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Journal Asiatique 287.2 (1999): 523-586 LA PLACE DES SUKHAVATI-VYUHA DANS LE BOUDDHISME INDIEN PAR GÉRARD FUSSMAN 1 RÉSUMÉ La tradition japonaise réunit sous le nom de «Sutra triparti de la Terre Pure» trois sutra dont deux seulement sont conservés en sanskrit, le petit (S-Sukh) et le grand (L-Sukh) Sukhavati-vyuha. La comparaison avec les traductions chinoises montre que L-Sukh au moins a subi d'importants remaniements. La critique interne des textes le confirme. Elle montre aussi que S-Sukh et L-Sukh sont indépendants l'un de l'autre et qu'il a dû exister une version ancienne de L-Sukh antérieure au texte actuel de S-Sukh. L'impossibilité où nous sommes de connaître le contenu exact de cette version ancienne, remontant probable- ment au 1 er siècle de n.è., oblige à admettre la possibilité que certaines au moins des références littéraires anciennes à la Sukhavati et les témoignages archéo- logiques anciens du culte d'Amitabha concernent un texte fort différent de la version sanskrite que nous connaissons. L'étude des allusions à la Sukhavati contenues dans les textes bouddhiques publiée par G. Schopen en 1977 et l'étude détaillée des témoignages archéologiques et inscriptions montrent qu'aux deux premiers siècles de n.è. le culte d'Amitabha était lié à celui de tous les buddha, qu'il n'était en rien contradictoire avec un mahayana «ortho- doxe», et que des moines régulièrement ordonnés y prenaient part. Il est clair que ce culte n'a jamais eu une très grande popularité en Inde, qu'elle soit gangétique ou du nord-ouest (Gandhara). L'analyse des sculptures et ins- criptions liées au culte d'Amitabha montre que les témoignages sûrs sont très peu nombreux au Gandhara, guère plus nombreux que ceux trouvés ailleurs en Inde. Rien n'incite à considérer que l'origine du culte d'Amitabha se trouve dans le nord-ouest de l'Inde, rien n'incite à y déceler une forte influence de l'Iran. 1  Professeur au Collège de France, 11 Place Marcelin Berthelot, 75231 Paris Cédex 05. Cet article reprend la matière du cours professé au Collège de France en 1998-1999.

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Discussion on the short Sukhavativyuha sutra

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Journal Asiatique 287.2 (1999): 523-586

LA PLACE DES SUKHAVATI-VYUHADANS LE BOUDDHISME INDIEN

PAR

GÉRARD FUSSMAN1

RÉSUMÉ

La tradition japonaise réunit sous le nom de «Sutra triparti de la Terre Pure»trois sutra dont deux seulement sont conservés en sanskrit, le petit (S-Sukh)et le grand (L-Sukh) Sukhavati-vyuha. La comparaison avec les traductionschinoises montre que L-Sukh au moins a subi d'importants remaniements. Lacritique interne des textes le confirme. Elle montre aussi que S-Sukh et L-Sukhsont indépendants l'un de l'autre et qu'il a dû exister une version ancienne deL-Sukh antérieure au texte actuel de S-Sukh. L'impossibilité où nous sommesde connaître le contenu exact de cette version ancienne, remontant probable-ment au 1er siècle de n.è., oblige à admettre la possibilité que certaines au moinsdes références littéraires anciennes à la Sukhavati et les témoignages archéo-logiques anciens du culte d'Amitabha concernent un texte fort différent de laversion sanskrite que nous connaissons. L'étude des allusions à la Sukhavaticontenues dans les textes bouddhiques publiée par G. Schopen en 1977 etl'étude détaillée des témoignages archéologiques et inscriptions montrentqu'aux deux premiers siècles de n.è. le culte d'Amitabha était lié à celui detous les buddha, qu'il n'était en rien contradictoire avec un mahayana «ortho-doxe», et que des moines régulièrement ordonnés y prenaient part. Il estclair que ce culte n'a jamais eu une très grande popularité en Inde, qu'ellesoit gangétique ou du nord-ouest (Gandhara). L'analyse des sculptures et ins-criptions liées au culte d'Amitabha montre que les témoignages sûrs sont trèspeu nombreux au Gandhara, guère plus nombreux que ceux trouvés ailleurs enInde. Rien n'incite à considérer que l'origine du culte d'Amitabha se trouvedans le nord-ouest de l'Inde, rien n'incite à y déceler une forte influence del'Iran.

1 Professeur au Collège de France, 11 Place Marcelin Berthelot, 75231 Paris Cédex05. Cet article reprend la matière du cours professé au Collège de France en 1998-1999.

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La lecture attentive de S-Sukh et L-Sukh confirme la thèse de G. Schopen quela renaissance de la Sukhavati était une possibilité offerte à tous les sectateursdu mahayana. Le titre original de ces textes n'était pas celui que livrent certainsdes actuels colophons. Il établit sans contestation possible qu'à un momentdonné la Sukhavati a pu être conçue comme la dernière étape de la carrière desbodhisattva, donc (aussi?) comme une bodhisattvabhumi ouverte à tous lesbodhisattva, quel que soit leur buddha de prédilection. La transformation de laSukhavati en paradis au bénéfice des dévôts d'Amitabha eut lieu ultérieurement.Mots-clés: Amitabha, Bouddhisme, Gandhara, Inde, Iran, Japon, Mahayana, Pa-radis, Sukhavati, Terre Pure.

SUMMARY

Buddhists in Japan pay great reverence to a set of three sutra called «Threesutra of Pure Land» or «Tripartite sutra of the Pure Land». Only two of themare still extant in Sanskrit, the smaller Sukhavati-vyuha or S-Sukh, and thelonger Sukhavati-vyuha or L-Sukh. Comparing the Sanskrit text of L-Sukh withits Chinese translations reveals a large number of alterations. So does a minuteexamination of the Sanskrit texts. It can be shown, moreover, that S-Sukh and L-Sukh do not belong exactly to the same tradition. It can be surmised that therewas an earlier version of L-Sukh, dating back to the 1st c. A.D., which has notcome down to us, the contents of which cannot be known with any certainty,and which was earlier than the extant S-Sukh. If such is the case, it is quite pos-sible that some of the allusions to rebirth in Sukhavati which Schopen excerptedin 1977 from mahayana texts, and early archaeological evidence of devotion toAmitabha go back to this earlier version of L-Sukh, possibly quite different fromthe extant L-Sukh. In any case, both Schopen's 1977 paper and a meticulousexamination of early archaeological and inscriptional evidence show that duringthe first two centuries A.D., devotion to Amitabha implied devotion to all otherbuddha, was in no way contradictory with «mainstream» mahayana and thatmonks had some part in this cult. Devotion to Amitabha never mustered muchsupport in India, not even in North West India (Gandhara). An analysis of in-scriptional and archaeological evidence demonstrates that it was no stronger inGandhara than elsewhere in India. Nothing points to Gandhara as the cradle ofcults linked with Amitabha and his Sukhavati, nor to Iranian creeds as beinglargely responsible for their main characteristics.

An examination of S-Sukh and L-Sukh gives weight to G. Schopen's 1977thesis, whereby rebirth in Sukhavati was a possibility open to any member ofthe mahayana community. The original Sanskrit title of these two sutra was notthe one we now read in most of the colophons. It bears out that there was a time

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when rebirth in Sukhavati was one of the last stages of the bodhisattva's career,i.e. that Sukhavati was (also?) meant as a bodhisattvabhumi, and therefore thegoal of all the bodhisattva, irrespective of which buddha they paid special refe-rence to. The transformation of this bodhisattvabhumi into a Paradise speciallyintended for Amitabha's devotees is a later phenomenon.

Key-words: Amitabha, Buddhism, Gandhara, India, Iran, Japan, Mahayana,Paradise, Pure Land, Sukhavati.

Les deux textes indiens relatifs au paradis d'Amitabha ou «<Dis-cours> sur les merveilles de la terre de bonheur» (Sukhavati-vyuha =Sukh) partagent avec le Saddharmapu∞∂arika (= SP) le dangereux privi-lège d'avoir connu une grande diffusion en Chine continentale, en Coréeet au Japon et d'être devenus les textes de base de deux grandes tendan-ces du bouddhisme japonais. Depuis des siècles, ils sont dans ces paysobjets de culte et d'exégèse à la fois. Que leur récitation soit devenue lecentre de rituels plus ou moins complexes n'a rien pour étonner ou cho-quer un indianiste. Depuis la plus haute époque, les grands textes dumahayana comportent presque tous un chapitre sur les mérites que l'onacquiert à (faire) lire le texte à haute voix, à le recopier ou le faire reco-pier (Schopen 1975). Cette pratique n'est qu'un des aspects du «don dela Loi» (dharma-dana). Préserver l'enseignement du Buddha et le ré-pandre est une des formes supérieures du don, l'une de celles qui appor-tent le plus de mérites. C'est le devoir de la communauté des moines, etc'est aux efforts de celle-ci que nous devons la constitution de collec-tions canoniques, l'élaboration de commentaires et la traduction des tex-tes indiens en chinois, tibétain, japonais, mongol etc. Mais c'est aussiune source de mérites pour les individus, en particulier pour les laïcsdont on ne s'étonne pas de voir le nom mentionné dans les colophonsdes manuscrits dont ils ont financé la copie2.

Les copies des grands textes sont souvent luxueuses. Elles témoignentparfois d'une dévotion poussée à l'extrême: certaines ont été écrites parle donateur avec son propre sang. Leur lecture à haute voix s'accompa-gne d'un cérémonial très coûteux. C'est là l'équivalent d'un culte (puja)analogue à celui rendu au stupa et qui s'explique de la même façon:

2 On en trouvera quelques bons exemples dans Hinüber 1980.

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conserver la parole du Buddha et lui rendre hommage, c'est rendre hom-mage au Buddha lui-même. Le choix du texte recopié et offert à la com-munauté n'est pas seulement motivé par le désir d'aider celle-ci à com-pléter ou renouveler son stock de livres sacrés. Le plus souvent, semble-t-il, le donateur fait recopier ou recopie un texte qui lui tient particulière-ment à cœur, celui qui lui semble être le meilleur exposé, sinon le seulvalable, de l'enseignement du Maître, et plus fréquemment encore -maiscela revient presqu'au même- le texte pour lequel son maître spirituel(acarya) a une particulière prédilection. Le nombre relatif de copies d'unmême texte conservé au même endroit est donc le meilleur indicateurque nous ayons sur la popularité d'un texte à cet endroit3. Ceci vaut pourl'Inde, comme pour la Chine et le Japon.

La continuité de la tradition exégétique place l'historien des reli-gions indiennes devant des choix difficiles. Il est peu de textes indiensqu'on puisse se dispenser d'étudier sans connaître leur(s) commen-taire(s) indien(s) lorsqu'ils existent. Ceci vaut pour les textes elliptiques,tels les karika, ou ésotériques, dont la structure et la transmission ne seconçoivent pas sans l'existence dès l'origine d'un commentaire aumoins oral, comme pour des textes de sens apparemment clair commeles suttanta ou les jataka palis. Le commentaire est lui-même un genrelittéraire et religieux. Il est susceptible d'erreur ou de gauchissement. Lefait même qu'un même texte, à l'intérieur d'une même traditionexégétique, suscite des interprétations de détail et de doctrine différenteset parfois si divergentes qu'elles finissent par provoquer une scission dela tradition témoigne du risque de déviation inhérent à toute littératureexégétique. Ce risque n'est pas négligeable même lorsque le commen-taire d'un texte indien est indien et ancien, c'est-à-dire rédigé par un dis-ciple direct ou non du maître, vivant dans le même milieu religieux et

3 Par exemple, Fussman 1996, 779 (popularité relative du SP). Un document tibétainde Dunhuang (PT 999) montre que le nombre de copies ainsi disponibles était tel que laplupart des volumes n'étaient jamais ouverts: vers 850, le monastère tibétain de Lun khun(à Dunhuang ou près de Dunhuang?) possédait 615 copies de l'AparimitayuÌ-sutra,«dont 135 en chinois et 480 en tibétain» (Scherrer-Schaub 1991, 432). Selon Imaeda1998, il s'agirait d'un stock de livres à donner «en don de la loi». De tels chiffres, toutéclairants qu'ils soient, doivent cependant être modulés en fonction de données que trèssouvent nous ne connaissons pas: nombre d'exemplaires d'autres textes conservés dans lemonastère, laps de temps pendant lequel se sont accumulées les copies, importance durayonnement du monastère, richesse de la région où il est implanté etc.

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culturel que celui-ci et connaissant parfaitement sa langue et sa termino-logie. Il est plus important encore lorsqu'il n'existe plus de commentaireindien authentique, ou certainement authentique, de l'ouvrage, ce qui estle cas du SP et des Sukh, et il augmente à proportion de la popularité etdu caractère sacré de l'ouvrage commenté. Car outre la propension inhé-rente à tout exégète et à tout croyant de retrouver de bonne foi dans letexte révélé ses propres idées, même quand d'autres l'interprètent diffé-remment, le risque d'anachronisme s'accroit dès qu'augmente l'inter-valle de temps séparant le commentaire du texte. Il est en outre évidentque les références culturelles et la façon de penser d'un étranger àl'Inde4, quelles que soient sa formation, sa culture ou son intelligence,ne peuvent être exactement celles d'un maître indien.

Il est plus facile d'énoncer ce principe de critique scientifique que del'appliquer. De même que l'exégète critique de la Bible reste incons-ciemment ou non marqué par le milieu où il a été élevé, l'exégète d'untexte bouddhique, occidental agnostique ou disciple d'un maître chinoisou japonais, ne peut pas faire totalement abstraction de ses propresidées5. Les auteurs de travaux sur le SP et les Sukh sont plus souventmarqués par le bouddhisme sino-japonais que par la critique voltairienneou le doute cartésien. Même quand ce ne sont pas des religieux, ni dessympathisants du bouddhisme, leur recherche est aujourd'hui presquetoujours financée ou/et publiée par les sectes japonaises6. Bien que leurs

4 Y compris les miennes.5 Les articles Amita (=Amitabha), Amitabha-vyuha (= L-Sukh) et Amitayus sutra (=S-

Sukh) de l'Enc. Bud. (Vol. I, 1961-1965, Ceylon), une fois réunis, constituent une remar-quable présentation d'ensemble du culte d'Amitabha. Les plus longs d'entre eux ont étéécrits par des savants japonais (Jushin Ikemoto, Kenryu Tsukinowa, Ryogaku Tsumoto)ou chinois (Kao Kuan-Ju). Mais l'éditeur du volume, le grand savant theravadin G.P.Malalasekera, a tenu à les faire précéder d'une présentation qui lui fût propre et qu'il ju-geait probablement plus «objective». Son appartenance à une secte de la Terre Pure ex-plique probablement la tentative de M. Fujita de prouver que SP a été fortement influencépar Sukh (Fujita 1980), ce qui me paraît au moins douteux.

6 L'excellent Ducor 1998 est manifestement un texte de propagande religieuse. Labranche Otani de la Nouvelle Secte <de la Terre Pure> (Higashi Honganji Shinshu Otani-ha) a largement contribué à la réalisation et à l'impression de Gómez 1996 sans que celaenlève rien à la qualité de l'ouvrage. Certains s'étonneront que Fujita Kotatsu n'ait paspublié d'édition critique de L-Sukh et ait préféré transcrire intégralement dans sa synopse(Fujita 1992-1996) tous les manuscrits existant, y compris les plus récents et les plus cor-rompus. Il les avait pourtant classés et la présentation qu'il en donne équivaut presqu'àune édition critique. Il aurait été scientifiquement suffisant de reproduire le texte corrigé

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travaux soient souvent de très haut niveau, ils sont inévitablement sus-ceptibles de certains biais, par conviction, politesse ou intérêt bien com-pris. C'est ainsi que se perpétuent dans les manuels des contre-sens ana-logues à ceux que M. Schopen, par exemple, dénonce régulièrement. Onen donnera deux exemples, si énormes qu'ils en sont caricaturaux. Lepremier est la croyance qu'un texte comme le SP ouvre à l'humanité toutentière le chemin de l'éveil, ou plutôt de la compréhension complète etparfaite (bodhi). Or il y met tant de conditions et il en repousse la réali-sation si loin dans l'avenir qu'en fait il condamne l'humanité à la souf-france éternelle, exception faite de ces êtres d'exception qu'on nommeles bodhisattva7. Le second est que la traduction généralement acceptéede Sukhavati par «Pure Land» ou «Land of Bliss» reproduit en fait latraduction sectaire sino-japonaise d'une expression indienne qui n'a ja-mais eu ce sens éthéré.

Il ne me paraît donc pas inutile de réexaminer les versions indiennesdes Sukh et de s'interroger sur leur signification réelle, abstraction faitede leur exégèse extra-indienne. Cela n'implique aucun mépris pourcelle-ci. On lui doit au moins de nous avoir conservé le texte sanskrit dela S-Sukh, dont il n'existe plus aucun manuscrit indien, des éditions etdes études de détail très importantes, et parfois des vues d'ensemble trèsproches de celles que nous allons nous-même exposer. Surtout elle est

du manuscrit de base, à la rigueur des deux manuscrits importants (infra, p. 531), et dejustifier le choix des manuscrits et des variantes en donnant en transcription un échan-tillon suffisamment long des autres manuscrits. Mais pour un bouddhiste japonais, unmanuscrit de Sukh est un texte sacré. C'est un devoir religieux de le reproduire entière-ment même si c'est scientifiquement inutile. La synopse de Fujita est un très bel exemplecontemporain de culte du livre.

7 Fussman 1996, 785. Je ne crois pas avoir le temps de reprendre un jour et de publierdans une revue plus largement diffusée l'examen du SP qui fit l'objet de mes cours de1996 et 1997 (Fussman 1996 et 1997). Le financement de la traduction et de l'impressionpar la secte japonaise Rissho-kosei-kai explique sans aucun doute que M. Jean-Noël Ro-bert ait traduit SP à partir de la version de Kumarajiva et non du sanskrit (Robert 1997).C'est un peu comme si on traduisait la Bible en français à partir de la version de SaintJérôme (la vulgate) ou de Luther. La fidélité à Kumarajiva, qui pousse M. Robert à retra-duire en français les expressions chinoises inventées ou reprises par Kumarajiva pour ren-dre compte autant que possible des expressions techniques et des noms propres sanskrits,n'améliore pas la faible lisibilité de cette traduction. On aura une idée de la différenceentre le texte sanskrit original et les très libres traductions de Kumarajiva en lisant les tra-ductions comparées que donnent Baruch 1938, 49-100 (SP), Ducor 1998 (S-Sukh), et Gó-mez 1996 (S-Sukh et L-Sukh).

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elle-même un objet d'étude tout à fait digne d'intérêt: la pratique reli-gieuse contemporaine mérite autant l'attention que celle du plus lointainpassé et les maîtres contemporains ne sont pas moins intelligents queceux de l'antiquité. Mais le point de départ de l'étude reste nécessaire-ment le texte indien dans la mesure où on peut le restituer, le dater et lesituer géographiquement. Or sur ces trois points, la science a beaucoupprogressé depuis trente ans. La tradition manuscrite des Sukh a fait l'ob-jet de travaux remarquables de religieux japonais, MM. Ashikaga etFujita notamment. Un important article de M. Schopen montrait dès1977 que la notion même de Sukhavati était susceptible d'interprétationsdifférentes selon les textes où elle apparaissait. Des trouvailles épigra-phiques permettent de mieux dater et situer l'apparition du culted'Amitabha. Les études qui se multiplient sur le mazdéisme ancien inci-tent à remettre en question l'idée presque partout admise que le culted'Amitabha est d'origine iranienne. L'ambition de cet article est de ras-sembler ces données nouvelles afin de mieux comprendre le milieu oùles Sukh sont apparues, le besoin religieux auquel elles répondaient et lasignification profonde des solutions qu'elles apportent au problème dumal et de la douleur (duÌkha).

**

Bien que la tradition sino-japonaise joigne à S-Sukh et à L-Sukhl'Amitayur-dhyana-sutra ou «Sutra de la méditation sur Amitayus»8 etréunisse ces trois textes sous le nom de «Sutra triparti de la Terre Pure»(Ducor 1998, 42-44 et 127-130), il n'existe aucune version indienne del'Amitayur-dhyana-sutra. La critique considère aujourd'hui que ce sutrafut composé directement en chinois, probablement au Xinjiang (Fujita1970, 12 et 116-120; Gómez 1996, 125-126)9. Comme l'Amitayur-

8 Parfois appelé Amitayurbuddhanusm®ti-s°, «Sutra de la fixation continue des pen-sées sur le Buddha Amitayus», ou, en américano-japonais (Gómez 1996, 127), «Me-ditation Sutra» ou «Visualization Sutra».

