypostases de La Condition Humaine

bon Dieu ! " pensait Hemmelrich, " est-ce que je ne serai jamais à sa place ? " Il jurait en lui-même

avec calme, comme au ralenti. Et il remontait lentement vers la chambre. Sa Chinoise était assise, le

regard fixé sur le lit et ne se détourna pas. »168

Comme Niobé, Hemmelrich assiste impuissant à la mort de son enfant, qui représente la mort

de l’espoir d’être heureux : « Lui expliquer quoi ? Qu’il était profitable de se faire casser les os de la

face pour ne pas mourir, pour être récompensé par une vie aussi précieuse et délicate que celle de son

père? »169 Il ne pardonne pas son refus, « comme un homme torturé qui a livré des secrets » 170 parce

qu’il trahit par ce comportement sa jeunesse, ses désirs et ses rêves. « L’important ce serait de vouloir

ce qu’on peut... »171, dit-il ,en vain, car il ne veut que l’impossible : donner asile à Tchen, réagir, sortir

et compenser par n’importe quelle violence la vie atroce. Il reste obsédé par Tchen, « comme par un

ami en agonie »172 en cherchant en lui la honte, la fraternité, l’envie pour son courage.

En face de Katow, Hemmelrich se défend avec une espèce de rage contre sa sensibilité, contre

ses points faibles :

« Parce que le gosse mourra, pas ? Écoute bien : la moitié de la journée, je le souhaite. Et si ça vient, je souhaiterai qu’il reste, qu’il ne meure pas, même malade, même infirme ... Quand je vois des gens qui ont l’air de s’aimer, j’ai envie de leur casser la gueule ... Et comme on n’existe que pour ces qualités cardiaques, elles vous boulottent, Puisqu’il faut toujours être bouffée, autant elles... Mais tout ça c’est des conneries. »173

La mort de sa famille pendant la répression délivrera Hemmelrich. En se retournant de la

Permanence, il trouve la boutique « nettoyée à la grenade, comme une tranchée »174 , le bras de son

enfant dans un coin. C’est le moment de sa renaissance, du baptême dans le sang de la famille qui

colle ses pieds au sol. Le père meurt pour faire naître le combatant. Un halo d’indifférence entoure sa

douleur comme après une maladie. La mort ne le bouleverse pas : la souffrance qui le précède

l’étonne. La joie pesante, profonde de la libération l’envahit, une exaltation profonde et puissante

dirige ses gestes. Il revient pour fermer la porte, avant d’avancer vers la mort cat il a trouvé son but,

l’acte de vengeance :

« Pourtant, cette fois, la destinée avait mal joué : en lui arrachant tout ce qu’il possédait encore, elle le

libérait ... Avec horreur et satisfaction, il la sentait gronder en lui comme un fleuve souterrain, s’approcher ...

Maintenant, il pouvait tuer, lui aussi. Il lui était tout à coup révélé que la vie n’était pas le seul mode de contact

entre les êtres, qu’elle n’était même pas le meilleur ; qu’il les connaissait, les aimait, les possédait plus dans la

168 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 154169 Ibidem, p. 154170 Idem171 Idem172 Ibidem, p. 156173 Ibidem, p. 177-179174 Ibidem, p. 216

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Page 37: Hypostases de La Condition Humaine

vengeance que dans la vie ... il s’abandonait à cette effroyable ivresse avec un consentement entier. " On peut

tuer avec amour. Avec amour, nom de Dieu ! " »175

Il revient à la Permanence et demande à Katow des grenades. En restant seul dans la lutte, sans

balles, en sentant la tache de sang sur sa main, Hemmelrich attend son ennemi, qui incarne tout ce que

sa vie a étouffé, tout ce qui a écrasé ses jours, la souffrance de sa femme, la maladie de son enfant et

pense : « Ils m’ont pilonné pendant trente-sept ans, et maintenant ils vont me tuer. » 176 Avec la

baïonette il tue l’homme pour se défendre, en criant : « Tu l’effaceras ! »177 Le sang de son ennemi

efface le sang des siens : un crime demande un autre. Après la répression sanglante, Hemmelrich

travaille comme monteur à l’usine d’électricité avec espoir d’une société qui accorde des droits aux

ouvriers, où le travail devient une valeur : « C’est la première fois de ma vie que je travaille en sachant

pourquoi, et non en attendant patiemment de crever... »178

Pour Hemmelrich, la période de paternité englobe la rancune, les ressentiments, la rage contre

l’incapacité de transformer le faux paradis de l’enfance dans une réalité pour son fils. La terrible

liberté obtenue par la mort de sa famille lui rend la conscience de soi.

3. La mythomanie

Un cas particulier dans le roman est la figure de Clappique. Son attitude détachée s’oppose à

l’action engagée des héros, à l’action au profit de la collectivité. Hors de la fraternité, refusant de

participer à la révolution, Clappique agit seulement dans son intérêt. Personnage bizarrre, « espèce de

damné, bouffon perpétuel, déguisé ici en saint de mauvais lieu »179, Clappique est « l’homme qui vit en

imaginaire »180 mais qui influence le destin des autres.

Son caractère caméléonesque définit ses choix. Dans La Condition humaine la première

rencontre avec le personnage (par l’intermédiaire de Kyo) est au club Black Cat où le jazz est « à bout

des nerfs »181 et maintient « une ivresse sauvage »182 , où danseuses et prostituées, commerciants en

ruine, trouvent abri contre le néant de la mort qui fait rage dans la ville. D’abord on entend « la voix

175 Ibidem, p. 217-218176 Ibidem, p. 235177 Ibidem, p. 236178 Ibidem, p. 279179 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique , Hatier, Paris, 1998, p. 74180 PAVEL, Constantin, André Malraux. Literatura valorilor umane, Ed. Junimea, Iaşi, 1980. p. 134181 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 25182 Idem

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Page 38: Hypostases de La Condition Humaine

bouffonante, inspirée de Polichinelle ... Nasillarde mais amère, elle n’évoquait pas mal l’esprit du

lieu, isolée dans un silence plein du cliquets des verres... »183 puis on découvre « au-dessus d’un pêle-

mêle de dos et de gorges dans un tas de chiffons soyeux, un Polichinelle maigre et sans bosse, mais

qui ressemblait à sa voix »184 qui tient un discours à une Russe et à une métisse philippine. Il parle

avec tous les muscles de son visage, a l’air déguisé et semble gêné par le carré de soie noire qui

protège son oeil droit.

Son riche imagination métamorphose toujours les événemets. Ainsi il voit les actions de

Chang-Kaï-Shek et de ses révolutionnaires comme les batailles des scènes de théâtre « en style

classique »185 : le conquérant demandera comme punition des prisonniers le travestissement pour les

humilier : les négociants seront habillés en talapoins, les militaires en léopards, « chacun de la couleur

de sa profession, bleu, rouge, vert, avec des nattes et des pompons »186 sous les sons de la musique

« du chapeau chinois. »187 Dans cette mascarade son rôle sera celui de l’atrologue de la cour qui

mourra en allant cueillir la lune dans un étang, un soir qu’il sera saoul. Son tic verbal, « pas un mot » ,

qui coupe ses histoires imaginaires, lutte contre un monde de malheur, où il n’y a pas de fantaisie, où

les mots tombent dans l’usage.

Il compare sa fantaisie héréditaire avec le syphilis : Clappique ne peut pas y échapper parce

qu’il porte le « virus » en lui. L’imagination modifie aussi sa biographie, le personnage reinventant

souvent son identité. Il est au début baron, descendent d’une famille riche : Français, avec une mère

Hongroise, un grand-père qui habite un vaste château en Hongrie du Nord, amoureux d’une fille de

cirque qui le quitte pour son pédicure, enterré dans un immense caveau, sur son cheval tué comme

Atilla. Puis, en quittant les femmes, auxquelles il paye la consommation sans coucher avec elles, il

devient le « spécialiste des affaires d’armes »188 pour Kyo et finit par lui taper cinquante dollars.

Comme remarque Gisors, la mythomanie est une chose assez inquiétante qui lui consomme

l’énergie. Pour le premier antiquaire de Pékin, la mythomanie « est un moyen de nier la vie ... non

pas d’oublier »189 comme est pour le sage la drogue. Gisors surprend dans sa déscription l’essence de

cette « présence irrefutable et glissante comme celle du chat qui passe dans l’ombre »190 : « Tout se

passe comme s’il avait voulu de démontrer que bien qu’il ait vécu pendant deux heures comme un

183 Ibidem, p. 26184 Idem185 Idem186 Idem187 Ibidem, p. 27188 Ibidem, p. 20189 Ibidem, p. 39190 LOEHR, Joël, Le Musée Imaginaire et l’imaginaire du roman, Poétique, Seuil, Avril 2005, nº 142, p. 180

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Page 39: Hypostases de La Condition Humaine

homme riche, la richesse n’existe pas. Parce que alors, la pauvreté n’existe pas non plus. Ce qui est

l’essentiel. Rien n’existe ; tout est rêve. N’oublie pas l’alcool qui l’aide... »191

En se trouvant dans un milieu qu’il n’a pas choisi, Clappique développe sa capacité de

produire des rêveries, de modifier la réalité par un processus continuel d’alchimie dans lequel il mêle

les donnés de la réalité extérieure et celles de sa propre réalité :

« Sa douleur n’a pas plus d’importance ... ne touche rien de plus profond que son mensonge ou sa joie, il n’a pas du tout de profondeur, et c’est peut-être ce qui le peint le mieux, car c’est rare. Il fait ce qu’il peut pour cela, mais il y fallait des dons ... Il boit, mais il était fait pour l’opium ... Dommage, car il est loin d’être sans valeur. »192

À mi-chemin entre la réalité et le rêve, les actes de Clappique, sous le signe du hasard, sont

comme le mouvement des poissons dans l’aquarium. Personne non-conformiste, il occupe son temps

avec les antiquités, les drogues, l’alcool, le trafic d’armes, l’accord avec la police (qu’il déteste ) pour

une juste rétribution, avec son goût de s’inventer des biographies (surtout devant les femmes) . Dans

son smoking noir, il paraît une apparition de la nuit qui sourit aux autres comme le chat du roman

Alice au pays des Merveilles. Kyo ne peut se rendre compte si le baron a déviné ou s’il a supposé

l’illegalité de l’affaire parce que ses mots sont toujours allusifs :

« Pas un mot. Vieille confiance : sinon, on se demande comment on ferait. En ces affaires la confiance est d’autant plus grande qu’elle a moins lieu de l’être … La bonté porte bonheur … L’histoire de ma nuit est une re-mar-qua-ble histoire morale : elle a commencé par l’aumône, et s’achève par la fortune. Pas un mot ! ... Fantômas vous salue! »193

Averti par le comte Chpilewski, policier à demi complice, Clappique réalise que la police vise

les révolutionnaires et part pour avertir le jeune Gisors avec l’espérance d’obtenir ving mille francs

pour quitter la ville : « Pour lui la police était un mélange de combines et de chantage, un corps chargé

de lever des impôts clandestins sur l’opium et les maisons de jeu ... Très étonné, Clappique se

découvrait tout à coup homme de sérieux et de poids. Comme s’il ne se jugeait jamais responsable de

lui-même, il en fut surpris. »194

Il cherche Kyo chez soi parce qu’il doit partir et il faut trouver de l’argent pour le départ. Ses

amis sont pauvres et il est impossible de vendre rapidement des objets d’art dans une ville occupée

militairement. Il ne compte pas sur Ferral qui l’a chargé d’acheter pour lui des lavis de Kama. À ce

moment, il déteste le goût de la sérénité de l’art japonais. Il imagine, devent les peintures, les paradis à

la porte desquels il doit rester, n’ayant pas d’argent. Pour lui, cette situation ressemble à la plus belle 191 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 40192 Ibidem, pp. 40-41193 Ibidem, p. 48-49194 Ibidem, p. 142

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Page 40: Hypostases de La Condition Humaine

femme du monde « nue, excitée mais avec une ceinture de chasteté. »195 Devant le peintre Kama qui

nie la douleur, Clappique souffre prenant « l’aspect d’un singe triste et frileux » 196 car il ne comprend

pas l’amour et la sérénité. Kyo accepte de payer le service et de le rencontrer au Black Cat aux onze

heures et demie.

Clappique souffre d’une « mythomanie spontanée »197 qui se manifeste surtout dans les

moments dangereux comme sa générosité dans les moments de pauvreté : il paye dix dollars au

chauffeur quoique la course coûte un dollar pour que celui-ci achète un chapeau melon. Clappique se

trouve entre deux extrêmes, suggérées par les objets qu’il a dans les poches : dans la poche gauche le

revolver, dans la poche droite le portefeuille. Il choisit le sinistre, l’argent, la fuite : « Après-demain

... je serai peut-être mort... Mort ? Que dis-je ? Folie? Pas un mot : je suis immortel. » 198

Toto (il était souvent nommé ainsi à Shanghaï), « les bras ouvert, l’air du bon-père qui

retrouve avec joie ses enfants »199, salue ses amis de la maison de jeu, sa petite famille. Ici il perd sa

valeur, parce que la distraction absolue c’est une autre discipline : les mouvements de la boule lancée

par le croupier. C’est la séquence du « suicide sans mort »200 car il joue au hasard non seulement la vie

de Kyo qui l’attend mais aussi sa chance de donner un autre valeur à ses actes toujours sous

l’inffluence de l’instinct de préservation. Son action s’appose à la mort de Tchen, Kyo, Katow qui

vivent en concordance avec leurs idées : « ... il ne pouvait perdre aussi vite ... Changer, jouer impair?

mais quelque chose le poussait maintenant à demeurer passif, à subir. »201

Personnage originel dans sa solitude choisie, parce qu’il ne s’attache à rien, en échappant « à

presque tout ce sur quoi les hommes fondent leur vie : amour, famille, travail, non à la peur » 202,

Clappique lutte contre une « vie imbécile et flasque »203, contre l’ennui de vivre, contre celui qui veut

vivre et contre celui qui veut être détruit : « Il ne luttait pas contre une créature, mais contre une

espèce de dieu ; et ce dieu, en même temps, était lui-même. »204 Kyo et les autres sont rejetés dans un

monde de songes, il semble nourrir la boule de sa propre vie car elle est le seul moyen qu’il trouve

pour se posséder. Il veut gagner pour aider « pour que l’enjeu de sa liberté conquise rend le geste plus

195 Ibidem, p. 162? Ibidem, p. 162196 Ibidem, p, 164197 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique,Hatier, Paris, 1998, p. 39198 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 204199 Idem200 LOEHR, Joël, Répétitions et variations chez Malraux, in "Poétique", Seuil, Avril 2000, nº 122, p. 165201 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 205202 Ibidem, p. 220203 Ibidem, p. 206204 Idem

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Page 41: Hypostases de La Condition Humaine

absurde encore. »205 La boule est le symbole de sa vie qui parcourt des grandes circonférences, sans un

direction claire (comme la boule qui varie toujours entre le rouge et le noire).

Il perd une bonne partie de ses dollars mais l’espoir du gain conduit encore ses pas. La ville

lui paraît comme les villes pleines des dormeurs dans Les Milles et Une Nuits : « Il y a ceux qui lisent.

Ceux qui se rongent. (Quelle belle expression !) Ceux qui font l’amour ... Comme un rêve... »206.

Comme Shéhérazade, Clappique racconte des histoires aux autres pour sauver sa vie, sa réalité

inventée : « Oui, je mens. Mais mes mensonges devienent des vérités. »207 Du Cercle il va au bar-

cabaret où il se met de nouveaux à fabuler quand il rencontre une servante blonde, « un Rubens » ,

qu’il croit Flamande par son accent (« et pouis » au lieu de « et puis »). Le jeu recommence : Toto

devient un compatriote qui veut sentir la chaleur du corps féminin avant le suicide : « Quand il disait

qu’il se tuerait, il ne se croyait pas ; mais, puisqu’elle le croyait, il entrait dans un monde où la vérité

n’existait plus. Ce n’était ni vrai, ni faux, mais vécu. »208

Il reconnaît son ivresse de vivre, sa folie : « Je suis comme les femmes qui ne savent pas ce

qu’un nouvel amant tirera d’elles... »209. Dans la chambre d’hôtel l’interlocuteur est son image dans le

miroir. Le dédoublement touche au point maximum : « la conscience aiguë de sa solitude » 210 le

chasse, il devient le juge et l’inculpé dans le procès des masques :

« Tu as des dons, comme on dit, de la fantaisie, toutes les qualités nécessaires à faire un parasite : tu pourras toujours être valet de chambre chez Ferral quand l’âge t’aura amené à la perfection. Il y a aussi la profession de gentilhomme-clochard, la police et le suicide [...] Mis tu ne veux pas mourir. [...] Regarde pourtant comme tu as une de ces belles gueules avec lesquelles on fait les morts [...] Bah, quand tu seras mort, tu iras au Paradis. Avec ça que le bon Dieu est une compagnie pour un type de ton genre... »211

Il transforme son visage, commençant à grimacer pour exprimer son angoisse, dans un

moment où la jouissance glisse vers la folie : « Cette débauche de grotesque dans la chambre solitaire,

avec la brume de la nuit massée à la fênetre, prenait le comique atroce de la folie. Il entendit son rire –

un seul son de voix, le même que celui de sa mère....»212 Kyo ne reconnaît sa voix, Clappique ne

reconnaît pas son visage dans la glace. Il cherche les paroles pour exprimer sa confusion et écrit : « Tu

finiras roi, mon vieux Toto. Roi : bien au chaud, dans un confortable asile de fous, grâce au delirium

tremens ton seul ami, si tu continue à boire. »213

205 Ibidem, p. 207206 Ibidem, p. 208207 BONHOMME, Jacques, André Malraux ou le conformiste, Ed. Régine Deforges, Paris, 1977, p. 11208 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 212209 Idem210 Ibidem, p. 220211 Ibidem, p. 220-221212 Ibidem, p. 221213 Idem

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Page 42: Hypostases de La Condition Humaine

On frappe à la porte : l’arrivée de Gisors le délivre au réel aussi tout comme la nouvelle de la

mise en arrêt de Kyo. C’est le premier moment où il éprouve la nécessité de parler avec quelqu’un et

de demander une autre opinion. La culpabilité désigne les mouvements de son corps : Clappique

retourne son droit pour cacher sa montre-bracelet au regard de Gisors. La montre qui lui a indiqué

l’heure à la maison de jeu, trahit son acte. Il se voit enchanteur, envoyant au calife une licorne, il

cherche de cacher le trouble dont il ne pouvait se délivrer, en faisant le fou, comme d’habitude. Il était

« un coeur d’or, mais creux »214 qui demande en vain à Köning de sauver Kyo. Gisors réfléchit : pour

lui, le baron devient « une carte jouée – perdue »215.

La souffrance de Clappique est indépendante de lui comme celle d’un enfant : elle ne peut pas

le modifier : « Gisors s’apercevait qu’au fond de Clappique n’étaient ni la douleur ni la solitude ...

mais la sensation ... Clappique ne pouvait vieillir : l’âge ne le menait pas à l’expérience humaine

mais à l’intoxication ... silhouette maigre et désordonnée. »216

La course des identités continue. La suprême satisfaction est pour lui la duperie du danger.

Parmi les coups de feu et la foule agitée, sans passeport ou argent pour prendre un billet et partir avec

le paquebot, il se déguise en matelot : par un instinct de défense ou de plaisir, il accepte son nouvel

état civil, en jouant une « comédie inquiète. »217 : « Il faut introduire les moyens de l’art dans la vie ...

non pour en faire de l’art ... mais pour en faire davantage de la vie ... la fête est finie. Maintenant

l’Europe. »218

« Clappique est, dans le roman, la voix fantôme du farfelu, c’est à dire ... cette combinaison

d’humour et de hasard objectif qui dérange les lignes, pose ironiquement les questions tragiques, et

fait bâiller la porte de l’hypogée. »219

« Le baron de Clappique n’existe pas »220, il existe seulement la Polichinelle dont les

mouvements ne resseblent pas à ceux des hommes. Cynique, désinvolte, attiré toujours par les

sensations ( alcool, femmes faciles, arts), il « illustre à quel néant parvient l’homme qui refuse toutes

les valeurs, celles de la tradition (amour, travail, famille) et celles de la Révolution et de la fraternité.

