foucault, michel. structuralisme et analyse littéraire (1967)

11

Click here to load reader

Upload: felipe-hautequestt

Post on 25-Dec-2015

94 views

Category:

Documents


23 download

DESCRIPTION

Palestra dada na Tunísia em 1967. Raríssima. Não consta nos Ditos & Escritos.

TRANSCRIPT

Page 1: FOUCAULT, Michel. Structuralisme et analyse littéraire (1967)

STRUCTURALISME ET ANALYSE LITTERAIRE *

Mesdames, Messieurs,

Je crois que nous sommes là, essentiellement, pour discuter. Je suppose que pour que vous puissiez exercer votre droit de question qui sera un droit de regard et un droit de critique, il faut bien que je m'expose à vous. Par conséquent, je vais présenter quelques propos un peu désordonnés à partir desquels, j’espère, vous aurez l'occasion de vous exprimer (...)

Ne sachant pas trop devant qui je devais parler j'ai pensé que je pourrai parler du problème des rapports du structuralisme et de l ’analyse littéraire. Je n'ai évidemment aucune compétence pour en parler, en fait, si j'ai choisi ce sujet, c'est en grande mesure, parce qu'il est actuellement le lieu d'un certain nombre d'équivoques.

Vous connaissez tous pour en avoir entendu au moins des échos de débat, ce qu’on appelle la nouvelle critique, sous ce débat, je crois qu’il y a un certain nombre de concepts finalement assez mal définis. En gros, on pourrait dire ceci: en apparence, cette

*) Conférence donnée au Club Tahar Haddad le 4/2/1987.

Page 2: FOUCAULT, Michel. Structuralisme et analyse littéraire (1967)

22 M FOUCAULT

discussion qui traîne maintenant non seulement en France, mais dans d'autres pays depuis plusieurs années, oppose à un certain nombre de choses et de gens, une critique de type scientifique à une critique qui serait de type impressioniste. On a l'impression aussi qu’elle oppose les tenants du contenu et du sens aux tenants de la forme pure; on a l'impression aussi que c'est un débat qui oppose les historiens à ceux qui ne s’intéressent qu'au système et à la synchronie des oeuvres. On a l'impression qu'il s'agit, aussi après tout, d'un conflit de personnes, même des groupes sociaux puisqu'il y aurait d'un côté les tenants de la vieille Université française désuète et puis d ’un autre côté les tenants d'une sorte de renouvellement intellectuel qui sera it forcém ent extérieur à ('Université.

Je ne suis pas sûr que cette manière de caractériser le débat soit absolument exacte. Il n'est pas vrai que les gens rétrogardes dans ce débat de la nouvelle critique soient forcément à l'intérieur de ('Université; et l'Université qui n'a pas toujours beaucoup de raisons d'être fière d'elle-méme, peut s’enorgueillir de ne pas compter dans ses membres, un certain nombre de gens qui sont les tenants justement de cette consigne critique. Il n'est pas vrai non plus que des analyses comme celles de Jean- Pierre Richard soient des analyses qui ignorent entièrement le sens d'une oeuvre pour ne parler que de son contenu.

Il n'est pas vrai que les tendances actuelles deI analyse littéraire refusent l’histoire, au profit du pur système et de la synchronie, je ne crois donc pas que tous ce s q u a lif ica t ifs et tou tes ces

STRUCTURALISME ET ANALYSE LITTERAIRE 23

déterminations nous permettent de situer exactement le débat. Pour essayer de le mieux cerner, je voudrais introduire une notion qui est absolument, familière maintenant et qui, au premier regard, devait, à vrai dire, amener avec elle certainement beaucoup plus de difficulté qu'elle ne peut en résoudre. C'est la notion de structura lism e . On peut dire que le débat tourne actuellement autour de la possibilité de droit de la fécondité d'une méthode que l'on appelle la méthode structu ra liste .