9 On trouvera la bibliographie récente dans un très intéressant article de J. Silk (Silk1997) dont je dois la connaissance à la générosité — qui ne s'est pas limitée à cet ajoutbibliographique — de P. Harrison. La conclusion de J. Silk se résume en quelques phra-ses: «It is certain that <the narrative frame> is directly based on Indian materials.However, it is likewise clear that the Guan-jing as a whole cannot be an Indian product,and is most likely a work initially composed in the Chinese language, perhaps in Central

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dhyana-sutra suppose l'existence de S-Sukh et L-Sukh dont il pousse àl'extrême certaines doctrines, mais que l'inverse n'est pas vrai, je medispenserai d'en traiter. Je suis pourtant parfaitement conscient que l'ab-sence de version sanskrite ne suffit pas à prouver que l'Amitayur-dhyana-sutra n'expose pas la pensée d'un maître indien ou de disciplesfidèles à la pensée d'un maître indien. La préservation des textes sans-krits de S-Sukh et L-Sukh tient en effet du miracle. S-Sukh a été conservéau Japon seulement, en bilingues sanskrit-chinois, grâce à son inclusiondans la liturgie et à la valeur religieuse et semi-magique attribuée auxcaractères siddham. M. Müller l'édita à partir de versions japonaises im-primées datant de la fin du XVIIIe siècle et très fautives: le texte étaitreproduit pour sa valeur religieuse et n'était plus compris10. Le seul ma-nuscrit subsistant au Japon date de 1741. Mais le texte sanskrit étaitconnu au Japon depuis bien plus longtemps, au moins depuis le début duIXe siècle, et -à quelques mots près- correspond à la traduction libre11

qu'en a donnée Kumarajiva en 40212. Ainsi, en 402, S-Sukh était déjà untexte célèbre et peut-être même13 déjà interpolé. La qualité du sanskrit etl'absence de gathas me paraissent néanmoins interdire de lui attribuer

Asia» (Silk 1997, 218). Ce cadre narratif est en tout cas l'œuvre d'un bon connnaisseurde la civilisation matérielle indienne. Un détail relativement important du Guan-jing nefigure en effet dans aucun des parallèles indiens cités par J. Silk: l'épouse de Bimbisararetenu prisonnier par son fils et condamné à mourir de soif et de faim lui apporte du jus deraisin caché dans ses bijoux. Pour imaginer ce moyen de tromper la vigilance des gardes,il faut avoir vu les bracelets creux que les femmes indiennes portent à leurs chevilles etparfois à leurs bras. Le raisin fait penser à l'Afghanistan et aux vallées de l'Hindou-Kouch et du Karakoram plus qu'à la plaine indienne. Mais il y a eu des Indiennes en Asiecentrale, et le raisin y est succulent.

10 «The Sanskrit text is intelligible, but full of inaccuracies, showing clearly that the<Japanese> editor did not understand Sanskrit, but simply copied what he saw beforehim. The same words occurring in the same line are written differently, and the Japanesetransliteration simply repeats the blunders of the Sanskrit transcript» (Müller 1880, 167).

11 C'est ainsi que m'apparaît le texte de Kumarajiva autant qu'il me soit accessible àtravers les traductions de Gómez 1996, 145-151 et J. May (in Ducor 1998, 13-17).Kumarajiva généralement abrège en supprimant des détails sans importance. Mais cer-tains détails montrent que le texte qu'il avait sous les yeux était légèrement différent dutexte sanskrit aujourd'hui imprimé. Ainsi, à la fin du nidana (§ 1), sakre∞a ca devanamindre∞a brahma∞a sahaµpatina etais canyais ca saµbahulair devaputranayutasa-tasahasraiÌ devient «avec une grande foule de dieux innombrables, dont Sakra-devanam-indra, etc.»: Brahma Sahaµpati a disparu.

12 Pour plus de détails, voir le très clair exposé de Ducor 1998, 99-126 et 24-25.13 Infra, p. 565.

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une date antérieure au début de notre ère et même au premier siècle denotre ère.

Les manuscrits sanskrits de L-Sukh proviennent tous du Népal, seulpays indien où subsiste une réelle dévotion populaire à Amitabha(Slusser 1982, 301). Ashikaga, dans son édition de 1965, donne une listede 21 manuscrits. Fujita, après des années de recherche, aboutit en 1996à une liste de 38 manuscrits, dont deux seulement sont anciens (XIIe siè-cle) et écrits sur feuilles de palmier (ôles). Les autres manuscrits sontécrits sur papier. Ceux d'entre eux qui sont datés, à l'exception d'unmanuscrit de 1698/1699 et de deux manuscrits de 1739 et 1797, le sontdu XIXe siècle. Le plus récent porte la date de 1927. Si l'on suppose queles manuscrits sur papier non datés sont aussi des copies du siècle der-nier, ce qui est au moins probable, on peut résumer ainsi la situation:deux manuscrits sur ôles, datant l'un de 1152/1153 (N1), l'autre de lamême époque (R); deux manuscrits sur papier du début du XVIIIe siè-cle; 34 manuscrits sur papier plus récents, dont beaucoup copiés à l'in-tention des savants européens et japonais14. Ce chiffre doit être comparéau nombre de manuscrits népalais du SP aujourd'hui conservé: Baruch,en 1938, à une époque où le Népal était fermé à la recherche, connaissaitneuf manuscrits sur ôles datant des XI-XIIe siècles (Baruch 1938, 4-5).Yuyama en comptait quatorze en 1970 et deux autres au moins ont de-puis été découverts et microfilmés lors du Nepal-German Manuscript

14 Sur tout ceci, voir Fujita 1992-1996, I, vii-xiii et III, vi. La synopse de Fujita classeen tête quatre «textes» manifestement meilleurs que les autres et qui en diffèrent légère-ment: Af, R, Ky et N1. En fait ces quatre «textes» représentent les deux manuscrits lesplus anciens. Af est l'édition Ashikaga de 1965 (A), complétée par quelques correctionsde Fujita (f). Cette édition reproduit le manuscrit R (= Ryukoku), écrit sur ôles, qu'Ashi-kaga datait du XIVe ou du XVe siècle (Ashikaga 1965, v; écriture ku†ila), mais qui est en«old Nevari script: Vartula or Bhumijol» et date de c. 1150 selon Fujita 1992-1996, I, x.Ky (= Kyoto) est un manuscrit sur papier, en écriture nevari, non daté (Fujita 1992-1996,I, xi). Ayant appartenu au premier propriétaire de R, étant en presque tous points identi-que à celui-ci et présentant des divergences notables avec les 36 autres manuscrits, Kypourrait être une copie récente de R, bien qu'il lui arrive de présenter des leçons divergen-tes (notablement Fujita 1992-1996, II, 913). C'est peut-être une copie contaminée. N1 (=Népal) est un manuscrit sur ôles appartenant aux Archives Nationales du Népal, en «oldNevari script: Vartula or Bhumijol». Il est daté de 1152/1153 (Fujita 1992-1996, I, vii).Les folios préservés sont parfois endommagés. Un coup d'oeil à la synopse de Fujitamontre que R est excellent. R et N1 donnent le même texte, mais N1 est davantage fautif;R et N1 s'opposent ensemble à l'ensemble des autres manuscrits dont beaucoup se reco-pient: Fujita 1992-1996, I, 503, 505, 626; II, 913, 1172-1175, 1447, 1465.

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Project (Vogel, 1974, 3 n. 1). On en arrive ainsi, si je ne me suis pastrompé dans mes additions, à 16 manuscrits népalais du SP sur feuillesde palmier, beaucoup datant du XIe siècle (Vogel 1974), soit huit foisplus que pour L-Sukh15.

Aucune des cinq traductions chinoises subsistant ne correspond exac-tement au texte sanskrit de L-Sukh édité par Ashikaga16. La date du textesanskrit transmis par le manuscrit R ne peut donc être précisée. La com-paraison avec les versions chinoises subsistant montre que le schémanarratif et la doctrine de L-Sukh sanskrit sont en tout ceux de la traduc-tion chinoise considérée comme la plus ancienne, celle de Zhi Qian(Chih-ch'ien), datant de 252, mais que nous possédons dans une versionpostérieurement remaniée17. On peut donc considérer que L-Sukh existaitdéjà à cette date, mais sous une forme autre que celle connue au Népalau XIIe siècle. L-Sukh semble en effet avoir été l'objet d'accrétions mul-tiples. Les divergences entre texte sanskrit et traductions chinoises, etentre les diverses traductions chinoises, ont depuis toujours attiré l'atten-tion des commentateurs18. Ils se sont particulièrement intéressés au nom-bre des voeux de Dharmakara et à leur séquence. Mais un examen même

15 La disproportion entre manuscrits anciens de L-Sukh et manuscrits anciens de SPparaîtrait encore plus grande si l'on tenait compte des nombreux manuscrits sanskritsanciens de SP découverts à Gilgit et au Xinjiang, d'où ne provient aucun manuscrit deL-Sukh, même fragmentaire. Je limite la comparaison aux manuscrits népalais pourrendre moins hasardeuse l'extrapolation à l'ensemble de l'Inde du nord. Voir aussi infra,p. 540.

16 Enc. Bud., I, 464-467. Fujita 1970, 35-96. Gómez 1996, 125-126 et 144.17 Fujita 1970, 51-60. Brièvement: Gómez 1996, 126 et 244. En août 1999, dans une

communication faite lors du congrès de Lausanne de l'International Association ofBuddhist Studies et dont il a eu la générosité de me faire parvenir le texte, P. Harrison acontesté avec de bons arguments cette conclusion, pourtant généralement admise. Selonlui, il y aurait eu une première traduction, aujourd'hui perdue, qui aurait servi de base à T.361 (attribué à LokakÒema, actif entre 170 et 190), à T. 362 (attribué à Zhi Qian, actifentre 220 et 257) et à une partie de T. 360 (attibué à Saµghavarman, c. 250). Cette pre-mière traduction, dans la mesure où on peut la reconstituer, pourrait avoir été l'œuvre deLokakÒema et T. 361 en serait l'adaptation par Zhi Qian. Si l'on suit P. Harrison, il auraitdonc existé une version de L-Sukh dès les années 170. On pourrait partiellement en resti-tuer le contenu en confrontant T. 360, T. 361 et T. 362 et en retirant le passage sur lesCinq Maux, manifestement interpolé. Mais cette restitution serait malaisée et resteraitdouteuse sur bien des points. Autant dire que l'on atteint au mieux le texte connu par ZhiQian. Voir infra, p. 547, n. 57.

18 Bon exposé de toutes les variantes dans Enc. Bud., I, 466-467. Pour un bref exposéfrançais des conclusions de K. Fujita, voir Fujita 1980, 117-118.

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superficiel du seul texte sanskrit en montre les incohérences, indices depossibles remaniements ou interpolations. On me permettra quelquesconsidérations à ce sujet bien qu'elles relèvent plus de la critique subjec-tive (higher criticism) que de la saine philologie. Il est en effet importantde se rendre compte qu'il a pu exister une ou des versions de L-Sukhantérieures à celle traduite par Zhi Qian et différant par des détails peut-être importants de celles que nous lisons aujourd'hui.

A la suite des 47 voeux sanskrits de Dharmakara, on lit aujourd'huidouze strophes en sanskrit hybride19. Les quatre premières strophes seprésentent comme un résumé des 47 voeux qui les précèdent. «1. Si cesvoeux extraordinaires, excellents, ne sont pas ainsi pour moi (sic) lors-que j'aurais atteint la bodhi, je ne veux pas devenir le roi des hommes, lemeilleur des êtres, possesseur des dix forces, digne de vénération à nulleautre égale. 2. Si mon champ <de buddha> n'est pas ainsi, s'il n'abondepas en multiples biens pour les pauvres (?), s'il n'est pas divinementbeau, si je ne rends pas heureux les hommes frappés par le malheur, jene veux pas devenir un joyau (ratna), roi des hommes. 3. Si, lorsquej'aurais atteint le siège de la bodhi, mon nom ne se répand pas rapide-ment aux dix points de l'univers, largement, jusqu'aux nombreux et infi-nis champs de buddha, je ne veux pas devenir le maître (protecteur) dumonde possesseur des <dix> forces. 4. S'il m'arrive de me plaire dansles jouissances du désir, si j'abandonne la voie de la concentration(sm®ti) lorsque j'arriverai à l'incomparable et paisible bodhi, je ne veuxpas devenir le précepteur des hommes, possesseur des <dix> forces»20.

19 Ashikaga 1965, 21-23, avec des corrections importantes dans Fujita 1992-1996, I,462-485. Gómez 1996, 76-78.

20 Saci mi imi visiÒ†a naivarupa varapra∞idhana siya khu bodhiprapte/ ma ahu siyanarendra sattvasaro dasabaladhari atulyadakÒi∞iyaÌ//1// Saci mi siya na kÒetraevarupaµ bahu adhanana prabhuta divyacitraµ/ sukhi na nara kareya duÌkhaprapta maahu siya ratano nara∞a raja//2// Saci mi upagatasya bodhima∞∂aµ dasadisi (na) vrajinamadheyu kÒipraµ/ p®thu bahava anantabuddhakÒetraµ ma ahu siya balapraptulokanatha//3// Saci khu ahu rameya kamabhogaµ sm®timatiya gatiya vihinu santaÌ/atulasiva sameyama∞a bodhi ma ahu siya balapraptu sastu loke//4// En 2 c, les manus-crits anciens donnent °prapta, corrigé je ne sais pourquoi en °prapto par Af. En 3b, (na)vraji est une correction nécessaire de Fujita pour pravraji des manuscrits. Wogiwara pro-posait de corriger sameyama∞a de 4c en sameÒama∞a, ce qui donnerait un sens meilleur(«en cherchant la bodhi»). C'est ainsi que traduisent les interprètes tibétains et chinois,mais la tradition manuscrite népalaise est unanime. Je me dispense d'énumérer ici lesautres ambigüités et incertitudes du texte: les sanskritistes sauront les déceler.

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21 Yatha bhagavan asangajñanadarsi trividha prajanati saµsk®taµ narendraÌ/ ahamapi siya ‘tulyadakÒi∞iyo viduÌ pravaro naranayako nara∞aµ// (texte de Af).

La maladresse de la première partie de la strophe 1 s'explique facilementpar un remaniement, pra∞idhana, «voeux», ayant remplacé un plus an-cien buddhakÒetra pour mieux marquer le lien entre ces gatha et la listedes voeux qui la précède, un lien qui pourrait en effet nous échapper carla version versifiée des vœux de Dharmakara ne garde rien du caractèreextraordinairement détaillé et parfois surprenant des 47 voeux du texteen prose sanskrite. Les mots prabhuta et divyacitraµ suffisent à évoquerla merveilleuse apparence de la Sukhavati, à laquelle les voeux 32 et39 font seulement allusion, mais que S-Sukh et L-Sukh décrivent à loisir.Le mot «bonheur» (sukhi) suffirait à résumer les trophes 33 et 38. Lagatha 3 n'évoque aucune des conséquences heureuses de l'audition dunom (namadheyu) d'Amitabha, magnifiées dans les voeux 17, 18, 19,34, 35, 36, 41, 43, 44, 46, 47. Aucune allusion aux autres voeux, aucuneallusion à la durée de vie infinie d'Amitabha et à la lumière infinie quiémane de lui. Par contre la gatha 4 semble bien évoquer la possibilité,absente du texte en prose, d'une rechute lors de la quête à la bodhi. Onen conclura que nous avons là deux états des voeux de Dharmakara.Tout porte à croire que les strophes en sanskrit hybride représentent unétat ancien, plus ancien que celui d'aucune traduction chinoise, etdoctrinalement acceptable pour beaucoup de bouddhistes car dépourvude toutes les élaborations scholastiques et sotériologiques de la traditionpostérieure.

La strophe 10 du même passage se laisse aussi dénoncer comme uneaccrétion, parce qu'elle rompt le développement, mais surtout parcequ'elle est la seule de ce passage à être en sanskrit presque correct21.Cette interpolation n'a pas d'importance doctrinale. Elle montre seule-ment comment s'est constitué le texte que nous lisons aujourd'hui. Al'intérieur même de la prose sanskrite, il existe des passages qui rompentla narration et paraissent être des additions ou des gloses plus ou moinsmaladroites, comme p. 58, 14-19. Additions ou non, ce type de passagene modifie pas le sens. Mais que faut-il penser quand des passages im-portants se contredisent? Lequel est interpolé? Que penser quand le nommême de Sukhavati est contredit par l'affirmation, doctrinalement ortho-

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doxe, qu'on n'y éprouve ni plaisir (rati) ni absence de plaisir (51, 8)?Pourquoi des Apsaras (40, 17) dans un monde où il n'y a pas de femme(voeu 35), ni de différence entre les hommes et les dieux (voeu 4), niplaisir (rati) ni déplaisir? Je sais bien que la notion de «façon de parler»(anyatra nama-saµketa-saµv®ti-vyavahara-matra, 11, 10-11) permet derésoudre des contradictions de ce type. Je conçois qu'il puisse y avoirplusieurs niveaux de compréhension du texte. Mais qui nous assureraqu'ils ne sont pas à l'origine de modifications sectaires de celui-ci?

Ce type de remarques ne justifie en rien la reconstruction d'une L-Sukh primitive. On ne reconstitue pas un texte en en éliminant les con-tradictions: ce qui paraît illogique à l'un paraît aller de soi à un autre.Mais les remarques que je viens de faire, s'ajoutant aux divergencesexistant entre les diverses versions, chinoises et sanskrite, de L-Sukh, in-terdisent d'affirmer que L-Sukh s'est toujours présentée sous l'aspectque nous lui voyons, ou même avec toutes les particularités du texte quelisait Zhi Qian. L-Sukh est un texte qui a perpétuellement fait l'objetd'accrétions. Le noyau ancien, auquel appartenaient probablement laplupart des strophes en sanskrit hybride, était certainement d'apparencebeaucoup plus simple et beaucoup moins sectaire que l'actuelle L-Sukh.

On peut risquer, pour le noyau ancien en sanskrit hybride22, justementparce qu'il était en sanskrit hybride, une date aux environs du Ier sièclede n.è. Cela inverse le rapport chronologique généralement admis entreL-Sukh et S-Sukh23: S-Sukh, dans son état actuel, en sanskrit correct,peut difficilement être antérieur aux portions les plus anciennes, en

sanskrit hybride, de L-Sukh. On n'en déduira pourtant pas que L-Sukhsanskrit, tel que nous le lisons dans l'édition Ashikaga, est antérieur à S-Sukh. De même ne peut-on pas dire que les voeux de Dharmakara, ab-sents de S-Sukh, sont une élaboration postérieure. D'abord parce que lesgatha de L-Sukh attestent l'existence de la notion de voeu dans ce texte;ensuite et surtout parce que contrairement à ce qui est implicitement ad-

22 Pour l'hypothèse d'une version gandhari, voir ci-dessous, p. 540.23 Par exemple Nakamura 1987, 204. Selon Fujita 1997, 118 «the original forms of

L.Sukh and S.Sukh may be presumed to have been established at about the same time…about 100 A.D.». Cette date est vraisemblable, mais ne correspond à aucun des textes quenous lisons. Le texte sanskrit de S-Sukh est le seul que l'on puisse atteindre aujourd'hui. Ilest certainement plus récent que le sanskrit hybride de certaines portions de L-Sukh.

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mis par tous, S-Sukh et L-Sukh sont des textes indépendants qui ne s'ins-pirent pas l'un de l'autre. On en jugera par le tableau ci-dessous mon-trant les différences formelles existant entre les deux textes.

Particularité formelle S-Sukh L-Sukh

Invocation namaÌ sarvajñaya Long hommage à tousles buddha, bodhisattvaetc, de tous les temps, àAmitabha et Amitayus

Lieu de prédication Sravasti Rajag®haAuditeurs 1250 arhant, dont 16 32.000 arhant,

sont nommés dont 35 sont nommés24

Nombreux bodhisattva Nombreuxdont 5 sont nommés, bodhisattva dontmais pas Maitreya MaitreyaNombreux dieux Pas de dieux

Interlocuteur Sariputra Ananda

Nom du Buddha de l'Ouest Amitayus Amitabha

Vœux de Dharmakara Pas d'allusion 47

Forme de la Sukhavati Formes géométriques25 Aucune indicationÉtangs aménagés Rivières

J'ajouterai que la courte liste de noms de buddha présidant les universd'où d'innombrables bodhisattva viendront renaître dans la Sukhavati(L-Sukh, Ashikaga 1965, 61-62) joue le même rôle de «témoin de véra-cité» que la longue liste des buddha à la fin de S-Sukh. Or un seul nomest commun aux deux listes, celui du tathagata Siµha.

La constation de ces différences formelles n'implique pas que les doc-trines prêchées dans S-Sukh et L-Sukh soient différentes. On peut trèsbien expliquer par des différences de visée ou de public ou de fonctiondu texte l'absence dans S-Sukh d'affirmations doctrinales qui ont beau-coup d'importance dans L-Sukh (le détail des voeux de Dharmakara, par

24 Sept noms seulement sont communs aux deux listes, dont celui d'Ananda, mais L-Sukh seule précise qu'Ananda n'était pas encore tout à fait arhant.

