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L’ésotérisme de Dante Par René Guénon CHAPITRE PREMIER SENS APPARENT ET SENS CACHÉ O voi che avete gl’ intelleti sani, Mirate la dottrina che s’asconde Sotto il velame delli versi strani ! Par ces mots[1], Dante indique d’une façon fort explicite qu’il y a dans son œuvre un sens caché, proprement doctrinal, dont le sens extérieur et apparent n’est qu’un voile, et qui doit être recherché par ceux qui sont capables de le pénétrer. Ailleurs, le poète va plus loin encore, puisqu’il déclare que toutes les écritures, et non pas seulement les écritures sacrées, peuvent se comprendre et doivent s’exprimer principalement suivant quatre sens : « si possono intendere e debbonsi sponere massimamente per quattro sensi[2] ». Il est évident, d’ailleurs, que ces significations diverses ne peuvent en aucun cas se détruire ou s’opposer, mais qu’elles doivent au contraire se compléter et s’harmoniser comme les parties d’un même tout, comme les éléments constitutifs d’une synthèse unique. Ainsi, que la Divine Comédie, dans son ensemble, puisse s’interpréter en plusieurs sens, c’est là une chose qui ne peut faire aucun doute, puisque nous avons à cet égard le témoignage même de son auteur, assurément mieux qualifié que tout autre pour nous renseigner sur ses propres intentions. La difficulté commence seulement lorsqu’il s’agit de déterminer ces différentes significations, surtout les plus élevées ou les plus profondes, et c’est là aussi que commencent tout naturellement les divergences de vues entre les commentateurs. Ceux-ci s’accordent généralement à reconnaître, sous le sens littéral du récit poétique, un sens philosophique, ou plutôt philosophico-théologique, et aussi un sens politique et social ; mais, avec le sens littéral lui-même, cela ne fait encore que trois, et Dante nous avertit d’en chercher quatre ; quel est donc le quatrième ? Pour nous, ce ne peut être qu’un sens proprement initiatique, métaphysique en son essence, et auquel se rattachent de multiples données qui, sans être toutes d’ordre purement métaphysique, présentent un caractère également ésotérique. C’est précisément en raison de ce caractère que ce sens profond a complètement échappé à la plupart des commentateurs ; et pourtant, si on l’ignore ou si on le méconnaît, les autres sens eux-mêmes ne peuvent être saisis que partiellement, parce qu’il est comme leur principe, en lequel se coordonne et s’unifie leur multiplicité. Ceux mêmes qui ont entrevu ce côté ésotérique de l’œuvre de Dante ont commis bien des méprises quant à sa véritable nature, parce que le plus souvent, la compréhension réelle de ces choses leur faisait défaut, et parce que leur interprétation fut affectée par des

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  • Lsotrisme de Dante Par Ren Gunon

    CHAPITRE PREMIER SENS APPARENT ET SENS CACH O voi che avete gl intelleti sani,Mirate la dottrina che sascondeSotto il velame delli versi strani ! Par ces mots[1], Dante indique dune faon fort explicite quil y a dans son uvre un sens cach, proprement doctrinal, dont le sens extrieur et apparent nest quun voile, et qui doit tre recherch par ceux qui sont capables de le pntrer. Ailleurs, le pote va plus loin encore, puisquil dclare que toutes les critures, et non pas seulement les critures sacres, peuvent se comprendre et doivent sexprimer principalement suivant quatre sens : si possono intendere e debbonsi sponere massimamente per quattro sensi[2] . Il est vident, dailleurs, que ces significations diverses ne peuvent en aucun cas se dtruire ou sopposer, mais quelles doivent au contraire se complter et sharmoniser comme les parties dun mme tout, comme les lments constitutifs dune synthse unique. Ainsi, que la Divine Comdie, dans son ensemble, puisse sinterprter en plusieurs sens, cest l une chose qui ne peut faire aucun doute, puisque nous avons cet gard le tmoignage mme de son auteur, assurment mieux qualifi que tout autre pour nous renseigner sur ses propres intentions. La difficult commence seulement lorsquil sagit de dterminer ces diffrentes significations, surtout les plus leves ou les plus profondes, et cest l aussi que commencent tout naturellement les divergences de vues entre les commentateurs. Ceux-ci saccordent gnralement reconnatre, sous le sens littral du rcit potique, un sens philosophique, ou plutt philosophico-thologique, et aussi un sens politique et social ; mais, avec le sens littral lui-mme, cela ne fait encore que trois, et Dante nous avertit den chercher quatre ; quel est donc le quatrime ? Pour nous, ce ne peut tre quun sens proprement initiatique, mtaphysique en son essence, et auquel se rattachent de multiples donnes qui, sans tre toutes dordre purement mtaphysique, prsentent un caractre galement sotrique. Cest prcisment en raison de ce caractre que ce sens profond a compltement chapp la plupart des commentateurs ; et pourtant, si on lignore ou si on le mconnat, les autres sens eux-mmes ne peuvent tre saisis que partiellement, parce quil est comme leur principe, en lequel se coordonne et sunifie leur multiplicit. Ceux mmes qui ont entrevu ce ct sotrique de luvre de Dante ont commis bien des mprises quant sa vritable nature, parce que le plus souvent, la comprhension relle de ces choses leur faisait dfaut, et parce que leur interprtation fut affecte par des

  • prjugs quil leur tait impossible dcarter. Cest ainsi que Rossetti et Aroux, qui furent parmi les premiers signaler lexistence de cet sotrisme, crurent pouvoir conclure lhrsie de Dante, sans se rendre compte que ctait l mler des considrations se rapportant des domaines tout faits diffrents ; cest que, sils savaient certaines choses, il en est beaucoup dautres quils ignoraient, et que nous allons essayer dindiquer, sans avoir aucunement la prtention de donner un expos complet dun sujet qui semble vraiment inpuisable. La question, pour Aroux, sest pose ainsi : Dante fut-il catholique ou albigeois ? Pour dautres, elle semble plutt se poser en ces termes : fut-il chrtien ou paen[3] ? Pour notre part, nous ne pensons pas quil faille se placer un tel point de vue, car lsotrisme vritable est tout autre chose que la religion extrieure, et, sil a quelques rapports avec celle-ci, ce ne peut tre quen tant quil trouve dans les formes religieuses un mode dexpression symbolique ; peu importe, dailleurs, que ces formes soient celles de telle ou telle religion, puisque ce dont il sagit est lunit doctrinale essentielle qui se dissimule derrire leur apparente diversit. Cest pourquoi les anciens initis participaient indistinctement tous les cultes extrieurs, suivant les coutumes tablies dans les divers pays o il se trouvaient ; et cest aussi parce quil voyait cette unit fondamentale, et non par leffet dun syncrtisme superficiel, que Dante a employ indiffremment, selon les cas, un langage emprunt soit au christianisme, soit lantiquit-greco romaine. La mtaphysique pure nest ni paenne ni chrtienne, elle est universelle ; les mystres antiques ntaient pas du paganisme, mais ils se superposaient celui-ci[4] ; et de mme, au moyen ge, il y eut des organisations dont le caractre tait initiatique et non religieux, mais qui prenaient leur base dans le catholicisme. Si Dante a appartenu certaines de ces organisations, comme cela nous semble incontestable, ce nest donc point une raison pour le dclarer hrtique ; ceux qui pensent ainsi se font du moyen ge une ide fausse ou incomplte, ils nen voient pour ainsi dire que lextrieur, parce que, pour tout le reste, il nest plus rien dans le monde moderne qui puisse leur servir de terme de comparaison. Si tel fut le caractre rel de toutes les organisations initiatiques, il ny eut que deux cas o laccusation d hrsie pu tre porte contre certaines dentres elles ou contre quelques-uns de leurs membres, et cela pour cacher dautres griefs beaucoup mieux fonds ou tout au moins plus vrais, mais qui ne pouvaient tre formuls ouvertement. Le premier de ces deux cas est celui o certains initis ont pu se livrer des divulgations inopportunes, risquant de jeter le trouble dans les esprits non prpars la connaissance des vrits suprieures, et aussi de provoquer des dsordres au point de vue social ; les auteurs de semblables divulgations avaient le tort de crer eux-mmes une confusion entre les deux ordres sotrique et exotrique, confusion qui, en somme, justifiait suffisamment le reproche d hrsie ; et ce cas sest prsent diverses reprises dans lIslam[5], o pourtant les coles sotriques ne rencontrent normalement aucune hostilit de la part des autorits religieuses et juridiques qui reprsentent lexotrisme. Quant au second cas, cest celui o la mme accusation fut simplement prise comme prtexte par un pouvoir politique pour ruiner des adversaires quil estimait plus redoutables quils taient plus difficiles atteindre par les moyens ordinaires ; la destruction de lOrdre du Temple en est lexemple le plus clbre, et cet vnement a un rapport direct avec le sujet de la prsente tude.

    [1] : Inferno, IX, 61-63.

  • [2] : Convito, t.II, ch. 1er.[3] : Cf. Arturo Reghini, lAllegoria esoterica di Dante, dans le Nuovo Patto, septembre-novembre 1921, pp. 541-548.[4] : Nous devons mme dire que nous prfrerions un autre mot celui de paganisme , impos par un long usage, mais qui ne fut, lorigine, quun terme de mpris appliqu la religion grco-romaine lorsque celle-ci, au dernier degr de sa dcadence, se trouva rduite ltat de simple superstition populaire.[5] : Nous faisons notamment allusion lexemple clbre dEl-Hallj, mis mort Baghdad en lan 309 de lHgire (921 de lre chrtienne), et dont la mmoire est vnre par ceux-l mme qui estiment quil fut condamn justement pour ses divulgations imprudentes.[1] : Cf. Arturo Reghini, lAllegoria esoterica di Dante, dans le Nuovo Patto, septembre-novembre 1921, pp. 541-548.[1] : Nous devons mme dire que nous prfrerions un autre mot celui de paganisme , impos par un long usage, mais qui ne fut, lorigine, quun terme de mpris appliqu la religion grco-romaine lorsque celle-ci, au dernier degr de sa dcadence, se trouva rduite ltat de simple superstition populaire.[1] : Nous faisons notamment allusion lexemple clbre dEl-Hallj, mis mort Baghdad en lan 309 de lHgire (921 de lre chrtienne), et dont la mmoire est vnre par ceux-l mme qui estiment quil fut condamn justement pour ses divulgations imprudentes. CHAPITRE II LA FEDE SANTA Au muse de Vienne se trouvent deux mdailles dont lune reprsente Dante et lautre le peintre Pierre de Pise ; toutes deux portent au revers les lettres F.S.K.I.P.F.T., quAroux interprte ainsi : Frater Sacrae Kadosch, Imperialis Principatus, Frater Templarius. Pour les trois premires lettres, cette interprtation est manifestement incorrecte et ne donne pas un sens intelligible ; nous pensons quil faut lire Fidei Sanctoe Kadosch. Lassociation de la Fede Santa, dont Dante semble avoir t lun des chefs, tait un Tiers-Ordre de la filiation templire, ce qui justifie lappellation Frater Templarius ; et ses dignitaires portaient le titre de Kadosch, mot hbreu qui signifie saint ou consacr , et qui sest conserv jusqu nos jours dans les hauts grades de la Maonnerie. On voit dj par l que ce nest pas sans raison que Dante prend comme guide, pour la fin de son voyage cleste[1], saint Bernard, qui tablit la rgle de lOrdre du Temple ; et il semble avoir voulu indiquer ainsi que ctait seulement par le moyen de celui-ci quil sest rendu possible, dans les conditions propres son poque, laccs au suprme degr de la hirarchie spirituelle. Quant lImperialis Principatus, on ne doit peut-tre pas, pour lexpliquer, se borner considrer le rle politique de Dante, qui montre que les organisations auxquelles il appartenait taient alors favorables au pouvoir imprial ; il faut remarquer en outre que le Saint-Empire a une signification symbolique, et quaujourdhui encore, dans la Maonnerie cossaise, les membres des Suprmes Conseils sont qualifis de dignitaires du

