hypostases de la condition humaine
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UNIVERSITÉ DE PITEŞTIFACULTÉ DES LETTRES
ROUMAIN-FRANÇAIS
HYPOSTASES DE LA CONDITION
HUMAINE
dans la "Condition humaine"
DIRECTEUR SCIENTIFIQUE :
Conf. univ. dr. Corina-Amelia GEORGESCU
ÉTUDIANT :
Mirela-Irina SUCALĂ
PITEŞTI
2012
1
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos
I. INTRODUCTION
1. Le cadre politique …………………………………………………………………… 5
2. Les changements sociaux et leurs conséquences ……………………………………. 7
3. La vie culturelle …………………………………………………............................... 9
II. HYPOSTASES DE LA CONDITION HUMAINE
1. L’amour et l’érotisme ……………………………....................................................... 14
1.1 Kyo et May ………………………………………………………………………….. 14
1.2 Ferral et Valérie……………………………………………………………….. 20
2. La paternité …………………………………………………………………………. 26
2.1 La paternité spirituelle …………………………………………………………. 26
2.2 La paternité biologique ………………………………………………………… 30
2.3 Le fardeau de la paternité ……………………………………………………… 34
3. La mythomanie ……………………………………………………………………… 38
4. Le désir de pouvoir ………………………………………………………………….. 44
5. La sagesse …………………………………………………………………………… 48
6. L’homme face au défi ………………………………………………………………. 53
7. L’homme face à l’Histoire …………………………………………………………… 61
8. La relation avec la mort ……………………………………………………………… 64
8.1 Le cas de Tchen ou l’attentat-suicide ………………………………………….. 65
8.2 Kyo et la quête de la solidarité………………………………………………….. 69
8.3 Katow et la compassion ………………………………………………………… 73
2
III. APPROCHE CINÉMATOGRAPHIQUE
1. La naissance d’un nouvel art ……………………………………………………... 76
2. Vision et terminologie ……………………………………………………………. 79
3. Malraux : écrivain et scénariste …………………………………………………… 81
4. L’effet de réel ……………………………………………………………………… 85
5. Un roman reportage ……………………………………………………………….. 87
6. Un narrateur prédicateur et ses masques ………………………………………….. 89
7. L’influence de l’expressionisme …………………………………………………… 91
8. Éléments filmiques et techniques ………………………………………………….. 93
8.1 La technique du montage ………………………………………………………. 94
8.2 L’éclairage ………………………………………………………………………96
8.3 La bande sonore………………………………………………………………… 97
IV. CONCLUSIONS …………………………………………………………………. 99
V. BIBLIOGRAPHIE …………………………………………………………………102
3
Avant-propos
Notre ouvrage se propose d’analyser les hypostases de la condition humaine dans le roman
homonyme écrit par André Malraux.
L’analyse prendra en considération une approche thématique qui se proposera de surprendre
les hypostases de la condition humaine et une approche cinématographique pour identifier les
particularités stylistiques de l’oeuvre analysée.
Notre travail est structuré en trois parties : Introduction, Hypostases de la condition humaine
et Approche cinématographique.
Dans l’Introduction, structurée en trois sous-chapitres, Le cadre politique, Les changements
sociaux et leurs conséquences et La vie culturelle on tâche de résumer les circonstances de la première
moitié du XX-ème siècle qui ont provoqué la modification de la vision romanesque et qui ont
influencé la parution du roman problématique et d’engagement ou du roman de la condition humaine
La deuxième partie de l’ouvrage, Hypostases de la condition humaine, essaie d’identifier les
aspects les plus significatifs concernant l’existence des êtres humains et leur univers psychologique.
C’est une étude thématique qui suit les modifications du comportement humain pendant la période
d’une insurrection.
La troisième parti, Approche cinématographique, emploie une approche des techniques
utilisées pour réaliser un film, se basant sur des concepts clef de la cinématographie (le montage, le
cadrage, l’éclairage, le plan, la bande sonore), ayant comme but de surprendre la manière formelle que
Malraux choisit pour mettre en évidence les significations de son roman.
Concernant l’approche utilisée, notre analyse est fondée sur les études critiques de l’oeuvre,
sur l’oeuvre théorique d’André Malraux, Esquisse d’une psychologie du cinéma (où l’auteur présente
sa conception sur le septième art) et sur les études de technique cinématographique (voir
Bibliographie). La finalité est de surprendre la condition humaine du point de vue du rapport forme-
contenu dans le roman La Condition humaine.
4
I. INTRODUCTION
1. Le cadre politique
À l’aube du XX-ème siècle l’Éurope occidentale exerce une forte domination sur le monde :
économique, financière, politique, idéologique et culturelle. Cependant le continent éuropéen n’est pas
du tout une unité, étant divisé du point de vue politique en états démocratiques (la France,
l’Angleterre) et en états avec un régime autoritaire (la Russie, la Turquie).
Chronologiquement on peut diviser « ce demi-siècle des guerres et de crises »1 en trois
grandes périodes qui concernent l’histoire de la France : la Belle Époque (1900–1914), la période de
l’entre-deux-guerres ou les Années Folles (1918-1939), les annés quarante (1940-1950).
Pour la France, le cadre historique est marqué par la succession de trois régimes politiques: la
Troisième République (1870-1940), l’État Français du Maréchal Pétain (1940-1945) et la Quatrième
République (1945-1958). Le pays possède un empire colonial de 10 million km² (étant le deuxième
pouvoir colonial après l’Angleterre), et voit son régime politique se consolider après l’affaire Dreyfus
(1894-1906). Cependant, derrière cette « façade brillante, la Belle Époque cache une réalité
contrastée»2 : la vie des ouvriers et des paysans demeure difficile.
Trois grands problèmes divisent les Français pendant les années précédant la Grande Guerre:
la séparation de l’État et de l’Église votée le 9 décembre 1905 (la loi réalise la laïcisation de l’État),
l’agitation sociale (à partir de 1906 des grèves sont menées pour obtenir la journée de travail de huit
heures) et la politique extérieure (les menaces de guerre dans les colonies qui réclament la reconquête
de l’Alsace-Lorraine et, par conséquent, la guerre avec l’Allemagne).
La Première Guerre mondiale est déclenchée par l'assassinat, à Sarajevo, de l'archiduc
François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche. Cet événement cristallise les tensions entre les pays
européens, les origines plus profondes d’une guerre qui a profondément modifié le cours du XX-ème
siècle. L'attentat va déclencher le « mécanisme » d’une guerre totale dont les raisons sont: le
nationalisme fort, les rivalités économiques.
Cette guerre implique deux grandes alliances : l’Entente et les Empires centraux. L’Entente
était composée de la France, du Royaume-Uni, de la Russie, de la Belgique , du Royaume de Serbie et
1 DÉCOTE, Georges, Histoire de la littérature française, XX-ème, Hatier, Paris, 1991, p. 7 2 Idem
5
des empires que ces pays contrôlaient en tant que grandes puissances coloniales. Plusieurs états se
joignent à cette coalition, dont le Japon en 1914, l'Italie en 1915, le Portugal et la Roumanie en 1916
et les États-Unis en 1917. La coalition des Empires centraux était initialement constituée de
l'Allemagne, de l'Autriche-Hongrie, et des empires qu'elles contrôlaient. L'Empire ottoman les
rejoigne en octobre 1914, suivi, un an plus tard, du Royaume de Bulgarie. À la fin des hostilités, seuls
les Pays-Bas, la Suisse, l'Espagne, les États scandinaves et le Monaco demeurent officiellement
neutres parmi les nations européennes (certaines avaient participé financièrement ou matériellement
aux efforts de guerre des protagonistes).
Le chef d’état-major allemand Helmut von Moltke applique le plan Schlieffen. Le 4 août,
l’Allemagne envahit la Belgique et le Luxembourg. Le roi Albert Ier lance un appel à la France et au
Royaume-Unit. Les batailles de Marne (1914, l’offensive française) et du Verdun (1916, l’offensive
allemande) sont les plus sanglantes. Grâce à l’aide américaine, la France et ses alliés remportent en
1918 la victoire sous le commandement de Foch, suivie par l’armistice du 11 novembre 1918. Le traité
de Versailles, signé le 28 juin 1919, restitue à la France ses provinces perdues en 1871 : l’Alsace et le
nord de la Lorraine.
La France des années vingt est marquée pat l’illusion d’un retour à la prospérité de la Belle
Époque (les Années Folles). Plusieurs faits viennent démentir cet espoir : le franc ne retrouve plus sa
valeur or d’avant-guerre, la prospérité économique dure peu de temps ne suffisant pas à atténuer les
inégalités sociales. Deux décennies de turbulences sociales et politiques se succèdent.
En 1919 on vote la loi de huit heures, en 1920 le parti communiste français est fondé, dont
l’influence s’étend sur une partie de la classe ouvrière et des milieux intellectuels.
L’année 1929 marque la crise économique mondiale après le krach boursier de New York.
Entre 1929-1933 le système capitaliste connaît la plus grande crise économique de l’histoire. La
grande dépression des années trente atteint la France vers 1931. Les revenus des Français baissent, le
chômage se répand. Des ligues d’extrême droite, des polémistes, tel Charles Maurras, exploitent le
mécontentement de l’opinion pour tenter abattre la République; le 6 février 1934 une foule de
manifestants menace l’Assemblée nationale.
Le Front populaire, crée en 1935, rassemble communistes, socialistes et radicaux, en vue des
élections de l’année suivante. Le scrutin de 1936 leur apporte la victoire. Pour la première fois dans
l’histoire de la France, le gouvernement est dirigé par le socialiste Léon Blum, qui choisit ses ministres
parmi les socialiste set les radicaux. Le monde ouvrier manifeste sa jubilation par des grèves
spontanées pour les principales réformes sociales de 1936 : semaine de quarante heures, congés payés
de quinze jours, augmentation de salaires, reconnaissance du droit syndical dans l’entreprise. En juin
1937, ne pouvant résoudre les problèmes financiers, Blum démissionne. La première expérience de
6
gouvernement socialiste en France finit par l’échec économique, mais également par des réformes qui
donnent la dignité au monde ouvrier.
Le 3 septembre 1939, la France et le Royaume-Uni déclarent la guerre à l’Allemagne qui vient
d’envahir la Pologne. La Déuxième Guerre Mondiale éclate en 1940. Durant l’été 1940 un nouveau
régime se met en place sous la direction du maréchal Pétain, « chef de l’État français ». Il collabore
avec l’Allemagne. La France métropolitaine est divisée en deux parties, la zone occupée qui
comprend la moitié nord et la côte d’Atlantique et la zone dit « libre » qui comprend la moitié sud,
ayant comme capitale Vichy où s’installe le gouvernement Pétain-Laval. Pourtant, grâce aux efforts de
Gaulle, la France ne reste dehors : il réussit à réunir une bonne partie des colonies formant le FFl
(« forces françaises libres ») et continue la lutte à côté de l’Angleterre. Parallèlment à la invasion de
L’Union Soviétique , à partir de 1942 on organise la Résistance des Français contre les occupants : les
FFi (« les forces françaises d’intérieur »). En 1944 le débarquement des Alliées en Normandie, suivi
de la libération de Paris par les forces de la résistance, marque aussi la libération de la France, la fin
des Années Noires et la formation du gouvernement provisoire du général de Gaulle. Le combat
continue en Europe sur le front d’est jusqu’à la capitulation de l’Allemagne et du Japon en 1945.
À la Libération, le pays est en ruine : il faut rédiger une nouvelle Constitution, restaurer
l’autorité de la metropole dans l’empire colonial. Le gouvernement provisoire du général de Gaulle,
qui comprend pour la première fois des ministres communistes, travaille pour reconstruire
matériellement le pays. C’est le début d’une longue période de guerres de décolonisation (1946-1962).
Sur le plan politique apparaissent des difficultés. Les partis politiques traditionnels s’opposent au
général de Gaulle hostile au régime des partis et attaché à un pouvoir exécutif fort. Sa démission en
janvier 1946 marque le commencement de la Quatrième République.
Dans les dernières années du demi-siècle l’opinion française est divisée entre la majorité
favorable au camp occidental et la minorité qui soutient le camp soviétique.
2. Les changements sociaux et leurs conséquences
La « Belle Époque » (1900-1913) est caracterisée par une longue période de stabilité
institutionnelle, une République solidement installée, une monnaie stable et un équilibre sur le plan
international. Les nouveautés techologiques, exploits aéronautiques (Roland Garros: la traversée de la
Méditerranée en 1913), installation de l’électricité, premiers essais cinématographiques, nouveaux
moyens de communication marquent le début de la civilisation moderne, d’une époque d’euphorie et
de progrès technologique.
7
La haute société mêle l’ancienne aristocratie et la grande bourgeoisie d’affaires qui s’animent
par des réceptions et des spectacles qui ont conduit vers le mythe de « la Belle Époque ». Les
mentalités ou plus exactement la « morale bourgeoise » a comme base une vie fondée sur la
respectabilité et le souci de l’épargne et l’obssession de « bonnes manières ».
Les congrès scientifiques permettent d’échanger des idées et les expositions universelles font
connus les savants au grand public. Les découvertes les plus importantes ont été d’abord appliquées à
la vie quotidienne. La technique nouvelle est présente au cœur de la population (le téléphone,
l'aspirateur, la radio) souvent avec une composante ludique. Les frères Renault sont en France les
pionniers de la fabrication industrielle de l’automobile.
Pour la médecine, les travaux des physiciens et des chimistes ont été des étapes primordiales :
Pierre et Marie Curie partagent le Prix Nobel de physique 1903, pour la découverte de la radioactivité.
Ils font ainsi progresser les possibilités d’utilisation des rayons X appliquées à la radiographie.
Ces changement, dans le contexte d'augmentation des salaires et de baisse généralisée des
prix, conduisent à l'optimisme. On invente l'industrie du loisir avec des entreprises. Entre 1900 et
1913, de nombreux théâtres et cinémas voient le jour. Les voyages se développent : c'est l'époque des
bains de mer comme à Boulogne.
Pendant les années de guerre, la vie sociale souffre des mutations géographiques et
psychiques (déportations des minorités, exécutions, travaux forcés, conflits armés, destructions,
privation alimentaire, l’apparition des profiteurs de guerre).
Une autre conséquence des guerres mondiales est la promotion de la femme. Les problèmes
sont : procurer de la nourriture au moment où les productions alimentaires baissent, les queues devant
les magasins d’alimentation, la partie rationnée.
L’entrée dans une guerre longue implique l’implication des femmes dans des secteurs
généralement étrangers. Les infirmières participent aux combats, distribuent aussi le courrier,
s’occupent de tâches administratives et conduisent les véhicules de transport.
La guerre totale a complètement modifié et transformé le rôle et la place des femmes dans le
monde du travail et dans la société. C’est le début d’une émancipation encore limitée (l’échec
d’obtenir le droit de vote, rejeté par le sénat en 1922). Dans certains pays, comme l’Allemagne et les
États-Unis, le droit de vote est accordé aux femmes dès 1919, en France dès 1945 .
La France de l'entre-deux-guerres (1918-1939) est bouleversée par l'émergence des idéologies
totalitaires de droite (fascisme, nazisme) ou de gauche (stalinisme).
La première moitié de la période a été appelée en France « les Années folles », essentiellement
pour les ruptures dans le comportement social (nouvelles esthétiques artistiques, développement des
8
transports, modification des codes de comportement, en particulier chez les femmes des classes
supérieures et moyennes).
La Seconde Guerre mondiale propulsera les États-Unis et l’URSS, comme les deux
superpuissances concurrentes pour la domination du monde. Le déclin des puissances impériales
d’Europe ouvre le processus de décolonisation et le début d’une unification politique pacifique.
3. La vie culturelle
La première moitié du XX-ème siècle est la période où explose l'Art nouveau, mouvement
artistique international qui constitue une nouvelle manière de s'exprimer parfaitement en phase avec
cette période d'innovation soutenue. C'est aussi la période ou s'invente le sixième et le septième art, la
photographie et le cinéma. L'art pour tous est revendiqué.
Les problèmes sociaux trouvent un écho dans diverses réalisation « d’une littérature narative
extrêmement riche et contradictoire. »3 L’Exposition Universelle ouverte à Paris en 1900 confirme
l’élargissement de l’horizon culturel. Des revues hebdomadaires, mensuelles sont exclusivement
consacrées à la littérature. Parmi celles-ci Le Mercure de France, revue fondée au XVII-ème siècle,
qui paraîtra jusqu’en 1965, garde les valeurs littéraires traditionnelles. En 1909 apparaît La Nouvelle
Revue Française qui connaîtra son apogée pendant l’entre-deux-guerres en accueillant des auteurs
d’horizons divers, marquant le passage vers « une esthétique libérée. »4
Sur le plan littéraire, dans cette époque de transition, des écrivains comme Anatole France
ou Romain Rolland se trouvent à la charnière de deux siècles ; ils abandonnent le modèle de Balzac et
celui de Zola pour écrire des romans à visée idéologique explicite, mais ils ne proposent pas de
formules d’un nouveau type de récit comme André Gide (Les Faux-Monnayeurs, 1925). À côté des
comédies satiriques ou des pièces idéologiques marquées par l’influence d’Ibsen, les drames de
Claudel s’imposeront à la scène après 1918.
La Belle Époque est essentiellement l’époque de la poésie. Apparaissent « les poètes de
l’esprit nouveau », Cendrars, Apollinaire, Max Jacob, Paul Claudel, Charles Péguy qui renouvellent
les thèmes et les formes du texte poétique ; ils innovent par le refus de toute séparation entre art et vie
quotidienne, par l’abandon des exigences de la logique, par la priorité donnée à l’expression de
l’instanté.
3 ION, Angela, Histoire de la littérature française, Editura Universităţii din Bucureşti, 1981, p. 3894 Ibidem, p. 392
9
Les vingt années qui précedent la guerre de 1914 sont poliquement agitées. Henri Bergson
dénonce les limites du positivisme, soutenant l’intuition comme forme de connaître l’élan « vital »
(L’intuition philosophique, 1911), Siegmund Freud inaugure la psychanalyse, examinant l’inconscient.
Parrallèlement les arts déforment, stylisent le géométrique, faisant abstraction de l’expérience
sensible par l’abolition des formes et des couleurs. Le fauvisme est lancé en 1905 au Salon d’Automne
où exposaient Henri Matisse, André Derain, Pablo Picasso, Georges Braque (peintres cubistes),
Brancusi (sculpteur). Les peintres d’avant-garde se réunissent autour du Bateau-Lavoir, fameux
cénacle de Montmartre. Les Études de Jacques Rivière groupent des peintres, musiciens, écrivains dès
1911, découvrant les tendences d’une nouvelle génération.
Les expériences d’avant-garde caractérisent aussi la musique et la danse. De 1911 à 1914 les
ballets russes de Serge de Diaghilev et Igor Stravinski connaisent un succés éclatant. Sous l’influence
de leur musique avec des rythmes brutaux, l’expressionosme musical prend naissance. Le Group de
Six (Darius Milhaud, Arthur Honneger, Francis Poulenc, Georges Auric, Germaine Tailleferre) est
soutenu par Jean Cocteau. L’impressionisme musical se développe avec Claude Débussy et Maurice
Ravel.
Le conflit entre la République et l’Église trouve un écho dans L’Anneau d’amétyse (Anatole
France) et La Grande Pitié des églises de France (1914, Barres).
Le problème allemand provoque une rupture entre nationalistes et pacifistes. Situés à droite,
Péguy, Benjamin (Gaspard) puis Barrès (Colette Baudoche, 1909), Maurras (fondateur de l’Action
Française en 1908, mouvement monarchiste) défendent le nationaliste integral. À gauche, Romain
Rolland exprime à la fois son admiration pour la culture allemande et pour la culture française dans
son roman-fleuve en dix volumes Jean-Christophe (1904-1912).
L’atmosphère de la Première Guerre Mondiale sera la source d’inspiration pour Henri
Barbusse (Le feu, 1916), Georges Duhamel (Vie des Martyrs, 1917), Roland Dorglès (Les Croix de
bois›, 1919 ), Louis-Ferdinand Céline (Voyage au bout de la nuit, 1932), Jules Romains (Verdun,
1938), Roger Martin du Gard (L’Été 1914), Cendras, Radiguet ( Le Diable au corps, 1923), Giono (Le
Grand Troupeau, 1931).
Apollinaire transforme l’expérience en humour noir (Calligrames, 1918), Breton, Paul
Elouard (Le devoir et l’inquiétude) et Aragon la dirige vers une répulsion pour les stéréotypes. Tous se
lient au mouvement dada qui commence à Zurich avec Tristan Tzara qui rejette le conservatisme,
lançant l’appel à l’abolition de la logique, de toute hiérarchie, de la mémoire, des prophètes, lui
opposant « l’hurlement des douleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes contradictions»
dans son « Manifeste Dada» en 1918. Cette révolte des jeunes naîtra le surréalisme après la guerre.
10
L’effervescence des Années folles se reflète aussi dans la vie culturelle. Des éditeurs comme
Grasset et Gallimard édifient des « véritables empires »5 éditant des jeunes auteurs comme Grasset
Drieu, Cendrars, Claudel, Valéry, Gide, Mauriac, Proust, Aragon, Malraux , Giono, plus tard Camus et
Sartre. Gallimard atttire à la Nouvelle Revue francaise les meilleurs critiques : Arland, Thibaudet,
Fernandez, Parain, Crémieux. La collection NRF entra dans la Bibliothèque de la Pléiade, fondée en
1933. Apparaîsent plusieurs collections, Les Oeuvres libres, Le livre de demain, Les Cahiers verts, des
hebdomadaires et revues mensuelles. Située nettement à gauche, la revue Europe, créée en 1923 par
Romain Rolland permet la découverte des écrivains étrangers : Boris Pasternak, Maxime Gorski,
Pablo Neruda. Des périodiques « à la couleur politique »6 affiché participent au débat littéraire : à
droite Candide (1924) et L’action française, à gauche Vendredi (1935-1938) qui rassemble les
signatures de Louis Aragon, Romain Rolland ou de Jules Romains. À côté des revues littéraires ou
politiques-littéraires, il y a aussi les mensuels comme Esprit, revue d’inspiration chrétienne fondée par
Emmanuel Mounier en 1932 et Temps modernes, lancée en 1945 par Jean-Paul Sartre, qui constitue
« une tribune pour les existentialistes. »7
À la recherche du temps perdu (1921-1927), cycle romanesque de Marcel Proust, met en scène
la société mondaine des dernières années du XIX-ème siècle boulverse les conditions d’exercice de la
création romanesque affirmant l’apparition d’un « roman nouveau ». Les années vingt sont fécondes
pour le roman des moeurs, de cas de conscience et des problèmes moraux : Roger Martin du Gard
inaugure par Le Cahier gris(1922) sa fresque historique et sociale : Les Thibault (1922-1940). Carco
(L’Homme traqué, 1922 ; L’Équipe, 1926) et Mac Orlan (Quai des brummes, 1927) introduisent le
lecteur dans l’univers des marginaux ou des aventurieres. Colette triomphe sur la présentation de la
guerre des sexes et des drames passionnels : Chéri, 1920 ; Le Blé en herbe, 1923 ; La fin de Chéri,
1926. Adolescence, érotisme, jeux dangereux, révolte contre la guerre forment un ensemble des traits
communs entre les romans de Raymond Radiguet (Le Diable au corps, 1923) et Cocteau (Les enfants
terribles). Mauriac sonde la vie familiale (Thérèse Desqueyroux, 1927) et la vie des époux déçus (Le
noeud des viperès, 1932). Bove fait le portrait « tragiquement ironique d ‘hommes solitaires »8 : Mes
amis (1924), La Dernière Nuit (1939). Le conflit intériorisé entre les formes du mal et celles du salut
fournit la matière romanesque pour Jouhandeau (Monsieur Godeau intime, 1923), Julien Green (Mont-
Cinère, 1926) et au Georges Bernanos : Sous le soleil de Satan (1926), Journal d’un curé de
campagne (1936).
5 MITTERAND, Henri, La literature française du XX-ème siècle, deuxième edition, Armand Collin, Paris, 2010, p. 206 DÉCOTE, Georges, Histoire de la littérature française, XX-ème, Hatier, Paris, 1991, p. 107 Idem8 MITTERAND, Henri, La literature française du XX-ème siècle, deuxième edition, Armand Collin, Paris, 2010, p. 23
11
Le roman part à la recherche de soi par l’aventure héroïque, par l’action solitaire qui recule les
limites de la force phisyque et celle psichyque : Montherlant (Les Bestiaires, 1926), Saint-Exupéry
(Courrier Sud , 1928 ; Vol de nuit, 1931 ; Terre des hommes, 1939).
L’effervescence n’est pas moindre dans le domaine des arts. Les ballets de Cocteau (Les
Mariés de la tour Eiffel, 1924) et de Claudel (L’Homme et son désir, 1921) rassemblent tous les arts
dans une atmosphère de « fantaisie gratuite et de liberté déchaînée. »9 La poésie surréaliste use des
procédés psychanalytiques dans l’exploration poétique de l’inconscient. Devant un monde du chaos
politique et d’une littérature épuisée d’euphorie, l’individualisme trouve son expression plus haute.
L’indivudualisme artistique de Claudel, Gide, Valéry, Proust se manifeste comme le refus d’un monde
extérieur et le refuge dans la contemplation de l’univers personnel.
Le mouvement surréaliste brise les conventions par le goût du bizarre et du scandale,
désintegrant les structures du langage : Éluard, Aragon, André Breton. Le second manifeste du
surréalisme en 1930 marque une tournure vers la littérature engagée, vers une littérature d’action : la
revue La Révolution surréaliste change le titre en Le surréalisme au service de la Révolution›. Le
théâtre des annéés 30 dépasse l’état de divertisement pour le public mondain. Les speclacles devienent
plus tendues, plus violents, plus chargés des correspondances classiques : Bourdet (Les temps
difficiles, 1934), Cocteau (La machine infernale, 1934, Oedipe-Roi, 1937), Giraudoux (La guerre de
Troie n’aura pas lieu, 1935), Jean Anouilh (Antigone, 1943).
Dès 1930, la littérature renonce à l’évasion, au rêve, s’installant de nouveau dans le temporel,
dans l’actualité, posant de grands problèmes sociaux dans l’atmosphère d’affrontement entre le
marxiste et les idéologies fascistes. Aux « interprétations bourgeoises de l’histoire contemporaine » 10
(la série des Pasquier de Georges Duhamel, 1933-1945, Les hommes de bonne volonté de Jules
Romains, à partir de 1932) s’oppose la trilogie communiste de Louis Aragon (Les Cloches de bâle, Les
Beaux Quartiers, Les Voyageurs de l’impériale).
L’écrivain n’est plus le moraliste ou l’esthète : il devient l’homme d’action projeté dans
l’histoire comme soldat, combatant, patriote, marxiste. Ce nouvel âge d’or du roman qui est l’entre-
deux-guerres réunit les créations de Duhamel, Giono, Maurois, Mauriac, Malraux, Antoine de Saint-
Éxupéry. L’histoire prend le pas sur la littérature. On publie clandestinement un organe périodique,
Les Lettres françaises et les Éditions de Minuit. La poésie pendant la Résistance connaît un grand
épanouissement : Aragon, Desnos, Éluard, Benjamin Fondante (Privelisti, 1930), Ilarie Voronca (La
poésie commune, 1935 ; La joie pour l’homme, 1936).
9 ION, Angela, Histoire de la littérature française, Editura Universităţii din Bucureşti, 1981, p. 39310 Ididem, p.396
12
Un deuxième moment dans l’évolution du roman est constitué par le roman problématique et
de l’engagement , « roman de la condition humaine »11 à l’intérieur duquel on peut parler du « roman
de la génération éthique de 1930 » et du « roman existentialiste » ( Jean-Paul Sartre, Albert Camus et
Simone de Beauvoir) affirmé après la Seconde Guerre Mondiale. Sélon Gaëtan Picon la génération de
1930 est appelée « une génération éthique », représentée par Georges Bernanos , André Malraux,
Louis Aragon, Henry de Montherlant, Jean Giono, Antoine de Saint-Exupéry.
Ses écrivains se distinguent par « la quête fiévreuse d’un engagement, par le désir ardent de
donner une réponse aux problèmes essentiels de la condition humaine »12 devant l’histoire, devant les
événements tragiques. « On interroge anxieusement l’horizon pour trouver des réponses aux questions
pressantes de l’existence quotidienne. »13
Cependant les écrivains de cette génération ne reviendront pas au réalisme dans la production
romanesque qui cherche de donner un sens à la condition de l’homme et de lui justifier l’existence à
travers une expérience vécue et personnelle. Le réalisme est dépassé, parce qu’il s’agit d’une
expérience avec une profonde signification humaine, d’un engagement total de l’individe au nom d’un
crédo, d’une profession de foi où l’art est subordonné à la vie. Les expériences sont différentes, mais
un point commun les rattache : ils « professent dans leurs oeuvres l’héroïsme comme la seule voie de
salut. »14
La littérature est un témoignage, exprime une attitude active (la vie d’abord, l’art ensuite),
déterminée par une vérité (l’expérience-limite) vecue. Ainsi le roman devient problématique, la
démarche du romancier étant plutôt celle d’un psilosophe et d’un moraliste qui s’attaque aux
problèmes existentiels, en assumant et, par la même, en dépassant, sa destinée.
Avec Malraux et Saint-Exupéry le roman devient roman-reportage et un roman symbolique à
la fois. Il devient aussi sous l’influence de Dostoïevski et de Nietzsche « le roman d’un style de vie.» 15
À la génération d’écrivains « esthètes » des trois premières décennies , qui plaçait son salut dans l’art,
succède une autre qui se sauve par l’expérience vécue.
11 Ibidem, p.47412 DIMITRIU, Păuşeşti, Alexandru, Istoria literaturii franceze, Editura Didactică şi Pedagogică, Bucureşti, 1968,p. 21413 Idem14 Ibidem, p. 21515 ION, Angela, Histoire de la littérature française, Editura Universităţii din Bucureşti, 1981, p. 475
13
II. HYPOSTASES DE LA CONDITION HUMAINE
1. L’amour et l’érotisme
Pour faire face à la complexité de la vie, l’homme fait appel a plusieures types de refuges : la
drogue (béatitude artificielle), l’alcool, la lutte. Une autre voie possible est l’amour qui « semble
crever le mur de solitude »16, mais, souvent, c’est une illusion.
« L’amour habituellement physique chez Malraux, est cruel et décevant … L’érotisme de
Malraux est essentiellement tragique. »17
Dans la lutte, la seule certitude est la mort et l’amour ne suffit pour guérir l’angoisse : les
héros vivent leur agonie dans des univers parrallèles, car la solitude les envahit comme le cancer.
« Les héros des Conquérants, de la Voie royale, de la Condition humaine ont des maîtresses,
au plus. Le seul qui possède une famille, Hemmelrich, en est littéralement accablé. Jusqu'à ce jour où
une grenade l'en déchargera d'un coup, elle l'avilit, le retient au bord de chaque audace, l'encombre
d'un remords impuissant au royaume amer de la lâcheté. »18 L ’univers romanesque de Malraux est
dominé par l’héroïsme, par l’acte, par ceux qui sont forts. D’ici la rareté des figures de femmes ou
d’enfants. L’érotisme n’est pas amour, mais la « révélation (anonyme) de l’autre sexe »19 : un moyen
de posseder pour l’homme et une humiliation pour la femme qui doit reconnaîre son impuissance.