25 Emboîtements de sept rangées de barrières et d'arbres etc.

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exemple). Elle prouve seulement que les rédacteurs et les remanieurs deces deux textes ne se copiaient pas: les deux textes sont indépendants etémanent peut-être de cercles dévôts différents.

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Ces incertitudes sur la date, sur la forme et sur le contenu de L-Sukh etS-Sukh nous empêchent de juger de la popularité de ces textes en Inde.L'encyclopédie japonaise appelée Amidabutsu-setsurin, «Encyclopédiedu Buddha Amitabha», donne une liste de 200 titres sanskrits d'ouvra-ges où apparaîtrait le nom de ce buddha26. Mais combien de ces textes secontentent-ils de nommer ce tathagata et de le louer? Combien contien-nent des allusions à des détails caractéristiques de L-Sukh ou de S-Sukh?Dans son bel article de 1977, G. Schopen a démontré que les référencesà la Sukhavati ne signifiaient pas nécessairement l'adhésion aux doctri-nes sectaires développées dans ces textes27. La croyance à la multiplicitédes buddha et de leur buddhakÒetra n'implique pas nécessairement l'ad-hésion à la sotériologie des Sukh, ni même l'existence de celle-ci. Que laperfection de la Sukhavati soit devenue proverbiale n'implique pas né-cessairement la connaissance d'un texte accordant à l'audition et à laprononciation du nom d'Amitabha une vertu salvifique. Pour que le nomd'Amitabha ou de la Sukhavati renvoie certainement à S-Sukh ou à L-Sukh, il doit être accompagné de détails caractéristiques: voeux deDharmakara, absence de femmes, personnages assis dans des lotus etc.spécifiques de L-Sukh; vertus de la concentration d'esprit sur le nomd'Amitabha/Amitayus, venue du buddha et des bodhisattva à la mort ducroyant, ou description un peu précise des merveilles de la Sukhavati28,caractéristiques des deux textes.

Si l'on garde ce principe de précaution à l'esprit, de tous les textes ci-tés en 1997 par G. Schopen, seuls impliquent à coup sûr l'existence deS-Sukh ou L-Sukh AparimitayuÌ-sutra, Kara∞∂avyuha, Ekadasamu-khah®daya, Buddhabaladhanapratiharyavikurva∞anirdesa-sutra et Sar-vatathagatadhiÒ†hanasattvalokanabuddhakÒetrasandarsanavyuha. Les

26 Enc. Bud. I, 425-429.27 Pour plus de détails et un point de vue légèrement différent, voir infra, p. 564.28 Encore que celles-ci soient des stéréotypes.

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lotus d'or du BhaiÒajyaguruvai∂uryaprabharaja-sutra29, le(s) bodhisat-tva assis jambes croisées (paryankabaddho, paryaµkaniÒa∞∞a) de l'Aji-tasenavyakara∞anirdesa-sutra, l'absence de femmes de l'Asokotta-masri30, le nom de Samantabhadra dans le Bhadracaripra∞idhana31 etles lotus de sa strophe 59 (Watanabe 1912, 35) font presque certaine-ment allusion à des détails de L-Sukh que connaît aussi SP (infra). Encherchant bien, on pourrait peut-être trouver d'autres références signifi-catives à Sukh32. Mais je ne crois pas que l'on puisse en ajouter beau-coup à celles citées par G. Schopen. Comme il le dit excellement, aucunde ces textes n'implique pour les Sukh une date antérieure au IVe siècle,c'est-à-dire une date différente de celle impliquée par les traductionschinoises et en particulier celle de Kumarajiva33.

Le cas de SP est tout à fait intéressant. Deux passages assez longs etdétaillés prouvent la connaissance d'une version de L-Sukh très proche,peut-être identique à celle que nous lisons aujourd'hui. Le premier setrouve à la fin du ch. XXII (BhaiÒajyarajapurvayogaparivartaÌ), l'autreest une interpolation manifeste à la fin du ch. XXIV (Samantamu-khaparivartaÌ)34, donc dans des chapitres à la gloire de deux bodhisattvasauveurs, BhaiÒajyaraja et Avalokitesvara, dont le dernier apparaît sou-vent (mais pas exclusivement) lié à Amitabha. On sait depuis longtemps,par la comparaison du texte sanskrit et des traductions chinoises, que leschapitres XXII et XXIV ont été des textes de louange (stotra) indépen-

29 Le même passage est cité dans le SikÒa-samuccaya (éd. Bendall, BibliothecaBuddhica, 1897, VIII, 175 = trad. Bendall-Rouse 1922, 171).

30 Les «ponds of perfumed water [made] of the heavenly gold of the Jambu river»font la synthèse des descriptions divergentes sur ce point de S-Sukh et L-Sukh.

31 Schopen 1977, 201.32 Peut-être, vus les liens traditionnellement admis entre Nagarjuna et Sukh, le passage

relatif à la naissance future de celui-ci dans le Mañjusrimulakalpa, éd. Ga∞apati Sastri,Trivandrum 1920-1925 610, 7 = édition Vaidya, MahayanasutrasaµgrahaÌ II, Darb-hanga 1964, 697, 3 = Lankavatara-sutra, édition Nanjio, Kyoto 1923, 286, 10-15 (= vers164-166). Voir Mabbett 1998, 338b. Voir aussi Schopen 1987, 112-113.

33 Schopen 1977, 201-205, s'appuie sur une allusion à la Sukhavati dans leSamadhirajasutra pour dater la popularité de L-Sukh d'une période antérieure au IIe siècleavant n.è., date tout à fait admissible puisque Zhi Qian a traduit une version du texte en252. Mais aucun des passages de Samadh cité par G. Schopen ne contient de détail spéci-fique à L-Sukh ou S-Sukh. Ceci dit, je lui accorderai volontiers que l'auteur de Samadhconnaissait L-Sukh, même si je ne puis le prouver.

34 Schopen 1977, 182. Fujita 1980, 121-122. Selon Fujita 1980, d'autres passages duSP font allusion à L-Sukh. Je ne les étudierai pas ici car ils sont moins probants.

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dants avant d'être réunis à SP. Les deux passages de SP impliquant laconnaissance de L-Sukh se trouvent dans les manuscrits de Gilgit (167,17-30; 289-31 à 290-20). Le premier est traduit par Kumarajiva, le se-cond ne l'est pas35. La traduction de Kumarajiva, faite à partir d'un textetrès proche de la version gilgito-népalaise, date de 406. L'écriture desmanuscrits de Gilgit (calligraphic ornate script) montre qu'ils sont anté-rieurs à 630. Ils dépendent d'un archétype probablement antérieur auxannées 500 (Fussman 1997, 755-756). On ne se trompera pas beaucoupen datant l'interpolation du ch. XXIV des années 400-500. L'allusion àL-Sukh du chapitre XXII est antérieure à la traduction chinoise deDharmarakÒa, datée de 286, puisqu'elle s'y trouve36. On en revient tou-jours au même point: la traduction attribuée à Zhi Qian (T. 361 ou T.362, 252 de n.è.) fournit le terminus ante quem le plus ancien pour L-Sukh, mais Zhi Qian traduisait un texte différent de celui que nous lisonsaujourd'hui. L'actuelle L-Sukh sanskrite date probablement du IVe siècleet des interpolations postérieures sont probables.

Certaines omissions seraient très étonnantes si la doctrine des Sukhétait répandue au point d'être considérée comme méritant vraiment ladiscussion. Tous les commentateurs indiquent que le Nagarjuna duDasabhumi-vibhaÒa-sastra connaissait les Sukh dans une version com-portant un nombre mal défini de voeux. Aucun n'indique que son (ho-monyme?) du Traité de la Grande Vertu de Sagesse, parlant des champsde buddha (Lamotte 1944-1980, I, 403-406), n'a pas un mot pour laSukhavati; parlant des rayons qu'émet le corps du buddha (ibid., 442-456), n'a pas un mot sur Amitabha; parlant de la longévité immense etde l'immense éclat des buddha (Lamotte 1944-1980, V, 2335-2341), nenomme pas Amitayus; parlant des vertus de l'audition du nom desbuddha (ibid., 2349-2364), ne cite pas la doctrine des Sukh, même pourla contredire. Et pourtant ce Nagarjuna en était informé puisqu'ailleurs ilen dit quelques mots (ibid., 2228, 2230 et 2308).

L'absence de manuscrit indien de S-Sukh, la rareté relative des ma-nuscrits indiens de L-Sukh, l'absence de référence claire à S-Sukh et lefaible nombre de références à L-Sukh, la place tout à fait minime que lesSukh occupent dans les traités de scolastique (sastra) bien que ceux-ci

35 Fujita 1980, 122.36 Comme a bien voulu me le confirmer Mme KUO Liying, ce dont je la remercie.

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soient aussi des ouvrages de controverse, tout ceci donne l'impressionque ces textes étaient relativement peu lus en Inde du nord. Le nomd'Amitabha était connu, les merveilles stéréotypées de la Sukhavatiétaient proverbiales, mais l'influence de Sukh fut certainement margi-nale37. A Gilgit en tout cas, et dans les pays de la frontière indo-pakista-naise, qu'on appelait indo-afghane avant 1947 et que les linguistes ap-pellent indo-iranienne, elle fut presque nulle.

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Ce point est d'autant plus surprenant que la critique fait généralementdu nord-ouest de l'Inde le lieu d'origine de la dévotion à Amitabha etexplique le concept de Sukhavati par des influences iraniennes38. Il lefaut le dire très clairement: rien ne justifie de telles affirmations.Parmi les nombreux manuscrits découverts à Gilgit (58 titres identifiés àce jour)39, il n'avait aucun exemplaire de Sukh, aucun non plus qui soitdirectement lié au culte d'Amitabha40. Aucun des éditeurs en charge destrois trouvailles de manuscrits indiens faites depuis dix ans à la frontièrepakistano-afghane n'a signalé le moindre fragment de Sukh. Aucun in-dice linguistique ne permet d'affirmer que le texte original de L-Sukh aitété en gandhari41. Le nombre de sculptures gandhariennes représentantAmitabha ou la Sukhavati est infime, absolument et plus encore relative-ment, quand on le compare à l'énorme production des ateliers gandha-riens et aux milliers de pièces retrouvées. On me permettra de revenirsur ce sujet, fort débattu depuis quelques années.

Si aucune inscription indienne ancienne n'atteste l'existence de Sukhantérieurement à la date fournie par la traduction de Zhi Qian (252), il

37 On ajoutera qu'il existe peu de représentations d'Amitabha en Inde, et encore moinsde la Sukhavati. Schopen 1987, 117-119, donne des indications chiffrées très précisesmontrant que la dévotion à Amitabha était tout à fait minoritaire en Inde gangétique. Voiraussi supra, p. 532.

38 Nakamura 1987, 205. Lokesh Chandra 1993, 49-61.39 Hinüber 1979, 26-27.40 Schopen 1977, 200-201.41 Selon Nakamura 1987, 205 note 45, J. Brough, le pensait. Il s'est bien gardé de

l'écrire. Il fut un temps très à la mode de considérer que les textes sanskrits d'Asie cen-trale y avaient d'abord été apportés en version gandhari. Il est très difficile de le prouver:Fussman 1989, 486-488. Boucher 1998.

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existe un témoignage incontestable de dévotion à Amitabha daté de 26de l'ère de KaniÒka, soit 104 de n.è.42. B. N. Mukherjee publiait en effeten 1977 une inscription brahmi trouvée à Govindnagar, l'un des princi-paux sites qui composent la Mathura antique43. L'inscription est gravéesur la base d'une statue-stèle en grès de Mathura. La stèle est presqu'en-tièrement détruite, mais il reste suffisamment de traces pour en restituerl'aspect. Il s'agissait d'un buddha debout, dont seuls subsistent les piedset, entre ceux-ci, les restes de ce que l'on appelle «le motif du turban».A droite du buddha debout se voient les jambes dénudées d'un person-nage beaucoup plus petit, probablement le donateur. Il est impossible desavoir comment était vêtu le buddha, ni quel geste il faisait, mais lecorps était apparemment entièrement entouré d'un nimbe dont il restequelques traces sur la gauche du buddha. La tête des statues de buddhade Mathura est souvent auréolée, mais je ne crois pas qu'il y ait d'autresexemples, en ce lieu et à cette époque, de mandorle. On ne peut manquerde mettre l'existence de celle-ci en rapport avec l'éclat infini d'Ami-tabha. L'inscription est entière. La première ligne en est gravée sur lapartie supérieure, horizontale, de la base; les trois autres sur sa face ver-ticale. J'en donne ma propre lecture, qui dépend de celle de G. Schopen(Schopen 1987, 101) et n'en diffère que par des détails sans importancepour le sujet ici traité.

1 Maharajasya (orteils du pied droit) huveÒkas[y]a [sa] 20 6 va 2 (orteilsdu pied gauche) di 20 62 [e]tay[e] pu[r]vay[e] sa[ci?]kasya satthavahasya p[i]t[e]∞[a] balakat-tasya sreÒ†hasya nattikena3 buddhapala[na] putr<e>∞a nagarakÒitena bhagavato buddhasya ami-tabhasya pratima pratiÒ†hapi[ta]4 [sa]r[va]buddhapujaye imena k[u]salam[u]lena sa[rvasattv]a anuttara-buddhajñanaµ prapnv[aµtu]

42 Sur la détermination de l'an 1 de l'ère de KaniÒka, voir en dernier lieu Fussman1998. La marge d'incertitude n'excède pas 50 ans et l'inscription date au plus tard desenvirons de 150 de n.è.

43 Je me contente de renvoyer ici à Schopen 1987 qui donne la meilleure édition et lemeilleur commentaire de l'inscription et y joint des photos lisibles. Pour une autre photo,voir Sharma 1984, photo 151. Les divergences qu'il peut y avoir entre le commentaire deG. Schopen et celui que je donne ici tiennent surtout à la différence de nos centres d'inté-rêt: détermination des débuts du mahayana pour G. Schopen, recherche de témoignagesanciens sur le culte d'Amitabha en ce qui me concerne.

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«Sous le Maharaja HuviÒka, en l'an 26, au mois 2 de la saison des pluies,le jour 26, à ce moment, le père du marchand-caravanier Sa[ci?]ka, petit-fils du marchand Balakatta, fils de Buddhapala, <à savoir> NagarakÒita, aétabli <cette> statue du Seigneur Buddha Amitabha. En l'honneur de tousles buddha. Que cette racine de mérite fasse obtenir à tous les êtres l'insur-passable connaissance des buddha».

Le donateur appartient à une famille de riches marchands dont un seulporte un nom bouddhique44. L'inscription, dont les indications ponctuel-les (date, état-civil) sont en sanskrit hybride et le formulaire (lignes 3 et4) en sanskrit, fournit l'occurrence la plus anciennement datée du nomAmitabha. La lecture du nom ne fait aucun doute. Le formulaire est ana-logue à celui des dédicaces mathuriennes de statues de bodhisattva et debuddha, dont certaines précisent qu'il s'agit du «Seigneur Sakyamuni».On ne décèle aucune nuance de ton ou de style qui permettrait d'affirmerque cette dédicace d'une statue d'Amitabha est une action inusuelle.La donation est faite en l'honneur de tous les buddha, formule bien at-testée dans les dédicaces de même époque relevant du Petit Véhicule(Schopen 1987, 121-123), mais qui évoque aussi, dans ce cas d'espèce,les dizaines de buddha témoins de véracité dans S-Sukh et L-Sukh45.Le voeu d'atteindre «l'insurpassable connaissance des buddha» (ou «dubuddha»), valant pour tous les êtres, vaut également pour le donateur:c'est une variante de la bodhicitta. Bref, nous sommes en présence d'unedonation que l'on peut appeler mahayanique46, mais qui ne dénote pas lamoindre trace d'esprit sectaire. On est loin d'un credo dont l'essentielconsisterait en la répétition du nom du buddha Amitabha. Rien mêmen'évoque son buddhakÒetra. Il faudrait cependant avoir l'esprit biensceptique pour refuser de penser que le donateur ne connaissait pasl'existence de la Sukhavati ou d'un texte vantant les mérites d'Amitabhaet de son champ de buddha, en d'autres termes d'une Sukh ou une pré-

44 Il est très fréquent que des donateurs bouddhistes portent des noms hindous: ceux-ci sont généralement donnés par l'astrologue de la famille, ou son brahmane attitré. Voiren dernier lieu Fussman 1993, 70-71 et 114-115 avec références récentes.

45 S-Sukh, 96-100. L-Sukh, 60-62. Mais on trouve des listes encore plus longues denoms de buddha dans d'autres textes, par exemple Mvu I, 136-141. La multiplication desnoms de ces personnages se voit encore mieux dans certains textes chinois (Kuo 1995).

46 Schopen 1987, 120-124, me paraît à cet égard trop respectueux de la lettre des tex-tes et pas assez de leur esprit.

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Sukh. Comme nous n'en connaissons ni la forme ni le contenu, on nepeut malheureusement aller au-delà de cette supposition de bon sens.

Une inscription kharoÒ†hi non datée, mais que l'étude paléographiqueincite à placer au premier siècle de l'ère kouchane (78-178 de n.è.), soità peu près à la même époque que l'inscription de Mathura, contient aussile nom d'Amitabha. L'inscription, écrite en kharoÒ†hi, est en moyen-in-dien gandhari. Elle figure sur la face verticale du socle d'un relief dontla partie gauche (pour le spectateur) manque. Au centre, un buddha assisjambes croisées sur un lotus, les mains dans la mudra de la prédication.Sa tête est entourée d'une auréole; son corps est entouré d'une autreauréole. A sa gauche, un bodhisattva pensif (main droite et index droit àla tempe, coude droit sur le genou de la jambe droite repliée), coifféd'un turban47, assis sous un dais d'où pendent des guirlandes ou desfleurs merveilleuses. Entre le buddha et ce bodhisattva que sa pose etl'inscription identifient comme Avalokitesvara, à gauche du buddha, unmoine au crâne rasé est agenouillé dans la pose typique du donateur auxmains jointes.

Le formulaire de l'inscription est inusuel, mais le sens est clair. Bu-dhamitrasa oloispare danamukhe budhamitrasa amridaha [: «Don deBuddhamitra, <cet> Avalokitesvara; <don> de Buddhamitra, <cet>Amitabha…». Comme l'a très bien vu le premier éditeur, J. Brough, ilmanque à droite du Buddha un bodhisattva, fort probablement le(Maha)sthamaprapta de L-Sukh48. Il faudrait ainsi compléter l'inscrip-tion: «[don de Buddhamitra, <ce> Mahasthamaprapta]». Pour le rédac-teur de l'inscription, le nom d'Avalokitesvara contenait donc la sé-quence isvara «maître», et non °svara «son» qu'implique la traductionchinoise canonique Guanshiyin, «Considérant les Voix du Monde». Le

47 Lee 1993, 315, n. 25, précise que, contrairement à ce qu'écrivait J. Brough qui enjugeait d'après une mauvaise photo, le turban du bodhisattva n'est pas orné d'une imagede Buddha assis.

48 Édition princeps par Brough 1982, reprise dans Fussman 1987, 73. La sculpture setrouve maintenant dans le Villanor Museum of Fine and Decorative Art de Tampa, enFloride (Lee 1993, 315, sans commentaire). Schopen 1987, 130 n. 50 annonce un articlede R. Salomon montrant que «there is no reference in it to Amitabha at all,…<which>seems very likely». L'article n'est pas paru et je ne vois pas comment on pourrait lirel'inscription autrement. L-Sukh consacre quelques lignes seulement à la triade Mahastha-maprapta-Amitabha-Avalokitesvara (L-Sukh 49, 5-10) dont l'importance est beaucoupplus grande dans l'Amitayurdhyana-sutra et les textes chinois dits de «la Terre Pure».

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nom d'Amitabha est clairement gravé, mais la forme des akÒara est telleque la lecture peut en être contestée. Il vaut mieux faire confiance à J.Brough qui propose la lectio difficilior et lire avec lui Amridaha, qui enmoyen-indien gangétique se prononcerait *amidaha, correspondant à lafois à sanskrit Amitabha et à sanskrit Am®tabha49.

On pourrait croire que le caractère très inhabituel de l'inscription, quise résume à une série de trois étiquettes (label) et à la répétition du nomdu donateur, sans aucune indication de ses intentions ou de ses voeux,est l'indice de la nouveauté de cette pratique. Les personnages représen-tés n'étant pas connus, le donateur aurait tenu à les identifier par des éti-quettes. De l'innovation iconographique et de la nécessité de l'expliciterpar des étiquettes, on pourrait déduire le caractère récent de la dévotion àAmitabha. Le raisonnement serait excellent, et la conclusion fausse: onpeut en effet montrer qu'il n'y a pas eu innovation iconographique.