  • Saint-Empire, tandis que le titre de Prince entre dans les dnominations dun assez grand nombre de grades. De plus, les chefs de diffrentes organisations dorigine rosicrucienne, partir du XVIme sicle, ont port le titre dImperator ; il y a des raisons de penser que la Fede Santa, au temps de Dante, prsentait certaines analogies avec ce que fut plus tard la Fraternit de la Rose-Croix , si mme celle-ci nest pas plus ou moins directement drive de celle-l. Nous allons encore trouver bien dautres rapprochements du mme genre, et Aroux lui-mme en a signal un assez grand nombre ; un des points essentiels quil a bien mis en lumire, sans peut-tre en tirer toutes les consquences quil comporte, cest la signification des diverses rgions symboliques dcrites par Dante, et plus particulirement celle des cieux . Ce que figurent ces rgions, en effet, ce sont en ralit autant dtats diffrents, et les cieux sont proprement des hirarchies spirituelles , cest--dire des degrs dinitiation ; il y aurait, sous ce rapport, une concordance intressante tablir entre la conception de Dante et celle de Swedenborg, sans parler de certaines thories de la Kabbale hbraque et surtout de lsotrisme islamique. Dante lui-mme a donn cet gard une indication qui est digne de remarque : A vedere quello che per terzo cielo sintende dico che per cielo intendo la scienza e per cieli le scienze[2]. Mais quelles sont au juste ces sciences quil faut entendre par la dsignation symbolique de cieux , et faut-il voir l une allusion aux sept arts libraux , dont Dante, comme tous ses contemporains, fait si souvent mention par ailleurs ?

    [1] : Paradiso, XXXI. Le mot contemplante, par lequel Dante dsigne ensuite Saint Bernard (id., XXXII, 1), parat offrir un double sens, cause de sa parent avec la dsignation mme du Temple.[2] : Convito, t. II, ch. XIV.[1] : Paradiso, XXXI. Le mot contemplante, par lequel Dante dsigne ensuite Saint Bernard (id., XXXII, 1), parat offrir un double sens, cause de sa parent avec la dsignation mme du Temple.[1] : Convito, t. II, ch. XIV. Ce qui donne penser quil doit en tre ainsi, cest que suivant Aroux, les Cathares avaient, ds le XIIme sicle, des signes de reconnaissance, des mots de passe, une doctrine asrtologique : ils faisaient leurs initiations lquinoxe de printemps ; leur systme scientifique tait fond sur la doctrine des correspondances : la Lune correspondait la Grammaire, Mercure la Dialectique, Vnus la Rhtorique, Mars la Musique, Jupiter la Gomtrie, Saturne lAstronomie, au Soleil lArithmtique ou la Raison illumine . Ainsi, aux sept sphres plantaires, qui sont les sept premiers des neufs cieux de Dante, correspondaient respectivement les sept arts libraux, prcisment les mmes dont nous voyons aussi les noms figurer sur les sept chelons du montant de gauche de lEchelle des Kadosch (30me degr de la Maonnerie cossaise). Lordre ascendant, dans ce dernier cas, ne diffre du prcdent que par lintervention, dune part, de la Rhtorique et de la Logique (qui est substitue ici la Dialectique), et, dautre part, de la Gomtrie et de la Musique, et aussi en ce que la science qui correspond au Soleil, lArithmtique, occupe le rang qui revient normalement cet astre dans lordre astrologique des plantes, cest--dire le quatrime, milieu du septnaire, tandis que les Cathares la plaaient au plus haut chelon de leur Echelle mystique, comme Dante le fait pour sa correspondante du montant de droite, la Foi (Emounah), cest--dire cette

  • mystrieuse Fede Santa dont lui-mme tait Kadosch[1]. Cependant, une remarque simpose encore ce sujet : comment se fait-il que des correspondances de cette sorte, qui en font de vritables degrs initiatiques, aient t attribues aux arts libraux, qui taient enseigns publiquement et officiellement dans toutes les coles ? Nous pensons quil devait y avoir deux faons de les envisager, lune exotrique et lautre sotrique : toute science profane peut se superposer une autre science qui se rapporte ; si lon veut, au mme objet, mais qui les considre sous un point de vue plus profond, et qui est cette science profane ce que les sens suprieurs des critures sont leur sens littral. On pourrait dire encore que les sciences extrieures fournissent un mode dexpression pour des vrits suprieures, parce quelles-mmes ne sont que le symbole de quelque chose qui est dun autre ordre, parce que, comme la dit Platon, le sensible nest quun reflet de lintelligible ; les phnomnes de la nature et les vnements de lhistoire ont tous une valeur symbolique, en ce quils expriment quelque chose des principes dont ils dpendent, dont ils sont des consquences plus ou moins loignes. Ainsi, toute science et tout art peut, par une transposition convenable, prendre une vritable valeur sotrique ; pourquoi les expressions tires des arts libraux nauraient-elles pas jou, dans les initiations du moyen ge, un rle comparable celui que le langage emprunt lart des constructeurs joue dans la Maonnerie spculative ? Et nous irons plus loin : envisager les choses de cette faon, cest en somme les ramener leur principe ; ce point de vue est donc inhrent leur essence mme, et non point surajout accidentellement ; et, sil en est ainsi, la tradition qui sy rapporte ne pourrait-elle remonter lorigine mme des sciences et des arts, tandis que le point de vue exclusivement profane ne serait quun point de vue tout moderne, rsultant de loubli gnral de cette tradition ? Nous ne pouvons traiter ici cette question avec tous les dveloppements quelle comporterait ; mais voyons en quels termes Dante lui-mme indique, dans le commentaire quil donne de la premire Canzone, la faon dont il applique son uvre les rgles de quelques-uns des arts libraux : O uomini, che vedere non potete la sentenza di questa Canzone, non la rifiutate pero ; ma ponete mente alla sua bellazza, che grande, s per costruzione, la quale si pertiene alli grammatici ; s per lordine del sermone, che si pertiene alli rettorici ; si per lo numero delle sue parti, che si pertiene alli music[2]i.

    [1] : Sur Lchelle mystrieuse des Kadosch, dont il sera encore question plus loin, voir le Manuel maonnique du FVuilliaume, pl. XVI et pp. 213-214. Nous citons cet ouvrage daprs la 2e dition (1830).[2] : Voici la traduction de ce texte : O hommes qui ne pouvez voir le sens de cette Canzone, ne la rejetez pourtant pas ; mais faites attention sa beaut, qui est grande, soit pour la construction, ce qui concerne les grammairiens ; soit pour lordre du discours, ce qui concerne les rhtoriciens ; soit pour le nombre de ses parties, ce qui concerne les musiciens. [1] : Sur Lchelle mystrieuse des Kadosch, dont il sera encore question plus loin, voir le Manuel maonnique du FVuilliaume, pl. XVI et pp. 213-214. Nous citons cet ouvrage daprs la 2e dition (1830).[1] : Voici la traduction de ce texte : O hommes qui ne pouvez voir le sens de cette Canzone, ne la rejetez pourtant pas ; mais faites attention sa beaut, qui est grande, soit pour la construction, ce qui concerne les grammairiens ; soit pour lordre du discours, ce qui concerne les rhtoriciens ; soit pour le nombre de ses parties, ce qui concerne les musiciens.

  • Dans cette faon denvisager la musique en relation avec le nombre, donc comme science du rythme dans toutes ces correspondances, ne peut-on reconnatre un cho de la tradition pythagoricienne ? Et nest-ce pas cette mme tradition, prcisment, qui permet de comprendre le rle solaire attribu larithmtique, dont elle fait le centre commun de toutes les autres sciences, et aussi les rapports qui unissent celles-ci entre elles, et spcialement la musique avec la gomtrie, par la connaissance des proportions dans les formes (qui trouve son application directe dans larchitecture), et avec lastronomie, par celle de lharmonie des sphres clestes ? Nous verrons assez, par la suite, quelle importance fondamentale a le symbolisme des nombres dans luvre de Dante ; et, si ce symbolisme nest pas uniquement pythagoricien, sil se trouve dans dautres doctrines pour la simple raison que la vrit est une, il nen est pas moins permis de penser que, de Pythagore Virgile et de Virgile Dante, la chane de la tradition ne fut sans doute pas rompue sur la terre dItalie.CHAPITRE III RAPPROCHEMENTS MACONNIQUES ET HERMETIQUES Des considrations gnrales que nous venons dexposer, il nous faut revenir ces singuliers rapprochements qua signals Aroux, et auxquels nous faisions allusion plus haut[1] : LEnfer reprsente le monde profane, le Purgatoire comprend les preuves initiatiques, et le Ciel est le sjour des Parfaits, chez qui se trouvent runis et ports leur znith lintelligence et lamour La ronde cleste que dcrit Dante[2] commence aux alti Serafini, qui sont les Principi celesti, et finit aux derniers rangs du Ciel. Or il se trouve que certains dignitaires infrieurs de la Maonnerie cossaise, qui prtend remonter aux Templiers, et dont Zerbino, le prince cossais, lamant dIsabelle de Galice, est la personnification dans lOrlando Furioso de lArioste, sintitulent galement princes, Princes de Mercy ; que leur assemble ou chapitre se nomme le Troisime Ciel ; quils ont pour symbole un Palladium, ou statue de la Vrit, revtue comme Batrice des trois couleurs verte, blanche et rouge[3] ; que leur Vnrable (dont le titre est Prince trs excellent), portant une flche en main et sur la poitrine un cur dans un triangle[4], et une personnification de lAmour ; que le nombre mystrieux de neuf, dont Batrice est particulirement aime , Batrice quil faut appeler Amour , dit Dante dans la Vita Nuova, est aussi affecte ce Vnrable, entour de neuf colonnes, de neuf flambeaux neuf branches et neuf lumires,

    [1] : Nous citons le rsum des travaux dAroux qui a t donn par Sdir, Histoire des Rose-Croix, pp. 16-20 ; 2e dition, pp.13-17. Les titres des ouvrages dAroux sont : Dante hrtique, rvolutionnaire et socialiste (publi en 1854 et rdit 1939) et La Comdie de Dante, traduite en vers selon la lettre et commente selon lesprit, suivie de la Clef du langage symbolique des Fidles dAmour (1856-1857).[2] : Paradiso, VIII.[3] : Il est au moins curieux que ces trois mmes couleurs soient devenues prcisment, dans les temps modernes, les couleurs nationales de lItalie ; on attribue dailleurs assez

