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  • DU MEME AUTEUR

    Structure gntique des populations

    Masson, 1970

    Les Probabilits

    PUF, 1974

    The Genetic Structure of Populations

    Springer, New York, 1974

    Gntique des populations humaines

    PUF, 1974

    Ltude des isolats. Espoirs et limites

    Ouvrage collectif sous la direction dA. Jacquard

    PUF-INED, 1976

    Concepts en gntique des populations

    Masson, 1977

    Genetics of Human Populations

    Freeman, San Francisco, 1978

  • ALBERT JACQUARD

    LOGE DE LA DIFFRENCELOGE DE LA DIFFRENCE

    LA GNTIQUE ET LES HOMMES

    DITIONS DU SEUIL

    27, rue Jacob, Paris VIe

  • ISBN 2-02-004938-4

    ditions du Seuil, 1978

    La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destines

    une utilisation collective. Toute reprsentation ou reproduction

    intgrale ou partielle faite par quelque procd que ce soit, sans le

    consentement de lauteur ou de ses ayants cause, est illicite et

    constitue une contrefaon sanctionne par les articles 425 et suivants

    du Code pnal.

  • Table

    Un objectif ancien : amliorer lespce humaine

    1. Le processus lmentaire : faire un enfant

    2. Le processus collectif : structure et succession des gnrations

    3. Lavenir de notre patrimoine gntique

    4. Un concept flou : les races humaines

    5. volution et adaptation

    6. Lamlioration des espces : quelle amlioration ?

    7. Intelligence et patrimoine gntique

    8. La tentation d'agir

    Annexe

    Rfrences

  • Un objectif ancien : amliorer lespce humaine

    Le propre de lHomme est de transformer ce qui lentoure, sa nature est de vivre artificiellement. A son profit il manipule le milieu dans lequel il vit et parvient modifier les espces vgtales ou animales qui lui sont utiles. Fonde sur une connaissance de plus en plus prcise des mcanismes du monde inanim et du monde vivant, son action est devenue de plus en plus efficace. Ce pouvoir nouveau, pourquoi ne pas lutiliser pour atteindre lobjectif le plus fascinant : amliorer lHomme lui-mme ?

    Cette ide est fort ancienne : lHumanit nest pas seulement responsable de sa transformation morale ou spirituelle, de son cheminement vers une civilisation meilleure, elle lest aussi de son devenir biologique. gyptiens, Hbreux, Grecs avaient dj le souci de prserver leur race dune ventuelle dgnrescence, damliorer sinon lensemble, du moins une partie du groupe, daboutir un Homme nouveau, aux facults suprieures. Labandon au XIXe sicle des thories fixistes qui voyaient dans chaque espce une cration spcifique, dfinitive, de Dieu, la dcouverte du processus de transmission des caractristiques biologiques entre gnrations, la connaissance progressivement affine de la liaison entre la composition du patrimoine gntique et les

  • caractres manifests par lindividu ont permis de nouveaux espoirs : allons-nous enfin devenir de nouveaux Pygmalions faonnant notre propre espce [35]? (Les chiffres entre crochets renvoient aux rfrences bibliographiques en fin douvrage.)

    Au-del des espoirs ou des craintes vagues, il importe de

    faire le point prcis de ce que lon sait et, surtout, de ce que lon veut ; de quoi sagit-il vraiment ?

    Pour donner une rponse valable, il est ncessaire de bien comprendre ce quapportent les progrs rcents de la connaissance, en vitant le pige le plus difficile djouer : celui que nous tendent les mots. Utilis aussi bien dans le langage courant que dans celui des spcialistes, souvent dans plusieurs disciplines, le mme mot sert dsigner plusieurs concepts ; au lieu de permettre lchange, il devient un obstacle la communication ; au lieu de transmettre un savoir, il induit en erreur. Au risque de paratre noncer des vidences, de nombreux passages de ce petit livre sont consacrs dfinir les mots avant de prsenter les choses ; que signifient les mots : patrimoine biologique, race, intelligence, amlioration, consanguinit... ?

    Le mot gntique lui-mme prte confusion. Il voque un domaine o la science parat avoir accumul les russites : comment ne pas tre merveill par les dcouvertes de cette discipline, toute jeune pourtant, puisquelle est ne avec ce sicle ? Successivement, la

  • structure du matriel gntique (la fameuse double hlice dAcide Dsoxyribo-Nuclique, lADN, qui contient sous forme code linformation de base), le mode de fabrication des protines (le code gntique), les mcanismes de rgulation (l opron ) ont t lucids. Des processus qui paraissaient, il y a peu de temps, des mystres inaccessibles sont maintenant expliqus par des modles, parfaitement clairs, exposs dans les manuels scolaires. La gntique molculaire, la gntique cellulaire nous permettent de comprendre de mieux en mieux ce quest le fonctionnement du vivant. Dans un tout autre domaine, celui de lamlioration des plantes et des animaux, le succs a t tout aussi remarquable : les mthodes de slection, de croisement, dhybridation ont permis dobtenir des rendements en lait, en viande, en mas qui auraient paru fabuleux il y a un sicle ; la branche de la gntique qui oriente le dveloppement de ces mthodes, dite gntique quantitative , a t merveilleusement efficace, elle a permis dagir sur les espces, au profit de lHomme.

    Pour ceux qui voudraient sintresser la transformation de notre propre espce, il sagirait non dintervenir ponctuellement sur un individu prissable, mais de modifier de faon irrversible le patrimoine biologique collectif. La discipline scientifique concerne ne serait ni la gntique molculaire ou cellulaire, ni la gntique quantitative, mais la gntique des populations, dont il faut admettre quelle est encore balbutiante et quelle passe actuellement par une phase de remise en cause

  • douloureuse.Cette branche de la gntique, moins connue sans doute,

    parce que plus abstraite, et dveloppe grand renfort de mathmatiques, sefforce de tirer les consquences collectives de la vision que nous avons, depuis Mendel, du processus de transmission des caractres de parents enfants. Son objet essentiel est dexpliquer lvolution du vivant, de comprendre par quels mcanismes a pu tre ralis le monde qui nous entoure, partir des quelques molcules dADN disperses dans la soupe initiale.

    Si lHomme veut inflchir le cours des choses, sil veut remplacer le jeu des vieux acteurs, hasard, ncessit, dieux, ou Dieu, par son propre jeu, il lui faut regarder en face son savoir, cest--dire son ignorance.

    Le seul objectif de ce livre est de faire le point, un point bien sr provisoire ; le lecteur y trouvera moins de certitudes que de doutes, moins de rponses que dinterrogations. Mais saffranchir dune illusion de comprhension, se dbarrasser dides reues, est un premier pas vers la connaissance.

  • 1

    Le processus lmentaire : faire un enfant

    Toute rflexion sur la gntique a pour point de dpart lvidence dune certaine ressemblance entre les enfants et les parents. Dans tout le monde vivant, la transmission de la vie saccompagne de la transmission de certains caractres ; mais quel est le mcanisme de cette transmission ? A vrai dire, il dfie le sens commun. Il est utile de relire certains auteurs anciens pour constater quel point ce problme, mme lorsquil est pos en termes prcis, ne peut avoir de solution de bon sens.

    Quelques opinions pr-mendliennes

    Certains auteurs se contentent dobserver et de dcrire, sans proposer dexplication ; ainsi Ambroise Par crivant la fin du XVIe sicle [4, p. 86] :

    Les enfants ne ressemblent seulement leurs pre et mre de corsage (comme en ce quils sont grands ou petits, gros ou dlis, camus ou bossus, boiteux ou tordus), de parler et de manire de cheminer ; mais

  • aussi des maladies auxquelles les dits pre et mre sont sujets, quon appelle hrditaires, comme il se voit aux lpreux, goutteux, pileptiques, lapidaires, splntiques, asthmatiques. Par quoy celui qui sera goutteux, lpreux ou autres dispositions susdites sil engendre un enfant, grand peine pourra-t-il vader quil ne soit sujet aux maladies du pre et de la mre : ce que toutefois nadvient pas toujours, comme lexprience le montre : laquelle chose se fait par la bont de la semence de la femme et temprature de la matrice corrigeant lintemprance de la semence virile, tout ainsi que celle de lhomme peut corriger celle de la femme.

    De mme Montaigne exprimait son dsarroi devant ce mystre : il est atteint de la gravelle au mme ge que son pre ; par quel prodige celui-ci lui a-t-il transmis son mal [59, p. 742] ?