1.1 Kyo et May
Les personnages de Malraux acceptent la fraternité virile, la fusion avec les camarades dans la
révolution, mais non pas avec les femmes qu’ils dominent. La Condition humaine dévoile l’érotisme
par le couple May-Kyo. La fraternité et l’amour se confondent chez le personnage féminin pour la
16 SIMON, Pierre-Henri, L’homme en procès. Malraux-Sartre.Camus-Saint-Exupéry, Ed. Payot, Paris, 1973, p. 3217 Idem18 MOUNIER, Emmanuel, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos. L’espoir des désespérés, Editions du Seuil, Paris, 1953, p. 1819 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 49
14
première fois dans les romans de Malraux. Kyo, « cas unique dans l’oeuvre de Malraux, qui aime et
qui est aimé, accède à la fusion totale des êtres qu’est le véritable amour. »20
May, Allemande née à Shanghaï, est médecin de l’un des hôpitaux chinois et la personne qui
dirige l’hôpital clandestin de la section des femmes révolutionnaires. Elle refuse le confort des
maîtresses pour s’impliquer dans l’action révolutionnaire. Sa forte personnalité se reflète dans son
aspect physique :
« Ses cheveux ondulés étaient rejetés en arrière, pour qu’il fût plus facile de les coiffer ... Le front très dégagé, lui aussi, avait quelque chose de masculin, mais depuis qu’elle avait cessé de parler elle se féminisait. »21
Les deux forment un couple androgyne, parce qu’il réunit la force et la tendresse. Kyo a la
bouche « d’estampe japonaise »22 il est « petit et souple, comme un chat japonais. »23 L’abandon de la
volonté chez May adoucisse ses traits, rend son visage plus féminin : « Ce visage vivait par sa bouche
sensuelle et par ses yeux très grands, transparents et asses clairs...»24
Son manteau de cuir bleu, d’une coupe presque militaire, accentue « ce qu’il y avait de viril
dans sa marche et même dans son visage – bouche large, nez court, pommettes marquées des
Allemandes du Nord »25, mais Kyo, en ne la quittant pas des yeux, voit en elle la femme et pense au
salut d’Othello : « O ma chère guerrière...»26 Le manteau à demi ouvert indique ses seins « haut placés,
qui faisaient penser à ses pommettes »27 ; elle caresse son chien lapin Lapinovitch et sa présence
recouvre l’inquiétude de Kyo qui sent le besoin de la caresser.
Leur union est libre, chose surprennant dans un monde où les femmes doivent obéir aux
hommes. May relate l’essai de suicide avec la lame de rasoir d’une jeune forcée à épouser « une brute
respectable. »28 La mère, comme une ombre, sanglote : « Pauvre petite ! Elle avait pourtant eu presque
la chance de mourir. »29 L’état des femmes en Chine est précaire, les hôpitaux sont pleins des blessées.
Pourtant, May n’aborde pas l’idée de Kyo, qui pense que la souffrance mène à la mort : « Pour moi,
pour une femme, la souffrance – c’est étrange – fait plus penser à la vie qu’à la mort. À cause des
accouchement, peut-être. »30 « Intelligente et brave, mais souvent maladroite »31 , May avoue qu’elle
20 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique,Hatier, Paris, 1998, pp. 28-2921 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 4322 Ibidem, p. 1623 Ibidem, p. 3624 Ibidem, p. 4325 Ibidem, p. 4226 Ibidem, p. 4327 Idem28 Ibidem, p. 4229 Idem30 Ibidem, p. 4431 Idem
15
s’est couchée avec Lenglen, un collegue. Kyo, involontairement, sent la jalousie, le désir de posséder
la bien-aimée, mais son conscient s’y oppose. Le langage du corps le trahit :
« Il haussa l’épaule, comme pour dire : " Ça te regarde." Mais son geste, l’expression tendue de son visage, s’accordaient mal à cette indifférence. Elle le regardait, exténuée, les pommettes accentuées par la lumière verticale. Lui aussi regardait ses yeux sans regard, tout en ombre, et ne disait rien [...] Elle s’assit sur le lit, lui prit la main. Il allait la retirer, mais la laissa. Elle sentit pourtant son mouvement. »32
La liberté de disposer de leur corps est un pacte qui suit à une période des violences et des
incertitudes : « Plus il y a de blesses, plus l’insurrection approche, plus on couche […] Tu es libre,
répèt-t-il. Peu importe le reste. »33 Kyo comprend l’aspiration vers la liberté des femmes, parce qu’il a
le sentiment d’infériorité par son origine : « Si je n’étais pas métis… »34
La compagnie de May anime son monde de plans et d’actions efficaces . Près d’elle il paraît
« un malade veillé. »35 Il sent son présence spirituelle dans sa vie, le changement qu’elle a produit, le
lien qui ne peut être détruit que par la mort ou par une autre personne:
« Cet amour souvent crispé qui les unissait comme un enfant malade, ce sens commun de leur vie et de leur mort, cette entente charnelle entre eux, […] Même en ce moment, il était sûr que si elle mourait il ne servirait plus sa cause avec espoir, mais avec désespoir, comme un mort lui –même […] Il se souvient d’un ami qui avait vu mourir l’intelligence de la femme qu’il aimait, paralysée pendant des mois ; il lui semblait voir mourir May ainsi, voir disparaître absurdement, comme un nuage qui se résorbe dans le ciel gris, la forme de son bonheur. Comme si elle fût morte deux fois, du temps, et de ce qu’elle lui disait. »36
Pour May les relations charnelles avec d’autres hommes ne signifient que la satisfaction d’une
pulsion, par opposition avec la relation d’esprit avec Kyo : «... désirant fuir cette conversation, à
laquelle elle sentait pourtant qu’ils n’échapperaient pas, elle essaya d’exprimer sa tendresse en disant
n’importe quoi, en fit appel, d’instinct, à un animisme qu’il aimait... »37 Dans la révolution, leur amour
éclaire les craintes comme l’arbre de Mars qui s’est épanoui pendant la nuit devant leur fenêtre: « … la
lumière de la pièce éclairait ses feuilles encore recroquevillées, d’un vert tendre sur le fond obscur. »38
Kyo fait un effort intense pour ne pas nourir sa colère, pour comprendre son attitude par la
raison et non pas par la morale : « … il la regardait, comme si ce visage eût dû retrouver, par la
souffrance qu’il infligeait, toute la vie qu’il avait perdue […] cet amour ne t’empêchait de coucher
avec ce type, alors que tu pensais […] que ça … m’embêterait ? »39
32 Idem33 Idem34 Ibidem, p. 4635 Ibidem, p. 4536 Idem37 Idem38 Ibidem, p. 4539 Ibidem, pp. 46-47
16
L’appel sexuel près de la mort, n’a rien à voir avec l’amour pour May. « Pourtant, la jalousie
existait, d’autant plus troublante que le désir sexuel qu’elle inspirait reposait sur la tendresse […] il
essayait – triste métier - de comprendre. »40 Sa blessure vient de la misogynie de presque tous les
hommes qui se sont couché avec une femme, qui n’est ni leur amante, ni leur épouse : « L’idée
qu’ayant couché avec elle […] il peut penser d’elle : " Cette petite poule " me donne envie de
l’assommer . Ne sarait-on jamais jaloux que de ce qu’on suppose que suppose l’autre ? Triste
humanité…»41 Pour May la sexualité n’engage rien tandis que pour Kyo signifie une communion :
« Celle qui venait de coucher ? Mais n’était –ce pas aussi celle qui supportait ses faiblesses, ses douleurs, ses irritations, celle qui avait soignée avec lui ses camarades blesses, veillé avec lui ses amis morts […] Pourtant ce corps reprenait le mystère poignant de l’être connu transformé tout àcoup – du muet, de l’aveugle, du fou. Et c’était une femme. Pas une espèce d’homme. Autre chose… Elle lui échappait complètement. Et, à cause de cela peut-être, l’appel enrage d’un contact avec elle l’aveuglait, quell qu’il fût, épouvante, cris, coups. » 42
La femme est son double, sa mère, sa camarade, sa bien-aimée . La confusion est inévitable,
aussi comme l’impulse de la toucher, pour se convaincre de sa réalité :
« L’essentiel, ce qui le troublait jusqu’à l’angoisse, c’est qu’il était tout à coup séparé d’elle, non par la haine – bien qu’il y eût de la haine en lui – non par la jalousie (ou bien la jalousie était elle précisément cela ?) ; par un sentiment sans nom, aussi destructeur que le temps ou la mort : il ne la retrouvait pas.[…] et comme vers une agonie, l’instinct le jetait vers elle : toucher, palper, retenir ceux qui vous quittent, s’accrocher à eux […] coucher avec elle, se réfugier là contre ce vertige dans lequel il la perdait tout entière ; ils n’avaient pas à se connaître quand ils employaient toutes leurs forces à serrer leurs bras sur leurs corps. »43
Au départ, il l’embrasse mal, car ses lèvres gardent la rancune : « Je ne la connais pas. Je ne la
connais que dans la mesure où je l’aime. On ne possède d’un être que ce qu’on change en lui, dit mon
père… »44 Les deux, ensemble, luttent contre la solitude, contre la biographie, contre le temps : «…ce
n’était pas à l’homme qu’elle apportait son aide ; c’était au fou, au monstre incomparable, préférable à
tout, que tout être est pour soi-même et qu’il choie dans son coeur. »45 May, fait pour Kyo, ce que la
petite ouvrière a fait pour Katow ; en répliquant aux violences avec amour et appui, elle guérise ses
troubles, par « une complicité consentie, conquise, choisie »46 : « Depuis que sa mère était morte, May
était le seul être pour qui il ne fût pas Kyo Gisors… »47
40 Ibidem, p.4741 Idem42 Ibidem, p.4843 Ibidem, p.47-4844 Ibidem, p.5045 Idem46 Idem47 Idem
17
La forme totale de l’amour est pour Kyo et May une mort partagée, être en danger ensemble.
Aussi comme Philomène exprime à Jupiter le voeu de mourir ensemble avec Baucius, son mari, May
demande à Kyo de l’emmener avec lui à Black Cat. La souffrance est plus grande pour ceux qui
restent pleurer les morts : « Les hommes ne savent pas ce que c’est d’attendre... » 48 Dans une
discussion avec Kyo, Tchen reconnaît : « … je n’aime pas que les femmes que j’aime soient baisées
par les autres. »49 Kyo ne consent pas que les autres décident pour sa perssonne : « Écoute, May :
lorsque ta liberté a été en jeu, je l’ai reconnue […] Reconnaître la liberté d’un autre, c’est lui donner
raison contre sa propre souffrance, je le sais d’éxpérience. »50
May proteste contre le besoin de vengeance de Kyo : « Suis-je " un autre ", Kyo ? […] Mais si
tu m’en voulais tellement que cela, tu n’avais qu’à prendre une maîtresse […] et tu sais bien que tu
peux coucher avec qui tu veux […] Tu me suffis, répondit-il amèrement. » 51 La femme demande le
droit, d’accompagner l’homme qu’elle aime : « Pourquoi des êtres qui s’aiment sont-ils en face de la
mort, Kyo, si ce n’est pour la risquer ensemble ? »52 La liberté les sépare : «… Je dis que je veux partir
seul. La liberté que tu me reconnais, c’est la tienne. La liberté de faire ce qu’il te plaît. La liberté n’est
pas un échange, c’est la liberté. »53 Pour May, c’est un abandon, parce que l’homme n’est jamais libre:
il y a des droits qui ne sont pas employés. L’égoïsme humain, la négation de la faiblesse en face de la
personne qu’on aime dirigent les paroles de Kyo : « Kyo sentait grouiller en lui quelques démons
familiers qui le dégoûtaient passablement. Il avait envie de la frapper, et précisement dans son amour.
Elle avait raison : s’il ne l’avait aimée, que lui eût importé qu’elle mourût ? »54
Les deux personnages sont à la frontière entre Eros et Thanatos, entre douleur et amour :
« Cette seconde les séparait plus que la mort : paupières, bouche, tempes, la place de toutes les tendresses eat visible sur le visage d’une morte et ces pommettes hautes et ces longues paupières n’appartenaient plus qu’à un monde étranger. Les blessures du plus profond amour suffisent à faire une assez belle haine […] Avait-elle envie de pleurer ? […] Ce n’était plus seulement sa volonté qui les séparait, mais la douleur. Et, le spectacle de la douleur rapprochant autant que la douleur sépare […] ce visage tendu dont les paupières restaient baissées devint tout à coup un visage de morte. » 55
Il sent le besoin de la consoler, mais la consolation signifie d’être ensemble. Le rapprochement
de la mort, libère les sentiments cachés. Kyo qui croit connaître les expressions de sa femme est
surpris par « … le masque mortuaire – la douleur, et non le sommeil, sur deux yeux fermés – et la
48 Ibidem, p .17149 Ibidem, p. 13150 Ibidem, p. 17151 Ibidem, p. 171-17252 Ibidem, p. 17253 Idem54 Ibidem, p. 17355 Ibidem, p. 172-173
18
mort était si près que cette illusion prenait la force d’une préfiguration sinistre. »56 Les larmes
trahissent la vie sourde, en animant le masque inhumain. Octavian Paler écrivait : « Répétons qu’il n’y
a pas le désert. Il n’y a que notre incapacité de combler la lacune dans laquelle nous vivons. »57
Les deux amoureux se trouvent dans la même situation : « Ils restaient l’un en face de l’autre,
ne sachant plus que dire et n’acceptant pas le silence, sachant tous deux que cet instant, l’un des plus
graves de leur vie, était pourri par le temps qui passait : la place de Kyo n’était pas là, mais au
Comité…» 58
Le silence de May fait possible le retour de Kyo : « … la separation n’avait pas délivré Kyo.
Au contraire : May était plus forte dans cette rue déserte. » 59 Elle le suit sans rien dire. Il comprend
« qu’accepter d’entraîner l’être qu’on aime dans la mort est peut-être la forme totale de l’amour, celle
qui ne peut pas être dépassé. »60
Dans la prison, Kyo oppose l’amour à la mort : « La lancinante fuite dans la tendresse des
corps noués pour la première fois jaillissait, hélas ! dès qu’il pensait à elle, déjà séparé des
vivants…»61 Leur lien résistera même après la mort de Kyo. Présence maternelle dans le roman, May
ressentit la perte de son amour au niveau de tout son être : « " Mon amour " murmurait-elle, comme
elle eût dit " ma chair " », sachant bien que c’était quelque chose d’elle-même, non d’étranger, qui lui
était arraché ; " ma vie " . »62 Devant le néant de la mort, elle sait que c’est impossible de récupérer les
moments perdus : « O chance abjecte des autres, avec leurs prières, leurs fleurs funèbres ! Une réponse
au-delà de l’angoisse qui arrachait à ses mains les caresses maternelles qu’aucun enfant n’avait reçues
d’elle, de l’épouvantable appel qui fait parler aux morts par les formes les plus tenders de la vie. » 63
Immobile, à côté d’un corps, May sent la communion avec la mort de son époux, mais elle ne peut
pas l’accompagner. Elle devient son messager, son représentant sur la terre, la personne qui continue
son chemin sur la terre. À la fin du roman, elle ira servir les sections agitatrices au Moscou. C’est une
façon de venger Kyo, de conserver son souvenir vif : « Vivre toujours avec les malades, quand ce n’est
pas pour un combat, il y faut une sorte de grâce d’état, et il n’y a plus en moi de grace d’aucune sorte.
Et puis, maintenant, il m’est presque intolérable de voir mourir…»64
L’amour intellectuel et ravagé de May s’oppose à l’amour contemplatif de Gisors qui aime la
tendresse : « l’amour à ses yeux n’était pas un conflit mais la contemplation confiante d’un visage
56 Ibidem, p. 17357 PALER, Octavian, Viaţa pe un peron, Jurnalul Naţional, Bucureşti, 2009, p. 26 58 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p.17459 Ibidem, p. 17560 Ibidem, p. 17661 Ibidem, p. 25762 Ibidem, p. 26463 Ibidem, p. 26564 Ibidem, p. 281
19
aimé, l’incarnation de la plus sereine musique - une poignante douceur. »65 May ne croit pas dans la
métamorphose. Le désir d’avoir un enfant lui semble une trahison car le souvenir de son mari comme
son action « demeurait incrustée comme les inscriptions des empires primitifs dans les gorges des
fleuves. »66
Le voyage de May est une tentative de retenir la présence de Kyo dans sa vie. Gisors prend
son visage entre les paumes et l’embrasse, geste qui réveille le souvenir des mains de Kyo sur ses
joues, le dernier jour. « Je ne vais pas là-bas pour aimer […] Je ne pleure plus guère, maintenant, dit-
elle avec un orgueil amer »67 au Gisors.
La disparition d’une moitié paralyse l’autre, dans un monde où le temps ronge les souvenirt,
les traces de l’homme sur la terre. Quoique Gisors lui conseille de ne pas partir parce qu’il « faut aimer
les vivants et non les morts. »68 May continue de lutter pour la cause de son mari : « Mais pendant que
vous vous délivrez de votre vie, pensait-elle, d’autres Katow brûlent dans les chaudières, d’autres
Kyo...»69. Plus ou moins inconsciemment, May parcourt les pas de Kyo, qui reste dans l’ombre de ses
actes : elle a perdu le sens de son existence, l’axe qui l’unissait avec Shanghaï. La mort de Kyo
signifie aussi sa mort. La fusion chair et âme chez May et Kyo est totale.
1.2 Ferral et Valérie
Un autre couple de La Condition humaine est formé par Ferral et Valérie. Leur amour, à la
différence de May et Kyo est physique, « entente de désespéres qui se blessent, s’atteignent à peine
pour se perdre. »70
Ferral est le président de la Chambre de Commerce française, industriel ambitieux qui se
laisse conduit dans ses actions par l’orgueil. Son portrait physique reflète sa nature de conquérant :
« … son visage gardait quelque chose de 1900, de sa jeunesse. Il souriait des gens " qui se déguisent en capitaines d’industrie ", ce qui lui permettait de se déguiser en diplomate : il n’avait renonncé qu’au monocle. Les moustaches tombantes, Presque grises, qui semblaient prolonger la ligne tombante de la bouche, donnaient au profil une expression de fine brutalité ; la force était dans l’accord du nez busqué et du menton presque en galoche… »71
65 Ibidem, p. 28266 Ibidem, p. 28567 Ibidem, p. 28668 Idem69 Ibidem, p. 28370SIMON, Pierre-Henri, L’homme en procès. Malraux-Sartre.Camus-Saint-Exupéry, Ed. Payot, Paris, 1973, p.3271MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 70
20
Le dominateur, indifférent par rapport aux subalterns, garde ces traits dans les moments passés
avec les femmes. Ses gestes envers eux dénotent une politesse froide. Dans le bâtiment de la police
française, rencontrant Valérie, il s’excuse simplement, s’incline, mais ironiquement, car il pense : « Je
voudrais bien savoir la tête que tu fais quand tu jouis, toi. »72
Sa maîtresse est une personnalité forte qui n’accepte pas d’être dominée : « … une Minerve
châtain […] au superbe masque immobile. C’était une Russe du Caucase qui passait pour être à
l’occasion la maîtresse de Martial »73 le directeur de la police. Elle est une grande couturière :
l’indépendance financière lui permet de choisir, de manifester sa personnalité. Valérie refuse d’être un
simple divertissement pour Ferral, car elle est intéressée à « l’union de la force et de la faiblesse. » 74 Il
croit que la femme n’a pas de tendresse pour lui, qu’il flatte sa vanité et qu’elle attend de son abandon
de plus précieux hommages. En réalité elle attend l’apparition de la « part d’enfance de cet homme
impérieux »75 ; elle est sa maîtresse pour qu’il finisse par l’aimer : « Elle ignorait, elle, que la nature de
Ferral et son combat présent, l’enfermaient dans l’érotisme, non dans l’amour. »76
Valérie n’est pas vénale. Son métier (grande couturière) lui permet de satisfaire ses goûts. Elle
affirme que l’érotisme de beaucoup de femmes consiste à se mettre nues devant l’homme choisi :
d’habitude elle ne joue pleinement qu’une fois. Pourtant, elle revient dans la pièce de Ferral. Intrigué
par son orgueil semblable au sien, Ferral accepte le jeu, avide de pouvoir même dans l’amour : « Lui
plaisait-il comme à beaucoup des femmes, par le contraste entre sa dureté et les prévenances qu’il lui
montrait ? »77
La femme est fière de sa liberté et de sa égalité en ce qui concerne les moeurs : « Les hommes
ont des voyages, les femmes ont des amants ... Aucun homme ne peut parler des femmes, cher, parce
qu’aucun homme ne comprend que tout nouveau maquillage, toute nouvelle robe, tout nouvel amant,
proposent une nouvelle âme. »78
Valérie n’est pas si belle, mais quand la coquetterie entre en jeu, elle se transforme, ayant
« malgré la fine régularité de ses traits, l’expression complexe du chat à l’abandon. » 79 C’est l’un des
motifs pour lesquels, Ferral engage son sentiment le plus violent, l’orgueil, dans leur relation : « Ferral
aimait les animaux, comme tous ceux dont l’orgueil est trop grand pour s’accommoder des hommes ;
72 Ibidem, p. 7573 Idem74 Ibidem, p. 10175 Idem76 Idem77 Idem78 Idem79 Ibidem, p. 102
21
les chats surtout. »80 Deux femmes vivent dans le même corps, séparées par le sourire, celle qui veut
séduire et celle qui veut être séduite :
« Le sourire lui donnait la vie à la fois intense et abandonnée que donne le plaisir. Au repos, l’expression de Valérie était d’une tristesse tender […] la première fois qu’il l’avait vue il avait dit qu’elle avait un visage brouillé – le visage qui convenait à ce que ses yeux gris avaient de doux ... Ne voulait-il qu’être aimé de la femme au sourire dont cette femme sans sourire le séparait comme une étrangère ? »81
La maîtresse de Ferral est enchantée par la faintasie de Clappique, elle sait par coeur Alice au
pays des Merveilles. Esprit pratique, Ferral ironise ses préoccupations, en l’appelant « chérie », par un
ton quasi ironique. Leur dernier dialogue montre la différence de vision entre les deux :
« - Votre sourire me fait penser au fantôme du chat qui ne se matérialisait jamais, et dont on ne voyait qu’un ravissant sourire de chat flottant dans l’air. Ah ! pourquoi l’intelligence des femmes veut-elle toujours choisir un autre objet que le sien ?
- Quel est le sien, cher ? - Le charme et la compréhension, de toute evidence.
Elle réfléchi. : - Ce que les hommes appellent ainsi, c’est la soumission de l’esprit. Vous ne reconnaissez chez une femme que l’intelligence qui vous approuve. C’est si, si reposant... »82
La liberté des moeurs rend une femme intéressante dans la vision de Ferral, mais la liberté
d’esprit l’irrite : « Se donner, pour une femme, posséder, pour un homme, sont les deux seuls moyens
que les êtres aient de comprendre quoi que ce soit…»83 Valérie voit les relation amoureuses comme un
jeu, comme un accord temporaire entre les deux sexes :
«… les femmes ne se donnent jamais ( ou presque ) et que les hommes ne possédent rien ? C’est un jeu : " Je crois que je la possède, donc elle croit qu’elle est possédée " … mais croyez-vous que ce n’est pas l’histoire du bouchon qui se croyait tellement plus important que la bouteille ? »84
L’homme est avide de faire renaître le sentiment qui lui donnait prise sur une femme : la honte
chrétienne, la reconnaissance pour la honte subie. Enfermé en lui-même, Ferral croit qu’il a conquis la
femme, qu’il la connaît et peut la transformer :
« Les caresses donnaient à Valérie une expression fermée qu’il voulut voir se transformer. Il appelait l’autre expression avec trop de passion pour ne pas espérer que la volupté la fixerait sut le visage de Valérie, croyant qu’il détruisait un masque, et que ce qu’elle avait de plus profond, de plus secret, était nécessairement ce qu’il préférait en elle. »85
80 Idem81 Idem82 Ibidem, pp. 103-10483 Ibidem, p. 10484 Idem85 Idem
22
Ferral ne peut pas communiquer avec les autres parce qu’il n’essaie pas de les comprendre. Il
ne respecte l’intimité de sa maîtresse qui ne se couche avec lui que dans l’ombre. L’homme cherche
l’interrupteur et allume chaque fois qu’elle éteigne. Ce jeu de la lumière sera gagné par Ferral, mais la
victoire rend impossible une autre rencontre entre les deux. Il blesse la femme en l’obligeant de lui
montrer la transformation sensuelle : « Les nerfs très sensibles, elle se sentit, à la fois, tout près du rire
et de la colère. »86 La sexualité lui accorde une victoire éphémere, parce qu’il n’y a qu’une liaison
charnelle : « Elle savait qu’elle n’était vraiment dominée par sa sexualité qu’au début d’une liaison, et
dans la surprise ... Elle choisit cette tiédeur et, le serrant contre elle, plongea à longues pulsations loin
d’une grève où elle savait que serait rejetée tout à l’heure, avec elle-même, la résolution de ne pas lui
pardonner. »87
Ferral observe son sommeil, sa respiration régulière et le délassement qui gonfle ses lèvres
avec douceur, son expression perdue que lui donne la jouissance et conclut : « Un être humain ... une
vie individuelle, isolée, unique, comme la mienne... »88 Pour quelques moments, un fantasme, domine
ses pensées. C’est l’inversion de rôle avec « la victime » de son obsession de pouvoir. Il s’imagine
elle, habitant son corps, éprouvant la jouissance de la femme qu’il ressent comme une humiliation.
Lucide, lié seulement au monde palpable, Ferral nie l’identification avec Valérie : « C’est idiot ; elle
se sent en fonction de son sexe comme moi en fonction du mien, ni plus ni moins. Elle se sent comme
un noeud de désirs, de tristesse, d’orgueil, comme une destinée... De toute évidence. »89 Son
expression de reconnaissance de la conquête physique, de la sensualité, fait revenir en premier plan le
conquérant. Le sommeil s’apparente à la mort par l’immobilité du corps : « Elle n’entrenaînait pas
dans son sommeil des souvenirs et des espoirs qu’il ne posséderait jamais ... Jamais elle n’avait
vécu : elle n’avait jamais été une petite fille. »90
Pour Ferral la femme n’est que « l’autre pôle de son propre plaisir. »91 Attaqué dans son
orgueil, ridiculisé par sa maîtresse qui l’avait prié de lui faire un cadeau, un merle dans une grande
cage dorée, sans se présenter au rendez-vous, il se rend compte que l’aveu de soumission du visage
possédé n’a pas effacé la coquetterie tendrement insolente par laquelle elle stimulait son désir.
Frappé dans « son besoin illimité d’être préféré »92, en attendant dans le hall de l’hotel Astor, à
côté d’un autre prétendent, il compense l’infériorité qui lui est imposée par le mépris. L’autre, plus
jeune, le directeur d’une des banques anglaises, courtisait Valérie depuis un mois : dans son cage il y a
86 Ibidem, p.10587 Idem88 Idem89 Idem90 Idem91 Idem92 Ibidem, p. 184
23
une femelle. Les deux oiseaux dans les cages dorées, à l’heure du cocktail quand l’endroit est très
aggloméré, sont une constante insulte. La scène est ridicule : Ferral s’efforce de réfléchir, de se
défendre par un comportement normal : il commande un cocktail, allume une cigarette, demeure
immobile regardant les couples, dissimulant l’indifférence (pourtant il casse, dans la poche de son
veston, l’allumette entre les doigts).
Son orgueil appelle un orgueil ennemi « comme le joueur passionné appelle un autre joueur
pour le combattre, en non pas la paix »93 et il refuse de perdre la partide : les êtres qui le regardent,
témoignant l’humiliation, sont pour lui « la vraie bêtise humaine ... les plus haïssables crétins de la
terre »94, parce qu’il les suppose au courant de tout et devine leur ironie. En observant un couple, il
envie le jeune aimé par la femme gentille, qui le regarde avec reconnaissance amoureuse : « Et c’est
sans doute quelque vague crétin, qui peut-être dépend d’une de mes affaires...»95 Pour Ferral, il est
difficile de savoir qu’un autre est meilleur, qu’un autre détient l’objet de ses désirs.
La conséquence de ses actes représente une succession de défaites : la rage le rend
masochiste. La lettre de Valérie est en même temps la preuve d’une individualité, d’une femme forte
et l’attaque d’un adversaire qui observe ses points faibles : « Je ne suis pas une femme qu’on a, un
corps imbécile auprès duquel vous trouvez votre plaisir en mentant comme aux enfants et aux
malades. »96 L’homme qui a construit des routes, des usines, qui a transformé le pays, disparaît en face
de l’homme qui ne sait pas aimer : « Vous savez beaucoup de choses, cher, mais peut-être mourrez-
vous sans vous être apercu qu’une femme est aussi un être humain…»97
Valérie explique son comportement, ses gestes, ses sentiments pour démontrer à Ferral qu’on
ne peut pas tout contrôler :
« Mes caprices, il me les faut non seulement pour vous plaire, mais même pour que vous m’entendiez quand je parle ; ma charmante folie, sachez ce qu’elle vaut : elle ressemble à votre tendresse. Si la douleur avait pu naître de la prise que vous vouliez avoir sur moi, vous ne l’auriez mêma pas reconnue ... aucune chose n’est pas sans importance pour un homme dès qu’il y engage son orgueil, et le plaisir est un mot qui permet de l’assouvir plus vite et plus souvent. Je me refuse autant à être un corps que vous un carnet de chèques. Vous agissez avec moi comme les prostituées avec vous : " Parle, mais paie…" .»98
Valérie repousse l’idée d’être seulement ce que Ferral désire de faire d’elle : « Il ne m’est
toujours facile de me défendrecontre l’idée qu’on a de moi. Votre présence me rapproche de mon
corps avec irritation comme le printemps m’en approche avec joie. »99
93 Idem94 Ibidem, p. 18595 Ibidem, pp. 185-18696 Ibidem, p. 18697 Idem98 Idem99 Idem
24
L’incapacité de se faire aimer par la femme désirée, rend Ferral avide de se venger et, faute
des moyens, il fait naître des fantasmes, des scènes de sadisme envers la femme, envers l’origine de sa
souffrance (supplices, viol, tourtures, flagellation, visite au bordel) : « ... il s’était jeté de toute sa force
contre les limites de sa volonté. Son excitation sexuelle devenue vaine nourissait sa colère, le jetait
dans l’hypnose étouffante où le ridicule appelle le sang. On ne se venge vite que sur le corps. » 100
Il doit récupérer sa confiance, la preuve de son autorité : il dispose plusieures cages avec des
oiseaux dans la chambre de sa maîtresse. En touchant le pyjama de la femme, il a l’impression de
sentir sa peau. La légende d’Hercule et d’Omphale envahit brusquement son imagination. Il devient,
comme le héros, l’homme humilié et satisfait de son humiliation, mais seulement pour un instant car
en éteignant la lampe, il libère les perroquets et le kangourou. Il ne laisse là aucune trace de colère
(quoiqu’il veuille arracher l’interrupteur), seulement un joli cadeau par haine.
Pour oublier l’humiliation et sa faiblesse, il doit jouer son ancien rôle de conquerant. Les
femmes sont toujours absurdes : « Quel psycholoque ivre mort avait inventé d’appeler amour le
sentiment qui maintenant empoisonnait sa vie ? l’amour est une obsession exaltée ; ses femmes
l’obsédaient, oui – comme un désir de vengeance. »101 Lui qui n’accepte aucun jugement, il est jugé
par une femme qui s’est transformée d’un repos, d’un voyage dans un ennemi.