  • gnralement celles-ci une origine maonnique, bien quil soit assez difficile de savoir do lide a pu en tre tire directement.[4] : A ces signes distinctifs, il faut ajouter une couronne pointes de flches en or .[10] : Nous citons le rsum des travaux dAroux qui a t donn par Sdir, Histoire des Rose-Croix, pp. 16-20 ; 2e dition, pp.13-17. Les titres des ouvrages dAroux sont : Dante hrtique, rvolutionnaire et socialiste (publi en 1854 et rdit 1939) et La Comdie de Dante, traduite en vers selon la lettre et commente selon lesprit, suivie de la Clef du langage symbolique des Fidles dAmour (1856-1857).[11] : Paradiso, VIII.[12] : Il est au moins curieux que ces trois mmes couleurs soient devenues prcisment, dans les temps modernes, les couleurs nationales de lItalie ; on attribue dailleurs assez gnralement celles-ci une origine maonnique, bien quil soit assez difficile de savoir do lide a pu en tre tire directement.[13] : A ces signes distinctifs, il faut ajouter une couronne pointes de flches en or .g enfin de 81 ans, multiple (ou plus exactement carr) de neuf, quand Batrice est cense mourir dans la quatre-vingt-unime anne du sicle[1]. Ce grade de Prince de Mercy, ou cossais Trinitaire, est le 26me du Rite cossais ; voici ce quen dit le F. : Bouilly, dans son Explication des douze grades philosophiques du Rite cossais dit Ancien et Accept (du 19e au 30e) : Ce grade est, selon nous, le plus inextricable de tous ceux qui composent cette savante catgorie : aussi prend-il le surnom dcossais Trinitaire[2]. Tout, en effet, offre dans cette allgorie lemblme de la Trinit : ce fond trois couleurs [vert, blanc et rouge], au bas de cette figure de la Vrit, partout enfin cet indice du Grand uvre de la Nature [aux phases duquel font allusion les trois couleurs], des lments constitutifs des mtaux [souffre, mercure et sel][3], de leur fusion, de leur sparation [solve et coagula], en un mot la science de la chimie minrale [ou plutt de lalchimie], dont Herms ft le fondateur chez les gyptiens, et qui donna tant de puissance et dexpansion la mdecine [spagyrique][4]. Tant il est vrai que les sciences constitutives et de la libert se succdent et se classent avec cet ordre admirable qui prouve que le Crateur a fournit aux hommes tout ce qui peut calmer leurs maux et prolonger leur passage sur la terre[5]. Cest principalement dans le nombre trois, si bien reprsent par les trois angles du Delta, dont les Chrtiens ont fait le symbole flamboyant de la Divinit ; cest, dis-je, dans ce nombre trois, qui remonte aux temps les plus reculs[6], que le savant observateur dcouvre la source primitive de tout ce qui frappe la pense, enrichit limagination, et donne une juste ide de lgalit sociale Ne cessons donc point, dignes Chevaliers, de rester cossais Trinitaires, de maintenir et dhonorer le nombre trois comme lemblme de tout ce qui constitue les devoirs de lhomme, et rappelle la fois la Trinit chrie de notre Ordre, grave sur les colonnes de nos Temples : la Foi, lEsprance et la Charit[7]. Ce quil faut surtout retenir de ce passage, cest que le grade dont il sagit, comme presque tous ceux qui se rattachent la mme srie, prsente une signification nettement hermtique[8] ; et ce quil convient de noter tout particulirement cet gard, cest la connexion de lhermtisme avec les Ordres de chevalerie. Ce nest pas ici le lieu de rechercher lorigine historique des hauts grades de lEcossisme, ni de discuter la thorie si controverse de leur descendance templire, quil y ait eu filiation relle et directe ou seulement reconstitution, il nen est pas moins certain que la plupart de ces grades, et aussi quelques uns de ceux quon trouve dans dautres rites, apparaissent comme les vestiges

  • [1] : Cf. Light on Masonry, p. 250, et le Manuel maonnique du F Vuilliaume, pp. 179-182.[2] : Nous devons avouer que nous ne voyons pas le rapport qui peut exister entre la complexit de ce grade et sa dnomination.[3] : Ce ternaire alchimique est souvent assimil celui des lments constitutifs de ltre humain lui-mme : esprit, me et corps.[4] : Les mots entre crochets ont t ajouts par nous pour rendre le texte plus comprhensible.[5] : On peut voir dans ces derniers mots une allusion discrte l lixir de longue vie des alchimistes.- Le grade prcdent (25e), celui de Chevalier du Serpent dAirain, tait prsent comme renfermant une partie du premier degr des Mystres gyptiens, do jaillit lorigine de la mdecine et le grand art de composer les mdicaments .[6] : Lauteur veut sans doute dire : dont lemploi symbolique remonte aux temps les plus reculs , car nous ne pouvons supposer quil ait prtendu assigner une origine chronologique au nombre trois lui-mme.[7] : Les trois couleurs du grade sont parfois regardes comme symbolisant respectivement les trois vertus thologales : le blanc reprsente alors la Foi, le vert lEsprance, le rouge la Charit (ou lAmour). les insignes de ce grade de Prince de Mercy sont : un tablier rouge, au milieu duquel est peint ou brod un triangle blanc et vert, et un cordon aux trois couleurs de lOrdre, plac en sautoir, auquel est suspendu pour bijou un triangle quilatral (ou Delta) en or (Manuel maonnique du F Vuilliaume, p.181).[8] : Un haut Maon qui semble plus vers dans cette science toute moderne et profane quon nomme histoire des religions que dans la vritable connaissance initiatique, le comte Goblet dAlviella, a cru pouvoir donner ce grade purement hermtique et chrtien une interprtation bouddhique, sous le prtexte quil y a une certaine ressemblance entre le titre de Prince de Mercy et celui de Seigneur de la Compassion.dinvestigations ayant eu autrefois une existence indpendante[1], et notamment de ces anciens Ordres de chevalerie dont la fondation est lie lhistoire des Croisades, cest--dire dune poque o il ny eut pas seulement des rapports hostiles, comme le croient ceux qui sen tiennent aux apparences, mais aussi dactifs changes intellectuels entre Orient et Occident, changes qui soprent surtout par le moyen des Ordres en question. Faut-il admettre que cest lOrient que ceux-ci empruntrent les donnes hermtiques quils assimilrent, ou ne doit-on pas plutt penser quils possdrent ds leur origine un sotrisme de ce genre, et que cest leur propre initiation qui les rendit aptes entrer en relation sur ce terrain avec les Orientaux ? Cest l encore une question que nous ne prtendons pas rsoudre, mais la seconde hypothse, quoique moins souvent envisage que la premire[2], na rien dinvraisemblable pour qui reconnat lexistence, pendant tout le moyen ge, dune tradition initiatique proprement occidentale ; et ce qui porterait encore ladmettre, cest que les Ordres fonds plus tard, et qui neurent jamais de rapports avec lOrient, furent galement pourvus dun symbolisme hermtique, comme celui de la Toison dOr, dont le nom mme est une allusion aussi claire que possible ce symbolisme. Quoiquil en soit, lpoque de Dante, lhermtisme existait trs certainement dans lOrdre du Temple, de mme que la connaissance de certaines doctrines dorigine plus srement arabe, que Dante lui-mme parat navoir pas ignore non plus, et qui lui furent sans doute transmises aussi par cette voie ; nous nous expliquerons plus loin sur ce dernier point. Cependant, revenons aux concordances maonniques mentionnes par le

  • commentateur, et dont nous navons vu encore quune partie, car il y a plusieurs grades de lEcossisme pour lesquels Aroux croit remarquer une parfaite analogie avec les neufs cieux que Dante parcourt avec Batrice. Voici les correspondances indiques pour les sept cieux plantaires : la Lune correspondent les profanes ; Mercure, le Chevalier du Soleil (28e) ; Venus, le Prince de Mercy (26e, vert, blanc et rouge) ; au Soleil, le Grand Architecte (12e) ou le Noachite (21e) ; Mars, le Grand Ecossais de Saint-Andr ou Patriarche des croisades (29e, rouge avec croix blanche) ; Jupiter, le Chevalier de lAigle blanc et noir ou Kadosh. A vrai dire, quelques unes de ces attributions nous semblent douteuses ; ce qui nest pas admissible, surtout, cest de faire du premier ciel le sjour des profanes, alors que la place de ceux-ci ne peut tre que dans les tnbres extrieures ; et navons-nous pas vu prcdemment, en effet, que cest lEnfer qui reprsente le monde profane, tandis quon ne parvient aux divers cieux y compris celui de la Lune, quaprs avoir travers les preuves initiatiques du Purgatoire ? Nous savons bien, cependant, que la sphre de la Lune a un rapport spcial avec les Limbes ; mais cest l un tout autre aspect de son symbolisme, et quil ne faut pas confondre avec celui sous lequel elle est reprsente comme le premier ciel. En effet, la Lune est la fois Janua Coeli et Janua Inferni, Diane et Hcate[3] ; les anciens le savaient fort bien, et Dante ne pouvait pas sy tromper non plus, ni accorder aux profanes un sjour cleste, ft-il le plus infrieur de tous. Ce qui est beaucoup moins discutable, cest lidentification des figures symboliques vues par Dante : la croix dans le ciel de Mars, laigle dans celui de Jupiter, lchelle dans celui de Saturne. On peut assurment rapprocher cette croix de celle qui, aprs avoir t le signe

    [1] : Cest ainsi quil y a eu effectivement un Ordre des Trinitaires ou Ordre de Mercy, qui avait pour but, au moins extrieurement, le rachat des prisonniers de guerre.[2] : Certains ont t jusqu attribuer au blason, dont les rapports avec le symbolisme hermtique sont assez troits, une origine exclusivement persane, alors que, en ralit, le blason existait ds lantiquit chez un grand nombre de peuples, tant occidentaux quorientaux, et notamment chez les peuples celtiques.[3] : Ces deux aspects correspondent aussi aux deux portes solsticiales ; il y aurait beaucoup dire sur ce symbolisme, que les anciens Latins avaient rsum dans la figure de Janus. Il y aurait, dautre part, quelque distinction faire entre les Enfers, les Limbes, et les tnbres extrieures dont il est question dans lvangile ; mais cela nous entranerait trop loin, et ne changerait dailleurs rien ce que nous disons ici, o il sagit seulement de sparer, dune faon gnrale, le monde profane de la hirarchie initiatique.distinctif des Ordres de chevalerie, sert encore demblme plusieurs grades maonniques ; et, si elle est place dans la sphre de Mars, nest-ce pas par une allusion au caractre militaire de ces Ordres, leur raison dtre apparente, et au rle quils jourent extrieurement dans les expditions guerrires des Croisades[1] ? Quant aux deux autres symboles, il est impossible de ne pas y reconnatre ceux du Kadosch Templier ; et, en mme temps, laigle, que lantiquit classique attribuait dj Jupiter comme les Hindous lattribuent Vishnu[2], fut lemblme de lancien Empire romain (ce que nous rappelle la prsence de Trajan dans lil de cet aigle), et il est demeur celui du Saint-Empire. Le ciel de Jupiter est le sjour des princes sages et justes : Diligite justiciam, qui judicatis terram[3] , correspondance qui, comme t(outes celles que donne Dante pour les autres cieux, sexplique entirement par des raisons astrologiques ; et le nom hbreu de la plante Jupiter est Tsedek, qui signifie juste . Quant lchelle des Kadosch, nous en avons dj