»221

Les grandes personnes sont rares : tout homme est fou et mythomane de temps en temps. Les

héros vivent dangeureusement et rencontrent la mort, les sages contemplent les souffrances, l’homme

214 Ibidem, p. 225215 Ibidem, p. 230216 Ibidem, p. 225217 Ibidem, p. 250218 Ibidem, p. 251219 LOEHR, Joël, Le Musée Imaginaire et l’imaginaire du roman, Poétique, Seuil, Avril 2005, nº 142, p. 180220 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 168221 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique,Hatier, Paris, 1998, p. 41

42

Page 43: Hypostases de La Condition Humaine

moyen garde le goût de vivre. Sur la scène du monde, Clappique incarne l’homme qui n’est jamais

prêt à mourir. Sa présence dans le roman est définitoire, parce qu’elle parfait le tableau de la nature

humaine.

4. Le désir de pouvoir

Un autre personnage qui refuse l’engagement révolutionnaire est Ferral. Président de la

Chambre du Commerce français et du Consortium franco-asiatique, il est un conquérant ambitieux qui

ne reconnaît les valeurs de la fraternité. Pour lui vivre c’est dominer les autres, c’est avoir la puissance

de prendre ce qu’il désire et quand il désire.

La confiance avec laquelle il traverse les rues de Shanghaï dans son auto et avec laquelle il

traite ses subalternes est la conscience de son succès en Orient en ce qui concerne les affaires. En

provenant d’une famille avec une longue expérience dans les finances, liée aux cercles qui dirigent la

III-ème République, fin observateur de la politique, il organise ses actes selon ses intérêts. Pour lui

l’intelligence est « la possession des moyens de contraindre les choses ou les hommes » 222. Cette

definition, comme l’observe le sage Gisors, est « le portrait de son désir ou l’image qu’il se faisait de

lui-même. »223

222 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 194223 Idem

43

Page 44: Hypostases de La Condition Humaine

Son but immédiat est d’empêcher la prise de la ville par l’armée révolutionnaire. Pour lui les

démocraties apportent toujours de « bons clients »224 : le communisme signifie alors l’écroulement du

commerce français de Shanghaï et de son affaire. Pour Ferral « une minorité comporte encore une

majorité d’imbéciles. »225 Les succès provisoires des révolutionnaires et l’inefficacité de l’armée

l’irritent. Il regarde Martial, le directeur de la police chinoise, avec peu de considération, avec mépris,

avec « cette insolente indifférence, cette façon de le réduire à l’état de machine, de le nier dès qu’il

voulait parler en tant qu’individu et non transmettre des renseignement. »226 Ferral voit les hommes

commes des instruments qui doivent être efficaces dans ses mains. C’est la raison de sa chute au

Comité de la Chambre en France. Il donne à ses discours une netteté et une force qui n’admet pas

d’être contredit, fait qui lui attire la haine de ses collègues :

«... il avait un talent unique pour leur refuser l’existence. Alors qu’un Jaurès, un Briand, leur conférait une vie personnelle dont ils étaient bien privés, leur donnaient l’illusion de faire appel à chacun d’eux, de vouloir les convaincre, de les entraîner dans une complicité où les eût réunis une commune expérience de la vie et des hommes [...] Il contraignait ou payait. »227

Né dans la République comme « dans une réunion de famille » 228, fils d’un jurisconsulte

illustre, agrégé d’histoire à vingt-sept ans, directeur de la première histoire collective de la France à

vingt-neuf ans, député très jeune, Ferral possède à Shanghaï, malgré sa chute politique en France, «

une puissance et un prestige plus grands que ceux du consul général de France, dont il était, de plus,

l’ami. »229 Sous la raison de conserver le prestige de la ville, il s’implique dans les événements

politiques pour obtenir le pouvoir : « Il jouait ici une partie d’attente ; il visait la France [..] Sa plus

grand faiblesse venait de l’absence d’État. Le développement d’affaires aussi vastes était inséparable

des gouvernements. »230

« Grand brasseur d’affaires »231, Ferral est intéressé au risque et au triomphe sur les autres.

Président de la Société d’Énergie électrique, puis organisateur de la transformation du port Buenos

Aires, il attend des colonies d’Asie l’argent dont il a besoin car il ne veut pas travailler pour les autres

mais changer les règles du jeu. Se basant sur la situation de son frère, directeur du Mouvement general

des Fonds, il fait accepter aux Gouvernements le programme civilisateur de l’Indochine : il sait agir et

construit des sociétés de culture, cinq sociétés industrielles, assure l’éclairage et l’alimentation avec

224 Ibidem, p. 71225 Idem226 Ibidem, p. 72227 Ibidem, pp. 72-73

228 Ibidem, p. 74229 Idem230 Ibidem, p. 76231 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique,Hatier, Paris, 1998, p. 44

44

Page 45: Hypostases de La Condition Humaine

électricité, papeteries, le transport et obtient le contrat de la construction du chemin de fer du Centre-

Annam. Il depose ses millions pour monter l’escalier politique et surveiller Paris. La prolifération de

ses enterprises indochinoises garantit la réussite de son plan politique : il joue l’union avec le ministère

et achète l’opinion publique par ses travaux publiques.

« L’ambition de Ferral est soutenue par une rare volonté. »232 Sur son bureau, depuis qu’il a

décidé de ne pas fumer, il garde toujours ouverte une boîte des cigarettes « comme pour affirmer la

force de son caractère. »233 Pour déveloper son affaire il utilise les credits américains, l’influence de

son pays et la complicité de la bourgeoisie chinoise des affaires. Il accepte de payer cinquante millions

au Liou-Ti-Yu, le chef de l’association des banquiers shanghaïens, président de la Chambre de

Commerce chinoise pour convaincre Chang-Kaï-Shek de trahir les intérêts des ouvriers.

« L’approche de la faillite apporte aux groupes financiers une conscience intense de la nation à

laquelle ils appartiennent »234 : Ferral perd le contrôle quand la révolution agite la ville et se sent

désarmé. Il hésite de demander aide à la France car il ne reconnaît pas sa défaite : « Cette nuit, que ce

fût dans la résistance, la victoire ou la défaite, il se sentait dépendant de toutes les forces du monde.»235

Au Cercle français, après l’histoire avec Valérie, il est très conscient de son individualité, du

fait qu’une personne a contesté son autorité. Les autres clients sont de simples idiots qui ne devinent

pas l’intérêt personnel qui met en fonction ses gestes : Ferral voit dans l’opium un moyen d’agir sur

les femmes (en ayant horreur de faire la cour), en Gisors une ressource inépuisable des points de vue

singuliers, un instrument pour satisfaire ses besoins : «… il ne voulait pas être seulement le president

du Consortium, il voulait être distinct de son action […] Ce soir, il eût épousé sa cuisinière, ne fût-ce

que pour l’imposer à cette foule. »236 Pour Ferra, les masses révolutionnaires d’ouvriers provoquent

une mise en question du système de la société : « Ça va mal »237, pense-t-il en passant immobile dans

sa voiture parmi les manifestants.

À Paris, dans le cabinet du ministre des Finances, avec le journal où le Consortium est

violemment attaqué, il se sent séparé de ses compatriotes par « ce qu’il pensait d’eux, ce qu’il pensait

de lui, leurs façons de s’habiller. Deux races. »238 Il arrive le dernier à la réunion quoiqu’il ne soit pas

convoqué. Le frère de Ferral est « sagement tombé malade »239 donc il n’a pas le support de la famille

et un accueil favourable. La politique est une affaire de famille et il rencontra seulement des ennemis :

232 CHARTIER, Monique, Le sens de la mort dans La Condition humaine, The Faculty of Graduate Studies and Research, McGill University, Departement of French Language and Literature,, April, 1970, p. 57233 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 97234 Ibidem, p.182235 Ibidem, p. 183236 Ibidem, p. 193237 Ibidem, p. 69238 Ibidem, p. 267239 Idem

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Page 46: Hypostases de La Condition Humaine

des collègues méfiants, un ministre myope, des intérêts qui le détruisent. Il connaît peu le ministre

mais l’expression de son visage «... d’un autre temps [...] des perruques de la Régence »240 le fait

penser à une anecdote fameuse qui met en parallèle sa courtoisie et sa brusquerie quand il demande à

l’huissier d’apporter pour l’envoyé de la France au Maroc une jaquette, mais la plus vieille.

Les répresentants du ministère attendent de Ferral des blagues mais sa sincérité en ce qui

concerne le bilan des faits les déroute : « La situation du Consortium, pratiquement, est plus mauvaise

que ne laisse supposer ce rapport. Je ne vous soumets ni postes gonflés, ni créances incertaimes […] le

Consortium représente la seule oeuvre française de cet ordre en Extrême-Orient […] la seule

organisation puissante qui y représente notre pays… »241

Le ministre parle avec nonchalance, de même le représentant de la Banque de France qui

attend que les sommes retirées rentrent dans les principaux établissement « qui présentent le plus de

garanties »242 et pour lequel la chute du Consortium sera favorable. Les membres n’accordent

l’emprunt : «… Ferral n’était pas des leurs. Pas marié : histories de femmes. Soupçonné de fumer

l’opium. Il avait dédaigné la Légion d’honneur. Trop d’orgueil peut être, soit conformiste, soit

hypocrite. Peut-être le grand individualisme ne pouvait-il se développer pleinement que sur un fumier

d’hypocrisie. »243

Pour les autres le communisme est un obstacle qui cache leur incapacité de risquer, fait qui

attire le mépris de Ferral : « N’écoutez, pensai-t-il, que votre courage, qui ne vous dit jamais rien [...]

Quand vous avez fini vos coucheries avec l’État, vous prenez votre lâcheté pour la sagesse, et croyez

qu’il suffit d’être manchot pour devenir la Vénus de Milo, ce qui est excessif. » 244 Ferral acueille

l’échec avec grandeur et dignité. Pour lui, ses ennemis sont plus faibles et ne méritent pas son respect :

« Je goûte le comique de mot dévouement. L’essentiel de vos benefices vient de vos rapport avec

l’État. Vous vivez des commissions, fonction d’importance de votre établissement, et non d’un travail

ni d’une efficacité. »245 Pour ce grand homme qui transforme une pays, les hommes politiques sont

comme Œdip aveugle. Le ministre donne de la satisfaction à son frère et les autres le suivent.

Pour Ferral la banque est « une maison de jeu »246 . Sa phrase finale est une invitation pour les

politiciets (« Voyons dons ensemble, messieurs, si vous voulez bien, comment le Consortium cessera

d’exister»)247, incitation ironique pour une existence monotone. Personnalité unique, Ferral vit sous le 240 Idem241 Ibidem, p. 268-269

242 Ibidem, p. 269243 Ibidem, p. 272244 Ibidem, p. 271245 Ibidem, p. 274246 Ibidem, p. 278247 Ibidem, p. 279

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Page 47: Hypostases de La Condition Humaine

signe de l’efficacité et du changement. Pour lui, le grand jeu de la vie c’est obtenir de la puissance. La

volonté de pouvoir dirige ses actions et le condamne à la solitude.

5. La sagesse

Quelque chose pèse toujours sur l’homme : c’est sa condition humaine. « L’être humain est

ignorant parce qu’il s’identifie au réel et identifie celui-ci à sa propre situation particulière [...] fausse

identification de la réalité avec ce que chacun paraît être ou posséder. »248 Le Héros lutte en agissant,

en aimant, l’homme avide de pouvoir par ses conquêtes : ils veulent soumettre le monde. Un cas

particulier est le Sage, personne qui a la capacité de comprendre et de juger justement les choses : il ne

veut pas transformer le monde, il seulement le contempler.

Dans La Condition humaine Kama San et Gisors incarnent le Sage : Kama San résiste aux

événements par son art, bouclier contre la douleur et la mort, acte prométhéen pour transcender la

souffrance humaine. « Tentative de synthèse entre l’Orient et l’Occident »249, Gisors dépasse Kama par

la fusion des personages : l’intellectuel, le maître, l’artiste, le sage, l’opiomane, le père.

Sa maison garde les traits de son propriétaire ; la simplicité apparente des pièces cache la

complexité d’une personnalité visionnaire :

« Kyo habitait avec son père une maison chinoise sans étage : quatre ailes autour d’un jardin [...] dans le hall : à droite et à gauche, sur les murs blancs, des peintures Song, des phénix bleu Chardin ; au fond, un Bouddha de la dynastie Wei, d’un style presque roman. Des divans nets, une table à opium. Derrière Kyo, les vitres nues comme celles d’un atelier. »250

Le blanc des murs, les divans nets, l’équilibre des visages du style roman, le Bouddha qu’on

imagine aux jambes croisées méditant, les phénix (symbole de la continuelle renaissance à travers le 248 ELIADE, Mircea, Imagini şi simboluri, Ed. Humanitas, Bucureşti, 1994, p. 72-73249 PAVEL, Constantin, André Malraux.Literatura valorilor umane, Ed. Junimea, Iaşi, 1980, p.133250 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p.38

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Page 48: Hypostases de La Condition Humaine

propre sacrifice dans les flammes), le bleu du ciel et de la mer qui poussent à la méditation, la table à

opium sont l’affirmation de la sagesse, du désir d’évasion du « masque d’abbé ascétique. »251 Gisors

connaît l’avertissement du peintre espagnol Francisco Goya, Le sommeil de la raison engendre des

monstres, et il le supprime : « Depuis quelques années il souffrait d’insomnies, ne dormait plus que

quelques heures à l’aube, et acueillait avec joie tout ce qui pouvait emplir sa nuit. »252

Esthète et intellectuel, Gisors n’est pas un marxiste parce qu’il ne participe pas à l’action bien

qu’il ait formé des cadres révolutionnaires de la Chine du Nord. Vieux professeur de sociologie de

l’Université de Pékin, chassé par Tchang-Tso-Lin à cause de son enseignement, il influence les êtres

par ses mots. Caractéristique est pour lui « la passion de comprendre »253 Il s’intéresse toujours à l’être,

cherchant « ce qu’il y avait en cet homme d’essentiel ou de singulier. »254

Son portrait subtil est la projection de son univers intime : « … ses gestes étroits ne se

dirigeaient presque jamais vers la droite ou la gauche, mais devant lui : ses mouvements, lorsqu’ils

prolongeaient une phrase, ne semblaient pas écarter, mais saisir quelque chose. » 255 Gisors identifie la

cyclicité des événements et il s’arrache au temps historique par l’acte de libération spirituelle.

Dans la philosophie indienne le monde que l’homme perçoit par ses sens est vain, précaire et

illusoire par sa durée limitée : dans l’hindouisme, la déesse Maya est la source de tout ce qui existe et

de toute action, souvent appelée le « Voile de l’Illusion » car ce que l’homme voit est sa création.

L’être humain est le prisonnier de la variété infinie de sa création et ne parvient pas à voir l’identité

unifiante et la divinité derrière les formes. Gisors en est conscient : « ... la richesse n’existe pas. Parce

que alors, la pauvreté n’existe pas non plus. Ce qui est l’essentiel. Rien n’existe : tout est rêve. »256

Pour lui, l’homme ressemble aux cyprins noirs de l’aquarium, mous et dantelés comme des

oriflammes, qui montent et descendent au hasard. L’intelligence est la source de sa contemplation, de

son indulgence envers les hommes, envers autres points de vue sur la vie :

« Gisors sourit. Le sourire de ses lèvres aux coins abaissés, amincies déjà, l’exprimait avec plus de complexité que ses paroles. Depuis vingt ans il appliquait son intelligence à se faire aimer des hommes en les justifiait et ils lui étaient reconnaissants d’une bonté dont ils ne devinaient pas qu’elle prenait ses racines dans l’opium. On lui prêtait la patience des bouddhistes : c’était celle des intoxiqués. »257

L’intoxication n’est la conséquence d’un trouble, d’un mouvement intérieur impulsif ou

incohérent, c’est un choix lucide, le moyen choisi pour dépasser le caractère commun de la vie, une

251 Idem252 Idem253 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique,Hatier, Paris, 1998, p. 31254 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 39255 Ibidem, p. 40256 Idem257 Idem

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Page 49: Hypostases de La Condition Humaine

protestation contre le monde qui réduit l’être au banal : « ... on se trompe aussi de vice, beaucoup

d’hommes ne rencontrent pas celui qui les sauverait. »258 La menace du Temps, de la mort, provoque

le mal de vivre. « Gisors dresse un constant d’échec, celui de l’intelligence pure devant la vie. » 259 Il

comprend, mais il ne peut pas approfondir, il reconnaît ses angoisses sans les pouvoir résoudre car

« connaître par l’intelligence, c’est la tentation vaine de se passer du Temps. » 260 Le don de

comprendre ressemble donc à une malédiction.

Après la discussion avec le vieux Chinois, Gisors continue sa méditation sur l’homme, avec un

pessimisme lucide, pensant à Tchen : « L’ordre! Des foules de squelettes en robes brodées, perdus au

fond du temps [...] La soumission des femmes ? Chaque soir, May rapportait des suicides de

fiancées.»261 Pour lui il n’y a pas d’ordre dans un monde où les hommes sont cramponnés à leur passé,

dominés par la peur. Il faut toujours regarder en face, comprendre pour changer les autres et aider les

siens. Cette mission est difficile : on ne possède d’un être que ce qu’on change en lui. La méthode de

Gisors nécessite une grande force de concentration et d’adaptation : il cherche la vérité s’approchant

aux hommes, même aux personnalitée opposées à la sienne : « La pente d’intelligence de Gisors

l’inclinait toujours à venir en aide à ses interlocuteurs. »262

« Roulant toujours sa cigarette imaginaire »263, avec un aspect méditatif, il est toujours

perspicace, devinant l’évolution de Tchen, de Clappique et de Ferral. Au Cercle français il vient

chercher les rumeurs du jour, quelquefois significatif pour informer son fils.

« Conscience réflexive [...] qui réfléchit sur les êtres »264, Gisors est admiré et reconnu aussi

par ses « ennemis ». Ferral profite de sa compagnie non pour l’opium mais pour ses idées : « La

grande culture de Gisors, son intelligence toujours au service de son interlocuteur, son dédain des

conventions, ses points de vue presque toujours singuliers, que Ferral ne se faisait pas faute de prendre

à son compte lorsqu’il l’avait quitté, les rapprochaient plus que tout le reste ne les séparait. »265

Avec Ferral, Gisors ne parle politique que sur le plan de la philosophie. Le sage voit dans son

goût pour la psychologie un moyen d’imposer sa volonté (« Pensez-vous qu’on puisse connaître un

être vivant? »266). L’analyse sur Ferral est juste. Les questions sont pour Gisors le portrait des désirs de

l’interlocuteur : « La pensée qui s’applique à élucider une femme a quelque chose d’érotique... Vouloir

connaître une femme, n’est-ce pas, c’est toujours une façon de la posséder ou de se venger d’elle [...]