    Cette lgre pice de sa substance dequoy il me bastit, comment en portait-elle pour sa part une si grande impression ?... Qui mexclaircira de ce progrez, je le croiray dautant dautres miracles quil voudra : pourveu que, comme ils font, il ne me donne pas en payement une doctrine beaucoup plus difficile et fantastique que nest la chose mesme.

    Quelle leon donne au passage aux cuistres proposant

  • des explications plus complexes et mystrieuses que la question pose !

    Dautres imaginent des thories qui nous semblent fort tranges et dont, vrai dire, nous comprenons mal quelles aient t admises par des esprits qui se voulaient rigoureux. Pour Buffon les liqueurs sminales mle et femelle contiennent des particules envoyes par toutes les parties du corps, qui se mettent miraculeusement en place pour constituer lenfant [4, p. 109] :

    Je crois donc que la liqueur sminale du mle rpandue dans le vagin et celle de la femme rpandue dans la matrice sont deux matires galement actives, galement charges de molcules organiques propres la gnration.Je conois que, par le mlange des deux liqueurs sminales, cette activit des molcules organiques de chacune des liqueurs est comme fixe par laction contre-balance de lune et de lautre, en sorte que chaque molcule organique venant cesser de se mouvoir, reste la place qui lui convient et cette place ne peut tre que celle quelle occupait auparavant dans lanimal. Ainsi toutes les molcules qui auront t envoyes de lpine du dos se fixeront de mme dans un ordre comparable tant la structure qu la position des vertbres.

  • La thorie des gemmules de Darwin ntait gure plus convaincante que celle de Buffon ; pour lui, les diverses caractristiques et fonctions de chaque cellule de lorganisme sont sous la dpendance dune ou plusieurs particules trs petites, les gemmules. Les gemmules du pre et de la mre se retrouvent dans chaque cellule de lembryon dote ainsi de caractristiques intermdiaires entre celles de la cellule paternelle et celles de la cellule maternelle correspondantes.

    Oublions ce que nous savons et essayons dimaginer comment un individu peut tre engendr partir de deux autres ; cet vnement, si quotidien, parat tellement inexplicable que la premire tentation est dadmettre quun seul des parents joue vritablement un rle. Telle tait la position des spermatistes selon lesquels chaque spermatozode contient un bb tout fait qui na plus qu grandir dans le sein maternel.

    Cette thorie stait dveloppe aprs les premires observations du sperme au microscope ; ces observations avaient rvl la prsence de petites particules animes, qualifies d homuncules . Elle tait facilement accepte car elle donnait une rponse facile certains problmes, ainsi celui du pch originel : certains chrtiens taient choqus davoir supporter un pch quils navaient pas commis ; mais la thorie des spermatistes saccompagnait de celle de l embotement : ce bb prsent dans le spermatozode a lui-mme des testicules dans lesquels se trouvent des spermatozodes contenant chacun un bb qui

  • lui-mme... Toutes les gnrations, passes comme futures, se trouvent ainsi embotes les unes dans les autres, comme une srie de poupes russes, depuis Adam jusqu la fin du monde. Nous tions donc prsents dans le corps dAdam lorsquil sest rebell contre Dieu, il est juste que nous soyons punis ! Une thorie biologique ne peut se dvelopper et tre largement accepte que dans la mesure o elle correspond aux proccupations de lpoque ; elle court donc le risque dtre dtourne de son objet et dtre utilise pour justifier dtranges raisonnements ; nous en verrons des exemples plus actuels.

    Aux spermatistes se sont opposs les ovistes soutenant quau contraire le bb est prfabriqu dans lovule de la mre, le sperme permettant simplement le dclenchement du processus de dveloppement sans rien apporter dessentiel.

    La difficult avec ces deux thories est que lenfant reoit son hritage biologique dun seul des deux parents et na donc aucune raison de ressembler lautre, ce qui est clairement dmenti par lobservation.

    La thorie des gemmules de Darwin, semblable celle des liqueurs de Buffon et assez universellement accepte la fin du XIXe sicle au moins titre dhypothse provisoire, admet que les deux parents participent, galit, la fabrication de lenfant ; mais elle aboutit, elle aussi, un paradoxe insurmontable : pour chaque caractre lenfant reprsenterait la moyenne des mesures de ses parents ; au sein dune population, considre dans

  • son ensemble, la dispersion des caractres des individus ne pourrait donc que diminuer chaque gnration ; rapidement tous les individus seraient sinon identiques du moins trs semblables, ce qui nest gure conforme lobservation.

    Ce paradoxe de la variance ne pouvait tre surmont sans recourir des concepts totalement diffrents. Le modle permettant de comprendre le mcanisme de la reproduction sexue a t imagin par un moine dun monastre de Brno, Gregor Mendel. Ds 1865, il avait propos une explication nouvelle de la transmission des caractres ; mais, en raison mme de leur nouveaut, ses ides navaient eu aucun retentissement ; il fallut attendre 1900 pour que, les esprits tant mieux prpars, ce modle, qui est la base de la gntique, soit enfin compris, accept, dvelopp [58].

    Lapport de Mendel

    Le mrite extraordinaire de Mendel est de navoir pas biais avec la difficult essentielle rencontre au cours des expriences dhybridation : la disparition puis la rapparition de certains caractres au fil des gnrations.

    Imaginons l exprience suivante : nous peuplons une le de femmes provenant dune population o tout le monde a, depuis de nombreuses gnrations, le groupe plus pour le systme sanguin Rhsus, et dhommes venant dune population o tout le monde a le groupe

  • moins . On constate que tous leurs enfants ont le groupe plus ; en cette premire gnration le caractre moins a totalement disparu. Mais dans la gnration suivante, ce caractre rapparat et se manifeste chez environ un quart des petits-enfants. Ce phnomne assez prodigieux est rencontr chaque fois que nous renouvelons lexprience, la proportion 1/4 est chaque fois constate.

    Puisquil rapparat, le caractre moins tait ncessairement prsent chez certains des enfants de la premire gnration ; sous quelle forme ? Pourquoi ne se manifestait-il pas ?

    Lide gniale de Mendel (qui travaillait sur des pois et non sur des hommes, ce qui simplifie les expriences, mais ne change rien leur sens fondamental) a t dadmettre que le caractre tudi (dans notre exemple imaginaire le systme Rhsus, dans ses propres expriences la couleur des cotyldons, laspect lisse ou rid des graines...) est gouvern non par un facteur hrditaire, mais par deux facteurs reus lun du pre, lautre de la mre. Ces deux facteurs agissent conjointement ; le caractre observ rsulte de leurs actions tous deux ; mais ils restent inaltrs tout au cours de la vie de lindividu. Ils coexistent, mais ils ne se modifient pas lun lautre. Lorsque lindividu procre, il transmet son enfant lun des deux facteurs quil avait reus, le choix du facteur transmis tant laiss au hasard.

    Pour Mendel, il ne pouvait sagir que dune hypothse, dun modle, comme nous disons maintenant. Les progrs

  • raliss dans la connaissance des cellules, de leurs noyaux, de leurs chromosomes, ont montr que cette thorie est, en tous points, conforme la ralit : les facteurs voqus par Mendel sont ce que nous appelons les gnes , sries de molcules chimiques situes en des emplacements prcis sur les chromosomes. Leur action et leur transmission de parents enfants correspondent ce quavait imagin Mendel.

    Chaque cellule de lindividu I (et son corps en comporte plusieurs centaines de milliards) est dote dun noyau comprenant une srie de 23 paires de filaments, les chromosomes ; ces 46 filaments reproduisent lidentique 23 chromosomes fournis par le spermatozode paternel et 23 chromosomes fournis par lovule maternel. Les divers processus ncessaires au dveloppement et au fonctionnement de lorganisme sont dfinis et rguls par des informations inscrites sous forme code (le fameux code gntique) sur les chromosomes. Chaque cellule de I, quelle appartienne son foie ou son cerveau, connat le prodigieux secret permettant de fabriquer I dans sa totalit partir dune cellule initiale ; avant dtre une cellule hpatique ou nerveuse ayant des fonctions bien spcifiques, elle sait quelle appartient I et est reconnue comme telle par ses voisines.