  • parl : la sphre de Saturne tait situe immdiatement au-dessus de celle de Jupiter, on parvient au pied de cette chelle par la Justice (Tsedakah), et son sommet par la Foi (Emounah). Ce symbole de lchelle semble tre dorigine chaldenne et avoir t import en Occident avec les mystres de Mithra : il y avait alors sept chelons dont chacun tait form dun mtal diffrent, suivant les correspondances des mtaux avec les plantes ; dautre part, on sait que dans le symbolisme biblique, on trouve galement lchelle de Jacob qui, joignant la terre aux cieux, prsente une signification identique[4]. Selon Dante, le huitime ciel du Paradis, le ciel toil (ou des toiles fixes) est le ciel des Rose-Croix : les Parfaits y sont vtus de balnc ; ils y exposent un symbolisme analogue celui des Chevaliers de Heredom[5] ; ils professent la doctrine vanglique , celle mme de Luther, oppose la doctrine catholique romaine . Cest l linterprtation dAroux, qui tmoigne de cette confusion, frquente chez lui, entre les deux domaines de lsotrisme et de lexotrisme : le vritable sotrisme doit tre au-del des oppositions qui saffirment dans les mouvements extrieurs agitant le monde profane, et, si ces mouvements sont parfois suscits ou dirigs invisiblement par de puissantes organisations initiatiques, on peut dire que celles-ci dominent sans sy mler, de faon exercer galement leur influence sur chacun des partis contraires. Il est vrai que les protestants, et plus particulirement les Luthriens, se servent habituellement du mot vanglique pour dsigner leur propre doctrine, et, dautre part, on sait que le sceau de Luther portait une croix au centre dune rose ; on sait aussi que lorganisation rosicrucienne qui manifesta publiquement son existence en 1604 (celle avec laquelle Descartes chercha vainement se mettre en rapport) se dclarait nettement antipapiste . Mais nous devons dire que cette Rose-Croix du commencement du XVIIe sicle tait dj trs extrieure, et fort loigne de la vritable Rose-Croix originelle, laquelle

    [1] : On peut encore remarquer que le ciel de Mars est reprsent comme le sjour des martyrs de la religion ; il y a mme l, sur Marte et martiri, une sorte de jeu de mots dont on pourrait trouver ailleurs dautres exemples : cest ainsi que la colline de Montmartre fut autrefois le Mont de Mars avant de devenir le Mont des Martyrs. Nous noterons en passant, ce propos, un autre fait assez trange : les noms des trois martyrs de Montmartre, Dionysos, Rusticus, et leuthros, sont trois noms de Bacchus. De plus, Saint-Denis, considr comme le premier vque de Paris, est communment identifi Denys lAropagite, et, Athnes, lAropage tait aussi le Mont de Mars.[2] : Le symbolisme de laigle dans les diffrentes traditions demanderait lui seul toute une tude spciale.[3] : Paradiso, XVIII, 91-93.[4] : Il nest pas sans intrt de noter encore que saint Pierre Damien, avec qui Dante sentretient dans le ciel de Saturne, figure la liste (en grande partie lgendaire) des Imperatores Rosae-Crucis donne dans le Clypeum Veritatis dIrenaus Agnostus (1618).[5] : LOrdre de Heredom de Kilwinning est le Grand Chapitre des hauts grades rattach la Grande Loge Royale dEdimburg, et fond, selon la tradition, par le roi Robert Bruce (Thory, Acta Latomorum, t. 1er, p. 317). Le mot anglais Heredom (ou heirdom) signifie hritage (des Templiers) ; cependant, certains font venir cette dsignation de lhbreu Harodim, titre donn ceux qui dirigeaient les ouvriers employs la construction du Temple de Salomon (cf. notre article sur le sujet dans les tudes traditionnelles, n de mars 1948).ne constitua jamais une socit au sens propre de ce mot ; et, quant Luther, il semble na

  • voir t quune sorte dagent subalterne, sans doute mme assez peu conscient du rle quil avait jouer ; ces divers points, dailleurs, nont jamais t compltement lucids. Quoiquil en soit, les vtements blancs des Elus ou des Parfaits, tout en rappelant videmment certains textes apocalyptiques[1], nous paraissent tre surtout une allusion au costume des Templiers ; et il est, cet gard, un passage particulirement significatif[2] : Qual colui che tace e dicer vuole, Mi trasse Beatrice, e disse : mira Quanto il convento delle bianche stole ! Cette interprtation, du reste, permet de donner un sens trs prcis lexpression de milice sainte que nous trouvons un peu plus loin, dans des vers qui semblent mme exprimer discrtement la transformation du Templarisme, aprs son apparente destrcution, pour donner naissance au Rosicrucianisme[3] : In forma dunque di candida rosa Mi si mostrava la milizia santa, Che nel suo sangue Cristo fece sposa. Dautre part, pour mieux faire comprendre le symbolisme dont il sagit dans la dernire citation que nous avons faites daprs Aroux, voici la description de la Jrusalem Cleste, telle quelle est figure dans le Chapitre des Souverains Princes Rose-Croix, de lOrdre de Heredom de Kilwinning ou Ordre Royal dEcosse, appels aussi Chevaliers de lAigle et du Plican : Dans le fond (de la dernire chambre) est un tableau o lon voit une montagne do dcoule une rivire, au bord de laquelle crot un arbre portant douze sortes de fruits. Sur le sommet de la montagne est un socle compos de douze pierres prcieuses en douze assises. Au-dessus de ce socle est un carr dor, sur chacune des faces duquel sont trois anges avec les noms de chacune des douze tribus dIsral. Dans ce carr est une croix, sur le centre de laquelle est couch un agneau[4]. Cest donc le symbolisme apocalyptique que nous retrouvons ici, et la suite montrera quel point les conceptions cycliques auxquels il se rapporte sont intimement lies au plan mme de luvre de Dante. Dans les chants XXIV et XXV du Paradis, on retrouve le triple baiser du Prince Rose-Croix, le plican, les tuniques blanches, les mmes que celles des vieillards de lApocalypse, des btons de cire cacheter, les trois vertus thologales des chapitres maonniques (Foi, Esprance et Charit[5]) ; car la fleur symbolique des Rose-Croix (la Rosa candida des chants XXX et XXXI) a t adopt par lEglise de Rome comme la figure de la Mre du Sauveur (Rosa mystica des litanies), et par celle de Toulouse (les Albigeois) comme le type mystrieux de lassemble gnrale des Fidles dAmour. Ces mtaphores taient dj employes par les Pauliciens, prdcesseurs des Cathares au X et XIe sicles . Nous avons cru utile de reproduire tous ces rapprochements, qui sont intressants, et quon pourrait sans doute multiplier encore sans grande difficult ; mais, cependant, il ne faudrait pas, sauf probablement dans le cas du Templarisme et du Rosicrucianisme originel,

    [1] : Apocalypse, VII, 13-14.[2] : Paradiso, XXX, 127-129. On remarquera, propos de ce passage, que le mot convent est demeur en usage dans la maonnerie pour dsigner ses grandes assembles.

  • [3] : Paradiso, XXXI, 1-3. Le dernier vers peut se rapporter au symbolisme de la croix rouge des Templiers.[4] : Manuel maonnique du F Vuilliaume, pp. 143-144. Cf Apocalypse, XXI.[5] : Dans les Chapitres de Rose-Croix (18e degr cossais), les noms des trois vertus thologales sont associs respectivement aux trois termes de la devise Libert, Egalit, Fraternit ; on pourrait aussi les rapprocher de ce quon appelle les trois principaux piliers du Temple dans les grades symboliques : Sagesse, Force, Beaut. - A ces trois mmes vertus, Dante fait correspondre saint Pierre, saint Jaques et saint Jean, les trois aptres qui assistrent la Transfiguration.prtendre en tirer des conclusions trop rigoureuses en ce qui concerne une filiation directe des diffrentes formes initiatiques entre lesquelles on constate ainsi une certaine communaut de symboles. En effet, non seulement le fond des doctrines est toujours et partout le mme, mais encore, ce qui peut sembler plus tonnant premire vue, les modes dexpression eux-mmes prsentent souvent une similitude frappante, et cela pour des traditions qui sont trop loignes dans le temps ou dans lespace pour quon puisse admettre une influence immdiate des unes sur les autres ; sans doute faudrait-il en pareil cas, pour dcouvrir un rattachement effectif, remonter beaucoup plus loin que lhistoire ne nous permet de le faire. Dun autre ct, les commentateurs tels que Rossetti et Aroux, en tudiant le symbolisme de luvre de Dante comme ils lont fait, sen sont tenus un aspect que nous pouvons qualifier dextrieur ; nous voulons dire quils se sont arrts ce que nous appellerions volontiers son ct ritulique, cest--dire des formes qui, pour ceux qui sont incapables daller plus loin, cachent le sens profond plutt quil ne lexpriment. Et, comme on la dit trs justement, il est naturel quil en soit ainsi, parce que pour pouvoir saisir et comprendre les allusions et les rfrences conventionnelles ou allgoriques, il faut connatre lobjet de lallusion ou de lallgorie ; et dans le cas prsent, il faut connatre les expriences mystiques par lesquelles la vritable initiation fait passer le myste et lpopte. Pour qui a quelque exprience de ce genre, il ny a aucun doute avoir sur lexistence, dans la Divine Comdie et dans lEnide, dune allgorie mtaphysico-sotrique, qui voile et expose en mme temps les phases successives par lesquelles passe la conscience de liniti pour atteindre limmortalit[1] . CHAPITRE IV DANTE ET LE ROSICRUCIANISME Le mme reproche dinsuffisance que nous avons formul lgard de Rossetti et dAroux peut tre adress Eliphas Levi qui, tout en affirmant un rapport avec les mystres antiques, a vu surtout une application politique, ou politico-religieuse, nayant nos yeux quune importance secondaire, et qui a toujours le tort de supposer que les organisations proprement initiatiques sont directement engages dans les luttes extrieures. Voici, en effet, ce que dit cet auteur dans son Histoire de la magie : on a multipli les commentaires et les tudes sur luvre de Dante et personne, que nous sachions, nen a signal le vritable caractre. Luvre du Grand Gibelin est une dclaration de guerre la Papaut par la rvlation hardie des mystres. Lpope de

  • Dante est johannite[2] et gnostique ; cest une application hardie des figures et des nombres de la Kabbale aux dogmes chrtiens, et une ngation secrte de tout ce quil y a dabsolu dans ces dogmes. Son voyage traversles mondes surnaturels saccomplit comme linitiation aux mystres dEleusis et de Thbes. Cest Virgile qui le conduit et le protge dans les cercles du nouveau Tartare, comme si Virgile, le tendre et mlancolique prophte des destines du fils de Pollion, tait aux yeux du pote florentin le pre illgitime, mais vritable, de lpope chrtienne ? Grce au gnie paen de Virgile, Dante chappe ce gouffre sur la porte duquel il avait lu une sentence de dsespoir ; il y chappe en en mettant sa tte la place de ses pieds et ses pieds la place de sa tte,

    [1] : Arturo Reghini, art. cit., pp. 545-546.[2] : Saint Jean est souvent considr comme le chef de lglise intrieure, et, suivant certaines conceptions dont nous trouvons ici un indice, on veut ce titre lopposer saint Pierre, chef de lglise extrieure ; la vrit est plutt que leur autorit ne sapplique pas au mme domaine.cest--dire en prenant le contre-pied du dogme, et alors il remonte la lumire en se servant du dmon lui-mme comme dune chelle monstrueuse ; il chappe lpouvante force dpouvante, lhorrible force dhorreur. LEnfer, semble-t-il, nest une impasse que pour ceux qui ne savent pas se retourner ; il prend le diable rebrousse-poil, sil mest eprmis demployer ici cette expression familire, et smancipe par son audace. Cest dj le protestantisme dpass, et le pote des ennemis de Rome a dj devin Faust en montant au Ciel sur la tte de Mephistophls vaincu[1]. En ralit, la volont de rvler les mystres , supposer que la chose soit possible (et elle ne lest pas, parce quil nest de vritable mystre que linexprimable), et le parti de prendre le contre-pied du dogme , ou de renverser consciemment le sens et la valeur des symboles, ne seraient pas les marques dune trs haute initiation. Heureusement, nous ne voyons, pour notre part, rien de tel chez Dante, dont lsotrisme senveloppe au contraire dun voile assez difficilement pntrable, en mme temps quil sappuie sur des bases strictement traditionnelles ; faire de lui un prcurseur du protestantisme, et peut-tre aussi de la Rvolution, simplement parce quil fut adversaire de la Papaut sur le terrain politique, cest mconnatre entirement sa pense et ne rien comprendre lesprit de son poque. Il y a encore autre chose qui nous parat difficilement soutenable : cest lopinion qui consiste voir en Dante un kabbaliste au sens propre de ce mot ; et ici, nous sommes dautant plus port nous mfier que nous ne savons que trop combien certains de nos contemporains sillusionnent facilement ce sujet, croyant trouver de la Kabbale partout o il y a une forme quelconque dsotrisme. Navons-nous pas vu un crivain maonnique affirmer gravement que la Kabbale et la Chevalerie sont une seule et mme chose, et, en dpit des plus lmentaires notions linguistiques, que les deux mots eux-mmes ont une origine commune[2] ? En prsence de telles invraisemblances, on comprendra la ncessit de se montrer circonspect, et de ne pas se contenter de quelques vagues rapprochements pour faire de tel ou tel personnage un kabbaliste ; or la Kabbale est essentiellement la tradition hbraque[3], et nous navons aucune preuve quune influence juive se soit exerce directement sur Dante[4]. Ce qui a donn naissance une telle opinion, cest uniquement lemploi quil fait de la science des nombres ; mais si cette science existe effectivement dans la Kabbale hbraque et y tient une place des plus importantes, elle se trouve aussi bien ailleurs ; ira-t-on donc prtendre galement, sous le