49 L'incertitude provient du fait que le -r- est un trait à droite, ce qui est normal, maisaccroché au signe de voyelle i, ce qui est sans exemple en kharoÒ†hi: le r postconso-nantique s'accroche normalement à la consonne. Si les autres akÒara n'étaient pas aussinets et aussi anguleux, on serait tentait de prendre ce r pour une simple fioriture et ne pasle transcrire. Mais la gravure est très nette et ce serait l'unique fioriture de l'inscription.Quant au ha, c'est un repentir: un a transformé en ha au moyen d'un petit trait en bas àdroite. Amridaha est la forme attendue en gandhari pour un mot qui en moyen-indiengangétique serait *Amidaha correspondant à une étymologie sanskrite Am®tabha. Mais sile nom Amitabha est une création savante en sanskrit dès l'origine, le gandhari Amridahapeut en être une réfection à partir d'une fausse étymologie, l'adaptateur du nom engandhari considérant qu'Amitabha, *Amidaha est un nom moyen indien ou hybride cor-respondant à skt Am®tabha plutôt qu'à skt Amitabha. On voit que l'inscription Brough nepermet pas de se prononcer sur la signification originelle d'Amitabha, qui en outre enmoyen-indien gangétique, ne se distinguait pas d'Amitayus, ces mots se prononçant tousdeux *amida'o. L'étymologie < am®ta est très ancienne. Brough rappelle que am®tam«immortalité», en contexte bouddhique = nirva∞a, a servi à construire une dhara∞i trèsconnue, écrite seule en caractères siddham, ou disposée autour des images chinoisesd'Amitabha ou d'Avalokitesvara. Les Japonais l'appellent «Charme des dix Am®ta»: oµratnatraya namo aryamitabhaya tathagatayarhate samyaksaµbuddhaya tadyatha oµam®te am®todbhava am®tasaµbhave am®tagarbhe am®tasiddhe am®tateje am®tavikrinteam®tavikrintagamini am®tagaganakirtikare am®tadundubhisvare sarvarthasadhani sarva-karmaklesakÒayankare svaha (Hôbôgirin I, 28b). On peut la traduire ainsi, sans pouvoirrendre compte des ambiguïtés et des double-entendres voulus du sanskrit: «Oµ! Hom-mage au triple joyau, au noble Amitabha, tathagata, arhant, parfaitement et complète-ment éveillé, à savoir oµ, l'immortel, fait d'immortalité, consistant en immortalité, toutimmortalité, parfait en immortalité, ayant l'éclat de l'immortalité, miracle (?) d'immorta-lité, engagé dans la voie des miracles (?) de l'immortalité, glorifiant dans le ciel l'immor-talité, timbalier de l'immortalité, réalisant pour tous le bonheur, détruisant pour tous lessouillures du karman, svaha». Les allusions à la Sukhavati sont pour le moins voilées.

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Le relief gandharien publié par J. Brough appartient en effet à une sé-rie de blocs sculptés représentant un buddha assis prêchant, encadré pardeux bodhisattva, assis ou debout. On connaît aujourd'hui une quinzainede sculptures de ce type, auxquels il faut ajouter une dizaine de pan-neaux sculptés où la même triade est au centre d'une composition beau-coup plus élaborée (décors architecturaux somptueux, nombreux person-nages annexes etc.)50. L'analyse détaillée de ces reliefs montre que cettetriade est d'abord un principe de composition, une mise en scène: unpersonnage assis encadré de deux personnages debout ou assis, sembla-ble à un roi trônant encadré de deux chambellans ou hauts dignitaires.Les variantes de détail sont multiples. Le buddha peut être assis sur unlotus ou sur un trône. Les bodhisattva peuvent être debout ou assis, êtreau niveau du sol ou à mi-hauteur, avoir les pieds sur terre ou sur un lo-tus. Le bodhisattva enturbanné peut-être à droite ou à gauche du buddha.Les personnages secondaires peuvent être plus ou moins nombreux; laface verticale du socle peut être nue, porter une inscription, ou être déco-rée de scènes en bas relief très diverses (donateurs encadrant un pyrée,poissons dans un étang, rinceaux etc.). Il est évident que le même typede composition (triade à personnage majeur) a été utilisé comme motifcentral de scènes dont la signification est différente. Des indices icono-graphiques multiples (lakÒa∞a) connus sinon du fidèle, du moins dusculpteur et des moines, devaient permettre une identification plus pré-cise. Deux seulement ont été repérés. Lorsque le buddha est assis sousun pippal (asvattha), il s'agit du buddha Sakyamuni assis sous son arbrede la bodhi51. Lorsqu'il n'est pas assis sous un pippal, et que l'un desbodhisattva debout est Avalokitesvara, identifiable à son turban portantune image d'Amitabha et/ou au lotus qu'il tient dans la main (pad-mapa∞i), il s'agirait d'Amitabha puisque ce schéma est celui du reliefinscrit publié par J. Brough. Mais la présence d'Avalokitesvara ne suffit

50 Kurita 1988, 196-203. Fussman 1987, 72-74.51 Le buddha n'ayant jamais enseigné sous l'arbre de la bodhi, la représentation de

celui-ci ne peut avoir ici pour objet d'indiquer le lieu ou l'occasion du sermon. La seulefonction du pippal, arbre aux feuilles très aisément reconnaissables, est apparemmentd'identifier le buddha représenté comme étant Sakyamuni. Il n'est donc pas exclu qu'unetriade de ce type représente la prédication du SP bien que celle-ci ait eu lieu à Rajag®hasur le Pic du Vautour. Rien ne permet pour l'instant de confirmer ni de démentir une tellehypothèse.

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52 Fussman 1987, 74-75. Lee 1993, 315.53 Kurita 1988, 143 et 200-201.54 Cette date a été fortement contestée lorsque j'ai publié l'inscription en 1974, par

exemple par Mme Mitterwallner (1987). J'ai pourtant l'impression qu'on commence à s'yhabituer. Elle ne fait pour moi aucun doute (Fussman 1987, 72-74).

55 Commentaire détaillé, mais légèrement différent car la visée n'était pas la même, età revoir dans certains détails sans grande importance, dans Fussman 1974, 54-58.

pas à démontrer que le deuxième bodhisattva est Mahasthamaprapta,que la scène fait allusion à Sukh et que le buddha auxquels tous deuxrendent ainsi hommage est Amitabha. Dans certains cas en effet, les at-tributs de l'autre bodhisattva, celui qui ne porte pas de turban, permet-tent de l'identifier à Maitreya ou à Mañjusri52. L'absence de lakÒa∞a (lelakÒa∞a zéro) serait-elle caractéristique de Mahasthamaprapta? Il sub-siste donc beaucoup d'obscurités. En voici quelques autres. Lorsque lebuddha est assis sous un dais ou sous un arbre aux fleurs et feuillagemerveilleux, non sous un pippal, peut-il éventuellement s'agir deSakyamuni ou s'agit-il obligatoirement d'un autre buddha? Le turbansans l'image d'Amitabha est-il l'indice certain que le bodhisattva repré-senté est Avalokitesvara, ou faut-il alors un lakÒa∞a supplémentaire (lo-tus, inscription etc.)? La scène doit-elle être interprétée de façon diffé-rente selon qu'Avalokitesvara est à droite ou à gauche du buddha? Etc.

Malgré ces incertitudes, les étiquettes du relief publié par Brough per-mettent de reconnaître, même si c'est avec quelques hésitations,Amitabha sur une série de quatre, peut-être cinq, reliefs provenant d'unmême atelier dit de Sahr-i Bahlol53. Le buddha de la triade est assis surun lotus, sous un arbre qui n'est pas un pippal. Ses mains font la mudrade l'enseignement. A sa gauche, Avalokitesvara, debout, est clairementidentifiable à son turban qui porte l'image d'un buddha assis. Ledeuxième bodhisattva pourrait donc être Mahasthamaprapta et la triadereprésenter les deux bodhisattva de L-Sukh (supra). Or le plus beau deces reliefs est daté de l'an 5, manifestement de KaniÒka54. Il s'agit d'unvéritable chef d'œuvre, qui suppose quelques tentatives antérieures. Onne risquera donc guère de se tromper en affirmant que le buddha de l'an5, dit aussi de Bruxelles, est le possible témoin de l'existence d'un culterendu à Amitabha depuis au moins les années 70 de n.è.

L'inscription vaut la peine qu'on s'y arrête55. On lit sur la face verti-cale du socle:

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sa[µ] 4 1 phagunasa masasa di paµcami budhanadasa trepi∂akasadanamukhe madapidarana adhvadidana puyaya bhavatu

«An 5, mois de Phalguna, jour cinquième, don de Buddhanada qui connaîtle Tripi†aka. Que ce soit en l'honneur de son père et de sa mère décédés».

Le donateur est donc un moine, comme l'était probablement le dona-teur du relief Brough. C'était un moine très instruit dans les écritures duPetit Véhicule. Le transfert des mérites se fait, comme dans la plupartdes donations de cette époque, y compris celles confiées (parigraha) àdes maîtres du Petit Véhicule, en faveur des parents du moine. La seulenuance est que c'est l'une des très rares inscriptions mentionnant le faitque les parents sont décédés55. Pas un mot sur Amitabha, aucune men-tion des vertus salvifiques de son nom, aucune mention de son bud-dhakÒetra, aucun voeu de renaissance dans la Sukhavati. Mais il est dif-ficile en présence d'une telle triade de ne pas penser qu'il existait déjàun état de croyance où ces trois personnages y figuraient ensemble et,pour le dire plus imprudemment, un état ancien de L-Sukh bien qu'il meparaisse exclu que cet état ancien corresponde entièrement au texte sans-krit actuel57.

56 G. Schopen (1984, 120 et surtout 1985, 33-36 [= Schopen 1997, 36-38 et 62-63]) ajustement fait remarquer que ce voeu n'impliquait pas nécessairement l'existence de cou-rants mahayanistes, comme je l'avais un peu rapidement écrit dans mon article de 1974.On ne peut cependant être en tous points d'accord avec lui. La mention de «parents décé-dés» est unique dans l'épigraphie gandharienne et très rare dans l'épigraphie indienne.Elle peut fort bien s'expliquer de façon très orthodoxe: le transfert des mérites ne jouerapas sur le destin actuel des parents décédés, conséquence de leur karma, mais sur leur re-naissance une fois ce karma épuisé. Je doute cependant que le donateur n'ait pas espéréaméliorer immédiatement le sort de ses parents, abréger leur séjour dans les enfers s'ilétait pessimiste, leur assurer une plus rapide et meilleure renaissance humaine s'il étaitoptimiste. Si ce n'est pas mahayanique, c'est du moins légèrement hétérodoxe. Ce voeucombiné avec le don d'une statue probablement identifiable à Amitabha montre que dèsl'an 83 étaient à l'œuvre dans la communauté monastique des forces qui à la même épo-que s'exprimaient dans les premières ébauches des grands sutra du mahayana. On n'a pasassez souligné (on a parfois même écrit le contraire) que la langue, la phraséologie et levocabulaire spécialisé de ces sutra montraient qu'ils étaient écrits par des moines pourdes moines, ou par d'ex-moines pour d'ex-moines.

57 On pourrait taxer mon raisonnement de circulaire. En 1987, en effet, j'expliquaisqu'il n'y avait pas à s'étonner de l'existence d'une représentation d'Amitabha dès 78 deKaniÒka, soit 83 de n.è. (ou, au plus tard, 130 de n.è.) puisque les bibliographes chinoisattribuaient à An Shih Kao, actif entre 147 et 167, une traduction (perdue) de L-Sukh.L'existence de ce texte en Asie centrale dès cette époque, et donc en Inde plusieurs an-nées auparavant, était confirmée par une seconde traduction, elle aussi perdue, datée de

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Il n'existait pas, dans tout ce qui a été sauvé de l'énorme productionsculpturale du Gandhara, de relief identifié comme représentation de laSukhavati jusqu'à ce qu'en 1980 J. Huntington ne propose de reconnaî-tre son image sur une stèle de Mohammed Nari, jusqu'alors considéréecomme représentation du miracle de Sravasti. La thèse de J. Huntingtona été immédiatement contestée, parfois avec de très mauvais argu-ments58. Mais les réserves exprimées par Schopen 1987, 130, note 50 etla remarquable mise au point de Quagliotti 1996, qui me dispense derenvoyer à d'autres publications, suffisent à la mettre en doute. Les faitssont assez simples. Il existe trois stèles, dont celle de Mohammed Nari,où une triade de type (Mahasthamaprapta?)-Amitabha-Avalokitesvara59

est représentée environnée de nombreux bodhisattva assis ou debout surdes lotus et de buddha méditants. Le grand mérite de J. Huntington estd'avoir osé mettre en doute l'identification jusque là proposée par A.Foucher (miracle de Sravasti) et d'y reconnaître un «Paradis». La stèle

168 et attribuée à LokakÒema (Fussman 1987, 74). Ces dates étaient celles fournies parHuntington 1980 et, ne m'intéressant pas à L-Sukh à cette époque, je ne les avais pas vé-rifiées. Je sais maintenant que l'existence de ces deux traductions est pour le moins dou-teuse (Fujita 1970, 23-61; Enc. Bud., I, 464-465, s.v. Amitabha-vyuha). L'existence d'unetraduction achevée par Zhi Qian en 252 était presqu'à présent tenue pour assurée (supra,p. 532, note 17), même si nous n'en possédons qu'une version ultérieurement remaniée.C'est le seul terminus ante quem dont nous disposions pour L-Sukh et il est assez éloignéde la date attribuée par moi au Buddha de Bruxelles. Mais celle-ci me paraît paléo-graphiquement et linguistiquement assurée. La communauté des historiens d'art com-mence à s'y habituer. Il n'est donc plus nécessaire de l'appuyer par des témoignages surl'existence ancienne de L-Sukh. C'est désormais l'inverse qui se produit: la date attribuéeau Buddha de Bruxelles donne un terminus ante quem pour l'existence du culted'Amitabha et une présomption d'existence pour un texte qui deviendra ultérieurement L-Sukh et dont nous ne pouvons restituer le contenu.

58 On a par exemple argué du fait que la donatrice et son époux sont représentés aubas de la scène pour refuser la possibilité que celle-ci soit une illustration de la Sukhavatipuisque L-Sukh précise qu'il n'y a pas de femme dans ce buddhakÒetra. Il n'est pas be-soin d'invoquer la possibilité très réelle que le sculpteur de Mohammad Nari ait connuune version de L-Sukh qui ne contenait pas encore cette précision. Le couple de donateur,comme sur des centaines de bas-reliefs représentant des scènes de la vie du Buddha histo-rique, est montré dans la scène, parce que techniquement il est difficile de faire autre-ment, mais il est pensé comme étant hors de la scène, la contemplant et rendant hommageau Buddha. Le même procédé se voit dans d'innombrables descentes de croix etc. de lapeinture médiévale européenne.

59 Supra, p. 545. Ces reliefs sont comptés dans la «dizaine de panneaux sculptés» àtriade évoqués à cet endroit. Haesner 1999 traite de ce sujet, mais sans aller au-delà deHuntington 1980.

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de Mohammad Nari évoque effectivement les lotus de la Sukhavati, lesinnombrables bodhisattva qui les occupent et les innombrables buddhaqui s'associent à la gloire d'Amitabha. Le tort de J. Huntington et deceux qui l'ont suivi (dont moi) est d'avoir oublié qu'il y avait d'autres«Paradis» que la Sukhavati, en particulier celui d'AkÒobhya.

Ce ne sont pas seulement les divergences de détail, parfois importan-tes, avec le texte sanskrit de L-Sukh qui interdisent de reconnaître aveccertitude une représentation de la Sukhavati dans la stèle de MohammedNari. On peut très bien, comme Mme Quagliotti qui les a étudiées, expli-quer ces divergences par une «re-création» s'inspirant librement d'uneversion de Sukh: «Inspiration <could have been> drawn from both <S-Sukh and L-Sukh> or from some other <Pure Land> text that has notcome down to us» (Quagliotti 1996, 288)60. Le raisonnement vaut pourdeux de ces stèles, celle de Mohammed Nari et celle du Musée dePeshawar (Kurita 1988, 196 et 199, no 402). Il est plus difficile à accep-ter pour la stèle jadis à Lahore, aujourd'hui au Musée de Chandigarh, oùla supposée représentation de la Sukhavati est enserrée entre deux scè-nes, gravées sur le même relief et en faisant partie, se rapportant non àAmitabha, mais au buddha historique: en haut, Maitreya attendant saprochaine renaissance dans le ciel des TuÒita (?); sur la face verticale dusocle, l'adoration du bol à aumônes. S'il s'agit de la Sukhavati, cela té-moigne d'une certaine confusion d'esprit de la part du sculpteur, ducommanditaire ou de son acarya. Mais les moines régulièrement ordon-nés qui ont offert le buddha de l'an 5 et l'Amitabha Brough faisaient lemême type de confusion61.

L'impossibilité où nous sommes de savoir ce qu'il y avait dans letexte de Sukh à la disposition des concepteurs du relief de MohammedNari, la possibilité d'une re-création artistique de la scène, et le fait quemanifestement certains (tous les?) donateurs ne songeaient pas à distin-

60 On pourrait en dire autant des stèles (au moins cinq) où la même triade, d'autresbodhisattva et des buddha un peu moins nombreux sont installés dans un décor architec-tural très élaboré, qui serait alors une lointaine évocation des vedika de S-Sukh. Mais dansun cas au moins, le deuxième bodhisattva est certainement Mañjusri: Lee 1993, 315 etfig. 5.

61 On sait que l'ordination se fait selon les règles du vinaya et qu'il n'y a pas de traitéde vinaya qu'on puisse appeler mahayanique. Tous les traités de vinaya relèvent de sectesdu Petit Véhicule.

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62 Conze 1962, 80. Il est certes dit dans les Sukh que le Buddha est entouré d'unecommunauté d'auditeurs (sravakasaµghapariv®to, S-Sukh 96, 16), c'est-à-dire de moines(bhikÒusaµghapariv®taÌ, L-Sukh, 13,25). Mais le détail des voeux de Dharmakara montreque la renaissance dans la Sukhavati est réservée à des bodhisattva dont c'est la dernièrenaissance: voeu 21, sacen me bhagavan bodhipraptasya, tatra buddhakÒetre ye sattvaÌpratyajata bhaveyus, te sarve naikajatibaddhaÌ syur anuttarayaµ samyaksaµbodhau…(L-Sukh, 14, 13-15). Infra, p. 574.

63 C'est-à-dire d'un texte de dévotion exclusive à Amitabha.

guer comme nous le faisons entre mahayana et hinayana, entre moinecensé vouloir devenir arhant et dévôt aspirant à la carrière du bodhisat-tva, entre croyance au buddha Sakyamuni et croyance au buddhaAmitabha, tout cela me pousse à voir dans la stèle de Mohammed Nariune représentation pas trop maladroite de la Sukhavati. Le raisonnementque je suis est faible, mais pour le type d'article que je suis en train derédiger, il me faut bien choisir et je n'en vois pas d'autre. Ce raisonne-ment est celui-ci. Si la stèle ne représente pas le miracle de Sravasti, cequi maintenant, grâce à J. Huntington, semble admis par tous, que peut-elle représenter d'autre qu'un Paradis? Si c'est un Paradis, mieux vautl'identifier à la Sukhavati d'Amitabha qu'à l'Abhirati d'AkÒobhya dontla splendeur n'est pas aussi célèbre. J'ajouterai que dans l'Abhiratid'AkÒobhya, il y a, outre des bodhisattva, des arhant et d'ordinairessravaka62 que l'on ne voit pas sur la stèle de Mohammed Nari. Maiscomme l'a montré G. Schopen dès 1977, célébrer les beautés de laSukhavati et même vouloir y renaître n'est pas synonyme d'une dévo-tion exclusive à Amitabha ni de la croyance aux vertus salvifiques deson nom. Ajoutons que la date de ces reliefs n'étant pas déterminable àtrois siècles près (IIe-Ve), on ne peut en tirer aucune conclusion chrono-logique quant à la date d'une Sukh63 dont ils n'attestent pas nécessaire-ment l'existence.