258 Ibidem, p. 41259 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique,Hatier, Paris, 1998, p. 33260 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 193261 Ibidem, p. 51262 Ibidem, p. 55263 Idem264 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique,Hatier, Paris, 1998, p. 32265 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 192266 Ibidem, p. 193

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Page 50: Hypostases de La Condition Humaine

la connaissance d’un être est un sentiment négatif ; le sentiment positif, la réalité, c’est l’angoisse

d’être toujours étranger à ce qu’on aime [..] Le temps fait disparaître parfois cette angoisse, le temps

seul. On ne connaît jamais un être, mais on cesse parfois de sentir qu’on l’ignore... »267

La réaction de Ferral qui raconte les supplices infligés pour l’offense de la femme au maître,

est l’effet de l’humiliation. Entendant les coups de feu au loin, Gisors réfléchit sur la condition des

êtres humains : « Combien de vies se décidaient dans la brume nocturne? [...] cette force dérisoire

qu’est la rancune humaine ; la haine des sexes était au-dessus d’elle, comme si, du sang qui continuait

à couler sur cette terre partout gorgée, eussent dû renaître les plus vieilles haines. »268

Sous ses paroles, éclate un contre-courant confus des figures : Tchen et le meurtre, Clappique

et la folie, Katow et la lutte dans la révolution avec ses camarades, May et l’amour pour Kyo, lui-

même et l’opium. Devant Ferral, pensant à son fils, il ne joue plus le justificateur pour ne pas le

délivrer de son obsession. Parlant de la transcendance, il trouble l’homme d’affaires : « D’ailleurs, les

hommes sont peut-être indifférents au pouvoir... Ce qui les fascine dans cette idée [...] c’est l’illusion

du bon plaisir. Le pouvoir du roi, c’est de gouverner [...] Mais l’homme n’a pas envie de gouverner : il

a envie de contraindre. »269

Le mot Dieu est ambigu : la divinité est une révélation ou simplement une voie dans laquelle

on projette tout ce qu’on veut. En conséquence, la transcendance est « l’élément qui combat ce qui est

chez l’homme ce que j’appelle le sentiment de servitude, c’est-à-dire à la fois le vieillisement, la

maladie, la mort. »270 Gisors voit dans la transcendance, la voie de perdre l’humanité : « La maladie

chimérique, dont la volonté de puissance n’est que la justification intellectuelle, c’est la volonté de

déité : tout homme rêve d’être dieu. »271

La pénétration de Gisors dans l’âme des autres vient de ce qu’il reconnaît les fragment de sa

propre personne en ses interlocuteurs. Son portrait psychologique peut être la somme des exemples de

perspicacité. Il sait que la passion est la vraie voie pour retrouver le réseau invisible qui unit les

choses. « Vous avez besoin d’engager l’essentiel de vous-même pour en sentir plus violemment

l’existance »272 dit-il à Ferral sans le regarder. Les dieux ne possèdent les mortelles que sous des

formes humaines ou bestiales : le mystère se trouve caché dans les objets. « Un dieu peut posséder [...]

mais il ne peut pas conquérir. L’idéal d’un dieu c’est de devenir homme en sachant qu’il retrouvera sa

puissance : et le rêve de l’homme, de devenir dieu sans perdre sa personnalité. »273

267 Idem268 Ibidem, p. 195269 Ibidem, p. 196270 ROGER, Stéphane, André Malraux, entretiens et precisions, Ed. Gallimard, Paris, 1984, p. 85271 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 196272 Ibidem, p. 197273 Idem

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Page 51: Hypostases de La Condition Humaine

Toujours la tentative de communiquer, d’organiser la vie : chez Ferral, la tentative échoue,

parce qu’il ne peut pas fixer sa vie sentimentale, sa « dispersion érotique » 274 qui s’accomode mal à

son métier : « Curieux cas de duperie à rallonges [...] dans l’ordre érotique, on dirait qu’il se conçoit,

ce soir, comme se concevrait un petit bourgeois romanesque. »275

Après la mort de son fils, Gisors utilise l’opium pour se délivrer, pour dissiper sa douleur, ses

souvenirs, sa vie : « L’opium n’enseigne qu’un chose, c’est que, hors de la souffrance physique il n’y

a pas de réel. »276 Pour lui la douleur qui n’aide personne est absurde. Sa mort est sereine, « ne rachète

pas, ne récompense pas le moment capital d’une existance devenant une pure contemplation

métaphisyque. »277

« Il semblait à Gisors que ce vent passait à travers lui comme un fleuve, comme le Temps même, et, pour la première fois, l’idée que s’écoulait en lui le temps qui le rapprochait de la mort ne le sépara pas du monde, mais l’y relia dans un accord serein. [...] Tous souffrent, songea-t-il, et chacun souffre parce qu’il pense. Tout au fond, l’esprit ne pense l’homme que dans l’éternel, et la conscience de la vie ne peut être qu’angoisse. Il ne faut pas penser la vie avec l’esprit, mais avec l’opium[...] Tout homme est fou, pensa-t-il encore, mais qu’est une destinée humaine sinon une vie d’eforts pour unir ce fou et l’univers... ? »278

Spectateur et observateur lucide dans les coulisses de la révolution, Gisors n’est pas un

marxiste. À la fin du roman il revient à son premier métier de professeur d’histoire de l’art occidental.

Il retrouve l’équilibre dans la musique, dans le culte des morts, dans l’acception de sa condition qui lui

permet de rompre les attaches humaines. Il ne veut soumettre l’environnement, l’éblouissant soleil, il

veut seulement s’y réintégrer, libéré de tout, même de sa condition humaine.

274 Idem275 Idem276 Ibidem, p. 224277 PAVEL, Constantin, André Malraux.Literatura valorilor umane, Ed. Junimea, Iaşi, 1980. p. 127278 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 284

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Page 52: Hypostases de La Condition Humaine

6. L’homme face au défi

Le destin « ne peut être vaincu que par quelques-uns, et à ce momemnt où culminent toutes les

forces de l’homme. »279

Pour que l’homme retrouve se grandeur, il doit lancer un défi au monde et aux autres. La

révolte du faible contre la supériorité qu’il refuse d’admettre résulte d’une double incohérence : du

monde extérieur et du monde intérieur. Elle est donc orientée vers le métaphysique et vers l’éthique.

Le défi se fond sur l’affirmation d’un valeur qui inspire l’action, il est fondé sur la probabilité

d’une victoire, l’homme ressemblant à Prométhé. Le défi homme à homme a un caractère historique,

politique, collectif : sa finalité est de restaurer l’ordre social. Le défi homme à Destin a un profondeur

métaphysique: l’homme ne consent de manière passive à mourir. La lutte est l’« acte de baptême de

héros absolu. »280

Les livres de Malraux sont une « fabrique des héros ».281 Dans cet univers il n’y a pas de place

pour les humbles.Parmi les personnages il n’y a pas d’enfant ; les figures des femmes (souvent des

courtisanes) apparaissent dans des scènes où l’érotisme joue un rôle important.

Malraux aime rappeler ce mot de Napoléon : « La tragédie, maintenant, c'est la politique. »282

L’homme lutte contre ses semblables et contre une force plus obscure : la disparition de l’essence de

l’être. Les situations représentatives pour la condition humaine, les conflicts psychologiques, les

troubles de l’Histoire deviennent quasiment mystiques. Les mutations des personnages révèlent les

fluctuations, les mutations caractéristiques à l’espèce humaine.

Malraux met en scène des hantises, des quêtes d’un sens pour la vie. L’histoire événementielle

devient secondaire, les personnages sont placés dans de situations diverses pour découvrir leur MOI.

Les figures nées d’un Destin unique sont des voix opposéés d’une même âme : les personnages se

démultiplient en une série des figures, étant les « accusateurs du destin. »283

279 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 30280 ASSOULINE, Pierre, Malraux, la fabrique des héros, in "Le Magazine Littéraire", 516, Février 2012, p. 91281 Ibidem, p. 90282 MOUNIER, Emmanuel, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos. L’espoir des désespérés, Editions du Seuil, Paris, 1953, p. 13

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Page 53: Hypostases de La Condition Humaine

Le défi ignore l'avenir, le sacrifice, la haine et se suffit, bien que l’univers ait plus d'ampleur

que l’ordre sauvage des hommes et que leur tactique lui soit opposée. Foi, dévotion, fraternité, tous les

appuis de l'action extérieurs à l'action même cèdent l'un après l'autre.

L'expérience dévorante de la solitude domine sans exception les personnages de Malraux :

tueurs ou mystiques, chrétiens ou athées, chefs, hommes du peuple, communistes mêmes qui la voilent

à peine de quelque pudeur professionnelle, elle les hante comme un châtiment venu du fond des âges :

Tchen parmi ses assassinats, Kyo au commandement, partagé entre le sentiment exalté de son

affirmation absolue, sauvage, et l'inquiétude de son existence en autrui, tout spécialement chez la

femme aimée, Gisors près de son fils, Clappique désolé parmi la foule, Valérie en amour, Ferral dans

son combat pour le pouvoir. Entre eux il y a une sorte de fraternité aveugle du destin, la fraternité des

galériens liés à la même chaîne. L'échec de la communication est absolu : il y a une communauté sans

communion.

La Condition humaine est une construction ample et complexe qui ne peut accepter la

perspective du personnage central. La narration se développe sur deux lignes embrassées: celles des

faits et des actes courageux, énergiques et celle des idées. « L’action, comme la création a ses maîtres.

Dans cet univers, le chef occupe une place importante (...) le mythe du grand individu compense le

sentiment de la vanité des idées. »284

Le grand individu chez Malraux est le héros. Les définitions du terme sont variables : être

fabuleux, la plupart du temps d'origine mi-divine, mi-humaine, divinisé après sa mort ; personnage

auquel la tradition attribue des exploits prodigieux ; homme, femme qui incarne dans un certain

système de valeurs un idéal de force d’âme et d'élévation morale ; combattant remarquable par sa

bravoure et son sens du sacrifice.

Le Héros appartient souvent à l’imaginaire. Son action ne vient pas des résultats qu’il atteint,

mais des idées, des rêves qu’il incarne. Le Héros de l’Histoire est le « frère » du héros du roman.

Individu souvent solitaire à cause d’une religion (l’idée suivie a la force d’un vrai ordre religieux), il

lutte pour détruire sa solitude, pour retrouver les hommes : pour lui la choix libre se confond avec sa

destinée.

« Il existe dans l'Europe moderne un itinéraire classique de l'enthousiasme révolutionnaire à

l'amertume réactionnaire, du communisme à ses environs »285 auquel n’echappent ni les personnages.

Il y a chez Malraux une admiration pour l’homme qui est plus loin de ce qui l’a précédé. L’orgueuil du

283 MOATTI, Christiane, Le prédicateur et ses masques: les personages d’André Malraux, Publications de la Sorbonne, 1987, p.57284 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 30285 MOUNIER, Emmanuel, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos. L’espoir des désespérés, Editions du Seuil, Paris, 1953, p. 15

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Page 54: Hypostases de La Condition Humaine

héros « n’est pas la complaissance instinctive de l’individu pour lui même, sa confiance est une

défiance désarmée, l’ensemble des preuves de sa force. »286

Kyo Gisors, le coordonateur des forces insurrectionnelles, peut être considéré le personnage

central du livre. Il est le type du révolutionnaire communiste qui voit le monde à travers son action.

Représentative pour lui c’est sa nature de chef qui lutte pour une cause humanitaire : rendre aux

hommes pauvres leur dignité. Pour lui, l’héroïsme n’est pas une justification de la vie comme dans le

cas du Tchen, mais c’est « une espèce de discipline que le parti lui a insoufflée. » 287

Constant dans ses convictions, impassible devant l’adversité (quand il apprend que les armes

sont payables à livraison, il n’est « ni impatient, ni irité» 288.

Katow admire son esprit organisateur irremplaçable avec lequel il prépare l’insurection (les

faux disques pour l’enseignement des langues, le detachement de liaison de cent vingt cyclistes entre

les groupes de combat) : « Depuis plus d’un mois que, de comité en comité, il préparait l’insurrection,

il avait cessé de voir les rues : il ne marchait plus dans la boue, mais sur un plan. »289

Kyo est le contraire de son père intellectuel, évitant les mirages de l’intelligence pure : son

intelligence se transforme en volonté, et la volonté se transforme en acte. Indifférent au christianisme,

son goût pout l’action vient de son éducation japonaise (il avait vécu au Japon de sa huitième à sa dix-

septième année) qui lui avait imposé la conviction que « les idées ne devaient pas être pensées mais

vécues. »290

« Ce n’était pas lui qui songeait à l’insurrrection, c’était l’insurrection, vivante dans tant de

cerveaux comme le sommeil dans tant d’autres, qui pesait sur lui au point qu’il n’était plus

qu’inquiétude et attente. »291 La conscience aiguë de la misère des ouvriers, son origine (« Métis, hors-

caste, dédaigné des Blancs et plus encore des Blanches...il avait cherché les siens et les avait

trouvés»)292 lui imposent la volonté du changement : « Mais moi, pour moi, pour la gorge, que suis-je?

Une espèce d’affirmation absolue, d’affirmation de fou : une intensité plus grande que celle de tout le

reste. Pour les autres, je suis ce que j’ai fait. »293

Il avait choisi l’action « d’une façon grave et préméditée, comme d’autres choissisent les

armes ou la mer. »294 Quittant son père, vivant à Canton et à Tientsin, son oncle executé à la prise de

Swatéou, se trouvant sans argent en Chine, chauffeur de camion, aide-chimiste, Kyo donne un sens à

286 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 30287 PÂRVAN, Gabriel, Romanciers français du XX-ème siècle, Ed. Paralela 45, 2006, p. 78288 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p.16289 Ibidem, p. 21290 Ibidem, p. 59291 Ibidem, p. 42292 Ibidem, p. 59293 Ibidem, p. 50294 Ibidem , p. 59

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Page 55: Hypostases de La Condition Humaine

sa solitude luttant pour les hommes que la famine faisait mourir comme une peste lente : « Il n’y a pas

de dignité possible, pas de vie réelle pour un homme qui travaille douze heures par jour sans savoir

pour quoi il travaille. Il fallait que ce travail prît un sens, devînt une patrie.»295

Sa lutte se dresse aussi contre la complaissance de regarder les tortures et la lâcheté collective.

Illustratif dans ce sens est l’épisode où le gardien frappe le fou qui crie « Comment, comment,

comment allez-vous? ». Il a la certitude que l’argent le poursuit même dans la tanière. Ses mains

crispées sur les barreaux, « prises d’une peur autonome »296 retombent le long du corps après le coup

de fouet, mais le courage physique et la générosite triomphent en face du réflexe. Kyo promet cinq

dollars au gardien violent puis lui tend la main: «Kyo fut délivré d’une telle tension qu’il crut

s’évanouir (...) Peut-être allait-il à la mort, et pourtant il sortit avec une joie dont la violence le suprit :

il lui semblait qu’il laissait là une part immonde de lui-même.»297

Kyo apparaît comme le héros idéal. Il n’accepte pas la collaboration avec la police pour se

sauver, en dénonçant ses camarades : son sacrifice, le suicide avec cyanure qu’il cachait sur lui, est son

dernier acte contre l’indignité. Il avoue à Köning, le chef de la police, qu’il est devenu communiste par

dignité (« la contrainte de l’humiliation »298).

Bon marxiste, il croit dans le choix, parce que pour lui l’humiliation consiste à ne pouvoir

modifier une situation imposée : « Mais il y a dans le marxisme le sens d’une fatalité, et l’exaltation

d’une volonté. Chaque fois que la fatalité passe avant la volonté, je me méfie. »299 Après la trahison de

Tchang Kaï-chek et l’ordre de rendre les armes il essaye d’éviter un massacre parmi les prolétariat et

ses camarades et part consulter le Komintern à Han-Kéou qui annonce sa neutralité. Pour la première

fois il ne sait pas quoi faire, tandis que Tchen fait le projet de l’assassinat de Tchang Kaï-chek :

« Comme tout à l’heure avec Tchen, il sentit que cette nuit même (...) des hommes hésitaient comme

lui, déchirés par le même tourment entre leur discipline et le massacre des leurs. » 300

Kyo incarne la conception de Malraux sur le commandement : « Pour moi, commander a

toujours consisté, à manifester une supériorité fraternelle. »301

Il est le type de héros en qui l’aptitude à l’action, l’amour pour une femme, la culture et la

lucidité s’unissent.

295 Idem296 Ibidem, p. 242297 Ibidem , p. 242-243298 Ibidem , p. 245299 Ibidem , p.120300 Ibidem , p.137301 ROGER, Stéphane, André Malraux, entretiens et precisions, Ed. Gallimard, Paris, 1984, p.131

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Page 56: Hypostases de La Condition Humaine

« Tchen tenterait-il de lever le moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L’angoise lui tordait

l’estomac : il connaisait sa propre fermeté, mais n’était capable en cet instant que d’y songer avec

hébétude, fascine par ce tas de mousseline blanche...»302

C’est l’incipit in medias res de la Condition humaine. Il n’y a ni descriptions préambulaires, ni

présentation des personnages, ni exposé de la situation. Seulement le personnage qui doit prendre une

décision. La scène, dont le personnage central est Tchen, exprime une profonde hantise, « une

fascination qui est à la fois une peur et une impatience de l’épreuve, une façon de forcer le Destin à se

démasquer »303 qui caractérisera le personnage à travers ses actions.

Le disciple du professeur Gisors voit la lutte comme la seule raison de vivre : il risque sa vie

pour la Révolution, il semble uni avec le groupe des héros, mais ses actions sont dirigées par des

forces plus puissantes.

«La seule chose dont j’aie peur – peur – c’est de m’endormir [...] Ou de devenir fou [...] Et on

ne se tue jamais, quand on est fou... »304

Il refuse l’inconscient, son passé néfaste (les parents morts pendant la guerre civile, la passion

religieuse et l’horreur de la chair, l’éducation chinoise rigoureuse, suivies par le marxisme et le mépris

pour les femmes). Sa part terrifiante impose une continuelle recherche. L’assassinat est pour lui la

seule certitude palpable.

« Il représente le modèle d’homme qui ne peut pas vivre d’une idéologie qui n’est pas

transformée tout de suite en actions concrètes et définitives. »305

Tchen est l’anarchiste séparé des autres par sa fascination pour le sang.

« Pour lui l’acte terroriste constitue la seule voie de libération. »306 Dès le début du roman il

s’offre volontaire pour tuer le trafiquant Tang-Yen-Ta et pour arracher les papiers nécessaires à

l’insurrection pour armer les troupes. Son dévouement à la cause, l’affection pour Gisors et pour Kyo,

ses grosses lèvres de « bon garçon » cachent la possésion de la mort sur lui, sa solitude. Dans le

magazin de Lou-You-Shuen et Hemmelrich, parmi ses camarades, il est encore obsédé par la

résistence du corps de la victime cu couteau: « Il pouvait renseigner ces hommes, mais il ne pourrait

jamais s’expliquer [...] Leur présence arrachait Tchen à sa terrible sollitude, doucement, comme une

plante que l’on tire de la terre où ses racines les plus fines la retiennent encore. »307

302 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, pp.9303 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 27304 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 129305 PAVEL, Constantin, André Malraux.Literatura valorilor umane, Ed. Junimea, Iaşi, 1980, p.122306 PÂRVAN, Gabriel, Romanciers français du XX-ème siècle, Ed. Paralela 45, 2006, p. 77307 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, pp.17

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Page 57: Hypostases de La Condition Humaine

La familiarité avec la mort s’établit dans son coeur. « Maintenant qu’il avait tué, il avait le

droit d’avoir envie de n’importe quoi. Le droit. Même si c’était enfantin. » 308 Il veut les bonbons au

sucre de Katow. La gourmandise naît après le sacrifice de l’autre car « assassiner n’est pas seulement

tuer. »309 En face de son maître Gisors il avoue : « Je suis extraordinairement seul... » 310 Le maître croit

qu’il ne suffit le souvenir d’un meurtre pour le boulverser ainsi, qu’il y a autre chose, l’essentiel: il

n’appartient plus à la Chine par sa liberté «quasi inhumaine», qui le livrait aux idées. Il se sent séparé

par ceux qui ne tuent pas, « âme d’ambitieux, assez lucide, assez séparé des hommes ou assez malade

pour mépriser tous les objets de son ambition, et son ambition. »311

Tchen vit avec une fatalité, une angoisse qu’il ne peut pas transmettre. Il s’est jeté dans le

monde du meurtre : « avec son acharnement, il entrait dans la vie terroriste comme dans une prison

[...] il vivrait comme un obsédé résolu, dans le monde de la décision et de la mort. Ses idées l’avaient

fait vivre: maintenant, elles allaient tuer. »312 Il ne fait pas du terrorisme une espèce de religion,

comme le croit son jeune compagnon Souen qui accepte de tuer seulement pour les pauvre, il est

assoifé par la certitude, réfusant l’ordre, le bonheur. La replique donné au pasteur Smithson, son

premier maître montre le défi en face de la foi. Comme Kyo il ne peut contempler la souffrance : « Je

ne suis pas de ceux dont s’occupe le bonheur [...] Je ne cherche pas la paix. Je cherche... le contraire

[..] Je n’aime pas l’humanité qui est faite de la contemplation de la souffrance. »313

Tchen veut avoir la possession complète de soi – même, le sens de la vie. C’est le sens du

dernier mot qu’il adresse à Peï avant l’attentat-suicide. Il faut vaincre ou être détruit car « dans la

meurtre, le difficile n’est pas de tuer. C’est de ne pas déchoir. D’être plus fort que... ce qui se passe en

soi à ce moment-là. »314

Comme disait Kyo, il est conduit par le principe « mourir est passivité, mais se tuer est

acte.»315 Son action est désespérée: il se jette, une bombe à la main, sous l’automobile de Tchang Kaï-

chek. Son engagement est individuel mais en vain car le général m’est pas dans la voiture, et son

action a comme conséquence des représailles contre les chefs révolutionaires qui sont arrêtés et brûlés

vifs.