    Certaines cellules cependant font exception, les cellules sexuelles : les spermatozodes mis par I (sil est un homme), les ovules (sil est une femme) ne contiennent quune srie de 23 chromosomes, un de chaque paire ; elles

  • ne possdent donc que la moiti de linformation gntique quavait reue I lors de sa conception ; le processus de fabrication des ovules et des spermatozodes est tel que cette moiti est ralise en puisant galit dans lapport du pre de I et lapport de sa mre. Il est clair que ce mcanisme biologique a des consquences sur la transmission des caractres correspondant trs exactement au modle mendlien.

    Une telle vision du processus de lhrdit modifie profondment les ides de bon sens que nous avions spontanment ce sujet, mais il nest gure facile den prendre conscience, comme en tmoigne lopposition entre les mots que nous employons et le sens quil faut leur donner.

    Les mots et leur sens

    Au-del du sens prcis qui lui est explicitement attribu, chaque mot vhicule une certaine vision globale, rvle en partie par son tymologie. Il est remarquable que les phrases que nous prononons propos de la procration reclent souvent une contradiction entre leur sens et cette vision. Ainsi, dclarer : un individu se reproduit , est doublement contradictoire.

    Le mot individu voque l'indivisibilit : il nest pas possible danalyser un individu en ses constituants sans le dtruire en tant qutre, il ne peut tre divis. Mais dans lacte ncessit par la reproduction, cest justement cette

  • division qui est ralise. De faon plus prcise, chaque spermatozode ou chaque ovule reoit une copie de la moiti des informations initiales qui avaient t transmises cet individu par ses parents lors de sa conception, et partir desquelles il stait peu peu constitu.

    Il est ncessaire de bien comprendre la totale opposition entre ce mcanisme et celui admis avant Mendel, par exemple par Darwin : pour ce dernier chaque parent transmet lenfant la totalit de son information biologique, ce qui respecte bien le concept dindivisibilit ; les deux stocks dinformations, celui venant du pre, celui venant de la mre se mlangent pour constituer une information moyenne , de mme que deux liquides blanc et rouge se mlent pour crer un liquide ros. Au contraire, pour Mendel, chaque parent napporte que la moiti de linformation quil possde ; chez lenfant ces deux moitis se juxtaposent, sans se mlanger, pour reconstituer un ensemble complet. Cet ensemble, en tant que collection dinformations, est dailleurs entirement nouveau, diffrant autant dun parent que de lautre.

    Il ny a donc pas reproduction . Ce mot implique la ralisation dune image aussi voisine que possible de loriginal ; tel est bien le cas pour les bactries capables de se ddoubler en fabriquant une image delles-mmes, et gnralement pour tous les tres non sexus. Mais linvention de la sexualit, cest--dire dun mcanisme ncessitant la collaboration de deux tres pour en fabriquer un troisime, a supprim cette capacit de reproduction.

  • Un tre sexu ne peut se reproduire. Lenfant ntant la reproduction de personne est en fait une cration dfinitivement unique. Cette unicit rsulte du nombre fabuleux denfants diffrents qui pourraient tre procrs par un mme couple : imaginons que, pour un caractre donn, par exemple le systme sanguin Rhsus, le pre et la mre soient chacun dots de deux gnes distincts, a et b ; les enfants quils procrent peuvent recevoir soit deux gnes a, soit deux gnes b, soit un gne a et un gne b ; pour chaque caractre 3 combinaisons sont ainsi possibles ; pour un ensemble de 2 caractres, 32 = 9 combinaisons, pour n caractres, 3 n combinaisons ; ce dernier chiffre est astronomique ds que n dpasse quelques dizaines ; ainsi pour un ensemble de 200 caractres, ce nombre est de 3200

    (Cest--dire 3 multipli deux cents fois par lui-mme) ce qui est pratiquement infini puisquil sagit dun nombre comportant 94 chiffres, des milliards de fois plus grand que le nombre total datomes de notre univers, en y incluant les galaxies les plus lointaines.

    Cette possibilit de diversit est lapport propre de la reproduction sexue : le rel est unique mais les possibles sont infiniment nombreux ; comment ce rel est-il choisi ? Ici, il faut introduire un concept bien mal servi par le mot cul qui lui est associ : le hasard.

    Le hasard

    Ce terme est utilis dans tant doccasions quil a perdu

  • tout sens prcis ; nous lemploierons ici en liminant toute connotation mtaphysique, qui ferait du hasard un dieu tout-puissant et inaccessible, ayant une existence objective, une volont propre. Le hasard auquel nous nous rfrons est li au processus de la connaissance et de la prvision. Face une certaine ralit, je cherche comprendre les rapports entre les phnomnes que jobserve ; jutilise ensuite cette comprhension pour prvoir les phnomnes venir. Ainsi, la comprhension du mouvement des astres, la connaissance du phnomne de lattraction des masses me permettent de prvoir, avec prcision, les mouvements futurs des toiles, ou les clipses de soleil.

    Mais, bien souvent, cette connaissance est insuffisante pour quune prvision soit possible ; ainsi du lancement dun d : nous ne pouvons prdire le rsultat car les phnomnes en jeu sont trop complexes et trop mal connus. Nous disons alors que ce rsultat dpend du hasard. Nous pouvons cependant imaginer que notre connaissance pourra saffiner et que, sachant mieux les caractristiques du d, celles de la force initiale qui le lance, la rsistance de lair..., nous serons en mesure un jour de prvoir ce rsultat coup sr ; le hasard aura fait place au dterminisme.

    Tel ne semble pas le cas lorsquil sagit de raliser un spermatozode ou un ovule en dsignant, pour chaque caractre lmentaire, le gne qui sera transmis. Sans doute des dterminismes interviennent au niveau molculaire, mais le nombre de rsultats possibles est si

  • grand que nous ne pouvons gure esprer aboutir une connaissance suffisamment fine du phnomne. Tout se passe comme si nous devions, dfinitivement, nous rfrer au hasard pour expliquer le rel. Notre seule possibilit, pour mieux cerner le processus tudi, est de prciser la probabilit de chaque rsultat : lessence des lois de Mendel est daffirmer que chaque gne, paternel ou maternel, a la mme probabilit, 1/2, dtre choisi.

    Ainsi la transmission du patrimoine gntique apparat-elle comme le rsultat dun nombre immense de loteries charges de dsigner pour chaque caractre, parmi les deux gnes prsents, le gne choisi. Le mcanisme de la reproduction sexue introduit le hasard au cur mme du phnomne, le mot hasard tant compris comme lensemble des facteurs qui interviennent ou paraissent intervenir dans un processus mais dont nous ne savons pas, dfinitivement peut-tre, prciser laction. Pour comprendre la transmission de la vie nous ne pouvons nous contenter dvoquer les deux acteurs que sont le pre et la mre ; ils proposent des copies de leurs collections de gnes ; mais le choix entre ces copies, ralis moiti chez lun, moiti chez lautre, pour reconstituer une collection complte, est luvre du hasard.

    Gnotype et phnotype

    Nous voyons mieux maintenant combien il est ncessaire de distinguer dans chaque tre deux aspects : dune part,

  • lindividu que nous voyons, unitaire, monolithique, vivant une exprience unique de dveloppement, de vieillissement, puis de disparition ; dautre part, la collection de gnes dont il est dot, gnes multiples dans leurs fonctions, provenant de deux origines immdiates, le pre et la mre, capables de faire deux-mmes un nombre illimit de copies, inaltrables, inaccessibles aux attaques du temps, quasi ternels puisquils seront toujours identiques eux-mmes lorsquon les retrouvera prsents chez le fils ou le petit-fils longtemps aprs la mort du pre.

    Cette dualit est fondamentale ; ne pas la reconnatre est la source de la plupart des contresens commis propos de la transmission des caractres. Il est utile de fixer cette dualit par des mots ; ceux qui sont disponibles sont malheureusement bien pdants :

    le phnotype correspond l'apparence de lindividu, ou plus prcisment lensemble des caractristiques que lon peut mesurer ou qualifier chez lui, et dont certaines sont, en fait, bien peu apparentes, ncessitant des investigations complexes, ainsi certains systmes sanguins ;

    le gnotype correspond la collection de gnes dont a t dot lindividu lors de sa conception.

    Ltude de la transmission des caractres consiste prciser linteraction entre gnotype et phnotype, en

  • tenant compte, bien sr, du rle du milieu. Cette interaction est ncessairement complexe ; il faut se mfier de toute explication simpliste, se mfier surtout des conclusions chiffres, obtenues au terme de longs rai-sonnements et de calculs laborieux, et qui donnent lillusion dune comprhension claire du phnomne. La seule dmarche scientifique srieuse est celle qui respecte la ralit : si celle-ci est complexe, la prsenter de faon simple ne peut tre quune trahison.