On peut résumer cette revue des reliefs gandhariens susceptiblesd'une interprétation «amidiste» de la façon suivante. L'inscriptionBrough est le seul témoin sûr de la dévotion à Amitabha au Gandhara.Mais elle fait partie d'un groupe de cinq statues de culte (triades) quegrâce à son témoignage on a quelques raisons de considérer comme re-présentant Amitabha. On a quelques raisons, mais pas contraignantes,d'attribuer à ce même culte une dizaine de panneaux sculptés qu'on peutconsidérer, sans scandale mais sans preuve, comme représentant la

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Sukhavati. C'est bien peu par rapport aux milliers de sculptures gandha-riennes conservées. C'est bien peu par rapport aux centaines de statuesde culte du buddha Sakyamuni dit historique, celui censé avoir prononcéle SP et les Prajñaparamita autant que les sutra du Petit Véhicule64.C'est dire combien le culte d'Amitabha est minoritaire au Gandhara.Statistiquement, il n'y est pas mieux représenté qu'à Mathura, où l'ontrouve aussi, à peu près à la même date, une statue de culte inscrite dé-diée à Amitabha. Il faut en effet tenir compte du fait que la sculpture deMathura est bien moins abondante que la sculpture du Gandhara et bienmoins étudiée. Ajoutons que les manuscrits népalais de L-Sukh relèventfort probablement d'une tradition gangétique à laquelle appartient aussiMathura. Le Gandhara et les vallées qui l'entourent n'ont quant à euxfourni aucun manuscrit de Sukh.

Inscriptions et sculptures de Mathura et du Gandhara attestent l'exis-tence d'un culte rendu à Amitabha depuis les années 70 de n.è. pour lemoins. S'il est difficile de ne pas supposer que ce culte d'Amitabhan'était pas accompagné d'une croyance à la Sukhavati, rien pourtant nepermet de penser que les croyants qui dédièrent ces statues pensaient re-naître dans la Sukhavati par la seule et exclusive concentration d'espritsur le nom d'Amitabha. A Mathura comme au Gandhara, le culted'Amitabha, à cette époque et pour ces croyants65, est lié au culte de tousles buddha et n'est pas nécessairement senti comme étant contradictoireà l'enseignement du Petit Véhicule, comme rendant celui-ci inutile oudestiné seulement aux esprits faibles. La dévotion à Amitabha est attes-tée dans des milieux que nous dirions de croyance orthodoxe, où l'on

64 Il n'y a pas à s'étonner qu'on ne trouve au Gandhara aucun relief dont on puissedire avec certitude qu'il illustre une scène du SP ou des Prajñaparamita. Ces textes nevalent que par l'enseignement qu'ils donnent, qui couronne et remplace l'enseignementdonné par ce même buddha aux sravaka. Il suffit de représenter Sakyamuni pour montrerl'adhésion du dévôt à l'enseignement ainsi délivré. Le dévôt n'émet pas le voeu de renaî-tre dans le monde où le buddha prêche ces textes, puisqu'il y vit déjà. Par contre on s'at-tendrait à ce que la Sukhavati, objet des voeux du dévôt d'Amitabha dans Sukh, fût plussouvent représentée puisque c'est le symbole même de la dévotion à Amitabha. Mais lalogique du rationaliste n'est pas celle du croyant. N'oublions pas que dans la peinture re-ligieuse chrétienne le Paradis, objet des voeux du dévôt, n'est guère représenté. L'autreproblème dont il serait trop long de traiter ici, est de savoir dans quelle mesure on peutrattacher au culte d'Amitabha les assez nombreuses statues représentant Avalokitesvaraseul. On sait que ce bodhisattva a un rôle plus important dans SP que dans Sukh.

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65 On ne peut en effet déduire de l'absence de témoignage la non-existence à cetteépoque et dans cette région de bouddhistes dont la dévotion à Amitabha aurait été plusintense et plus exclusive, à qui l'on pourrait attribuer la rédaction et la diffusion d'un étatancien des Sukh. La découverte d'une inscription permettra peut-être un jour de dire quiils étaient, où et quand ils vivaient. Ce nouveau témoignage démentira peut-être tout ceque je viens d'écrire. Je me contente ici de raisonner à partir des témoignages existant,bien que je les sache incomplets et par là même peut-être trompeurs. Il me paraît en effetplus sain de dire à quoi correspondent les données incomplètes mais réelles que nous pos-sédons plutôt que de profiter de l'absence de témoignages pour laisser libre cours à monimagination.

66 On trouvera l'essentiel de la bibliographie dans Nakamura 1987, 205 et LokeshChandra 1993, 49-61. Bon résumé dans Enc. Bud.

67 Fussman 1994, 31-39 où je traite du mélange de populations, de la signification dunimbe et des flammes sortant du corps, de la présence de pyrées sur certains reliefsbouddhiques, et de la possibilité d'une influence iranienne sur le développement du cultedes bodhisattvas. Pour aborder ce dernier point, j'avais été obligé de travailler de secondemain et je m'étais contenté de prendre comme ouvrage de référence un manuel très connuet relativement récent (Duchesne-Guillemin 1962). J'écrivais (l'article a été rédigé en1991-92): «Si le mazdéisme connaît un Sauveur (Saosyant), celui-ci est unique, alors que

n'exprime pas -en tout cas pas ouvertement- le vœu de renaître en saprésence, dans son buddhakÒetra. Au Gandhara, ces orthodoxes dévôtssont même des moines régulièrement ordonnés.

**

Il n'y a guère que les sectateurs de la Terre Pure pour penser que lacroyance à Amitabha et l'aspiration à renaître dans la Sukhavati sontl'aboutissement logique et naturel d'idées-forces du bouddhisme. Pourbeaucoup d'auteurs, la rupture entre le culte d'Amitabha et les enseigne-ments fondamentaux du bouddhisme, y compris mahayanique, paraîttelle qu'il faut chercher à l'extérieur du bouddhisme l'origine de ladévôtion à Amitabha et de la croyance à son pouvoir salvifique. On ajadis parlé d'influence du vichnouïsme, sans guère de succès car les con-vergences portent sur des concepts vagues et généraux, pas sur des dé-tails singuliers au point d'exclure toute coïncidence. Les Occidentauxprivilégient plutôt l'hypothèse iranienne: l'idée d'un Paradis de Lu-mière, à quoi ils réduisent parfois le concept de Sukhavati, seraitinspirée du paradis lumineux d'Ahura Mazda66. Disons-le nettement,il s'agit là d'a priori démentis par les progrès récents des études ira-niennes. Ayant traité récemment des influences iraniennes — que j'es-time minimes — sur la langue, les croyances et l'art du Gandhara67, je

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me bornerai ici à étudier la possibilité d'une influence ou d'un substratiranien dans la naissance et le développement des croyances liées àAmitabha.

Un enseignement proclamant que la renaissance dans la Sukhavatid'Amitabha est le bien le plus désirable qui soit et donnant -au moins enapparence -à tout croyant l'espérance de l'obtenir dès après sa mort pa-raît à beaucoup en contradiction avec les enseignements fondamentauxdu bouddhisme et surtout du bouddhisme ancien. Il faut donc expliquersa soudaine apparition. L'histoire de l'Inde ayant été marquée d'inva-sions venues par le nord-ouest, à partir de ou à travers l'Iran68, si l'onvoulait trouver à la notion de Sukhavati des origines extra-indiennes, ilétait normal de les chercher dans le nord-ouest, terre de passage et d'in-

les bodhisattva sont innombrables. Il est de très haute et très exceptionnelle origine (troi-sième fils de Zarathustra) alors que chacun de nous peut et doit devenir un bodhisattva. Ilapparaît en contexte apocalyptique de fin du monde alors que l'œuvre de compassion desbodhisattva s'exerce de façon permanente. Il est alors à la fois roi et prêtre. Il n'est l'objetd'aucune dévotion des hommes actuels et ne vient jamais à leur secours. La différenceavec Maitreya, et plus encore avec le bodhisattva sauveur par excellence, Avalokitesvara,est considérable» (Fussman 1994, 37).

Ceci vaut toujours si on se borne à utiliser les données de l'Avesta récent, en grosd'époque achéménide et donc relativement proche du bouddhisme ancien. Mais on se doitd'être maintenant plus précis car à partir de 1992 sont parues des études très importantes(Pirart, Hintze, Humbach, Kellens) qui obligent à distinguer entre Avesta ancien etAvesta récent. Kellens 1998a, 752-757, que je suis ici, permet de se faire une idée del'importance et des enjeux de la controverse. La traduction de Saosiia∞t par «Sauveur»est une approximation en partie fondée sur une fausse étymologie. Le mot signifierait lit-téralement «celui qui va ou veut gonfler». Serait saosiia∞t «tout homme qui, par sa parti-cipation au rituel exact, obtient d'abord de survivre dans le paradis, ensuite d'en surgircomme héros de la fin des temps. De tels hommes, il y en a eu, il y en a, il y en aura».L'un des saosiia∞t jouit d'un prestige particulier dans l'Avesta récent: c'est le filslointainement posthume de Zaraqustra, peut-être même dans l'Avesta ancien Zaraqustralui-même, le héros final qui «brise l'obstacle» (v¢r¢‡rajan, skt v®trahan-) et débarrasseraà jamais l'univers du parti de la Tromperie et du Mensonge. A ce que je sache, les bodhi-sattva ne sont ni fils de prophète ni combattants d'une fin du monde. La dimension ri-tuelle et eschatologique, essentielle dans l'Avesta ancien et dans l'Avesta récent, manquetout à fait dans le bouddhisme. Expliquer le concept de bodhisattva par l'influence duconcept de saosiia∞t, c'est donc expliquer un concept clair et logique à l'intérieur dubouddhisme par un concept beaucoup plus obscur et relevant d'une vision du mondeétrangère à l'Inde.

68 L'Iran dont je parle ici est bien évidemment l'Iran culturel, linguistique ou religieux(mazdéen). Il déborde largement les frontières de l'actuelle République Iranienne et en-globe une grande partie de l'Asie centrale.

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novation69, et dans l'Iran voisin. Or l'Iran est à l'ouest de l'Inde, commela Sukhavati. Avant l'arrivée de l'Islam, sa religion était un quasi-mono-théisme où une divinité de lumière, Ahura Mazda, lutte avec l'aide deshommes pieux contre les forces de l'ombre et du mal70. L'Iran connaît(ou connut) aussi une autre divinité suprême, appelée «Temps infini»,Zurvan akarana. Le parallèle Ahura Mazda-Zurvan akarana/Amitabha-Amitayus est décidément tentant. Il l'est d'autant plus que le culted'Amitabha s'est constitué pendant les deux premiers siècles de notreère, quand l'Inde du nord-ouest tout entière et une part importante del'Inde gangétique étaient au pouvoir d'envahisseurs iraniens, Sakas etKouchans. Certains Sakas étaient venus par le Pamir, où le mot AhuraMazda sert aujourd'hui encore à désigner le soleil71. Les Kouchans affi-chaient sur leurs monnaies à la fois l'image de dieux iraniens, dont celled'Ahura Mazda, et celle du buddha, et les textes chinois ont conservé lesouvenir du patronage que leur plus grand souverain, KaniÒka, aurait ac-cordé au bouddhisme. La représentation anthropomorphique du dieu So-leil (Surya) qui apparaît à cette époque et va perdurer plusieurs sièclesest le témoignage indéniable de l'influence que l'Iran a pu alors exercersur les religions indiennes les mieux établies. L'Indien Surya porte eneffet le costume des nomades iraniens, souvent dit costume kouchan carles souverains kouchans le portent sur leurs monnaies jusqu'à la fin dela dynastie: une tunique, des pantalons, des bottes72. Il y a là un faisceaude présomptions qui rendent l'hypothèse iranienne extrêmement sédui-sante.

Malheureusement ces présomptions sont très souvent des approxima-tions. Pour un Indien, surtout un Indien du nord-ouest, l'Iran n'est pas à

69 L'une de ces innovations que son apparence même dénonce comme d'origine étran-gère est l'art gréco-bouddhique. La querelle sur les origines de l'«amidisme» indien res-semble beaucoup à la querelle sur les origines de l'image humaine du Buddha et, plus lar-gement, sur l'origine des représentations anthropomorphiques dans l'art religieux indien.Ce sont souvent les mêmes savants qui y ont pris part.

70 On peut mesurer la popularité de l'équation Ahura Mazda = lumière, qui n'est pastout à fait fausse, au fait qu'Ahura Mazda devint le parrain d'une marque de lampes élec-triques, les lampes Mazda.

71 Yidgha et munji ormozd. En khotanais, traditionnellement appelé saka, «soleil» sedisait *urmazde, écrit urmaysde (Bailey, 1958, 134).

72 Sur les cultes indiens du soleil, voir en dernier lieu, avec la bibliographie récente,Chenet 1993 et Panaino 1996.

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l'ouest, mais au nord. L'Iran ne situe pas à l'ouest son Paradis, ni toutautre lieu qui pourrait lui être assimilé. Les merveilleux vergers et leseaux parfumées de la plane Sukhavati n'évoquent guère les paysages del'Iran, ni même ses oasis. Babur, il est vrai, préférait Caboul et Sa-marcande à la riche plaine indienne, mais il n'était pas né en Inde. Lespopulations iraniennes ou centrasiatiques qui se sont établies en Inden'ont jamais entrepris de revenir dans les arides espaces et les rocaillesqu'elles avaient quittés.

Le parallélisme religieux est lui aussi incertain. Ohrmazd (AhuraMazda) est, semble-t-il, issu du très mystérieux Zurvan akarana alorsqu'Amitabha et Amitayus sont un seul et même personnage. «Tempsinfini» et «Vie infinie» (Amitayus) sont des concepts qui ne se recou-vrent pas entièrement. L'amour de la lumière n'est pas une exclusivitéiranienne. La plupart des religions, sinon toutes, font séjourner les dieuxdans la lumière et leur attribuent l'immortalité. C'est particulièrementvrai des religions indo-européennes et donc des religions de l'Iran an-cien et de l'Inde ancienne. Les dieux indiens sont immortels, sauf dansle bouddhisme qui les dévalue. Ils n'ont pas d'ombre. Ils comptent enleur sein Surya et Agni, le Soleil et le Feu. La lumière et le feu sont lessymboles de la pureté; l'obscurité, les ténèbres et les nuages ceux dumal et de l'ignorance. Il me paraît inutile d'insister après tant d'autressur ces concepts fondamentaux des religions indiennes73. Mais puisquecet article est consacré au bouddhisme, il me faut bien rappeler en quel-ques phrases que le buddha, bien que n'étant pas un dieu, participe dèsles textes les plus anciens de leur caractère lumineux. D'abord dans desmétaphores tellement fréquentes que ce sont de véritables clichés: lebuddha est le flambeau (aloka) qui disperse (tamo-nuda) les ténèbres(tamas, andhakara) de l'ignorance. Il a commencé sa carrière dans untrès lointain passé, à l'époque du buddha «faiseur de lumière» (Dipaµ-

73 Je renvoie ceux qui auraient besoin de références plus précises à l'excellente intro-duction de l'article consacré par F. Chenet aux adorateurs indiens du Soleil, les Sauras(Chenet 1993, 325-338). La controverse sur l'origine des Sauras est analogue à celle surles origines d'Amitabha, à cette différence près, fondamentale, qu'on dispose d'indicespositifs: le costume iranien de Surya (supra) et des textes. Des Pura∞a tardifs attestent eneffet l'existence d'une prêtrise que son nom dénonce comme iranienne, les Magas venusdu Sakadvipa. Le rôle de cette prêtrise semble bien avoir été de renforcement plus qued'initiation (Chenet 1993, 359-372).

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kara). Ses insignes qualités lui donnent un corps d'une pureté et d'uneflamboyance (tejas) telles que, comme les astres ou de très grands ascè-tes (tapasa, tapasvin), il peut littéralement émettre des flammes74. Cettelumière (tejas) n'est pas due à l'ascèse, mais au fait que par sa conduitedans d'innombrables existences antérieures, il va bientôt atteindre, ou ila atteint, la bodhi qui a fait de lui un être supérieur aux dieux (atideva).Ce concept apparaît dans des descriptions stéréotypées de la personne dubuddha: dvatriµsata mahapuruÒalakÒa∞aiÌ samalaµk®taµ asityanu-vyañjanair virajitagatraµ vyamaprabhalaµk®taµ suryasahasratire-kaprabhaµ jangamam iva ratnaparvatam «parfaitement orné des trente-deux marques du grand homme, le corps illuminé des quatre-vingts mar-ques secondaires, paré de lumière sur une toise, d'une lumière surpas-sant celle de mille soleils, comme une montagne de joyaux qui marche-rait»75. Sur les statues et les peintures, le nimbe, la mandorle ou lesflammes issant des épaules tentent de donner une (pauvre) idée de cetéclat lumineux76. La même conception inspire des clichés que l'on re-trouve dans tous les textes bouddhiques en sanskrit, bien au-delà dumahayana. Elle inspire les noms parlants de nombreux buddha et bodhi-sattva, pour ne prendre qu'un exemple dans la longue liste de Mvu I,136-141, ceux de Vidyutprabha, Amitatejas, Prabhaµkara, Diptatejas,Bahuprabha, Svatejadipta etc. («Éclat d'éclair», «Splendeur infinie»,«Faiseur d'éclat», «Fulgurescence flamboyante», «Abondant éclat»,«Flamboyant par sa seule fulgurescence»). Elle se retrouve dans l'imagetrès fréquente du buddha éclairant le monde, par exemple avant de faireune prédiction, lorsque des rayons sortant de son visage ou de sa bouche(mukhat) pénètrent l'univers tout entier, jusqu'au plus profond des en-fers, jusqu'au plus sublime des cieux77. Il ne servirait à rien de multiplierles exemples. Comme l'avait bien vu E. Senart, la métaphore solaire est

74 Selon Sn 686, 4, le futur buddha, au moment de sa dernière naissance, était«comme une flamme…, comme le soleil libéré des nuages à l'automne» (sikhim ivaprajjalantaµ…, suriyan tapantam saradariv'abbhamuttaµ). La métaphore et le phéno-mène physique sont inséparablement liés.

75 Nombreuses références sanskrites dans Edgerton, BHSD, s.v. vyama-prabha. Enpali: Mil 75.

76 Pour plus de nuances, Fussman 1994, 34-35.77 Par exemple Divy XI, 136, 138. Sur l'éclat réel et apparent des buddha, voir aussi

Lamotte 1944-1980, I, 442-456, et spécialement 455-456.

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dès l'origine présente dans la légende du buddha. Le buddha très hu-main des textes les plus anciens était un personnage ambigu. Supérieuraux dieux par ses mérites, par sa parfaite compréhension des choses(bodhi), tellement supérieur à eux qu'il en était radicalement différent, illeur ressemblait pourtant par ses qualités supra-humaines: pouvoirs mer-veilleux (siddhi, iddhi), effulgescence interne (tejas), capacité à choisirle moment de sa mort, c'est-à-dire possible immortalité. La tentationétait grande de pousser jusqu'à l'hyperbole ces qualités supra-humainesafin d'en faire en tout, les philosophes diront: en apparence, un atideva.L'éclat infini d'Amitabha, son infinie durée de vie sont la conséquencelogique de la complète transformation du buddha en «super-dieu». Pointn'est besoin d'invoquer l'influence de l'Iran pour cela. Il suffit de mettreau superlatif les épithètes classiques des dieux telles qu'on les lit, parexemple, dans ces deux passages du Mvu:

AyuÒman Mahamaudgalyayano ‘bhikÒ∞aµ trayastriµseÒu deveÒu carikaµgacchati/ tatra pasyati trayastriµsaµ devaµ k®tapu∞yaµ mahesakhyaµdirghayuÒkaµ balavantaµ sukhabahulaµ labhi divyasyayuÒaÌ balasyasukhasya esvarasya parivarasya divyanaµ rupanaµ sabdanaµ gandha-naµ rasanaµ sparsanaµ vastrabharanaµ kamagu∞anaµ svayaµprabhaantarikÒecara sukhasthayino yenakamaµgama … (Mvu, I, 31, 16-17 et32, 1-3)

«Le vénérable Mahamaudgalyayana constamment se rend chez les dieux.Il y voit les dieux Trente-trois remplis de mérite, nobles, à la longue vie,puissants, pleins de bonheur, possesseurs d'une durée de vie, d'une force,d'une béatitude, d'une puissance, d'une cour qui sont celles des dieux, <as-surés> d'un corps, de sons, de parfums, de saveurs, de sensations tactiles,de vêtements, d'ornements, de plaisirs des sens qui sont ceux des dieux,naturellement lumineux, se déplaçant dans le ciel, perpétuellement heu-reux, allant à leur gré…»

AyuÒman Mahamaudgalyayano ‘bhikÒ∞aµ yamatuÒitanirma∞aratiparanir-mitavasavartibrahmakayika yava suddhavasaµ devaµ carikaµ gacchati/so pasyati suddhavasakayikaµ deva k®tapu∞ya mahesakhyaµ dirghayuÒ-kaµ var∞avantaµ sukhabahulaµ svayaµprabha antarikÒavacara priti-bhakÒa sukhasthayino yenakamaµgama ….(Mvu, I, 33, 3-6)

«Le vénérable Mahamaudgalyayana constamment se rend chez les dieuxYama, TuÒita etc.. Il voit les dieux au pur séjour remplis de mérite, nobles,à la longue vie, à la belle complexion, pleins de bonheur, naturellement lu-mineux, se déplaçant dans le ciel, réjouis, perpétuellement heureux, allant àleur gré…»

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Comment ne pas appeler ce séjour des dieux heureux (sukhasthayin)une Sukhavati? Le terme sukha fait cependant problème. Il a toujoursfait problème pour les bouddhistes de quelqu'obédience qu'ils soient78.Dans une doctrine qui pose en principe que toute chose est imperma-nente et que l'impermanence est source de douleur (duÌkha), qui ensei-gne donc que le plaisir (sukha) est douleur, même pour les dieux, parcequ'il ne dure pas, peut-il y exister du plaisir qui ne soit pas source dedouleur? Peut-il exister une Sukhavati qui ne soit pas source de douleursi un jour on doit la quitter, ou simplement parce qu'elle nous sépare del'obtention de la bodhi et du nirva∞a? «Les Aryas se font de l'existencedans le ciel le plus sublime (bhavagra) une idée plus pénible que lesfous de l'existence dans le plus effroyable enfer (avici)». L'Abhidharmafournit deux réponses. La première est que seuls les dharma condition-nés (saµsk®ta) impurs (sasrava) sont douloureux; or la Sukhavati necontient rien d'impur. La seconde est que le chemin vers la libérationn'est pas douloureux parce qu'il produit la destruction de toutes les dou-leurs de la naissance; or la Sukhavati est une étape décisive vers cettelibération. L'espérance humaine fournit la troisième réponse: le séjourdans la Sukhavati ne peut être douloureux car il ne prendra pas fin.