Pour lui ce n’est pas par obéissance qui fait tuer parce qu’il ne se considère pas lâche. Il ne tue

Chang que pour se tuer soi-même : l’attentat est donc une tentative de possession complète de sa

propre personne, d’ordre métaphysique.

308 Ibidem, p. 17309 Ibidem, p. 10310 Ibidem, p. 52311 Ibidem , p. 56312 Idem313 Ibidem, pp. 143-144314 Ibidem, p. 128315 Ibidem, p. .257

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Page 58: Hypostases de La Condition Humaine

Selon Henri Dumazeau316 le personnage est le plus complexe et le plus étrange, l’un des plus

tragiques car il apparaît à trois niveaux : un sur-moi (mélange de souvenirs refoulés de son enfance

dominée par une éducation chinoise traditionnelle, les tabous sexuels, fruits d’une éducation

janséniste), le moi (champs des batailles entre pulsions et aspirations) et le ça où les désirs sadiques se

manifestent en se retournant contre lui-même. Le jeu des perspectives, inconscient-préconscient-

conscient montre la terrible solitude dans laquelle vit le héros. Tchen peut être considéré le vrai

samouraï du roman non Kyo. Il triomphe sur son horreur pour la chair par son sacrifice, par la

mutilation de son corps.

Un autre membre du collectif des héros est Katow, présence discrète dans le roman, ancien

combattant avec une riche expérience. Russe condamné à cinq ans de bagne en 1905, étudiant en

médecine, participant à l’attaque de la prison d’Odessa, réfugié en Suisse de 1907 à 1912, mal

mitraillé en 1917 par les blancs, « il parlait français presque sans accent, mais en avalant un certain

nombre de voyelles, comme s’il eût voulu compenser ainsi la nécessité d’articuler rigoureusement

lorsqu’il parlait chinois. »317

À ses 42 ans, il porte les traces des batailles (il traîne la jambe) et comprend mieux les autre.

Aussi comme Kyo, Katow est l’homme du jugement, constant dans ses convictions et dans ses choix,

sobre et courageux parce qu’il luttera jusqu’à la fin malgré l’infériorité des forces : « Le visage de

Katow n’exprimait presque jamais ses sentiments: la gaiété ironique y demeurait. »318

Son expérience est la base de son calme, de sa générosité envers les autres, de son amitié pour

les autres combattants : « Il ne faut demander aux camarades que ce qu’ils peuvent faire. Je veux des

camarades et pas des saints. Pas confiance dans les saints... »319 Il offre des bonbons au Tchen, qui se

sent plus près de lui que les autres camarades, ne montre de pitié pour Hemmelrich, parce qu’il ne veut

pas l’humilier, il accompagne et instruit volontairement les malheureux envoyés aux mines de plomb.

« Absolument » est le mot qui passe dans toutes les langues qu’il parle. Lucide, l’ancien

communiste russe n’est « ni aventurier, ni tête brûlée, ni fanatique »320 . Toujours équilibré et simple, il

a une forte personnalité mai aussi une grande sensibilité pour les malheurs des autres. « S’il y a dans le

roman un héros romantique c’est le Russe Katow. »321 Quand Hemmelrich reconnaît qu’il désire la

mort de son enfant, il se souvient de sa femme car il sait de son existence que la bonté est la seule

chose vraie contre la solitude, contre la rage et le sadisme : « Le dévouement, c’est beaucoup... La

316 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique, Hatier, Paris, 1998, p.38

317 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 18318 Ibidem, p. 20319 Ibidem, p. 179320 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique,Hatier, Paris, 1998, p. 35321 BOCKEL, Pierre, Malraux. Être et dire. Néocritique, Ed. Plon, Paris, 1976, p. 77

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Page 59: Hypostases de La Condition Humaine

seule chose nécessaire est de ne pas être seul. »322 Il ne peut dire à Hemmelrich que seulement la mort

va le délivrer. Revenu de Sibérie sans espoir, devenu ouvrier d’usine il fait souffrir une petite ouvrière

qui l’aimait, puis bouleversé par la tendresse sans limites de l’être qui souffre pour celui qui le fait

souffrir, il apprend à accepter l’amour et sa vie, son passé, parce qu’on comprend la vie par les

souvenirs : « Comment veux-tu qu’on comprenne les choses autrement que par les souvenirs? » 323

demande Katow à Hemmelrich.

Il reconnaît la bonté des hommes, il veut éviter la tristesse parce qu’il est le combattant qui a

défié des fronts différents et même semblables par la fraternité qui lie les hommes en face de la mort et

de leur souffrance physique : « Si on ne croit à rien, surtout parce qu’on ne croit à rien, on est obligé

de croire aux qualités du coeur quand on les rencontre, ça va de soi. »324

Il ne tourne pas vers le sadisme comme le fait Köning : il refuse de se prendre au sérieux dans

au moment de sa mort. Il n’a pas peur de ses souvenirs comme Tchen, il ne tue que dans la lutte et

garde sa lucidité aussi comme Kyo.

L’un des épisodes les plus bouleversant du livre est celui du don de la cyanure. Dans la

cellule, entre le corps sans vie de Kyo et des deux jeunes camarades, Katow décide le leur offrir son

cyanure, rennonçant à la mort sans souffrance. Esprit fort, il prouve sa générosité même dans la

proximité de la mort, en affrontant la mort avec dignité : « Allons! Supposons que je sois mort dans un

incendie »325, dit il embrassant la mort semblant avoir les mains ouverts « comme Jésus-Christ » 326

comme remarque Hemmelrich.

Comme rémarquait Constantin Pavel327 le monde des romans de Malraux est celle de la

tragédie et des existences tragiques. Les deux éléments caractéristiques sont le héros tragique et le sens

qu’il confère à son existence. L’importance est accordée aux personnages en fonction de « leur passion

réelle ».

Le monde intérieur n’existe que par le dialogue avec l’existence des autres. Malraux n’ignore

l’opposition entre l’individu et la colectivité, car elle nourrit la personnalité dans son aspiration vers la

fraternité virile. La psychologie de ses héros va de soi, comme celle du cinéma. Connaître le soi et

connaître les autres suivent après confronter le destin et la condition humaine. Malraux voit l’homme

« engagé avec lui dans une lutte de longue durée, car il éprouve le besoin continuel de soumettre le

monde à sa volonté. »328

322 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 178323 Ibidem, p. 178324 Ibidem, p. 179325 Ibidem, p. 263326 Ibidem, p.177327 PAVEL, Constantin, André Malraux.Literatura valorilor umane, Ed. Junimea, Iaşi, 1980. pp.113-114328 BOCKEL, Pierre, Malraux. Être et dire. Néocritique, Ed. Plon, Paris, 1976, p. 142

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Page 60: Hypostases de La Condition Humaine

Les héros de Malraux luttent contre la condition humaine par l’acte révolutionnaire. En

agissant, ils incarnent les différentes attitudes de l’homme qui cherche de justifier son existence dans

un monde confuse.

7. L’homme face à l’Histoire

Aristote voit l'homme, par nature, un « zoon politikon », animal politique (politikos, citoyen,

homme public); comme partie d’un groupe d’individus, l’homme se trouve dans un segment

d’Histoire, en face des normes, lois, croyances, idées qu’il doit adopter. D’ici les deux tendances :

celle d’adaptation et celle de dépassement vers le possible.

Dans une discussion avec Stéphane Roger, André Malraux affirmait : « D’une part, je suis en

effet dans l’histoire comme écrivain ; mais je ne suis pas sûr de ne pas être en partie, sous le nom

d’histoire, dans une domaine de romanesque-au plus haut sens du mot-disons un domaine de

légendaire, un domaine de destin […] L’histoire est pour moi un element artistique extêmement

puissant […] avec lequel je suis en effet dans une equivoque […] dans un double sentiment, disons

une ambivalence. »329

Selon le dictionnaire Le Petit Robert, l’Histoire est la suite des événements, des faits réels, des

états marquant l'évolution d'un groupe humain, d'un personnage, d'un aspect de l'activité humaine, etc.

Elle manifeste deux mouvements : linéaire (par l’enchaînement des faits) et circulaire (par la reprise

des événements sanglants, des actes courageux, des idées). L’histoire devient une « machine infernale

» parce qu’elle anime des rêves et des passions.

« L’univers humain de Malraux est continûment celui du conflit, et les grandes incendies alllumés

par l’Histoire ne font qu’éclairer les passions rivales qui se disputent l’homme. »330

« La civilisation c’est de mettre, le plus efficacement possible, de la force des hommes au service

de leurs rêves. »331 Mircea Eliade mentionne dans Le Sacré et le profane qu’il y a en l’homme un

pouvoir de durer qui transcede l’Histoire. Mais la transcendence signifie participation de l’esprit.

L’homme est essentiellement corps, fin paresseuse: l’esprit reconnaît sa propre hiérarchie des valeurs,

avec ses fins propres.

329 ROGER, Stéphane, André Malraux, entretiens et précisions, Gallimard, Paris, 1984, p. 21330 PICON, Gaëtan, André Malraux, Gallimard, Paris, 1945, p. 34331 ROGER, Stéphane, André Malraux, entretiens et précisions, Gallimard, Paris, 1984, p. 166

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Page 61: Hypostases de La Condition Humaine

« La vie corporelle est égoïsme, appetit, élan de puissance et de domination. L’homme plus

spirituel, qui se construit selon un archétype idéal que lui fournit sa culture, son intellegence, est le

Sage, le Héros, le Saint ou l’Artiste. » 332

Le salut de l’homme est différent. Pour l’artiste son oeuvre lutte contre le destin, est l’acte

prométhéen par lequel l’homme lutte contre le destin, contre la terre, la mort, « une gymnastique qui

fortifie contre le chagrin en faisant négliger sa cause pour approfondir son essence. »333

Kama, le beau-frère de Gisors, peint pour sa femme qu’il aime et pour sa fille; il peint pour

qu’il ne soit aveugle et seul. Il nie la douleur, la mort des personnes aimées : tout les formes qu’il peint

près de la mort devinent les signes compréhensibles (ce qu’elles signifient et cachent, se révèle).

« Quand je suis allé en Europe, j’ai vu les musées. Plus vos peintres font des pommes, et même des lignes qui ne représentent pas des choses, plus ils parlent d’eux. Pour moi c’est le monde qui compte […] La peinture, chez nous, ce serait, chez vous la charité [...] Le monde est comme les caractères de notre écriture. Ce que le signe est à la fleur, la fleur elle même, celle-ci (il montra l’un des lavis) l’est à quelque chose, tout est signe. Aller du signe à quelque chose signifiée, c’est approfondir le monde, c’est aller vers Dieu [...] On peut communier même avec la mort... C’est le plud difficile, mais pêut-être est-ce le sens de la vie. »334

Pour le héros l’action est le signe de la lutte. Dans La Condition humaine l’héroïsme s’identifie

à l’action révolutionnaire. Le roman est l’histoire de l’insurrection organisée par les forces

révolutionnaires communistes à Shanghai en 1927. Suivant sa préparation, son échec final, les

représsailes auxquelles tombent victimes les héros impliqués directement dans l’action, le narrateur

met sur la scène de l’Histoire d’autres personnages qui entretient des relations avec les protagonistes :

Gisors (père de Kyo et maître spirituel de Tchen), May (la femme de Kyo), le barron Clappique,

l’homme d’affaires Ferral, l’ancien militant Katow, l’ouvrier Hemmelrich, le chef de police Köning

etc.

Devant son ennemi, qui reste souvent dans l’ombre, l’homme réagit en conformité avec sa

personnalité. Ce qui frappe d’abord, dans les récits de Malraux, c’est la rencontre imprévue du roman

d’aventures et du roman psychologique. L’homme essaye toujours d’échapper à la condition humaine.

« Il est très rare qu'un homme puisse, comment dirais-je? accepter sa condition d'homme »335

réplique Gisors à Ferral qui lui demande.

« Ne trouvez-vous pas d’une stupidité caractéristique de l’espèce humaine qu’un homme qui

n’a qu’une vie puisse la perdre pour une idée? » 336

332 SIMON, Pierre-Henri, L’homme en procès. Malraux-Sartre.Camus-Saint-Exupéry, Ed. Payot, Paris, 1973, p.6333 PROUST, Marcel, Le Temps retrouvé,(Deuxième partie), Ed. Gallimard, Paris, 1946, p. 87334 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 163-165335 Ibidem, p. 195336 Idem

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Page 62: Hypostases de La Condition Humaine

Gisors continue : « Il faut s’intoxiquer : ce pays à l’opium, l’Islam le haschisch, l’Occident la

femme... Peut-être l’amour est-il surtout le moyen qu’emploie l’Occidental pour s’affranchir de sa

condition d’homme. »337

Les héros du roman incarnent les différentes attitudes de l’homme « volontairement engagé dans

les événements de l’Histoire. »338 L’insertion de l’homme dans l’Histoire (dans la temporalité, dans sa

condition mortelle), impose des moyens d’évasions particuliers: l’action, la révolution (Kyo, Tchen,

Katow, Hemmelrich), la drogue (le vieux Gisors), l’alcool (Clappique), l’amour (May), le suicide

(Tchen).

Pour Malraux, la libération de l’homme exige que l’individe s’ouvre à une réalité différente de

lui-même car « la méditation sur l’histoire répond à la méditation sur la mort. »339

À travers ses livres, l’accent frémissant est mis sur l’expérience vécue: son oeuvre apporte la

révélation d’une personnalité qui se définit non pas par ce que la vie lui apporte, mais par ce qu’elle

obtient de la vie, par une lucide recherche. Il sait que réfléchir sur soi-même n’est pas suffisant pour se

connaîre : il faut que le hasard arrache l’homme à l’action.

Le temps et l’espace marquent une disproportion entre l’homme éphémère et l’univers qui

semble éternel. L’action humaine est modeste mais le monde devient respirable parce que l’homme,

malgré sa faiblesse et sa précarité, conserve l’espoir de donner un sens à sa vie. Devant l’Histoire

apparaît la fraternité qui s’oppose à l’absurdite du monde.

Les personnages, sous des formes très diverses, tentent avec courage de justifier leur existence

dans un monde confus, luttent pour leur unité intérieure. Ils ne cessent pas d’être fidèles au conseil de

Manuel, le héros de L’Espoir : une expérience aussi large que possible doit être transformé en

conscience. L’histoire sanglante et tumulteuse du XX-ème siècle devient chez Malraux matière

romanesque, demandant à l’énergie humaine d’affronter les epreuves du temps.

337 Idem338 PÂRVAN, Gabriel, Romanciers français du XX-ème siècle, Ed. Paralela 45, 2006, p. 77 339 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, pp.85

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Page 63: Hypostases de La Condition Humaine

8. La relation avec la mort

Sigmund Freud identifiait à l’origine du sentiment d’aliénation de l’homme par rapport au

monde la perturbation de sa relation avec la mort, qui est loin d’être sincère. Dans son inconscient,

l’homme est convaincu de son immortalité, ignorant que la mort est naturelle, irréversible et

inévitable.279

L’idée de la mort et la révolte contre cette inquiétude primordiale est une partie très

importante de l’axe de la création et de la vie de Malraux. Érotisme, amour, drogue, lutte intensifient

le sentiment d’approchement de la mort. La problématique du destin, de la condition humaine et de la

mort est une caractétistique de la littérature d’entre les deux guerres. Le combat écarte le rapport

conventionnel avec la mort parce que l’individu dépasse le rôle de spectateur, en devenant sujet du

drame.

« La mort est un élément important de la structure de l’aventure humaine. »280

Ce qui effraye l’homme c’est la solitude devant la décomposition de la matière, de la fragilité

de l’être.

« Pour Malraux, pélerin de la transcendence, la curiosité à l’égard de la mort n’est ni d’ordre

religieux ni d’ordre psychologique, mais précisément d’ordre métaphisique (...) Sa foi n’est pas

religieuse, elle est une sorte de foi en l’homme et en son pouvoir de dépasser son propre néant. »281

Chez Malraux la mort apparaît comme une intérogation par rapport au sens de l’existence. Il y

a une mort désirée quoiqu’elle ne soit pas sereine (Kyo), le suicide (Tchen), l’indifférence ou

l’absence d’individualité par rapport à la mort ( Clappique, Ferral), la disparition lente au milieu des

hommes (Gisors).

Monique Chartier identifie dans son ouvrage les aspects suivante de la mort: la recherche de

l’absolu (Tchen), la recherche de la dignité (Kyo), la recherche de la fraternité (Katow), le refus de

279 FREUD, Sigmund, Studii despre societate şi religie, Ed. Trei, Bucureşti, 2000, p. 39280 PAVEL, Constantin, André Malraux.Literatura valorilor umane, Ed. Junimea, Iaşi, 1980, p. 125281 BOCKEL, Pierre, Malraux. Être et dire. Néocritique, Ed. Plon, Paris, 1976, p.12

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Page 64: Hypostases de La Condition Humaine

s’engager (Ferral et Clappique), la contemplation (Gisors).282 Cette recherche d’une signification de la

vie humaine est intensifiée dans la période de la révolution : chaque violence met sur le premier plan

les traits de l’homme primitif car l’histoire est une longue série des guerres, de souffrances,

d’humiliations avec lesquelles l’homme doit lutter pour effacer l’absurde d’un destin aveugle et

implacable. Le cas de chaque héros est particulier quoique le but soit le même : surmonter la peur de

mort.

8.1 Le cas de Tchen ou l’attentat-suicide

L’image de l’homme devant la mort apparaît dès le début du roman ; il s’agit de la nuit où

Tchen assassine le traffiquant d’armes.

«Il se répétait que cette homme devait mourir. Bêtement : car il savait qu’il le tuerait [...] Rien

n’existait que ce pied, cet homme qu’il devait frapper sans qu’il se défendît... »283 Le héros lutte contre

l’angoisse qui lui tord l’estomac, envahit par la sensation de mal de mer.

« Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui, jusqu’à la naussé, non le combattant qu’il

attendait, mais un sacrificateur. Et pas seulement aux dieux qu’il avait choisis : sous son sacrifice à la

révolution grouillait un monde de profondeurs...»284

Disciple, dans son enfance, du pasteur américain Smithson, Tchen sent le mépris pour la chair

et considère sa vie une simple préparation, assoifé de certitude, car il sait que «assassiner n’est pas

seulement tuer. »285

Pour lui le drame collectif de ses camarades impliqués dans la révolte devient secondaire : le

sacrifice de l’autre lui rend la soif de la certitude. Il paraît impossible non pas de tuer mais de toucher

la victime qui se réduit à une ombre, à un pied et avec laquelle il établit une sorte relation aux niveaux

des sensations : «... le sang qui continuait à couler de son bras gauche lui semblait celui de l’homme

couché...»286 Son horreur du sang, l’angoisse se mêlent avec une inconsciente fascination, une ivresse

devant la fin de la vie. Déçu par la foi de ses parents et la foi chrétienne, Tchen est conscient de son

individualité.