Qu'est ce que le structuralisme 9

Il est fort difficile de le définir quand on songe après tout, que sous ce mot on désigne des analyses, des méthodes, des ouvrages, des individus, aussi différents par exemple que l'histoire des régions telle qu'elle est faite par Dumesil, l'analyse de la méthodologie par Levi- Strauss, l'analyse des stratégies de Raune par Barthes, l'analyse également d’oeuvres littéraires comme on le fait actuellement en Amérique avec N. Freid, les analyses de contes populaires qu’ont fait les Russes comme Propp, les analyses de systèmes philosophiques comme celle de Gueroult ; tout cela se place sous (’étiquette structuraliste; Il est donc peut être dangereux de vouloir éclairer tous ces problèmes avec une notion aussi confuse. Pourtant c'est sur ce structuralisme que je voudrais m'arrêter. Le Structuralisme c ’est entendu, ce n'est pas une philosophie; H peut être lié à des philosophes tout à fait différents les uns des autres. Lévi-Strauss a explicitement lié sa méthode structurale à une philosophie de type matérialiste. Quelqu'un comme Gueroult a lié au contraire à une philosophie idéaliste sa propre méthode d’analyse

Page 3: FOUCAULT, Michel. Structuralisme et analyse littéraire (1967)

24 M FOUCAULT

structurale. Quelqu’un comme Althusser par exemple, u tilise exp lic item ent le concept de l'ana lyse structurale à l'intérieur d ’une philosophie qui est philosophie explicitement marxiste; donc je ne crois pas qu'on puisse établir un lien univoque et déterminé entre le structuralisme et la philosophie.

Vous me direz que tout cela est connu quand on sait bien que le strcturalism e n’est pas une philosophie, mais une méthode. C'est là justement ou je voudrais faire une objection. Il ne me semble pas finalement que l'on puisse définir réellement le structuralisme comme une méthode. D'abord , il est fort difficile de voir en quoi la méthode de l'analyse structurale des contes populaires par Propp peut ressembler à la méthode d'analyse des systèmes philosophiques par Gueroult, en quoi l'analyse des genres littéraires par Freid en Amérique peut ressembler à l'analyse des mythes par Lévi-Strauss.

En fait, il me semble que par le mot de structuralisme, on désigne beaucoup plus un ensemble de disciplines, de préoccupations, un certain nombre d'analyses qui ont en commun au fond un objet, et aussi paradoxalement, je définirais le structuralisme et les différents structuralismes par la communauté de leurs objets, je dirais que le structuralisme c'est actuellement l’ensemble des tentatives par lesquelles on essaie d ’analyser ce qu'on pourrait appeler la masse documentaire, c ’est à dire l'ensemble des signes, traces, marques que l'humanité a la issé derrière elle et que l’humanité ne cesse pas de constituer encore et tous les jours et en nombre de plus en plus grand autour d ’elle. Cette masse documentaire, cette masse de traces, de signes qui

STRUCTURALISME ET ANALYSE LITTERAIRE 25

sont ainsi déposés et sédimentés dans l'histoire du monde et qui sont enregistrés dans l'archive universelle qui s ’est constituée et qui se constitue encore, cette masse documentaire de quoi est - elle faite? Bien entendu, ce sont toutes les traces proprement verbales, toutes les traces écrites ; c'est bien entendu la littérature, mais c ’est une façon générale toutes les autres choses qui ont pu être écrites, imprimées, diffusées. C ’est également tout ce qui a été dit et qui, d'une manière ou d’une autre a été conservé dans la mémoire des hommes, mémoire psychologique ou matérielle d'un enregistrement quelconque. Ce sont égalment des marques que l’homme a pu laisser autour de lui, des oeuvres d'art, des architectures, des villes, etc..., tout ce qui fait que les objets que l'homme a fabriqués obéissent non seulement à des lois pures et simples de production, mais à des systèmes qui les constituent comme des marques et comme des marques précisément de ce que l’homme a fait lui-même.

Je crois que ce qu'on est en train de découvrir, c ’est, si vous voulez, l’autonomie de cet aspect par lequel et sous lequel on peut analyser tout ce que l'homme peut faire. Cet aspect n'étant pas celui de la production économique de ces objets, de ces choses, de ces signes, de ces marques etc... mais l'aspect par lequel ces marques sont là en tant que signes. Il s'agit de trouver le système de détermination du document en tant que document. Cette discipline du document en tant que document, c'est ce qu'on pourrait appeler en faisant des éthymologies: deixologie. Elle serait, au fond, ce que le structuralisme est en train de

Page 4: FOUCAULT, Michel. Structuralisme et analyse littéraire (1967)

26 M FOUCAULT

constituer actuellement, une analyse de contrainte interne du document comme tel.