Pour se retrouver il prend une courtisane chinoise au visage gracieux et doux qu’il ne laisse
pas chanter, causer, servir à table malgré l’habitude : « En somme il ne se couchait jamais qu’avec lui-
même, mais il ne pouvait y parvenir qu’à la condition de n’être pas seul [...] Il lui fallait les yeux des
autres pour se voir, les sens d’une autre pour se sentir. »102 Il cherche à se posséder lui-même mais
l’objet de son désir s’évanouit chaque fois. La peinture thibétaine, représentant deux squelettes
exactement semblables, en s’étreignant en transe, sur un monde décoloré paraît la réflexion dans un
miroir magique de Ferral et de la courtisane.
L’érotisme est « l’humiliation en soi ou chez l’autre, peut-être chez tous les deux » 103, une
idée. Seul le sommeil apporte la paix, conclut Ferral : « Dormir, c’est la seule chose que j’aie toujours
souhaitée, au fond, depuis tant d’années.»104
2. La paternité
Au milieu des événements historiques violents l’homme doit réagir pour se défendre, engagé
dans une lutte sans fin. Les personnages de Malraux agissent comme individualité ou sous l’influence 100 Ibidem, p. 187101 Ibidem, p. 197102 Ibidem, p. 199103 Idem104 Ibidem, p. 198
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de la fraternité virile. Sous la ligne des actions héroïques la vie de famille n’existe ou est sans
importance, parce qu’elle empêche l’implication dans le combat.
Malraux « cultive l’héroïsme énergique et violent, où la sentimentalité est totalement
absente.»105 Pourtant, il y a dans La Condition humaine un drame de la paternité. Les personnages
illustratifs sont le sage Gisors et Hemmelrich. La paternité, dans le contexte des changements
politiques, est le signe de l’ordre moral. « Et il n’est pas un seul roman dont soit absent ce thème de
l’autorité d’une expérience plus ancienne ou plus profonde : à la paternité spirituelle répond la
paternité selon la chair qui est aussi une paternité morale. »106
2.1 La paternité spirituelle
Pour Gisors la famille n’est pas un cercle clos comme l’affirme le comte Juste-Agénor :
« Mon enfant, la famille est une grande chose fermée ; vous ne serez jamais qu’un bâtard. »107 Le Sage
a l’attitude de compréhension du monde, il comprend les autres parce qu’il les observe, les écoute, les
conseille comme un parent qui partage son expérience de vie avec ses enfants.
Chez Gisors la paternité biologique (Kyo) est doublée par celle spirituelle (le disciple Tchen) :
« D’instinct, quand il s’agissait d’être compris, Tchen se dirigeait vers Gisors. Que cette attitude fût
douloureuse à Kyo – d’autant plus douloureuse que nulle vanité n’intervenait… »108
Pour Tchen, Gisors est son maître « au sens chinois du mot – un peu moins que son père, plus
que sa mère. »109 La mort de ses parents au pillage de Kalgan augmente le besoin d’appartenance :
quand Gisors commence à s’intéresser à l’adolescent orphelin, venant du college luthérin, obsédé par
la honte du corps, Tchen découvre l’influence d’un père qui désigne un axe de vie pour les jeunes,
adoptant le marxisme.
L’indépendance de son fils, Kyoshi, qui passe son adolescence loin de la maison, rend
possible le rapprochement entre Gisors et Tchen. En train de finir la discussion avec le vieux Chinois,
Gisors perd sa concentration, pensant à Tchen en face d’une foule écrasante des ouvriers : « Le vieux
Gisors chiffona le morceau de papier mal déchiré sur lequel Tchen avait écrit son nom au crayon et le
mit dans la poche de sa robe de chambre. Il était impatient de revoir son ancien élève. »110
105 PÂRVAN, Gabriel, Romanciers français du XX-ème siècle, Ed. Paralela 45, 2006, p. 81106 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 33107 GIDE, André, Les Caves du Vatican, PDF, p. 41(http://ebookbrowse.com/andre-gide-les-caves-du-vatican-pdf-d52197751)108 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 18109 Ibidem, p. 52110 Ibidem, p. 51
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La sincérité de Tchen devant son maître est un appel à l’intelligence du vieux, à sa capacité de
comprendre les problèmes et d’offrir des solutions : « C’est moi qui a tué Tang-Yen-Ta … Je suis
extraordinairement seul, dit-il, regardant enfin Gisors en face … Ils ne savent pas … Que c’est la
première fois. »111 Le crime sépare les interlocuteurs : on ne peut comprendre un problème si on ne l’a
pas confronté. Gisors n’a pas tué jamais, donc il parle avec compassion, avec pitié, imaginant la
culpabilité ressentie par son disciple : « Puisqu’il ne voulut pas répondre par les préjugés, il ne pouvait
qu’approuver. Il avait pourtant quelque peine à le faire " Je vieillis ", pensa-t-il. »112
Pour Tchen la tendresse paternelle est le signe de l’indulgence, non de l’approbation : « Il
avait vu dans le regard de Gisors quelque chose de presque tendre. Il méprisait la tendresse, et surtout
en avait peur. »113 Il se sent comme un enfant, avouant un fait désagréable à son père, puis comme un
disciple devant son maître au « masque de Templier rasé. »114 La variation des masques (père-maître,
enfant-homme conscient de son individualité) repose sur la complexité de la relation entre les deux.
Gisors remarque chez Tchen des traits de son fils Kyo (« Il parlait français avec une accentuation de
gorge sur les mots d’une seule syllable nasale, dont le mélange avec certains idiotismes qu’il tenait de
Kyo surprenait »115) , Tchen substitue ses parents morts par un seul homme et celui-ci est Gisors :
« Mais, en attendant, il souhaitait un refuge. Cette affection profonde qui n’a pas besoin de rien
expliquer, Gisors ne la portrait qu’à Kyo. Tchen le savait. »116
Tchen ne sait pas comment s’expliquer, Gisors n’arrive pas à convaincre son élève dans leur
dernière conversation, de le faire reconnaître qu’il n’appartient plus à son origine chinoise :
« Pourtant, il lui sembla tout à coup que quelque chose manquait à Gisors … Celui-ci le regardait de bas en haut, ses cheveux blancs … intrigue par son absence des gestes … Gisors avait touché juste … Sauf, peut-être par sa sexualité, Tchen n’était pas chinois. Les émigrés de tous pays dont regorgeait Shanghaï avaient montré à Gisors combine l’homme se sépare de sa nation de façon nationale, mais Tchen n’appartenait plus à la Chine, même par la façon don’t il l’avait quitté : une liberté totale, quasi inhumaine, le livrait totalement aux idées. »117
L’acceptation et le renoncement peuvent sauver Tchen de la mort, mais il ignore cette
possibilité car il veut donner à la mort « le sens que d’autres donnent à la vie ».118 Il n’a pas seulement
horreur du sang, de la chasse et du mépris pour celui qu’il tue et pour les autres qui ne tuent pas (« les
puceaux ») mais aussi un fou désir de posséder la mort. Sans cesser de regarder le phénix il suggère la
solution contre son angoise, contre sa fatalité qu’il vient se défendre auprès de Gisors, refusant le 111 Ibidem, pp. 52-53112 Ibidem, p. 52113 Idem114 Ibidem, p. 53115 Idem116 Idem117 Ibidem, pp. 53-54118 Ibidem, p. 55
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conseil de Gisors parce qu’il ne considère personne digne pour lui transmettre ses angoisses : la
solution est le collage avec la mort. Les intentions des interlocuteurs sont vaines, inaccomplies, l’acte
de langage n’est pas réussi :
« Les deux derniers mots étaient tombés comme une charge jetée à bas, et le silence s’élargissait autour d’eux ; Gisors commençait à éprouver, non sans tristesse, la séparation dont Tchen parlait. Mais il se demandait s’il n’y avait pas en Tchen une part de comédie – au moins de complaisance. Il était loin d’ignorer ce que de telles comédies peuvent porter le mortel … L’air devenait de plus en plus pesant, comme si tout ce que ces phrases appelaient de meurtre eût été là. Gisors ne pouvait plus rien dire : chaque mot eût pris un son faux, frivole, imbecile. »119
Le remerciement du disciple est accompagné d’un geste très poli, marquant la distance
physique et psychique instalée entre eux après le rencontre : « Il s’inclina devant lui, de tout le buste, à
la chinoise (ce qu’il ne faisait jamais) comme s’il eût préféré ne pas le toucher, et partit. »120
Une attitude opposée dénotent ses gestes de rapprochement quand il rencontre son premier
maître, le pasteur Smithson avant de se jeter sous la voiture de Chang-Kaï-Shek. La finalité reste
encore la même : l’éloignement psychique.
Obsédé par le corps déchu dans lequel il faut vivre avec le Christ et ayant horreur de la
civilisation rituelle de la Chine qui l’entourait, qui rendait presque impossible la véritable vie
religieuse, Smithson s’attache à Tchen et lui insuffle ses angoisses : pour lui, l’homme, par le péché,
commet un sacrilège, d’où la crucifixion éternelle. La charité, la Grâce n’épuisent l’angoisse et la
terreur sont des autres péchés, les signes de la faiblesse. Dieu et Satan sont intouchables : seulement
Christ demeure pour écouter les hommes qui ne se convertissent qu’à des médiateurs. Fortement
inculqué par la Chine, le respect du maître transforme pour Tchen les angoisses du pasteur dans ses
angoisses. Au christianisme, son nouveau maître, Gisors, oppose autre forme de grandeur, l’action
humaine, la religion marxiste et la foi coule « entre les doigts de Tchen, peu à peu sans crise. »121 D’ici
l’impression de Gisors de deviner ses réctions, de séparer, d’isoler l’adolescent qu’il a initié de
l’homme qui est devenu : « Je pense à son esprit religieux parce que Kyo n’en a jamais eu, et qu’en ce
moment toute différence profonde entre eux me déliver… Pourquoi ai-je l’impression de le connaître
mieux que mon fils ? »122
Marchand le long du quai, la serviette sous le bras, Tchen sent une main doucement posée sur
son épaule : c’est le Pasteur Smithson, son premier maître, un beau visage d’Américain un peu Sioux.
« Pour plus de sûreté et d’ironie »123, pour compléter son déguisement, Tchen accepte de faire une
119 Ididem, pp. 55-56120 Ibidem, p .56121 Ibidem, p. 58122 Idem123 Ibidem, p. 143
28
route ensemble avec le pasteur. Il cause pour se délivrer de son irritation comme l’a fait avec Gisors,
mais il souffre sans pouvoir se guérir.
Tchen garde de l’affection à son ancient maître, il ne veut pas le blesser « par une obscure
superstition. »124 La rancune pour le pasteur, pour ses enseignements de paix et d’amour pour tous,
pour sa contemplation de la souffrance rend possible la sincérité de ses pensées. Le jugement de
Smithson est peu important parce que son affection profonde est offerte, n’a « rien de paternel. »125 Le
pasteur ferme les yeux et Tchen a l’impression d’être près d’un aveugle qui ne croit pas dans la foi
politique qui détruira la mort et la souffrance du monde. Son ton de tristesse rappelle à Tchen de son
entretien avec Gisors qui « avait mis son intelligence à son service, non à celui de Dieu. »126
L’humilité et la paix ne caractérisent pas le héros qui se sauve seulement par son acte : « La
souffrance, j’aime mieux la diminuer que d’en rendre compte. »127 Les deux sont en contact seulement
par leurs bras, non par leur fois : « Mon pauvre petit, reprit-il enfin, chacun de nous ne connaît que sa
propre douleur … Croyez-vous que toute vie réellement religieuse ne soit pas une conversation de
chaque jour ?... »128
Le ton de secret donne au mots de pasteur une profondeur soudaine et pathétique. Près du
meurtre, Tchen s’accorde aux angoisses de l’autre non à ses phrases, à ses mots « de pêcheur qui croit
sentit la poisson. »129, échos de son obsession. Il fixe son regard dans les yeux de son compagnon qui
condamne les hommes avant de pêcher et avoue son crime futur avec colère et une « furtive pitié » :
« Ecoutez bien, dit-il. Dans deux heures, je tuerai. »130
Les gestes, les paroles sont l’expression d’un conflit intérieur. La main droite de Tchen,
tremblant, se crispe au revers de son veston puis s’accroche au revers de celui du pasteur comme pour
lui le secouer. Immobiles, au milieu du trottoir, comme prêts à lutter ils confrontent leurs croyances.
« C’est un atroce mensonge »131, dit le pasteur à mi-voix, suivi par Tchen qui crie la même chose au
passant qui s’arrête, puis part presque en courant. La symphatie disparaît en face des points de vue
différents.
« Un être réel, si profondément que nous sympathisions avec lui, pour une grande part est
perçu par nos sens, c’est-à-dire nous reste opaque. »132 Gisors et le pasteur Smithson se trouvent près
de Tchen dans l’univers matériel mais loin dans le plan psychique. Chaque expérience, chaque douleur
124 Idem125 Idem126 Ibidem, p. 144127 Idem128 Idem129 Ibidem, p.145130 Idem131 Idem132 PROUST, Marcel, Du côté de chez Swann, Booking International, Paris, 1993, p. 95
29
est unique parce que les hommes réceptent et adaptent les idées, les informations à leur univers
intérieur, aux propres besoins et désirs.
2.2 La paternité biologique
La présence de Tchen, animant la pièce, rappelle à Gisors de son fils et un intense désir,
« celui qu’on a de revoir une dernière fois ses morts »133 le bouleverse. Gisors sent le combat
au niveau psychologique, le sang, l’imminence de la mort et pense comme toujours à Kyo, imaginant
les tortures et les violences de l’environement où il vit. L’incertitude s’accroche de son esprit au
visage de son fils : « Kyo eût trouvé irrespirable cet univers où se mouvait Tchen… Était –ce bien
sûr ? Tchen aussi avait horreur du sang – avant. À cette profondeur, que savait-il de son fils ? […] Il
n’y a pas de connaissance des êtres. »134
La vie choisie par son fils lui est connue seulement au niveau des récits. L’amour pour le sage
est le synonyme de la liberté, laisser l’autre décider ce qui lui convient, quoique cela signifie
l’éloignement des siens. Le père sait qu’il n’a pas aidé Tchen et qu’il ne pourra pas aider son fils mais
l’inquiétude est plus forte que sa capacité de contempler : l’angoisse de la mort, la solitarité du héros
les sépare :
« Lorsque son amour ne pouvait jouer aucun role, lorsqu’il ne pouvait se référer à beaucoup de souvenirs, il savait bien qu’il cessait de connaître Kyo […] Que Kyo fît tuer, c’était son rôle. Et sinon, peu importait : ce qui faisait Kyo était bien fait. Mais Gisors était épouvanté par cette sensation soudaine, cette certitude de la fatalité du meurtre, d’une intoxication aussi terrible que la sienne l’était peu. »135
En quittant son père, Kyo a choisi l’action, travaillant à côté des manoeuvres : « Tout le
précipitait à l’action politique : l’espoir d’un monde différent, la possibilité de manger quoique
misérablement (il était naturellement austère, peut-être par l’orgueil), la satisfaction de ses haines, de
sa pensée, de son caractère. Elle donnait un sens à sa solitude. »136 En opposition, le père choisit l’autre
voie, l’opium et l’observation. Les actes du fils matérialisent les idées du père, prolongent ses pensées
au niveau pratique. Entre les deux il y a un lien invisible, un lien de la famille, un lien d’âme : « Et
pourtant, si Kyo entrait et s’il me disait, comme Tchen tout à l’heure : " C’est moi qui a tué Tang-Yen-
Ta ", s’il le disait, je penserais : " Je le savais. " Tout ce qu’il y a de possible en lui résonne en moi
avec tant de force que, quoi, qu’il me dise, je penserai : " Je le savais. " »137
133 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 56134 Ibidem, pp. 56-57135 Idem136 Ibidem, p. 59137 Ibidem, pp. 59-60
30
Le caractère paternel de Gisors fait possible la pratique de son métier. Le professeur Gisors
met son intelligence à l’aide de ses étudiants avec chaleur et pénétration parce qu’il retrouve son fils
dans chacun d’entre eux. Après les cours, trouvant sa chambre encombrée de fleurs blanches par les
étudiants, il se souvient que les mains qui lui apportent des camélias se préparaient à tuer comme
celles de son fils : «… ce n’était pas […] qu’il s’amusait à jouer par preoccupation des vies dont le
séparait l’âge ; c’était que, dans tous ces drames semblables, il retrouvait celui de son fils. »138
La force de caractère l’attire : c’est pourquoi il s’attache à Tchen et admire son fils. Ses
classes, ses idées sur le marxisme sont une modalité de parler à Kyo, de le défendre d’un ennemi qu’il
seulement sent la présénce : «… sa pensée n’avait plus servi qu’à justifier l’action de son fils […] " Le
marxisme n’est pas une doctrine, c’est une volonté […] vous ne devez pas être marxistes pour avoir
raison, mais pour vaincre sans vous trahir. " »139 Le marxisme n’est pour lui une croyance parce qu’il
croit seulement dans son fils. Il confesse à May que la mort de Kyo signifie la mort du marxisme pour
lui : « Le marxisme a cessé de vivre en moi. »140
Les rapports entre Gisors et son fils, sous l’apparence de l’impossibilité de connaître un être et
de la liberté totale des actes, masquent la tendresse. La photographie de Kyo est pour le vieillard
« tiède comme une main »141, leur séparation est comme « celle des amis qu’on étreint en rêve et qui
sont morts depuis des années. »142 Il est suffisant de lui souhaiter la présence pout revenir. La
photographie reste dans le tiroir de la table où il rangeait son plateau à opium, au-dessus d’une
collection de petits cactus. C’est le lieu « sacré » de la maison qui réunit les trois choses plus
importantes pour le sage : le portrait de son fils, son refuge, c’est-à-dire l’opium, et le cactus envoyé
par Tchen-Ta-Eul peu avant son suicide, avec le mot « fidélité » tracé sur le tuteur plat de la plante .
Les mots du père pénètrent les phrases de Kyo, les intérêts du fils influencent les actes du
père. Gisors connaît les personnes qui peuvent aider son fils et n’hésite pas de leur demander l’aide ou
d’obtenir des informations : il fréquente le Cercle français pour entendre les rumeurs du jour, il ne
trouve « compromis » le fait d’être assis près de Ferral mais il ne discute les idées de Kyo avec celui-ci
et cesse de lui venir en aide dans la discussion. Les coups de feu l’inquiétent, le font penser de
nouveau à son fils qui croit que les hommes acceptent de tuer pour justifier leur condition, comme le
fait le christianisme pour l’esclavage, la nation pour le citoyen et le communisme pour l’ouvrier.
Quand Kyo est en arrêt il voit en Clappique l’ami qui est venu prévenir Kyo dans l’après-midi et lui
demande d’intervenir près de Köning, le chef de la sûreté de Chang-Kaï-Shek, pour le mettre en
liberté.138 Ibidem, p. 60139 Idem140 Ibidem, p. 286141 Ibidem, p. 61142 Idem
31
L’existence du fils continue la vie du père. La capacité de regarder les êtres avec
bienveillance, l’avidité de connaître le monde comme « infinité des possibles » 143, l’obssession de la
mort lient les deux comme la voix enregistrée par les disques qui obsédent Kyo. Gisors a soixante ans,
les possibles ne trouvent pas de place mais la force de « l’imagination souterraine » 144 le bouscule vers
la vie pour comprendre la signification de la mort :
« … ses souvenirs étaient pleins de tombes […] Son sens si pur de l’art chinois […] son sens du bonheur – n’était plus qu’une mince couverture sous quoi s’éveillaient, comme des chiens anxieux qui s’agitent à la fin du sommeil, l’angoisse et l’obsession de la mort […] Sa pensée rôdait pourtant autour des hommes, avec une âpre passion que l’âge n’avait pas éteinte […] Il avait cru, jadis – temps révolus… - qu’il se rêvait héros […] Comme Kyo, et presque pour les mêmes raisons, il songea aux disques dont celui-ci lui avait parlé ; et presque de la même façon, car le modes de pensée de Kyo étaient nés des siens. »145
Kyo ne reconnaît pas sa propre voix enregistrée parce qu’il ne la peut pas entendre. De la
même façon Gisors prend conscience de lui-même par la vie de son fils. Mais sa conscience est
irréductible à celle qu’il peut prendre d’un autre être, elle est acquise par d’ autres moyens. La drogue
reste la solution constante pour « pénétrer, avec sa conscience intruse, dans un domaine qui lui
appartenait plus que tout autre, posséder avec angoisse une solitude interdite où nul ne le rejoindrait
jamais. »146 Même l’amour pour Kyo ne peut pas le délivrer de sa solitude. Sous l’influence des
boulettes d’opium les objets se perdent, sans changer de forme, ils cessent d’être distincts : « … une
bienveillante indifférence mêlait toutes choses – un monde plus vrai que l’autre parce que plus
constant, plus semblable à lui-même […] formes, souvenirs, idées, tout plongeait lentement vers un
univers délivré. »147
« À la vérité, Gisors pensait que si le monde était sans réalité, les hommes, et ceux mêmes qui
s’opposent le plus au monde ont, eux, une réalité très forte. »148 C’est le cas de son fils mais sa réalité
disparaît avec sa mort. Devant le cadavre de son enfant, Gisors ne sait comment réagir : il cherche la
paix, mais il n’ose pas avancer la main pour prendre la pipe qu’il regardait depuis plus de cinq
minutes. Il ne croit à aucune survie, il n’a pas le respects des morts mais la disparition de son fils lui
modifie la perspective.
Chaque personne aimée est une partie de notre MOI et avec sa mort on perd une partie de
notre âme. Pour s’échapper à la souffrance, pour justifier la perte l’homme garde le souvenir, projetant
autres formes d’existence, considérant la mort une apparence. Regardant le visage modifié par
l’asphyxie, touchant le front bleuâtre de Kyo, lisant son écriture (« Ce discours est le discours de mon
143 Idem144 Idem145 Idem146 Ibidem, p. 62147 Idem148 Ibidem, p. 224
32
père ») , en marge d’un numéro de La Politique de Pékin où se trouvait son discours pour lequel il a
été chassé de l’Université, Gisors sent qu’il a perdu l’axe de son chemin sur la terre : « Jamais il ne lui
avait dit même qu’il l’approuvât. Gisors renferma la brochure avec douceur et regarda son espoir
mort.»149 Le plus douloureux moment de la vie d’un parent c’est la mort de son enfant. L’inconscient
de Gisors refuse d’accepter la réaltité. La pipe (la paix, la sérénité universelle , la libération) est devant
ses yeux, mais le corps de son enfant mort le rend vain le geste de fumer. Contre la métamorphose à
laquelle la mort contraint son fils, le père perd ce que Mircea Eliade nommait Axis Mundi : « Le
monde n’avait plus de sens, n’existait plus : l’immobilité sans retour, là, à côté de ce corps qui l’avait
relié à l’univers, était comme un suicide de Dieu. Il n’avait attendu de Kyo, ni réussite, ni même
bonheur : mais que le monde fût sans Kyo... »150
L’être humain est lié à la vie par son corps, par sa chair qui souffre le vieillisement. Un parent
est arraché à son individualité parce qu’il doit partager son aspect corporel avec un autre être humain :
l’enfant. Un fils ou une fille est le signe de la trace sur la terre, un moyen de nier le temps et l’espace
qui détruisent la matière. Le sage se trouve rejeté hors du temps : « ... l’enfant était la soumission au
temps, à la coulée des choses ; sans doute, au plus profound, Gisors était-il espoir comme il était
angoisse, espoir de rien, attente, et fallait-il que son amour fût écrasé pour qu’il découvrît cela. »151
La souffrance appelle la délivrance, le désinvestissement. L’angoisse, les désirs et les sanglots
refoulés trouvent en lui un accueil avide, l’opium : « " Et, plus tard, je devrai me réveiller... " Combien
de temps chaque matin lui apporterait-il de nouveau cette mort [ ... ] Nulle aide ne peut être donnée
aux morts. Pourquoi souffrir davantage ? La douleur est-elle une offrande à l’amour, ou à la peur ? » 152
Il peut échapper à la souffrance fondamentale, la peur de mort, de ce qui arrache la vie, seulement en
cessant d’y penser, endormant sa lucidité. « Il y a quelque chose de beau à être mort »153 pense Gisors :
l’incapacité de penser en vain et de souffrir. La mort de la conscience est assurée par la drogue et il y
plonge, « comme si cette contemplation épouvantée eût été la seule voix que pût entendre la mort,
comme si cette souffrance d’être homme dont il s’imprégnait jusqu’au fond du coeur eût été la seule
oraison que pût entendre le corps de son fils tué. »154
« C’est à Gisors, comme aux vieilards de la tragédie antique, qu’il revient de tirer la leçon des
événements. Ici l’analyse du personnage se confond partiellement, comme il arrive souvent, avec le
sens de l’oeuvre. »155 La fin du roman surprend un père qui ne veut pas se venger pour la mort de son
149 Ibidem, pp. .265-266150 Ibidem, p. 266151 Idem152 Ibidem, p. 265153 Ibidem, p. 266154 Idem155 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique,Hatier, Paris, 1998, p. 33
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fils. Réfugié chez son beau-frère Kama, il recommence à enseigner aux étudiants. Il est lointain aux
monde des hommes, séparé, car la mort est pour lui une métamorphose. C’était Kyo qui le rattachait
aux hommes. Délivré de la mort et de la vie, il contemple l’humanité « épaisse et lourde, lourde de
chair, de sang, éternellement collé à elle-même comme tout ce qui meurt [...] se résorbaient là-haut
dans la lumière comme la musique dans la nuit silencieuse. » Le père sent l’inutilité de ses efforts :
« On peut tromper la vie longtemps, mais elle finit toujours par faire de nous ce pour quoi nous
sommes faits […] Il faut neuf mois pour faire un homme, et un seul jour pour le tuer. »156
En face du temps, de la fragilité de l’être, le sage refuse le « réel », qu’il substitue par le
monde de la contemplation, avec ou sans opium, parce que tout est vain. Comme Sisyphe qui pousse
au sommet de la montagne un rocher qui roule vers la vallée chaque fois, l’homme s’obstine à changer
sa condition. Le sage se rend compte de l’absurde des essais car l’être humain « n’est bon qu’à
mourir. »157
2.3 Le fardeau de la paternité
Dans le roman, Hemmelrich est le seul qui possède « une biographie infantile » excepté
Tchen. Les indices montrent qu’il fait partie des malheureux qui travaillent depuis leur enfance pour
gagner leur pain. La charge de son enfance ratée pèse aussi sur son fils mais sous la forme de la
maladie.
Mauvais élève à l’école, avec une mère qui le fait faire son travail pour se soûler tranquille,
travaillant comme manoeuvrier dans l’usine, gazé dans la guerre, démobilisé, venu en Indochine et
échoué à Shanghaï (ou le climat ne permetn pas les professions manuelles) , il vit sous le signe de la
misère qui se prolonge aussi sur sa vie de famille : « Pour quoi, pour quoi ? Pour son pays ? Il n’était
pas Belge, il était misérable. »158 Hemmelrich ne peut pas accepter la souffrance de son enfant, le
climat qui permet de « crever de dysenterie »159 , de la famine ou d’autres maladies. Il est conscient de
l’inutilité de l’innocence dans un monde dominé par des violences. En ne pouvant pas se joindre à ses
camarades dans la lutte pour une vie meilleure, il compense son impuissance par des fantasmes :
« Compenser par n’importe quelle violence, par les bombes, cette vie attroce qui l’empoisonnait
depuis qu’il était né, qui empoisonnerait de même ses enfants. Ses enfants surtout. Sa souffrance, il lui
était possible de l’accepter : il avait l’habitude... Pas celle des gosses. »160
156 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, pp. 282-286157 Ididem, p. 286158 Ibidem, p. 155159 Idem160 Ibidem, p. 154-155
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Sa femme lui a été vendue pour douze dollars, abandonnée par l’acheteur qui ne l’aimait plus.
Une mauvaise vie les unit : « Il y avait sa femme : rien autre ne lui avait été donné par la vie [...] elle
était venue chez lui avec terreur, pour manger, pour dormir ; mais au début elle ne dormait pas,
attendait de lui la méchanceté des Européens [...] Il avait été bon pour elle. »161
Pour Hemmelrich et son épouse, la souffrance est un lien plus fort que l’amour des autres
couples : « Remontant peu à peu de fond de son effroi, elle l’avait soigné lorsqu’il était malade, avait
travaillé pour lui, supporté ses crises de haine impuissante. Elle s’était accrochée à lui d’un amour de
chien aveugle et martyrisé, soupçonnant qu’il était un autre chien aveuglé et martyrisé. »162 La douleur
qu’il peut infliger aux siens est plus forte que son sentiment d’inutilité dans l’action révolutionnaire :
« ... il existait plus de douleur au monde que d’étoiles au ciel, mais la pire de toutes, il pouvait
l’imposer à cette femme : l’abandonant en mourant. »163 Hemmelrich ne veut pas suivre l’exemple dee
son voisin, un Russe affamé, qui s’est suicidé, en laissant sa femme (qui giffle le cadavre) dans la
misère, avec quatre gosses, l’un demandant avec innocence « Pourquoi vous battez-vous ? » .
Pour Hemmelrich les personnes aimées sont une partie du propre MOI (il ressent leurs
souffrances) mais, en même temps, elles sont ses ennemis. L’amour va de paire avec la haine pour sa
famille qui ne lui laisse pas le droit de vivre et de choisir sa mort. L’enfant qui crie sans cesse, malade
de mastoïdite, la femme pas brillante , lui volent la possibilité de mourir libre. C’est la raison pour
laquelle il refuse d’abriter chez soi Tchen et la bombe, en lui disant : « Tu ne peux pas savoir, Tchen,
tu ne peux pas savoir le bonheur que tu as d’être libre ! ... »164
« Le seul qui possède une famille, Hemmelrich, en est littéralement accablé. Jusqu'à ce jour où
une grenade l'en déchargera d'un coup, elle l'avilit, le retient au bord de chaque audace, l'encombre
d'un remords impuissant au royaume amer de la lâcheté. »165 Prisonnier de sa paternité, il réprime son
désir d’agir. Quand Kyo fait connaître ses plans au début du roman, une voix presque haineuse
( Hemmelrich ) et les cris d’enfant lui répondent : « Ça te suffit ? Qu’est-ce que foutrais, toi, avec le
gosse qui va crever et la femme qui gémit là-haut – pas trop fort, pour ne pas nous déranger... »166
Le conflit entre la réalité et ses aspirations définit son expérience paternelle. « Il souffre de
cette impuissance involontaire, comme s'il trahissait son être profond. »167 En ne donnant pas
d’hospitalité à Tchen, Souen et Peï, Hemmelrich trahit ses camarades : « " Bon Dieu de bon Dieu de 161 Ibidem, p 155162 Idem163 Ibidem, p. 156164 Ibidem, p. 154165 MOUNIER, Emmanuel, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos. L’espoir des désespérés, Editions du Seuil, Paris, 1953, p. 18166 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 20167 CHARTIER, Monique, Le sens de la mort dans La Condition humaine, The Faculty of Graduate Studies and Research, McGill University, Departement of French Language and Literature, April, 1970, p.53 (http://digitool.library.mcgill.ca/webclient/StreamGate?folder_id=0&dvs=1340117362503~680)
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bon Dieu ! " pensait Hemmelrich, " est-ce que je ne serai jamais à sa place ? " Il jurait en lui-même
avec calme, comme au ralenti. Et il remontait lentement vers la chambre. Sa Chinoise était assise, le
regard fixé sur le lit et ne se détourna pas. »168
Comme Niobé, Hemmelrich assiste impuissant à la mort de son enfant, qui représente la mort
de l’espoir d’être heureux : « Lui expliquer quoi ? Qu’il était profitable de se faire casser les os de la
face pour ne pas mourir, pour être récompensé par une vie aussi précieuse et délicate que celle de son
père? »169 Il ne pardonne pas son refus, « comme un homme torturé qui a livré des secrets » 170 parce
qu’il trahit par ce comportement sa jeunesse, ses désirs et ses rêves. « L’important ce serait de vouloir
ce qu’on peut... »171, dit-il ,en vain, car il ne veut que l’impossible : donner asile à Tchen, réagir, sortir
et compenser par n’importe quelle violence la vie atroce. Il reste obsédé par Tchen, « comme par un
ami en agonie »172 en cherchant en lui la honte, la fraternité, l’envie pour son courage.