  • mme prtexte, que Pythagore tait un kabbaliste[5] ? Comme nous lavons dj dit, cest plutt au Pythagoricisme qu la Kabbale que, sous ce rapport, on pourrait rattacher Dante, qui, trs probablement, connut surtout du Judasme ce que le Christianisme en a conserv dans sa propre doctrine. Remarquons aussi, continue Eliphas Levi, que lEnfer de Dante nest pas quun Purgatoire ngatif. Expliquons-nous : son Purgatoire semble stre form dans son Enfer comme dans un moule, cest le couvercle et comme le bouchon du gouffre, et lon comprend que le Titan florentin, en escaladant le Paradis, voudrait jeter dun coup de pied le Purgatoire dans lEnfer . Cela est vrai en un sens, puisque le mont du Purgatoire sest form, sur

    [1] : Ce passage dliphas Lvi a t, comme beaucoup dautres (tirs surtout du Dogme et Rituel de la Haute Magie), reproduit textuellement, sans indication de provenance, par Albert Pike dans ses Morals and Dogma of Freemasonry, p. 822 ; du reste, le titre mme de cet ouvrage est visiblement imit de celui dliphas Lvi.[2] : Ch.-M. Limousin. La Kabbale littrale occidentale.[3] : Le mot lui-mme signifie tradition en hbreu, et, si lon ncrit pas en cette langue, il ny a aucune raison de lemployer pour dsigner toute tradition indistinctement.[4] : Il faut dire cependant que, daprs les tmoignages contemporains, Dante entretint des relations suivies avec un Juif fort instruit, et pote lui-mme, Immanuel ben Salomon ben Jekuthiel (1270-1330) ; mais il nen est pas moins vrai que nous ne voyons aucune trace dlments spcifiquement judaques dans la Divine Comdie, tandis quImmanuel sinspira de celle-ci pour une de ses uvres, en dpit de lopinion contraire dIsral Zangwill, que la comparaison des dates rend tout fait insoutenable.[5] : Cette opinion a t effectivement mise par Reuchlin.lhmisphre austral, les matriaux rejets du sein de la terre lorsque le gouffre a t creuset par la chute de Lucifer ; mais pourtant lEnfer a neuf cercles, qui sont comme un reflet invers des neuf cieux, tandis que le Purgatoire na que sept divisions ; la symtrie nest donc pas exacte sous tous les rapports. Son Ciel se compose dune srie de cercles kabbalistiques diviss par une croix comme le pantacle dEzchiel ; au centre de cette croix fleurit une rose, et nous voyons apparatre pour la premire fois expos publiquement et presque catgoriquement expliqu, le symbole des Rose-Croix. Dailleurs, vers la mme poque, ce mme symbole apparaissait, quoique de faon un peu moins claire, dans une autre uvre potique clbre : le Roman de la Rose. liphas Levi pense que le Roman de la Rose et la Divine Comdie sont les deux formes opposes (il serait plus juste de dire complmentaires) dune mme uvre : linitiation lindpendance de lesprit, la satire de toutes les institutions contemporaines et la formule allgorique des grands secrets de la Socit des Rose-Croix , laquelle, vrai dire, ne portait pas encore ce nom, et de plus, nous le rptons, ne fut jamais (sauf en quelques branches tardives et plus ou moins dvies) une socit constitue avec toutes les formes extrieures quimplique ce mot. Dautre part, lindpendance de lesprit ou, pour mieux dire, lindpendance intellectuelle ntait pas, au moyen ge, une chose si exceptionnelle que les modernes se limaginent dordinaire, et les moines eux-mmes ne se privaient dune critique fort libre, dont on peut retrouver les manifestations jusque dans les sculptures des cathdrales ; tout cela na rien de proprement sotrique, et il y a, dans les uvres dont il sagit, quelque chose de beaucoup plus profond.

  • Ces importantes manifestations de loccultisme, dit encore Eliphas Levi, concident avec lpoque de la chute des Templiers, puisque Jean de Meung ou Clopinel, contemporain de la vieillesse de Dante, florissait pendant ses plus belles annes la cour de Philippe le Bel. Cest un livre profond une forme lgre[1], cest une rvlation aussi savante que celle dApule des mystres de loccultisme. La rose de Flamel, celle de Jean de Meung et celle de Dante sont nes sur le mme rosier[2]. Sur ces huit dernires lignes, nous ne ferons quune rserve : cest que le mot occultisme , qui a t invent par Eliphas Levi lui-mme, convient fort peu pour dsigner ce qui exista antrieurement lui, surtout si lon songe ce quest devenu loccultisme contemporain qui, tout en se donnant pour une restauration de lsotrisme, nest arriv qu en tre une grossire contrefaon, parce que ses dirigeants ne furent jamais en possession des vritables principes ni daucune initiation srieuse. Eliphas Levi serait sans doute le premier dsavouer ses prtendus successeurs, auxquels il tait certainement bien suprieur intellectuellement, tout en tant loin dtre rellement aussi profond quil veut le paratre, et en ayant le tort denvisager toutes choses travers la mentalit dun rvolutionnaire de 1848. Si nous nous sommes un peu attards discuter son opinion, cest que nous savons combien son influence a t grande, mme sur ceux qui ne lont gure compris, et que nous pensons quil est bon de fixer les limites dans lesquelles sa comptence peut tre reconnue : son principal dfaut, qui est celui de son temps, est de mettre des proccupations sociales au premier plan et de les mler tout indistinctement ; lpoque de Dante, on savait srement mieux situer chaque chose la place qui doit lui revenir normalement dans la hirarchie universelle.

    [1] : On peut dire la mme chose, au XVIe sicle, des uvres de Rabelais, qui renferment aussi une signification sotrique quil pourrait tre intressant dtudier de prs.[2] : liphas Lvi, Histoire de la Magie, 1860, pp. 359-360. Il importe de remarquer ce propos quil existe une sorte dadaptation italienne du Roman de la Rose, intitule Il Fiore, dont lauteur, Ser Durante Fiorentino , semble bien ntre autre que Dante lui-mme ; le vritable nom de celui-ci tait en effet Durante, dont Dante nest quune forme abrge.Ce qui offre un intrt tout particulier pour lhistoire des doctrines sotriques, cest la constatation que plusieurs manifestations importantes de ces doctrines concident, quelques annes prs, avec la destruction de lOrdre du Temple ; il y a une relation incontestable, bien quassez difficile dterminer avec prcision, entre ces divers vnements. Dans les premires annes du XIVe sicle, et sans doute dj au cours du sicle prcdent, il y avait donc, tant en France quen Italie, une tradition secrte ( occulte si lon veut, mais non pas occultiste ), celle-l mme qui devait porter plus tard le nom de tradition rosicrucienne. La dnomination Fraternitas Rosoe-Crucis apparat pour la premire fois en 1374, ou mme, suivant quelques un (notamment Michel Maer), en 1413 ; et la lgende de Christian Rosenkreutz, le fondateur suppos dont le nom et la vie sont purement symboliques, ne fut peut-tre entirement constitue quau XVIe sicle ; mais nous venons de voir que le symbole mme de la Rose-Croix est certainement bien antrieur. Cette doctrine sotrique, quelle que soit la dsignation particulire quon voudra lui donner jusqu lapparition du Rosicrucianisme proprement dit (si toutefois on trouve ncessaire de lui en donner une), prsentait des caractres qui permettent de la faire rentrer dans ce quon appelle assez gnralement lhermtisme. Lhistoire de cette tradition hermtique est intimement lie celle des Ordres de chevalerie ; et, lpoque

  • dont nous nous occupons, elle tait conserve par des organisations initiatiques comme celle de la Fede Santa et des Fidles dAmour, et aussi cette Massenie du Saint Graal dont lhistorien Henri Martin pare en ces termes[1], prcisment propos des romans de chevalerie, qui sont encore une des grandes manifestations littraires de lsotrisme au moyen ge : Dans le Titurel, la lgende du Graal atteint sa dernire et splendide transfiguration, sous linfluence des ides que Wolfram[2] semblerait avoir puises en France, et particulirement chez les Templiers du midi de la France. Ce nest plus dans lle de Bretagne, mais en Gaule, sur les confins de lEspagne, que le Graal est conserv. Un hros appel Titurel fonde un Temple pour y dposer le saint Vaissel, et cest le prophte Merlin qui dirige cette construction mystrieuse, initi quil a t par Joseph dArimathie en personne au plan du Temple par excellence, du Temple de Salomon[3]. La Chevalerie du Graal devient ici la Massenie, cest--dire une Franc-Maonnerie asctique, dont les membres se nomment les Templistes, et lon peut saisir ici lintention de relier un centre commun, figur par ce Temple idal, lOrdre des Templiers et les nombreuses confrries de constructeurs qui renouvellent alors larchitecture du moyen ge. On entrevoit l bien des ouvertures sur ce quon pourrait nommer lhistoire souterraine de ces temps, beaucoup plus complexes quon ne le croit gnralement Ce qui est bien curieux et ce dont on ne peut gure douter, cest que la Franc-Maonnerie moderne remonte dchelon en chelon jusqu la Massenie du Saint Graal[4]. Il serait peut-tre trop imprudent dadopter dune faon trop exclusive lopinion exprime dans la dernire phrase, parce que les attaches de la Maonnerie moderne avec les organisations antrieures sont, elles aussi, extrmement complexes ; mais il nen est pas moins bon den tenir compte, car on peut y voir du moins lindication dune des origines relles de la Maonnerie. Tout cela peut aider saisir dans une certaine mesure les moyens de

    [1] : Histoire de France, t. III, pp. 398-399.[2] : Le Templier souabe Wolfram dEschenbach, auteur de Parceval, et imitateur du bndictin satirique Guyot de Provins, quil dsigne dailleurs sous le nom singulirement dform de Kyot de Provence .[3] : Henri Martin ajoute ici en note : Perceval finit par transfrer le Graal et rebtir le Temple dans lInde, et cest le Prtre Jean, ce chef fantastique dune chrtient orientale imaginaire, qui hrite de la garde du saint Vaissel. [4] : Nous touchons ici un point trs important, mais que nous ne pourrions traiter sans nous carter par trop de notre sujet : il y a une relation fort troite entre le symbolisme mme du Graal et le centre commun auquel Henri Martin fait allusion, mais sans paratre en souponner la ralit profonde, pas plus quil ne comprend videmment ce que symbolise, dans le mme ordre dides, la dsignation du Prtre Jean et de son royaume mystrieux.transmission des doctrines sotriques travers le moyen ge, ainsi que lobscure filiation des organisations initiatiques au cours de cette mme priode, pendant laquelle elles furent vraiment secrtes, dans la plus compltes acception de ce mot.