    Lorsque nous pensons la succession des individus au cours des gnrations, au sein dune mme ligne, il est ncessaire de considrer le caractre manifest par un individu comme dpendant :

    des gnes quil a reus de son pre et de sa mre (et dont il transmettra la moiti ses propres enfants),

    de linfluence exerce sur ce caractre par les divers facteurs du milieu , ce terme englobant aussi bien les facteurs matriels (chaleur, humidit, nourriture...) que relationnels (famille, cole, socit...).

    La ressemblance entre enfants et parents voque par le dicton, Tel pre, tel fils , est donc une constatation dont les causes ne peuvent tre explores facilement, dont la porte mme est limite.

    En ce domaine, le seul lment objectif, certain, est la transmission par moiti du patrimoine gntique.

  • Linaltrabilit de ce patrimoine justifie la formule selon laquelle il ny a pas hrdit des caractres acquis ; en effet, les transformations subies par un individu du fait de son aventure personnelle ne peuvent en aucune manire modifier la structure de ses gnes : aux mutations prs (accidents extrmement rares), il transmet ceux-ci tels quil les a reus, sans trace des vnements survenus au long de sa vie.

    Mais cette formule nest conforme la ralit que dans ce sens troit : en fait le caractre manifest par lenfant dpend non seulement des gnes inaltrables transmis par ses parents, mais de linfluence exerce par ceux-ci tout au cours de sa formation, formation dont la dure est particulirement grande dans le cas de notre espce. Cette influence dpend naturellement de toute lexprience quils ont accumule, ce qui donne un rle indniable aux caractres acquis .

    De mme, il serait abusif dassimiler la dualit gnotype-phnotype du biologiste la dualit essence-existence du philosophe. Certes, le patrimoine gntique contient la totalit des informations ncessaires au dveloppement et au fonctionnement de lorganisme ; un organisme semblable peut tre ralis partir de cette seule collection dinformations, comme le montre lexp-rience si simple du bouturage des plantes : un arbre entier, biologiquement identique au premier, peut tre obtenu partir dun simple rameau, car ce rameau contenait dans ses cellules les informations concernant lensemble de

  • larbre. Mais, lorsquil sagit dun homme, il est difficile de rduire ltre ralis aux rgles qui gouvernaient son dveloppement ; les multiples vnements qui lont faonn, qui ont ralis son phnotype, font autant partie de son essence que les gnes initiateurs. Nous verrons propos de la relation entre intelligence et gntique combien il est dangereux daccepter de tels parallles trop faciles.

    La moins mauvaise image peut sans doute tre obtenue en voquant la musique : le gnotype, cest la partition, le phnotype, cest la symphonie que nous entendons, marque par la personnalit du chef dorchestre, merveilleuse ou sans clat selon le talent des excutants. Lorsquil sagit de gntique, nous navons gure accs, dans ltat actuel de nos connaissances, la partition ; nous devons nous contenter dobserver linterprtation que le milieu, cest--dire lensemble des vnements de laventure vcue par chacun, a ralise.

    Faisons un dessin

    La distinction que nous venons de faire entre gnotype et phnotype est fondamentale ; faisons un dessin pour la prciser : le plan infrieur concerne les gnotypes : trois individus, le pre P, la mre M et lenfant E, y sont reprsents, ou plutt symboliss, chacun, par un cercle ; lintrieur des cercles deux traits reprsentent les deux collections de gnes qui constituent le patrimoine

  • gntique de chacun ; de M vers E et de P vers E une flche indique la transmission dune moiti de ce patrimoine ; ces flches partent darcs de cercles voquant le fait que les moitis transmises E par P et par M sont choisies au hasard.

    Ce schma est remarquablement simple, il traduit fidlement le modle mendlien . Mais il nen est plus de mme dans la partie suprieure du dessin concernant les phnotypes. Nous retrouvons nos trois personnages, Pre, Mre, Enfant, reprsents cette fois par des silhouettes, puisquil sagit des caractres quils manifestent et non des gnes cachs dans les noyaux de leurs cellules.

  • Des colonnes joignent le cercle symbolisant le gnotype de chacun la silhouette symbolisant son phnotype ; elles ne correspondent pas une transmission dobjets matriels, mais une dpendance : le phnotype ne se ralise progressivement que grce aux informations apportes par le gnotype ; mesure des besoins, des substances chimiques, principalement des protines, sont fabriques par lorganisme selon des procds, des mthodes dassemblage, qui sont dcrits avec prcision dans le gnotype : nous pouvons dire que celui-ci gouverne le phnotype. Cette dpendance est dirige uniquement du bas vers le haut : quelles que soient les aventures vcues par lindividu, son gnotype reste inaltr, les caractres acquis ne se transmettent pas aux gnes.

    Ce qui complique le schma du plan suprieur est linfluence, sur le phnotype de E, de ceux de ses parents et de lensemble de l environnement . Ce dernier mot, volontairement imprcis, englobe aussi bien la nourriture absorbe par E que les radiations quil a subies, les chocs quil a reus, laffection dont il a t entour, lenseignement, sous toutes ses formes, quon lui a procur: il sagit de toutes les influences, physiques ou morales, qui ont fait lindividu partir de lembryon.

    Un accident : les mutations

    La belle simplicit de la partie infrieure de notre dessin

  • nest pas, vrai dire, toujours conforme la ralit. Il arrive que lenfant E reoive dans son patrimoine gntique des gnes qui ne figuraient ni dans celui de son pre, ni dans celui de sa mre. Plus prcisment un accident sest produit, un stade quelconque de la transmission, et tel gne ayant une action bien dfinie a t transform en un gne ayant une autre action, une mutation a eu lieu.

    Dinnombrables observations, portant notamment sur des micro-organismes ou sur les fameuses mouches drosophiles , ont permis de prciser linfluence de certains facteurs (ainsi les diverses radiations) sur la frquence de ces mutations, mais les rsultats restent fort imprcis. La frquence du remplacement dun gne par un autre semble tre de lordre de 1 sur cent mille ou 1 sur un million. Lvnement est donc trs rare ; il nen a pas moins une importance considrable car, pour une espce prise dans son ensemble, il est la seule source de novation gntique.

    Lvolution du monde vivant, lapparition de fonctions nouvelles, despces nouvelles, ncessitent des modifications du patrimoine gntique que seules les mutations peuvent apporter. Notons enfin quen plus des mutations ponctuelles concernant un gne isol, on observe des remaniements concernant des portions entires de chromosomes, dont le rle dans lvolution des espces semble avoir t primordial.

  • Caractres lmentaires et caractres complexes

    Nous constatons que le mot caractre , que nous avons beaucoup utilis, contient lui aussi un pige.

    Lorsque nous parlons dun systme sanguin, comme le systme Rhsus, la ralisation, le phnotype, dpend trs directement des gnes qui le gouvernent ; il suffit dans ce cas de connatre le gnotype pour connatre le phnotype (sans que dailleurs la rciproque soit vraie puisque un mme phnotype peuvent correspondre plusieurs gnotypes). Dans le cas du systme Rhsus, tout au moins dans la vision simplifie que nous adoptons ici, la cor-respondance est directe ; les gnes sont de deux catgories, dsignons-les par les lettres R et r ; chaque individu possdant deux gnes, trois associations, trois gnotypes, sont possibles : RR, Rr et rr ; aux deux premiers correspond le phnotype plus , au troisime le phnotype moins ; autrement dit le gne R entrane par sa prsence le caractre plus , quil soit en double dose (chez les individus dits homozygotes RR) ou en simple dose (chez les individus dits htrozygotes Rr) ; par contre le gne r nentrane le caractre moins que sil est en double dose (chez les individus homozygotes rr). Dans ce cas, que Mendel avait rencontr pour les caractres quil tudiait sur les pois, on dit que le gne R est dominant alors que le gne r est rcessif.

    Un dterminisme aussi rigoureux et aussi direct du phnotype partir du gnotype ne se rencontre que pour

  • certains caractres dont la manifestation est lie de faon stricte un couple de gnes ; on qualifie ces caractres dlmentaires, ou de mendliens (pour la raison que les lois de Mendel leur sont directement applicables). Tel est le cas de nombreux systmes sanguins, de maladies entranes par des erreurs innes du mtabolisme, et de certains traits en gnral insignifiants comme la capacit enrouler sa langue en forme de gouttire ou la capacit percevoir le got dun produit chimique de synthse appel Phenyl-Thio-Carbamide : chacun de nous est rouleur ou non rouleur de langue, goteur ou non goteur de ce produit selon quil a reu ou non le gne qui permet denrouler sa langue ou de sentir leffet de la PTC sur les papilles gustatives.