En face de Katow, Hemmelrich se défend avec une espèce de rage contre sa sensibilité, contre
ses points faibles :
« Parce que le gosse mourra, pas ? Écoute bien : la moitié de la journée, je le souhaite. Et si ça vient, je souhaiterai qu’il reste, qu’il ne meure pas, même malade, même infirme ... Quand je vois des gens qui ont l’air de s’aimer, j’ai envie de leur casser la gueule ... Et comme on n’existe que pour ces qualités cardiaques, elles vous boulottent, Puisqu’il faut toujours être bouffée, autant elles... Mais tout ça c’est des conneries. »173
La mort de sa famille pendant la répression délivrera Hemmelrich. En se retournant de la
Permanence, il trouve la boutique « nettoyée à la grenade, comme une tranchée »174 , le bras de son
enfant dans un coin. C’est le moment de sa renaissance, du baptême dans le sang de la famille qui
colle ses pieds au sol. Le père meurt pour faire naître le combatant. Un halo d’indifférence entoure sa
douleur comme après une maladie. La mort ne le bouleverse pas : la souffrance qui le précède
l’étonne. La joie pesante, profonde de la libération l’envahit, une exaltation profonde et puissante
dirige ses gestes. Il revient pour fermer la porte, avant d’avancer vers la mort cat il a trouvé son but,
l’acte de vengeance :
« Pourtant, cette fois, la destinée avait mal joué : en lui arrachant tout ce qu’il possédait encore, elle le
libérait ... Avec horreur et satisfaction, il la sentait gronder en lui comme un fleuve souterrain, s’approcher ...
Maintenant, il pouvait tuer, lui aussi. Il lui était tout à coup révélé que la vie n’était pas le seul mode de contact
entre les êtres, qu’elle n’était même pas le meilleur ; qu’il les connaissait, les aimait, les possédait plus dans la
168 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 154169 Ibidem, p. 154170 Idem171 Idem172 Ibidem, p. 156173 Ibidem, p. 177-179174 Ibidem, p. 216
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vengeance que dans la vie ... il s’abandonait à cette effroyable ivresse avec un consentement entier. " On peut
tuer avec amour. Avec amour, nom de Dieu ! " »175
Il revient à la Permanence et demande à Katow des grenades. En restant seul dans la lutte, sans
balles, en sentant la tache de sang sur sa main, Hemmelrich attend son ennemi, qui incarne tout ce que
sa vie a étouffé, tout ce qui a écrasé ses jours, la souffrance de sa femme, la maladie de son enfant et
pense : « Ils m’ont pilonné pendant trente-sept ans, et maintenant ils vont me tuer. » 176 Avec la
baïonette il tue l’homme pour se défendre, en criant : « Tu l’effaceras ! »177 Le sang de son ennemi
efface le sang des siens : un crime demande un autre. Après la répression sanglante, Hemmelrich
travaille comme monteur à l’usine d’électricité avec espoir d’une société qui accorde des droits aux
ouvriers, où le travail devient une valeur : « C’est la première fois de ma vie que je travaille en sachant
pourquoi, et non en attendant patiemment de crever... »178
Pour Hemmelrich, la période de paternité englobe la rancune, les ressentiments, la rage contre
l’incapacité de transformer le faux paradis de l’enfance dans une réalité pour son fils. La terrible
liberté obtenue par la mort de sa famille lui rend la conscience de soi.
3. La mythomanie
Un cas particulier dans le roman est la figure de Clappique. Son attitude détachée s’oppose à
l’action engagée des héros, à l’action au profit de la collectivité. Hors de la fraternité, refusant de
participer à la révolution, Clappique agit seulement dans son intérêt. Personnage bizarrre, « espèce de
damné, bouffon perpétuel, déguisé ici en saint de mauvais lieu »179, Clappique est « l’homme qui vit en
imaginaire »180 mais qui influence le destin des autres.
Son caractère caméléonesque définit ses choix. Dans La Condition humaine la première
rencontre avec le personnage (par l’intermédiaire de Kyo) est au club Black Cat où le jazz est « à bout
des nerfs »181 et maintient « une ivresse sauvage »182 , où danseuses et prostituées, commerciants en
ruine, trouvent abri contre le néant de la mort qui fait rage dans la ville. D’abord on entend « la voix
175 Ibidem, p. 217-218176 Ibidem, p. 235177 Ibidem, p. 236178 Ibidem, p. 279179 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique , Hatier, Paris, 1998, p. 74180 PAVEL, Constantin, André Malraux. Literatura valorilor umane, Ed. Junimea, Iaşi, 1980. p. 134181 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 25182 Idem
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bouffonante, inspirée de Polichinelle ... Nasillarde mais amère, elle n’évoquait pas mal l’esprit du
lieu, isolée dans un silence plein du cliquets des verres... »183 puis on découvre « au-dessus d’un pêle-
mêle de dos et de gorges dans un tas de chiffons soyeux, un Polichinelle maigre et sans bosse, mais
qui ressemblait à sa voix »184 qui tient un discours à une Russe et à une métisse philippine. Il parle
avec tous les muscles de son visage, a l’air déguisé et semble gêné par le carré de soie noire qui
protège son oeil droit.
Son riche imagination métamorphose toujours les événemets. Ainsi il voit les actions de
Chang-Kaï-Shek et de ses révolutionnaires comme les batailles des scènes de théâtre « en style
classique »185 : le conquérant demandera comme punition des prisonniers le travestissement pour les
humilier : les négociants seront habillés en talapoins, les militaires en léopards, « chacun de la couleur
de sa profession, bleu, rouge, vert, avec des nattes et des pompons »186 sous les sons de la musique
« du chapeau chinois. »187 Dans cette mascarade son rôle sera celui de l’atrologue de la cour qui
mourra en allant cueillir la lune dans un étang, un soir qu’il sera saoul. Son tic verbal, « pas un mot » ,
qui coupe ses histoires imaginaires, lutte contre un monde de malheur, où il n’y a pas de fantaisie, où
les mots tombent dans l’usage.
Il compare sa fantaisie héréditaire avec le syphilis : Clappique ne peut pas y échapper parce
qu’il porte le « virus » en lui. L’imagination modifie aussi sa biographie, le personnage reinventant
souvent son identité. Il est au début baron, descendent d’une famille riche : Français, avec une mère
Hongroise, un grand-père qui habite un vaste château en Hongrie du Nord, amoureux d’une fille de
cirque qui le quitte pour son pédicure, enterré dans un immense caveau, sur son cheval tué comme
Atilla. Puis, en quittant les femmes, auxquelles il paye la consommation sans coucher avec elles, il
devient le « spécialiste des affaires d’armes »188 pour Kyo et finit par lui taper cinquante dollars.
Comme remarque Gisors, la mythomanie est une chose assez inquiétante qui lui consomme
l’énergie. Pour le premier antiquaire de Pékin, la mythomanie « est un moyen de nier la vie ... non
pas d’oublier »189 comme est pour le sage la drogue. Gisors surprend dans sa déscription l’essence de
cette « présence irrefutable et glissante comme celle du chat qui passe dans l’ombre »190 : « Tout se
passe comme s’il avait voulu de démontrer que bien qu’il ait vécu pendant deux heures comme un
183 Ibidem, p. 26184 Idem185 Idem186 Idem187 Ibidem, p. 27188 Ibidem, p. 20189 Ibidem, p. 39190 LOEHR, Joël, Le Musée Imaginaire et l’imaginaire du roman, Poétique, Seuil, Avril 2005, nº 142, p. 180
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homme riche, la richesse n’existe pas. Parce que alors, la pauvreté n’existe pas non plus. Ce qui est
l’essentiel. Rien n’existe ; tout est rêve. N’oublie pas l’alcool qui l’aide... »191
En se trouvant dans un milieu qu’il n’a pas choisi, Clappique développe sa capacité de
produire des rêveries, de modifier la réalité par un processus continuel d’alchimie dans lequel il mêle
les donnés de la réalité extérieure et celles de sa propre réalité :
« Sa douleur n’a pas plus d’importance ... ne touche rien de plus profond que son mensonge ou sa joie, il n’a pas du tout de profondeur, et c’est peut-être ce qui le peint le mieux, car c’est rare. Il fait ce qu’il peut pour cela, mais il y fallait des dons ... Il boit, mais il était fait pour l’opium ... Dommage, car il est loin d’être sans valeur. »192
À mi-chemin entre la réalité et le rêve, les actes de Clappique, sous le signe du hasard, sont
comme le mouvement des poissons dans l’aquarium. Personne non-conformiste, il occupe son temps
avec les antiquités, les drogues, l’alcool, le trafic d’armes, l’accord avec la police (qu’il déteste ) pour
une juste rétribution, avec son goût de s’inventer des biographies (surtout devant les femmes) . Dans
son smoking noir, il paraît une apparition de la nuit qui sourit aux autres comme le chat du roman
Alice au pays des Merveilles. Kyo ne peut se rendre compte si le baron a déviné ou s’il a supposé
l’illegalité de l’affaire parce que ses mots sont toujours allusifs :
« Pas un mot. Vieille confiance : sinon, on se demande comment on ferait. En ces affaires la confiance est d’autant plus grande qu’elle a moins lieu de l’être … La bonté porte bonheur … L’histoire de ma nuit est une re-mar-qua-ble histoire morale : elle a commencé par l’aumône, et s’achève par la fortune. Pas un mot ! ... Fantômas vous salue! »193
Averti par le comte Chpilewski, policier à demi complice, Clappique réalise que la police vise
les révolutionnaires et part pour avertir le jeune Gisors avec l’espérance d’obtenir ving mille francs
pour quitter la ville : « Pour lui la police était un mélange de combines et de chantage, un corps chargé
de lever des impôts clandestins sur l’opium et les maisons de jeu ... Très étonné, Clappique se
découvrait tout à coup homme de sérieux et de poids. Comme s’il ne se jugeait jamais responsable de
lui-même, il en fut surpris. »194
Il cherche Kyo chez soi parce qu’il doit partir et il faut trouver de l’argent pour le départ. Ses
amis sont pauvres et il est impossible de vendre rapidement des objets d’art dans une ville occupée
militairement. Il ne compte pas sur Ferral qui l’a chargé d’acheter pour lui des lavis de Kama. À ce
moment, il déteste le goût de la sérénité de l’art japonais. Il imagine, devent les peintures, les paradis à
la porte desquels il doit rester, n’ayant pas d’argent. Pour lui, cette situation ressemble à la plus belle 191 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 40192 Ibidem, pp. 40-41193 Ibidem, p. 48-49194 Ibidem, p. 142
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femme du monde « nue, excitée mais avec une ceinture de chasteté. »195 Devant le peintre Kama qui
nie la douleur, Clappique souffre prenant « l’aspect d’un singe triste et frileux » 196 car il ne comprend
pas l’amour et la sérénité. Kyo accepte de payer le service et de le rencontrer au Black Cat aux onze
heures et demie.
Clappique souffre d’une « mythomanie spontanée »197 qui se manifeste surtout dans les
moments dangereux comme sa générosité dans les moments de pauvreté : il paye dix dollars au
chauffeur quoique la course coûte un dollar pour que celui-ci achète un chapeau melon. Clappique se
trouve entre deux extrêmes, suggérées par les objets qu’il a dans les poches : dans la poche gauche le
revolver, dans la poche droite le portefeuille. Il choisit le sinistre, l’argent, la fuite : « Après-demain
... je serai peut-être mort... Mort ? Que dis-je ? Folie? Pas un mot : je suis immortel. » 198
Toto (il était souvent nommé ainsi à Shanghaï), « les bras ouvert, l’air du bon-père qui
retrouve avec joie ses enfants »199, salue ses amis de la maison de jeu, sa petite famille. Ici il perd sa
valeur, parce que la distraction absolue c’est une autre discipline : les mouvements de la boule lancée
par le croupier. C’est la séquence du « suicide sans mort »200 car il joue au hasard non seulement la vie
de Kyo qui l’attend mais aussi sa chance de donner un autre valeur à ses actes toujours sous
l’inffluence de l’instinct de préservation. Son action s’appose à la mort de Tchen, Kyo, Katow qui
vivent en concordance avec leurs idées : « ... il ne pouvait perdre aussi vite ... Changer, jouer impair?
mais quelque chose le poussait maintenant à demeurer passif, à subir. »201
Personnage originel dans sa solitude choisie, parce qu’il ne s’attache à rien, en échappant « à
presque tout ce sur quoi les hommes fondent leur vie : amour, famille, travail, non à la peur » 202,
Clappique lutte contre une « vie imbécile et flasque »203, contre l’ennui de vivre, contre celui qui veut
vivre et contre celui qui veut être détruit : « Il ne luttait pas contre une créature, mais contre une
espèce de dieu ; et ce dieu, en même temps, était lui-même. »204 Kyo et les autres sont rejetés dans un
monde de songes, il semble nourrir la boule de sa propre vie car elle est le seul moyen qu’il trouve
pour se posséder. Il veut gagner pour aider « pour que l’enjeu de sa liberté conquise rend le geste plus
195 Ibidem, p. 162? Ibidem, p. 162196 Ibidem, p, 164197 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique,Hatier, Paris, 1998, p. 39198 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 204199 Idem200 LOEHR, Joël, Répétitions et variations chez Malraux, in "Poétique", Seuil, Avril 2000, nº 122, p. 165201 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 205202 Ibidem, p. 220203 Ibidem, p. 206204 Idem
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absurde encore. »205 La boule est le symbole de sa vie qui parcourt des grandes circonférences, sans un
direction claire (comme la boule qui varie toujours entre le rouge et le noire).
Il perd une bonne partie de ses dollars mais l’espoir du gain conduit encore ses pas. La ville
lui paraît comme les villes pleines des dormeurs dans Les Milles et Une Nuits : « Il y a ceux qui lisent.
Ceux qui se rongent. (Quelle belle expression !) Ceux qui font l’amour ... Comme un rêve... »206.
Comme Shéhérazade, Clappique racconte des histoires aux autres pour sauver sa vie, sa réalité
inventée : « Oui, je mens. Mais mes mensonges devienent des vérités. »207 Du Cercle il va au bar-
cabaret où il se met de nouveaux à fabuler quand il rencontre une servante blonde, « un Rubens » ,
qu’il croit Flamande par son accent (« et pouis » au lieu de « et puis »). Le jeu recommence : Toto
devient un compatriote qui veut sentir la chaleur du corps féminin avant le suicide : « Quand il disait
qu’il se tuerait, il ne se croyait pas ; mais, puisqu’elle le croyait, il entrait dans un monde où la vérité
n’existait plus. Ce n’était ni vrai, ni faux, mais vécu. »208
Il reconnaît son ivresse de vivre, sa folie : « Je suis comme les femmes qui ne savent pas ce
qu’un nouvel amant tirera d’elles... »209. Dans la chambre d’hôtel l’interlocuteur est son image dans le
miroir. Le dédoublement touche au point maximum : « la conscience aiguë de sa solitude » 210 le
chasse, il devient le juge et l’inculpé dans le procès des masques :
« Tu as des dons, comme on dit, de la fantaisie, toutes les qualités nécessaires à faire un parasite : tu pourras toujours être valet de chambre chez Ferral quand l’âge t’aura amené à la perfection. Il y a aussi la profession de gentilhomme-clochard, la police et le suicide [...] Mis tu ne veux pas mourir. [...] Regarde pourtant comme tu as une de ces belles gueules avec lesquelles on fait les morts [...] Bah, quand tu seras mort, tu iras au Paradis. Avec ça que le bon Dieu est une compagnie pour un type de ton genre... »211
Il transforme son visage, commençant à grimacer pour exprimer son angoisse, dans un
moment où la jouissance glisse vers la folie : « Cette débauche de grotesque dans la chambre solitaire,
avec la brume de la nuit massée à la fênetre, prenait le comique atroce de la folie. Il entendit son rire –
un seul son de voix, le même que celui de sa mère....»212 Kyo ne reconnaît sa voix, Clappique ne
reconnaît pas son visage dans la glace. Il cherche les paroles pour exprimer sa confusion et écrit : « Tu
finiras roi, mon vieux Toto. Roi : bien au chaud, dans un confortable asile de fous, grâce au delirium
tremens ton seul ami, si tu continue à boire. »213
205 Ibidem, p. 207206 Ibidem, p. 208207 BONHOMME, Jacques, André Malraux ou le conformiste, Ed. Régine Deforges, Paris, 1977, p. 11208 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 212209 Idem210 Ibidem, p. 220211 Ibidem, p. 220-221212 Ibidem, p. 221213 Idem
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On frappe à la porte : l’arrivée de Gisors le délivre au réel aussi tout comme la nouvelle de la
mise en arrêt de Kyo. C’est le premier moment où il éprouve la nécessité de parler avec quelqu’un et
de demander une autre opinion. La culpabilité désigne les mouvements de son corps : Clappique
retourne son droit pour cacher sa montre-bracelet au regard de Gisors. La montre qui lui a indiqué
l’heure à la maison de jeu, trahit son acte. Il se voit enchanteur, envoyant au calife une licorne, il
cherche de cacher le trouble dont il ne pouvait se délivrer, en faisant le fou, comme d’habitude. Il était
« un coeur d’or, mais creux »214 qui demande en vain à Köning de sauver Kyo. Gisors réfléchit : pour
lui, le baron devient « une carte jouée – perdue »215.
La souffrance de Clappique est indépendante de lui comme celle d’un enfant : elle ne peut pas
le modifier : « Gisors s’apercevait qu’au fond de Clappique n’étaient ni la douleur ni la solitude ...
mais la sensation ... Clappique ne pouvait vieillir : l’âge ne le menait pas à l’expérience humaine
mais à l’intoxication ... silhouette maigre et désordonnée. »216
La course des identités continue. La suprême satisfaction est pour lui la duperie du danger.
Parmi les coups de feu et la foule agitée, sans passeport ou argent pour prendre un billet et partir avec
le paquebot, il se déguise en matelot : par un instinct de défense ou de plaisir, il accepte son nouvel
état civil, en jouant une « comédie inquiète. »217 : « Il faut introduire les moyens de l’art dans la vie ...
non pour en faire de l’art ... mais pour en faire davantage de la vie ... la fête est finie. Maintenant
l’Europe. »218
« Clappique est, dans le roman, la voix fantôme du farfelu, c’est à dire ... cette combinaison
d’humour et de hasard objectif qui dérange les lignes, pose ironiquement les questions tragiques, et
fait bâiller la porte de l’hypogée. »219
« Le baron de Clappique n’existe pas »220, il existe seulement la Polichinelle dont les
mouvements ne resseblent pas à ceux des hommes. Cynique, désinvolte, attiré toujours par les
sensations ( alcool, femmes faciles, arts), il « illustre à quel néant parvient l’homme qui refuse toutes
les valeurs, celles de la tradition (amour, travail, famille) et celles de la Révolution et de la fraternité.
»221
Les grandes personnes sont rares : tout homme est fou et mythomane de temps en temps. Les
héros vivent dangeureusement et rencontrent la mort, les sages contemplent les souffrances, l’homme
214 Ibidem, p. 225215 Ibidem, p. 230216 Ibidem, p. 225217 Ibidem, p. 250218 Ibidem, p. 251219 LOEHR, Joël, Le Musée Imaginaire et l’imaginaire du roman, Poétique, Seuil, Avril 2005, nº 142, p. 180220 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 168221 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique,Hatier, Paris, 1998, p. 41
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moyen garde le goût de vivre. Sur la scène du monde, Clappique incarne l’homme qui n’est jamais
prêt à mourir. Sa présence dans le roman est définitoire, parce qu’elle parfait le tableau de la nature
humaine.
4. Le désir de pouvoir
Un autre personnage qui refuse l’engagement révolutionnaire est Ferral. Président de la
Chambre du Commerce français et du Consortium franco-asiatique, il est un conquérant ambitieux qui
ne reconnaît les valeurs de la fraternité. Pour lui vivre c’est dominer les autres, c’est avoir la puissance
de prendre ce qu’il désire et quand il désire.
La confiance avec laquelle il traverse les rues de Shanghaï dans son auto et avec laquelle il
traite ses subalternes est la conscience de son succès en Orient en ce qui concerne les affaires. En
provenant d’une famille avec une longue expérience dans les finances, liée aux cercles qui dirigent la
III-ème République, fin observateur de la politique, il organise ses actes selon ses intérêts. Pour lui
l’intelligence est « la possession des moyens de contraindre les choses ou les hommes » 222. Cette
definition, comme l’observe le sage Gisors, est « le portrait de son désir ou l’image qu’il se faisait de
lui-même. »223
222 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 194223 Idem
43
Son but immédiat est d’empêcher la prise de la ville par l’armée révolutionnaire. Pour lui les
démocraties apportent toujours de « bons clients »224 : le communisme signifie alors l’écroulement du
commerce français de Shanghaï et de son affaire. Pour Ferral « une minorité comporte encore une
majorité d’imbéciles. »225 Les succès provisoires des révolutionnaires et l’inefficacité de l’armée
l’irritent. Il regarde Martial, le directeur de la police chinoise, avec peu de considération, avec mépris,
avec « cette insolente indifférence, cette façon de le réduire à l’état de machine, de le nier dès qu’il
voulait parler en tant qu’individu et non transmettre des renseignement. »226 Ferral voit les hommes
commes des instruments qui doivent être efficaces dans ses mains. C’est la raison de sa chute au
Comité de la Chambre en France. Il donne à ses discours une netteté et une force qui n’admet pas
d’être contredit, fait qui lui attire la haine de ses collègues :
«... il avait un talent unique pour leur refuser l’existence. Alors qu’un Jaurès, un Briand, leur conférait une vie personnelle dont ils étaient bien privés, leur donnaient l’illusion de faire appel à chacun d’eux, de vouloir les convaincre, de les entraîner dans une complicité où les eût réunis une commune expérience de la vie et des hommes [...] Il contraignait ou payait. »227
Né dans la République comme « dans une réunion de famille » 228, fils d’un jurisconsulte
illustre, agrégé d’histoire à vingt-sept ans, directeur de la première histoire collective de la France à
vingt-neuf ans, député très jeune, Ferral possède à Shanghaï, malgré sa chute politique en France, «
une puissance et un prestige plus grands que ceux du consul général de France, dont il était, de plus,
l’ami. »229 Sous la raison de conserver le prestige de la ville, il s’implique dans les événements
politiques pour obtenir le pouvoir : « Il jouait ici une partie d’attente ; il visait la France [..] Sa plus
grand faiblesse venait de l’absence d’État. Le développement d’affaires aussi vastes était inséparable
des gouvernements. »230
« Grand brasseur d’affaires »231, Ferral est intéressé au risque et au triomphe sur les autres.
Président de la Société d’Énergie électrique, puis organisateur de la transformation du port Buenos
Aires, il attend des colonies d’Asie l’argent dont il a besoin car il ne veut pas travailler pour les autres
mais changer les règles du jeu. Se basant sur la situation de son frère, directeur du Mouvement general
des Fonds, il fait accepter aux Gouvernements le programme civilisateur de l’Indochine : il sait agir et
construit des sociétés de culture, cinq sociétés industrielles, assure l’éclairage et l’alimentation avec
224 Ibidem, p. 71225 Idem226 Ibidem, p. 72227 Ibidem, pp. 72-73
228 Ibidem, p. 74229 Idem230 Ibidem, p. 76231 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique,Hatier, Paris, 1998, p. 44
44
électricité, papeteries, le transport et obtient le contrat de la construction du chemin de fer du Centre-
Annam. Il depose ses millions pour monter l’escalier politique et surveiller Paris. La prolifération de
ses enterprises indochinoises garantit la réussite de son plan politique : il joue l’union avec le ministère
et achète l’opinion publique par ses travaux publiques.
« L’ambition de Ferral est soutenue par une rare volonté. »232 Sur son bureau, depuis qu’il a
décidé de ne pas fumer, il garde toujours ouverte une boîte des cigarettes « comme pour affirmer la
force de son caractère. »233 Pour déveloper son affaire il utilise les credits américains, l’influence de
son pays et la complicité de la bourgeoisie chinoise des affaires. Il accepte de payer cinquante millions
au Liou-Ti-Yu, le chef de l’association des banquiers shanghaïens, président de la Chambre de
Commerce chinoise pour convaincre Chang-Kaï-Shek de trahir les intérêts des ouvriers.
« L’approche de la faillite apporte aux groupes financiers une conscience intense de la nation à
laquelle ils appartiennent »234 : Ferral perd le contrôle quand la révolution agite la ville et se sent
désarmé. Il hésite de demander aide à la France car il ne reconnaît pas sa défaite : « Cette nuit, que ce
fût dans la résistance, la victoire ou la défaite, il se sentait dépendant de toutes les forces du monde.»235
Au Cercle français, après l’histoire avec Valérie, il est très conscient de son individualité, du
fait qu’une personne a contesté son autorité. Les autres clients sont de simples idiots qui ne devinent
pas l’intérêt personnel qui met en fonction ses gestes : Ferral voit dans l’opium un moyen d’agir sur
les femmes (en ayant horreur de faire la cour), en Gisors une ressource inépuisable des points de vue
singuliers, un instrument pour satisfaire ses besoins : «… il ne voulait pas être seulement le president
du Consortium, il voulait être distinct de son action […] Ce soir, il eût épousé sa cuisinière, ne fût-ce
que pour l’imposer à cette foule. »236 Pour Ferra, les masses révolutionnaires d’ouvriers provoquent
une mise en question du système de la société : « Ça va mal »237, pense-t-il en passant immobile dans
sa voiture parmi les manifestants.
À Paris, dans le cabinet du ministre des Finances, avec le journal où le Consortium est
violemment attaqué, il se sent séparé de ses compatriotes par « ce qu’il pensait d’eux, ce qu’il pensait
de lui, leurs façons de s’habiller. Deux races. »238 Il arrive le dernier à la réunion quoiqu’il ne soit pas
convoqué. Le frère de Ferral est « sagement tombé malade »239 donc il n’a pas le support de la famille
et un accueil favourable. La politique est une affaire de famille et il rencontra seulement des ennemis :
232 CHARTIER, Monique, Le sens de la mort dans La Condition humaine, The Faculty of Graduate Studies and Research, McGill University, Departement of French Language and Literature,, April, 1970, p. 57233 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 97234 Ibidem, p.182235 Ibidem, p. 183236 Ibidem, p. 193237 Ibidem, p. 69238 Ibidem, p. 267239 Idem
45
des collègues méfiants, un ministre myope, des intérêts qui le détruisent. Il connaît peu le ministre
mais l’expression de son visage «... d’un autre temps [...] des perruques de la Régence »240 le fait
penser à une anecdote fameuse qui met en parallèle sa courtoisie et sa brusquerie quand il demande à
l’huissier d’apporter pour l’envoyé de la France au Maroc une jaquette, mais la plus vieille.
Les répresentants du ministère attendent de Ferral des blagues mais sa sincérité en ce qui
concerne le bilan des faits les déroute : « La situation du Consortium, pratiquement, est plus mauvaise
que ne laisse supposer ce rapport. Je ne vous soumets ni postes gonflés, ni créances incertaimes […] le
Consortium représente la seule oeuvre française de cet ordre en Extrême-Orient […] la seule
organisation puissante qui y représente notre pays… »241
Le ministre parle avec nonchalance, de même le représentant de la Banque de France qui
attend que les sommes retirées rentrent dans les principaux établissement « qui présentent le plus de
garanties »242 et pour lequel la chute du Consortium sera favorable. Les membres n’accordent
l’emprunt : «… Ferral n’était pas des leurs. Pas marié : histories de femmes. Soupçonné de fumer
l’opium. Il avait dédaigné la Légion d’honneur. Trop d’orgueil peut être, soit conformiste, soit
hypocrite. Peut-être le grand individualisme ne pouvait-il se développer pleinement que sur un fumier
d’hypocrisie. »243
Pour les autres le communisme est un obstacle qui cache leur incapacité de risquer, fait qui
attire le mépris de Ferral : « N’écoutez, pensai-t-il, que votre courage, qui ne vous dit jamais rien [...]
Quand vous avez fini vos coucheries avec l’État, vous prenez votre lâcheté pour la sagesse, et croyez
qu’il suffit d’être manchot pour devenir la Vénus de Milo, ce qui est excessif. » 244 Ferral acueille
l’échec avec grandeur et dignité. Pour lui, ses ennemis sont plus faibles et ne méritent pas son respect :
« Je goûte le comique de mot dévouement. L’essentiel de vos benefices vient de vos rapport avec
l’État. Vous vivez des commissions, fonction d’importance de votre établissement, et non d’un travail
ni d’une efficacité. »245 Pour ce grand homme qui transforme une pays, les hommes politiques sont
comme Œdip aveugle. Le ministre donne de la satisfaction à son frère et les autres le suivent.
Pour Ferral la banque est « une maison de jeu »246 . Sa phrase finale est une invitation pour les
politiciets (« Voyons dons ensemble, messieurs, si vous voulez bien, comment le Consortium cessera
d’exister»)247, incitation ironique pour une existence monotone. Personnalité unique, Ferral vit sous le 240 Idem241 Ibidem, p. 268-269
242 Ibidem, p. 269243 Ibidem, p. 272244 Ibidem, p. 271245 Ibidem, p. 274246 Ibidem, p. 278247 Ibidem, p. 279
46
signe de l’efficacité et du changement. Pour lui, le grand jeu de la vie c’est obtenir de la puissance. La
volonté de pouvoir dirige ses actions et le condamne à la solitude.
5. La sagesse
Quelque chose pèse toujours sur l’homme : c’est sa condition humaine. « L’être humain est
ignorant parce qu’il s’identifie au réel et identifie celui-ci à sa propre situation particulière [...] fausse
identification de la réalité avec ce que chacun paraît être ou posséder. »248 Le Héros lutte en agissant,
en aimant, l’homme avide de pouvoir par ses conquêtes : ils veulent soumettre le monde. Un cas
particulier est le Sage, personne qui a la capacité de comprendre et de juger justement les choses : il ne
veut pas transformer le monde, il seulement le contempler.
Dans La Condition humaine Kama San et Gisors incarnent le Sage : Kama San résiste aux
événements par son art, bouclier contre la douleur et la mort, acte prométhéen pour transcender la
souffrance humaine. « Tentative de synthèse entre l’Orient et l’Occident »249, Gisors dépasse Kama par
la fusion des personages : l’intellectuel, le maître, l’artiste, le sage, l’opiomane, le père.