C ’est, je crois, à partir de là, qu ’on peut comprendre d'abord le caractère apparemment touche à tout du structuralisme parce que le structuraliste s'occupe de tout, de philosophie, de publicité, de cinéma, de psychanalyse, d'oeuvres d'art... Ensuite, ceci explique je cro is, l'im portance que le structuralisme ne peut pas manquer d ’attacher à quelque chose comme la linguistique, dans la mesure où la linguistique est au coeur même de tous ces documents que l’homme laisse autour de lui. Après tout, la langue, c'est la forme la plus générale sous laquelle le document humain se présente. Enfin,, ceci explique les conflits que la méthode, que les concepts du structuralisme, que les descriptions structurales font surgir avec des d isc ip lines qui étudient le document non pas précisément, en tant que document mais en tant qu’il a pu être produit dans un système (de type économique, au sens large).

On peut devant tout ce qui a été sédimenté dans l’histoire de l'humanité prendre au fond, deux attitudes:

1- Chercher ce "pourquoi” non seulement des processus qui ont permis à ces différents objets, créés par l'humanité d ’être produits et c ’est la recherche de ces lois de production que j'appellerais, en gros, l'Economie.

2- On peut essayer d'étudier cet ensemble de mots, de marques, de ces objets créés par l'humanité, dans la mesure seulement où ils sont documents; c ’est le second aspect qu'on pourrait appeler l ' a n a l y s e

STRUCTURALISME ET ANALYSE LITTERAIRE 27

de ixo log ique de ces mêmes objets. La distinction entre ces deux formes d'analyse est peut être, un peu délicate à faire. Elle pose des problèmes, mais, on a devant les yeux un modèle : c’est celui des sciences de la nature. On sait bien, depuis une bonne trentaine d'années, que la vieille analyse qui était pratiquée au XIXe siècle, l'analyse des processus énergétiques ne suffit plus, maintenant à rendre compte, entièrement, d'un certain nombre de phénomènes d’ordre physique, chimique ou biologique. Ceci, s ’il faut de plus, analyser outre les processus énergétiques, ce qu’on appelle les processus d'information; actuellement, on ne peut plus faire de biologie sans envisager la perpétuelle interaction qu'il y a entre les processus énergétiques et les processus informationnels qui rendent possib les l ’ensemble des phénomènes biologiques. La définition des rapports entre ces deux processus pose évidemment beaucoup de problèmes, mais l’analyse de ces rapports ne peut être faite que dans la mesure où on a distingué les deux niveaux énergétique et informationnel.

Il me semble que le problème est à peu près le même, en ce qui concerne les phénomènes, dits humains. Ces derniers doivent être analysés à deux niveaux : celui de leur production qui est le niveau économique et celui par où ils obéissent aux lois même du document en tant que document qui est le niveau deixologique. S ’il va bien falloir un jour étudier l'interférence qu'il y a entre ces deux niveaux et qui est la substance, l’objet même de l'histoire, cette interférence ne pourra être définie que dans la mesure où on aura d'abord bien distingué les deux niveaux. L ’ im po rtance m éthodo log ique , l 'im p o rta n ce

Page 5: FOUCAULT, Michel. Structuralisme et analyse littéraire (1967)

28 M FOUCAULT

ép istém olog ique, l'im portance ph ilosoph ique du structuralisme tient précisément à cela.

Le structuralisme a d’abord été une méthode. C'est comme méthode qu'il a fait la percée vers cet objet nouveau, cette couche, ce domaine épistémologique nouveau que j'appe lle du mot arbitraire de deixologie. C'est à partir de cette percée méthodologique que cet objet nouveau est en train de se constituer et à partir du moment où l'objet nouveau s'est constitué, le structuralisme cesse forcément de pouvoir être défini purement et simplement comme méthode. Il devient l'obligation pure et simple de parcourir ce nouveau domaine devant lequel nous sommes. Le structuralisme en est arrivé au point où il doit s'effacer lui même, disparaître comme méthode pour reconnaître, en ce retournant sur lui même que ce qu'il a fait, c'était tout simplement découvrir un objet .

On pourra it rapp roche r l'e xem p le du structuralisme de celui de l'anatomie pathologique, à la fin du XVIlle siècle. L'anatomie pathologique était tout simplement une méthode médicale qui a suscité beaucoup de difficultés et finalement a découvert un objet qui n'était pas prévu. C'était la physiologie qui s'est ensuite développée comme discipline autonome reprenant l'anatomie pathologique comme une méthode particulière.

Voilà ce que je voulais dire sur la signification générale du mot "structuralisme" et là que vient faire (‘analyse littéraire proprement dite?