C'est cette troisième réponse qui apparaît peu orthodoxe, sauf si l'onfait jouer — ce ne serait pas nécessairement une pirouette — la casuisti-que de l'upaya-kausalya et la notion de vérité de convention79. Mais il

78 Je me permets de renvoyer, pour tout le développement qui va suivre, à Abhidh-k(VP) tome IV, 125-136 (= chapitre VI, 3). Un passage de L-Sukh (36, 20-22) paraît être eneffet une allusion à ce texte, ou à un texte de même contenu: sarvaso duÌkhasabdo nasti;aduÌkhasukhavedanasabdo'pi tavad Ananda tatra nasti; kutaÌ punar duÌkhaµ duÌkha-sabdo va bhaviÒyati, «<dans la Sukhavati> le mot duÌkha n'existe pas du tout. Il n'y amême pas de mot pour désigner la sensation ni désagréable ni agréable. A plus forte rai-son la douleur ou le mot douleur». Ce passage ne se comprend que par référence àAbhidh-k (VP) IV, 125-126: «Tous les conditionnés impurs sans exception sont douleur:les agréables sont douloureux parce que sujets à transformation; les désagréables, parceque douloureux en soi; les ni-désagréables-ni-agréables, parce que conditionnés…La sen-sation ni-désagréable-ni-agréable est douloureuse parce qu'elle est ordonnée par les cau-ses (pratyayabhisaµskara∞at) (saµskaraduÌkhata), comme dit le Sutra «Ce qui est im-permanent est douloureux.»

79 Ce concept est évoqué dans L-Sukh 11, 10-11: anyatra nama-saµketa-saµv®ti-vyavahara-matra. Sur son application à l'audition du nom des buddha, voir Lamotte1944-1980, I, 2349-2350.

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faut bien avouer que pour qui n'est pas au fait des finesses de la scolas-tique bouddhique, la Sukhavati d'Amitabha, où le croyant peut espérerséjourner sans limitation de temps autre que sa propre volonté80, ressem-ble beaucoup à ce que les Occidentaux appellent un Paradis. L'impres-sion est renforcée lorsqu'en apparence il suffit de peu d'efforts pour yrenaître, alors que la voie des bodhisattva est normalement longue et dif-ficile (duÒkara-carya), et lorqu'Amitabha et son cortège se transformenten dieux psychopompes venant chercher ce qu'il faut bien appeler l'âmedu pieux mourant.

«Les êtres ne renaissent pas dans <la Sukhavati> uniquement grâce à uneracine de bien inférieure (navaramatrake∞a kusalamulena). Sariputra, toutfils de famille, ou fille de famille, qui entendra le nom de ce bienheureuxtathagata Vie-Infinie, qui, l'ayant entendu, le mettra dans son esprit(manasikariÒyati) pendant un jour, ou deux, trois, quatre, cinq, six, septjours, le mettra dans son esprit d'une pensée sans distraction (avikÒiptacittomanasikariÒyati), lorsque ce fils de famille, ou cette fille de famille,mourra, ce tathagata Vie-infinie, entouré de sa communauté d'auditeurs,escorté d'une multitude de bodhisattva, se tiendra devant lui au moment desa mort. Il mourra la pensée libre de méprise (aviparyastacitta). Après samort il renaîtra <dans la Sukhavati; C'est pourquoi…> un fils de famille,ou fille de famille, doit faire avec respect un voeu en sa pensée(cittapra∞idhanam) à l'endroit de ce champ de buddha81».

La croyance à l'existence d'un Paradis de lumière dans les cieux et dedieux psychopompes n'est pas indo-européenne. A Rome, en Grèce, enIran ancien82 peut-être, le séjour des morts est un endroit souterrain,sombre, froid, et guère désirable. L'Inde massivement convertie à ladoctrine du cercle sans fin des renaissances n'offre aux ancêtres (pit®)qu'un séjour provisoire et bien peu enviable. Ce n'est donc pas là qu'ilfaut chercher l'origine de la Sukhavati conçue comme Paradis.

80 Vœu 21 de Dharmakara, L-Sukh 14, 14-22. Voir infra, p. 574 et n. 109.81 S-Sukh 96, 9-21 dans la traduction attribuée à J. May (Ducor 1998, 145-146). Cette

traduction ne me satisfaisant pas, et me paraissant même faire contresens, je la reprendsplus bas (p. 566). Les voeux 18 et 19 de Dharmakara (L-Sukh, 13, 21-27 et 14, 1-8) sont,avec des nuances importantes, l'équivalent de ce passage. Le vœu 19 de Dharmakara ex-clut du bénéfice de ce vœu les auteurs de péchés à rétribution immédiate (sthapayi-tvanantaryakarinaÌ). La littérature chinoise ultérieure les en fait bénéficier: la compas-sion de Dharmakara est sans limites.

82 Sur le vara de Yima, voir maintenant Kellens 1995, 48-49.

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Un texte pehlevi, Le Livre d'Arda Viraz (Gignoux 1984), semble four-nir la solution. Il s'agit d'un livre tardif (IX-XIe siècles), dont beaucoupd'auteurs se sont demandé s'il nous livrait une vision fidèle, non-biaisée,non-sectaire, des conceptions mazdéennes sur l'au-delà. La comparaisonavec les inscriptions de Kirdir (Gignoux 1991) montre pourtant que LeLivre d'Arda Viraz s'accorde avec elles sur l'essentiel (Gignoux 1984,13-19). Or Kirdir dont la très longue carrière nous est bien connue et quifut chef des mages (mowbed) sous Vahram II (276-293) peut passer pourle représentant même de l'orthodoxie mazdéenne. Il était le conseiller dusouverain à une époque où l'Inde du nord-ouest était sous le contrôle del'Iran sassanide et au moment où fut élaborée la version finale des textesde Sukh. L'Arda Viraz Namag est donc une source particulièrement inté-ressante. C'est même la seule source, en tout cas la seule qui donne unexposé un peu détaillé de la conceptions mazdéenne du Paradis à l'épo-que sassanide83. Pour la comprendre, il faut savoir que l'homme se com-pose de deux parts, matérielle et immatérielle. La part immatérielle secompose de cinq «âmes», dont deux impérissables, avestique (u)ruvanet daena, pehlevi ruvan et den.

Arda Viraz raconte ce qu'il aurait vu après un voyage dans l'au-delàde type chamanique: «Et l'âme de Viraz s'en alla hors du corps vers le“Pic de la Loi” [et] le pont Cinvad. Et le septième jour elle revint et pé-nétra dans le corps…Viraz se lève…Et ils firent venir un scribe instruitet sage, et il s'assit devant [lui]. Et tout ce que dit Viraz fut écrit exacte-ment, clairement et en détail.» Viraz fut accueilli par les dieux Sros etAdur et il vit les trépassés, justes et méchants, dont il nous décrit le des-tin. Le ruvan du mort est accueilli par sa propre den. La den du juste al'apparence d'une belle jeune fille, belle en proportion de la beauté desactions du mort84. La rencontre a des connotations érotiques certaines.Guidée par sa den, l'âme du juste passe le pont Cinvad, large pour lesjustes, étroit pour les méchants. Elle est pesée dans une balance par ledieu Rasn. Les méchants vont en enfer, les justes au paradis, défini

83 La source primaire est évidemment l'Hadoxt Nask 2 de l'Avesta récent. C'est untexte difficile, beaucoup moins détaillé que Le livre d'Arda Viraz, mais qui ne le contrediten rien. Commentaire et traduction dans Kellens 1995.

84 Les bonnes actions correspondent «aux bonnes pensées, aux bonnes paroles, auxbonnes actions, à la <pratique de la> bonne religion» et à la pratique du sacrifice àOhrmazd (Ahura Mazda).

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85 Dans la Sukhavati aussi, mais elles sont moins importantes, et attestées seulementpar L-Sukh, 57 et 58 (lotus ouverts ou fermés).

comme «lumière, bien-être, tranquillité, largesse, agrément, contente-ment, bonheur, joie», parfum. Mais il y a des gradations dans le paradis,quatre étages en quelque sorte, mais disposés à l'horizontale. Viraz voitd'abord les justes qui n'ont pas sacrifié et n'ont pas exercé la royauté etle commandement, puis les justes qui n'ont pas sacrifié <et ont exercé laroyauté et le commandement>, les justes qui ont exercé la royauté et lecommandement, et enfin le «Garodman lumineux au bien-être total»,«lieu pur et lumineux» où se trouve un lac d'eau bleue. Arda Viraz y vit«les âmes des généreux qui s'en allaient rayonnantes…dans une lumièretotale» en présence du feu d'Ohrmazd, de nombreux dieux, saints et pro-phètes. Ces âmes portaient un vêtement correspondant à leur conditionhumaine. Les épouses vertueuses un vêtement orné d'or, d'argent et dejoyaux, les guerriers dans «l'armure des héros, en or complété de pierre-ries», les cultivateurs «sur un trône splendide et dans un vêtement étin-celant et brillant» etc. «Et je vis l'existence supérieure des justes, lumi-neuse, bien-être total, largesse, et les nombreuses fleurs odoriférantestoutes ornées, toutes fleuries et splendides, toutes <lumineuses>, et lajoie totale et le bonheur total dont personne ne connaîtra la satiété.»

Les analogies avec la Sukhavati sont indéniablement nombreuses. El-les portent surtout sur la lumière et la beauté. On peut y ajouter que ceséjour n'est pas éternel. A la fin des temps les justes participeront auxcôtés d'Ohrmazd à la grande bataille contre les forces du mal. La paradismazdéen correspondrait ainsi à une Sukhavati peuplée de bodhisattvan'ayant pas abandonné leur intention de libérer définitivement tous lesêtres. Les différences aussi sont importantes. Ohrmazd ne vient pas ac-cueillir le juste à sa mort. Il y a un jugement des âmes. Il y a des grada-tions dans les récompenses85. Les âmes gardent une certaine individua-lité en raison de leur existence passée, peut-être même sont-ellessexuées. Selon qu'on privilégiera les similitudes ou les différences, onconcluera ou non à la possibilité d'une influence des conceptions maz-déennes sur le bouddhisme de la Sukhavati. Ce choix est affaire de sen-sibilité personnelle plus que de raisonnement.

Il faut aussi garder à l'esprit que rien ne nous assure que le maz-déisme de Kirdir et du Livre d'Arda Viraz ait été celui que les Indiens,

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ou les Indiens du nord-ouest, ont connu. Comme toute religion, le maz-déisme a en effet évolué au cours des temps et selon les lieux. Je n'en-treprendrai pas ici d'en faire la démonstration, complexe parce quel'Avesta est un texte difficile et incomplet: c'est la combinaison savante(occidentale) de deux anthologies liturgiques constituées avant l'époquesassanide et mises par écrit au plus tôt vers le milieu du VIIe siècle den.è. (Kellens 1998). Complexe aussi parce que l'on manque de donnéespour les pays iraniens les plus proches de l'Inde: Sogdiane, Bactriane,Séistan. Complexe parce que le peuplement des régions de contact(Caboul et les hautes vallées de l'Hindou-Kouch) ne fut jamais homo-gène, encore moins homogène qu'au nord de l'Hindou-Kouch. Com-plexe enfin parce que nous ne savons rien des croyances des nomadesiranisés, et que nous ne savons pas à quelle de leurs ethnies attribuerleurs tombes. Au nord de l'Hindou-Kouch, les rites funéraires sont ana-logues à ceux prescrits par les textes pehlevis, mais avec des variantesrégionales et temporelles très importantes (Grenet 1984). Les dieux ira-niens de la Sogdiane correspondent pour l'essentiel aux dieux iraniensde l'Avesta, mais ils portent parfois d'autres noms et leur hiérarchiesemble différente. Les dieux protecteurs des souverains Kouchans por-tent le même nom que les dieux de l'Avesta, mais l'ordre hiérarchiqueest fort différent: Ahura Mazda apparaît seulement en troisième posi-tion, après deux divinités féminines, et les temples dynastiques ne luisont pas dédiés (Fussman 1998, 585-591). Même si l'on suppose, ce quime paraît très vraisemblable, que les peuples de la frontière indo-ira-nienne et les nomades iraniens qui s'assurèrent le contrôle de l'Inde auxdeux premiers siècles de notre ère se faisaient de l'au-delà une concep-tion qui n'était pas en contradiction avec celles du Livre d'Arda Viraz,on ne peut penser qu'ils partageaient ses vues en tous points. L'eussent-ils fait que cela ne permettrait pas de rechercher l'origine du concept deSukhavati au Gandhara: Sakas et Kouchans ont administré pendant unsiècle au moins toute l'Inde du Nord, y compris les actuelles provincesdu Madhya Pradesh (Avanti) et du Gujarat (SuraÒ†ra), et les influentsBrahmanes Maga, d'origine certainement iranienne, y étaient aussi soli-dement établis86.

86 Supra, p. 554. Le célèbre astronome Varahamihira, fils d'Adityadasa, dont le nomest partiellement iranien, était un brahmane Maga d'Ujjain.

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Il faut ajouter que Ph. Gignoux, auquel on doit l'édition du Livred'Arda Viraz et des inscriptions de Kirdir, a trouvé dans les récits con-temporains de chamanes tibétains des analogies étonnantes (Gignoux1990)87. Celles-ci ne portent pas sur le monde des justes, qui n'est pasdécrit, mais sur la technique du voyage chamanique dans l'au-delà et ladescription des enfers. Certaines concernent des détails trop précis pourqu'on puisse les considérer comme des banalités ou le résultat de coïnci-dences. On est ainsi forcé de se poser la question: influence de l'Iranmazdéen sur les croyances populaires du Tibet ou substrat commun?Quelle que soit la réponse, on ne peut exclure que des habitants du Tibetpré-bouddhique et des hautes vallées himalayennes aient cru en l'exis-tence d'un monde des justes analogue à celui décrit par Arda Viraz. Jen'attache pas beaucoup de poids à cette hypothèse, mais elle interditd'affirmer que les similitudes constatées entre la description duGarodman mazdéen et la Sukhavati contraignent à chercher dans le seulnord-ouest l'origine du culte d'Amitabha.

Soucieux de compliquer les choses, j'ajouterai enfin que la visiond'Arda Viraz comporte beaucoup d'éléments de date indo-iranienne, quel'on retrouve très diffus et très incertains dans le ¤g-Veda, beaucoupmieux dans les Pura∞a: jugement de l'âme, pesée de l'âme dans unebalance, paradis lumineux et doré (Renou et Filliozat, 1947, 553-554).La généralisation de la doctrine du saµsara a fait de ce paradis un séjourprovisoire et même bref: l'âme ensuite se réincarne. Il n'en reste pasmoins que l'Inde a connu le motif du paradis. Il était si populairequ'Asoka, dans ses inscriptions, ne promet pas au juste le nirva∞a. Il luipromet le svarga, le ciel, le séjour des dieux de lumière dont le corps nefait pas d'ombre et dont les guirlandes ne se fânent jamais.

Une analyse rigoureuse de la conception du paradis qui s'exprimedans les Sukh ne permet donc pas de choisir entre l'explication par l'in-fluence étrangère et l'explication par résurgence de conceptions indien-nes ou himalayennes que le développement de la doctrine du saµsaran'a jamais fait complètement disparaître. Elle ne permet pas davantaged'assigner aux Sukh une origine géographique précise.

**87 Ce sont en fait des récits de «chamanesses» du Bhoutan oriental recueillis par F.

Pommaret (Pommaret 1989).

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Dans son bel article de 1977, G. Schopen cite toute une série de textesoù la renaissance dans la Sukhavati est conçue comme «a generalizedreligious reward or goal disassociated from the cult of Amitabha andtherefore open to virtually any member of the Mahayana community as awhole» (Schopen 1977, 201). C'est une superbe découverte et qui, mesemble-t-il, ne souffre aucune contestation. Il montre aussi que pour lesauteurs du Samadhiraja et du Bhadracaripra∞idhana, la Sukhavati étaitconçue comme une étape dans la carrière du bodhisattva (bodhisat-tvabhumi), probablement la dernière ou l'avant-dernière (ibid., 189-194).La démonstration est là plus difficile à faire parce que le système desbodhisattvabhumi ne se confond pas avec celui des buddhakÒetra, labodhisattvabhumi étant une étape dans une progression spirituelle, lebuddhakÒetra un univers parmi un nombre infini d'autres univers. Maison admettra volontiers que la combinaison d'un système de progressionspirituelle des bodhisattva et d'un système de buddhakÒetra hiérarchisésdont les Sukh portent témoignage pouvait inciter à confondre la dernièreétape de la carrière des bodhisattva et la terre de merveilles où ils renais-sent pour l'accomplir. L'ambiguïté du vocabulaire métaphorique em-ployé (bhumi, kÒetra) n'est sans doute pas accidentelle. Le fait que lestextes mahayaniques ne s'accordent ni sur le nom des bhumi, ni sur leurcaractérisation, ni sur leur hiérarchie relative, et l'impossibilité de savoirsi les rédacteurs des Sukh se référaient à un des systèmes attestés ou à unsystème qui leur fût propre, rendent également la discussion difficile88.On admettra ici, pour les besoins de la démonstration, que la confusionentre un champ de buddha uniquement peuplé de bodhisattva très avan-cés sur le chemin qui mène à la bodhi et une bodhisattvabhumi soit pos-sible.

Une relecture des citations réunies par G. Schopen montre que lesdeux textes en question (Samadh et Bhad) ne sont pas isolés. La gathade l'Ajitasena citée p. 180, sukhavatim gacchati buddhakÒetraµ/ pary-ankabaddho sada bodhisattvo, se traduit: «Il va dans le champ debuddha S., il y est toujours un bodhisattva assis jambes croisées». Ou, sil'on accepte la correction qu'il propose (sa (ca) bodhisattvo), «et il y estun bodhisattva assis jambes croisées». Le passage du Kara∞∂avyuha

88 Sur tout ceci, voir Enc. Bud. s.v. bhumi et Lamotte 1944-1980, V, 2375-2445.

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cité p. 183 doit se comprendre au pied de la lettre: ceux qui ont méritépar leurs actes passés d'entendre ce kara∞∂avyuhaµ mahayanasutraµratnarajaµ ne sont pas n'importe qui (p®thagjanaÌ); ce sont des bodhi-sattva irréversibles (avaivartika bodhisattva iva draÒ†avyaÌ)89 qui renaî-tront dans la Sukhavati. Cette constatation signifie que dans nombre detextes, la Sukhavati n'était pas présentée comme un paradis aisémentaccessible à tous, mais comme une étape localisée de la carrière des bo-dhisattva, accessible à tous certes, mais après de longs efforts. G. Scho-pen suggère qu'il pourrait en être de même dans les Sukh puisqu'il de-mande que l'on procède «à une étude détaillée de la conception du bo-dhisattva et de la place de la Sukhavati dans sa carrière dans celle-ci»(p. 189). Il n'est pas de ma compétence de procéder à cette étude, maisune lecture attentive des textes montre la justesse du point de vue ex-primé par G. Schopen.