Sa maison garde les traits de son propriétaire ; la simplicité apparente des pièces cache la
complexité d’une personnalité visionnaire :
« Kyo habitait avec son père une maison chinoise sans étage : quatre ailes autour d’un jardin [...] dans le hall : à droite et à gauche, sur les murs blancs, des peintures Song, des phénix bleu Chardin ; au fond, un Bouddha de la dynastie Wei, d’un style presque roman. Des divans nets, une table à opium. Derrière Kyo, les vitres nues comme celles d’un atelier. »250
Le blanc des murs, les divans nets, l’équilibre des visages du style roman, le Bouddha qu’on
imagine aux jambes croisées méditant, les phénix (symbole de la continuelle renaissance à travers le 248 ELIADE, Mircea, Imagini şi simboluri, Ed. Humanitas, Bucureşti, 1994, p. 72-73249 PAVEL, Constantin, André Malraux.Literatura valorilor umane, Ed. Junimea, Iaşi, 1980, p.133250 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p.38
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propre sacrifice dans les flammes), le bleu du ciel et de la mer qui poussent à la méditation, la table à
opium sont l’affirmation de la sagesse, du désir d’évasion du « masque d’abbé ascétique. »251 Gisors
connaît l’avertissement du peintre espagnol Francisco Goya, Le sommeil de la raison engendre des
monstres, et il le supprime : « Depuis quelques années il souffrait d’insomnies, ne dormait plus que
quelques heures à l’aube, et acueillait avec joie tout ce qui pouvait emplir sa nuit. »252
Esthète et intellectuel, Gisors n’est pas un marxiste parce qu’il ne participe pas à l’action bien
qu’il ait formé des cadres révolutionnaires de la Chine du Nord. Vieux professeur de sociologie de
l’Université de Pékin, chassé par Tchang-Tso-Lin à cause de son enseignement, il influence les êtres
par ses mots. Caractéristique est pour lui « la passion de comprendre »253 Il s’intéresse toujours à l’être,
cherchant « ce qu’il y avait en cet homme d’essentiel ou de singulier. »254
Son portrait subtil est la projection de son univers intime : « … ses gestes étroits ne se
dirigeaient presque jamais vers la droite ou la gauche, mais devant lui : ses mouvements, lorsqu’ils
prolongeaient une phrase, ne semblaient pas écarter, mais saisir quelque chose. » 255 Gisors identifie la
cyclicité des événements et il s’arrache au temps historique par l’acte de libération spirituelle.
Dans la philosophie indienne le monde que l’homme perçoit par ses sens est vain, précaire et
illusoire par sa durée limitée : dans l’hindouisme, la déesse Maya est la source de tout ce qui existe et
de toute action, souvent appelée le « Voile de l’Illusion » car ce que l’homme voit est sa création.
L’être humain est le prisonnier de la variété infinie de sa création et ne parvient pas à voir l’identité
unifiante et la divinité derrière les formes. Gisors en est conscient : « ... la richesse n’existe pas. Parce
que alors, la pauvreté n’existe pas non plus. Ce qui est l’essentiel. Rien n’existe : tout est rêve. »256
Pour lui, l’homme ressemble aux cyprins noirs de l’aquarium, mous et dantelés comme des
oriflammes, qui montent et descendent au hasard. L’intelligence est la source de sa contemplation, de
son indulgence envers les hommes, envers autres points de vue sur la vie :
« Gisors sourit. Le sourire de ses lèvres aux coins abaissés, amincies déjà, l’exprimait avec plus de complexité que ses paroles. Depuis vingt ans il appliquait son intelligence à se faire aimer des hommes en les justifiait et ils lui étaient reconnaissants d’une bonté dont ils ne devinaient pas qu’elle prenait ses racines dans l’opium. On lui prêtait la patience des bouddhistes : c’était celle des intoxiqués. »257
L’intoxication n’est la conséquence d’un trouble, d’un mouvement intérieur impulsif ou
incohérent, c’est un choix lucide, le moyen choisi pour dépasser le caractère commun de la vie, une
251 Idem252 Idem253 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique,Hatier, Paris, 1998, p. 31254 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 39255 Ibidem, p. 40256 Idem257 Idem
48
protestation contre le monde qui réduit l’être au banal : « ... on se trompe aussi de vice, beaucoup
d’hommes ne rencontrent pas celui qui les sauverait. »258 La menace du Temps, de la mort, provoque
le mal de vivre. « Gisors dresse un constant d’échec, celui de l’intelligence pure devant la vie. » 259 Il
comprend, mais il ne peut pas approfondir, il reconnaît ses angoisses sans les pouvoir résoudre car
« connaître par l’intelligence, c’est la tentation vaine de se passer du Temps. » 260 Le don de
comprendre ressemble donc à une malédiction.
Après la discussion avec le vieux Chinois, Gisors continue sa méditation sur l’homme, avec un
pessimisme lucide, pensant à Tchen : « L’ordre! Des foules de squelettes en robes brodées, perdus au
fond du temps [...] La soumission des femmes ? Chaque soir, May rapportait des suicides de
fiancées.»261 Pour lui il n’y a pas d’ordre dans un monde où les hommes sont cramponnés à leur passé,
dominés par la peur. Il faut toujours regarder en face, comprendre pour changer les autres et aider les
siens. Cette mission est difficile : on ne possède d’un être que ce qu’on change en lui. La méthode de
Gisors nécessite une grande force de concentration et d’adaptation : il cherche la vérité s’approchant
aux hommes, même aux personnalitée opposées à la sienne : « La pente d’intelligence de Gisors
l’inclinait toujours à venir en aide à ses interlocuteurs. »262
« Roulant toujours sa cigarette imaginaire »263, avec un aspect méditatif, il est toujours
perspicace, devinant l’évolution de Tchen, de Clappique et de Ferral. Au Cercle français il vient
chercher les rumeurs du jour, quelquefois significatif pour informer son fils.
« Conscience réflexive [...] qui réfléchit sur les êtres »264, Gisors est admiré et reconnu aussi
par ses « ennemis ». Ferral profite de sa compagnie non pour l’opium mais pour ses idées : « La
grande culture de Gisors, son intelligence toujours au service de son interlocuteur, son dédain des
conventions, ses points de vue presque toujours singuliers, que Ferral ne se faisait pas faute de prendre
à son compte lorsqu’il l’avait quitté, les rapprochaient plus que tout le reste ne les séparait. »265
Avec Ferral, Gisors ne parle politique que sur le plan de la philosophie. Le sage voit dans son
goût pour la psychologie un moyen d’imposer sa volonté (« Pensez-vous qu’on puisse connaître un
être vivant? »266). L’analyse sur Ferral est juste. Les questions sont pour Gisors le portrait des désirs de
l’interlocuteur : « La pensée qui s’applique à élucider une femme a quelque chose d’érotique... Vouloir
connaître une femme, n’est-ce pas, c’est toujours une façon de la posséder ou de se venger d’elle [...]
258 Ibidem, p. 41259 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique,Hatier, Paris, 1998, p. 33260 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 193261 Ibidem, p. 51262 Ibidem, p. 55263 Idem264 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique,Hatier, Paris, 1998, p. 32265 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 192266 Ibidem, p. 193
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la connaissance d’un être est un sentiment négatif ; le sentiment positif, la réalité, c’est l’angoisse
d’être toujours étranger à ce qu’on aime [..] Le temps fait disparaître parfois cette angoisse, le temps
seul. On ne connaît jamais un être, mais on cesse parfois de sentir qu’on l’ignore... »267
La réaction de Ferral qui raconte les supplices infligés pour l’offense de la femme au maître,
est l’effet de l’humiliation. Entendant les coups de feu au loin, Gisors réfléchit sur la condition des
êtres humains : « Combien de vies se décidaient dans la brume nocturne? [...] cette force dérisoire
qu’est la rancune humaine ; la haine des sexes était au-dessus d’elle, comme si, du sang qui continuait
à couler sur cette terre partout gorgée, eussent dû renaître les plus vieilles haines. »268
Sous ses paroles, éclate un contre-courant confus des figures : Tchen et le meurtre, Clappique
et la folie, Katow et la lutte dans la révolution avec ses camarades, May et l’amour pour Kyo, lui-
même et l’opium. Devant Ferral, pensant à son fils, il ne joue plus le justificateur pour ne pas le
délivrer de son obsession. Parlant de la transcendance, il trouble l’homme d’affaires : « D’ailleurs, les
hommes sont peut-être indifférents au pouvoir... Ce qui les fascine dans cette idée [...] c’est l’illusion
du bon plaisir. Le pouvoir du roi, c’est de gouverner [...] Mais l’homme n’a pas envie de gouverner : il
a envie de contraindre. »269
Le mot Dieu est ambigu : la divinité est une révélation ou simplement une voie dans laquelle
on projette tout ce qu’on veut. En conséquence, la transcendance est « l’élément qui combat ce qui est
chez l’homme ce que j’appelle le sentiment de servitude, c’est-à-dire à la fois le vieillisement, la
maladie, la mort. »270 Gisors voit dans la transcendance, la voie de perdre l’humanité : « La maladie
chimérique, dont la volonté de puissance n’est que la justification intellectuelle, c’est la volonté de
déité : tout homme rêve d’être dieu. »271
La pénétration de Gisors dans l’âme des autres vient de ce qu’il reconnaît les fragment de sa
propre personne en ses interlocuteurs. Son portrait psychologique peut être la somme des exemples de
perspicacité. Il sait que la passion est la vraie voie pour retrouver le réseau invisible qui unit les
choses. « Vous avez besoin d’engager l’essentiel de vous-même pour en sentir plus violemment
l’existance »272 dit-il à Ferral sans le regarder. Les dieux ne possèdent les mortelles que sous des
formes humaines ou bestiales : le mystère se trouve caché dans les objets. « Un dieu peut posséder [...]
mais il ne peut pas conquérir. L’idéal d’un dieu c’est de devenir homme en sachant qu’il retrouvera sa
puissance : et le rêve de l’homme, de devenir dieu sans perdre sa personnalité. »273
267 Idem268 Ibidem, p. 195269 Ibidem, p. 196270 ROGER, Stéphane, André Malraux, entretiens et precisions, Ed. Gallimard, Paris, 1984, p. 85271 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 196272 Ibidem, p. 197273 Idem
50
Toujours la tentative de communiquer, d’organiser la vie : chez Ferral, la tentative échoue,
parce qu’il ne peut pas fixer sa vie sentimentale, sa « dispersion érotique » 274 qui s’accomode mal à
son métier : « Curieux cas de duperie à rallonges [...] dans l’ordre érotique, on dirait qu’il se conçoit,
ce soir, comme se concevrait un petit bourgeois romanesque. »275
Après la mort de son fils, Gisors utilise l’opium pour se délivrer, pour dissiper sa douleur, ses
souvenirs, sa vie : « L’opium n’enseigne qu’un chose, c’est que, hors de la souffrance physique il n’y
a pas de réel. »276 Pour lui la douleur qui n’aide personne est absurde. Sa mort est sereine, « ne rachète
pas, ne récompense pas le moment capital d’une existance devenant une pure contemplation
métaphisyque. »277
« Il semblait à Gisors que ce vent passait à travers lui comme un fleuve, comme le Temps même, et, pour la première fois, l’idée que s’écoulait en lui le temps qui le rapprochait de la mort ne le sépara pas du monde, mais l’y relia dans un accord serein. [...] Tous souffrent, songea-t-il, et chacun souffre parce qu’il pense. Tout au fond, l’esprit ne pense l’homme que dans l’éternel, et la conscience de la vie ne peut être qu’angoisse. Il ne faut pas penser la vie avec l’esprit, mais avec l’opium[...] Tout homme est fou, pensa-t-il encore, mais qu’est une destinée humaine sinon une vie d’eforts pour unir ce fou et l’univers... ? »278
Spectateur et observateur lucide dans les coulisses de la révolution, Gisors n’est pas un
marxiste. À la fin du roman il revient à son premier métier de professeur d’histoire de l’art occidental.
Il retrouve l’équilibre dans la musique, dans le culte des morts, dans l’acception de sa condition qui lui
permet de rompre les attaches humaines. Il ne veut soumettre l’environnement, l’éblouissant soleil, il
veut seulement s’y réintégrer, libéré de tout, même de sa condition humaine.
274 Idem275 Idem276 Ibidem, p. 224277 PAVEL, Constantin, André Malraux.Literatura valorilor umane, Ed. Junimea, Iaşi, 1980. p. 127278 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 284
51
6. L’homme face au défi
Le destin « ne peut être vaincu que par quelques-uns, et à ce momemnt où culminent toutes les
forces de l’homme. »279
Pour que l’homme retrouve se grandeur, il doit lancer un défi au monde et aux autres. La
révolte du faible contre la supériorité qu’il refuse d’admettre résulte d’une double incohérence : du
monde extérieur et du monde intérieur. Elle est donc orientée vers le métaphysique et vers l’éthique.
Le défi se fond sur l’affirmation d’un valeur qui inspire l’action, il est fondé sur la probabilité
d’une victoire, l’homme ressemblant à Prométhé. Le défi homme à homme a un caractère historique,
politique, collectif : sa finalité est de restaurer l’ordre social. Le défi homme à Destin a un profondeur
métaphysique: l’homme ne consent de manière passive à mourir. La lutte est l’« acte de baptême de
héros absolu. »280
Les livres de Malraux sont une « fabrique des héros ».281 Dans cet univers il n’y a pas de place
pour les humbles.Parmi les personnages il n’y a pas d’enfant ; les figures des femmes (souvent des
courtisanes) apparaissent dans des scènes où l’érotisme joue un rôle important.
Malraux aime rappeler ce mot de Napoléon : « La tragédie, maintenant, c'est la politique. »282
L’homme lutte contre ses semblables et contre une force plus obscure : la disparition de l’essence de
l’être. Les situations représentatives pour la condition humaine, les conflicts psychologiques, les
troubles de l’Histoire deviennent quasiment mystiques. Les mutations des personnages révèlent les
fluctuations, les mutations caractéristiques à l’espèce humaine.
Malraux met en scène des hantises, des quêtes d’un sens pour la vie. L’histoire événementielle
devient secondaire, les personnages sont placés dans de situations diverses pour découvrir leur MOI.
Les figures nées d’un Destin unique sont des voix opposéés d’une même âme : les personnages se
démultiplient en une série des figures, étant les « accusateurs du destin. »283
279 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 30280 ASSOULINE, Pierre, Malraux, la fabrique des héros, in "Le Magazine Littéraire", 516, Février 2012, p. 91281 Ibidem, p. 90282 MOUNIER, Emmanuel, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos. L’espoir des désespérés, Editions du Seuil, Paris, 1953, p. 13
52
Le défi ignore l'avenir, le sacrifice, la haine et se suffit, bien que l’univers ait plus d'ampleur
que l’ordre sauvage des hommes et que leur tactique lui soit opposée. Foi, dévotion, fraternité, tous les
appuis de l'action extérieurs à l'action même cèdent l'un après l'autre.
L'expérience dévorante de la solitude domine sans exception les personnages de Malraux :
tueurs ou mystiques, chrétiens ou athées, chefs, hommes du peuple, communistes mêmes qui la voilent
à peine de quelque pudeur professionnelle, elle les hante comme un châtiment venu du fond des âges :
Tchen parmi ses assassinats, Kyo au commandement, partagé entre le sentiment exalté de son
affirmation absolue, sauvage, et l'inquiétude de son existence en autrui, tout spécialement chez la
femme aimée, Gisors près de son fils, Clappique désolé parmi la foule, Valérie en amour, Ferral dans
son combat pour le pouvoir. Entre eux il y a une sorte de fraternité aveugle du destin, la fraternité des
galériens liés à la même chaîne. L'échec de la communication est absolu : il y a une communauté sans
communion.
La Condition humaine est une construction ample et complexe qui ne peut accepter la
perspective du personnage central. La narration se développe sur deux lignes embrassées: celles des
faits et des actes courageux, énergiques et celle des idées. « L’action, comme la création a ses maîtres.
Dans cet univers, le chef occupe une place importante (...) le mythe du grand individu compense le
sentiment de la vanité des idées. »284
Le grand individu chez Malraux est le héros. Les définitions du terme sont variables : être
fabuleux, la plupart du temps d'origine mi-divine, mi-humaine, divinisé après sa mort ; personnage
auquel la tradition attribue des exploits prodigieux ; homme, femme qui incarne dans un certain
système de valeurs un idéal de force d’âme et d'élévation morale ; combattant remarquable par sa
bravoure et son sens du sacrifice.
Le Héros appartient souvent à l’imaginaire. Son action ne vient pas des résultats qu’il atteint,
mais des idées, des rêves qu’il incarne. Le Héros de l’Histoire est le « frère » du héros du roman.
Individu souvent solitaire à cause d’une religion (l’idée suivie a la force d’un vrai ordre religieux), il
lutte pour détruire sa solitude, pour retrouver les hommes : pour lui la choix libre se confond avec sa
destinée.
« Il existe dans l'Europe moderne un itinéraire classique de l'enthousiasme révolutionnaire à
l'amertume réactionnaire, du communisme à ses environs »285 auquel n’echappent ni les personnages.
Il y a chez Malraux une admiration pour l’homme qui est plus loin de ce qui l’a précédé. L’orgueuil du
283 MOATTI, Christiane, Le prédicateur et ses masques: les personages d’André Malraux, Publications de la Sorbonne, 1987, p.57284 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 30285 MOUNIER, Emmanuel, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos. L’espoir des désespérés, Editions du Seuil, Paris, 1953, p. 15
53
héros « n’est pas la complaissance instinctive de l’individu pour lui même, sa confiance est une
défiance désarmée, l’ensemble des preuves de sa force. »286
Kyo Gisors, le coordonateur des forces insurrectionnelles, peut être considéré le personnage
central du livre. Il est le type du révolutionnaire communiste qui voit le monde à travers son action.
Représentative pour lui c’est sa nature de chef qui lutte pour une cause humanitaire : rendre aux
hommes pauvres leur dignité. Pour lui, l’héroïsme n’est pas une justification de la vie comme dans le
cas du Tchen, mais c’est « une espèce de discipline que le parti lui a insoufflée. » 287
Constant dans ses convictions, impassible devant l’adversité (quand il apprend que les armes
sont payables à livraison, il n’est « ni impatient, ni irité» 288.
Katow admire son esprit organisateur irremplaçable avec lequel il prépare l’insurection (les
faux disques pour l’enseignement des langues, le detachement de liaison de cent vingt cyclistes entre
les groupes de combat) : « Depuis plus d’un mois que, de comité en comité, il préparait l’insurrection,
il avait cessé de voir les rues : il ne marchait plus dans la boue, mais sur un plan. »289
Kyo est le contraire de son père intellectuel, évitant les mirages de l’intelligence pure : son
intelligence se transforme en volonté, et la volonté se transforme en acte. Indifférent au christianisme,
son goût pout l’action vient de son éducation japonaise (il avait vécu au Japon de sa huitième à sa dix-
septième année) qui lui avait imposé la conviction que « les idées ne devaient pas être pensées mais
vécues. »290
« Ce n’était pas lui qui songeait à l’insurrrection, c’était l’insurrection, vivante dans tant de
cerveaux comme le sommeil dans tant d’autres, qui pesait sur lui au point qu’il n’était plus
qu’inquiétude et attente. »291 La conscience aiguë de la misère des ouvriers, son origine (« Métis, hors-
caste, dédaigné des Blancs et plus encore des Blanches...il avait cherché les siens et les avait
trouvés»)292 lui imposent la volonté du changement : « Mais moi, pour moi, pour la gorge, que suis-je?
Une espèce d’affirmation absolue, d’affirmation de fou : une intensité plus grande que celle de tout le
reste. Pour les autres, je suis ce que j’ai fait. »293
Il avait choisi l’action « d’une façon grave et préméditée, comme d’autres choissisent les
armes ou la mer. »294 Quittant son père, vivant à Canton et à Tientsin, son oncle executé à la prise de
Swatéou, se trouvant sans argent en Chine, chauffeur de camion, aide-chimiste, Kyo donne un sens à
286 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 30287 PÂRVAN, Gabriel, Romanciers français du XX-ème siècle, Ed. Paralela 45, 2006, p. 78288 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p.16289 Ibidem, p. 21290 Ibidem, p. 59291 Ibidem, p. 42292 Ibidem, p. 59293 Ibidem, p. 50294 Ibidem , p. 59
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sa solitude luttant pour les hommes que la famine faisait mourir comme une peste lente : « Il n’y a pas
de dignité possible, pas de vie réelle pour un homme qui travaille douze heures par jour sans savoir
pour quoi il travaille. Il fallait que ce travail prît un sens, devînt une patrie.»295
Sa lutte se dresse aussi contre la complaissance de regarder les tortures et la lâcheté collective.
Illustratif dans ce sens est l’épisode où le gardien frappe le fou qui crie « Comment, comment,
comment allez-vous? ». Il a la certitude que l’argent le poursuit même dans la tanière. Ses mains
crispées sur les barreaux, « prises d’une peur autonome »296 retombent le long du corps après le coup
de fouet, mais le courage physique et la générosite triomphent en face du réflexe. Kyo promet cinq
dollars au gardien violent puis lui tend la main: «Kyo fut délivré d’une telle tension qu’il crut
s’évanouir (...) Peut-être allait-il à la mort, et pourtant il sortit avec une joie dont la violence le suprit :
il lui semblait qu’il laissait là une part immonde de lui-même.»297
Kyo apparaît comme le héros idéal. Il n’accepte pas la collaboration avec la police pour se
sauver, en dénonçant ses camarades : son sacrifice, le suicide avec cyanure qu’il cachait sur lui, est son
dernier acte contre l’indignité. Il avoue à Köning, le chef de la police, qu’il est devenu communiste par
dignité (« la contrainte de l’humiliation »298).
Bon marxiste, il croit dans le choix, parce que pour lui l’humiliation consiste à ne pouvoir
modifier une situation imposée : « Mais il y a dans le marxisme le sens d’une fatalité, et l’exaltation
d’une volonté. Chaque fois que la fatalité passe avant la volonté, je me méfie. »299 Après la trahison de
Tchang Kaï-chek et l’ordre de rendre les armes il essaye d’éviter un massacre parmi les prolétariat et
ses camarades et part consulter le Komintern à Han-Kéou qui annonce sa neutralité. Pour la première
fois il ne sait pas quoi faire, tandis que Tchen fait le projet de l’assassinat de Tchang Kaï-chek :
« Comme tout à l’heure avec Tchen, il sentit que cette nuit même (...) des hommes hésitaient comme
lui, déchirés par le même tourment entre leur discipline et le massacre des leurs. » 300
Kyo incarne la conception de Malraux sur le commandement : « Pour moi, commander a
toujours consisté, à manifester une supériorité fraternelle. »301
Il est le type de héros en qui l’aptitude à l’action, l’amour pour une femme, la culture et la
lucidité s’unissent.
295 Idem296 Ibidem, p. 242297 Ibidem , p. 242-243298 Ibidem , p. 245299 Ibidem , p.120300 Ibidem , p.137301 ROGER, Stéphane, André Malraux, entretiens et precisions, Ed. Gallimard, Paris, 1984, p.131
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« Tchen tenterait-il de lever le moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L’angoise lui tordait
l’estomac : il connaisait sa propre fermeté, mais n’était capable en cet instant que d’y songer avec
hébétude, fascine par ce tas de mousseline blanche...»302
C’est l’incipit in medias res de la Condition humaine. Il n’y a ni descriptions préambulaires, ni
présentation des personnages, ni exposé de la situation. Seulement le personnage qui doit prendre une
décision. La scène, dont le personnage central est Tchen, exprime une profonde hantise, « une
fascination qui est à la fois une peur et une impatience de l’épreuve, une façon de forcer le Destin à se
démasquer »303 qui caractérisera le personnage à travers ses actions.
Le disciple du professeur Gisors voit la lutte comme la seule raison de vivre : il risque sa vie
pour la Révolution, il semble uni avec le groupe des héros, mais ses actions sont dirigées par des
forces plus puissantes.
«La seule chose dont j’aie peur – peur – c’est de m’endormir [...] Ou de devenir fou [...] Et on
ne se tue jamais, quand on est fou... »304
Il refuse l’inconscient, son passé néfaste (les parents morts pendant la guerre civile, la passion
religieuse et l’horreur de la chair, l’éducation chinoise rigoureuse, suivies par le marxisme et le mépris
pour les femmes). Sa part terrifiante impose une continuelle recherche. L’assassinat est pour lui la
seule certitude palpable.
« Il représente le modèle d’homme qui ne peut pas vivre d’une idéologie qui n’est pas
transformée tout de suite en actions concrètes et définitives. »305
Tchen est l’anarchiste séparé des autres par sa fascination pour le sang.
« Pour lui l’acte terroriste constitue la seule voie de libération. »306 Dès le début du roman il
s’offre volontaire pour tuer le trafiquant Tang-Yen-Ta et pour arracher les papiers nécessaires à
l’insurrection pour armer les troupes. Son dévouement à la cause, l’affection pour Gisors et pour Kyo,
ses grosses lèvres de « bon garçon » cachent la possésion de la mort sur lui, sa solitude. Dans le
magazin de Lou-You-Shuen et Hemmelrich, parmi ses camarades, il est encore obsédé par la
résistence du corps de la victime cu couteau: « Il pouvait renseigner ces hommes, mais il ne pourrait
jamais s’expliquer [...] Leur présence arrachait Tchen à sa terrible sollitude, doucement, comme une
plante que l’on tire de la terre où ses racines les plus fines la retiennent encore. »307
302 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, pp.9303 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 27304 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 129305 PAVEL, Constantin, André Malraux.Literatura valorilor umane, Ed. Junimea, Iaşi, 1980, p.122306 PÂRVAN, Gabriel, Romanciers français du XX-ème siècle, Ed. Paralela 45, 2006, p. 77307 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, pp.17
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La familiarité avec la mort s’établit dans son coeur. « Maintenant qu’il avait tué, il avait le
droit d’avoir envie de n’importe quoi. Le droit. Même si c’était enfantin. » 308 Il veut les bonbons au
sucre de Katow. La gourmandise naît après le sacrifice de l’autre car « assassiner n’est pas seulement
tuer. »309 En face de son maître Gisors il avoue : « Je suis extraordinairement seul... » 310 Le maître croit
qu’il ne suffit le souvenir d’un meurtre pour le boulverser ainsi, qu’il y a autre chose, l’essentiel: il
n’appartient plus à la Chine par sa liberté «quasi inhumaine», qui le livrait aux idées. Il se sent séparé
par ceux qui ne tuent pas, « âme d’ambitieux, assez lucide, assez séparé des hommes ou assez malade
pour mépriser tous les objets de son ambition, et son ambition. »311
Tchen vit avec une fatalité, une angoisse qu’il ne peut pas transmettre. Il s’est jeté dans le
monde du meurtre : « avec son acharnement, il entrait dans la vie terroriste comme dans une prison
[...] il vivrait comme un obsédé résolu, dans le monde de la décision et de la mort. Ses idées l’avaient
fait vivre: maintenant, elles allaient tuer. »312 Il ne fait pas du terrorisme une espèce de religion,
comme le croit son jeune compagnon Souen qui accepte de tuer seulement pour les pauvre, il est
assoifé par la certitude, réfusant l’ordre, le bonheur. La replique donné au pasteur Smithson, son
premier maître montre le défi en face de la foi. Comme Kyo il ne peut contempler la souffrance : « Je
ne suis pas de ceux dont s’occupe le bonheur [...] Je ne cherche pas la paix. Je cherche... le contraire
[..] Je n’aime pas l’humanité qui est faite de la contemplation de la souffrance. »313
Tchen veut avoir la possession complète de soi – même, le sens de la vie. C’est le sens du
dernier mot qu’il adresse à Peï avant l’attentat-suicide. Il faut vaincre ou être détruit car « dans la
meurtre, le difficile n’est pas de tuer. C’est de ne pas déchoir. D’être plus fort que... ce qui se passe en
soi à ce moment-là. »314
Comme disait Kyo, il est conduit par le principe « mourir est passivité, mais se tuer est
acte.»315 Son action est désespérée: il se jette, une bombe à la main, sous l’automobile de Tchang Kaï-
chek. Son engagement est individuel mais en vain car le général m’est pas dans la voiture, et son
action a comme conséquence des représailles contre les chefs révolutionaires qui sont arrêtés et brûlés
vifs.
Pour lui ce n’est pas par obéissance qui fait tuer parce qu’il ne se considère pas lâche. Il ne tue
Chang que pour se tuer soi-même : l’attentat est donc une tentative de possession complète de sa
propre personne, d’ordre métaphysique.
308 Ibidem, p. 17309 Ibidem, p. 10310 Ibidem, p. 52311 Ibidem , p. 56312 Idem313 Ibidem, pp. 143-144314 Ibidem, p. 128315 Ibidem, p. .257
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Selon Henri Dumazeau316 le personnage est le plus complexe et le plus étrange, l’un des plus
tragiques car il apparaît à trois niveaux : un sur-moi (mélange de souvenirs refoulés de son enfance
dominée par une éducation chinoise traditionnelle, les tabous sexuels, fruits d’une éducation
janséniste), le moi (champs des batailles entre pulsions et aspirations) et le ça où les désirs sadiques se
manifestent en se retournant contre lui-même. Le jeu des perspectives, inconscient-préconscient-
conscient montre la terrible solitude dans laquelle vit le héros. Tchen peut être considéré le vrai
samouraï du roman non Kyo. Il triomphe sur son horreur pour la chair par son sacrifice, par la
mutilation de son corps.
Un autre membre du collectif des héros est Katow, présence discrète dans le roman, ancien
combattant avec une riche expérience. Russe condamné à cinq ans de bagne en 1905, étudiant en
médecine, participant à l’attaque de la prison d’Odessa, réfugié en Suisse de 1907 à 1912, mal
mitraillé en 1917 par les blancs, « il parlait français presque sans accent, mais en avalant un certain
nombre de voyelles, comme s’il eût voulu compenser ainsi la nécessité d’articuler rigoureusement
lorsqu’il parlait chinois. »317
À ses 42 ans, il porte les traces des batailles (il traîne la jambe) et comprend mieux les autre.
Aussi comme Kyo, Katow est l’homme du jugement, constant dans ses convictions et dans ses choix,
sobre et courageux parce qu’il luttera jusqu’à la fin malgré l’infériorité des forces : « Le visage de
Katow n’exprimait presque jamais ses sentiments: la gaiété ironique y demeurait. »318
Son expérience est la base de son calme, de sa générosité envers les autres, de son amitié pour
les autres combattants : « Il ne faut demander aux camarades que ce qu’ils peuvent faire. Je veux des
camarades et pas des saints. Pas confiance dans les saints... »319 Il offre des bonbons au Tchen, qui se
sent plus près de lui que les autres camarades, ne montre de pitié pour Hemmelrich, parce qu’il ne veut
pas l’humilier, il accompagne et instruit volontairement les malheureux envoyés aux mines de plomb.
« Absolument » est le mot qui passe dans toutes les langues qu’il parle. Lucide, l’ancien
communiste russe n’est « ni aventurier, ni tête brûlée, ni fanatique »320 . Toujours équilibré et simple, il
a une forte personnalité mai aussi une grande sensibilité pour les malheurs des autres. « S’il y a dans le
roman un héros romantique c’est le Russe Katow. »321 Quand Hemmelrich reconnaît qu’il désire la
mort de son enfant, il se souvient de sa femme car il sait de son existence que la bonté est la seule
chose vraie contre la solitude, contre la rage et le sadisme : « Le dévouement, c’est beaucoup... La
316 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique, Hatier, Paris, 1998, p.38
317 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 18318 Ibidem, p. 20319 Ibidem, p. 179320 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique,Hatier, Paris, 1998, p. 35321 BOCKEL, Pierre, Malraux. Être et dire. Néocritique, Ed. Plon, Paris, 1976, p. 77
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seule chose nécessaire est de ne pas être seul. »322 Il ne peut dire à Hemmelrich que seulement la mort
va le délivrer. Revenu de Sibérie sans espoir, devenu ouvrier d’usine il fait souffrir une petite ouvrière
qui l’aimait, puis bouleversé par la tendresse sans limites de l’être qui souffre pour celui qui le fait
souffrir, il apprend à accepter l’amour et sa vie, son passé, parce qu’on comprend la vie par les
souvenirs : « Comment veux-tu qu’on comprenne les choses autrement que par les souvenirs? » 323
demande Katow à Hemmelrich.