L'analyse littéraire, au fond, fait nécessairement partie de cette discipline de document. Il s'agit donc

STRUCTURALISME ET ANALYSE LHTERAIRE 29

d'étudier d ’une façon privilégiée ces documents que l'on appelle des "oeuvres littéraires". En fait, l'ana lyse littéraire et l’analyse structurale ont toujours eu une position un peu en flèche à l'égard des disciplines qu’on a groupé jusqu'à présent sous le nom de structuralisme. En effet, l'analyse littéraire est venue très tôt, rejoindre ce domaine des displines déixologiques. Pourquoi et comment?

On pourrait résumer la situation de la manière su ivante . Autrefo is, l'ana lyse litté ra ire avait essen tie llem en t une fonction de m ise en communication, c ’est à dire sa lecture par un public. L'analyse littéraire était essentiellement une sorte d'acte ambigu à mi-chemin entre l'écriture et la lecture et qui devait permettre la lecture par un certain nombre de gens d'un texte qui avait été écrit par quelqu'un. Cette fonction, médiatrice peut se résumer sous trois chefs i

La critique littéraire avait pour fonction de trier parmi les textes écrits ceux qui devaient l'être. C'est ainsi quelle rayait, une fois pour toutes des oeuvres comme celle de Sade et de Lautréamont.

Elle avait pour fonction de juger les oeuvres, de dire à l'avance aux lecteurs possibles si cette oeuvrevalait quelque chose et ce qu'elle valait par rapport aux autres oeuvres.

Elle avait un rôle de simplification de l'oeuvre, de simplification de l'opération qui consiste à lire une oeuvre. Elle devait donner un schéma en quelque sorte de production de l'oeuvre même, expliquait comment l'auteur avait écrit et pourquoi il avait écrit...

Page 6: FOUCAULT, Michel. Structuralisme et analyse littéraire (1967)

30 M FOUCAlAT

C es trois fonctions (trier, juger, expliquer) faisaient que l’analyse littéraire, devant une oeuvre écrite, se plaçait dans la position, en quelque sorte de lecteur idéal. Celui qui faisait de l’analyse littéraire, p ra tiquan t ce tte le c tu re ab so lu e , idéa le , surplombante, écrivant un texte qui devait être médiation pour la lecture future. Il autorisait, fondait, simplifiait la lecture qu’il faisait du texte premier.

Voilà, en gros, pourquoi toute analyse littéraire était fondamentalement une critique. Voilà également pourquoi, il a existé dans toutes les sociétés de type occidental ce genre de personnage curieux et redoutable qu'on appelait les critiques littéraires et dont l'intention remonte, en gros, à Sainte Beuve.

Au cours du XXe siècle, la position de l'analyse littéraire a changé. A ce schéma linéaire, s ’est substituée une tout autre configuration. L'analyse littéraire a maintenant échappé au fil, à l’axe écriture-consommation qui la situait autrefois. Elle est devenue un rapport, non plus de l’écriture à la lecture, mais de l'écriture à l'écriture : c ’est à dire que l’analyse littéraire, c'est essentie llem ent la possibilité de constituer à partir d'un langage donné qu'on appelle l'oeuvre, un nouveau langage qui soit tel qu'obtenu à partir du premier il puisse parler de ce premier langage. Le problème n'est plus comme au XIXe siècle. Comment est-ce que le lecteur idéal peut et doit payer l'oeuvre en question? Maintenant, le thème de la critique est le su ivant. Quelles transformations doit-on opérer sur le langage d'une oeuvre pour que le langage ainsi transformé parle de cette oeuvre et manifeste quelque chose à son propos.

STRUCTURALISME ET ANALYSÉ liTTERAHE 31

L'analyse littéraire, maintenant ne va plus s ’intéresser à la production même de l'oeuvre à la manière dont elle a pu naître mais à l’oeuvre en tant que document, en tant qu'elle est faite avec cette forme de document qu’on appelle du langage? Elle va s’occuper de l'oeuvre en tant qu'elle est langage? Cette analyse est comme celle de mythes.

1) Ceci explique pourquoi l'analyse littéraire, dans la mesure où elle transforme un langage donné en un nouveau langage qui fait parler de lui, est maintenant liée d'une façon très proche, au problème de la linguistique.

2) Ceci explique également comment et pourquoi elle est liée au problème de la logique, c'est à dire au problèm e qui touche essentie llem ent à la transformation des énoncés.