    Mme lorsque ce modle simple, faisant appel un seul couple de gnes, correspond la ralit, il peut entraner une opposition fondamentale entre lunivers des phnotypes et celui des gnotypes. Imaginons une tare cause par un gne t rcessif (comme lest le gne r du systme Rhsus) : seuls les individus homozygotes (tt) sont atteints, les autres, quils soient (tT) ou (TT), sont sains. Dans une le A vivent 100 personnes, 40 sont (tT), 60 sont (TT), dans une autre le B galement 100 personnes mais rparties en 10 (tt) et 90 (TT) ; pour les autorits mdicales, lle B est rpute en plus mauvais tat physique, puisque 10% des habitants y manifestent cette tare, alors que dans lle A personne ne la prsente ; pour le gnticien, lle A est au contraire plus svrement touche

  • puisque la frquence du gne dltre y est de 20 %, alors quelle nest que de 10 % dans lle B. Les deux points de vue sont contradictoires, mais parfaitement compatibles ; ils concernent deux objets distincts : lun le rel observable, lautre le rel profond, inaccessible, mais lourd de menaces pour lavenir car si nous nous intressons non plus aux habitants actuels de ces les, mais leurs enfants, non plus au prsent, mais lavenir, nous constatons que le risque dune naissance denfant tar est quatre fois plus lev dans lle A. Ce rsultat fait appel un raisonnement global que nous exposons au chapitre suivant, concernant non plus la gntique des individus mais la gntique des populations.

    En fait, pour la plupart des caractres au sens habituel du terme, ce modle simple faisant correspondre un couple de gnes au caractre tudi, ne correspond aucunement lobservation ; les mcanismes mis en jeu par lexpression du caractre sont nombreux, imbriqus les uns dans les autres ; ils dpendent de gnes multiples autant que du milieu ; le trait finalement observ chez un individu ne peut tre totalement expliqu par ceux constats chez ses parents.

    En insistant sur cette difficult nous ne cherchons nullement minimiser lintrt des recherches en gntique. Toute recherche scientifique procde ncessairement en analysant les cas les plus simples ; ainsi les physiciens tudient les gaz parfaits ou les solides parfaitement lastiques, alors quils sont bien conscients de limpossibilit de rencontrer cette perfection dans la

  • nature. Nous voulons simplement souligner les prcautions ncessaires lorsque lon veut extrapoler, des problmes du monde rel, les rsultats mis en vidence en dveloppant des modles lmentaires. Nous verrons au cours des prochains chapitres que cette prcaution est rarement observe et que bien des affirmations prsentes grand renfort de mots savants ou de rfrences la science ne sont que des cuistreries oscillant entre la lapalis-sade et la contrevrit.

  • 2

    Le processus collectif : structure et succession des gnrations

    Tous les raisonnements du chapitre prcdent concernent des individus : un couple procrateur, lenfant. Mais lorsque nous nous intressons l Humanit , une race ou une nation, nous voquons un ensemble dindividus ; lobjet de notre rflexion devient, dans lunivers des phnotypes , la socit que constituent ces individus et, dans lunivers des gnotypes , le patri-moine gntique collectif dont ils sont porteurs.

    Lobjet de la discipline qui sest dveloppe depuis le dbut de ce sicle sous le nom de gntique des populations est dtudier les transformations de ce patrimoine, de ce fonds gntique, appel genetic pool par les auteurs anglo-saxons. Il faut pour cela prciser celles des multiples caractristiques de ce fonds que nous prenons en considration et faire des hypothses sur les conditions dans lesquelles les gnrations se succdent, cest--dire btir des modles, plus ou moins ralistes.

    Chaque individu a reu plusieurs centaines de milliers de paires de gnes, chaque paire tant charge de gouverner

  • une fonction lmentaire, par exemple la synthse dune enzyme. Mme en se limitant aux quelques centaines de telles fonctions lmentaires dont le dterminisme gntique a pu tre prcis chez lHomme, la connaissance de la structure gntique dun groupe dindividus ncessiterait une information que nous sommes bien loin de possder. Le plus souvent on se borne rechercher la frquence, dans la population tudie, des divers gnotypes possibles pour une fonction donne.

    Ainsi, nous avons voqu au chapitre prcdent le cas du systme sanguin Rhsus : en simplifiant beaucoup les choses, on peut admettre que deux gnes R et r interviennent, ce qui entrane la prsence dans la population de 3 gnotypes les homozygotes (RR) ou (rr) et les htrozygotes (Rr). Mais le nombre de gnes situs en un emplacement donn des chromosomes, cest--dire gouvernant un mme caractre, peut tre trs lev, plusieurs dizaines parfois ; dsignons ce nombre par la lettre n : lon rencontre alors n gnotypes homozygotes et n (n-l)/2 gnotypes htrozygotes ; ainsi pour le systme sanguin ABO , lon connat 4 gnes A1, A2, B et O, et 10 gnotypes : les 4 gnotypes homozygotes (A1A1), (A2A2), (BB) et (OO), et les (4 x 3)/2 = 6 gnotypes htrozygotes (A1A2), (A,B), (A1,O), (A2B), (A2O), (BO).

    La connaissance des frquences de ces gnotypes dans une population nous permet de dfinir sa structure gntique . Bien sr, cette information est le plus souvent inaccessible ; pour simplifier on peut se contenter de

  • rechercher la frquence des divers gnes dans le pool gntique global, sans se proccuper de leurs associations deux par deux chez les individus ; on pourra alors comparer deux populations en fonction de leur plus ou moins grande richesse en chaque gne.

    De nombreuses tudes ont t ainsi ralises, permettant de dresser des cartes du monde o les lignes qui habituellement joignent les points de mme altitude (les lignes de niveau) ou de mme hauteur de pluie (les isohytes) joignent les points o lon a trouv les mmes frquences pour tel ou tel gne ; cette hmatologie gographique , pour reprendre lexpression des professeurs Bernard et Ruffi [5], a connu un grand dveloppement au cours des rcentes annes, aboutissant la publication en 1976 dun atlas [63] qui dcrit, en plus de mille pages, la rpartition sur notre globe des gnes correspondant 67 systmes gntiques distincts. Nous reviendrons sur linterprtation de ces donnes qui apportent un nouvel clairage ltude des races humaines et peuvent contribuer aux recherches sur les grandes migrations et sur le peuplement des diverses contres.

    Pour linstant, nous nous limitons une constatation assez tonnante, qui a constitu la premire grande dcouverte des gnticiens de populations : la connaissance des frquences des gnes permet de calculer avec une excellente prcision celles des divers gnotypes.

  • Une loi clbre : la loi de Hardy-Weinberg

    Il parat clair que les associations de gnes rencontres dans une gnration dpendent de la faon dont les individus de la gnration prcdente se sont associs pour procrer. Pour des frquences des gnes identiques, les frquences des gnotypes peuvent tre fort diffrentes. Ainsi la frquence du gne R du systme Rhsus serait gale 1/2 aussi bien dans une population compose en totalit dhtrozygotes (Rr) (ce qui suppose que la gn-ration prcdente ait t compose dindividus (RR) et (rr), les premiers procrant systmatiquement avec les seconds), que dans une population comportant pour moiti des homozygotes (RR) et des homozygotes (rr) (ce qui se produit si les (RR) procrent entre eux, et les (rr) entre eux).

    Mais des cas aussi extrmes ne correspondent gure au rel observ. Il est remarquable que, dans la pratique, lon puisse prvoir, sans cart dcelable, les frquences des gnotypes ds que lon connat celles des gnes :

    la frquence des homozygotes (aa) est gale au carr de la frquence du gne a, la frquence des htrozygotes (ab) est gale deux

    fois le produit des frquences du gne a et du gne b. (Pour le lecteur que ne rebute pas un raisonnement

    probabiliste simple, justifions ces rsultats :Pour quun enfant soit homozygote (aa), il faut que deux

  • vnements se soient produits : transmission dun gne a par son pre, transmission dun gne a par sa mre. Chacun de ces vnements a une probabilit, gale la frquence du gne a. La probabilit pour que deux vnements indpendants se produisent lun et lautre est gale au produit de leurs probabilits ; la probabilit de recevoir deux gnes a est donc gale au carr de la frquence de a (cest--dire 4 %, si cette frquence est de 20 %).