Il reconnaît la bonté des hommes, il veut éviter la tristesse parce qu’il est le combattant qui a
défié des fronts différents et même semblables par la fraternité qui lie les hommes en face de la mort et
de leur souffrance physique : « Si on ne croit à rien, surtout parce qu’on ne croit à rien, on est obligé
de croire aux qualités du coeur quand on les rencontre, ça va de soi. »324
Il ne tourne pas vers le sadisme comme le fait Köning : il refuse de se prendre au sérieux dans
au moment de sa mort. Il n’a pas peur de ses souvenirs comme Tchen, il ne tue que dans la lutte et
garde sa lucidité aussi comme Kyo.
L’un des épisodes les plus bouleversant du livre est celui du don de la cyanure. Dans la
cellule, entre le corps sans vie de Kyo et des deux jeunes camarades, Katow décide le leur offrir son
cyanure, rennonçant à la mort sans souffrance. Esprit fort, il prouve sa générosité même dans la
proximité de la mort, en affrontant la mort avec dignité : « Allons! Supposons que je sois mort dans un
incendie »325, dit il embrassant la mort semblant avoir les mains ouverts « comme Jésus-Christ » 326
comme remarque Hemmelrich.
Comme rémarquait Constantin Pavel327 le monde des romans de Malraux est celle de la
tragédie et des existences tragiques. Les deux éléments caractéristiques sont le héros tragique et le sens
qu’il confère à son existence. L’importance est accordée aux personnages en fonction de « leur passion
réelle ».
Le monde intérieur n’existe que par le dialogue avec l’existence des autres. Malraux n’ignore
l’opposition entre l’individu et la colectivité, car elle nourrit la personnalité dans son aspiration vers la
fraternité virile. La psychologie de ses héros va de soi, comme celle du cinéma. Connaître le soi et
connaître les autres suivent après confronter le destin et la condition humaine. Malraux voit l’homme
« engagé avec lui dans une lutte de longue durée, car il éprouve le besoin continuel de soumettre le
monde à sa volonté. »328
322 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 178323 Ibidem, p. 178324 Ibidem, p. 179325 Ibidem, p. 263326 Ibidem, p.177327 PAVEL, Constantin, André Malraux.Literatura valorilor umane, Ed. Junimea, Iaşi, 1980. pp.113-114328 BOCKEL, Pierre, Malraux. Être et dire. Néocritique, Ed. Plon, Paris, 1976, p. 142
59
Les héros de Malraux luttent contre la condition humaine par l’acte révolutionnaire. En
agissant, ils incarnent les différentes attitudes de l’homme qui cherche de justifier son existence dans
un monde confuse.
7. L’homme face à l’Histoire
Aristote voit l'homme, par nature, un « zoon politikon », animal politique (politikos, citoyen,
homme public); comme partie d’un groupe d’individus, l’homme se trouve dans un segment
d’Histoire, en face des normes, lois, croyances, idées qu’il doit adopter. D’ici les deux tendances :
celle d’adaptation et celle de dépassement vers le possible.
Dans une discussion avec Stéphane Roger, André Malraux affirmait : « D’une part, je suis en
effet dans l’histoire comme écrivain ; mais je ne suis pas sûr de ne pas être en partie, sous le nom
d’histoire, dans une domaine de romanesque-au plus haut sens du mot-disons un domaine de
légendaire, un domaine de destin […] L’histoire est pour moi un element artistique extêmement
puissant […] avec lequel je suis en effet dans une equivoque […] dans un double sentiment, disons
une ambivalence. »329
Selon le dictionnaire Le Petit Robert, l’Histoire est la suite des événements, des faits réels, des
états marquant l'évolution d'un groupe humain, d'un personnage, d'un aspect de l'activité humaine, etc.
Elle manifeste deux mouvements : linéaire (par l’enchaînement des faits) et circulaire (par la reprise
des événements sanglants, des actes courageux, des idées). L’histoire devient une « machine infernale
» parce qu’elle anime des rêves et des passions.
« L’univers humain de Malraux est continûment celui du conflit, et les grandes incendies alllumés
par l’Histoire ne font qu’éclairer les passions rivales qui se disputent l’homme. »330
« La civilisation c’est de mettre, le plus efficacement possible, de la force des hommes au service
de leurs rêves. »331 Mircea Eliade mentionne dans Le Sacré et le profane qu’il y a en l’homme un
pouvoir de durer qui transcede l’Histoire. Mais la transcendence signifie participation de l’esprit.
L’homme est essentiellement corps, fin paresseuse: l’esprit reconnaît sa propre hiérarchie des valeurs,
avec ses fins propres.
329 ROGER, Stéphane, André Malraux, entretiens et précisions, Gallimard, Paris, 1984, p. 21330 PICON, Gaëtan, André Malraux, Gallimard, Paris, 1945, p. 34331 ROGER, Stéphane, André Malraux, entretiens et précisions, Gallimard, Paris, 1984, p. 166
60
« La vie corporelle est égoïsme, appetit, élan de puissance et de domination. L’homme plus
spirituel, qui se construit selon un archétype idéal que lui fournit sa culture, son intellegence, est le
Sage, le Héros, le Saint ou l’Artiste. » 332
Le salut de l’homme est différent. Pour l’artiste son oeuvre lutte contre le destin, est l’acte
prométhéen par lequel l’homme lutte contre le destin, contre la terre, la mort, « une gymnastique qui
fortifie contre le chagrin en faisant négliger sa cause pour approfondir son essence. »333
Kama, le beau-frère de Gisors, peint pour sa femme qu’il aime et pour sa fille; il peint pour
qu’il ne soit aveugle et seul. Il nie la douleur, la mort des personnes aimées : tout les formes qu’il peint
près de la mort devinent les signes compréhensibles (ce qu’elles signifient et cachent, se révèle).
« Quand je suis allé en Europe, j’ai vu les musées. Plus vos peintres font des pommes, et même des lignes qui ne représentent pas des choses, plus ils parlent d’eux. Pour moi c’est le monde qui compte […] La peinture, chez nous, ce serait, chez vous la charité [...] Le monde est comme les caractères de notre écriture. Ce que le signe est à la fleur, la fleur elle même, celle-ci (il montra l’un des lavis) l’est à quelque chose, tout est signe. Aller du signe à quelque chose signifiée, c’est approfondir le monde, c’est aller vers Dieu [...] On peut communier même avec la mort... C’est le plud difficile, mais pêut-être est-ce le sens de la vie. »334
Pour le héros l’action est le signe de la lutte. Dans La Condition humaine l’héroïsme s’identifie
à l’action révolutionnaire. Le roman est l’histoire de l’insurrection organisée par les forces
révolutionnaires communistes à Shanghai en 1927. Suivant sa préparation, son échec final, les
représsailes auxquelles tombent victimes les héros impliqués directement dans l’action, le narrateur
met sur la scène de l’Histoire d’autres personnages qui entretient des relations avec les protagonistes :
Gisors (père de Kyo et maître spirituel de Tchen), May (la femme de Kyo), le barron Clappique,
l’homme d’affaires Ferral, l’ancien militant Katow, l’ouvrier Hemmelrich, le chef de police Köning
etc.
Devant son ennemi, qui reste souvent dans l’ombre, l’homme réagit en conformité avec sa
personnalité. Ce qui frappe d’abord, dans les récits de Malraux, c’est la rencontre imprévue du roman
d’aventures et du roman psychologique. L’homme essaye toujours d’échapper à la condition humaine.
« Il est très rare qu'un homme puisse, comment dirais-je? accepter sa condition d'homme »335
réplique Gisors à Ferral qui lui demande.
« Ne trouvez-vous pas d’une stupidité caractéristique de l’espèce humaine qu’un homme qui
n’a qu’une vie puisse la perdre pour une idée? » 336
332 SIMON, Pierre-Henri, L’homme en procès. Malraux-Sartre.Camus-Saint-Exupéry, Ed. Payot, Paris, 1973, p.6333 PROUST, Marcel, Le Temps retrouvé,(Deuxième partie), Ed. Gallimard, Paris, 1946, p. 87334 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 163-165335 Ibidem, p. 195336 Idem
61
Gisors continue : « Il faut s’intoxiquer : ce pays à l’opium, l’Islam le haschisch, l’Occident la
femme... Peut-être l’amour est-il surtout le moyen qu’emploie l’Occidental pour s’affranchir de sa
condition d’homme. »337
Les héros du roman incarnent les différentes attitudes de l’homme « volontairement engagé dans
les événements de l’Histoire. »338 L’insertion de l’homme dans l’Histoire (dans la temporalité, dans sa
condition mortelle), impose des moyens d’évasions particuliers: l’action, la révolution (Kyo, Tchen,
Katow, Hemmelrich), la drogue (le vieux Gisors), l’alcool (Clappique), l’amour (May), le suicide
(Tchen).
Pour Malraux, la libération de l’homme exige que l’individe s’ouvre à une réalité différente de
lui-même car « la méditation sur l’histoire répond à la méditation sur la mort. »339
À travers ses livres, l’accent frémissant est mis sur l’expérience vécue: son oeuvre apporte la
révélation d’une personnalité qui se définit non pas par ce que la vie lui apporte, mais par ce qu’elle
obtient de la vie, par une lucide recherche. Il sait que réfléchir sur soi-même n’est pas suffisant pour se
connaîre : il faut que le hasard arrache l’homme à l’action.
Le temps et l’espace marquent une disproportion entre l’homme éphémère et l’univers qui
semble éternel. L’action humaine est modeste mais le monde devient respirable parce que l’homme,
malgré sa faiblesse et sa précarité, conserve l’espoir de donner un sens à sa vie. Devant l’Histoire
apparaît la fraternité qui s’oppose à l’absurdite du monde.
Les personnages, sous des formes très diverses, tentent avec courage de justifier leur existence
dans un monde confus, luttent pour leur unité intérieure. Ils ne cessent pas d’être fidèles au conseil de
Manuel, le héros de L’Espoir : une expérience aussi large que possible doit être transformé en
conscience. L’histoire sanglante et tumulteuse du XX-ème siècle devient chez Malraux matière
romanesque, demandant à l’énergie humaine d’affronter les epreuves du temps.
337 Idem338 PÂRVAN, Gabriel, Romanciers français du XX-ème siècle, Ed. Paralela 45, 2006, p. 77 339 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, pp.85
62
8. La relation avec la mort
Sigmund Freud identifiait à l’origine du sentiment d’aliénation de l’homme par rapport au
monde la perturbation de sa relation avec la mort, qui est loin d’être sincère. Dans son inconscient,
l’homme est convaincu de son immortalité, ignorant que la mort est naturelle, irréversible et
inévitable.279
L’idée de la mort et la révolte contre cette inquiétude primordiale est une partie très
importante de l’axe de la création et de la vie de Malraux. Érotisme, amour, drogue, lutte intensifient
le sentiment d’approchement de la mort. La problématique du destin, de la condition humaine et de la
mort est une caractétistique de la littérature d’entre les deux guerres. Le combat écarte le rapport
conventionnel avec la mort parce que l’individu dépasse le rôle de spectateur, en devenant sujet du
drame.
« La mort est un élément important de la structure de l’aventure humaine. »280
Ce qui effraye l’homme c’est la solitude devant la décomposition de la matière, de la fragilité
de l’être.
« Pour Malraux, pélerin de la transcendence, la curiosité à l’égard de la mort n’est ni d’ordre
religieux ni d’ordre psychologique, mais précisément d’ordre métaphisique (...) Sa foi n’est pas
religieuse, elle est une sorte de foi en l’homme et en son pouvoir de dépasser son propre néant. »281
Chez Malraux la mort apparaît comme une intérogation par rapport au sens de l’existence. Il y
a une mort désirée quoiqu’elle ne soit pas sereine (Kyo), le suicide (Tchen), l’indifférence ou
l’absence d’individualité par rapport à la mort ( Clappique, Ferral), la disparition lente au milieu des
hommes (Gisors).
Monique Chartier identifie dans son ouvrage les aspects suivante de la mort: la recherche de
l’absolu (Tchen), la recherche de la dignité (Kyo), la recherche de la fraternité (Katow), le refus de
279 FREUD, Sigmund, Studii despre societate şi religie, Ed. Trei, Bucureşti, 2000, p. 39280 PAVEL, Constantin, André Malraux.Literatura valorilor umane, Ed. Junimea, Iaşi, 1980, p. 125281 BOCKEL, Pierre, Malraux. Être et dire. Néocritique, Ed. Plon, Paris, 1976, p.12
63
s’engager (Ferral et Clappique), la contemplation (Gisors).282 Cette recherche d’une signification de la
vie humaine est intensifiée dans la période de la révolution : chaque violence met sur le premier plan
les traits de l’homme primitif car l’histoire est une longue série des guerres, de souffrances,
d’humiliations avec lesquelles l’homme doit lutter pour effacer l’absurde d’un destin aveugle et
implacable. Le cas de chaque héros est particulier quoique le but soit le même : surmonter la peur de
mort.
8.1 Le cas de Tchen ou l’attentat-suicide
L’image de l’homme devant la mort apparaît dès le début du roman ; il s’agit de la nuit où
Tchen assassine le traffiquant d’armes.
«Il se répétait que cette homme devait mourir. Bêtement : car il savait qu’il le tuerait [...] Rien
n’existait que ce pied, cet homme qu’il devait frapper sans qu’il se défendît... »283 Le héros lutte contre
l’angoisse qui lui tord l’estomac, envahit par la sensation de mal de mer.
« Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui, jusqu’à la naussé, non le combattant qu’il
attendait, mais un sacrificateur. Et pas seulement aux dieux qu’il avait choisis : sous son sacrifice à la
révolution grouillait un monde de profondeurs...»284
Disciple, dans son enfance, du pasteur américain Smithson, Tchen sent le mépris pour la chair
et considère sa vie une simple préparation, assoifé de certitude, car il sait que «assassiner n’est pas
seulement tuer. »285
Pour lui le drame collectif de ses camarades impliqués dans la révolte devient secondaire : le
sacrifice de l’autre lui rend la soif de la certitude. Il paraît impossible non pas de tuer mais de toucher
la victime qui se réduit à une ombre, à un pied et avec laquelle il établit une sorte relation aux niveaux
des sensations : «... le sang qui continuait à couler de son bras gauche lui semblait celui de l’homme
couché...»286 Son horreur du sang, l’angoisse se mêlent avec une inconsciente fascination, une ivresse
devant la fin de la vie. Déçu par la foi de ses parents et la foi chrétienne, Tchen est conscient de son
individualité.
« C’étaient là des milions de vies, et toutes maintenant rejetaient la sienne; mais qu’était leur
condamnation misérable à côté de la mort qui se retirait de lui, qui semblait couler hors de lui... »287
282 CHARTIER, Monique, Le sens de la mort dans La Condition humaine, The Faculty of Graduate Studies and Research, McGill University, Departement of French Language and Literature,, April, 1970, p. 96 (http://digitool.library.mcgill.ca/webclient/StreamGate?folder_id=0&dvs=1340117362503~680)283 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 9284 Ibidem, pp. 9-10285 Ibidem, p. 10286 Ibidem, p. 12287 Ibidem, p. 13
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Personnalité complexe, Tchen isole dans son inconscient une enfance malheureuse, perturbée
par la mort de ses parents au pillage de Kalgan et de son oncle. Il ne choisit volontairement comme
Kyo l’éloignement des siens pour affronter seul un monde des atrocités qui le hante : d’ici provient sa
fascination sur la mort, sur l’immobilité, sur le calme: «... c’était une épouvente à la fois atroce et
solennelle qu’il ne connaissait plus depuis son enfance : il était seul avec la mort, seul sans un lieu
sans hommes... »288
Il ne pourra jamais échapper à cette dualité (atrocité-solennité) car il sera toujours tourmenté
par les pulsions, les désirs, les souvenirs refoulés : « Je rêve presque chaque nuit [...] L’ombre d’un
chat, par terre […] Des bêtes... Des pieuvres, surtout. Et je me souviens toujours. » 289 Tchen vit sous
le signe de la solitude: solitude au moment de son crime, devant ses camarades, devant ses ennemis. «
Je suis extraordinairement seul... »290, dit il dans une discussion avec Gisors qui devine que la cause de
son trouble psychique est plus que le souvenir d’un meurtre. C’est l’ancienne volonté de l’homme de
dominer sa vie.
« Les femmes, je sais ce qu’on fait, quand elles veulent continuer à vous posséder: on vit avec
elles. Et la mort, alors ? »291
Contre l’angoisse, la fatalité, l’action dans les groupes de choc ne suffit pas. Il faut un autre
but pour la décharge des forces: «...le terrorisme devenait pour lui une fascination.»292
Tchen n’aspire pas à une victoire provisoire,au bonheur terrestre, à la gloire comme Ferral. «
Capable de vaincre mais non pas de vivre dans sa victoire»293, âme d’ambitieux et personnalité
vaniteuse, il doit « mourir le plus haut possible. »294 Ses phrases appeleent le meurtre et il évite de
communiquer avec les hommes. Il s’incline devant Gisors, ce qu’il ne faisait jamais, après leur
dernière rencontre.
« Avant Tchen, la mort avait fait sa sélection »295. Ses camarades, hommes maigres mais
vigoureux, « la cour des Miracles, mais sous l’uniforme de la haine et de la décision »296, sont déstinés
à la mort. Ils luttent pour leur pain, pour leur dignité (comme Kyo), il lutte pour trouver la perfection,
la pureté de l’acte sans compromis : « Il n’était pas des leurs. Malgré le meurtre, malgré sa présence.
S’il mourait aujourd’hui, il mourait seul. Pour eux, tout était simple (...) Du moins savait-il que le plus
fort des liens est le combat. Et le combat était là.»297
288 Ibidem, p. 12289 Ibidem, p. 129290 Ibidem, p. 53291 Ibidem, p. 55292 Idem293 Idem294 Ibidem, p.56295 Ibidem, p. 78296 Ibidem, p.79297 Idem
65
Dans l’attaque des insurgés contre le poste de police, sous le ciel infini et calme, Tchen se
rend compte que le combat est absurde : « rien n’existait en face de la vie. »298 Les policiers assiégés
lancent des grenades qui éclatent dans la rue. Les gémissements emplissent la pièce. Un policier, la
jambe arrachée, hurle aux siens de ne pas tirer. Devant l’ennemi, Tchen ressentit l’impuissance
humaine dans la douleur.
Le sentiment qu’il éprouve est plus fort que la pitié parce qu’il se confond à l’homme ligoté.
Lié aux siens, qui forment une chaîne de corps, il lance la grenade pour faire cesser l’agonie des
prisonniers du poste de police qui sont en train d’être brûlés vifs : « la violence lui donnait la sensation
d’une action solitaire. »299 Il hait le chef de l’équipe de secours, formées par des jeunes bourgeois.
Tchen refuse l’imperfection humaine et de la société, en ne trouvant plus une raison de vivre. Il
cherche de former une communion avec ses camarades, mais le sentiment de la condamnation du
monde est plus fort. Sur le toit, lançant la grenade, il ne voit que des victimes (parmi les ennemis, mais
aussi parmi les camarades ): « Malgré l’intimité de la mort, malgré ce poids fraternel qui l’écartelait, il
n’était pas des leurs .»300
La lamentation du vieux Chinois à côté de ses chevaux morts, au milieu des cadavres
d’hommes paraît l’écho de ses pensées : « Les bêtes [...] tués pour rien. » 301 Parce qu’il ne peut pas
trouver son équilibre dans le monde des vivants, il aspire vers un autre : celui de la mort.
L’essai de conciliation du besoin de vivre et du besoin d’achever une existence qui n’apporte
rien de nouveau explique ses actes contradictoires. Les trentes pendules d’un magazin, d’où Kyo,
Tchen et Katow observent le train blindé, indiquent des heures différentes. La voie choisie par Tchen
sera aussi différente : « Je cherche [...] Un...apaisement total [...] Une extase vers... vers le bas.»302
Contre la trahison de Tchang Kaï-chek il riposte par un assassinat, en ignorant l’Internationale
qui n’approuve pas le projet. L’orgueil est plus fort que l’appartenence au parti communiste (ce n’est
pas le cas de Kyo et de Katow). Kyo, au moment où ils marchent ensemble dans la nuit, a la certitude
que Tchen ne tuerait Chang que pour se tuer lui-même. L’absolu qu’il cherche ne peut être saisi
l’instant qui le lierait à lui-même dans une possession vertigineuse. »303
Tchen a « quelque chose de fou, mais aussi quelque chose de sacré – ce qu’a toujours de sacré
la présence de l’inhumain. »304 La possession de soi est le besoin qui conduit ses actes et le sépare des
autres. Son orgueil ressemble à ceux des dieux, fait observé aussi par le pasteur Smithson : « Chaque
298 Ibidem, p. 83299 Ibidem, p. 88300 Ibidem, p. 91301 Ibidem, p. 93302 Ibidem, p. 129-130303 Idem304 Idem
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nuit, Tchen, je prierai pour que Dieu vous délivre de l’orgueil [...] S’il vous accorde l’humilité vous
serez sauvé. »305
Tchen cherche de détruire l’unicité du sacrifice du fils de Dieu, l’état de « vermine de la terre
»306. Il court vers la voiture du général, en serrant la bombe avec reconnaissance, car elle est le moyen
qui aide à la décharge de la tension, qui l’aide à détruire la vie du corps pour construire l’Homme : « Il
fallait que le terrorisme devînt une mistique. Solitude d’abord : que le terroriste décidât seul, exécutât
seul [...] le meurtrier qui agit seul ne risque pas de se dénoncer lui-même. Solitude dernière, car il est
difficile à celui qui vit hors du monde de ne pas rechercher les siens. »307
La mort comme finnalité se transforme en choix libre : en embrassant la mort, l’homme peut
guérir la paralysie de sa vie. Peï comprend le message de Tchen, en écrivant à May après la fin
tragique de la révolution. Il cite les mots de Gisors : « Une civilisation se transforme lorsque son
élément le plus douloureux [...] devient tout à coup une valeur, car il ne s’agit plus d’échapper à cette
humiliation, mais d’en entendre son salut [...] d’y trouver sa raison d’être [...] la force humaine en lutte
contre la Terre. »308
Les derniers moment de Tchen sont tragiques et émouvantes parce qu’ils « font renaître le
martyres. »309 Exposant volontairement con corps à une souffrance effroyable (au lieu de sa main
droite et de sa jambe il reste avec des morceaux de chair), il anéantit son passé humain (la chair) : «
Tchen voulut demander si Chang-Kaï-chek était mort, mais il voulait cela dans un autre monde; dans
ce monde-ci, cette mort lui était indifférente [...] Il fit le plus terrible effort de sa vie, parvint à
introduire dans sa bouche le canon du revolver (...) Un furieux coup de talon [...] crispa tous ses
muscles: il tira sans s’en apercevoir. » 310
Les blessures sont nécessaires pour l’exaltation, pour la transcendance pour vaincre la
nostalgie de l’éternité (comme nomme Mircea Eliade le besoin de régénération totale du temps) : «
Tout tournait, d’une façon lente et invincible, selon un très grand cercle... »311 La quête de l’absolu, la
fuite de néant est pout l’homme un appel à toutes ses puissances, à ses limites.
« C’est donc encore par une mutilation de nous-mêmes, en oubliant la fragilité de notre être
corporel et spirituel, que nous glissons à une excessive confiance dans les ressources de notre nature et
dans les chances de notre condition. »312
305 Ibidem, p. 145306 Ibidem, p. 200307 Idem308 Ibidem, p. 279-280309 Ibidem, p. 200310 Ibidem, p. 202311 Ibidem, p. 202312 SIMON, Pierre-Henri, L’homme en procès. Malraux-Sartre.Camus-Saint-Exupéry, Ed. Payot, Paris, 1973, p.24
67
8.2 Kyo et la quête de la solidarité
Chez Kyo, la mort quoiqu’elle soit consentie, n’est pas sereine. Il comprend le caractère
inévitable et il ne lui cherche pas la justification. Ce que le héros cherche est la signification de son
existence, de sa trace sur la terre. La mort est effroyable parce qu’elle élimine toute possibilité de
construire une existence. Kyo s’engage dans la révolution parce qu’il est l’hommes des actes, l’homme
qui sait qu’une idée ne vaut rien si elle n’est pas appliquée à la réalité quotidienne. Il voit dans l’action
révolutionnaire « une occasion d’espérer ensemble, de vouloir ensemble, de communier dans
l’affrontement commun de la mort. »313
Ce jeune homme au « visage de samouraï »314 accepte la mort comme dernière solution parce
qu’il est l’homme des plans : il « avait la ville dans la peau, avec ses points faibles comme des
blessures. Aucun de ses camarades ne pouvait réagir aussi vite que lui...»315 Kyo n’ignore pas la misère
dans laquelle vivent ses semblables. En incarnant la nature du chef, il lutte pour les autres, « avec le
grand espoir d’améliorer la condition humaine. »316
Pour lui, la lâcheté consiste à nier l’existence des autres, comme le fait Clappique.
« Aucun homme ne vit pour nier la vie... »317 Il accepte la vie avec son absurde et ses
souffrances pour la transformer : « La souffrance ne peut avoir de sens que quand elle ne mène pas à la
mort, et elle y mène presque toujours. »318 La souffrance n’est pour lui celle d’un esclave aveugle,
mais celle de l’homme qui lutte contre les injustices sociales et politiques. Le succès de la révolution a
comme but la libération des forces des hommes (maîtres de leur vie, de leur dignité) et de leur
possibilité de choisir. La solitude et l’idéalisme de Tchen s’opposent au réalisme et au esprit
313 SIMON, Pierre-Henri, L’homme en procès. Malraux-Sartre.Camus-Saint-Exupéry, Ed. Payot, Paris, 1973, p. 134314 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 39315 Ibidem, p.38316 http://digitool.library.mcgill.ca/webclient/StreamGate?folder_id=0&dvs=1340117362503~680CHARTIER, Monique, Le sens de la mort dans La Condition humaine, The Faculty of Graduate Studies and Research, McGill University, Departement of French Language and Literature, April, 1970, p. 23317 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p.40318 Ibidem, p. 44
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pragmatique de Kyo : la discipline oriente son énergie vers l’efficacité, vers le but : le triomphe des
forces de l’insurrection.
Malgré sa volonté, il identifie ses limites avec lucidité. Il nie la connaissance du moi par la
connaissance des autres parce qu’il y a un différence entre le regard objectif qu’on jette sur autrui et le
regard subjectif que nous portons sur nous-mêmes. L’épisode de la voix de Kyo enregistrée sur un
disque, projette ses angoisses : « Mais moi, pour moi, pour la gorge, que suis-je? Une espèce
d’affirmation absolue, d’affirmation de fou : une intensité plus grande que celle de tout le reste. Pour
les autres, je suis ce que j’ai fait. » 319
Comme chef, il sent la charge sur son dos car il doit avoir la vision d’ensemble pour organiser
le mouvement des ouvriers, penser au bien de ses combattants : « Les hommes ne sont pas mes
semblables, ils sont ceux qui me regardent et me jugent ; mes semblables, ce sont ceux qui m’aiment
et ne me regardent pas... »320
« Indifférent au christianisme »321 il cherche la justice sur la terre : « Sa vie avait un sens et il
le connaissait : donner à chacun de ces hommes que la famine, en ce moment même, faisait mourir
comme une peste lente, la possession de sa propre dignité. »322 L’ordre de restituer les armes déclanche
son angoisse. Kyo se trouve pris entre les ordres de ses supérieurs et les promesses envers les
ouvriers : « Très inquiet, Kyo regardait confusément le trottoir... »323 Dans le magasin d’horloges
transformé en permanence, Kyo observe le train blindé et regarde ses camarades. L’ombre de la mort
recouvre « le soleil provisoire »324 .
