Éloge de la godille

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Éloge de la godille CHARLES MADÉZO Dessins de Gaele Flao ÉDITIONS APOGÉE

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« La nonchalance qu’ignorent les besogneux et qui s’accommode si bien d’un zeste de désespoir, l’air de s’être affranchi du sablier du temps, constituent les règles incontournables de la godille. Les juges pointilleux ne manquent jamais depuis les digues et les quais. Le godilleur semble n’en avoir cure, tout à son rêve d’un corps à corps souple mais distant avec la mer. Le chic, bien droit dans ses bottes, d’un qui ne croit en rien, n’en a que faire mais s’obstine au geste parfait et dissimule toute une histoire dans une attitude. »

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Éloge de la godille

Charles Madézo

Dessins de Gaele Flao

éditions apogée

« La nonchalance qu’ignorent les beso-gneux et qui s’accommode si bien d’un zeste de désespoir, l’air de s’être affranchi du sablier du temps, constituent les règles incontour-nables de la godille. Les juges pointilleux ne manquent jamais depuis les digues et les quais. Le godilleur semble n’en avoir cure, tout à son rêve d’un corps à corps souple mais distant avec la mer. Le chic, bien droit dans ses bottes, d’un qui ne croit en rien, n’en a que faire mais s’obstine au geste parfait et dissimule toute une histoire dans une attitude. »

Charles Madézo est né à Douarnenez. Il habite Ploemeur (Morbihan) où il anime un atelier d’écriture. Ses livres parlent essentiellement de la mer. Il a reçu le prix Corail du livre maritime (2002) pour Glénan et le prix Édouard et Tristan Corbière (2003) pour La Cale ronde. « La vraie chance est qu’une écriture précise, exigeante, ait su garder, de cet apprentissage maritime, le meilleur, avec les mots qu’il faut, sans s’égarer, conservant au miracle tout son abrupt… » (Jean-Pierre Abraham)

Gaele Flao, peintre, illustratrice de l’ouvrage, est championne du monde de la godille (Groix 2011).

9,50 €ISBN 978-2-84398-410-5

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Éditions Apogée, 2012ISBN 978-2-84398-410-5

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Charles Madézo

Dessins de Gaele Flao

Éloge de la godille

éditions apogée

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Remerciements à Guy Colin pour son apport d’ergothéra-peute, à Pierre Madézo pour sa contribution orthopédique, à Gérard Bonnec pour son compte rendu de circumnavigation.

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La godille est sans aucun doute un art, et sa maîtrise

constitue l’une des plus nobles conquêtes de l’apprenti marin.

Les services qu’elle peut rendre, apparemment modestes, peu

vantés, sont innombrables. Il n’est pas d’exemple d’ins-

trument alliant une efficacité sans défaillance à une aussi

remarquable économie de moyens… Mais il faudra encore

quelques heures de mise au point avant de pouvoir connaître

les plus hautes satisfactions que réserve la pratique de la

godille : sur l’eau calme d’un port aux rives peuplées, godil-

ler d’une main (l’autre dans la poche) tourné vers l’avant du

bateau, progresser à petits coups tranquilles, tout en ayant

l’air de penser à autre chose.

Jean-Pierre abrahaM, Cours de navigation des

Glénans.

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Le but avoué serait de mouvoir un bateau. Un

canot, plutôt, car l’efficacité de la godille se limite

aux petites unités. Cette motivation utilitaire

reste, les adeptes le confirmeront, simple prétexte

à une interrogation qui s’adresse au vaste élément

marin, un questionnement répété qui, au fil de

la pratique, devient vérification d’une harmo-

nie lentement mais solidement instaurée entre

l’homme et l’océan. Entre l’homme et lui-même ?

Il s’agit cependant d’un rapport très humble

avec l’étendue et la profondeur de la mer. Jamais

godilleur n’affronta seul le grand large. La godille

est l’outil d’un passeur. On sait que ce terme

de passeur désigne, entre deux héros, un inter-

médiaire avisé, le go-between de Joseph Losey,

personnage extrêmement effacé de la comédie

humaine, mais celui sans qui les événements ne

pourraient se produire.

Car souvent une faille, un hiatus sépare les

deux acteurs potentiels d’une aventure. Manque

l’impondérable qui leur permettrait de se

rejoindre, de se reconnaître. Le passeur intervient

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entre le maître et le disciple, qui les fera se rencon-

trer, entre l’amant et l’amant, qui portera la lettre,

et, en ce qui nous concerne, entre le marin et le

bateau à l’ancre, qui permettra, par-delà le quai

ou la grève, de franchir les quelques encablures

qui les tiennent éloignés l’un de l’autre.

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Luis était le passeur du quai du Rosmeur. Espa-

gnol fuyant le franquisme, il s’était trouvé la mission

de transborder les marins vers leur pinasse ou

leur malamock mouillés au plus profond du port.

Son état misérable d’exilé sans le sou, Luis l’avait

magnifié de cette mission. Tel l’archange jaillis-

sant du néant de la nuit, il émergeait de sa pauvre

cabane avant l’aube. De son aviron, épée flam-

boyante, outil sacré rapetassé de cuir, il enchaînait

les allers-retours entre le quai et les bateaux avec

cette humble nonchalance depuis jamais atteinte et

que, dans les heures creuses, il s’efforçait d’incul-

quer aux gamins du port. Luis y su espadilla. Luis et

sa godille. Avant de mourir à la tâche, il aura trente

ans durant poussé jusqu’à la perfection l’art de la

godille, à raison de douze heures par jour et sept

jours par semaine. Luis le passeur. El espadillero. La

langue espagnole restitue bien la racine commune

que partagent l’épée flamboyante et l’aviron de

Luis. On peut voir sur l’esplanade de Bermeo, port

de Biscaye au nord de Bilbao, l’immense statue

d’un marin serrant à pleines mains son aviron, tel

Michel se recueillant avant d’affronter le dragon.

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Enfants du port, c’est à contrecœur que nous

allons à l’école, car nous soupçonnons nos maîtres

de ne pas savoir godiller. Que pourraient-ils nous

apprendre si tous leurs livres et leurs théorèmes ne

permettent pas de mouvoir un canot ?

Lorsque par hasard nous distinguons leurs

silhouettes au voisinage des quais, nous nous dissi-

mulons, car les rapports abstraits qui nous lient

entre les murs du collège, ici paraissent risibles et

nous rendent honteux.

Luis le passeur est le seul professeur, le mentor

qui nous agrée. Admiratifs et subjugués, nous

passons des heures à l’observer.

Plus vite qu’à l’école, avec lui nous progressons.

L’aviron dans la main droite, l’autre main

dans la poche, nous tentons d’atteindre la perfec-

tion entrevue. Dissociant tronc et jambes qui se

contrarient, les pieds épousant les concavités

opposées du bordé, les épaules immobiles, notre

poignet contient ferme la pelle qui fouaille l’eau

d’une hélice toujours identique. La mer accom-

pagne chaque cycle d’un chuintement lisse que

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brise d’un coup net l’archet du manche dans le

bois du tolet.

Jamais nous ne ramons assis, la pelle latérale

comme les galériens. On ne sent plus alors les

subtiles incitations de l’eau qui remontent par

les mollets et les muscles des cuisses. Debout,

nous sommes des danseurs dont les reins et les

bras fléchissent, amortissant les sautes courtes du

ressac et les amples poussées de la houle. Ressorts

d’une horlogerie souple qui roule et s’enroule,

nous maintenons d’instinct la rectitude du sillage

et le canot progresse droit, insensible pourrait-on

croire, à nos maigres déhanchements.