« C’étaient là des milions de vies, et toutes maintenant rejetaient la sienne; mais qu’était leur

condamnation misérable à côté de la mort qui se retirait de lui, qui semblait couler hors de lui... »287

282 CHARTIER, Monique, Le sens de la mort dans La Condition humaine, The Faculty of Graduate Studies and Research, McGill University, Departement of French Language and Literature,, April, 1970, p. 96 (http://digitool.library.mcgill.ca/webclient/StreamGate?folder_id=0&dvs=1340117362503~680)283 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 9284 Ibidem, pp. 9-10285 Ibidem, p. 10286 Ibidem, p. 12287 Ibidem, p. 13

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Page 65: Hypostases de La Condition Humaine

Personnalité complexe, Tchen isole dans son inconscient une enfance malheureuse, perturbée

par la mort de ses parents au pillage de Kalgan et de son oncle. Il ne choisit volontairement comme

Kyo l’éloignement des siens pour affronter seul un monde des atrocités qui le hante : d’ici provient sa

fascination sur la mort, sur l’immobilité, sur le calme: «... c’était une épouvente à la fois atroce et

solennelle qu’il ne connaissait plus depuis son enfance : il était seul avec la mort, seul sans un lieu

sans hommes... »288

Il ne pourra jamais échapper à cette dualité (atrocité-solennité) car il sera toujours tourmenté

par les pulsions, les désirs, les souvenirs refoulés : « Je rêve presque chaque nuit [...] L’ombre d’un

chat, par terre […] Des bêtes... Des pieuvres, surtout. Et je me souviens toujours. » 289 Tchen vit sous

le signe de la solitude: solitude au moment de son crime, devant ses camarades, devant ses ennemis. «

Je suis extraordinairement seul... »290, dit il dans une discussion avec Gisors qui devine que la cause de

son trouble psychique est plus que le souvenir d’un meurtre. C’est l’ancienne volonté de l’homme de

dominer sa vie.

« Les femmes, je sais ce qu’on fait, quand elles veulent continuer à vous posséder: on vit avec

elles. Et la mort, alors ? »291

Contre l’angoisse, la fatalité, l’action dans les groupes de choc ne suffit pas. Il faut un autre

but pour la décharge des forces: «...le terrorisme devenait pour lui une fascination.»292

Tchen n’aspire pas à une victoire provisoire,au bonheur terrestre, à la gloire comme Ferral. «

Capable de vaincre mais non pas de vivre dans sa victoire»293, âme d’ambitieux et personnalité

vaniteuse, il doit « mourir le plus haut possible. »294 Ses phrases appeleent le meurtre et il évite de

communiquer avec les hommes. Il s’incline devant Gisors, ce qu’il ne faisait jamais, après leur

dernière rencontre.

« Avant Tchen, la mort avait fait sa sélection »295. Ses camarades, hommes maigres mais

vigoureux, « la cour des Miracles, mais sous l’uniforme de la haine et de la décision »296, sont déstinés

à la mort. Ils luttent pour leur pain, pour leur dignité (comme Kyo), il lutte pour trouver la perfection,

la pureté de l’acte sans compromis : « Il n’était pas des leurs. Malgré le meurtre, malgré sa présence.

S’il mourait aujourd’hui, il mourait seul. Pour eux, tout était simple (...) Du moins savait-il que le plus

fort des liens est le combat. Et le combat était là.»297

288 Ibidem, p. 12289 Ibidem, p. 129290 Ibidem, p. 53291 Ibidem, p. 55292 Idem293 Idem294 Ibidem, p.56295 Ibidem, p. 78296 Ibidem, p.79297 Idem

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Page 66: Hypostases de La Condition Humaine

Dans l’attaque des insurgés contre le poste de police, sous le ciel infini et calme, Tchen se

rend compte que le combat est absurde : « rien n’existait en face de la vie. »298 Les policiers assiégés

lancent des grenades qui éclatent dans la rue. Les gémissements emplissent la pièce. Un policier, la

jambe arrachée, hurle aux siens de ne pas tirer. Devant l’ennemi, Tchen ressentit l’impuissance

humaine dans la douleur.

Le sentiment qu’il éprouve est plus fort que la pitié parce qu’il se confond à l’homme ligoté.

Lié aux siens, qui forment une chaîne de corps, il lance la grenade pour faire cesser l’agonie des

prisonniers du poste de police qui sont en train d’être brûlés vifs : « la violence lui donnait la sensation

d’une action solitaire. »299 Il hait le chef de l’équipe de secours, formées par des jeunes bourgeois.

Tchen refuse l’imperfection humaine et de la société, en ne trouvant plus une raison de vivre. Il

cherche de former une communion avec ses camarades, mais le sentiment de la condamnation du

monde est plus fort. Sur le toit, lançant la grenade, il ne voit que des victimes (parmi les ennemis, mais

aussi parmi les camarades ): « Malgré l’intimité de la mort, malgré ce poids fraternel qui l’écartelait, il

n’était pas des leurs .»300

La lamentation du vieux Chinois à côté de ses chevaux morts, au milieu des cadavres

d’hommes paraît l’écho de ses pensées : « Les bêtes [...] tués pour rien. » 301 Parce qu’il ne peut pas

trouver son équilibre dans le monde des vivants, il aspire vers un autre : celui de la mort.

L’essai de conciliation du besoin de vivre et du besoin d’achever une existence qui n’apporte

rien de nouveau explique ses actes contradictoires. Les trentes pendules d’un magazin, d’où Kyo,

Tchen et Katow observent le train blindé, indiquent des heures différentes. La voie choisie par Tchen

sera aussi différente : « Je cherche [...] Un...apaisement total [...] Une extase vers... vers le bas.»302

Contre la trahison de Tchang Kaï-chek il riposte par un assassinat, en ignorant l’Internationale

qui n’approuve pas le projet. L’orgueil est plus fort que l’appartenence au parti communiste (ce n’est

pas le cas de Kyo et de Katow). Kyo, au moment où ils marchent ensemble dans la nuit, a la certitude

que Tchen ne tuerait Chang que pour se tuer lui-même. L’absolu qu’il cherche ne peut être saisi

l’instant qui le lierait à lui-même dans une possession vertigineuse. »303

Tchen a « quelque chose de fou, mais aussi quelque chose de sacré – ce qu’a toujours de sacré

la présence de l’inhumain. »304 La possession de soi est le besoin qui conduit ses actes et le sépare des

autres. Son orgueil ressemble à ceux des dieux, fait observé aussi par le pasteur Smithson : « Chaque

298 Ibidem, p. 83299 Ibidem, p. 88300 Ibidem, p. 91301 Ibidem, p. 93302 Ibidem, p. 129-130303 Idem304 Idem

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Page 67: Hypostases de La Condition Humaine

nuit, Tchen, je prierai pour que Dieu vous délivre de l’orgueil [...] S’il vous accorde l’humilité vous

serez sauvé. »305

Tchen cherche de détruire l’unicité du sacrifice du fils de Dieu, l’état de « vermine de la terre

»306. Il court vers la voiture du général, en serrant la bombe avec reconnaissance, car elle est le moyen

qui aide à la décharge de la tension, qui l’aide à détruire la vie du corps pour construire l’Homme : « Il

fallait que le terrorisme devînt une mistique. Solitude d’abord : que le terroriste décidât seul, exécutât

seul [...] le meurtrier qui agit seul ne risque pas de se dénoncer lui-même. Solitude dernière, car il est

difficile à celui qui vit hors du monde de ne pas rechercher les siens. »307

La mort comme finnalité se transforme en choix libre : en embrassant la mort, l’homme peut

guérir la paralysie de sa vie. Peï comprend le message de Tchen, en écrivant à May après la fin

tragique de la révolution. Il cite les mots de Gisors : « Une civilisation se transforme lorsque son

élément le plus douloureux [...] devient tout à coup une valeur, car il ne s’agit plus d’échapper à cette

humiliation, mais d’en entendre son salut [...] d’y trouver sa raison d’être [...] la force humaine en lutte

contre la Terre. »308

Les derniers moment de Tchen sont tragiques et émouvantes parce qu’ils « font renaître le

martyres. »309 Exposant volontairement con corps à une souffrance effroyable (au lieu de sa main

droite et de sa jambe il reste avec des morceaux de chair), il anéantit son passé humain (la chair) : «

Tchen voulut demander si Chang-Kaï-chek était mort, mais il voulait cela dans un autre monde; dans

ce monde-ci, cette mort lui était indifférente [...] Il fit le plus terrible effort de sa vie, parvint à

introduire dans sa bouche le canon du revolver (...) Un furieux coup de talon [...] crispa tous ses

muscles: il tira sans s’en apercevoir. » 310

Les blessures sont nécessaires pour l’exaltation, pour la transcendance pour vaincre la

nostalgie de l’éternité (comme nomme Mircea Eliade le besoin de régénération totale du temps) : «

Tout tournait, d’une façon lente et invincible, selon un très grand cercle... »311 La quête de l’absolu, la

fuite de néant est pout l’homme un appel à toutes ses puissances, à ses limites.

« C’est donc encore par une mutilation de nous-mêmes, en oubliant la fragilité de notre être

corporel et spirituel, que nous glissons à une excessive confiance dans les ressources de notre nature et

dans les chances de notre condition. »312

305 Ibidem, p. 145306 Ibidem, p. 200307 Idem308 Ibidem, p. 279-280309 Ibidem, p. 200310 Ibidem, p. 202311 Ibidem, p. 202312 SIMON, Pierre-Henri, L’homme en procès. Malraux-Sartre.Camus-Saint-Exupéry, Ed. Payot, Paris, 1973, p.24

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Page 68: Hypostases de La Condition Humaine

8.2 Kyo et la quête de la solidarité

Chez Kyo, la mort quoiqu’elle soit consentie, n’est pas sereine. Il comprend le caractère

inévitable et il ne lui cherche pas la justification. Ce que le héros cherche est la signification de son

existence, de sa trace sur la terre. La mort est effroyable parce qu’elle élimine toute possibilité de

construire une existence. Kyo s’engage dans la révolution parce qu’il est l’hommes des actes, l’homme

qui sait qu’une idée ne vaut rien si elle n’est pas appliquée à la réalité quotidienne. Il voit dans l’action

révolutionnaire « une occasion d’espérer ensemble, de vouloir ensemble, de communier dans

l’affrontement commun de la mort. »313

Ce jeune homme au « visage de samouraï »314 accepte la mort comme dernière solution parce

qu’il est l’homme des plans : il « avait la ville dans la peau, avec ses points faibles comme des

blessures. Aucun de ses camarades ne pouvait réagir aussi vite que lui...»315 Kyo n’ignore pas la misère

dans laquelle vivent ses semblables. En incarnant la nature du chef, il lutte pour les autres, « avec le

grand espoir d’améliorer la condition humaine. »316

Pour lui, la lâcheté consiste à nier l’existence des autres, comme le fait Clappique.

« Aucun homme ne vit pour nier la vie... »317 Il accepte la vie avec son absurde et ses

souffrances pour la transformer : « La souffrance ne peut avoir de sens que quand elle ne mène pas à la

mort, et elle y mène presque toujours. »318 La souffrance n’est pour lui celle d’un esclave aveugle,

mais celle de l’homme qui lutte contre les injustices sociales et politiques. Le succès de la révolution a

comme but la libération des forces des hommes (maîtres de leur vie, de leur dignité) et de leur

possibilité de choisir. La solitude et l’idéalisme de Tchen s’opposent au réalisme et au esprit

313 SIMON, Pierre-Henri, L’homme en procès. Malraux-Sartre.Camus-Saint-Exupéry, Ed. Payot, Paris, 1973, p. 134314 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 39315 Ibidem, p.38316 http://digitool.library.mcgill.ca/webclient/StreamGate?folder_id=0&dvs=1340117362503~680CHARTIER, Monique, Le sens de la mort dans La Condition humaine, The Faculty of Graduate Studies and Research, McGill University, Departement of French Language and Literature, April, 1970, p. 23317 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p.40318 Ibidem, p. 44

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Page 69: Hypostases de La Condition Humaine

pragmatique de Kyo : la discipline oriente son énergie vers l’efficacité, vers le but : le triomphe des

forces de l’insurrection.

Malgré sa volonté, il identifie ses limites avec lucidité. Il nie la connaissance du moi par la

connaissance des autres parce qu’il y a un différence entre le regard objectif qu’on jette sur autrui et le

regard subjectif que nous portons sur nous-mêmes. L’épisode de la voix de Kyo enregistrée sur un

disque, projette ses angoisses : « Mais moi, pour moi, pour la gorge, que suis-je? Une espèce

d’affirmation absolue, d’affirmation de fou : une intensité plus grande que celle de tout le reste. Pour

les autres, je suis ce que j’ai fait. » 319

Comme chef, il sent la charge sur son dos car il doit avoir la vision d’ensemble pour organiser

le mouvement des ouvriers, penser au bien de ses combattants : « Les hommes ne sont pas mes

semblables, ils sont ceux qui me regardent et me jugent ; mes semblables, ce sont ceux qui m’aiment

et ne me regardent pas... »320

« Indifférent au christianisme »321 il cherche la justice sur la terre : « Sa vie avait un sens et il

le connaissait : donner à chacun de ces hommes que la famine, en ce moment même, faisait mourir

comme une peste lente, la possession de sa propre dignité. »322 L’ordre de restituer les armes déclanche

son angoisse. Kyo se trouve pris entre les ordres de ses supérieurs et les promesses envers les

ouvriers : « Très inquiet, Kyo regardait confusément le trottoir... »323 Dans le magasin d’horloges

transformé en permanence, Kyo observe le train blindé et regarde ses camarades. L’ombre de la mort

recouvre « le soleil provisoire »324 .

Son plan est de restituer aux hommes leur dignité : « Sous la fraternité des armes [...] il sentait

la rupture possible comme il eût senti la menace de la crise chez un ami épileptique ou fou, au moment

de sa plus grande lucidité. »325

Après la visite à Han-Kéou et sa conversation avec Vologuine à la section de l’Internationale,

ses hésitations augmentent car la ville lui paraît « un décor ensanglanté. »326Pour Kyo, la trahison, la

répression du mouvement paysan, donne « une confuse valeur »327 au projet de Tchen. Le dilemme est

de choisir entre la discipline du Parti et la vie de ses camarades, car rendre les armes signifie livrer

ceux qui ont suivi ses ordres : « En même temps que le rapprochait de Tchen la camaraderie nocturne,

une grande dépendence pénétrait Kyo, l’angoisse de n’être qu’un homme, que lui-même. »328

319 Ibidem, p. 50320 Idem321 Ibidem, p. 59322 Idem323Ibidem, p. 108324 Idem325 Ibidem, p. 112326 Ibidem, p. 119327 Ibidem, p. 122328 Ibidem, p. 128

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Page 70: Hypostases de La Condition Humaine

Sans l’appui du Comité Central la révolution doit accoucher ou mourir, aussi comme ses

troupes : « Sans doute étaient-ils tous condamnés : l’essentiel était que ce ne fût pas en vain. Il était

certain que Tchen, lui aussi, se liait en cet instant à lui d’une amitié de prisonniers. »329 Il ne trahit pas

ses troupes, il se sépare de Moscou parce que son idéologie est la justice sociale. La révolution est

pour lui une revendication de la fraternité, de l’égalité, de la libération des peuples qui travaillent dans

la misère. Le désir d’une société meilleure est plus forte que la fatalité : « ...il jouait sa propre vie, et

vivait parmi des hommes qui savaient que la leur était chaque jour menacét [...] c’était la première fois

qu’il rencontrait la fascination de la mort, dans cet ami à peine visible... »330

Trahi par Clappique (qui joue au hasard, la nuit de leur rendez-vous), Kyo est incarcéré à la

prison de droit commun, parmi des hommes, « comme des vers »331: le héros assiste à la cruauté des

autres prisonniers et la violence du gardien envers un fou. La prison est le contraire de ce qu’il désire

pour ses hommes : « Il était résolu à ne pas entendre les insultes, à supporter tout ce qui pourrait être

supporté : l’important était de sortir de là, de reprendre la lutte. »332

« L’enfer, c’est les Autres... »333 Devant l’humiliation totale des êtres Kyo ne reste pas passif,

en prometant de l’argent au gardien qui doit cesser de blesser le vieux fou. Quand les soldats le

conduissent à la Police spéciale, il se sent presque heureux : « Peut-être allait-il à la mort, et pourtant il

sortit avec une joie dont la violence le suprit : il lui semblait qu’il laissait là une part immonde de lui-

même. »334 Après il vainc sa chair (il ne retire la main quand le policier claque son fouet), il paraît

retrouver sa supériorité d’esprit devant Köning: «... tout était pour lui d’une légèreté irréelle. » 335 Le

jeu psychologique avec le téléphone du policier échoue. Kyoshi refuse la collaboration, sauvant la

valeur pour laquelle il lutte : « Je pense que le communisme rendra la dignité possible pour ceux avec

qui je combats. Ce qui est contre lui, en tout ces, les contraint à m’en pas avoir. »336

Condamné à la série A, il rencontre Katow. « La mort, cette grande inconnue [...] est la

suprème limite de la fraternité...»337, Kyoshi accepte de mourir avec ses camarade. Il a la volonté de ne

pas trahir les siens, de donner un exemple aux combatants. « Si l’homme est ce qu’il fait, il est d’abord

ce qu’il a voulu faire : ce n’est pas à l’événement que l’homme se réduit, mais à sa volonté. » 338 Parce

qu’il ne peut pas éviter la mort, il la transforme en valorisation de sa vie :

329 Idem330 Ibidem, p. 129331 Ibidem, p. 237332 Idem333 SARTRE, Jean-Paul, Huis clos334 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 242-243335 Idem336 Ibidem, p. 244337 BOCKEL, Pierre, Malraux. Être et dire. Néocritique, Ed. Plon, Paris, 1976, p. 90338 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 23

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Page 71: Hypostases de La Condition Humaine

« Il s’imagina , allongé, immobile, les yeux fermés, le visage apaisé par la sérénité que dispense la mort pendant un jour à presque tous les cadavres, comme si devait être exprimé la dignité même des plus miserables. Il avait beaucoup vu mourir, et, aidé par son éducation japonaise, il avait toujours pensé qu’il est beau de mourir de sa mort, d’une mort qui ressemble à sa vie [...] Il se souvient - le coeur arrêté – les disques de phonographe. Temps où l’espoir conservait un sens! »339

Dans sa séparation des autres, de ceux qui ont la vie devant eux, ses pensées se dirigent vers sa

bien-aimée, May, qui « l’avait délivré de toute solitude, sinon de toute amerture »340 et son père « qui

lui avait toujours donné l’impression non de faiblesse, mais de force. »341 Il « construit » sa mort, près

des autres condamnés, pour garder l’espoir dans la prison, « lieu où s’arrête le temps. »342

« C’était dans ce préau séparé de tous [...] partout où les hommes travaillent dans la peine, dans l’absurdité, dans l’humiliation, on pensait à des condamnés semblables à ceux-là comme les croyances prient ; et, dans la ville on commençait à aimer ces mourants comme s’ils eussent été déjà morts... Entre tout ce que cette dernière nuit couvrait de la terre, ce lieu de râles était sans doute le plus lourd d’amour viril. Gémir avec cette foule couchée, rejoindre jusque dans son murmure de plaintes cette souffrance sacrifiée...»343

Le murmure, la rumeur qui se prolonge jusqu’au fond de la nuit, le chuchotement de la

douleur, ont la « majesté de chant funebre. »344 Il accepte volontairement la mort par empoisonnement,

parce qu’il peut ainsi sentir la dignité de choisir le sens de sa vie :

« ... il mourait parmi ceux avec qui il aurait voulu vivre ; il mourait comme chacun de ces hommes couchés, pour avoir donné un sens à sa vie [...] mourir pouvait être un acte exalté, la suprême expression d’une vie à quoi cette mort ressemblait tant ; et c’était échapper à ces deux soldats qui s’approchaient en hésitant. »345

En écrasant le poison entre ses dents, en sentant la convulsion avec lucidité, il lutte contre

l’humiliation, contre la mort provoquée par les autres. Le héros vit pour et dans le monde de ses

croyances, et la croyance de Kyo est la dignité, pour laquelle il a lutté toute sa vie. Sa mort n’est que

l’accomplissement de son existence car « qu’eût valu une vie pour laquelle il n’eût pas accepté de

mourir. »346

339 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 257340 Idem341 Idem342 Idem343 Ibidem, p. 257-258344 Idem345 Idem346 Idem

71

Page 72: Hypostases de La Condition Humaine

8.3 Katow et la compassion

La présence de Katow dans le roman est discrète, simple, mais émouvante tout comme sa

mort. Au début du roman il se trouve « en arrière, dans l’ombre. »347 La discrétion est sa

caractéristique. « Cette bonne tête de Pierrot russe – petits yeux rigoleurs et nez en air- [...] savait ce

qu’était la mort. »348 Il le sait, il sent « la gourmandise de vivre » parce qu’il est le plus âgé des

combatants, un « vieux routier de la Révolution. »349 Tout comme Gisors, il comprend les hommes,

mais non simplement par la contemplation : il vit près d’eux et partage leurs états d’âme parce qu’il a

veçu toutes les expériences des autres combatants: cinq ans de misère et de bagne en Sibérie, le

rapprochement de la mort (il est mal mitraillé en 1917), le conflit de l’amour et de l’action

révolutionnaire (la relation avec une jeune ouvrière), l’abandon des siens et de son pays.