3) N’étant plus cette médiation entre écriture et lecture, l'analyse littéraire ne peut pas ne pas abandonner cette vieille fonction de tri, de critique, de jugement qui était la sienne autrefois. Elle va suspendre tout jugement sur l’oeuvre, toute fonction de tri à l’égard du lecteur : il n'y aura plus d'oeuvre immédiatement sacrée, valorisée. Le rôle qui consistait à juger les oeuvres ne va plus être qu'un rôle d'agent voyer de littérature.

La critique, telle qu’on peut la lire dans les journaux n'est plus en quelque sorte, qu’un genre croupion, et c'est à la pointe la plus extrême de ce croupion qu'est plantée la plume de Pierre-Henri SIMON. L ’analyse : historique donc, en tant qu’elle est l’étude de la production d’une oeuvre, ne peut plus être

Page 7: FOUCAULT, Michel. Structuralisme et analyse littéraire (1967)

32 M FOUCAULT

le thème essentiel et premier de l'analyse littéraire. En effet, l'analyse littéraire n’a plus à s'inquiéter de savoir comment une oeuvre a pu être produite mais comment une oeuvre peut donner lieu à un autre langage dans lequel elle se manifeste.

Voilà donc comment on pourrait appliquer d'une part la présence de cette discipline nouvelle que l'on appelle analyse littéraire et d’autre part la proximité de cette analyse avec des d isc ip lines qui sont apparemment fort éloignées mais dont la parenté est désormais claire. Ce sont toutes ces disciplines qui traitent du document en tant que document, que ce soit un document purement parlé comme dans le cas de !a psychanalyse ou un document de tradition orale comme c’est le cas de l'analyse des contes populaires ou encore une analyse de documents qui traitent de la sociologie.

Je voudrais maintenant vous situer les tendances actuelles du structuralisme dans la mesure où il est la forme de l'analyse littéraire. L'utilisation des concepts structuraux en analyse littéraire pose un petit problème historique assez curieux. L'analyse structurale dans le domaine littéraire a été inventée il y a exactement un demi siècle en Russie, c'est vers 1915 que les formalistes russes, de formation essentiellement en linguistique, ont commencé à appliquer les concepts qui étaient en gros, des concepts structuraux à l'analyse littéraire. C'est ensuite à Prague, aux U.S.A. et en Angleterre, où un certain nombre de formalistes russes avaient émigré, que l'analyse littéraire, sous une forme structurale, s'est développée. Et enfin, après la guerre de 1940-45, en France, on a vu se dessiner, de façon fort

STRUCTURALISME ET ANALYSE LITTERAIRE 33

timide, ce quelque chose qui est. disons le structuralisme littéraire. Or, chose curieuse, en France, le structuralisme dans le domaine littéraire, ne s'est pas du tout developpé, à son origine, à partir d'une réflexion pour ce que c'était que la langue (le modèle linguistique n'a joué historiquement qu'un rôle très faible dans la formation de la nouvelle critique française). Le point par où la nouvelle critique s ’est constituée, en France, ça a été la psychanalyse, au sens stricte du terme : la psychanalyse élargie de Bachelard et la psychanalyse essentielle de Sartre.

C ’est donc à partir de ces formes là d’analyse que la nouvelle critique s ’est constituée, c'est d’une façon assez récente (il y a moins de 10 ans) que l’analyse littéraire, en France, a découvert le modèle linguistique et a transféré en quelque sorte les méthodes de l'obédience psychanalytique à l'obédience linguistique. L ’obédience psychanalytique est bien entendue, relativement lâche, fort libre par rapport à la lettre freudienne.

Ce n'est pas du tout étonnant que le structuralisme dans la nouvelle critique soit né à partir de la psychanalyse; c'est pour une raison très simple ; la psychanalyse, dans la mesure où c'est une étude du document, c'est à dire de la parole humaine telle qu'elle est prononcée par quelqu'un, dans la mesure où elle est un traitement du document, elle ne peut pas être structuraliste au moins au sens qu'elle est, elle aussi de type déixologique.

Il n’est donc pas étonnant que l’analyse littéraire ait rejoint le structuralisme non pas par la linguistique mais par la psychanalyse.

Page 8: FOUCAULT, Michel. Structuralisme et analyse littéraire (1967)

34 M FOUCAULT

Comment, maintenant, cette nouvelle critique s'est développée et en quelles directions?