  • CHAPITRE V VOYAGES EXTRA-TERRESTRESDANS DIFFERENTES TRADITIONS Une question qui semble avoir fortement proccup la plupart des commentateurs de Dante est celle des sources auxquelles il convient de rattacher sa conception de la descente aux Enfers, et cest aussi un des points sur lesquels apparat le plus nettement lincomptence de ceux qui nont tudi ces questions que dune faon toute profane . Il y a l, en effet, quelque chose qui ne peut se comprendre que par une certaine connaissance des phases de linitiation relle, et cest ce que nous allons essayer maintenant dexpliquer. Sans doute, si Dante prend Virgile pour guide dans les deux premires parties de son voyage, la cause principale en est bien, comme tout le monde saccorde le reconnatre, le souvenir du chant VI de lEnneide ; mais il faut noter que cest parce quil y a l, chez Virgile, non une simple fiction potique, mais la preuve dun savoir initiatique incontestable. Ce nest pas sans raison que la pratique des sortes virgilianoe fut si rpandue au moyen ge ; et, si on a voulu faire de Virgile un magicien, ce nest l quune dformation populaire et exotrique dune vrit profonde, que sentaient probablement, mieux quils ne savaient lexprimer, ceux qui rapprochaient son uvre des Livres sacrs, ne ft-ce que pour un usage divinatoire dun intrt trs relatif. Dautre part, il nest pas difficile de constater que Virgile lui-mme, pour ce qui nous occupe, a eu des prdcesseurs chez les Grecs, et de rappeler ce propos le voyage dUlysse au pays des Cimmriens, ainsi que de la descente dOrphe aux Enfers ; mais la concordance que lon remarque en tout cela ne prouve-t-elle rien de plus quune srie demprunts ou dimitations successives ? La vrit est que ce dont il sagit a le plus troit rapport avec les mystres de lantiquit, et que ces divers rcits potiques ou lgendaires ne sont que des traductions dune mme ralit : le rameau dor qune, conduit par la Sibylle, va dabord cueillir dans la fort (cette mme salve selvaggia o Dante situe aussi le dbut de son pome), cest le rameau que portaient les initis dleusis, et que rappelle encore laccacia de la Maonnerie moderne, gage de rsurrection et dimmortalit . Mais il y a mieux, et le Christianisme mme nous prsente aussi un pareil symbolisme : dans la liturgie catholique, cest par la fte des Rameaux[1] que souvre la semaine sainte, qui verra la mort du Christ et sa descente aux Enfers, puis sa rsurrection, qui sera bientt suivie de son ascension glorieuse ; et cest prcisment le lundi saint que commence le rcit de Dante, comme pour indiquer que cest en allant la recherche du rameau mystrieux quil sest gar dans la fort obscure o il

    [1] : Le nom latin de cette fte est Dominica in Palmis ; la palme et le rameau ne sont videmment quune seule et mme chose, et la palme prise comme emblme des martyrs a galement la signification que nous indiquons ici. Nous rappellerons aussi la dnomination populaire de Pques fleuries , qui exprime dune faon trs nette, quoique consciente chez ceux qui lemploient aujourdhui, le rapport du symbolisme de cette fte avec la rsurrection.va rencontrer Virgile ; et son voyage travers les mondes durera jusquau dimanche de Pques, cest--dire jusquau jour de la rsurrection.

  • Mort et descente aux Enfers dun ct, rsurrection et ascension aux Cieux de lautre, ce sont comme deux phases inverses et complmentaires, dont la premire est la prparation ncessaire de la seconde, et que lon retrouverait galement sans peine dans la description du Grand uvre hermtique ; et la mme chose est nettement dans toutes les doctrines traditionnelles. Cest ainsi que, dans lIslam, nous rencontrons lpisode du voyage nocturne de Mohammed, comprenant pareillement la descente aux rgions infernales (isr), puis lascension dans les divers paradis ou sphres clestes (mirj) ; et certaines relations de ce voyage nocturne prsentent avec le pome de Dante des similitudes particulirement frappantes, tel point que quelques-uns ont voulu y voir une des sources principales de son inspiration. Don Miguel Asn Palacios a montr les multiples rapports qui existent, pour le fond et mme pour la forme, entre Divine Comdie (sans parler de certains passages de la Vita Nuova et du Convito), dune part, et dautre part, le Kitb el-isr (Livre du voyage nocturne) et les Futht el-Mekkiyah (Rvlations de la Mecque) de Mohyiddin ibn Arabi, ouvrages antrieurs de quatre-vingts ans environ, et il conclut que ces analogies sont plus nombreuses elles seules que toutes celles que les commentateurs sont parvenus tablir entre luvre de Dante et toutes les autres littratures de tout pays[1]. En voici quelques exemples : Dans une adaptation de la lgende musulmane, un loup et un lion barrent la route au plerin, comme la panthre, le lion et la louve font reculer DanteVirgile est envoy Dante et Gabriel Mohammed par le Ciel ; tous deux, durant le voyage, satisfont la curiosit du plerin. LEnfer est annonc dans les deux lgendes par des signes identiques : tumulte violent et confus, rafale de feuLarchitecture de lEnfer dantesque est calque sur celle de lEnfer musulman : tous deux sont un gigantesques entonnoir form par une srie dtages, de degrs ou de marches circulaires qui descendent graduellement jusquau fond de la terre ; chacun deux recle une catgorie de pcheurs, dont la culpabilit et la peine daggravent mesure quils habitent un cercle plus enfonc. Chaque tage se subdivise en diffrents autres, effectus des catgories varies de pcheurs ; enfin, ces deux Enfers sont situs tous les deux sous la ville de Jrusalem Afin de se purifier au sortir de lEnfer et de pouvoir slever vers le Paradis, Dante se soumet une triple ablution. Une mme triple ablution purifie les mes dans la lgende musulmane : avant de pntrer dans le Ciel, elles sont plonges successivement dans les eaux des trois rivires qui fertilisent le jardin dAbrahamLarchitecture des sphres clestes travers lesquelles saccomplit lascension est identique dans les deux lgendes ; dans les neuf cieux sont disposes, suivant leurs mrites respectifs, les mes bienheureuses qui, la fin, se rassemblent toutes dans lEmpyre ou dernire sphre De mme que Batrice sefface devant saint Bernard pour guider Dante dans les ultimes tapes, de mme Gabriel abandonne Mohammed prs du trne de Dieu o il sera attir par une guirlande lumineuse Lapothose finale des deux ascensions est la mme : les deux voyageurs, levs jusqu la prsence de Dieu, nous dcrivent Dieu comme un foyer de lumire intense, entour de neuf cercles concentriques forms par les files serres dinnombrables esprits angliques qui mettent des rayons lumineux ; une des filles circulaires les plus proches du foyer est celle des Chrubins ; chaque cercle entoure le cercle immdiatement infrieur, et tous les neuf tournent sans trve, autour du centre divin Les tages infernaux, les cieux astronomiques, les cercles de la rose mystique, les churs angliques qui entourent le foyer de la lumire divine,k les trois cercles symbolisant la trinit de personnes, sont emprunts mot pour mot par le pote florentin Mohyiddin ibn Arabi[2].

  • [1] : Miguel Asn Palacios. La Escatologia musulmana en la Divina Comedia, Madrid, 1919. Cf Blochet, Les Sources orientales de la Divine Comdie , Paris, 1901.[2] : A. Cabaton, La Divine Comdie et lIslam, dans la revue de lHistoire des Religions, 1920 ; cet article contient un rsum du travail de M. Asn Palacios.De telles concidences, jusque dans des dtails extrmement prcis, ne peuvent tre accidentelles, et nous avons bien des raisons dadmettre que Dante sest effectivement inspir, pour une part assez importante, des crits de Mohyiddin ; mais comment les a-t-il connus ? On envisage comme intermdiaire possible Brunetto Latini, qui avait sjourn en Espagne, et il mourut Damas ; dun autre ct, ses disciples taient rpandus dans tout le monde islamique, mais surtout en Syrie et en Egypte, et enfin il est peu probable que ses uvres aient t ds lors dans le domaine public, o mme certaines dentre elles nont jamais t. En effet, Mohyiddin fut tout autre chose que le pote mystique quimagine M. Astn Palacios ; ce quil convient de dire ici cest que, dans lsotrisme islamique, il est appel Esh-Sheikh el-akbar, cest--dire le plus grand des Matres spirituels, le Matre par excellence, que sa doctrine est dessence purement mtaphysique, et que plusieurs des principaux Ordres initiatiques de lIslam, parmi ceux qui sont les plus levs et les plus ferms en mme temps, procdent de lui directement. Nous avons dj indiqus que de telles organisations furent au XIIIe sicle, cest--dire lpoque mme de Mohyiddin, en relation avec les Ordres de chevalerie, et, pour nous, cest par l que sexplique la transmission constate ; sil en tait autrement, et si Dante avait connu Mohyiddin par des voies profanes , pourquoi ne laurait-il jamais nomm, aussi bien quil nomme les philosophes exotriques de lIslam, Avicenne et Averros[1] ? De plus, il est reconnu quil y eut des influences islamiques aux origines du Rosicrucianisme, et cest cela que font allusion les voyages supposs de Christian Rosenkreutz en Orient ; mais lorigine relle du Rosicrucianisme, nous lavons dj dit, ce sont prcisment les Ordres de chevalerie, et ce sont eux qui formrent, au moyen ge, le vritable lien intellectuel entre lOrient et lOccident. Les critiques occidentaux modernes, qui ne regardent le voyage nocturne de Mohammed que comme une lgende plus ou moins potique, prtendent que cette lgende nest pas spcifiquement islamique et arabe, mais quelle serait originaire de la Perse, parce que le rcit dun voyage similaire se trouve dans un livre mazden, lArd Vrf Nmeh[2]. Certains pensent quil faut remonter encore plus loin, jusqu lInde, om lon rencontre en effet, tant dans le Brhmanisme que dans le Bouddhisme, une multitude de descriptions symboliques des divers tats dexistence sous la forme dun ensemble hirarchiquement organis de Cieux et dEnfers ; et quelques-uns vont mme jusqu supposer que Dante a pu subir directement linfluence indienne[3]. Chez ceux qui ne voient en tout cela que de la littrature , cette faon denvisager les choses se comprend, quoiquil soit assez difficile, mme du simple point de vue historique, dadmettre que Dante ait pu connatre quelque chose de lInde autrement que par lintermdiaire des Arabes. Mais, pour nous, ces similitudes ne montrent pas autre chose que lunit de la doctrine qui est contenue dans toutes les traditions ; il ny a rien dtonnant ce que nous trouvions partout lexpression des mmes vrits, mais prcisment, pour ne pas sen tonner, il faut dabord savoir que ce sont des vrits, et non pas des fictions plus ou moins arbitraires. L o il ny a que des ressemblances dordre gnral, il ny a pas lieu de conclure une communication directe ; cette conclusion nest justifie que si les mmes ides sont exprimes sous une forme identique, ce qui est le cas pour Mohyiddin et Dante. Il est certain que ce que nous trouvons chez Dante est en parfait accord avec les thories hindoues des mondes et des cycles cosmiques, mais sans pourtant tre revtu de la forme