L’expérience se trouve à la base de l’estime et de l’affection pour les autres : il partage les

bonbons avec Tchen et lui demande, le premier, si l’assassinat a bien marché, en comprennant son

angoisse. Plus tard, Katow traverse les rues de Shanghaï pour l’avertir que Chang-Kaï-Shek possède

plusieures voitures et son sacrifice sera en vain. Katow évite d’exprimer sa pitié pour ne pas humilier

Hemmelrich. À la fin du roman, il donne sa cyanure aux combatants plus jeunes.

En attendant la vedette Shan-Tung pour récupérer les armes, « le souvenir qu’appelait en lui

l’approche de chaque combat prenait une fois de plus possession de son esprit. » 3502 Il se souvient de

la scène, sur le front de Lituanie, où son bataillon avait été pris par les Blancs et obligé de creuser des

fosses avant d’être mitraillé :

«...malgré la mort, les hommes se dépêchaient pour se réchauffer [...] Derrière eux [...] femmes, enfants et vieillards du village étaient massés [...] mobilisés pour assister à l’exemple, agitant la tête comme s’ils se fussent efforcés de ne pas regarder, mais fascinés par l’angoise [...] Ils s’étaient alignés de nouveau, au bord de la fosse cette fois, face aux mitrailleuses, clairs sur la neige : chair et chemises. »351

Katow est conscient de l’iminence de la mort sur le champ de bataille : il lui oppose la

fraternité, le dévouement gratuit pour la cause et pour les autres. Chaque mission est pour lui « une

347 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 16348 Ibidem, p. 17349 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique , Hatier, Paris, 1998, p.3 4350 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 63351 Ibidem, p. 64

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Page 73: Hypostases de La Condition Humaine

affaire pour les débutants. »352 L’expérience des soldats du train blindé ne lui est pas étrangère car il a

fait partie d’un des trains blindés de Sibérie. Il revit les sensations, fasciné par le voisinage avec la

mort, par la réaction des hommes qui défendent leur vie :

« ... son imagination lui faisait suivre l’agonie [...] Le train même entrait dans une transe furieuse. Tirant toujours de partout, ébranlé par sa frénésie même, il semblait vouloir s’arracher de ses rails, comme si la rage désespérée des hommes qu’il abritait eût passé dans cette armure prissonière [...] Ce qui, dans ce déchaînement, fascinait Katow [...] c’était le frémissement des rails qui maintenaient tous ces hurlements ainsi qu’une camisole de force [...] Derrière chaque blindage, un homme du train écoutait ce bruit comme la voix même de la mort. » 353

Toutes ses actions sont guidées par « l’amitié absolue, sans réticences et sans examen, que

donne seule le mort. »354 Il lutte contre l’angoisse, par sa confiance dans les hommes ( et non pas dans

les saints), par son action bienfaisante qui redonne la confiance aux autres. Ce trait le différencie de

Tchen, incapable de trouver le lien avec les siens, et de Kyo qui est pris dans ses plans. Katow

construit une liaison personnelle et durable avec les autres surtout dans la prison de Kuomintang : «

C’est une gare. Nous en partirons pour nulle pert, et voilà... » 355

Le héros trouve la plus évidente forme de la fraternité : l’égalité devant la mort, devant les

menaces et les blessure, « parmi tous ces frères dans l’ordre mendiant de la Révolution : chacun de ces

hommes avait rageusement saisi au passage la seule grandeur qui pût être la sienne. » 356 Il rencontre

Kyo, Lou-You-Shuen, Souen, d’autres camarades inconnus, il assiste aux crises nerveuses des

victimes, à la mort silencieuse de Kyo. La solitude envahit son âme, l’abandon lui donne le repos

cherché toute sa vie:

« Katow, depuis la mort de Kyo [...] se sentait rejeté à une solitude d’autant plus forte et douloureuse qu’il était entouré des siens. Le Chinois qu’il avait fallu emporter pour le tuer, secoué par la crise de nerf, l’obsédait. Et pourtant il trouvait dans cet abandon total la sensation du repos, comme si, depuis des années, il eût attendu cela ; repos rencontré, retrouvé, aux pires instants de sa vie. »357

À la question « que faire d’une âme, s’il n’y a ni Dieu ni Christ ? »358 , Katow réplique par un

héroïsme « rare, abrupt et solitaire»359, par la compassion pour deux autres condamnés plus jeunes.

L’épisode du don de cyanure est « le plus saisissant instant de fraternité. »360 Seul, entre le corps de

352 Idem353 Ibidem, p. 113354 Ibidem, p. 255355 Ibidem, p. 251-252356 Ibidem, p. 255357 Ibidem, p. 259358 Ibidem, p. 59359 MOUNIER, Emmanuel, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos. L’espoir des désespérés, Editions du Seuil, Paris, 1953, p. 33360 ROGER, Stéphane, André Malraux, entretiens et precisions, Ed. Gallimard, Paris, 1984, p. 78

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Page 74: Hypostases de La Condition Humaine

son ami mort et les deux compagnons épouvantés, il décide de ménager les plus jeunes d’une mort

horrible : « Mais un homme pouvait être plus fort que cette solitude [...] la peur luttait en lui contre la

plus terrible tentation de sa vie. »361 Il donne son cyanure au Souen et à son camarade, en soulignant le

fait qu’il a choisi d’affronter une autre mort pour les protéger: « Il n’y en a absolument que pour deux.

»362 La confiance, la charité lui permet de renoncer à une morte qu’il pouvait choisir. L’essentiel pour

lui est de n’être pas seul à la fin, de sentir sa vie pleine, de faire partie de la famille des hommes. Dans

l’obscurité la cyanure se perd :

« Une colère sans limites montait en lui mais retombait combattue par cette impossibilitèé. Et pourtant ! Avoir donné cela pour que cet idiot le perdît ! ... Katow, lui aussi, serrait la main, à la limite des larmes, pris par cette pauvre fraternité sans visage, presque sans vraie voix (tous les chuchotements se ressemblent) qui lui était donnée dans cette obscurité contre le plus grand don qu’il eût jamais fait, et qui était peut-être fait en vain.»363

La tentation se répète. Le moment où il trouve la cyanure, est une vraie résurrection, parce

qu’il retrouve son moyen de vaincre l’angoisse : « La main qu’il tenait tordit soudain la sienne, et,

comme s’il eût communiqué pae elle avec le corps perdu dans l’obscurité ... Il enviait cette

suffocation convulsive. Presque en même temps l’autre : un cri étranglé...» 364

La pulsion de la vie le fait penser aux moyens de lutter contre la mort : « Dès que je serai

dehors, je vais essayer d’en étrangler un ... Ils me brûleront, mais mort. »365 Le plan est inutile car ses

mains sont attachées derrière son dos. Comme Kyo, Katow donne un exemple de dignité aux autres : «

Toute l’obscurité de la salle était vivante, et le suivait du regard pas à pas ... le rythme de de sa

marche, avec amour, avec effroi, avec résignation ... Tous restèrent la tête levée : la porte se

refermait. »366

La mort de Katow est l’écho de sa vie : une vie digne, volontaire, pleine de compassion envers

les siens. Son sacrifice est une message de la fraternité.

361 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 260362 Idem363 Ibidem, p. 261364 Ibidem, p.262365 Ibidem, p.263366 Idem

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Page 75: Hypostases de La Condition Humaine

III. APPROCHE CINÉMATOGRAPHIQUE

1. La naissance d’un nouvel art

Dans le monde de l’électricité, de la vitesse, des guerres, dans une moitié de siècle très

agitée, les arts font appel à des formes variées pour refléter la complexité de la vie. Au début

du XX-ème siècle la littérature, le théâtre, la peinture, la musique, la sculpture, l’architecture

sont en train de se redéfinir. Les lettres, les sons, les images, les formes séparés, ne peuvent

pas capter l’image d’un monde en pleine effervescence. En conséquence, il apparaît un nouvel

art : le cinéma.

L’évolution technique et l’évolution des formes de divertissements rendent possible la

naissance d’un septième art, qui se caractérise par un fort syncrétisme. Selon le Dictionnaire

Larousse, le cinématographe est l’appareil qui permet l’enregistrement ou la projection d’une

suite de vues donnant l’impression de mouvement ou la projection animée de vues,

accompagné ou non de son.

L’acte de naissance du cinéma est la première projection publique donnée par les

frères Lumière le 28 décembre 1895 au Salon indien du Grand Café au Paris. Le premier film

tourné par Louis Lumière est Sortie d'usine plus connu aujourd'hui sous le nom de La Sortie

des Usines Lumière. La première représentation privée du cinématographe Lumière a lieu à

Paris le 22 mars 1895 dans les locaux de la Société d'Encouragement pour l'Industrie

Nationale, à Lyon. L’art des images en mouvement a un grand success.

Sous l'influence des frères Lumière, une large part de la production cinématographique

de la fin du XIX-ème siècle est consacrée à des évènements, des scènes de vie ou à des vues

filmées de monuments (travelling). Les production ont un caractère documentaire. De son

côté, Georges Méliès, directeur du Théâtre Robert-Houdin, tire du cinématographe un

potentiel illusionniste, faisant recours au trucage, à la féerie, utilisant les procédés de

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Page 76: Hypostases de La Condition Humaine

surimpression de la photographie. Il adapte Cendrillon, Barbe Bleue, Les Voyages de

Gulliver et connaît l’apogée de son cinéma avec Le Voyage dans la Lune en 1902.

Les films produits jusqu’en 1927 sont déporvus de piste sonore; quoique le

phonographe soit inventé depuis 1877 par Thomas Edison, la sonorisation des filmes reste un

processus difficile à éluder. Le cinéma muet se distingue par ses comiques (en 1921, Le

Kid rend célèbre Charlie Chaplin) et par ses filmes au caractère politique : David Griffith

(1915, Naissance d’une nation). En 1927, on lance le premier film partiellement sonore, Le

Chanteur de jazz (par Crosland).

Une autre catégorie est représenté par les écranisations selon des livres : Quo Vadis ?

(1912) d'après le roman de Henryk Sienkiewicz, Les Derniers jours de Pompéi (1913) d'après

le roman de Edward Bulwer Lyttonet, Nosferatu le Vampire (1922) librement adapté

du Dracula, le roman de Bram Stoker, Renée Falconetti incarne Jeanne d'Arc dans La Passion

de Jeanne d'Arc (1928), puis en 1935, Greta Garbo joue le role d’Anna Karenina dans

l’écranisation homonyme du roman de Tolstoï.

Les films suivent l’atmosphère d’un moitié de siècle en pleine guerre : en 1937, Jean

Renoir produit La Grande Illusion, film considéré comme un chef d'œuvre du cinéma

français. Suivent La Règle du jeu (1939) et puis L’Espoir, Sierra de Teruel (1945), inspiré du

roman L’Espoir (1937) d’André Malraux.

Le cinéma « a ébranlé les structures fondamentales des genres, des arts traditionnels

du langage et même de la pensée […] Parmi ses traits dominants figurant l’exigence

d’approfondissemant, la quête des essesnces (poésie pure, roman pur, peinture pur ), la remise

en question de toutes les valeurs […] opérer dans la littérature et les arts une revolution

perpétuelle. »367

Devant le langage verbal et le langage écrit, de la littérature pleine d’images visuelles,

auditives, olfactives, synesthésiques, les photos du roman, de la forme immobile et froide des

sculptures, devant les arts qui s’adressent aux sens tour à tour, le cinema actualise toujours

l’image qui reproduit le spectacle signifié. Le cinéma, comme les autres arts, commence là où

le langage ordinaire finit.

« Né de l’union de plusieurs formes d’expression préexistentes qui ne perdent pas

entièrement leurs lois propres (l’image, la parole, la musique, les bruits même) le cinéma est

367 LAGARDE, André, MICHARD, Henri, Le XX siècle, Ed. Bordas, Paris, 1996, p.7

76

Page 77: Hypostases de La Condition Humaine

obligé de composer les sens du mot. »368 Son produit, le film, est « trop clairement un message

»369, « art rythmique, tableau en mouvement, vie sur la toile, projection totale de l’âme

moderne.»370 Comme chaque message est basé sur un code fortement organize, on peut

affirmer que le cinéma a son propre langage.

Pour Saussure le langage est la langue actualisée par les paroles. L’image joue dans le

cinéma le role que la parole joue dans la littérature : « Au cinéma […] le signifiant est une

image, le signifié est ce que l’image représente »371 L’image est comme la parole, choisie

selon le contexte, selon le message à transmettre : « passer d’une image à deux images, c’est

passer de l’image au langage. »372

Le cinéma devient un art avec un langage spécifique. Le film écrit en images, suit un

récit, apporte une conscience un mouvement au grand public.

368http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1964_num_4_1_1028 :METZ, Christian, Le cinema : langue ou langage? , 1964, p. 71369 Ibidem, p. 59370 LAZĂR, Ion, Teme şi motive cinematografice, Ed. Meridiane, Bucureşti, 1987, p.140371 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1964_num_4_1_1028METZ, Christian, Le cinema : langue ou langage? , 1964, p. 74 372 Ibidem, p. 63

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Page 78: Hypostases de La Condition Humaine

2. Vision et terminologie

Le septième art renouvèle l’image du monde. On transforme les donnés de la réalité

(comme dans la littérature) pour les tisser dans un message universel. Le cinéma devient une

langue qui transcrit la réalité, le film - image du monde.

L’apparition d’une nouvelle forme de message pose les mêmes problèmes que le récit:

la catégorie du temps « où s’exprime le rapport entre le temps de l’histoire et celui du

discours»373, celle de l’aspect « ou la manière dont l’histoire est perçue par le narrateur »374 et

celle du mode ou « le type de discours utilisé par le narrateur […] les relations

d’enchaînement, d’alternance ou d’enchâssement entre les différentes lignes d’action

constitutives de l histoire. »375

L’écriture visuelle se plie sur les modes d’organisation de la littérature. Le récit

filmique est une séquence deux fois temporelle : comme dans les livres il y a le temps de la

chose racontée et celui du récit. Par le récit on comprend « l’énoncé naratif, le discours oral

ou écrit qui assume la relation d’un événement ou d’une série d’événements […] la

succession d’événements, réels ou fictifs, qui font l’objet de ce discours, et leurs diverses

relations d’enchaînement, d’opposition, de répétition… »376

« L’une des fonctions du récit est de monnayer un temps dans un autre temps […] trois

ans de la vie du héros résumés en deux phrases d’un roman, ou en quelques plans d’un

montage… »377

Un roman est composé d’images ( forme sous laquelle un objet est perçu, espect

nouveau ou particulier sous lequel un être ou une chose apparaît), des photos immobiles, un

film est une succession d’images mobiles. Le roman représente les êtres ou les choses par la

parole ou l’écriture, le cinéma par des répliques perceptibles.

373 GENETTE, Gerard, Figures III, Seuil, Paris, 1972, p. 74374 Idem375 Idem376 Ibidem, p. 77377 METZ, Christian, Essais sut la signification du cinéma, Klincksiek, Paris, 1968, p. 27

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Page 79: Hypostases de La Condition Humaine

Le description rend les choses visibles dans le temps de la lecture : dans le film c’est

la lumière qui joue cet rôle. On définit, dans ce contexte, la lumière comme l’énergie émanant

d’un corps (le réflecteur) sur la rétine de manière à rendre les choses visibles. Le

correspondant dans le peinture sont les taches, les touches de couleurs qui représentant les

parties éclairées dans un dessin, un tableau, une gravure.

L’éclairage comme mise en valeur d’un sujet, comme manière particulière de voir, de

comprendre, de considérer quelque chose apparaît dans le film. C’est une marque de la

subjectivité du scénariste (auteur spécialisé dans la rédaction et l’adaptation de textes pour le

cinéma) comme l’est la description de certains éléments pour le narrateur.

Chaque oeuvre d’art est basée sur un plan détaillé : pour le film on appelle ce plan

scénario, trame écrite des différentes scènes, comprenant généralement le découpage et les

dialogues, le déroulement concerté, préétabli d’un action, d’un événement. Comme l’auteur,

le metteur en scène est le gérant des biens, du matériel et du personnel. Le scénariste comme

le narrateur produit le monde fictif de l’oeuvre qu’il veut transmettre à un déstinataire,

exprime sa vision sur le monde à travers les personnages (les masques des acteurs).

Le décor (l’ensemble des peintures et accesoires qui dessinent le lieu où se passe

l’action) est complété par la bande sonore. L’impression d’unité, de diversité dans un film est

le produit du montage, l’assemblage des divers plans d'un film en fonction de la continuité du

film et avec synchronisation des enregistrements sonores. 

La lumière, les matières, le raccourci, le clair-obscur ou l'art de peindre, le travelling

(le déplacement de la caméra pour traduire le mouvement ou pour réaliser des effects

spéciaux) et le montage rapide du cinéma font du langage cinématographique un langage

artistique.

Le cinéma échappe donc à la function de reproduction et acquiert une indépendence

qui permet aux réalisateurs de choisir des instants significatif, des situations privilégiées pour

créér des moments parfaits dans le film. La nouvelle conscience artistique a comme but la

pensée en images en mouvement. La puissance d’expression du film attaque l’univers

ankylosé du roman qui parfois n’est pas capable de réaliser la communion entre les fragments

de la réalité.

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Page 80: Hypostases de La Condition Humaine

3. Malraux : écrivain et scénariste

Grand écrivain, critique d’art et littéraire, André Malraux « s’est intéressé aux

possibilités du film comme art »378, voyant dans le cinema « une efficacité artistique

parfaite.»379 Sa curiosité par rapport au cinéma n’est pas celle d’un simple spectateur.

À 35 ans, en 1936, Malraux part combattre dans l’aviation aux côtés des Républicains

espagnols. En 1937, il publie L’Espoir et, une année plus tard, il décide de réaliser un film sur

la guerre civile espagnole. L’unique film de Malraux, Sierra de Teruel, est un film d’auteur :

Malraux écrit le scénario et les dialogues, dirige le montage. Le livre n’est pas entièrement

dans le film (la durée de la lecture n’est pas la même avec la durée de visualisation), mais le

film (les images) se retrouve dans le livre. Les scènes d’extérieur sont filmées à Barcelone et

puis en France. Censuré pendant la guerre, le film sera présenté au public, à la Libération,

sous le titre voulu par Malraux : Espoir.

« Ce grand amateur de peinture est lui-même un artiste visuel. »380 En 1934, il

travaille avec Enstein à une adaptation cinématographique d’un autre roman La Condition

humaine, mais les problèmes matériels et la censure ne permettent pas la production du film.

Malraux réunit ses observations et ses pensées dans une étude rédigée en 1939,

publiée en 1946 chez Gallimard, Esquisse d’une psychologie du cinéma. Le livre contient ses

réflexions après le montage de L’Espoir. Deux aspects sont essentiels : l’origine et l’évolution

du cinéma et les rapports entre le cinéma, le théâtre et le roman.

Il cite trois réalisateurs de film, Griffith, Ford et Chaplin et rend publique son

admiration pour quelques acteurs : Greta Garbo, Charlie Chaplin, Jean Gabin, Marlène

Dietrich. Parmi les films mentionnés : Nosferatu, Les Nibelungen, Le Million, Caligari, Je

suis un évedé, la série des Charlots.