    Pour quun enfant soit htrozygote (ab), il faut : soit que son pre ait transmis un gne a et sa mre un

    gne b, vnement de probabilit gale au produit des frquences des gnes a et b, soit que son pre ait transmis un gne b et sa mre un

    gne a, vnement de probabilit gale au mme produit.La probabilit pour que lun de ces deux vnements

    incompatibles se produise est gale la somme de leurs probabilits. La frquence du gnotype (ab) est donc gale deux fois le produit des frquences de a et b (cest--dire 12 % si ces frquences sont de 20% et 30%).

    Ainsi dans une population o, pour une mme fonction, deux gnes a et b sont en prsence, le premier avec la frquence 1/10, le second avec la frquence 9/10, les trois gnotypes possibles ont les frquences 1/100 pour (aa), 18/100 pour (ab), 81/100 pour (bb)(Notons que les deux les A et B que nous avions imagines au chapitre I ntaient pas conformes ce modle ; elles ntaient pas en

  • quilibre . Dans lle A, par exemple, la frquence du gne t est de 20 %, les 3 gnotypes auraient donc d avoir la rpartition : 4 (tt), 32 (tT) et 64 (TT) et non, comme nous lavions admis, 0, 40 et 60. Un tel cart peut fort bien se produire la suite de migrations, mais il ne peut durer.)

    Ce rsultat est d au mathmaticien anglais Hardy et au biologiste allemand Weinberg qui lont tabli simultanment en 1908, quelques annes aprs la redcouverte des lois de Mendel.

    Il sagit, certes, de laboutissement dun raisonnement mathmatique qui ncessite de nombreuses hypothses, lensemble de celles-ci constituant un modle , dsign par le terme panmictique, qui peut sembler bien peu raliste. Lon doit notamment supposer que les mariages ont lieu au hasard, cest--dire que les gnes tudis ne sont pas lorigine dun choix du conjoint. Dans les populations humaines o ce choix est gnralement soumis de nombreuses rgles, on pourrait penser que ce modle na aucun rapport avec la ralit et que le rsultat de Hardy-Weinberg est inutilisable. En fait, chaque fois quune vrification a pu tre ralise, on a constat un accord excellent entre la rpartition constate et celle correspondant au modle ; les carts sont infrieurs aux erreurs dchantillonnage : pour dlibr quil soit, le choix du conjoint na donc en pratique, sauf rares cas particu-liers, aucune consquence collective dcelable sur la rpartition des gnes dans la gnration suivante.

  • Malgr une formulation un peu abstraite, cette loi ne reprsente pas seulement une curiosit mathmatique pour des biologistes doubls de polytechniciens ; elle permet une interprtation correcte de faits qui pourraient paratre paradoxaux.

    Reprenons lexemple dune population o les frquences des gnes R et r du systme Rhsus sont toutes deux gales 1/2. Daprs la loi de Hardy-Weinberg, la frquence des homozygotes (rr), cest--dire des individus ayant le phnotype Rhsus moins sera de (1/2)2 = 1/4 ; les frquences des (RR) et (Rr), individus dont le phnotype est Rhsus plus seront respectivement de (1/2)2 = 1/4 et 2(1/2) (1/2) = 1/2, soit au total 3/4 : bien que les deux gnes aient des frquences gales, les individus de type plus sont trois fois plus nombreux que ceux de type moins : une fois de plus nous constatons un dcalage entre les observations ralises dans lunivers des phnotypes et celles ralises dans lunivers des gnotypes.

    Familles tares et familles saines

    La loi de Hardy-Weinberg nest pas seulement valable pour les systmes sanguins ; elle lest tout autant pour les maladies dont on a pu dfinir le mcanisme gntique, notamment les nombreuses erreurs innes du mtabolisme . La plus frquente dentre elles, en Europe et en Amrique du Nord, est la mucoviscidose qui frappe en moyenne un enfant sur 2 500 (ce taux atteint

  • mme un enfant sur 400 dans certaines rgions) [10 et 24], Cette maladie se manifeste par des syndromes divers ayant en commun une concentration anormale de chlorure de sodium dans la sueur ; elle est trs invalidante et lon na encore mis au point que des traitements fort insuffisants ; le pronostic est, comme disent les mdecins rserv . Ltude de sa transmission dans les familles a montr quelle est due la prsence en double dose, cest--dire ltat homozygote, dun certain gne que nous dsignerons par m ; les individus qui nont reu quun exemplaire de ce gne, les htrozygotes (Nm), o N dsigne le gne normal, sont parfaitement indemnes ; il est mme impossible de dceler chez eux la prsence du gne dltre, totalement camoufl par la prsence du gne normal. La proportion denfants atteints, 1/2 500, reprsente la frquence des homozygotes (mm) ; appliquant la loi de Hardy-Weinberg, nous en concluons que la frquence du gne m est gale la racine carre de cette proportion, soit 1/50, ou 2 % ; la frquence du gne N, normal, est donc de 98 %.

    Faisons encore un effort qui nous permettra daboutir un rsultat fort troublant, allant lencontre de bien des ides reues : la frquence des htrozygotes (mN), porteurs indemnes du mauvais gne, peut tre, elle aussi, calcule daprs la loi de Hardy-Weinberg ; nous obtenons 2 x 2/100 x 98/100 = 3,9 % : ainsi prs de 4 % des enfants, cest--dire 1 sur 25, sont des porteurs ; ceux-ci sont par consquent cent fois plus nombreux que les enfants atteints.

  • Les ractions habituelles propos des familles rputes tares doivent donc tre profondment rvises : dans un pays comme la France, dont la population dpasse 50 millions dhabitants, 2 millions dindividus sont porteurs du gne m alors que le nombre des malades, si ceux-ci survivaient, serait infrieur 20 000. Dans leur trs grande majorit (en fait, 98 %), les gnes de cette tare font partie du patrimoine de familles rputes saines, car le hasard leur a pargn la naissance dun homozygote.

    Mme si aucun cas de mucoviscidose na t dcel dans sa parent, chacun de nous a une chance sur 25 dtre porteur dun gne m ; malgr les apparences, ce risque trs lev est parfaitement compatible avec la faible frquence des naissances denfants atteints ; en effet, la probabilit que je sois porteur est de 1/25, la probabilit pour que lun de mes spermatozodes soit dot dun gne m est donc de 1/50, puisque seulement la moiti dentre eux le reoivent, les autres recevant le gne normal N ; il en est de mme pour la partenaire avec qui je procre ; la probabilit pour que lenfant rsulte dun ovule et dun spermatozode dots tous deux dun gne m est donc bien 1/50 x 1/50 = 1/2 500.

    Le paradoxe est dautant plus net que la maladie gntique tudie est plus rare. Prenons lexemple dune affection que la mdecine sait aujourdhui gurir la phnylctonurie . Cette maladie est due un gne classiquement dsign par la lettre p ; ce gne est rcessif ; autrement dit, ne sont malades que les enfants layant reu en double dose, les homozygotes (pp). Ceux-ci

  • souffrent dune incapacit raliser lune des innombrables ractions chimiques ncessaires au bon fonctionnement de lorganisme ; un produit, la phnylalanine , qui devrait normalement tre dtruit (et qui est effectivement dtruit lorsque le gne normal est prsent), saccumule dans le sang et dans le liquide cphalo-rachidien, provoquant une dtrioration du cerveau, une idiotie progressive, et la mort. Ce processus est maintenant bien analys ; un moyen efficace de lutter contre leffet de cette tare a t mis au point : il consiste ne fournir lenfant, par un rgime appropri, que le minimum ncessaire en phnylalanine.

    La frquence des naissances denfants atteints est nettement plus faible que pour la mucoviscidose, environ un enfant sur 11 000 en France (cest--dire une cinquantaine chaque anne). La frquence du gne p est donc gale la racine carre de 1/11 000, soit 1/105 ou 0,95 % ; lapplication de la loi de Hardy-Weinberg nous montre alors que la frquence des porteurs sains de ce gne, les htrozygotes (Np), est de 1,9 %, soit un individu sur 52, deux cent dix fois plus que la frquence des enfants atteints : le nombre de porteurs est en France de lordre de un mil-lion. Cette tare rpute assez rare, puisque quelques dizaines de cas nouveaux seulement sont signals chaque anne, est donc prsente, en fait, dans un nombre trs lev de familles.