  • qui seule est proprement hindoue ; et cet accord existe ncessairement chez

    [1] : Inferno, IV, 143-144.[2] : Blochet. tudes sur lHistoire religieuse de lIslam, dans la Revue de lHistoire des Religions, 1899. Il existe une traduction franaise du Livre dArd Vrf par M. Barthlmy, publie en 1887.[3] : Angelo de Gubernatis, Dante e lIndia, dans le Giornale della Societ asiatica italiana, vol. III, 1889, pp. 3-19 ; Le Type indien de Lucifer chez Dante, dans les Actes du Xe Congrs des Orientalistes. M. Cabaton, dans larticle que nous avons cit plus haut, signale quOzanam avait dj entrevu une double influence islamique et indienne subie par Dante (Essai sur la philosophie de Dante, pp. 198 et suivantes) ; mais nous devons dire que louvrage dOzanam, malgr la rputation dont il jouit, nous parat extrmement superficiel.tous ceux qui ont conscience des mmes vrits, quelle que soit la faon dont ils en ont acquis la connaissance. CHAPITRE VI LES TROIS MONDES La distinction des trois mondes, qui constitue le plan gnral de la Divine Comdie, est commune toutes les doctrines traditionnelles ; mais elle prend des formes diverses, et, dans lInde mme, il y en a deux qui ne concident pas, mais qui ne sont pas en contradiction non plus, et qui correspondent seulement des points de vue diffrents. Suivant lune de ces divisions, les trois mondes sont les Enfers, la Terre et les Cieux ; suivant lautre, o les Enfers sont plus envisags, ce sont la Terre, lAtmosphre (ou rgion intermdiaire) et le Ciel. Dans la premire, il faut admettre que la rgion intermdiaire est considre comme un simple prolongement du monde terrestre ; et cest bien ainsi quapparat chez Dante le Purgatoire, qui peut tre identifi cette mme rgion. Dautre part, en tenant compte de cette assimilation, la seconde division est rigoureusement quivalente la distinction faite par la doctrine catholique entre lEglise militante, lEglise souffrante et lEglise triomphante ; l non plus, il ne peut tre question de lEnfer. Enfin, pour les Cieux et les Enfers, des subdivisions en nombre variable sont souvent envisages ; mais dans tous les cas, il sagit surtout dune rpartition hirarchique des degrs de lexistence, qui sont rellement en multiplicit indfinie, et qui peuvent tre classs diffremment suivant les correspondances analogiques que lon prendra comme base dune reprsentation symbolique. Les Cieux sont les tats suprieurs de ltre ; les Enfers, comme leur nom lindique dailleurs, sont les tats infrieurs, cela doit sentendre ltat humain ou terrestre, qui est pris naturellement comme terme de comparaison, parce quil est celui qui doit forcment nous servir de point de dpart. Linitiation vritable tant une prise de possession

  • consciente des tats suprieurs, il est facile de comprendre quelle soit dcrite symboliquement comme une ascension ou un voyage cleste ; mais on pourrait se demander pourquoi cette ascension doit tre prcde dune descente aux Enfers. Il y a cela plusieurs raisons, que nous ne pourrions exposer compltement sans entrer dans de trop longs dveloppements, qui nous entraneraient bien loin du sujet spcial de notre prsente tude ; nous dirons seulement ceci : dune part, cette descente est comme une rcapitulation des tats qui prcdent logiquement ltat humain, qui en ont dtermins les conditions particulires, et qui doivent aussi participer la transformation qui va saccomplir ; dautre part, elle permet la manifestation, suivant certaines modalits, des possibilits dordre infrieur que ltre porte encore en lui ltat non dvelopp, et qui doivent tre puises par lui avant quil lui soit possible de parvenir la ralisation de ses tats suprieurs. Il faut bien remarquer, dailleurs, quil ne peut tre question pour ltre de retourner effectivement des tats par lesquels il est dj pass ; il ne peut explorer ces tats quindirectement, en prenant conscience des traces quils ont laisss dans les rgions les plus obscures de ltat humain lui-mme ; et cest pourquoi les Enfers sont reprsents symboliquement comme situs lintrieur de la Terre. Par contre, les Cieux sont bien rellement les tats suprieurs, et non pas seulement leur reflet dans ltat humain, dont les prolongements les plus levs ne constituent que la rgion intermdiaire ou le Purgatoire, la montagne au sommet de la quelle Dante place le Paradis terrestre. Le but rel de linitiation nest pas seulement la restauration de l tat denique , qui nest quune tape sur la route qui doit mener bien plus haut, puisque cest au del de cette tape que commence vraiment le voyage cleste ; ce but, cest la conqute active des tats supra-humains , car, comme Dante le rpte aprs lEvangile, Regnum coelorum violenza pate [1], et l est une diffrence essentielle qui existe entre les initis et les mystiques. Pour exprimer les choses autrement, nous dirons que ltat humain doit dabord tre amen la plnitude de son expansion, par la ralisation intgrale de ses possibilits propres (et cette plnitude est ce quil faut entendre ici par l tat denique ) ; mais loin dtre le terme, ce ne sera encore l que la base sur laquelle ltre sappuiera pour salire alle stelle[2] , cest--dire pour slever aux tats suprieurs, que figurent les sphres plantaires et stellaires dans le langage de lastrologie, et les hirarchies angliques dans le langage thologique. Il y a donc deux priodes distinguer dans lascension, mais la premire, vrai dire, nest une ascension que par rapport lhumanit ordinaire : la hauteur dune montagne, quelle quelle soit, est toujours nulle en comparaison de la distance qui spare la Terre des Cieux ; en ralit, cest donc plutt une extension, puisque cest le complet panouissement de ltat humain. Le dploiement des possibilits de ltre total seffectue ainsi dabord dans le sens de l ampleur , et ensuite dans celui de l exaltation , pour nous servir de termes emprunts lsotrisme islamique ; et nous ajouterons encore que la distinction de ces deux priodes correspond la division antique des petits mystres et des grands mystres . Les trois phases auxquelles se rapportent respectivement les trois parties de la Divine Comdie peuvent encore sexpliquer par la thorie hindoue des trois gunas, qui sont les qualits ou plutt les tendances fondamentales dont procde tout tre manifest ; selon que lune ou lautre de ces tendances prdomine en eux, les tres se rpartissent hirarchiquement dans lensemble des trois mondes, cest--dire de tous les degrs de lexistence universelle. Les trois gunas sont : sattwa, la conformit lessence pure de lEtre, qui est identique la lumire de la Connaissance, symbolise par la luminosit des sphres clestes qui reprsentent les tats suprieurs ; rajas, limpulsion qui provoque

  • lexpansion de ltre dans un tat dtermin, tel que ltat humain, ou, si lon veut, le dploiement de cet tre un certain niveau de lexistence ; enfin, tamas, lobscurit, assimil lignorance, racine tnbresue de ltre considr dans ses tats infrieurs. Ainsi, sattwa, qui est une tendance ascendante, se rfre aux tats suprieurs et lumineux, cest-dire aux Cieux, et tamas, qui est une tendance descendante, aux tats infrieurs et tnbreux, cest--dire aux Enfers ; rajas, que lon pourrait reprsenter par une extension dans le sens horizontal, se rfre au monde intermdiaire, qui est ici le monde de lhomme , puisque cest notre degr dexistence que nous prenons comme terme de comparaison, et qui doit tre regard comme comprenant la Terre avec le Purgatoire, cest--dire lensemble du monde corporel et du monde psychique. On voit que ceci correspond exactement la premire des deux faons denvisager la divisions des trois mondes que nous avons mentionnes prcdemment ; et le passage de lun lautre de ces trois mondes peut tre dcrit comme rsultant dun changement dans la direction gnrale de ltre, ou dun changement du guna qui, prdominant en lui, dtermine

    [1] : Paradiso, XX, 94.[2] : Purgatorio, XXXIII, 145. Il est remarquable que les trois parties du pome se terminent toute par le mme mot stelle, comme pour affirmer limportance toute particulire quavait pour Dante le symbolisme astrologique. Les derniers mots de lInferno, revider le stelle , caractrisent le retour ltat proprement humain, do il est possible de percevoir comme un reflet des tats suprieurs ; ceux du Purgatorio sont ceux-l mme que nous expliquons ici. Quant au vers final de Paradiso : LAmor che muove il Sole e laltre stelle , il dsigne, comme le terme ultime du voyage cleste , le centre divin qui est par del toutes les sphres, et qui est, suivant lexpression dAristote, le moteur immobile de toutes choses ; le nom d Amour qui lui est attribu pourrait donner lieu dintressantes considrations, en rapport avec le symbolisme propre linitiation des Ordres de chevalerie.cette direction. Il existe prcisment un texte vdique o les trois gunas sont ainsi prsents comme se convertissant lun dans lautre en procdant selon lordre ascendant : Tout tait tamas : Il (le Suprme Brahma) commanda un changement, et tamas prit la teinte (cest--dire la nature) de rajas (intermdiaire entre lobscurit et la luminosit) ; et rajas, ayant reu de nouveau un commandement, revtit la nature de sattwa . Ce texte donne comme un schma de lorganisation des trois mondes, partir du chaos primordial des possibilits, et conformment lordre de gnration et denchanement des cycles de lexistence universelle. Dailleurs, chaque tre, pour raliser toutes ses possibilits, doit passer, en ce qui le concerne particulirement, par des tats qui correspondent respectivement ces diffrents cycles, et cest pourquoi linitiation, qui a pour but laccomplissement total de ltre, seffectue ncessairement par les mmes phrases : le processus initiatique reproduit rigoureusement le processus cosmogonique, selon lanalogie constitutive du Macrocosme et du Microcosme. CHAPITRE VII LES NOMBRES SYMBOLIQUES

  • Avant de passer aux considrations qui se rapportent la thorie des cycles cosmiques, nous devons maintenant prsenter quelques remarques sur le rle que joue le symbolisme des nombres dans luvre de Dante ; et nous avons trouv des indications fort intressantes sur ce sujet dans un travail du professeur Rodolfo Benini[1], qui nen a cependant pas tir toutes les conclusions quelles nous paraissent comporter. Il est vrai que ce travail est une recherche du plan primitif de lInferno, entreprise dans les intentions qui sont surtout dordre littraire ; mais les constatations auxquelles conduit cette recherche ont en ralit une ralit beacoup plus considrable. Suivant M. Benini, il y aurait pour Dante trois couples de nombres ayant une valeur symbolique par excellence : ce sont 3 et 9, 7 et 22, 515 et 666. Pour les deux premiers nombres, il ny a aucune difficult : tout le monde sait que la division gnrale du pome est ternaire, et nous venons den expliquer les raisons profondes ; dautre part, nous avons dj rappeler que 9 est le nombre de Batrice, comme on le voit dans la Vita Nuova. Ce nombre 9 est dailleurs directement rattach au prcdent, puisquil en est le carr, et on pourrait lappeler un triple ternaire ; il est le nombre des hirarchies angliques, donc celui des Cieux, et il est aussi celui des cercles infernaux, car il y a un certain rapport de symtrie inverse entre les Cieux et les Enfers. Quant au nombre 7, que nous trouvons particulirement dans les divisions du Purgatoire, toutes les traditions saccordent le regarder galement comme un nombre sacr, et nous ne croyons pas utiles dnumrer ici toutes les applications auxquelles il donne lieu ; nous rappellerons seulement, comme lune des principales, la considrations des sept plantes, qui sert de base une multitude de correspondance analogique (nous en avons vu un exemple propos des sept arts libraux). Le nombre 22 est li 7 par le rapport 22/7, qui est lexpression approximative du rapport de la circonfrence au diamtre, de sorte que lensemble de ces deux nombres reprsente le cercle, qui est la figure parfaite pour dante comme pour les Pythagoriciens (et toutes les divisions de chacun des trois mondes ont cette forme circulaire) ; de plus, 22 runit les symboles des deux mouvements lmentaires de la physique artistotlicienne : le mouvement local, reprsent par le 2, et celui de laltration,