Dans le premier chapitre de son travail, Malraux affirme qu’à l’origines du plus récent

des arts il y a le désir de représenter les choses. Dès la Renaissance, entre l’art de l’Occident 378 PAVEL, Constantin, André Malraux. Literatura valorilor umane, Ed. Junimea, Iaşi, 1980, p. 71379 Ibidem, p. 72380 MOATTI, Christiane, Le prédicateur et ses masques : les personages d’André Malraux, Publications de la Sorbonne, 1987, p. 103

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Page 81: Hypostases de La Condition Humaine

et l’art de l’Orient, la différence est visible : « les recherches de la peinture occidentale se

passaient dans un monde à trois dimensions. »381 Chinois et Persans ignorant la profondeur,

l’expression ; le christianisme introduit la représentation dramatique : il apparaît la conscience

de l’Autre, le besoin de relief, de volume, un « besoin fanatique de l’Objet. »382 La conquête

politique entraîne « la clandestine floraison de la peinture moderne »383 tandis que « les

recherches de representation se pétrifient dans une quête délirante et traquée du movement.»384

Les lignes et les couleurs ne représentent plus des êtres ou des choses, mais ils deviennent

l’expression d’un monde intérieur.

« Ce qu’appelant les gestes des noyés du monde baroque n’est pas une modification de

l’image, c’est une succession d’images ; il n’est pas étonnant que cet art de gestes et de

sentiments, obsédé de théâtre, finisse dans le cinema. »385

Au milieu du XIX-ème siècle naît la photographie qui se limite comme la peinture de

capturer le mouvement. Le cinéma « bien qu’il permît de photographier le mouvement, ne

faisait que substituer une gesticulation mobile à une gesticulation immobile. »386 Le problème

reste la succession des plans, résolu artistiquement par l’invention du découpage.

« Tant que le cinéma n’était que moyen de reproduction de personnages en

mouvement, il n’était pas plus un art que la phonographie ou la photographie de reproduction

[…] La naissance du cinéma en tant que moyen d’expression (et non de reproduction) date de

la destruction de cet espace circonscrit, de l’époque où le découpeur imagina la division de

son récit en plans, au lieu de photographier une pièce de théâtre […] Le moyen de

reproduction du cinéma était la photo qui bougeait, mais son moyen d’expression, c’est la

succession des plans. »387 C’est donc de la division en plans que le cinéma naît comme art.

La succession d’images significatives remplit le vide de son mutisme. La parole ne

perfectionne pas le cinema muet : « Le parlant n’est pas plus un perfectionnement du muet

que l’ascenseur n’est un perfectionnement du gratte-ciel. Le gratte-ciel est né de la découverte

du béton armé et celle de l’ascenseur ; le cinéma moderne est né, non pas de la possibilité de

381 http://fgimello.free.fr/enseignements/metz/textes_theoriques/malraux.htmMALRAUX, André, Esquisse d’une psychologie du cinéma, Paris, Gallimard, 1946, chapitre I382 Idem383 Idem384 Idem385 Idem386 Ibidem, chapitre II387 Idem

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Page 82: Hypostases de La Condition Humaine

faire entendre des paroles lorsque parlaient les personages du muet, mais des possibilities

d’expression conjuguées de l’image et du son. »388

Le théâtre, qui ne peut pas exprimer des sentiments que par la parole et le geste, en

face de la menace du film parlant, est « un art presque aussi amputé que le cinéma muet. »389

Un acteur de théâtre est « une petite tête dans une grande salle »390 car un acteur de cinéma est

« une grande tête dans une petite sale. »391 Le théâtre s’exprime par le silence, l’écran muet

par la diversité du visage humain. Comparée au film muet, la pièce de théâtre a l’air d’une

pantomime. Au théâtre on parle toujours (sauf entre actes), dans le film le problème est de

savoir quand le personage doit parler.

Pendant que le rideau est tombé des choses se passent. L’auteur dramatique rend les

faits connus par des allusions, le romancier par des pages blanches, le cinéma par la division

des séquences (l’équivalent du chapitre).

Le cinéma n’a pas une large division comme le roman ou les actes de théâtre. Le

découpage rencontre un obstacle permanent : la continuité du récit. En conclusion, le véritable

rival du film est le roman.

« Le cinéma peut raconter une histoire, et là est sa puissance. »392 Aussi le roman, car

le romancier se met à raconter, à « résumer, et à mettre en scène c’est-à-dire à rendre présent.

J’appelle mise en scène d’un romancier le choix instinctif ou prémédité des instants auxquels

il s’attache et des moyens qu’il emploie pour leur donner une importance particulière. »393 La

mise en scène suppose le passage du récit au dialogue, qui dans le roman sert à exposer. On

essaie de supprimer le romancier omniscient. Le dialogue rend la scène présente et le cinéma

y fonde une partie de sa force : « suggestif, dramatique, elliptique, isolé soudain de tout le

monde comme chez Dostoïevski, ou lié à tout l’univers comme chez Tolstoï, chez chacun, il

est le grand moyen d’action sur le lecteur. »394

Le roman perd son avantage de passer à l’intérieur du personage. Mais est-ce que le

cinéma est un art? Malraux définit l’art comme « l’expression des rapports inconnus et

388 Ibidem, chapitre III389 Ibidem, chapitre IV390 Idem391 Idem392 Ibidem, chapitre V393 Idem394 Idem

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Page 83: Hypostases de La Condition Humaine

soudain convaincants entre les êtres, ou entre les êtres et les choses. » 395 Le cinéma rencontre

le mythe. Le public confond souvent la star avec le rôle du scénario, l’acteur incarne le

personnage qui reste dans la mémoire collective.

« Le cinéma s’adresse aux masses, et les masses aiment le mythe, en bien et en

mal.»396 L’exemple des journaux pendant les guerres est évident. « Le mythe commence à

Fantômas, mais il finit au Christ »397 parce que les hommes sont loin de préférer ce qu’il y a de

meilleur dans le monde.

Malraux conclut que le cinéma est une industrie avec une grande puissance de

distraction et de divertissement. Pourtant, le cinéma est en meme temps un moyen nouveau

d’expression, qui échappe souvent à la reproduction.

395 Ibidem, chapitre VI396 Idem397 Idem

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Page 84: Hypostases de La Condition Humaine

4. L’effet de réel

On parle de roman comme d’oeuvre littéraire en prose d’une certain longueur qui mêle

le réel et l’imaginaire dans une intrigue entre plusieurs personages, presents par leur

psychologie, leurs passions, leur milieu social et leurs aventures pour susciter l’intérêt du

lecteur ; le roman peut être définit comme genre littéraire regroupant la variété des écrits qui

respectent ces particularités.

Le roman est une oeuvre d’art, produit d’une esthétique élaborée à partir d’oeuvres de

référence. Si on adopte la définition de Stendhal qui voit le roman comme « un miroir qu’on

promène le long du chemin », le roman est l’expression écrite de la société. Après la Première

Guerre Mondiale et la crise, les romanciers et les théoriciens entrent dans une période de

réflexion en ce qui concerne la création romanesque : les mutations socialles métamorphosent

les formes et les significations des personnages du roman.

Le romantisme impose au roman de la première moitié du XIX-ème siècle la

méditation mélancolique, la contemplation de la nature, le pessimisme et la rêverie,

promovant une vérité individuelle. Suit le réalisme avec ses histories de moeurs, la création

des types de personnage et la téchnique du détail. Autour de 1880, les romanciers naturalistes

sous l’influence des sciences, de la médecine expérimentale et des débuts de la psychiatrie,

introduisent dans leurs romans des descriptions scientifiques et objectives des individus avec

une précision documentaire., présentant de vraies « tranches de vie. » Entre 1890 et 1920 on

assiste à la crise du concept de réalité dans la littérature. Pour les écrivains symbolistes, le

monde ne se limite à l’apparence concrete, à la connaissance rationnelle. Il y a un mystère à

déchiffrer dans les correspondances du monde . Le symbolisme oscille entre des formes

capables d'évoquer une réalité supérieure et la recherche d'un langage inédit, souvent

hérmétique.

Après 1920, les écrivains se distinguent par la quête fiévreuse d’un engagement, par

le désir de donner une réponse aux problèmes essentiels de la condition humaine devant

l’histoire, devant les événements tragiques.

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Page 85: Hypostases de La Condition Humaine

Romancier, orateur, archéologue, aventurier, critique d’art, ministre de la Culture,

soldat révolutionnaire et homme d’action, Malraux « fait cautionner son ouvre par ses

actes.»398 L’imagination s’anime sur les faits. Le caractère fruste des évenéments, l’allure

impersonnelle, les phrases qui ne tombent jamais dans la confidence sont caractéristiques pour

ses romans. Il utilise pour écrire toutes les ressources « d’une mémoire infernale »399 comme

affirmait sa femme, Clara Malraux.

« Si les écrivains sont les ingénieurs des âmes, n’oubliez pas que la plus haute fonction

d’un ingénieur, c’est d’inventer ! L’art n’est pas une soumission, c’est une conquête. »400 dit

Malraux en 1934, au congrès des écrivains de Moscou.

Le refus de l’imagination n’est pas une privation pour Malraux qui prolonge, transpose

son experience. Il a besoin de l’éprouvé de la même manière que les autres font appel à

l’imagination. La matière historique de son temps devient matière romanesque. Le roman

n’est pourtant un reportage, mais une tragédie de la condition humaine, car on n’a pas de

happy-ends chez Malraux.

Les événements de l’Histoire connue, surprise au surface dans les journaux, se

transforment dans ses livres en drame personnelle, dans une sorte d’irréalité. Le but du

romancier n’est pas de « faire concurrence à l’état civil, mais faire concurrence à la réalité qui

lui est imposé. »401

Ses oeuvres sont l’expression d’une personnalité volontaire, ses idées « la forme

même d’une passion »402. Il n’y a pas la tentative de reconstitution de l’histoire parce qu’il est

contemporain avec les événements de ses romans.

398 BONHOMME, Jacques, André Malraux ou le conformiste, Ed. Régine Deforges, Paris, 1977, p. 57399 Ibidem, p. 23400 Ibidem, p. 78401 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 38402 Ibidem, p. 67

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Page 86: Hypostases de La Condition Humaine

5. Un roman reportage

Une double aventure indochinoise expédition archeologique au Cambodge et la

création d’un journal d’opposition au Gouvernement colonialiste) fournit le matériel pour ses

premiers romans : Les Conquérants (1928), La Voie Royale (1930), La Condition Humaine

(1933).

Ses rapports avec l’Asie, l’Indochine et la Chine rendent à ses oeuvres l’impression de

véridicité, de reportage. Passionné par l’art, par la nouveauté, Malraux part pour Asie en

1925. Le but est de trouver dans les temples de pieces de l’art aakhmer, peu connu à l’époque.

Il est jugé et condamné à Saigon. Grâce à l’intervention des intellectuels français il rentre en

France en 1924. L’aventure le fait témoigner de la souffrance des colonisés. En 1925 il

repartit vers l’Indochine et fonde le journal L’Indochine qui combat le système colonial et

critique le gouverneur de la Cochinchine. Son journal est interdit mais il recrée à Saigon un

autre : L’Indochine enchaînée. Entre 1926-1927 il fait des voyages en Chine et participe aux

actions nationalistes. Comme un vrai reporter il recueillit des informations d’actualité à leur

source et informe l’oppinion publique sur les faits enquêtés. À l’occasion de son passage à

Shanghai en 1931, Malraux rencontre Georges Mamue, journaliste et expert de la Chine qui

lui offer des informations solides sur les événements politiques.

La Condition humaine relate le parcours du groupe révolutionnaire communiste de

Shanghaï qui veut faciliter la prise de la ville par l’Armée révolutionnaire du Kuomitang qui

se trouve sous le commandement de Chang Kaï-Shek. Il lutte contre les communistes et avec

l’aide du cercle de hommes d’affaires chinois et les Occidentaux fait assassiner les ouvriers et

les chefs communistes de l’insurréction : le massacre de Shanghai, le 12 avril 1927.

Le livre suit le schéma du mouvement révolutionnaire avec une précision qui fait

penser aux ouvrages d’histoire. Les sept parties du roman sont inscrites dans la durée et dans

l’espace, surprennant les moments clef du mouvement. Les six premières parties se déroulent

à Shanghaï en 1927 : le 21 mars, le 22 mars, le 23 mars, le 11 avril, la nuit au 12 avril, le 13

avril. La septième partie se pass à Paris, au mois de juillet, soulignant les effets des événement

de Chine sur l’économie française.

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Page 87: Hypostases de La Condition Humaine

Mais La Condition humaine n’est pas un reportage sur Chine. « Aux yeux de Malraux,

l’ouvre littéraire n’est ni un monument ni un document. »403. Ce livre « n’est pas un roman de

l’énergie international. Il faut éviter de lire avec l’oeil fixe, l’oeil révolutionnaire, l’oeil

métaphysique ou l’oeil esthétisant. »404

Dans l’overture de la preface que Malraux donne au livre d’André Viollis, Indochine

S.O.S, en 1935, il révèle sa conception de la literature : « Le reportage continue pourtant une

des lignes les plus fortes du roman français de Balzac à Zola : l’intrusion d’un personage dans

un monde qu’il nous découvre en le découvrant lui même […] La force virtuelle du reportage

tient à ce que’il refuse nécessairement l’évasion, à ce qu’il trouve sa forme la plus élevée

(tout comme dans le roman de Tolstoi) dans la possession du réel par l’intelligence et la

sensibilité, et non dans la création d’un univers imaginaire (univers destine parfois, lui aussi, à

la possession du reel). Un reporter, dans un art dont la métaphore est l’expression essentielle,

ne peut être qu’un manouvre ; le poète, le romancier seront toujours plus grands que lui. Si

l’objet de l’art est de détruire le fait, le reporter est battu.

La création de l’artiste n’est ni imitation ni refus du monde, mais un precessus de

filtrage des informations. La Condition humaine comprend une histoire du combat, mais

l’Histoire est seulement un prétexte pour activer le domaine romanesque, le problème de

l’anti-destin et de la condition humaine à travers les personnages mis en situation qui font

référence à la vérité.

403 LOEHR, Joël, Pour une histoire littéraire au rebours, in "Poétique", Seuil, Février 2010, N°161, p.43404 KADDOUR, Henri, La prunelle et l’écriture, étude sur les chats, de " La Condition humaine " aux " Antimémoires ", in "Littérature", Larousse, Décembre 1996, N°104, p. 56

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Page 88: Hypostases de La Condition Humaine

6. Un narrateur prédicateur et ses masques

Dans les oeuvres de Malraux disparaît la limite entre ceux qui ont raison et ce qui ont

tort. Il transfigure le réel, le transforme pour traduire à travers ses thèmes la solitude

fondamentale de l’homme devant la mort, devant ce qui lui impose sa condition. Avant d’être

des Occidentals ou des Orientals ses personages sont hommes.

Les intrigues ont comme resource l’expérience personnelle du romancier mais aussi la

conscience collective. On remarque chez Malraux la fréquence des substantifs appartenent au

vocabulaire du corps humain ou des sentiments. La matière réelle lui permet de poser

(souvent par la forme d’une anecdote) des interrogations sut le rapport Homme-Destin.

« Comme chez Dostoïevski, les traces de Malraux se trouvent dans divers

personnages; l’exemple le plus frappant est celui des humanists Gisors dans La Condition

humaine… »405 L’histoire est secondaire car l’accent est mis sur l’imensité du Moi. « Correct,

froid, dépourvu de toute affectivité, ila une activité cérébrale considerable et un amour sans

mesure… »406 Il ne se complait pas dans son passé, il detruit l’histoire par ses oeuvres car l’art

lui paraît « un moyen d’échapper à la condition d’homme… Dans ce qu’il a d’essentiel, notre

art est une humanisation

du monde. »407

Malraux avoue au Stéphane Roger qu’il est frappe par des romans comme L’Idiote,

par Robinson Crusoe et par Don Quichotte, parce que les héros sont séparés des hommes par

leur nature, leur naufrage ou leur folie. Le premier lutte par la sainteté, le second par le travail,

le troisième par le rêve. Les personnages de Malraux luttent par les trois moyens.

Pour mieux comprendre la psychologie de ses personnages ont cherche des indices

dans le passé de Malraux parce que « évoquant la réalité objective d’un temps, Malraux ne

cesse pas de parler de lui-même. »408

L’univers romanesque de La Condition humaine est plein d’amerture, une amerture

alimentée par la lucidité des héros. L’image de l’enfance manque, et l’enfant (s’il y apparaît)

est malade. Malraux déteste son enfance. Comme Tchen et Kyo il s’éloigne de sa famille. Sa

405 ROGER, Stéphane, André Malraux, entretiens et precisions, Ed. Gallimard, Paris, 1984, p. 68406 Ibidem, p. 51407 MOATTI, Christiane, Le prédicateur et ses masques : les personages d’André Malraux, Publications de la Sorbonne, 1987, p. 11408 PICON, Gaëtan, André Malraux, Gallimard, Paris, 1945, p. 21

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Page 89: Hypostases de La Condition Humaine

mère, Berthe Lamy, travaille modestement dans un ministère, son père, gros banquier, home

fort, élégant, beau parleur et un peu coureur des femmes (traits qui se retrouvent chez Ferral)

lui paye une pension sans s’impliquer affectivement.

Le jeune Malraux caractérisé par un dandysme alimentaire, vestimentaire et intelectuel

a le talent de causer « mirobolant » (selon sa femme) et cherche les pretextes pour s’intéresser

aux êtres : lecteur, libraire, éditeur, aventurier, romancier, homme politique, il cherche

toujours la vie, la personnalité qu’une existence dévoile à elle-même. Cette recherché

caractérise ses personnages aussi. Kyo, Tchen, Katow, Hemmelrich adoptent l’acte,

Clappique le rêve, Gisors la réflexion, Ferral le pouvoir, May l’amour. La scène quand May

avoue son infidélité est peut être l’image d’une scène de la vie du couple André Malraux-

Clara Goldsmith : sous l’effet de la drogue, conformément au pacte de liberté réciproque, elle

lui avoue l’aventure avec un diplomate.

La multiplicité des facettes de l’être se retrouve dans l’image de ses personnages.

L’homme impliqué dans les luttes est obsédé par la mort et le suicide comme Tchen. Il essaie

toujours d’échapper à sa condition par l’acte.

Malraux attribue les episodes d’examen de soi-même aux circonstances que le

personage ne peut pas domineer : la maladie chez Hemmelrich, la fatigue et la jalousie chez

Kyo, le suicide

chez Tchen, la mort de la personne aimée chez Gisors, la perte du pouvoir chez Ferral

(l’image de l’Occidental qui veut tout conquérir).

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Page 90: Hypostases de La Condition Humaine

7. L’influence de l’expressionisme

On définit l’expressionisme comme mouvement artistique d’avant-garde apparu au

début du XX-ème siècle en Allemagne qui se forme en opposition avec l’impressionisme basé

sur la notation concrète du vivant (les sujets sont les paysages ou les scènes quotidiens de la

vie contemporaine librement interprétés et recréés selon la vision et la sensibilité personnelle

du peintre). Le courent se manifeste en multiples domaines artistiques : la peinture,

l'architecture, la littérature, le théâtre, le cinéma, la musique, la danse, etc.

Les styles cinématographiques empruntent de traits essentiels aux autres arts.

L’expressionnisme dans le cinéma se développe en Allemagne dans les années 1920. Dans

son livre Thèmes et motifs cinématographiques409 Ioan Lazăr fait la synthèse des principales

caractéristiques du mouvement dans le cinéma, traits qu’on peut identifier dans le roman La

Condition humaine.

L'art du film devient la projection d'une subjectivité qui tend à déformer la réalité pour

inspirer au spectateur une réaction émotionnelle. Les représentations sont souvent fondées sur

des visions angoissantes.

Sous l’influence de la tension intérieure on met souvent en scène des symboles,

influencées par la psychanalyse naissante.

Le décor suggère une atmosphère effroyable, en assumant les êtats d’âme de l’acteur.

La lumière donne l’impression de peinture, soulignant des lignes, des couleurs, des traits : le

décor ne s'anthropomorphise pas, il est mobile, musical, nonfiguratif, il est stylographique, le

noir, le blanc et le rouge prédominent.

Le mouvement des personnages se réalise en pénombre, la réalité corporelle manque.

Les portraits donnent l’impression d’une caricature. L’art démasque la réalité, et la remplace

par une reconstruction personnelle. La déformation expressive tente d’exprimer l’univers

déchirant des émotions en face des impressions de la réalité.