Ce qu ’on appelle la nouve lle critique a essentiellement pour but de définition à propos d’une oeuvre littéraire le questionnement suivant :

1) quels sont les éléments selon lesquels on peut découper l'oeuvre donnée?

2) Quel est le réseau de re la tion s qu'entretiennent les uns avec les autres, les éléments ainsi définis.

L'oeuvre a un découpage en chapitres, paragraphes, phrases, mots; découpage qui n'est pas celui que l’analyse doit établir pour montrer comment et pourquoi l'oeuvre fonctionne.

Le premier principe du structuralism e, en analyse littéraire, est de considérer (contrairement au schéma du XIXe siècle) que l'oeuvre n'est pas, essentiellement le produit du temps, qu'elles ne sont pas, â la fois dans sa naissance et puis dans son existence actuelle une filiaire linéaire comme un fragment d 'espaces dont tous les éléments sont simultanés. Cette simultanéité, étant donnée l'oeuvre toute entière, étant ainsi juxtaposée, on peut alors faire ce découpage en éléments et établir le fonctionnement qu'il peut y avoir entre eux. Autrement dit, ce n'est pas le- fil diachronique de l’oeuvre qui doit nous conduire, c ’est la synchronie de l'oeuvre à regard d'elle même.

Ceci ne veut pas dire qu'on ignore que l'oeuvre a pu apparaître à un moment donné, dans une culture donnée, chez des individus donnés; mais, pour définir

STRUCTURALISME ET ANALYSE LfTTERAIRfc 35

comment l’oeuvre fonctionne. Il faut admettre qu’elle est toujours synchronique par rapport à elle même.

En gros, l’analyse littéraire jusqu'à présent a établi la synchronie de l'oeuvre par rapport à elle- même de deux façons :d'abord si vous voulez, dans la dimension de l'imaginaire et ensuite dans la dimension du langage. Le lieu à l'intérieur duquel on a spécialisé l’oeuvre et on l’a rendue contemporaine d’elle-même, a été d'abord l’imaginaire. On peut dire en gros qu'un certain nombre d'oeuvres d'analyse littéraire ont constitué une logique ou une géométrie de l'imaginaire. Celà était l’oeuvre de Bachelard qui a constitué une sorte de logique élémentaire de l'imagination littéraire en prenant un certain nombre de qua lité s * qu'il opposait l’une à l ’autre indépendamment de la psychologie de l'auteur ét de ce lle du lecteur les qualités existera ient objectivement en elles-mêmes au coeur des choses et dont le système d'opposition donnerait à l’oeuvre sa possibilité et sa logique.

Voilà une esquisse de logique de l’imaginaire. Cet essai de la géométrie de l’imaginaire se trouve par exemple dans une oeuvre comme celle de Poulet où, à propos du cercle, il a fait une série d’analyses dans laque lle , il a montré comment les oeuvres elles-mêmes dans ce qu’elles racontent et dans la loi qui les compose, qui en compose les différents éléments, obéissent à des figures géométriques qui sont à la fois représentées dans l’oeuvre et représentantes de l’oeuvre.

C'est dans cette ligne là, à la suite de Poulet que Starobinski, par exemple, a fait sur le thème de l'obstacle et la transparence une étude de Rousseau. II

Page 9: FOUCAULT, Michel. Structuralisme et analyse littéraire (1967)

36 M FOUCAULT

a montré comment dans les thèmes de toute l’oeuvre de Rousseau, vous trouvez cette figure spatiale curieuse d’une sorte d’opacité qui vient recouvrir les choses et isoler l’homme des choses et puis une recherche de la transparence, qui doit être obtenue par le langage com m e in s tru m en t de translucidification de ce voile.

L'oeuvre est donc, dans ces thèmes, animée par celà; mais en même temps, l’oeuvre est précisément cette figure spatiale, car c'est par son oeuvre et par cette oeuvre littéraire là que Rousseau a écrit et essayé de se rendre le monde transparent, ce monde qui, depuis son enfance, et depuis l’injustice dont il avait été victime dans son enfance était devenu pour lui absolument opaque et perdu. L'oeuvre est donc, en elle-même, cette espèce de configuration spatiale et de dynamique de l’espace.