    [1] : Per la restituzione della Cantica dellInferno alla sua forma primitiva, dans le Nuovo Patto, septembre-novembre 1921, pp.506-532.reprsent par le 20, comme Dante lexplique lui-mme par le Convito[1]. Telles sont, pour ce dernier nombre, les interprtations donnes par M. Benini ; tout en reconnaissant quelles sont parfaitement justes, nous devons dire pourtant que ce nombre ne nous semble pas aussi fondamental quil le pense, et quil nous apparat surtout comme driv dun autre que le mme auteur ne mentionne qu titre secondaire, alors quil a en ralit une plus grande importance : cest le nombre 11, dont 22 nest quun multiple. Ici, il nous faut insister quelque peu, et nous dirons tout dabord que cette lacune nous a dautant plus tonne chez M. Benini, que tout son travail sappuie sur la remarque suivante : dans lInferno, la plupart des scnes compltes ou pisodes en lesquels se subdivisent les divers chants comprennent exactement onze ou vingt-deux strophes (quelques-uns dix seulement) ; il y a aussi un certain nombre de prludes et de finales en sept strophes ; et, si ces proportions nont pas toujours t conserves intactes, cest que le plan primitif de lInferno a t modifi ultrieurement. Dans ces conditions, pourquoi 11 ne serait-il pas au moins aussi important considrer que 22 ? Ces deux nombres se

  • trouvent encore associs dans les dimensions assignes aux extrmes bolgie , dont les circonfrences respectives sont de 11 et 22 milles ; mais 22 nest pas le seul multiple de 11 qui intervienne dans le pome. Il y a aussi 33, qui est le nombre des chants en lesquels se divise chacune des trois parties ; lInferno seul en a 34, mais le premier est plutt une introduction gnrale, qui complte le nombre total de 100 pour lensemble de luvre. Dautre part, quand on sait ce qutait le rythme pour Dante, on peut penser que ce nest pas arbitrairement quil a choisi le vers de onze syllabes, pas plus que la strophe de trois vers qui nous rappelle le ternaire ; chaque a 33 syllabes, de mme que les ensembles de 11 et 22 strophes dont il vient dtre question contiennent respectivement 33 et 66 vers ; et les divers multiples de 11 que nous trouvons ici ont tous une valeur symbolique particulire. Il est donc bien insuffisant de se borner, comme le fait M. Benini, introduire 10 et 11 entre 7 et 22 pour former un ttracorde qui a une vague ressemblance avec le ttracorde grec , et dont lexplication nous semble plutt embarasse. La vrit, cest que le nombre 11 jouait un rle considrable dans le symbolisme de certaines organisations initiatiques ; et, quant ses multiples, nous rappellerons simplement ceci : 22 est le nombre de lettres de lalphabet hbraque, et lon sait quelle en est limportance dans la Kabbale ; 33 est le nombre des annes de la vie terrestre du Christ, qui se retrouve dans lge symbolique du Rose-Croix maonnique, et aussi dans le nombre des degrs de la Maonnerie cossaise ; 66 est, en arabe, la valeur numrique totale du nom dAllah, et 99 est le nombre des principaux attributs divins suivant la tradition islamique ; sans doute pourrait-on relever encore bien dautres rapprochements. En dehors des significations diverses qui peuvent sattacher 11 et ses multiples, lemploi quen a fait Dante constituait un vritable signe de reconnaissance , au sens le plus stricte de cette expression ; et cest l, pour nous, que rside prcisment la raison des modifications que lInferno a d subir aprs sa premire rdaction. Parmi les motifs qui ont pu amener ces modifications, M. Benini envisage certains changements dans le plan chronologique et architectonique de luvre, qui sont possibles sans doute, mais qui ne nous paraissent pas nettement prouvs ; mais il mentionne aussi les faits nouveaux dont le pote voulait tenir compte dans le systme des prophties , et cest ici quil nous semble approcher la vrit, surtout lorsquil aojute : par exemple, la mort du pape Clment V, arrive en 1314, alors que lInferno, dans sa premire rdaction, devait tre termine . En effet, la vraie raison, nos yeux, ce sont les vnements qui eurent lieu de 1300 1314, c'est--dire la destruction de

    [1] : Le troisime mouvement lmentaire , celui de laccroissement, est reprsent par 1000 ; et la somme des trois nombres symboliques est 1022, que les sages dgypte , au dire de Dante, regardaient comme le nombres des toiles fixes.lOrdre du Temple et ses diverses consquences[1] ; et Dante, dailleurs, na pu sempcher dindiquer ces vnements, lorsque, faisant prdire par Hugues Capet les crime de Philippe le Bel, aprs avoir parl de loutrage que celui-ci fit subir au Christ dans son vicaire , il poursuit en ces termes[2] : Veggio il nuovo Pilato si crudele, Che cio nol sazia, ma, senza decreto, Portaz nel Tempio le cupide vele. Et, chose plus tonnante, la strophe suivante[3] contient, en propres termes, le Nekam Adona[4] des Kadosh Templiers

  • O Signor lio, quando saro io lieto A veder la vendetta, che, nascosa Fa dolce lira tua nel tuo segreto ? Ce sont l, trs certainement, les faits nouveaux dont Dante eut tenir compte, et cela pour dautres motifs que ceux auxquels on peut penser lorsquon ignore la nature des organisations auxquelles il appartenait. Ces organisations, qui procdaient de lOrdre du Temple et qui eurent recueillir une partie de son hritage, durent se dissimuler alors beaucoup plus soigneusement quauparavant, surtout aprs la mort de leur chef extrieur, lempereur Henri VII de Luxembourg, dont Batrice, par anticipation, avait montr Dante le sige dans le plus haut des Cieux[5]. Ds lors, il convenait de cacher le signe de reconnaissance auquel nous avons fait allusion : les divisions du pome o le nombre 11 apparaissait le plus clairement devaient tre, non pas supprimes, mais rendues moins visibles, de faon pouvoir seulement tre retrouves par ceux qui en connatraient la raison dtre et la signification ; et, si lon songe quil sest coul six sicles avant que leur existence ait t signale publiquement, il faut admettre que les prcautions voulues avaient t bien prises, et quelles ne manquaient pas defficacit[6]. Dun autre ct, en mme temps quil apportait ces changements la premire partie de son pome, Dante en profitait pour y introduire de nouvelles rfrences dautres nombres

    [1] : Il est intressant de considrer la succession de ces dates : en 1307, Philippe le Bel, daccord avec Clment V, fait emprisonner le Grand-Matre et les principaux dignitaires de lOrdre du Temple (au nombre de 72, dit-on, et cest la encore un nombre symbolique ; en 1308, Henri de Luxembourg est lu empereur ; en 1312, lOrdre du Temple est aboli officiellement ; en 1313, lempereur Henri VII meurt mystrieusement, sans doute empoisonn ; en 1314 a lieu le supplice des Templiers dont le procs durait depuis sept ans ; la mme anne, le roi Philippe le Bel et le pape Clment V meurt leur tour.[2] : Purgatorio, XX, 91-93. Le mobile de Philippe le Bel, pour Dante, cest lavarice et la cupidit ; il y a peut-tre une relation plus troite quon ne pourrait le supposer entre deux faits imputables ce roi : la destruction de lOrdre du Temple et laltration des monnaies.[3] : Purgatorio, XX, 94-96.[4] : En hbreu, ces mots signifient : Vengeance, Seigneur ! Adona devrait se traduire plus littralement par mon Seigneur , et lon remarquera que cest exactement ainsi quil se trouve rendu dans le texte de Dante.[5] : Paradiso, XXX, 124-148. Ce passage est prcisment celui dans lequel il est question du convento delle bianche stole . Les organisations dont il sagit avaient pris pour mot de passe Altri, quAroux (Dante hrtique, rvolutionnaire et socialiste p. 227) interprte ainsi : Arrigo Lcuemburghese, Teutonico, Romano Imperatore ; nous pensons que le mot Teutonico est inexiacte et doit tre remplac par Templare. Il est vrai, dailleurs, quil devait y avoir un certain rapport entre lOrdre du Temple et celui des Chevaliers teutoniques ; ce nest pas sans raison quils furent fonds presque simultanment, le premier en 1118 et le second en 1128. Aroux suppose que le mot altr pourrait tre interprt comme il vient dtre dit dans un certain passage de Dante (Inferno, IX, 9), et que, de mme, le mot tal (id., VIII, 130, et IX, 8) pourrait se traduire par Teutonico Arrigo Lucemburghese.

  • [6] : le nombre 11 a t conserv dans le rituel du 33me degr cossais, o il est prcisment associ la date de labolition de lOrdre du Temple, compte suivant lre maonnique et non selon lre vulgaire.symboliques ; et voici ce quen dit M. Benini : Dante imagina alors de rgler les intervalles entre les prophties et autres traits saillants du pome, de manire que ceux-ci se rpondissent lun lautre aprs des nombres dtermins de vers, choisis naturellement parmi les nombres symboliques. En somme, ce fut un systme de consonances et de priodes rythmiques, substitu un autre, mais bien plus compliqu et secret que celui-ci, comme il convient au langage de la rvlation parle par des tres qui voient lavenir. Et voici apparatre les fameux 515 et 666, dont la trilogie est pleine : 666 vers sparent la prophtie de Ciacco de celle de Virgile, 515 la prophtie de Farinata de celle de Ciacco ; 666 sinterposent de nouveaux entre la prophtie de Brunetto Latini et celle de Farinata, et encore 515 entre la prophtie de Nicolas III et celle de messire Brunetto. Ces nombres 515 et 666, que nous voyons alterner ainsi rgulirement, sopposent lun lautre dans le symbolisme adopt par Dante : en effet, on sait que 666 est dans lApocalypse le nombre de la bte , et quon sest livr dinnombrables calculs, souvent fantaisistes, pour trouver le nom de lAntchrist, dont il doit reprsenter la valeur numrique, car ce nombre est un nombre dhomme[1] ; dune part, 515 est nonc expressment, avec une signification directement contraire celle-l, dans la prdiction de Batrice : Un cinquecento diece e cinque, messo di Dio[2] On a pens que ce 515 tait la mme chose que le mystrieux Veltro, ennemi de la louve qui se trouve ainsi identifie la bte apocalyptique[3] ; et on a mme suppos que lun et lautre de ces symboles dsignaient Henri de Luxembourg[4]. Nous navons pas lintention de discuter ici la signification du Veltro[5], mais nous ne croyons pas quil faille y voir une allusion un personnage dtermin ; pour nous, il sagit seulement dun des aspects de la conception gnrale que Dante se fait de lEmpire[6]. M. Benini remarquant que le nombre 515 se transcrit en lettres latines par DXV, interprte ces lettres comme les initiales dsignant Dante, Veltro di Cristo ; mais cette interprtation est singulirement force, et dailleurs rien nautorise supposer que Dante ait voulu sidentifier lui-mme cet envoy de Dieu . En ralit, il suffit de changer lordre des lettres numriques pour avoir DVX, cest--dire le mot Dux, qui se comprend sans autre explication[7] ; et nous ajouterons que la somme des chiffres de 515 donne encore le nombre 11[8] : ce Dux peut bien tre Henri de Luxembourg, si lon veut, mais il est aussi, et au mme titre, tout autre chef qui p