Son plan est de restituer aux hommes leur dignité : « Sous la fraternité des armes [...] il sentait
la rupture possible comme il eût senti la menace de la crise chez un ami épileptique ou fou, au moment
de sa plus grande lucidité. »325
Après la visite à Han-Kéou et sa conversation avec Vologuine à la section de l’Internationale,
ses hésitations augmentent car la ville lui paraît « un décor ensanglanté. »326Pour Kyo, la trahison, la
répression du mouvement paysan, donne « une confuse valeur »327 au projet de Tchen. Le dilemme est
de choisir entre la discipline du Parti et la vie de ses camarades, car rendre les armes signifie livrer
ceux qui ont suivi ses ordres : « En même temps que le rapprochait de Tchen la camaraderie nocturne,
une grande dépendence pénétrait Kyo, l’angoisse de n’être qu’un homme, que lui-même. »328
319 Ibidem, p. 50320 Idem321 Ibidem, p. 59322 Idem323Ibidem, p. 108324 Idem325 Ibidem, p. 112326 Ibidem, p. 119327 Ibidem, p. 122328 Ibidem, p. 128
69
Sans l’appui du Comité Central la révolution doit accoucher ou mourir, aussi comme ses
troupes : « Sans doute étaient-ils tous condamnés : l’essentiel était que ce ne fût pas en vain. Il était
certain que Tchen, lui aussi, se liait en cet instant à lui d’une amitié de prisonniers. »329 Il ne trahit pas
ses troupes, il se sépare de Moscou parce que son idéologie est la justice sociale. La révolution est
pour lui une revendication de la fraternité, de l’égalité, de la libération des peuples qui travaillent dans
la misère. Le désir d’une société meilleure est plus forte que la fatalité : « ...il jouait sa propre vie, et
vivait parmi des hommes qui savaient que la leur était chaque jour menacét [...] c’était la première fois
qu’il rencontrait la fascination de la mort, dans cet ami à peine visible... »330
Trahi par Clappique (qui joue au hasard, la nuit de leur rendez-vous), Kyo est incarcéré à la
prison de droit commun, parmi des hommes, « comme des vers »331: le héros assiste à la cruauté des
autres prisonniers et la violence du gardien envers un fou. La prison est le contraire de ce qu’il désire
pour ses hommes : « Il était résolu à ne pas entendre les insultes, à supporter tout ce qui pourrait être
supporté : l’important était de sortir de là, de reprendre la lutte. »332
« L’enfer, c’est les Autres... »333 Devant l’humiliation totale des êtres Kyo ne reste pas passif,
en prometant de l’argent au gardien qui doit cesser de blesser le vieux fou. Quand les soldats le
conduissent à la Police spéciale, il se sent presque heureux : « Peut-être allait-il à la mort, et pourtant il
sortit avec une joie dont la violence le suprit : il lui semblait qu’il laissait là une part immonde de lui-
même. »334 Après il vainc sa chair (il ne retire la main quand le policier claque son fouet), il paraît
retrouver sa supériorité d’esprit devant Köning: «... tout était pour lui d’une légèreté irréelle. » 335 Le
jeu psychologique avec le téléphone du policier échoue. Kyoshi refuse la collaboration, sauvant la
valeur pour laquelle il lutte : « Je pense que le communisme rendra la dignité possible pour ceux avec
qui je combats. Ce qui est contre lui, en tout ces, les contraint à m’en pas avoir. »336
Condamné à la série A, il rencontre Katow. « La mort, cette grande inconnue [...] est la
suprème limite de la fraternité...»337, Kyoshi accepte de mourir avec ses camarade. Il a la volonté de ne
pas trahir les siens, de donner un exemple aux combatants. « Si l’homme est ce qu’il fait, il est d’abord
ce qu’il a voulu faire : ce n’est pas à l’événement que l’homme se réduit, mais à sa volonté. » 338 Parce
qu’il ne peut pas éviter la mort, il la transforme en valorisation de sa vie :
329 Idem330 Ibidem, p. 129331 Ibidem, p. 237332 Idem333 SARTRE, Jean-Paul, Huis clos334 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 242-243335 Idem336 Ibidem, p. 244337 BOCKEL, Pierre, Malraux. Être et dire. Néocritique, Ed. Plon, Paris, 1976, p. 90338 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 23
70
« Il s’imagina , allongé, immobile, les yeux fermés, le visage apaisé par la sérénité que dispense la mort pendant un jour à presque tous les cadavres, comme si devait être exprimé la dignité même des plus miserables. Il avait beaucoup vu mourir, et, aidé par son éducation japonaise, il avait toujours pensé qu’il est beau de mourir de sa mort, d’une mort qui ressemble à sa vie [...] Il se souvient - le coeur arrêté – les disques de phonographe. Temps où l’espoir conservait un sens! »339
Dans sa séparation des autres, de ceux qui ont la vie devant eux, ses pensées se dirigent vers sa
bien-aimée, May, qui « l’avait délivré de toute solitude, sinon de toute amerture »340 et son père « qui
lui avait toujours donné l’impression non de faiblesse, mais de force. »341 Il « construit » sa mort, près
des autres condamnés, pour garder l’espoir dans la prison, « lieu où s’arrête le temps. »342
« C’était dans ce préau séparé de tous [...] partout où les hommes travaillent dans la peine, dans l’absurdité, dans l’humiliation, on pensait à des condamnés semblables à ceux-là comme les croyances prient ; et, dans la ville on commençait à aimer ces mourants comme s’ils eussent été déjà morts... Entre tout ce que cette dernière nuit couvrait de la terre, ce lieu de râles était sans doute le plus lourd d’amour viril. Gémir avec cette foule couchée, rejoindre jusque dans son murmure de plaintes cette souffrance sacrifiée...»343
Le murmure, la rumeur qui se prolonge jusqu’au fond de la nuit, le chuchotement de la
douleur, ont la « majesté de chant funebre. »344 Il accepte volontairement la mort par empoisonnement,
parce qu’il peut ainsi sentir la dignité de choisir le sens de sa vie :
« ... il mourait parmi ceux avec qui il aurait voulu vivre ; il mourait comme chacun de ces hommes couchés, pour avoir donné un sens à sa vie [...] mourir pouvait être un acte exalté, la suprême expression d’une vie à quoi cette mort ressemblait tant ; et c’était échapper à ces deux soldats qui s’approchaient en hésitant. »345
En écrasant le poison entre ses dents, en sentant la convulsion avec lucidité, il lutte contre
l’humiliation, contre la mort provoquée par les autres. Le héros vit pour et dans le monde de ses
croyances, et la croyance de Kyo est la dignité, pour laquelle il a lutté toute sa vie. Sa mort n’est que
l’accomplissement de son existence car « qu’eût valu une vie pour laquelle il n’eût pas accepté de
mourir. »346
339 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 257340 Idem341 Idem342 Idem343 Ibidem, p. 257-258344 Idem345 Idem346 Idem
71
8.3 Katow et la compassion
La présence de Katow dans le roman est discrète, simple, mais émouvante tout comme sa
mort. Au début du roman il se trouve « en arrière, dans l’ombre. »347 La discrétion est sa
caractéristique. « Cette bonne tête de Pierrot russe – petits yeux rigoleurs et nez en air- [...] savait ce
qu’était la mort. »348 Il le sait, il sent « la gourmandise de vivre » parce qu’il est le plus âgé des
combatants, un « vieux routier de la Révolution. »349 Tout comme Gisors, il comprend les hommes,
mais non simplement par la contemplation : il vit près d’eux et partage leurs états d’âme parce qu’il a
veçu toutes les expériences des autres combatants: cinq ans de misère et de bagne en Sibérie, le
rapprochement de la mort (il est mal mitraillé en 1917), le conflit de l’amour et de l’action
révolutionnaire (la relation avec une jeune ouvrière), l’abandon des siens et de son pays.
L’expérience se trouve à la base de l’estime et de l’affection pour les autres : il partage les
bonbons avec Tchen et lui demande, le premier, si l’assassinat a bien marché, en comprennant son
angoisse. Plus tard, Katow traverse les rues de Shanghaï pour l’avertir que Chang-Kaï-Shek possède
plusieures voitures et son sacrifice sera en vain. Katow évite d’exprimer sa pitié pour ne pas humilier
Hemmelrich. À la fin du roman, il donne sa cyanure aux combatants plus jeunes.
En attendant la vedette Shan-Tung pour récupérer les armes, « le souvenir qu’appelait en lui
l’approche de chaque combat prenait une fois de plus possession de son esprit. » 3502 Il se souvient de
la scène, sur le front de Lituanie, où son bataillon avait été pris par les Blancs et obligé de creuser des
fosses avant d’être mitraillé :
«...malgré la mort, les hommes se dépêchaient pour se réchauffer [...] Derrière eux [...] femmes, enfants et vieillards du village étaient massés [...] mobilisés pour assister à l’exemple, agitant la tête comme s’ils se fussent efforcés de ne pas regarder, mais fascinés par l’angoise [...] Ils s’étaient alignés de nouveau, au bord de la fosse cette fois, face aux mitrailleuses, clairs sur la neige : chair et chemises. »351
Katow est conscient de l’iminence de la mort sur le champ de bataille : il lui oppose la
fraternité, le dévouement gratuit pour la cause et pour les autres. Chaque mission est pour lui « une
347 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 16348 Ibidem, p. 17349 DUMAZEAU, Henri, La Condition humaine. Analyse critique , Hatier, Paris, 1998, p.3 4350 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 63351 Ibidem, p. 64
72
affaire pour les débutants. »352 L’expérience des soldats du train blindé ne lui est pas étrangère car il a
fait partie d’un des trains blindés de Sibérie. Il revit les sensations, fasciné par le voisinage avec la
mort, par la réaction des hommes qui défendent leur vie :
« ... son imagination lui faisait suivre l’agonie [...] Le train même entrait dans une transe furieuse. Tirant toujours de partout, ébranlé par sa frénésie même, il semblait vouloir s’arracher de ses rails, comme si la rage désespérée des hommes qu’il abritait eût passé dans cette armure prissonière [...] Ce qui, dans ce déchaînement, fascinait Katow [...] c’était le frémissement des rails qui maintenaient tous ces hurlements ainsi qu’une camisole de force [...] Derrière chaque blindage, un homme du train écoutait ce bruit comme la voix même de la mort. » 353
Toutes ses actions sont guidées par « l’amitié absolue, sans réticences et sans examen, que
donne seule le mort. »354 Il lutte contre l’angoisse, par sa confiance dans les hommes ( et non pas dans
les saints), par son action bienfaisante qui redonne la confiance aux autres. Ce trait le différencie de
Tchen, incapable de trouver le lien avec les siens, et de Kyo qui est pris dans ses plans. Katow
construit une liaison personnelle et durable avec les autres surtout dans la prison de Kuomintang : «
C’est une gare. Nous en partirons pour nulle pert, et voilà... » 355
Le héros trouve la plus évidente forme de la fraternité : l’égalité devant la mort, devant les
menaces et les blessure, « parmi tous ces frères dans l’ordre mendiant de la Révolution : chacun de ces
hommes avait rageusement saisi au passage la seule grandeur qui pût être la sienne. » 356 Il rencontre
Kyo, Lou-You-Shuen, Souen, d’autres camarades inconnus, il assiste aux crises nerveuses des
victimes, à la mort silencieuse de Kyo. La solitude envahit son âme, l’abandon lui donne le repos
cherché toute sa vie:
« Katow, depuis la mort de Kyo [...] se sentait rejeté à une solitude d’autant plus forte et douloureuse qu’il était entouré des siens. Le Chinois qu’il avait fallu emporter pour le tuer, secoué par la crise de nerf, l’obsédait. Et pourtant il trouvait dans cet abandon total la sensation du repos, comme si, depuis des années, il eût attendu cela ; repos rencontré, retrouvé, aux pires instants de sa vie. »357
À la question « que faire d’une âme, s’il n’y a ni Dieu ni Christ ? »358 , Katow réplique par un
héroïsme « rare, abrupt et solitaire»359, par la compassion pour deux autres condamnés plus jeunes.
L’épisode du don de cyanure est « le plus saisissant instant de fraternité. »360 Seul, entre le corps de
352 Idem353 Ibidem, p. 113354 Ibidem, p. 255355 Ibidem, p. 251-252356 Ibidem, p. 255357 Ibidem, p. 259358 Ibidem, p. 59359 MOUNIER, Emmanuel, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos. L’espoir des désespérés, Editions du Seuil, Paris, 1953, p. 33360 ROGER, Stéphane, André Malraux, entretiens et precisions, Ed. Gallimard, Paris, 1984, p. 78
73
son ami mort et les deux compagnons épouvantés, il décide de ménager les plus jeunes d’une mort
horrible : « Mais un homme pouvait être plus fort que cette solitude [...] la peur luttait en lui contre la
plus terrible tentation de sa vie. »361 Il donne son cyanure au Souen et à son camarade, en soulignant le
fait qu’il a choisi d’affronter une autre mort pour les protéger: « Il n’y en a absolument que pour deux.
»362 La confiance, la charité lui permet de renoncer à une morte qu’il pouvait choisir. L’essentiel pour
lui est de n’être pas seul à la fin, de sentir sa vie pleine, de faire partie de la famille des hommes. Dans
l’obscurité la cyanure se perd :
« Une colère sans limites montait en lui mais retombait combattue par cette impossibilitèé. Et pourtant ! Avoir donné cela pour que cet idiot le perdît ! ... Katow, lui aussi, serrait la main, à la limite des larmes, pris par cette pauvre fraternité sans visage, presque sans vraie voix (tous les chuchotements se ressemblent) qui lui était donnée dans cette obscurité contre le plus grand don qu’il eût jamais fait, et qui était peut-être fait en vain.»363
La tentation se répète. Le moment où il trouve la cyanure, est une vraie résurrection, parce
qu’il retrouve son moyen de vaincre l’angoisse : « La main qu’il tenait tordit soudain la sienne, et,
comme s’il eût communiqué pae elle avec le corps perdu dans l’obscurité ... Il enviait cette
suffocation convulsive. Presque en même temps l’autre : un cri étranglé...» 364
La pulsion de la vie le fait penser aux moyens de lutter contre la mort : « Dès que je serai
dehors, je vais essayer d’en étrangler un ... Ils me brûleront, mais mort. »365 Le plan est inutile car ses
mains sont attachées derrière son dos. Comme Kyo, Katow donne un exemple de dignité aux autres : «
Toute l’obscurité de la salle était vivante, et le suivait du regard pas à pas ... le rythme de de sa
marche, avec amour, avec effroi, avec résignation ... Tous restèrent la tête levée : la porte se
refermait. »366
La mort de Katow est l’écho de sa vie : une vie digne, volontaire, pleine de compassion envers
les siens. Son sacrifice est une message de la fraternité.
361 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 260362 Idem363 Ibidem, p. 261364 Ibidem, p.262365 Ibidem, p.263366 Idem
74
III. APPROCHE CINÉMATOGRAPHIQUE
1. La naissance d’un nouvel art
Dans le monde de l’électricité, de la vitesse, des guerres, dans une moitié de siècle très
agitée, les arts font appel à des formes variées pour refléter la complexité de la vie. Au début
du XX-ème siècle la littérature, le théâtre, la peinture, la musique, la sculpture, l’architecture
sont en train de se redéfinir. Les lettres, les sons, les images, les formes séparés, ne peuvent
pas capter l’image d’un monde en pleine effervescence. En conséquence, il apparaît un nouvel
art : le cinéma.
L’évolution technique et l’évolution des formes de divertissements rendent possible la
naissance d’un septième art, qui se caractérise par un fort syncrétisme. Selon le Dictionnaire
Larousse, le cinématographe est l’appareil qui permet l’enregistrement ou la projection d’une
suite de vues donnant l’impression de mouvement ou la projection animée de vues,
accompagné ou non de son.
L’acte de naissance du cinéma est la première projection publique donnée par les
frères Lumière le 28 décembre 1895 au Salon indien du Grand Café au Paris. Le premier film
tourné par Louis Lumière est Sortie d'usine plus connu aujourd'hui sous le nom de La Sortie
des Usines Lumière. La première représentation privée du cinématographe Lumière a lieu à
Paris le 22 mars 1895 dans les locaux de la Société d'Encouragement pour l'Industrie
Nationale, à Lyon. L’art des images en mouvement a un grand success.
Sous l'influence des frères Lumière, une large part de la production cinématographique
de la fin du XIX-ème siècle est consacrée à des évènements, des scènes de vie ou à des vues
filmées de monuments (travelling). Les production ont un caractère documentaire. De son
côté, Georges Méliès, directeur du Théâtre Robert-Houdin, tire du cinématographe un
potentiel illusionniste, faisant recours au trucage, à la féerie, utilisant les procédés de
75
surimpression de la photographie. Il adapte Cendrillon, Barbe Bleue, Les Voyages de
Gulliver et connaît l’apogée de son cinéma avec Le Voyage dans la Lune en 1902.
Les films produits jusqu’en 1927 sont déporvus de piste sonore; quoique le
phonographe soit inventé depuis 1877 par Thomas Edison, la sonorisation des filmes reste un
processus difficile à éluder. Le cinéma muet se distingue par ses comiques (en 1921, Le
Kid rend célèbre Charlie Chaplin) et par ses filmes au caractère politique : David Griffith
(1915, Naissance d’une nation). En 1927, on lance le premier film partiellement sonore, Le
Chanteur de jazz (par Crosland).
Une autre catégorie est représenté par les écranisations selon des livres : Quo Vadis ?
(1912) d'après le roman de Henryk Sienkiewicz, Les Derniers jours de Pompéi (1913) d'après
le roman de Edward Bulwer Lyttonet, Nosferatu le Vampire (1922) librement adapté
du Dracula, le roman de Bram Stoker, Renée Falconetti incarne Jeanne d'Arc dans La Passion
de Jeanne d'Arc (1928), puis en 1935, Greta Garbo joue le role d’Anna Karenina dans
l’écranisation homonyme du roman de Tolstoï.
Les films suivent l’atmosphère d’un moitié de siècle en pleine guerre : en 1937, Jean
Renoir produit La Grande Illusion, film considéré comme un chef d'œuvre du cinéma
français. Suivent La Règle du jeu (1939) et puis L’Espoir, Sierra de Teruel (1945), inspiré du
roman L’Espoir (1937) d’André Malraux.
Le cinéma « a ébranlé les structures fondamentales des genres, des arts traditionnels
du langage et même de la pensée […] Parmi ses traits dominants figurant l’exigence
d’approfondissemant, la quête des essesnces (poésie pure, roman pur, peinture pur ), la remise
en question de toutes les valeurs […] opérer dans la littérature et les arts une revolution
perpétuelle. »367
Devant le langage verbal et le langage écrit, de la littérature pleine d’images visuelles,
auditives, olfactives, synesthésiques, les photos du roman, de la forme immobile et froide des
sculptures, devant les arts qui s’adressent aux sens tour à tour, le cinema actualise toujours
l’image qui reproduit le spectacle signifié. Le cinéma, comme les autres arts, commence là où
le langage ordinaire finit.
« Né de l’union de plusieurs formes d’expression préexistentes qui ne perdent pas
entièrement leurs lois propres (l’image, la parole, la musique, les bruits même) le cinéma est
367 LAGARDE, André, MICHARD, Henri, Le XX siècle, Ed. Bordas, Paris, 1996, p.7
76
obligé de composer les sens du mot. »368 Son produit, le film, est « trop clairement un message
»369, « art rythmique, tableau en mouvement, vie sur la toile, projection totale de l’âme
moderne.»370 Comme chaque message est basé sur un code fortement organize, on peut
affirmer que le cinéma a son propre langage.
Pour Saussure le langage est la langue actualisée par les paroles. L’image joue dans le
cinéma le role que la parole joue dans la littérature : « Au cinéma […] le signifiant est une
image, le signifié est ce que l’image représente »371 L’image est comme la parole, choisie
selon le contexte, selon le message à transmettre : « passer d’une image à deux images, c’est
passer de l’image au langage. »372
Le cinéma devient un art avec un langage spécifique. Le film écrit en images, suit un
récit, apporte une conscience un mouvement au grand public.
368http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1964_num_4_1_1028 :METZ, Christian, Le cinema : langue ou langage? , 1964, p. 71369 Ibidem, p. 59370 LAZĂR, Ion, Teme şi motive cinematografice, Ed. Meridiane, Bucureşti, 1987, p.140371 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1964_num_4_1_1028METZ, Christian, Le cinema : langue ou langage? , 1964, p. 74 372 Ibidem, p. 63
77
2. Vision et terminologie
Le septième art renouvèle l’image du monde. On transforme les donnés de la réalité
(comme dans la littérature) pour les tisser dans un message universel. Le cinéma devient une
langue qui transcrit la réalité, le film - image du monde.
L’apparition d’une nouvelle forme de message pose les mêmes problèmes que le récit:
la catégorie du temps « où s’exprime le rapport entre le temps de l’histoire et celui du
discours»373, celle de l’aspect « ou la manière dont l’histoire est perçue par le narrateur »374 et
celle du mode ou « le type de discours utilisé par le narrateur […] les relations
d’enchaînement, d’alternance ou d’enchâssement entre les différentes lignes d’action
constitutives de l histoire. »375
L’écriture visuelle se plie sur les modes d’organisation de la littérature. Le récit
filmique est une séquence deux fois temporelle : comme dans les livres il y a le temps de la
chose racontée et celui du récit. Par le récit on comprend « l’énoncé naratif, le discours oral
ou écrit qui assume la relation d’un événement ou d’une série d’événements […] la
succession d’événements, réels ou fictifs, qui font l’objet de ce discours, et leurs diverses
relations d’enchaînement, d’opposition, de répétition… »376
« L’une des fonctions du récit est de monnayer un temps dans un autre temps […] trois
ans de la vie du héros résumés en deux phrases d’un roman, ou en quelques plans d’un
montage… »377
Un roman est composé d’images ( forme sous laquelle un objet est perçu, espect
nouveau ou particulier sous lequel un être ou une chose apparaît), des photos immobiles, un
film est une succession d’images mobiles. Le roman représente les êtres ou les choses par la
parole ou l’écriture, le cinéma par des répliques perceptibles.
373 GENETTE, Gerard, Figures III, Seuil, Paris, 1972, p. 74374 Idem375 Idem376 Ibidem, p. 77377 METZ, Christian, Essais sut la signification du cinéma, Klincksiek, Paris, 1968, p. 27
78
Le description rend les choses visibles dans le temps de la lecture : dans le film c’est
la lumière qui joue cet rôle. On définit, dans ce contexte, la lumière comme l’énergie émanant
d’un corps (le réflecteur) sur la rétine de manière à rendre les choses visibles. Le
correspondant dans le peinture sont les taches, les touches de couleurs qui représentant les
parties éclairées dans un dessin, un tableau, une gravure.
L’éclairage comme mise en valeur d’un sujet, comme manière particulière de voir, de
comprendre, de considérer quelque chose apparaît dans le film. C’est une marque de la
subjectivité du scénariste (auteur spécialisé dans la rédaction et l’adaptation de textes pour le
cinéma) comme l’est la description de certains éléments pour le narrateur.
Chaque oeuvre d’art est basée sur un plan détaillé : pour le film on appelle ce plan
scénario, trame écrite des différentes scènes, comprenant généralement le découpage et les
dialogues, le déroulement concerté, préétabli d’un action, d’un événement. Comme l’auteur,
le metteur en scène est le gérant des biens, du matériel et du personnel. Le scénariste comme
le narrateur produit le monde fictif de l’oeuvre qu’il veut transmettre à un déstinataire,
exprime sa vision sur le monde à travers les personnages (les masques des acteurs).
Le décor (l’ensemble des peintures et accesoires qui dessinent le lieu où se passe
l’action) est complété par la bande sonore. L’impression d’unité, de diversité dans un film est
le produit du montage, l’assemblage des divers plans d'un film en fonction de la continuité du
film et avec synchronisation des enregistrements sonores.
La lumière, les matières, le raccourci, le clair-obscur ou l'art de peindre, le travelling
(le déplacement de la caméra pour traduire le mouvement ou pour réaliser des effects
spéciaux) et le montage rapide du cinéma font du langage cinématographique un langage
artistique.
Le cinéma échappe donc à la function de reproduction et acquiert une indépendence
qui permet aux réalisateurs de choisir des instants significatif, des situations privilégiées pour
créér des moments parfaits dans le film. La nouvelle conscience artistique a comme but la
pensée en images en mouvement. La puissance d’expression du film attaque l’univers
ankylosé du roman qui parfois n’est pas capable de réaliser la communion entre les fragments
de la réalité.
79
3. Malraux : écrivain et scénariste
Grand écrivain, critique d’art et littéraire, André Malraux « s’est intéressé aux
possibilités du film comme art »378, voyant dans le cinema « une efficacité artistique
parfaite.»379 Sa curiosité par rapport au cinéma n’est pas celle d’un simple spectateur.
À 35 ans, en 1936, Malraux part combattre dans l’aviation aux côtés des Républicains
espagnols. En 1937, il publie L’Espoir et, une année plus tard, il décide de réaliser un film sur
la guerre civile espagnole. L’unique film de Malraux, Sierra de Teruel, est un film d’auteur :
Malraux écrit le scénario et les dialogues, dirige le montage. Le livre n’est pas entièrement
dans le film (la durée de la lecture n’est pas la même avec la durée de visualisation), mais le
film (les images) se retrouve dans le livre. Les scènes d’extérieur sont filmées à Barcelone et
puis en France. Censuré pendant la guerre, le film sera présenté au public, à la Libération,
sous le titre voulu par Malraux : Espoir.
« Ce grand amateur de peinture est lui-même un artiste visuel. »380 En 1934, il
travaille avec Enstein à une adaptation cinématographique d’un autre roman La Condition
humaine, mais les problèmes matériels et la censure ne permettent pas la production du film.
Malraux réunit ses observations et ses pensées dans une étude rédigée en 1939,
publiée en 1946 chez Gallimard, Esquisse d’une psychologie du cinéma. Le livre contient ses
réflexions après le montage de L’Espoir. Deux aspects sont essentiels : l’origine et l’évolution
du cinéma et les rapports entre le cinéma, le théâtre et le roman.
Il cite trois réalisateurs de film, Griffith, Ford et Chaplin et rend publique son
admiration pour quelques acteurs : Greta Garbo, Charlie Chaplin, Jean Gabin, Marlène
Dietrich. Parmi les films mentionnés : Nosferatu, Les Nibelungen, Le Million, Caligari, Je
suis un évedé, la série des Charlots.
Dans le premier chapitre de son travail, Malraux affirme qu’à l’origines du plus récent
des arts il y a le désir de représenter les choses. Dès la Renaissance, entre l’art de l’Occident 378 PAVEL, Constantin, André Malraux. Literatura valorilor umane, Ed. Junimea, Iaşi, 1980, p. 71379 Ibidem, p. 72380 MOATTI, Christiane, Le prédicateur et ses masques : les personages d’André Malraux, Publications de la Sorbonne, 1987, p. 103
80
et l’art de l’Orient, la différence est visible : « les recherches de la peinture occidentale se
passaient dans un monde à trois dimensions. »381 Chinois et Persans ignorant la profondeur,
l’expression ; le christianisme introduit la représentation dramatique : il apparaît la conscience
de l’Autre, le besoin de relief, de volume, un « besoin fanatique de l’Objet. »382 La conquête
politique entraîne « la clandestine floraison de la peinture moderne »383 tandis que « les
recherches de representation se pétrifient dans une quête délirante et traquée du movement.»384
Les lignes et les couleurs ne représentent plus des êtres ou des choses, mais ils deviennent
l’expression d’un monde intérieur.
« Ce qu’appelant les gestes des noyés du monde baroque n’est pas une modification de
l’image, c’est une succession d’images ; il n’est pas étonnant que cet art de gestes et de
sentiments, obsédé de théâtre, finisse dans le cinema. »385
Au milieu du XIX-ème siècle naît la photographie qui se limite comme la peinture de
capturer le mouvement. Le cinéma « bien qu’il permît de photographier le mouvement, ne
faisait que substituer une gesticulation mobile à une gesticulation immobile. »386 Le problème
reste la succession des plans, résolu artistiquement par l’invention du découpage.
« Tant que le cinéma n’était que moyen de reproduction de personnages en
mouvement, il n’était pas plus un art que la phonographie ou la photographie de reproduction
[…] La naissance du cinéma en tant que moyen d’expression (et non de reproduction) date de
la destruction de cet espace circonscrit, de l’époque où le découpeur imagina la division de
son récit en plans, au lieu de photographier une pièce de théâtre […] Le moyen de
reproduction du cinéma était la photo qui bougeait, mais son moyen d’expression, c’est la
succession des plans. »387 C’est donc de la division en plans que le cinéma naît comme art.
La succession d’images significatives remplit le vide de son mutisme. La parole ne
perfectionne pas le cinema muet : « Le parlant n’est pas plus un perfectionnement du muet
que l’ascenseur n’est un perfectionnement du gratte-ciel. Le gratte-ciel est né de la découverte
du béton armé et celle de l’ascenseur ; le cinéma moderne est né, non pas de la possibilité de
381 http://fgimello.free.fr/enseignements/metz/textes_theoriques/malraux.htmMALRAUX, André, Esquisse d’une psychologie du cinéma, Paris, Gallimard, 1946, chapitre I382 Idem383 Idem384 Idem385 Idem386 Ibidem, chapitre II387 Idem
81
faire entendre des paroles lorsque parlaient les personages du muet, mais des possibilities
d’expression conjuguées de l’image et du son. »388
Le théâtre, qui ne peut pas exprimer des sentiments que par la parole et le geste, en
face de la menace du film parlant, est « un art presque aussi amputé que le cinéma muet. »389
Un acteur de théâtre est « une petite tête dans une grande salle »390 car un acteur de cinéma est
« une grande tête dans une petite sale. »391 Le théâtre s’exprime par le silence, l’écran muet
par la diversité du visage humain. Comparée au film muet, la pièce de théâtre a l’air d’une
pantomime. Au théâtre on parle toujours (sauf entre actes), dans le film le problème est de
savoir quand le personage doit parler.
Pendant que le rideau est tombé des choses se passent. L’auteur dramatique rend les
faits connus par des allusions, le romancier par des pages blanches, le cinéma par la division
des séquences (l’équivalent du chapitre).
Le cinéma n’a pas une large division comme le roman ou les actes de théâtre. Le
découpage rencontre un obstacle permanent : la continuité du récit. En conclusion, le véritable
rival du film est le roman.
« Le cinéma peut raconter une histoire, et là est sa puissance. »392 Aussi le roman, car
le romancier se met à raconter, à « résumer, et à mettre en scène c’est-à-dire à rendre présent.
J’appelle mise en scène d’un romancier le choix instinctif ou prémédité des instants auxquels
il s’attache et des moyens qu’il emploie pour leur donner une importance particulière. »393 La
mise en scène suppose le passage du récit au dialogue, qui dans le roman sert à exposer. On
essaie de supprimer le romancier omniscient. Le dialogue rend la scène présente et le cinéma
y fonde une partie de sa force : « suggestif, dramatique, elliptique, isolé soudain de tout le
monde comme chez Dostoïevski, ou lié à tout l’univers comme chez Tolstoï, chez chacun, il
est le grand moyen d’action sur le lecteur. »394
Le roman perd son avantage de passer à l’intérieur du personage. Mais est-ce que le
cinéma est un art? Malraux définit l’art comme « l’expression des rapports inconnus et
388 Ibidem, chapitre III389 Ibidem, chapitre IV390 Idem391 Idem392 Ibidem, chapitre V393 Idem394 Idem
82
soudain convaincants entre les êtres, ou entre les êtres et les choses. » 395 Le cinéma rencontre
le mythe. Le public confond souvent la star avec le rôle du scénario, l’acteur incarne le
personnage qui reste dans la mémoire collective.
« Le cinéma s’adresse aux masses, et les masses aiment le mythe, en bien et en
mal.»396 L’exemple des journaux pendant les guerres est évident. « Le mythe commence à
Fantômas, mais il finit au Christ »397 parce que les hommes sont loin de préférer ce qu’il y a de
meilleur dans le monde.
Malraux conclut que le cinéma est une industrie avec une grande puissance de
distraction et de divertissement. Pourtant, le cinéma est en meme temps un moyen nouveau
d’expression, qui échappe souvent à la reproduction.
395 Ibidem, chapitre VI396 Idem397 Idem
83
4. L’effet de réel
On parle de roman comme d’oeuvre littéraire en prose d’une certain longueur qui mêle
le réel et l’imaginaire dans une intrigue entre plusieurs personages, presents par leur
psychologie, leurs passions, leur milieu social et leurs aventures pour susciter l’intérêt du
lecteur ; le roman peut être définit comme genre littéraire regroupant la variété des écrits qui
respectent ces particularités.
Le roman est une oeuvre d’art, produit d’une esthétique élaborée à partir d’oeuvres de
référence. Si on adopte la définition de Stendhal qui voit le roman comme « un miroir qu’on
promène le long du chemin », le roman est l’expression écrite de la société. Après la Première
Guerre Mondiale et la crise, les romanciers et les théoriciens entrent dans une période de
réflexion en ce qui concerne la création romanesque : les mutations socialles métamorphosent
les formes et les significations des personnages du roman.
Le romantisme impose au roman de la première moitié du XIX-ème siècle la
méditation mélancolique, la contemplation de la nature, le pessimisme et la rêverie,
promovant une vérité individuelle. Suit le réalisme avec ses histories de moeurs, la création
des types de personnage et la téchnique du détail. Autour de 1880, les romanciers naturalistes
sous l’influence des sciences, de la médecine expérimentale et des débuts de la psychiatrie,
introduisent dans leurs romans des descriptions scientifiques et objectives des individus avec
une précision documentaire., présentant de vraies « tranches de vie. » Entre 1890 et 1920 on
assiste à la crise du concept de réalité dans la littérature. Pour les écrivains symbolistes, le
monde ne se limite à l’apparence concrete, à la connaissance rationnelle. Il y a un mystère à
déchiffrer dans les correspondances du monde . Le symbolisme oscille entre des formes
capables d'évoquer une réalité supérieure et la recherche d'un langage inédit, souvent
hérmétique.
Après 1920, les écrivains se distinguent par la quête fiévreuse d’un engagement, par
le désir de donner une réponse aux problèmes essentiels de la condition humaine devant
l’histoire, devant les événements tragiques.
84
Romancier, orateur, archéologue, aventurier, critique d’art, ministre de la Culture,
soldat révolutionnaire et homme d’action, Malraux « fait cautionner son ouvre par ses
actes.»398 L’imagination s’anime sur les faits. Le caractère fruste des évenéments, l’allure
impersonnelle, les phrases qui ne tombent jamais dans la confidence sont caractéristiques pour
ses romans. Il utilise pour écrire toutes les ressources « d’une mémoire infernale »399 comme
affirmait sa femme, Clara Malraux.