La briéveté de S-Sukh permet d'entrer dans le détail. Il y a, à ma con-naissance, deux passages seulement qui permettent de penser que laSukhavati n'est pas réservée aux bodhisattva. Le premier, qui mentionnedes hommes (manuÒya∞aµ), se trouve en S-Sukh 95, 14-16 = §8. kenakara∞ena sa tathagato ‘mitayur namocyate/ tasya…tathagatasya teÒaµca manuÒya∞aµ aparimitaµ ayuÌprama∞aµ/ «Pour quelle raison letathagata est-il appelé «Vie-infinie»? <Parce que>… la durée de vie dece tathagata et de ces hommes est infinie». TeÒaµ ca manuÒya∞aµ estd'une insigne maladresse: il répond à une question qui n'est pas posée eton ne sait pas de quels hommes il s'agit. Aussi les traducteurs modernes,s'inspirant de Kumarajiva90, s'en tirent-ils par un ajout qu'ils ne com-mentent pas: «that tathagata's life and of the human beings in thatbuddha-field» (Gómez 1996, 19, qui ne signale pas l'ajout); «la vie dece tathagata et des hommes [qui habitent son univers]» (Ducor 1998,144). Ducor indique aussi que l'élément de phrase incompréhensibleteÒaµ ca manuÒya∞aµ n'est pas traduit en tibétain, soit qu'il ne se trou-vât pas dans le texte sanskrit utilisé par les traducteurs tibétains, soit

89 On pourrait accentuer le sens de ce texte en lisant eva pour iva. Mais ce n'est pasnécessaire. Dans ce cas la comparaison implique équation.

90 Je remercie Mme KUO Liying d'avoir bien voulu vérifier ce point. La phrase deKumarajiva pourrait se traduire en français «la durée de vie de ce tathagata et de sonpeuple est infinie».

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qu'il ait été considéré comme interpolé ou incompréhensible. J'ai beau-coup de respect pour les traducteurs indo-tibétains.

Le deuxième passage, immédiatement consécutif, indique qu'Ami-tabha est accompagné d'une «communauté de sravaka dont il n'est pasfacile de dire la mesure, <tous> de purs arhant». (sravakasangho yeÒaµna sukaraµ prama∞am akhyatum suddhanam arhatam, S-Sukh 96, 1-2 =§9). Le passage est douteux, parce que la syntaxe est abrupte (il faudraitsravaka∞aµ), parce qu'il répond à une question qui n'a pas été posée, etparce qu'il s'agit d'un cliché qu'on trouve dans tous les textesmahayaniques. Ces trois raisons ne suffiraient pas à en contester l'au-thenticité si le paragraphe qui suit immédiatement (S-Sukh 96 = §10)n'impliquait que seuls séjournent dans la Sukhavati des bodhisattva par-venus à une étape très avancée de leur carrière. Le voici, en sanskrit91,dans une traduction française moins littérale que celle publiée par Ducor1998, 14592, mais sans doute plus exacte quoique volontairement «dur-cie».

… ye ‘mitayuÒas tathagatasya buddhakÒetre sattva upapannaÌ suddha bod-hisattva avinivartaniya ekajatipratibaddhas teÒaµ… bodhisattvanaµ nasukaraµ prama∞am akhyatuµ…// tatra khalu punaÌ… buddhakÒetresattvaiÌ pra∞idhanaµ kartavyam/ tat kasmad hetoÌ/ yatra hi namatatharupaiÌ satpuruÒaiÌ saha samavadhanaµ bhavati/ …navaramatrake∞akusalamulenamitayuÒas tathagatasya buddhakÒetre sattva upapadyante/yaÌ kascit…kulaputro va kuladuhita va tasya bhagavato ‘mitayuÒastathagatasya namadheyaµ sroÒyati srutva ca manasikariÒyati ekaratraµva dviratraµ va…<yavat> saptaratraµ vavikÒiptacitto manasikariÒyatiyada sa kulaputro va kuladuhita va kalaµ kariÒyati tasya kalakurvataÌ so‘mitayuÌ tathagataÌ sravakasanghapariv®to bodhisattvaga∞apurask®taÌpurataÌ sthasyati so ‘viparyastacittaÌ kalam kariÒyati ca/ sa kalaµ k®tvatasyaivamitayusas tathagatasya buddhakÒetre sukhavatyaµ lokadhatauupapatsyate/ tasmat tarhi… tatra buddhakÒetre cittapra∞idhanaµ karta-vyam//

«Les êtres qui renaissent dans le champ de buddha du tathagata Amitayussont de purs bodhisattva qui ne renonceront pas, dont c'est l'avant-dernièrenaissance…Il n'est pas facile d'en dire le nombre. Il faut faire le voeu so-lennel (pra∞idhana) <d'atteindre> ce champ de buddha. Pourquoi? Parcequ'on s'y trouve avec des êtres purs (satpuruÒa) semblables <à soi?>. Il

91 La ponctuation est, je crois, de Max Müller.92 Supra, p. 559.

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faut avoir accumulé beaucoup de racines de bien pour renaître dans lechamp de buddha du tathagata Amitayus. Tout fils ou fille de famille quientendra le nom du bienheureux tathagata Amitayus et qui l'ayant entendufixera <sur lui> son esprit pendant une, deux,…sept nuits, <et> fixera sonesprit sans penser à autre chose, quand il mourra, au moment de sa mort, letathagata Amitayus, entouré de la communauté des moines, précédé de latroupe des bodhisattva se tiendra devant lui et il mourra sans avoir changéd'état d'esprit93. Mort, il renaîtra dans le champ de buddha du tathagataAmitayus, dans l'univers Sukhavati… C'est pourquoi on doit faire le voeusolennel <dit bodhi>citta94 <d'atteindre> ce champ de buddha.»

La seule expression qui fasse problème est ici sravakasanghapariv®to,«entouré de la communauté des moines». C'est un cliché qui vient natu-rellement sous la plume ou à la bouche des rédacteurs et des récitateursde ce type de texte. On peut penser qu'il a été employé par inadvertance,presqu'automatiquement, car il est contredit par le reste du texte. Tousles termes techniques employés impliquent en effet que les êtres quiveulent renaître dans la Sukhavati doivent d'abord avoir fait le vœu so-lennel d'atteindre la bodhi et avoir accumulé d'innombrables racines debien. Avinivartaniya et ekajatipratibaddha sont les deux stades les plusélevés dans la carrière à quatre stades des bodhisattva selon les Prajña-paramita (Lamotte 1944-1980, V, 2374). Dans un système où la dixièmebhumi est celle des buddha, la terre sans recul est la huitième bhumi(Lamotte 1944-1980, IV, 1800-1807). Mais avinivartaniya et ekajatipra-tibaddha sont aussi employés ensemble pour désigner des bodhisattvaarrivés au stade le plus élevé (ibid., V, 2238). SatpuruÒa semble se direde bodhisattva, en tout cas d'êtres très proches d'eux en dignité95. Endéfinitive, la clé du passage est l'interprétation que l'on donne de l'ex-

93 On peut faire de aviparyastacittaÌ un synonyme de avikÒiptacittaÌ qu'on lit deuxlignes plus haut. Mais dans ce texte qui privilégie les répétitions plus que les synonymes,on peut aussi comprendre aviparyasta<bodhi>cittaÌ, «sans renoncer à son voeu d'attein-dre la bodhi», donc en étant, au moins à cet instant, avinivartaniya. La nuance est faibledans la mesure où la pensée distraite (vikÒepacitta) est l'une des six pensées mauvaisesque le bodhisattva s'exerce à repousser (Lamotte 1944-1980, V, 2244). Pour un commen-taire «orthodoxe» des effets de l'audition du nom, ibid., V, 2349-2363.

94 Je ne vois pas d'autre moyen de comprendre le curieux composé cittapra∞idhanaµbien que citta entre avec en composition avec bien d'autres mots que bodhi. Que voudraitbien dire «un voeu dans son esprit»?

95 Edgerton, BHSD, s.v. Pu∞yarasmi, le futur Buddha Sakyamuni, est qualifié desatpuruÒa dans le RaÒtrapalaparip®ccha, voir notes 111 et 114.

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pression navaramatrake∞a kusalamulena. Combien de mérites (pu∞ya)doit-on avoir accumulé dans le cours de toutes ses existences pour obte-nir d'entendre le nom d'Amitayus et devenir capable de «fixer son es-prit»? Selon la réponse que l'on donne, la sotériologie des Sukh peutparaître ou très rigoriste, presqu'orthodoxe, ou très laxiste. L'expressionnavaramatrake∞a kusalamulena, littéralement «pas avec une racine debien qui soit seulement petite», étant typiquement une litote, l'interpré-tation rigoriste est la plus vraisemblable. C'est celle de Kumarajiva sij'en crois Gómez 1996, 148 § 18. C'était en tout cas celle de Nagarjuna(Lamotte 1944-1980, V, 2363, § 5.1).

La fin du texte confirme la thèse de G. Schopen. Si on la lit ensanskritiste sans tenir compte des commentaires, on s'aperçoit qu'il y estclairement dit que la Sukhavati est peuplée de bodhisattva, de quelquebuddha qu'ils aient été les dévôts. Après cette déclaration (§10) dubuddha Sakyamuni96, tous les buddha des six points de l'horizon, à com-mencer par AkÒobhya et y compris Amitayus traité comme s'il était unbuddha parmi d'autres97, proclament, chacun dans son champ debuddha, pratiyatha yuyam idam acintyagu∞aparikirtanam sarvabuddha-parigrahaµ nama dharmaparyayam: «Placez votre confiance en cetexte de la Loi, célébration de qualités inconcevables, qui s'appelle Pos-session-de-tous-les-buddhas». Sarvabuddhaparigraha est donc le vraititre de S-Sukh. Celui que l'on trouve aujourd'hui à la fin du texte,Sukhavativyuho nama mahayanasutram est une innovation. Sarvabud-dhaparigraha a dû paraître énigmatique. Il est immédiatement glosé dela façon suivante (S-Sukh 99, 1-11 = §17).

(a)…kena kara∞enayaµ dharmaparyayaÌ sarvabuddhaparigraho namo-cyate/ ye kecit…kulaputra va kuladuhitaro vasya dharmaparyayasyanamadheyaµ sroÒyanti teÒaµ buddhanaµ namadheyaµ dharayiÒyantisarve te buddhaparig®hita bhaviÒyanty avinivartaniyasca bhaviÒyantianuttarayaµ samyaksaµbodhau/ tasmat tarhi…sraddadhadhvaµ prati-yatha makankÒayatha mama ca teÒaµ buddhanaµ bhagavataµ (b) yekecit…kulaputra va kuladuhitaro va tasya bhagavato ‘mitayuÒas tatha-

96 Supra, p. 566.97 Il n'y a rien dans le texte sanskrit qui justifie l'emploi par Gómez 1996, 20 §24 de

la tournure de style «Led by the Tathagata Amitayus», ni les doutes de sa note 9 p. 226,sauf la volonté de ne pas heurter de front l'interprétation traditionnelle (japonaise) dutexte.

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gatasya buddhakÒetre cittapra∞idhanaµ kariÒyanti k®taµ va kurvanti vasarve te ‘vinivartaniya bhaviÒyanty anuttarayaµ samyaksaµbodhau tatraca buddhakÒetra upapatsyanti upapanna vopapadyanti va…//

Comme Jakugen, le savant japonais qui édita S-Sukh en 176798, j'aidivisé le texte en deux parties. Même à la traduction on verra que la pre-mière partie seule répond à la question posée. La seconde partie est unepieuse, sectaire et maladroite répétition s'inspirant du §10 cité plus haut.

«(a) Pourquoi ce texte de la loi est-il appelé Possession-de-tous-les-buddhas? Tous les fils ou filles de famille qui en entendront le nom, quipréserveront le nom de ces buddha bienheureux99, tous seront possédés parles buddha. Ils ne renonceront plus jamais <à atteindre> la suprême, cor-recte et parfaite bodhi. C'est pourquoi ayez foi en moi (Sakyamuni) et ences buddha, accordez-nous votre confiance, ne doutez pas! (b) Les fils etfilles de famille qui feront le voeu solennel <dit bodhi>citta <d'atteindre>le champ de buddha du bienheureux tathagata Amitayus, qui l'ont fait ouqui le font, ne renonceront jamais <à atteindre> la suprême, correcte et par-faite bodhi. Ils renaîtront dans ce champ de buddha, ou y sont renés ou yrenaissent.»

La première partie suffit à elle seule à prouver la justesse de la thèseénoncée par G. Schopen en 1977. Mais que signifient donc exactementparigraha et parig®hita? Énigmatiques aujourd'hui comme hier, ils ontfait l'objet de gloses qui me paraissent peu précises100. Le sens premierde parigrah- est «prendre entièrement, englober», en sanskrit classiquecomme en sanskrit bouddhique. Ainsi les êtres qui se trouvent dans laSukhavati le sont AmitayuÒas tathagatasya purvapra∞idhanadhiÒ†hana-parigrahe∞a, «parce qu'ils ont été englobés autrefois dans le voeu so-lennel et l'héroïque résolution du tathagata Amitayus» (L-Sukh 51, 1).Le sentiment de possession est normalement une tare, d'où le voeu 10 deDharmakara: sacen me bhagavaµs tasmin buddhakÒetre ye sattvaÌpratyajayeraµs teÒaµ kacit parigrahasaµjñotpadyetantasaÌ svasarire'pi, ma tavad aham anuttaraµ samyaksaµbodhim abhisaµbudhyeyaµ,«si certains des êtres qui renaîtront dans mon champ de buddha doiventavoir le sentiment qu'il possèdent <quelque chose>, ne serait-ce que

98 Ducor 1998, 105.99 Ceux des six points de l'univers, nommés immédiatement avant ce passage, et bien

sûr tous les autres.100 Fujita 1970, 213-214. Gómez 1996, 230, notes 10 et 11.

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dans (ou: envers) leur corps, je préfère renoncer à atteindre la suprême,correcte et parfaite bodhi» (L-Sukh 12, 12-15). L'expression réapparaîtau moins deux fois: sarvasas cagaraparigrahasaµjña nasti, dans laSukhavati, «personne n'a le sentiment d'avoir une maison, de posséderquelque chose» (L-Sukh, 40, 9-10); na ca tatra buddhakÒetre sattvanaµkacit parigrahasaµjñasti, «dans ce champ de buddha, personne n'a lesentiment de possession». Elle est ancienne puisque certains textesjainas prescrivent au moine de ne rien posséder personnellement: savvãopariggahão verama∞e, «abstention de toutes possessions» (Oberlies1997, 184 n. 87).

Lorsque celui qui possède est un saint personnage, toute connotationpéjorative disparaît: buddhadharmas ca parig®hitavyaÌ, «il faut acqué-rir les qualités de buddha» (L-Sukh 60, 14); buddhakÒetragu∞alaµ-karavyuhasaµpadaµ parig®hitum, «acquérir la possession de la magni-ficence des ornements et qualités du champ de buddha» (L-Sukh 63, 14-15). Dans le passage difficile où Dharmakara demande à Lokesvararajaquelles merveilles (akara) il doit réunir dans son champ de buddha, cettedernière expression revient sept fois (L-Sukh, 9 et 10). Il semble bienqu'on doive alors traduire «prendre par l'esprit, comprendre, appren-dre». Mais la rédaction de ce passage me paraît si embarrassée que jen'exclue pas qu'il s'agisse d'un «collage» maladroit. Ces deux pagesemberlificotées ne me paraissent pas suffir à établir que parigrah- ait puavoir le sens de «prendre dans son esprit», «comprendre» apparemmentnon attesté en sanskrit classique ni ailleurs en sanskrit bouddhique. Jepuis me tromper.

Dans les premiers siècles de notre ère, au moment même où s'élabo-rent les Sukh, les rédacteurs des inscriptions bouddhiques du Gandharaet de Mathura emploient très fréquemment parigraha ou pratigrahadans des expressions stéréotypées et parfaitement claires, avec le sens de«propriété», «droit de jouissance accordé à une communauté reli-gieuse»101. Je me contenterai ici de commenter brièvement l'inscriptiondu reliquaire de Wardak, parce qu'elle est complète, parfaitement lisible,parfaitement intelligible, datée de l'an 51 de KaniÒka, soit 129 de n.è., et

101 Il serait trop long de citer ici toutes ces inscriptions, au nombre d'une trentaine.J'ai consacré un paragraphe à cette notion dans Fussman 1988, 15-16. On y trouvera quel-ques-unes des références nécessaires. Voir aussi infra, p. 573, n. 107.

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qu'elle relève des Mahasanghika dont la sous-secte des Lokottaravadin ades affinités avec le mahayana. En l'an 51 donc, un personnage au nomiranien de Vagamarega fonde un monastère, y fait construire un stupa ety établit des reliques du buddha. Il dédie le mérite qui en résulte à tousles êtres et conclut eÒa vihara acarya∞a mahasaµghiga∞a parigraha,«ce monastère est <désormais> possession de <mes> maîtres mahasaµ-ghika» (Konow 1929, 170, l.4). «Possession» en effet, «jouissance» sil'on veut, pas «propriété»: en droit, le monastère est propriété dusaµgha, c'est-à-dire des moines du monde entier102. Le stupa qui en faitpartie est propriété du buddha. Les maîtres mahasaµghika en ont lagarde, la libre disposition (possession) et la charge de l'entretien et duculte. En pratique, évidemment, cela revient à dire que les Maha-saµghikas deviennent les propriétaires du monastère en échange des ser-vices religieux qu'ils rendent. Dans cette acception, le terme parigrahaest identique au parigrah- du sanskrit classique qui signifie «recevoir undon» et se dit en particulier des brahmanes. Ce type de don n'est jamaisvraiment désintéressé: le donateur en tire un bénéfice spirituel (pu∞ya)qu'il peut transférer à autrui (pari∞amayati), ce qui lui vaut d'autres mé-rites qu'il peut à nouveau transférer etc.

Cet usage permet de mieux comprendre le titre réel de S-Sukh. Letexte appartient à tous les buddha (sarvabuddhaparigrahaµ namadharmaparyayam). Quand on y croit, quand on le diffuse, quand on lelit, quand on en suit les prescriptions, on ne rend pas hommage (puja) auseul Amitayus; on rend hommage à tous les buddha. Il en est de mêmepour SP: saddharmapu∞∂arikaµ nama dharmaparyayaµ sutrantammahavaipulyaµ bodhisattvavavadaµ sarvabuddhaparigrahaµ vistare∞asaµprakasayam asa (SP VII,88, 23-26), «il exposa en détail le texte de

102 La distinction est clairement faite dans certaines inscriptions, par exemple à Taxila,sur deux louches (ladle) d'époque kouchane: Isparakasa da∞amukho saµghe caturdiseUtararame TakÒasilae Kasavia∞a parigra[he], «Don d'Isvaraka à la communauté univer-selle, pour <le monastère> du jardin nord à Taxila, <donné> en jouissance auxKasyapiyas» (Konow 1929, 88). Dans certains cas, le donateur garde la propriété du bien,mais en accorde la jouissance aux moines. Ainsi à Mathura, la laique Nagapriya «établitune statue du bodhisattva dans son propre sanctuaire (caityaku†i) et la remet à ses maîtresdharmaguptaka»: bodhisvatva prati†hapeti svakaya cet[i]yaka†[i]y[a] acaryana dhar-magutakana pratigrahe (Lüders 1961, 187. Fussman 1988, 11-12. Schopen 1996). Pari-graha signifie clairement «jouissance légale d'un bien» en Divy 41, 2.

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la loi dont le nom est SP, un sutra développé, instruction des bodhisat-tva, possession de tous les buddha»103. Les implications doctrinales ducomposé sont les mêmes dans S-Sukh et dans SP: pour un bodhisattva, ily a une seule vérité du bouddhisme et malgré les apparences, un seulchemin. Quand on rend hommage à un buddha, on rend hommage à tousles buddha, on rend hommage à la bouddhéité.

Le sens de buddhaparig®hita est beaucoup plus difficile à cerner.Cette glose ne vise pas à expliquer sarvabuddhaparigraha conformé-ment à la grammaire et l'étymologie, mais à lui conférer une signi-fication ésotérique. Sa traduction littérale, «possédés par le(s) buddha»,ne paraît pas pouvoir être paraphrasée par «deviendront membresde la troupe de bodhisattva qui entoure et sert chaque buddha». LeDictionnaire de St. Petersbourg donne quelques exemples de phrasesoù parigraha a le sens de «marque de faveur», mais je ne connaispas de cas où parig®hita ait le sens de «favorisé». C'est anug®hitaqui est spécialisé dans ce sens. «Respect», «aide», «service», at-testé pour parigraha dans un passage de Kv104, ne l'est pas pour pa-rig®hita.

Les emplois spécialisés de parig®hita en sanskrit bouddhique fontproblème. En SP XXVII (Vaidya 268, 11-12), le buddha, après avoir re-mis le SP aux bodhisattva, leur déclare amatsaryo ‘haµ kulaputraaparig®hitacitto visarado buddhajñanasya data, «je n'ai pas d'avarice,fils de famille, je n'ai pas l'esprit mesquin, je suis habile quand je donnela connaissance du (des) buddha». Cette traduction, conforme à l'inter-prétation qu'Edgerton donne du composé s.v., correspond à l'esprit et austyle du texte (synonyme doublant amatsaryo). Elle est inexplicable parl'étymologie («je ne retiens pas <pour moi> ma pensée»?). Le texte estconservé par un manuscrit de Gilgit où on lit aprag®hitacitto (178, 11-12), syntagme connu en sanskrit comme en pali. Dans ces deux langues,quand pragrah- est employé avec citta ou manasa, il signifie «tendre,activer, mettre en marche son esprit», «faire un effort intellectuel».