    Le langage abstrait du mathmaticien nest pas quun jeu pour initis, il permet de dgager une ralit que lobservation seule ne dvoile pas : nous retrouvons la

  • dualit sur laquelle nous avons insist au chapitre prcdent ; nous ne pouvons observer directement que des phnotypes, alors que la ralit profonde, dont dpendent les gnrations futures, concerne les gnotypes ; pour passer des uns aux autres un modle thorique est ncessaire ; seul le recours au langage mathmatique permet la manipulation aise de ces modles ; encore faut-il vrifier chaque occasion que cet exercice ne nous a pas conduit ne plus tudier quun monde imaginaire. Dans le cas de la loi de Hardy-Weinberg cette vrification est aise ; elle lest moins lorsquil sagit de modles plus complexes tenant mieux compte des paramtres nombreux qui caractrisent le monde rel ; ainsi, pour le modle de la drive gntique , qui joue un grand rle dans certaines tentatives actuelles dexplication de lvolution.

    O nous retrouvons le hasard : drive et effet de fondateur

    Nous avons vu que le patrimoine gntique dun enfant est le rsultat de deux loteries : lune consistant choisir une moiti du patrimoine gntique de son pre, lautre une moiti du patrimoine de sa mre. Si nous nous intressons non plus une famille, mais deux gnrations successives dune population, nous constatons que le patrimoine gntique de la gnration 2 est constitu de gnes obtenus par tirage au hasard dans le patrimoine de la gnration 1.

  • Considrons les gnes gouvernant une certaine fonction lmentaire, par exemple un systme sanguin ; chaque individu en possde deux ; supposons que leffectif N des gnrations successives reste constant, les 2N gnes de la seconde gnration sont des copies obtenues par tirage au sort parmi les 2N gnes de la gnration 1. Si la frquence dun certain gne a tait p1, elle peut fort bien, par suite de ce jeu alatoire, avoir une valeur diffrente, p2, dans la gnration suivante. Un raisonnement probabiliste simple, et conforme lintuition la plus naturelle, montre que lcart entre p1 et p2, cest--dire la variation de frquence entre deux gnrations successives, risque dautant plus dtre important que leffectif N est plus petit. La clbre loi des grands nombres permet daffirmer que si, au contraire, N est trs grand, cet cart est proche de zro.

    Imaginons par exemple deux couples sur une le dserte, et admettons que les deux hommes soient homozygotes (RR) pour le systme sanguin Rhsus, et les deux femmes htrozygotes (Rr) ; la frquence du gne R est donc p = 3/4. Chaque couple procre deux enfants ; cinq cas sont possibles :

    les 4 enfants sont (RR), do p = 1 3 enfants sont (RR), 1 est (Rr), do p = 7/8 2 enfants sont (RR), 2 sont (Rr), do p = 3/4 1 enfant est (RR), 3 sont (Rr), do p = 5/8 tous les enfants sont (Rr) do p = 1/2et lon peut montrer facilement que les probabilits de

  • ces cinq ventualits sont respectivement de 1/16, 4/16, 6/16, 4/16 et 1/16. La frquence du gne R ne reste constante que dans 6 cas sur 16 ; dans 1 cas sur 16 elle atteint 1, le gne r est limin, et cette limination est dfinitive, du moins tant que lisolement se maintient.

    La mme dispersion se reproduira la gnration suivante, les compositions possibles pour la troisime gnration devant tre tudies pour chacun des cinq cas ci-dessus. Le processus ne sarrte que lorsque p = 1, le gne R est fix, ou lorsque p = 0, le gne R est limin.

    Si, au lieu de deux couples, nous avions envisag une population de 50 couples, tous les hommes tant (RR) et toutes les femmes (Rr), le nombre de cas possibles pour la gnration des enfants aurait t de 101, la frquence p pouvant prendre les valeurs 1, 199/200, 198/200, ..., 1/2. Mais cette fois les valeurs extrmes 1 et 1/2 nauraient eu quune probabilit infime : (1/2)100 soit une chance sur 1030, ce qui correspond pratiquement limpossibilit ; au contraire, les valeurs proches de la frquence initiale 3/4 auraient eu une plus grande probabilit : dans 9 cas sur 10 la frquence du gne R chez les enfants aurait t comprise entre 0,80 et 0,70.

    Une telle modification progressive de la structure gnique entrane par la seule intervention du hasard, sans cause explicite, est dsigne par le terme drive de la population.

    A chaque gnration le phnomne se reproduit, sans

  • quaucune influence ne fasse revenir la frquence vers sa valeur initiale ou la fasse tendre vers une valeur limite quelconque ; cette drive erratique ne peut avoir la longue que deux aboutissements : ou la frquence devient nulle, le gne a alors disparu, ou elle atteint 1, tous les autres gnes gouvernant la mme fonction ont disparu, la population est devenue homogne.

    Progressivement la composition du pool gntique se transforme au hasard, la population volue ; mais ce processus est dune extrme lenteur ; on peut montrer que la ralisation dun changement assez important pour tre dcel ncessite le passage dautant de gnrations que la population comporte dindividus ; dans un groupe de 100 personnes, la drive ne fera vraiment sentir ses effets quaprs quelques millnaires. Encore faut-il que ce groupe soit rest totalement isol, que des migrations, des apports gntiques venus de lextrieur, naient pas perturb le processus. Cest en partie de ces considrations que vient lintrt pour les isolats , groupes humains de faible effectif ayant vcu durant une longue priode dans une situation disolement gntique presque parfait, pour des motifs plus souvent lis dailleurs la culture qu la gographie.

    Bien sr, leffectif dun groupe ne reste jamais constant, ses variations peuvent mme tre fort importantes ; en pratique, le phnomne de drive nintervient quau cours des priodes o cet effectif se trouve rduit, la suite dune catastrophe quelconque, dune pidmie ou de la scission

  • de la population en plusieurs groupes dsormais distincts.Ce dernier cas se prsente frquemment dans lhistoire

    des populations humaines ; les chercheurs amricains utilisent lexpression founder effect pour dsigner la consquence de cet essaimage humain sur le patrimoine gntique. La plupart des nouveaux groupes humains ont t ainsi fonds par un petit nombre dindividus, spars de leur souche, soit pour trouver ailleurs de meilleures conditions dexistence, soit par rvolte. Les gnes quils emportent avec eux, source du patrimoine biologique de la nouvelle population, ne sont quun chantillon des gnes du groupe initial, chantillon dautant moins reprsentatif que ces fondateurs sont moins nombreux.

    Nous avons ainsi pu comparer [17] deux groupes touareg du Sud Sahara, les Kel Dinnick, descendants des tribus nobles Tade-maket, qui ont rgn sur toute la rgion de lAdrar des Ifoghas jusquau XVIIe sicle et les Kel Kummer dont les anctres, qui appartenaient ces tribus, ont fait scession cette poque et ont peu peu impos leur suprmatie. Les quelques guerriers qui se sont rvolts et ont fond le nouveau groupe Kel Kummer nont emport quun chantillon rduit du patrimoine gntique de leurs anctres. Grce une reconstitution minutieuse des gnalogies, lethnologue Andr Chaventr a pu montrer que 40 % des gnes actuellement possds par les Kel Kummer proviennent de 5 fondateurs seulement, 80% de 15 fondateurs [16]. Des prises de sang ont permis de prciser pour de nombreux systmes la structure gnique

  • des Kel Dinnick et de leurs parents Kel Kummer : dans certains cas les diffrences sont considrables. Ainsi pour le systme immunologique HL-A , les gnes qui sont majoritaires chez les uns sont absents ou ont de faibles frquences chez les autres et rciproquement. Seul le hasard est responsable de ces carts dont il serait vain de rechercher les causes.

    Un lment essentiel des transformations des populations : les migrations

    Tous nos raisonnements sur la drive gntique reposaient sur une hypothse fondamentale : lisolement complet du groupe durant toute la priode couverte par les gnrations tudies. Lorsque cet isolement est absolu, leffet long terme de la drive est dhomogniser la population : pour chaque fonction lmentaire un seul gne subsiste, tous les individus sont alors homozygotes, ils sont tous gntiquement identiques, comme le sont de vrais jumeaux.

    Un tel aboutissement nest gure rencontr que dans des expriences de laboratoires conduites sur certaines espces justement en vue de disposer de lots danimaux homognes ; ainsi les levages de souris, o des souches homozygotes sont obtenues au moyen de croisements frre-sur rpts durant de nombreuses gnrations.