Voilà, si vous voulez, comment on pourrait situer un certain nombre d ’analyses qui sera ient les analyses de la logique et de la géométrie de l’imaginaire. Il y a une seconde direction qui est beaucoup plus récente et qui est l'analyse de l'oeuvre littéraire à partir des schémas linguistiques qui la caractérisent. Cette analyse a été faite pour la première fois en France par Lévi-Strauss à propos d’un sonnet de Baudelaire, où il a montré comment le sonnet des chats était entièrement commandé par les possib ilités phonétiques qui étaient données à Baudelaire. Ce dernier a construit ce sonnet sur un système de redondance dont il disposait par les caractères phonétiques propres de la langue française. Cette étude qui restait finalement assez méconnue, assez oubliée pendant un certain nombre

STRUCTURALISME ET ANALYSE LfTTERAIRE 37

d’années a été tout récemment remise en lumière. Actuellement les travaux de Barthes et de Genette sont entièrement placés dans cette direction, à ceci près que les schémas linguistiques par lesquels ils essa ient de définir une oeuvre, les schémas linguistiques qu’ils utilisent ne sont pas ceux de la phonétique mais de la syntaxe et de la sémantique. C ’est essentiellement les shémas de la rhétorique qui leur sert de fil directeur pour l’analyse des oeuvres; ceci suppose bien entendu que l’oeuvre littéraire elle-même ne soit pas autre chose qu’une sorte de redoublement des structures linguistiques sur elles-mêmes. Ceci suppose que l’oeuvre littéraire, soit la langue, se manifeste elle-même dans sa structure et dans sa virtualité.

Enfin, il y a une troisième direction qui est actuellement encore à peu près inexplorée mais dont on peut se demander si elle ne serait pas permise. Les gens qui ont réfléchi sur le langage, récemment, les linguistes d’une part et les logiciens d’autre part, se sont aperçus qu’il y avait quand on étudiait les énoncés, un élément ou plutôt une série d’éléments qui étaient au moins aussi importants que la langue, c ’est ce qu’on appelle, en gros l'extra-linguistique. Des linguistes comme Prietot et des logiciens comme Austin ont montré, en effet, que la structure linguistique d’un énoncé était ici rendre compte de son existence totale.

Priétot, en particulier, a montré comment les éléments contextuels constitués par la situation même de l ’individu parlant, sont absolument nécessaires pour donner un sens à un certain nombre d’énoncés et à vrai dire à un grand nombre d'énoncés.

Page 10: FOUCAULT, Michel. Structuralisme et analyse littéraire (1967)

38 M FOUCAULT

Tout énoncé s'affirme, en fait, silencieusement sur une certaine situation objective et réelle. L'énoncé n’aurait certainement pas la forme qu'il a si le contexte était différent. Par exemple (exemple premier que prend Priéto), quand vous avez, sur une table un cahier rouge et que vous voulez demander à quelqu’un de prendre ce cahier, vous lui dites "prend le* on "prend le cahier". Quand il y a deux cahiers, un rouge et un vert, vous demandez à votre interlocuteur en disant "prend le rouge", ou "prend celui de droite", vous voyez que ces deux énoncés ont exactement la même signification, ordre de A à B de prendre le cahier qui est sur la table; c'est cette même signification qui a donné naissance à deux énoncés qui sont entièrement différents, selon que le contexte objectif sera le premier ou le second. Par conséquent, la définition d'un énoncé, le choix de la forme d'un énoncé n'est possible qu'en fonction des contextes.

En logique, quelqu’un comme Austin a montré que les énoncés eux-mêmes ne pouvaient pas être analysés mdépendemment de l’acte de parole qui est effectivement accompli par celui qui parie, au moment où il parle. Par exemple, lorsque quelqu’un dit : "la séance est ouverte", cette phrase n’est pas du tout une phrase de constatation,. En effet, la séance n’est pas ouverte, il ne constate pas que la séance est ouverte, il ne donne pas un ordre non plus, car la séance n’obéit pas et elle ne s ’ouvre pas de son propre mouvement, parce qu’on en a donné l'ordre. C'est quelque chose qu'Austin appelle une performation.