« Malraux, grand amateur d’art plastigue fait appel aux lignes d’ensemble, aux forms,

aux oppositions chromatiques, aux effets d’ombre et de lumière. »410Ses romans font appel à

409LAZĂR, Ioan, Teme şi motive cinematografice, Ed. Meridiane, Bucureşti, 1987, p.254410MOATTI, Christiane, Le prédicateur et ses masques : les personages d’André Malraux, Publications de la Sorbonne, 1987, p.80

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Page 91: Hypostases de La Condition Humaine

la mémoire visuelle, cherchant les significations sur les apparences d’un monde qu’il soumet

à une reconstruction personnelle.

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Page 92: Hypostases de La Condition Humaine

8. Éléments filmiques et techniques

Dans les livres de Malraux les épisodes s’apparentent aux extraits de film. Son écriture

permet d’animer les images parce qu’il n’y a pas de tableaux fixes mais des tableaux en

mouvement. Les scènes sont observées (comme un caméra) tour à tour, par la présentation des

différentes parties de l’image par l’éclairage.

La représentation des différents points de vue, la tension d’âme, la conscience tragique

de la condition de l’homme en face de la mort, la cadence des phrases, l’impression de

narration vibrante (notations brèves, rapides, coupées) sont assurés par le montage. Les

pauses, représentées dans la « syntaxe cinématographique » par des ellipses, complétent le

contenu global de l’oeuvre. L’image n’est qu’un signifiant : le signifié reste souvent dans

l’ombre.

« L’image est le plus souvent métaphore, non point image simple et nue : elle porte la

marquee d’une puissance personnelle de stylisation. »411

Malraux surprend les faits d’une réalité complexe et violente, ajustant les images à son

livre par le cadrage. Il délimite le champ de vue en fonction de ce qu’il veut transmettre au

lecteur. Le gros-plan alterne avec le plan d’ensemble (le regard surplombant qui domine le

sol) : le contraste proche-loin appelle la participation de l’observateur (le lecteur), le

voyeurisme car le romancier aime regarder, observer les choses et les gens. Le regard s’adapte

naturellement selon l’objet observe.

De nombreuses indications accompagnent la transcription des paroles, des

mouvements, des mimiques, des expressions, de la voix des personnages, rappelant des

indications d’un scénariste qui veut donner l’illusion d’existence physique à ses personnages.

L’univers intérieur est seulement évoqué. Sous l’apparence des traits physiques se développe

un portrait moral.

L’impression d’esthétique cinématographique est renforcée à travers le roman par la

présence d’une « bande-son ». Le romancier accorde plus d’attention aux mouvements

musicaux, à la sonorisation des scènes.

Les questions des personnages qui se trouvent souvent dans une obscurité protectrice,

les mots ou les sons, comme des balles, de la voix hors-camp ou de la voix off, les images qui

411 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 14

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Page 93: Hypostases de La Condition Humaine

alternent et qui suivent une loqique, font de son roman une oeuvre « parlant », une oeuvre en

mouvement qui roule sous les yeux d’un lecteur qui se transforme en spectateur.

8.1 La technique du montage

L’un des aspects les plus importants de l’oeuvre de Malraux consiste dans le choix des

scènes significatives. La mise en ordre des faits, des événements rapproche ses livres au film.

Le montage chez Malraux est basé sur une simultanéité « discontinue » : pour agrandir

la force d’expression, le romancier élimine tout ce qui est inutile. Raconter signifie résumer et

actualiser par la mise en scène.

Chez Malraux les scènes absorbent la narration. L’assemblage des divers plans et le

passage pour assurer la continuité, donne l’impression de neutralité mais « de sa valeur

dénotative, informative, l’enchaînement tend vers celle connotative. »412

La Condition humaine caractérise cette esthétique. À la première lecture, le livre paraît

dense, nocturne, sans unité. Les premières pages du roman ont une structure différente : trois

scènes sont liées par le résumé des événements. L’assassinat du traficant d’armes, la réunion

des camarades chez Hemmelrich, la rencontre entre Kyo et Clappique au Black Cat. Dans les

premières parties on trouve le résumé des derniers faits, entre la seconde partie et la troisième,

il y a un long dialogue entre Katow et Kyo qui fait le bilan des événements et communique

ses réflexions.

Chez Malraux l’action est toujours accompagnée des réflexions. Le passé des faits

devient présent par les questions des personnages qui complètent l’action dans un tout

unitaire.

Le montage par ellipses est une forme d’émotion intérieure qui distingue le roman

d’un simple récit de faits. Le roman est construit sur des oppositions structurales. Au début

nocturne du roman répond l’explicit apparement serein qui évoque le destin des survivants et

de l’homme en général par les pensées du sage Gisors. Le final du livre est un stop-cadre, un

préteste pour la méditation.

Les scènes en opposition sont la base des conflits romanesques de Malraux. On peut

identifier des paires de personnages antinomiques (Kyo-Ferral, Kyo-Köning, Katow- Köning,

412 LAZĂR, Ioan, Cum se face un film?, Ed. Cartea Românească, Bucureşti, 1986, p. 12

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Page 94: Hypostases de La Condition Humaine

Tchen-Hemmelrich, Clappique-Tchen) et des paires des situations opposées qui créent un flux

sémantique entre les deux pôles de la narration : tuer-sauver la vie de quelqu’un.

Au début du roman, Tchen tue un traficant d’armes puis dans la deuxième partie, la

seconde scène, il libère un prisonnier à la jambe arrachée. Dans la quatrième partie, le

seconde épisode, il se dégage de la main de l’antiquaire serrant la serviette avec la bombe

entre ses bras. Plus tard (le sixième épisode) il se jettera avec la bombe sous la voiture de

Chang-Kaï-Shek.

Pour mieux comprendre le phénomène de montage on analyse à l’aide de la notion de

plan la première scène du roman : « Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? »413 Dans un

plan de demi-ensemble de l’intérieur d’une chambre d’hôtel, le regard tombe sur une

moustiquaire, non sur l’homme qui est prêt à tuer (il est un ombre, peu visible dand la cadre).

La caméra se déplace et surprend le tas de mousseline blanche, et un pied de l’homme qui

dort par un gros plan fixe sur le lit. La lumière du building voisin projette en plein cadre les

barreaux de la fenêtre (jeu d’ombre et de lumière). De nouveau un gros plan sur le pied, puis

sur la main qui tient le poignard, sur le sang qui coule de son bras.

Plan demi-rapproché sur Tchen qui frappe l’homme, puis gros plan sur le visage qui

exprime l’horreur puis l’extase. Suit le recul vers un plan moyen : l’ombre du chat sur le drap

blanc. L’épisode continue avec la vue panoramique de la ville, avec la contre-plongée sur le

ciel, sur la rue. À la fin de nouveau gros plan avec le visage de Tchen dans l’ascensoire.

En conclusion, le montage surprend les éléments clef de l’action des personnages et

leurs état d’âme.

413 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p.9

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Page 95: Hypostases de La Condition Humaine

8.2 L’éclairage

Le relief et la clarté des images sont donnés par l’éclairage, par l’évocation visuelle de

certains traits des personnages. L’opposition ombre-lumière a une valeur symbolique,

suggérant l’opposition entre deux mondes : le monde où le temps n’existe plus, le monde de la

mort et le monde de la lumière ou de la vie.

Tchen vient d’une espace plein de lumière mais le meurtre le chasse vers l’obscurité,

loin des hommes. L’obscurité des prisons, « l’atmosphère nocturne […] des hommes seuls

devant l’inhumain »414 est en contraste avec la lumière qui éclaire un arbre épanoui « d’un vert

tendre sur le fond obscur »415 quand May et Kyo sont ensemble dans leur chambre.

En face du train blindé, le rue s’emplit d’un « soleil provisoire »416, pour qu’à la fin du

roman le panorama de la ville, vue à travers les yeux de Gisors, qui se perd dans l’oubli, soit

ensoleillé : « Le ciel rayonnait dans les trous des pins comme le soleil […] comme un

fleuve.»417

La réplique du « calme infini du ciel gris […] du ciel intime »418 que Tchen regarde par

la fenêtre au poste de police assiégé est le panorama des taches de sang qu’il voit, grimpé sur

le toit, pour lancer des granades.

L’éclairage, sous la forme du gros plan, attire l’attention sur un détail, par

l’augmentation. Dans les romans de Malraux il y a une représentation limitée du corps : les

héros sont peints d’une manière presque caricaturale.

Ainsi, sous la lumière de la lampe dans le magasin de Hemmelrich, les personnages se

réduisent à quelques traits physiques : «… la tête de boxeur crevé d’Hemmelrich, tondu, nez

cassé […] Kyo Gisors […] bouche d’estampe japonaise[…] visage métis […] En arrière, dans

l’ombre Katov […] tête de Pierrot russe… »419 Dans le miroir Tchen analyse son visage sur

lequel la mort de l’autre n’a laissé aucune trace : « … traits mongoles […] pommettes aiguës,

nez très écrasé […] grosses lèvres de brave type… »420

414 Ibidem, p.251-252415 Ibidem, p.45416 Ibidem, p.108417 Ibidem, p.283418 Ibidem, p.83419 Ibidem, p.16-17420 Ibidem, p.14

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Page 96: Hypostases de La Condition Humaine

Une autre forme d’éclairage est la répétition, moyen puissant qui « rendre sensibles

[…] les connexions [..] les échos entre séquences plus ou moins éloignés du roman. »421 Au

éclairage des taches de sang quand un homme qui lance des grenades à l’intérieur du poste de

police tombe sur ses armes (« Tout le corps fut fauché comme une énorme boule [..] Le mur

était constellé de sang et de chair. »422) lui répond « un mur d’une gerbe de sang […] Il allait

sauter avec la voiture, dans un éclair en boule… »423 de la tentative d’attentat. On éclaire de

nouveau la boule au « séquence de suicide sans mort »424 de Clappique au Black Cat : « Le

croupier lança la boule. Elle partit mollement, comme toujours… »425.

Dans le roman l’éclairage n’est pas accidentel : il met toujours sous les yeux du lecteur

les éléments où il doit chercher les significations.

8.3 La bande sonore

Dans La Condition humaine l’atmosphère tensionnée d’une ville en pleine guerre est

transmise non seulement au niveau des actions des personnages et des images, mais aussi aux

niveaux des sons.

On remarque que dans le roman prédominent les sons violents, inquiétant qui sont

l’écho de l’univers psychologique des personnages : les claxons des voitures dans la séquence

du meutre de Tchen (« il y avait encore des embarras de voitures »426), le cri de l’enfant qui

souffre (« À l’étage supérieur, un enfant cris de douleur »427) aux moments où Hemmelrich ne

peut pas se joindre à ses camarades, le jazz « à bout de nerfs » 428 au Black Cat, le cri de chien

(« qui hurle à la mort »429) au moment des actions révolutionnaires, les coups de feu (« Gisors

avait l’habitude de ces coups de feu qui chaque jours venaient de la ville chinoise »430), les

hurlements ou les gémissements (« des gémissements emplissaient la pièce […] Dans le coin,

un des prisonniers, une jambe arrachée, hurlait aux siens … »431) dans les attaques des postes 421 LOEHR, Joël, Répétition et variations chez Malraux, in "Poétique", Seuil, Avril, 2000, N°122, p.160422 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 90423 Ibidem, p. 200 424 LOEHR, Joël, Répétition et variations chez Malraux, in "Poétique", Seuil, Avril, 2000, N°122, p. 165425 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 205426Ibidem, p. 9427Ibidem, p. 19428Ibidem, p. 25429Ibidem, p. 79430Ibidem, p. 195431 Ibidem, p. 84

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Page 97: Hypostases de La Condition Humaine

de police ou dans la prison (« Beaucoup gémissaient, d’une façon extraordinairement

régulière »432).

Le silence est une force dans le roman car « rien n’invite tant à s’accrocher […] que ce

qui en sépare »433 Le silence dans les moments difficiles comme cel quand Kyo se trouve

dans le bureau de Köning) s’associe à le décision de taire car le personnage est obligé de

trahir ses camarades. Ici le silence a une valeur morale. Une autre valeur est l’absence du lien

affectif entre les personnages ou l’absence volontaire quand le personnage veut réflechir.

Il y a le murmure de l’eau, « d’un fleuve invisible »434 qui appelle « le peu de vie »435

qui reste dans la ville. Symbole ambivalent de la vie et de la mort, l’eau, dans l’atmosphère

nocturne du roman fait penser plutôt au Styx, le fleuve de l’Enfer car, suivant le fleuve, les

personnages trouvent la mort.

CONCLUSIONS

432 Ibidem, p. 251433 PROUST, Marcel, Le côté des Guermantes, Booking International, Paris, 1994, p. 127434 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 100435Idem

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Page 98: Hypostases de La Condition Humaine

Les romans de Malraux suscitent des opinions différentes. Les critiques littéraires observent

que l’exigence de ses oeuvres est de comprendre et de dominer la condition humaine. Pour mieux

comprendre les romans de cet esprit lucide et exigeant il faut connaître le contexte de leur

d’apparition.

Pendant la première moitié du XX-ème siècle les deux guerres mondiales bouleversent la

structure de la vie sociale et de la vie culturelle, entraînant des changements politiques et de mentalité.

L’effervescence de ces années se reflète dans le domaine des arts qui cherchent à détruire la réalité

pour la reconstruire. Il y a un passage vers une esthétique libérée (Angela Ion), apparaît le roman

problématique et de l’engagement . Les écrivains de la génération éthique (parmi lesquels André

Malraux) interrogent l’univers de la vie pour trouver des réponses aux problems essentiels de la

condition humaine.

L’être humain est à la recherché du soi par l’action. Les personnages de Malraux se retrouvent

dans l’histoire comme partie d’un groupe d’individus et, en même temps, comme êtres individuels

devant la fatalité du destin. Pour faire face à la complexité de la vie, l’homme fait appel à plusieurs

types de refuges : l’amour, l’érotisme, la famille, la mythomanie, le désir de pouvoir, la sagesse, le

défi, l’action héroïque, la mort.

L’amour semble guérir la solitude. Les personnages de Malraux acceptent la fraternité virile

ou « l’amour » pour les idées. Pourtant, il y a un cas dans les romans de Malraux ou l’amour et la

fraternité se confondent chez le personnage féminin. Il s’agit du couple May-Kyo de La Condition

humaine, qui accède à la fusion totale des êtres (véritable amour). Les deux luttent pour la même cause

et sont les adeptes de l’union libre basée sur une relation spirituelle. Pour eux la forme totale de

l’amour est la mort partagée. Après le déces de Kyo, May continue de lutter pour la cause de son mari,

essaie de retenir son souvenir.

Un autre couple, formé par Ferral et Valérie, incarne une autre forme d’amour, l’amour

physique, peu durable, qui blesse et provoque une séparation définitive. L’industriel ambitieux perçoit

la relation comme une autre conquête, la femme intelligente et sensible cherche la tendresse : le couple

est détruit par le désir de domination de Ferral.

Au milieu des événements violents, le personnage agit comme individualité, mais chaque

drame individuel cache le drame d’une famille qui perd son enfant, d’un maître qui perd son disciple.

Dans La Condition humaine à la paternité de la chair (Gisors-Kyoshi, Hemmelrich-enfant malade)

répond la paternité spirituelle (Gisors-Tchen, le pasteur Smithson-Tchen). Pour le sage Gisors, la

famille ne se résume seulement à son fils biologique. Le caractère paternel de Gisors est évident dans

les relations avec ses étudiants et Tchen, son disciple orphélin. À la différence du pasteur Smithson, le

sage lui laisse la liberté de choisir et ne lui insouffle pas ses angoisses.

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Page 99: Hypostases de La Condition Humaine

Gisors admire la force de caractère de son fils : les actes de Kyo (que Gisors connaît au niveau

des récit) sont le prolongement de ses pensées. La mort de son fils arrache Gisors de l’univers

matériel: la souffrance appelle la délivrance et le sage ne peut que plonger dans le monde de la drogue

et de la contemplation. Pour Hemmelrich, la mort de son enfant malade et de sa femme signifie la

libération des forces d’action.

Le sage Gisors est le spectateur et l’observateur dans les coulisses de la révolution. Il ne veut

pas transformer le monde par l’action héroïque car il s’y libère de la condition humaine par la

contemplation ( l’équilibre entre homme et monde).

Un cas particulier d’attitude détachée est Clappique, caractère caméléonesque qui parfait le

tableau de la nature humaine du roman. En refusant de participer à la révolution, il adopte la

mythomanie. Les masques qu’il porte tour à tour sont le signe de l’homme qui n’est jamais prêt à

mourir.

Une autre forme d’éviter la mort c’est le désir de pouvoir. Ferral refuse aussi l’engagement

révolutionnaire car pour lui vivre c’est dominer les autres. Il se détache des autres par le fait qu’il

arrache à la vie ce qu’il a besoin pour dominer, signe d’un grand individualisme.

L’épreuve du temps pour les héros est affrontée par le défi.. Le destin ne peut être vaincu que

par l’homme qui retrouve sa grandeur, donc par le héros. Pour lui le défi est l’affirmation d’une valeur

et inspire l’action contre l’ordre social (l’action révolutionnaire) ou contre l’ordre métaphysique (le

choix de la mort).

Dans les romans de Malraux, le grand individu est le héros, incarné dans La Condition

humaine par Kyo Gisors, Tchen et Katow. Kyo, le coordonateur des forces insurrectionnelles est le

type de révolutionnaire communiste qui voit le monde à travers son action. L’héroïsme n’est dans son

cas une justification de la vie comme dans le cas de Tchen (qui se tue dans un attentat), mais une sorte

de discipline qui lutte pour une cause humanitaire (restituer la dignité aux manoeuvres). Fasciné par le

sang, séparé des autres, Tchen trouve dans la révolution l’occasion de se libérer par l’acte terroriste.

Présence discrète du collectif des héros, Katow fonde ses actions sur une riche expérience de

combatant et sur la générosité envers les autres. Il n’est pas fanatique comme Tchen. Il reconnaît la

bonté des hommes : il ne croit ni en Dieu (comme Tchen autrefois) ni en partis (comme Kyo) mais

dans les qualités du coeur. Dans son inconscient le héros est convaincu de son immortalité : il ignore

que la mort est irreversible et inévitable et se révolte, surmontant la peur. Pour Kyo la mort est désirée,

consentie, signe de la fraternité (il refuse de trahir ses camarades pour sauver sa vie) et de la dignité du

prisonnier. Pour Tchen la mort (l’attentat-suicide) est une recherche de l’absolu, l’exaltation contre la

fatalité du monde. La mort de Katow (qui donne sa cyanure aux camarades quoiqu’il sache que sera

brûlé vif) est l’écho d’une vie digne et pleine de compassion envers les siens.

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Page 100: Hypostases de La Condition Humaine

L’homme face à l’Histoire, dans son désir de durer, en conformité avec sa personnalité. Les

héros du roman incarnent les différentes attitudes de l’homme qui cherche de justifier son existence

dans un monde confuse. Pour surprendre d’une manière convaincante les hypostases de la condition

humaine Malraux utilise une approche cinématographique. Comme le film, son romans transcrit la

réalité, c’est une oeuvre des images en mouvement.

Écrivain et scénariste, Malraux réunit ses observations sur le septième art dans son étude

publiée en 1946 (huit ans après son début comme scénariste avec Sierra de Teruel). Artiste visuel,

Malraux voit dans le cinéma une efficacité artistique parfaite et n’ hésite pas d’utiliser les techniques

de cinéma dans son roman (le montage, le cadrage, l’éclairage, la bande sonore). Les épisodes

s’apparentent aux extraits de film, l’écriture permet d’animer les images, les scènes sont observées

(comme avec un caméra) tour à tour, par la présentation des différentes parties de l’image par

l’éclairage. La représentation des différentes points de vue, la tension d’âme, la conscience tragique de

la condition de l’homme en face de la mort, la cadence des phrases, l’impression de narration vibrante

(notations brèves, rapides, coupées) sont assurés par le montage et par l’attention accordée à la

sonorisation des scènes.

Intellectuel pour lequel aucune expérience ne peut rester inconnue, libraire, critique d’art et

littéraire, aventurier, combatant, homme politique, ministre de la Culture, Malraux surprend par la

complexité de ses oeuvres, par l’exigence de structure des romans, par le caractère unitaire des

séquences isollées qui suivent le flux de la pensée d’une personnalité en continuelle transformation.

BIBLIOGRAPHIE

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