103 Pour une formulation voisine, voir LV 423, 14-15.104 sukhitas te Jambudvipika manuÒya ye matapitarau satatam parigraham upastha-

naµ kurvanti, sukhitas te satpuruÒa ye kalya∞amitraµ satatasamitam anveÒayanti,parigrahaµ paripalayanti, …sarve te sukhavatyaµ lokadhatav upapannaÌ (Kv 13.22 =Vaidya 234, 1-13).

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Aprag®hitacitto est donc incontestablement la meilleure leçon, doubléenon par amatsaryo, mais par visarado, «je n'ai pas d'avarice, fils de fa-mille; je suis sans effort habile à donner la connaissance du (des)buddha».

On trouve souvent dans LV parig®hita en fin de composé dans un em-ploi grammaticalement incorrect, avec le sens, clairement lié à l'idée depossession, de «portant», «avec». Ainsi les dieux du kamadhatu s'envont-ils à Kapilavastu varapravarapuÒpadhupadipagandhamalyavile-panacur∞acivaraparig®hitaÌ, «portant ce qu'on peut trouver de mieuxcomme fleurs, encens, lampes, parfums, guirlandes, onguents, poudres,tissus» (LV 48,10)105. La tournure, grammaticalement incorrecte106,s'explique par la transformation en adjectif d'un syntagme à absolutif fi-nal qu'on lit dans la gatha correspondante: puÒpa tatha vilepanaµg®hitva (LV 50, 12). Ce n'est manifestement pas l'explication debuddhaparig®hita.

S'il y a là jeu de mots, comme je le pense, plusieurs explications sontpossibles. Ou bien, se souvenant que parigrah- et pratigrah-, en sanskritcomme en tout moyen-indien, sont phonétiquement très proches, oncomprendra que ces fils et filles de famille sont «acceptés par le(s)buddha» (buddhapratig®hita), c'est-à-dire que l'hommage fait à tous lesbuddha (sarvabuddhaparigraha) a été accepté, qu'ils en retirent les mé-rites et qu'en conséquence des mérites ainsi acquis, il ne renonceront ja-mais (avinivartaniyas ca bhaviÒyanti) à leur voeu d'atteindre la bodhi.Ce sont donc les inscriptions commentées plus haut, et dont je rappellequ'elles emploient indifféremment parigraha ou pratigraha dans cesens107, qui donnent la clé de ce jeu de mots. Ou bien on traduira «tous

105 Autre exemple, parmi d'autres: 5.000 apsaras s'en vont voir la mère du buddha,prête à accoucher, divyagandhaparivasitatailaparig®hitani … divyadarakacivarapari-g®hitani … divyadarakabhara∞aparig®hitani (LV, 96) etc.

106 Dans ce sens, parig®hita devrait se trouver en tête de composé, ou être remplacé enfin de composé par un participe actif.

107 Pour éviter au lecteur de rechercher ces emplois, voici trois exemples de Mathura,cités d'après Lüders 1961: acariyanaµ samitiyana parigrahe (p. 116), acaryanadharmagutakana pratigrahe (p. 187) et, mélangeant les deux formes, savasthidiya∞aµprarig®he (p. 32). Le pali emploie à la fois pa†iggaha∞a et pariggaha. Pa†iggaha∞a sem-ble plus ancien. Il est employé dans la règle nissagiya-pacittiya XVIII du patimokkha-sutta (Vin II, 307, 24): jataruparajatapa†iggaha∞e, pacittiyaµ, «accepter de l'or et de

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seront englobés par les buddha» ou «par le buddha», et on y verra uneallusion à un passage déjà cité de L-Sukh: ils bénéficieront tous desvoeux faits par Dharmakara tathagatasya purvapra∞idhanadhiÒ†hana-parigrahe∞a, «parce qu'ils ont été englobés autrefois dans le voeu so-lennel et l'héroïque résolution du tathagata» (L-Sukh 51, 1). Ou bienencore on y verra une allusion à SP XXVI, «l'exhortation de Saman-tabhadra», un bodhisattva particulièrement vénéré par les sectateurs dela Terre Pure (Schopen 1977, 201). Le passage vaut d'être cité car sonvocabulaire rappelle étrangement celui de S-Sukh: yasca avikÒiptenamanasikare∞a likhiÒyati, tasya buddhasahasram hastam upanamayi-Òyati, mara∞akale casya buddhasahasraµ saµmukham upadarsanaµkariÒyati/ na ca durgativinipatagami bhaviÒyati (SP 266, 10-12)108,«Qui écrira <le SP> en fixant son esprit sans penser à autre chose, millebuddha lui tendront la main et au moment de sa mort mille buddha luimontreront leur face. Et il ne tombera pas dans les mauvaises desti-nées». Si mille buddha tendent la main au fidèle, on peut dire qu'il est«pris» (parig®hita) par ces buddha. Quelle que soit l'option de traduc-tion choisie, elle confirme pleinement la justesse de la thèse exposée parG. Schopen en 1977.

**

L-Sukh est trop long pour qu'on puisse se livrer ici à de pareilles étu-des de détail. Que l'un de ses auteurs au moins ait considéré le séjourdans la Sukhavati comme la dernière étape de la carrière du bodhisattva(bodhisattvabhumi) me paraît établi par le voeu 21 de Dharmakara:

sacen me…bodhipraptasya tatra buddhakÒetre ye sattvaÌ pratyajatabhaveyus te sarve naikajatibaddhaÌ syur anuttarayaµ samyaksam-bodhau… ma tavad aham anuttaraµ samyaksaµbodhiµ abhisaµbud-dhyeyam (L-Sukh 14).

«Si, lorsque j'aurais atteint la bodhi, les êtres qui seront renés dans monchamp de buddha ne sont pas séparés de la suprême, correcte et parfaite

l'argent est une faute exigeant expiation» (cité par Hinüber 1999, 38). De même sktpratigraha, «donation» (Manu IV, 235) alterne-t-il avec parigrah- «recevoir un don».

108 Le texte existe à Gilgit, avec des variantes minimes, mais il est lacunaire: 176, 9-11). Pour le passage parallèle de S-Sukh, supra, p. 566. Je ne serais pas étonné que l'onlise une expression semblable à hastam upanamayiÒyati en conclusion d'autres sutra dumahayana: je suis loin de les avoir tous lus.

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bodhi par une seule naissance109…, je ne veux pas atteindre moi-même lasuprême, correcte et parfaite bodhi».

Le plus curieux est que le titre du texte dit expressément la mêmechose. C'est peut-être pour cela qu'il a été manipulé. La dernière lignedu manuscrit sur ôles le plus ancien110, N1, se lit bhagavato 'mitabhasyatathagatasya gu∞aparikirttanaµ bodhisatvanam avaivarttikabhumipra-vesaÌ// amitabhavyuha-pari[ ] samaptaÌ//. Ashikaga, éditant le deu-xième manuscrit sur ôles, R, généralement meilleur, imprime bhagavato‘mitabhasya gu∞aparikirtanaµ bodhisattvanam avaivarttikabhumipra-vesaÌ/ amitabhasya Sukhavati-vyuha-parivartaÌ samaptaÌ/. Selon Fu-jita, la dernière ligne de R comporte un mot de plus, presque illisible. Ilen donne la transcription suivante bhagavato 'mitabhasya gu∞aparikirt-tanaµ bodhisatvanam avaivarttikabhumipravesaÌ/ ami(tabha) [++++](rivartta) ([++](su)khavativyuhaÌ] samaptaÌ//, ses parenthèses courbes() indiquant «illegible letters because of a lack of clarity or uniqueness»,ses crochets droits [] indiquant «illegible letters due to lacuna or damageto the manuscripts». Il corrige donc le texte d'Ashikaga et imprime(Af): bhagavato 'mitabhasya gu∞aparikirtanaµ bodhisattvanam avai-varttikabhumipravesaÌ/ amitabhasya vyuha-parivartaÌ sukhavativyuhaÌsamaptaÌ/

Les manuscrits sur papier donnent des titres beaucoup plus longs:sribhagavato 'mitabhasya tathagatasya sukhavatigu∞avar∞aparikirttanabodhisatvanam avaivartyabhumipravesaÌ// amitabhasya parivarttaÌsukhavativyuhamahayanasutraµ samaptaµ/ (Ox, daté de 1739) oubhagavato 'mitabhasya tathagatasya gu∞aparikirttanaµ bodhisatvanamavaivartyabhumipravesaÌ// amitabhasya parivarttaÌ sukhavativyuhaÌsaµpur∞∞aÌ// //iti srimad amitabhasya tathagatasya sukhavativyuha-mahayanasutraµ samaptaµ// (C, non daté).

Il est clair que les copistes les plus récents ont été gênés par la briè-veté du titre. Ils ont tous ajouté mahayanasutraµ. Le titre le plus ancienque l'on connaisse est celui donné par les manuscrits sur ôles. Il faudrait

109 Seuls font exception, dit la partie de phrase que je n'ai pas reproduite, les bodhisat-tva qui refusent d'atteindre la bodhi tant que toute l'humanité n'aura pas été sauvée. Celane change rien au fait que pour tous les autres, la Sukhavati sera l'étape précédant immé-diatement l'existence où ils obtiendront celle-ci.

110 Supra, p. 531.

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revoir ceux-ci, ne serait-ce que pour savoir la longueur de la lacune enN1 et contrôler le déchiffrement que Fujita fait de la dernière phrase deR en indiquant lui-même à quel point il est douteux. Je n'ai aucune rai-son de mettre en doute l'honnêteté intellectuelle de Fujita, mais je doisconstater que sa lecture et celle d'Ashikaga s'excluent. Or seule celled'Ashikaga fait sens. Le texte imprimé par Fujita devrait se traduire«Célébration des qualités du bienheureux Amitabha, entrée des bodhi-sattva dans le stade (bhumi) où on ne recule plus, le chapitre “Mer-veilles d'Amitabha”, le Sukhavativyuha est terminé». Mais où sont lesautres chapitres? Pourquoi le Sukhavativyuha n'est-il pas qualifié demahayanasutra ou de dharmaparyaya? Quel pourrait bien être le rap-port syntaxique et sémantique entre amitabhasya vyuha-parivartaÌ etsukhavativyuhaÌ?

Le texte imprimé par Ashikaga, par contre, se comprend parfaitement,surtout quand on le compare avec les colophons du SP et d'autres sutradu mahayana111: «Célébration des qualités du bienheureux Amitabha,entrée des bodhisattva dans le stade (bhumi) où on ne recule pas, le cha-pitre “Merveilles de la Sukhavati d'Amitabha” est terminé». Ce quenous appelons L-Sukh est donc un chapitre (parivartaÌ) extrait d'unouvrage plus long aujourd'hui perdu, dont nous ignorons le titre112. Ensomme L-Sukh aurait eu un destin analogue celui du chapitre XXIV duSP indien, l'eulogie d'Avalokitesvara, texte originellement indépendant,rattaché par la suite au SP et néanmoins aujourd'hui encore recopié etrécité isolément; une destinée analogue à celle de SP XI (Apparition dustupa), dont une version indépendante existe en chinois113. Telle est, mesemble-t-il, la conclusion à laquelle on doit se tenir tant qu'un bon spé-

111 Pour SP, le texte est identique à Gilgit et au Népal: saddharmapu∞∂arike dhar-maparyaye nidanaparivartaÌ//prathamaÌ//; adhimuktiparivarto nama caturthaÌ; vyaka-ra∞aparivarto nama ÒaÒ†haÌ etc. De même Samadh(V): iti srisamadhiraje nidanapari-varto namaprathamaÌ et…samadhirajam mahayanasutraµ samaptaµ. Lankav(V):Rava∞adhyeÒa∞aparivarto nama prathamaÌ et ity aryasaddharmalankavataro namamahayanasutraµ sagathakaµ samaptam iti. RP(V): nidanaparivartaÌ prathamaÌ et itipu∞yarasmeÌ satpuruÒasya purvayogasutraratnarajaµ samaptaµ// aryaraÒ†rapalapa-rip®ccha nama mahayanasutraµ samaptaµ etc.

112 Mais il suffirait d'une très légère correction (-e pour -aÌ) pour donner un titre à cetanonyme sutra: «L'entrée des bodhisattva dans le stade (bhumi) où on ne recule plus».C'est la huitième bhumi de Nagarjuna (supra, p. 567). On remarquera que tous les colo-phons, même les plus récents, donnent à L-Sukh la qualification de parivarta, «chapitre».

113 Le Satanfentuoli jing, T. 265 (tome 9, p. 197): Baruch 1938, 40-42 et 94-100.

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cialiste des écritures néwares n'aura pas revu les manuscrits R et N1.Tous les colophons en tout cas, y compris les plus tardifs, s'accordent

à caractériser L-Sukh comme bodhisattvanam avaivarttikabhumiprave-saÌ, «entrée des bodhisattva dans le stade (bhumi) où on ne recule plus».C'est exactement ce que disent les citations de sutra rassemblées par G.Schopen, cela correspond en partie au contenu de S-Sukh et au voeu 21de Dharmakara. C'est ce que suggérait G. Schopen en 1977. CQFD.

**

Les témoignages les plus anciens que nous possédions du culted'Amitabha sont des statues le représentant; l'une a été donnée par unlaïc qui souhaite lui-même devenir buddha et associe le culte d'Ami-tabha à celui de tous les buddha comme dans S-Sukh; l'autre a étédonnée par un moine dont nous connaissons seulement le nom; latroisième, d'interprétation plus douteuse, a été offerte par un moine in-struit. Les sutra mahayaniques étudiés par G. Schopen ne lient pas larenaissance dans la Sukhavati au culte exclusif d'Amitabha. La lecturelittérale de passages importants de S-Sukh et L-Sukh indique que larenaissance dans la Sukhavati y était conçue comme réservée à des bo-dhisattva arrivés à l'étape ultime de leur carrière. Le colophon de L-Sukhl'affirme expressément. Bref, la tradition indienne considère la Su-khavati comme une étape localisée de la carrière des bodhisattva etl'insère dans la carrière du bodhisattva telle que la conçoivent tous lesadeptes du mahayana. Il me paraît donc peu vraisemblable que laSukhavati ait été conçue dès l'origine comme le séjour après la mortdes seuls dévôts d'Amitabha, si faibles que soient leurs autres mériteset même si abominables que soient leurs péchés. G. Schopen pensaitavoir établi que «rebirth in sukhavati has become disassociated froma specific cult of Amitabha and has become instead one of a numberof generalized rewards or»blessings«associated with such a wide varietyof religious acts that it is virtually open to any member of the Mahayanacommunity as a whole» (Schopen 1977, 194 et 201). Comme l'a biensenti Silk 1993, 11-13114, le mouvement s'est sans doute fait en sens in-verse. Il semble pouvoir être reconstruit de la façon suivante.

114 Je dois la connaissance de cet ouvrage à Mme Scherrer-Schaub que je suis heureuxde pouvoir ici remercier.

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Lorsqu'aux environs de notre ère, peut-être plus tôt encore, lemahayana commence à professer la notion d'un univers sans limitecomposé d'innombrables champs de buddha, chacun présidé par unbuddha dont le discours est fondamentalement identique à celui desautres buddha, le nom sanskrit d'Amitabha/Amitayus, ou le nommoyen-indien *Amida'o, fut, pour une raison que nous ignorons, donnéau buddha dont le champ se trouvait à l'ouest. Pour une raison et à unedate que nous ignorons, lorsque se constituèrent des systèmes debodhisattvabhumi et que certains groupes lièrent cette notion à celle dechamp de buddha, le champ de buddha d'Amitabha devint une des der-nières étapes de la carrière du bodhisattva, remplie de lumière car tout yétait pur, parce que l'ignorance et les asrava en étaient totalement ab-sents, merveilleuse comme il sied à la résidence des dieux, des cakra-vartin, et bien sûr de ces êtres presque parfaits que sont les bodhisattvaekajatipratibaddhaÌ. Sa transformation en paradis de lumière pourp®thagjanaÌ à condition que ceux-ci entendent et répètent le nomd'Amitabha/Amitayus est une conséquence naturelle de l'aspiration hu-maine à un au-delà de félicité, probablement favorisée par l'associationentre le nom d'Amitabha et les idées d'immortalité (am®ta), de lumièreinfinie et de durée de vie infinie. Cette reconstruction est celle qui meparaît le mieux correspondre à la documentation dont on dispose au-jourd'hui. Je la crois assez logique. Mais je ne suis pas sûr que l'évolu-tion des sentiments religieux et des textes qu'ils inspirent obéisse à lalogique.

Comme l'a très bien vu G. Schopen (Schopen 1987, 117-119), la doc-trine des Sukh n'a jamais été très populaire en Inde. Aucun argumentpositif ne permet de dire où se trouve son point d'origine, dans quelmonastère vivaient les acarya qui transformèrent la croyance au champde buddha d'Amitabha en dévotion exclusive envers ce buddha. Il y ades arguments négatifs, dont je connais la faiblesse. Faute de mieux, jeme sens forcé de les rappeler ici. Des territoires culturellement indiens,seul le Népal a conservé des manuscrits de L-Sukh. Il n'y en a pas tracedans le nord-ouest d'où pourtant proviennent beaucoup de manuscritsanciens. Pas de manuscrits indiens non plus à l'ouest de Dunhuang. Pasde traduction en sogdien (Utz 1980); en khotanais, un seul folio de L-Sukh (Emmerick 1979, 20). Apparemment, il a fallu que les Sukh par-

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vinssent au Népal et à Dunhuang pour que le culte d'Amitabha prît véri-tablement son essor.

ABRÉVIATIONS: LES TEXTES

Le système d'abréviations utilisé est, à quelques variantes près, celui de F.Edgerton, Buddhist Hybrid Sanskrit Grammar and Dictionary, I, Yale Univer-sity Press, New-Haven, 1953, xxvi-xxx (= BHSD), qu'on retrouve pour l'essen-tiel dans Abkürzungsverzeichnis zur Buddhistischen Literatur in Indien undSüdostasien, Insbesondere zu den Veröffentlichungen der Kommission fürBuddhistische Studien der Akademie der Wissensschaften in Göttingen, heraus-gegeben von H. Bechert, Göttingen 1988.

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L-Sukh: Larger Sukhavati-vyuha. Le texte utilisé est celui d'ASHIKAGA

Atsuuji, Sukhavativyuha, Kyoto 1965. Je tiens compte, enles citant, des corrections apportées dans la synopse de FUJITA

Kotatsu, The Larger Sukhavati-vyuha, Romanized Text of theSanskrit Manuscripts from Nepal, 3 vol., Sankibo Press, To-kyo, 1992-1996 [= L-Sukh (Af)]. Je ne renvois donc pasà MahayanasutrasaµgrahaÌ I, édité par P.L. Vaidya, Bud-dhist Sanskrit Texts no 17, Darbhanga 1961, 221-253 (texteno 16), qui se contente de reproduire l'édition princeps de MaxMüller.

LV Lalita Vistara, herausgegeben von S. Lefmann, Halle 1902(réimpression Tokyo 1977).

Mvu Le Mahâvastu…publié…par É. Senart, Paris 1882 (réimpres-sion Tokyo 1977)

SP Saddharmapu∞∂arika. Le texte utilisé est de préférence celui(ceux) de Gilgit: WATANABE Shoko, Saddharmapu∞∂arikaManuscripts Found in Gilgit, Tokyo, The Reiyukai, 1972 =SP(Gil). Quand le texte de Gilgit manque, l'édition utilisée estSaddharmapu∞∂arikasutra, edited by P.L. Vaidya, BuddhistSanskrit Texts no 6, Mithila Institute of…Research in SanskritLearning, Darbhanga 1960 = SP(Vaidya).

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Sukh: Sukhavati-vyuha. Voir L-Sukh et S-Sukh.S-Sukh: Smaller Sukhavati-vyuha. Le texte utilisé est Sukhâvatî-vyûha,

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115 Ne connaissant malheureusement pas le japonais, je n'ai pu lire cet ouvrage,semble-t-il fondamental. Mais les articles de P. Harrison et J. Silk, les introductionsde Ducor 1998 et Gomez y font très souvent référence et permettent d'en connaître lesconclusions. Mme KUO Liying, membre de l'EFEO, a bien voulu m'en traduire lespassages qui m'intéressaient le plus de la même façon qu'elle a accepté de vérifier pourmoi dans le Taisho la lettre et le sens de certaines expressions chinoises. Il m'est agré-able de pouvoir ici la remercier de m'avoir fait profiter de sa très grande connaissancede la littérature bouddhique chinoise et japonaise avec tant de disponibilité et de gen-tillesse.

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