Vous voyez que sur cet exemple simple, on s'aperçoit que la description d ’un énoncé n'est absolument pas faite simplement, lorsqu’on a défini

STRUCTURALISME ET ANALYSE LfTTERAfftE 39

la structure linguistique de cet énoncé, vous voyez par ces deux exemples repères que l’on est en train, à l'in térieur même des études du langage, de s'apercevoir que l’analyse du discours ne peut plus être faite seulement en termes linguistiques; le discours n'est pas simplement un cas particulier à l’intérieur de la langue, le discours n’est pas une manière de combiner ensemble selon les règles linguistiques des éléments qui sont donnés par la langue elle-même; le discours c'est quelque chose qui déborde nécessairement la langue. On pourrait donc se demander si l’analyse littéraire, c ’est à dire l’analyse de ce discours singulier qui est une oeuvre littéraire ne devrait pas tenir compte de tous ses éléments extra-linguistiques qu’on est en train de découvrir maintenant dans l'analyse du langage. En gros, il y aurait trois directions dans lesquelles on pourrait aller : premièrement, on pourrait essayer de définir un peu dans la ligne de ce que Priéto décrivait. Ce que, dans les énoncés de ta littérature se trouve effectivement dit. En effet, vous ouvrez un roman; il n'y a pas de contexre dans ce roman, lorsque par exemple Joyce, commençant Ulysse dit: "un tel... descendait l’escalier". L’escalier qui est désigné par un article défini n’est pas à côté de vous comme je dis par exemple : le verre, c’est à dire celui-là qui est devant vous. Personne ne sait donc quel est cet escalier; il n'y a pas de contexte réel et pourtant Joyce ne dit pas tout : il n'explique pas exactement quel devrait être le contexte que l’on devrait mettre là pour venir remplir en queque sorte cette indication vite donnée par l’article défini.

C'est l’oeuvre, elle-même, qui découpe en quelque

Page 11: FOUCAULT, Michel. Structuralisme et analyse littéraire (1967)

40 M FOUCAULT

sorte dans un contexte inexistant, ce qui doit apparaître et ce qui n’a pas besoin d'apparaître. Il suffit de comparer, par exemple, une description de Balzac et une description de Robbe Grillet, pour bien voir comment, précisément, il y a dans certaines oeuvres du type balzacien, un certain nombre de choses qui doivent être absolument dites et qui sont le contexte, l’extra linguistique présenté dans l'oeuvre même (la date de l'événement, la ville où ça se situe, le nom du personnage, ses ancêtres, son passe....)

C ’est l'oeuvre, elle-même, qui découpe en quelque sorte dans un contexte inexistant, ce qui doit apparaître et ce qui n'a pas besoin d'apparaître. Il suffit de comparer, par exemple, une description de Balzac et une description de Robbe Grillet, pour bien voir comment précisément, il y a dans certaines oeuvres du type balzacien, un certain nombre de choses qui doivent être absolument dites et qui sont le contexte linguistique présenté dans l'oeuvre même (la date de l'événement, la ville où ça se situe, le nom du personnage, ses ancêtres, son passé....)

Si donc vous prenez un roman de R. Grillet quand R. Grillet commence le labyrinthe en disant : "ici", cet "ici“, vous ne saurez jamais ce que c'est ( si c'est une ville laquelle? dans quel pays elle se situe? si c'est réel ou si c'est imaginaire etc....).

Vous voyez par conséquent que la manière dont l'extra-linguistique est manifesté dans les énoncés de l'oeuvre littéraire, est fort différente d'une époque à l’autre, d'un écrivain à l'autre.

STRUCTURALISME ET ANALYSE LITTERAIRE 41

On pourrait, dans le sens des analyses linguistiques de Prieto étudier le rôle du contexte littéraire intérieur à l'oeuvre elle-même. On pourrait aussi, dans la ligne de ce qu’ont fait des logiciens (Austin en particulier) étudier la manière dont les énoncés sont posés dans le texte de l’oeuvre littéraire

Quel est l'acte qui est accompli dans une phrase qui est donnée ̂ Et il est évident que dans une description, dans un dialogue rapporté, dans une réflexion de l'auteur sur son propre personnage, dans une notation psychologique, il y a là, toute une analyse formelle de l'oeuvre.

Mais elle se ferait dans un sens qui n'est pas du tout celui de la linguistique, qui est une étude structurale de ce qu'il a d’extra-linguistique dans les énoncés.

Donc, le structuralisme, loin d'être lié à une position doctrinale quelconque, à une méthode précise et définitivement acquise, est. en fait, un domaine de recherches qui s'ouvre probablement d'une façon assez indéfinie. Tant que l’on n'aura pas parcouru l'ensemble de cette masse documentaire que l'humanité a déposé autour d'elle et dont la littérature est une partie, tant qu’on n’aura pas utilisé toutes les méthodes possibles pour montrer ce que c'est que ce document en tant que document, le structuralisme aura la vie belle. Il ne faut donc identifier le structuralisme ni avec une philosophie, ni même avec une méthode particulière.