« Si les écrivains sont les ingénieurs des âmes, n’oubliez pas que la plus haute fonction
d’un ingénieur, c’est d’inventer ! L’art n’est pas une soumission, c’est une conquête. »400 dit
Malraux en 1934, au congrès des écrivains de Moscou.
Le refus de l’imagination n’est pas une privation pour Malraux qui prolonge, transpose
son experience. Il a besoin de l’éprouvé de la même manière que les autres font appel à
l’imagination. La matière historique de son temps devient matière romanesque. Le roman
n’est pourtant un reportage, mais une tragédie de la condition humaine, car on n’a pas de
happy-ends chez Malraux.
Les événements de l’Histoire connue, surprise au surface dans les journaux, se
transforment dans ses livres en drame personnelle, dans une sorte d’irréalité. Le but du
romancier n’est pas de « faire concurrence à l’état civil, mais faire concurrence à la réalité qui
lui est imposé. »401
Ses oeuvres sont l’expression d’une personnalité volontaire, ses idées « la forme
même d’une passion »402. Il n’y a pas la tentative de reconstitution de l’histoire parce qu’il est
contemporain avec les événements de ses romans.
398 BONHOMME, Jacques, André Malraux ou le conformiste, Ed. Régine Deforges, Paris, 1977, p. 57399 Ibidem, p. 23400 Ibidem, p. 78401 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 38402 Ibidem, p. 67
85
5. Un roman reportage
Une double aventure indochinoise expédition archeologique au Cambodge et la
création d’un journal d’opposition au Gouvernement colonialiste) fournit le matériel pour ses
premiers romans : Les Conquérants (1928), La Voie Royale (1930), La Condition Humaine
(1933).
Ses rapports avec l’Asie, l’Indochine et la Chine rendent à ses oeuvres l’impression de
véridicité, de reportage. Passionné par l’art, par la nouveauté, Malraux part pour Asie en
1925. Le but est de trouver dans les temples de pieces de l’art aakhmer, peu connu à l’époque.
Il est jugé et condamné à Saigon. Grâce à l’intervention des intellectuels français il rentre en
France en 1924. L’aventure le fait témoigner de la souffrance des colonisés. En 1925 il
repartit vers l’Indochine et fonde le journal L’Indochine qui combat le système colonial et
critique le gouverneur de la Cochinchine. Son journal est interdit mais il recrée à Saigon un
autre : L’Indochine enchaînée. Entre 1926-1927 il fait des voyages en Chine et participe aux
actions nationalistes. Comme un vrai reporter il recueillit des informations d’actualité à leur
source et informe l’oppinion publique sur les faits enquêtés. À l’occasion de son passage à
Shanghai en 1931, Malraux rencontre Georges Mamue, journaliste et expert de la Chine qui
lui offer des informations solides sur les événements politiques.
La Condition humaine relate le parcours du groupe révolutionnaire communiste de
Shanghaï qui veut faciliter la prise de la ville par l’Armée révolutionnaire du Kuomitang qui
se trouve sous le commandement de Chang Kaï-Shek. Il lutte contre les communistes et avec
l’aide du cercle de hommes d’affaires chinois et les Occidentaux fait assassiner les ouvriers et
les chefs communistes de l’insurréction : le massacre de Shanghai, le 12 avril 1927.
Le livre suit le schéma du mouvement révolutionnaire avec une précision qui fait
penser aux ouvrages d’histoire. Les sept parties du roman sont inscrites dans la durée et dans
l’espace, surprennant les moments clef du mouvement. Les six premières parties se déroulent
à Shanghaï en 1927 : le 21 mars, le 22 mars, le 23 mars, le 11 avril, la nuit au 12 avril, le 13
avril. La septième partie se pass à Paris, au mois de juillet, soulignant les effets des événement
de Chine sur l’économie française.
86
Mais La Condition humaine n’est pas un reportage sur Chine. « Aux yeux de Malraux,
l’ouvre littéraire n’est ni un monument ni un document. »403. Ce livre « n’est pas un roman de
l’énergie international. Il faut éviter de lire avec l’oeil fixe, l’oeil révolutionnaire, l’oeil
métaphysique ou l’oeil esthétisant. »404
Dans l’overture de la preface que Malraux donne au livre d’André Viollis, Indochine
S.O.S, en 1935, il révèle sa conception de la literature : « Le reportage continue pourtant une
des lignes les plus fortes du roman français de Balzac à Zola : l’intrusion d’un personage dans
un monde qu’il nous découvre en le découvrant lui même […] La force virtuelle du reportage
tient à ce que’il refuse nécessairement l’évasion, à ce qu’il trouve sa forme la plus élevée
(tout comme dans le roman de Tolstoi) dans la possession du réel par l’intelligence et la
sensibilité, et non dans la création d’un univers imaginaire (univers destine parfois, lui aussi, à
la possession du reel). Un reporter, dans un art dont la métaphore est l’expression essentielle,
ne peut être qu’un manouvre ; le poète, le romancier seront toujours plus grands que lui. Si
l’objet de l’art est de détruire le fait, le reporter est battu.
La création de l’artiste n’est ni imitation ni refus du monde, mais un precessus de
filtrage des informations. La Condition humaine comprend une histoire du combat, mais
l’Histoire est seulement un prétexte pour activer le domaine romanesque, le problème de
l’anti-destin et de la condition humaine à travers les personnages mis en situation qui font
référence à la vérité.
403 LOEHR, Joël, Pour une histoire littéraire au rebours, in "Poétique", Seuil, Février 2010, N°161, p.43404 KADDOUR, Henri, La prunelle et l’écriture, étude sur les chats, de " La Condition humaine " aux " Antimémoires ", in "Littérature", Larousse, Décembre 1996, N°104, p. 56
87
6. Un narrateur prédicateur et ses masques
Dans les oeuvres de Malraux disparaît la limite entre ceux qui ont raison et ce qui ont
tort. Il transfigure le réel, le transforme pour traduire à travers ses thèmes la solitude
fondamentale de l’homme devant la mort, devant ce qui lui impose sa condition. Avant d’être
des Occidentals ou des Orientals ses personages sont hommes.
Les intrigues ont comme resource l’expérience personnelle du romancier mais aussi la
conscience collective. On remarque chez Malraux la fréquence des substantifs appartenent au
vocabulaire du corps humain ou des sentiments. La matière réelle lui permet de poser
(souvent par la forme d’une anecdote) des interrogations sut le rapport Homme-Destin.
« Comme chez Dostoïevski, les traces de Malraux se trouvent dans divers
personnages; l’exemple le plus frappant est celui des humanists Gisors dans La Condition
humaine… »405 L’histoire est secondaire car l’accent est mis sur l’imensité du Moi. « Correct,
froid, dépourvu de toute affectivité, ila une activité cérébrale considerable et un amour sans
mesure… »406 Il ne se complait pas dans son passé, il detruit l’histoire par ses oeuvres car l’art
lui paraît « un moyen d’échapper à la condition d’homme… Dans ce qu’il a d’essentiel, notre
art est une humanisation
du monde. »407
Malraux avoue au Stéphane Roger qu’il est frappe par des romans comme L’Idiote,
par Robinson Crusoe et par Don Quichotte, parce que les héros sont séparés des hommes par
leur nature, leur naufrage ou leur folie. Le premier lutte par la sainteté, le second par le travail,
le troisième par le rêve. Les personnages de Malraux luttent par les trois moyens.
Pour mieux comprendre la psychologie de ses personnages ont cherche des indices
dans le passé de Malraux parce que « évoquant la réalité objective d’un temps, Malraux ne
cesse pas de parler de lui-même. »408
L’univers romanesque de La Condition humaine est plein d’amerture, une amerture
alimentée par la lucidité des héros. L’image de l’enfance manque, et l’enfant (s’il y apparaît)
est malade. Malraux déteste son enfance. Comme Tchen et Kyo il s’éloigne de sa famille. Sa
405 ROGER, Stéphane, André Malraux, entretiens et precisions, Ed. Gallimard, Paris, 1984, p. 68406 Ibidem, p. 51407 MOATTI, Christiane, Le prédicateur et ses masques : les personages d’André Malraux, Publications de la Sorbonne, 1987, p. 11408 PICON, Gaëtan, André Malraux, Gallimard, Paris, 1945, p. 21
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mère, Berthe Lamy, travaille modestement dans un ministère, son père, gros banquier, home
fort, élégant, beau parleur et un peu coureur des femmes (traits qui se retrouvent chez Ferral)
lui paye une pension sans s’impliquer affectivement.
Le jeune Malraux caractérisé par un dandysme alimentaire, vestimentaire et intelectuel
a le talent de causer « mirobolant » (selon sa femme) et cherche les pretextes pour s’intéresser
aux êtres : lecteur, libraire, éditeur, aventurier, romancier, homme politique, il cherche
toujours la vie, la personnalité qu’une existence dévoile à elle-même. Cette recherché
caractérise ses personnages aussi. Kyo, Tchen, Katow, Hemmelrich adoptent l’acte,
Clappique le rêve, Gisors la réflexion, Ferral le pouvoir, May l’amour. La scène quand May
avoue son infidélité est peut être l’image d’une scène de la vie du couple André Malraux-
Clara Goldsmith : sous l’effet de la drogue, conformément au pacte de liberté réciproque, elle
lui avoue l’aventure avec un diplomate.
La multiplicité des facettes de l’être se retrouve dans l’image de ses personnages.
L’homme impliqué dans les luttes est obsédé par la mort et le suicide comme Tchen. Il essaie
toujours d’échapper à sa condition par l’acte.
Malraux attribue les episodes d’examen de soi-même aux circonstances que le
personage ne peut pas domineer : la maladie chez Hemmelrich, la fatigue et la jalousie chez
Kyo, le suicide
chez Tchen, la mort de la personne aimée chez Gisors, la perte du pouvoir chez Ferral
(l’image de l’Occidental qui veut tout conquérir).
89
7. L’influence de l’expressionisme
On définit l’expressionisme comme mouvement artistique d’avant-garde apparu au
début du XX-ème siècle en Allemagne qui se forme en opposition avec l’impressionisme basé
sur la notation concrète du vivant (les sujets sont les paysages ou les scènes quotidiens de la
vie contemporaine librement interprétés et recréés selon la vision et la sensibilité personnelle
du peintre). Le courent se manifeste en multiples domaines artistiques : la peinture,
l'architecture, la littérature, le théâtre, le cinéma, la musique, la danse, etc.
Les styles cinématographiques empruntent de traits essentiels aux autres arts.
L’expressionnisme dans le cinéma se développe en Allemagne dans les années 1920. Dans
son livre Thèmes et motifs cinématographiques409 Ioan Lazăr fait la synthèse des principales
caractéristiques du mouvement dans le cinéma, traits qu’on peut identifier dans le roman La
Condition humaine.
L'art du film devient la projection d'une subjectivité qui tend à déformer la réalité pour
inspirer au spectateur une réaction émotionnelle. Les représentations sont souvent fondées sur
des visions angoissantes.
Sous l’influence de la tension intérieure on met souvent en scène des symboles,
influencées par la psychanalyse naissante.
Le décor suggère une atmosphère effroyable, en assumant les êtats d’âme de l’acteur.
La lumière donne l’impression de peinture, soulignant des lignes, des couleurs, des traits : le
décor ne s'anthropomorphise pas, il est mobile, musical, nonfiguratif, il est stylographique, le
noir, le blanc et le rouge prédominent.
Le mouvement des personnages se réalise en pénombre, la réalité corporelle manque.
Les portraits donnent l’impression d’une caricature. L’art démasque la réalité, et la remplace
par une reconstruction personnelle. La déformation expressive tente d’exprimer l’univers
déchirant des émotions en face des impressions de la réalité.
« Malraux, grand amateur d’art plastigue fait appel aux lignes d’ensemble, aux forms,
aux oppositions chromatiques, aux effets d’ombre et de lumière. »410Ses romans font appel à
409LAZĂR, Ioan, Teme şi motive cinematografice, Ed. Meridiane, Bucureşti, 1987, p.254410MOATTI, Christiane, Le prédicateur et ses masques : les personages d’André Malraux, Publications de la Sorbonne, 1987, p.80
90
la mémoire visuelle, cherchant les significations sur les apparences d’un monde qu’il soumet
à une reconstruction personnelle.
91
8. Éléments filmiques et techniques
Dans les livres de Malraux les épisodes s’apparentent aux extraits de film. Son écriture
permet d’animer les images parce qu’il n’y a pas de tableaux fixes mais des tableaux en
mouvement. Les scènes sont observées (comme un caméra) tour à tour, par la présentation des
différentes parties de l’image par l’éclairage.
La représentation des différents points de vue, la tension d’âme, la conscience tragique
de la condition de l’homme en face de la mort, la cadence des phrases, l’impression de
narration vibrante (notations brèves, rapides, coupées) sont assurés par le montage. Les
pauses, représentées dans la « syntaxe cinématographique » par des ellipses, complétent le
contenu global de l’oeuvre. L’image n’est qu’un signifiant : le signifié reste souvent dans
l’ombre.
« L’image est le plus souvent métaphore, non point image simple et nue : elle porte la
marquee d’une puissance personnelle de stylisation. »411
Malraux surprend les faits d’une réalité complexe et violente, ajustant les images à son
livre par le cadrage. Il délimite le champ de vue en fonction de ce qu’il veut transmettre au
lecteur. Le gros-plan alterne avec le plan d’ensemble (le regard surplombant qui domine le
sol) : le contraste proche-loin appelle la participation de l’observateur (le lecteur), le
voyeurisme car le romancier aime regarder, observer les choses et les gens. Le regard s’adapte
naturellement selon l’objet observe.
De nombreuses indications accompagnent la transcription des paroles, des
mouvements, des mimiques, des expressions, de la voix des personnages, rappelant des
indications d’un scénariste qui veut donner l’illusion d’existence physique à ses personnages.
L’univers intérieur est seulement évoqué. Sous l’apparence des traits physiques se développe
un portrait moral.
L’impression d’esthétique cinématographique est renforcée à travers le roman par la
présence d’une « bande-son ». Le romancier accorde plus d’attention aux mouvements
musicaux, à la sonorisation des scènes.
Les questions des personnages qui se trouvent souvent dans une obscurité protectrice,
les mots ou les sons, comme des balles, de la voix hors-camp ou de la voix off, les images qui
411 PICON, Gaëtan, André Malraux, Ed. Gallimard, Paris, 1945, p. 14
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alternent et qui suivent une loqique, font de son roman une oeuvre « parlant », une oeuvre en
mouvement qui roule sous les yeux d’un lecteur qui se transforme en spectateur.
8.1 La technique du montage
L’un des aspects les plus importants de l’oeuvre de Malraux consiste dans le choix des
scènes significatives. La mise en ordre des faits, des événements rapproche ses livres au film.
Le montage chez Malraux est basé sur une simultanéité « discontinue » : pour agrandir
la force d’expression, le romancier élimine tout ce qui est inutile. Raconter signifie résumer et
actualiser par la mise en scène.
Chez Malraux les scènes absorbent la narration. L’assemblage des divers plans et le
passage pour assurer la continuité, donne l’impression de neutralité mais « de sa valeur
dénotative, informative, l’enchaînement tend vers celle connotative. »412
La Condition humaine caractérise cette esthétique. À la première lecture, le livre paraît
dense, nocturne, sans unité. Les premières pages du roman ont une structure différente : trois
scènes sont liées par le résumé des événements. L’assassinat du traficant d’armes, la réunion
des camarades chez Hemmelrich, la rencontre entre Kyo et Clappique au Black Cat. Dans les
premières parties on trouve le résumé des derniers faits, entre la seconde partie et la troisième,
il y a un long dialogue entre Katow et Kyo qui fait le bilan des événements et communique
ses réflexions.
Chez Malraux l’action est toujours accompagnée des réflexions. Le passé des faits
devient présent par les questions des personnages qui complètent l’action dans un tout
unitaire.
Le montage par ellipses est une forme d’émotion intérieure qui distingue le roman
d’un simple récit de faits. Le roman est construit sur des oppositions structurales. Au début
nocturne du roman répond l’explicit apparement serein qui évoque le destin des survivants et
de l’homme en général par les pensées du sage Gisors. Le final du livre est un stop-cadre, un
préteste pour la méditation.
Les scènes en opposition sont la base des conflits romanesques de Malraux. On peut
identifier des paires de personnages antinomiques (Kyo-Ferral, Kyo-Köning, Katow- Köning,
412 LAZĂR, Ioan, Cum se face un film?, Ed. Cartea Românească, Bucureşti, 1986, p. 12
93
Tchen-Hemmelrich, Clappique-Tchen) et des paires des situations opposées qui créent un flux
sémantique entre les deux pôles de la narration : tuer-sauver la vie de quelqu’un.
Au début du roman, Tchen tue un traficant d’armes puis dans la deuxième partie, la
seconde scène, il libère un prisonnier à la jambe arrachée. Dans la quatrième partie, le
seconde épisode, il se dégage de la main de l’antiquaire serrant la serviette avec la bombe
entre ses bras. Plus tard (le sixième épisode) il se jettera avec la bombe sous la voiture de
Chang-Kaï-Shek.
Pour mieux comprendre le phénomène de montage on analyse à l’aide de la notion de
plan la première scène du roman : « Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? »413 Dans un
plan de demi-ensemble de l’intérieur d’une chambre d’hôtel, le regard tombe sur une
moustiquaire, non sur l’homme qui est prêt à tuer (il est un ombre, peu visible dand la cadre).
La caméra se déplace et surprend le tas de mousseline blanche, et un pied de l’homme qui
dort par un gros plan fixe sur le lit. La lumière du building voisin projette en plein cadre les
barreaux de la fenêtre (jeu d’ombre et de lumière). De nouveau un gros plan sur le pied, puis
sur la main qui tient le poignard, sur le sang qui coule de son bras.
Plan demi-rapproché sur Tchen qui frappe l’homme, puis gros plan sur le visage qui
exprime l’horreur puis l’extase. Suit le recul vers un plan moyen : l’ombre du chat sur le drap
blanc. L’épisode continue avec la vue panoramique de la ville, avec la contre-plongée sur le
ciel, sur la rue. À la fin de nouveau gros plan avec le visage de Tchen dans l’ascensoire.
En conclusion, le montage surprend les éléments clef de l’action des personnages et
leurs état d’âme.
413 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p.9
94
8.2 L’éclairage
Le relief et la clarté des images sont donnés par l’éclairage, par l’évocation visuelle de
certains traits des personnages. L’opposition ombre-lumière a une valeur symbolique,
suggérant l’opposition entre deux mondes : le monde où le temps n’existe plus, le monde de la
mort et le monde de la lumière ou de la vie.
Tchen vient d’une espace plein de lumière mais le meurtre le chasse vers l’obscurité,
loin des hommes. L’obscurité des prisons, « l’atmosphère nocturne […] des hommes seuls
devant l’inhumain »414 est en contraste avec la lumière qui éclaire un arbre épanoui « d’un vert
tendre sur le fond obscur »415 quand May et Kyo sont ensemble dans leur chambre.
En face du train blindé, le rue s’emplit d’un « soleil provisoire »416, pour qu’à la fin du
roman le panorama de la ville, vue à travers les yeux de Gisors, qui se perd dans l’oubli, soit
ensoleillé : « Le ciel rayonnait dans les trous des pins comme le soleil […] comme un
fleuve.»417
La réplique du « calme infini du ciel gris […] du ciel intime »418 que Tchen regarde par
la fenêtre au poste de police assiégé est le panorama des taches de sang qu’il voit, grimpé sur
le toit, pour lancer des granades.
L’éclairage, sous la forme du gros plan, attire l’attention sur un détail, par
l’augmentation. Dans les romans de Malraux il y a une représentation limitée du corps : les
héros sont peints d’une manière presque caricaturale.
Ainsi, sous la lumière de la lampe dans le magasin de Hemmelrich, les personnages se
réduisent à quelques traits physiques : «… la tête de boxeur crevé d’Hemmelrich, tondu, nez
cassé […] Kyo Gisors […] bouche d’estampe japonaise[…] visage métis […] En arrière, dans
l’ombre Katov […] tête de Pierrot russe… »419 Dans le miroir Tchen analyse son visage sur
lequel la mort de l’autre n’a laissé aucune trace : « … traits mongoles […] pommettes aiguës,
nez très écrasé […] grosses lèvres de brave type… »420
414 Ibidem, p.251-252415 Ibidem, p.45416 Ibidem, p.108417 Ibidem, p.283418 Ibidem, p.83419 Ibidem, p.16-17420 Ibidem, p.14
95
Une autre forme d’éclairage est la répétition, moyen puissant qui « rendre sensibles
[…] les connexions [..] les échos entre séquences plus ou moins éloignés du roman. »421 Au
éclairage des taches de sang quand un homme qui lance des grenades à l’intérieur du poste de
police tombe sur ses armes (« Tout le corps fut fauché comme une énorme boule [..] Le mur
était constellé de sang et de chair. »422) lui répond « un mur d’une gerbe de sang […] Il allait
sauter avec la voiture, dans un éclair en boule… »423 de la tentative d’attentat. On éclaire de
nouveau la boule au « séquence de suicide sans mort »424 de Clappique au Black Cat : « Le
croupier lança la boule. Elle partit mollement, comme toujours… »425.
Dans le roman l’éclairage n’est pas accidentel : il met toujours sous les yeux du lecteur
les éléments où il doit chercher les significations.
8.3 La bande sonore
Dans La Condition humaine l’atmosphère tensionnée d’une ville en pleine guerre est
transmise non seulement au niveau des actions des personnages et des images, mais aussi aux
niveaux des sons.
On remarque que dans le roman prédominent les sons violents, inquiétant qui sont
l’écho de l’univers psychologique des personnages : les claxons des voitures dans la séquence
du meutre de Tchen (« il y avait encore des embarras de voitures »426), le cri de l’enfant qui
souffre (« À l’étage supérieur, un enfant cris de douleur »427) aux moments où Hemmelrich ne
peut pas se joindre à ses camarades, le jazz « à bout de nerfs » 428 au Black Cat, le cri de chien
(« qui hurle à la mort »429) au moment des actions révolutionnaires, les coups de feu (« Gisors
avait l’habitude de ces coups de feu qui chaque jours venaient de la ville chinoise »430), les
hurlements ou les gémissements (« des gémissements emplissaient la pièce […] Dans le coin,
un des prisonniers, une jambe arrachée, hurlait aux siens … »431) dans les attaques des postes 421 LOEHR, Joël, Répétition et variations chez Malraux, in "Poétique", Seuil, Avril, 2000, N°122, p.160422 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 90423 Ibidem, p. 200 424 LOEHR, Joël, Répétition et variations chez Malraux, in "Poétique", Seuil, Avril, 2000, N°122, p. 165425 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 205426Ibidem, p. 9427Ibidem, p. 19428Ibidem, p. 25429Ibidem, p. 79430Ibidem, p. 195431 Ibidem, p. 84
96
de police ou dans la prison (« Beaucoup gémissaient, d’une façon extraordinairement
régulière »432).
Le silence est une force dans le roman car « rien n’invite tant à s’accrocher […] que ce
qui en sépare »433 Le silence dans les moments difficiles comme cel quand Kyo se trouve
dans le bureau de Köning) s’associe à le décision de taire car le personnage est obligé de
trahir ses camarades. Ici le silence a une valeur morale. Une autre valeur est l’absence du lien
affectif entre les personnages ou l’absence volontaire quand le personnage veut réflechir.
Il y a le murmure de l’eau, « d’un fleuve invisible »434 qui appelle « le peu de vie »435
qui reste dans la ville. Symbole ambivalent de la vie et de la mort, l’eau, dans l’atmosphère
nocturne du roman fait penser plutôt au Styx, le fleuve de l’Enfer car, suivant le fleuve, les
personnages trouvent la mort.
CONCLUSIONS
432 Ibidem, p. 251433 PROUST, Marcel, Le côté des Guermantes, Booking International, Paris, 1994, p. 127434 MALRAUX, André, La Condition humaine, Ed. Gallimard, Paris, 1933, p. 100435Idem
97
Les romans de Malraux suscitent des opinions différentes. Les critiques littéraires observent
que l’exigence de ses oeuvres est de comprendre et de dominer la condition humaine. Pour mieux
comprendre les romans de cet esprit lucide et exigeant il faut connaître le contexte de leur
d’apparition.
Pendant la première moitié du XX-ème siècle les deux guerres mondiales bouleversent la
structure de la vie sociale et de la vie culturelle, entraînant des changements politiques et de mentalité.
L’effervescence de ces années se reflète dans le domaine des arts qui cherchent à détruire la réalité
pour la reconstruire. Il y a un passage vers une esthétique libérée (Angela Ion), apparaît le roman
problématique et de l’engagement . Les écrivains de la génération éthique (parmi lesquels André
Malraux) interrogent l’univers de la vie pour trouver des réponses aux problems essentiels de la
condition humaine.
L’être humain est à la recherché du soi par l’action. Les personnages de Malraux se retrouvent
dans l’histoire comme partie d’un groupe d’individus et, en même temps, comme êtres individuels
devant la fatalité du destin. Pour faire face à la complexité de la vie, l’homme fait appel à plusieurs
types de refuges : l’amour, l’érotisme, la famille, la mythomanie, le désir de pouvoir, la sagesse, le
défi, l’action héroïque, la mort.
L’amour semble guérir la solitude. Les personnages de Malraux acceptent la fraternité virile
ou « l’amour » pour les idées. Pourtant, il y a un cas dans les romans de Malraux ou l’amour et la
fraternité se confondent chez le personnage féminin. Il s’agit du couple May-Kyo de La Condition
humaine, qui accède à la fusion totale des êtres (véritable amour). Les deux luttent pour la même cause
et sont les adeptes de l’union libre basée sur une relation spirituelle. Pour eux la forme totale de
l’amour est la mort partagée. Après le déces de Kyo, May continue de lutter pour la cause de son mari,
essaie de retenir son souvenir.
Un autre couple, formé par Ferral et Valérie, incarne une autre forme d’amour, l’amour
physique, peu durable, qui blesse et provoque une séparation définitive. L’industriel ambitieux perçoit
la relation comme une autre conquête, la femme intelligente et sensible cherche la tendresse : le couple
est détruit par le désir de domination de Ferral.
Au milieu des événements violents, le personnage agit comme individualité, mais chaque
drame individuel cache le drame d’une famille qui perd son enfant, d’un maître qui perd son disciple.
Dans La Condition humaine à la paternité de la chair (Gisors-Kyoshi, Hemmelrich-enfant malade)
répond la paternité spirituelle (Gisors-Tchen, le pasteur Smithson-Tchen). Pour le sage Gisors, la
famille ne se résume seulement à son fils biologique. Le caractère paternel de Gisors est évident dans
les relations avec ses étudiants et Tchen, son disciple orphélin. À la différence du pasteur Smithson, le
sage lui laisse la liberté de choisir et ne lui insouffle pas ses angoisses.
98
Gisors admire la force de caractère de son fils : les actes de Kyo (que Gisors connaît au niveau
des récit) sont le prolongement de ses pensées. La mort de son fils arrache Gisors de l’univers
matériel: la souffrance appelle la délivrance et le sage ne peut que plonger dans le monde de la drogue
et de la contemplation. Pour Hemmelrich, la mort de son enfant malade et de sa femme signifie la
libération des forces d’action.
Le sage Gisors est le spectateur et l’observateur dans les coulisses de la révolution. Il ne veut
pas transformer le monde par l’action héroïque car il s’y libère de la condition humaine par la
contemplation ( l’équilibre entre homme et monde).
Un cas particulier d’attitude détachée est Clappique, caractère caméléonesque qui parfait le
tableau de la nature humaine du roman. En refusant de participer à la révolution, il adopte la
mythomanie. Les masques qu’il porte tour à tour sont le signe de l’homme qui n’est jamais prêt à
mourir.
Une autre forme d’éviter la mort c’est le désir de pouvoir. Ferral refuse aussi l’engagement
révolutionnaire car pour lui vivre c’est dominer les autres. Il se détache des autres par le fait qu’il
arrache à la vie ce qu’il a besoin pour dominer, signe d’un grand individualisme.
L’épreuve du temps pour les héros est affrontée par le défi.. Le destin ne peut être vaincu que
par l’homme qui retrouve sa grandeur, donc par le héros. Pour lui le défi est l’affirmation d’une valeur
et inspire l’action contre l’ordre social (l’action révolutionnaire) ou contre l’ordre métaphysique (le
choix de la mort).
Dans les romans de Malraux, le grand individu est le héros, incarné dans La Condition
humaine par Kyo Gisors, Tchen et Katow. Kyo, le coordonateur des forces insurrectionnelles est le
type de révolutionnaire communiste qui voit le monde à travers son action. L’héroïsme n’est dans son
cas une justification de la vie comme dans le cas de Tchen (qui se tue dans un attentat), mais une sorte
de discipline qui lutte pour une cause humanitaire (restituer la dignité aux manoeuvres). Fasciné par le
sang, séparé des autres, Tchen trouve dans la révolution l’occasion de se libérer par l’acte terroriste.
Présence discrète du collectif des héros, Katow fonde ses actions sur une riche expérience de
combatant et sur la générosité envers les autres. Il n’est pas fanatique comme Tchen. Il reconnaît la
bonté des hommes : il ne croit ni en Dieu (comme Tchen autrefois) ni en partis (comme Kyo) mais
dans les qualités du coeur. Dans son inconscient le héros est convaincu de son immortalité : il ignore
que la mort est irreversible et inévitable et se révolte, surmontant la peur. Pour Kyo la mort est désirée,
consentie, signe de la fraternité (il refuse de trahir ses camarades pour sauver sa vie) et de la dignité du
prisonnier. Pour Tchen la mort (l’attentat-suicide) est une recherche de l’absolu, l’exaltation contre la
fatalité du monde. La mort de Katow (qui donne sa cyanure aux camarades quoiqu’il sache que sera
brûlé vif) est l’écho d’une vie digne et pleine de compassion envers les siens.
99
L’homme face à l’Histoire, dans son désir de durer, en conformité avec sa personnalité. Les
héros du roman incarnent les différentes attitudes de l’homme qui cherche de justifier son existence
dans un monde confuse. Pour surprendre d’une manière convaincante les hypostases de la condition
humaine Malraux utilise une approche cinématographique. Comme le film, son romans transcrit la
réalité, c’est une oeuvre des images en mouvement.
Écrivain et scénariste, Malraux réunit ses observations sur le septième art dans son étude
publiée en 1946 (huit ans après son début comme scénariste avec Sierra de Teruel). Artiste visuel,
Malraux voit dans le cinéma une efficacité artistique parfaite et n’ hésite pas d’utiliser les techniques
de cinéma dans son roman (le montage, le cadrage, l’éclairage, la bande sonore). Les épisodes
s’apparentent aux extraits de film, l’écriture permet d’animer les images, les scènes sont observées
(comme avec un caméra) tour à tour, par la présentation des différentes parties de l’image par
l’éclairage. La représentation des différentes points de vue, la tension d’âme, la conscience tragique de
la condition de l’homme en face de la mort, la cadence des phrases, l’impression de narration vibrante
(notations brèves, rapides, coupées) sont assurés par le montage et par l’attention accordée à la
sonorisation des scènes.
Intellectuel pour lequel aucune expérience ne peut rester inconnue, libraire, critique d’art et
littéraire, aventurier, combatant, homme politique, ministre de la Culture, Malraux surprend par la
complexité de ses oeuvres, par l’exigence de structure des romans, par le caractère unitaire des
séquences isollées qui suivent le flux de la pensée d’une personnalité en continuelle transformation.
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