    Dans les populations humaines des vnements risquent fort de se produire et de rompre lisolement gntique, au

  • cours de la longue dure ncessaire pour que la drive accroisse de faon significative lhomognit du groupe. Or il suffit dun trs faible courant dimmigration pour que les effets de cette drive soient annihils.

    Prenons comme exemple imaginaire une population compose chaque gnration de 50 individus procrateurs ; on peut montrer que pour rendre homogne la moiti des caractres lmentaires qui prsentaient initialement une certaine diversit, 70 gnrations sont ncessaires, soit une dure suprieure mille cinq cents annes. Il est peu probable que lisolement puisse rester absolu au cours de ces quinze sicles ; si nous admettons qu chaque gnration un seul immigrant entre dans la population, la proportion de caractres devenus homognes ne sera plus de 50 % mais de 10 %. Chaque immigrant apporte des gnes frais qui se rpandent dans le groupe et remplacent ceux que la drive avait limins. Si un courant mme infime se maintient, lrosion gntique ne peut donc plus aboutir au nivellement gnral.

    Cet effet gntique de limmigration, beaucoup plus important que ne le laisse supposer le faible nombre des individus entrs dans le groupe, est encore accentu par le fait que bien souvent les migrants ont un nombre denfants plus lev que la moyenne. Que ce soit pour des raisons biologiques (les migrants sont le rsultat dune certaine slection au sein de leur population dorigine) ou psychiques (ils cherchent reconstituer autour deux un

  • monde familier), cette fcondit suprieure est trs souvent observe. Un cas extrme est reprsent par une petite tribu dindiens jicaques du Honduras tudie par lethnologue Anne Chapman [15]. Les gnalogies quelle a pu reconstituer dcrivent de faon prcise lhistoire gntique du groupe depuis sa fondation par 7 personnes (4 hommes et 3 femmes) il y a un sicle ; on constate que les immigrants ont t fort peu nombreux, environ 5 % des effectifs de maris chaque gnration ; pourtant le patrimoine gntique des enfants ns au cours des annes rcentes est compos pour 29 % de gnes provenant de ces immigrs, et pour 71 % seulement de gnes provenant des fondateurs historiques. Leur fcondit plus leve a donn aux immigrants un rle gntique bien suprieur celui correspondant leur effectif.

    Une importante sous-valuation par les membres du groupe de lintensit du flux de gnes venant de lextrieur est souvent observe : tel est le cas pour une communaut protestante de Normandie, isole depuis la Rforme dans une rgion prdominance catholique. Jusquau rcent concile de Vatican II, les mariages mixtes taient extrmement rares tant tait vive la rprobation gnrale quils entranaient. Ltroitesse du march matrimonial chez les protestants a rendu invitables certains mariages entre apparents. Le sentiment dune forte consanguinit est trs rpandu dans ce groupe, dautant que de nombreuses familles ont le mme patronyme. Grce aux recherches de Martine Segalen [79], le rseau gnalogie

  • complet de la communaut a pu tre reconstitu. Elle a constat que plus de la moiti des 217 personnes prsentes en 1950 descendaient dun mme couple de fondateurs , un tiers dun autre fondateur, ce qui peut sembler justifier le sentiment dun grand isolement, dune forte con-sanguinit, et donc dun appauvrissement gntique. En fait, chaque gnration quelques conjoints sont venus de lextrieur ; on a pu calculer quen permanence la proportion de gnes neufs , entrs dans le patrimoine collectif depuis moins de vingt-cinq ans, dpassait 20%. Loin de constituer, comme il le croyait lui-mme, un ensemble ferm risquant de peu peu sappauvrir, ce groupe a bnfici dun apport permanent de gnes extrieurs qui ont transform, sans quil le ressente, sa ralit biologique.

    Dans la loterie mendlienne les chances ne sont pas gales : la slection naturelle

    Nous avons montr que la ralisation de la gnration des enfants partir de la gnration des parents peut tre vue comme une srie de loteries : chaque enfant, pour chaque caractre lmentaire, reoit deux gnes tirs au hasard dans le fonds gntique de lensemble des parents. Mais ce tirage au hasard ne donne pas ncessairement des chances gales tous les gnes parentaux : si un gne entrane une diminution de fertilit ou une moindre rsistance aux maladies, lindividu qui le

  • porte participera moins souvent que dautres aux diverses loteries, son patrimoine biologique sera moins reprsent dans la gnration suivante. La liaison entre la dotation gntique et la capacit survivre et procrer est la source du phnomne de la slection naturelle.

    Ce mot slection , si souvent employ, risque de crer une confusion ; il est ncessaire de bien prciser le sens dans lequel nous lemployons. Initialement, il dsigne laction dlibre des leveurs pour modifier certaines caractristiques des espces vgtales ou animales. Lobservation a montr que certains croisements avaient des consquences bien dfinies sur la progniture ; une technique systmatique a pu tre mise au point, permettant de faire voluer une ligne dans le sens dsir ; il suffit de slectionner habilement les individus utiliss comme reproducteurs ; il sagit l dun artifice par rapport lordre naturel des choses ; par dfinition la slection est artificielle. Au contraire, lorsque nous voquons les effets de la slection lie aux divers gnes, nous nous rfrons lexpression slection naturelle telle quelle a t introduite par Darwin. En ladoptant il voulait insister sur le fait que la transformation spontane des espces est un mcanisme qui utilise le mme matriau que la slection pratique par les leveurs : la diversit du caractre tudi selon les individus. Mais, dans le processus naturel que nous tudions maintenant, cette diversit nest plus lorigine dune action extrieure ; elle induit, par elle-mme, une diffrence dans le pouvoir de reproduction des

  • individus, elle entrane donc dune gnration lautre une modification des frquences des divers gnes, elle provoque une volution naturelle du patrimoine biologique.

    Reprenons notre exemple dune population o la frquence du gne R du systme Rhsus est p = 3/4. Lorsque les proportions de la loi de Hardy-Weinberg sont respectes, 1/16 des individus ont le gnotype homozygote (rr) et manifestent le caractre moins . On sait que lorsquune femme a le caractre Rhsus moins et porte un enfant Rhsus plus , la prsence de cet enfant induit chez elle la synthse danticorps qui peuvent, lors dune grossesse ultrieure, agglutiner les globules rouges dun ftus Rhsus plus et provoquer lors de laccouchement la maladie hmolytique du nouveau-n dont lissue, dans les conditions dautrefois, pouvait tre fatale. Ce risque, dans notre exemple, concerne les 3/4 des grossesses des femmes moins , cest--dire de gnotype (rr) ; ces femmes ont donc dans lensemble moins denfants que la moyenne, ce qui entrane une diminution de la frquence du gne r. Dans une population o le risque de mortalit, dans le cas dincompatibilit mre-enfant, serait de 20%, on peut calculer que cette diminution de frquence serait de 0,2 % par gnration. Malgr limportance du risque, la transformation de la structure gnique est donc trs lente : il faudrait, avec cette hypothse, plus de six sicles pour ramener la frquence du gne r de 25 % 20%.

    Dans le cas dune tare recessive comme la mucoviscidose ou la phnylctonurie, la mort des enfants

  • atteints nentrane galement quune rduction trs lente de la frquence du gne responsable. Admettons que, dans les conditions dautrefois, tous les individus atteints de phnylctonurie, les homozygotes (pp), mouraient avant lge procrateur, et que le fait dtre porteur , cest--dire htrozygote (Np), ninfluenait en rien le pouvoir reproducteur. La frquence du gne p estime 0,95 % actuellement ntait ramene 0,90%, une amlioration bien faible, quaprs 6 gnrations, soit un sicle et demi, et 0,50 % aprs 95 gnrations, soit plus de vingt sicles.

    Il peut sembler paradoxal quun gne qui entrane la mort ne disparaisse quavec une telle lenteur. En fait, nous retrouvons ici une consquence de la rpartition de Hardy-Weinberg : les gnes p qui se manifestent chez les homozygotes sont limins, mais ils ne reprsentent quune infime minorit ; sur lensemble de la population franaise, par exemple, la slection naturelle ne peut agir que sur une dizaine de milliers de gnes p, alors que prs dun million dentre eux lui chappent, labri du camouflage efficace que leur procure le gne normal avec lequel ils sont associs chez les htrozygotes.

    Sans entrer dans des dtails techniques trop complexes, insistons pour terminer sur un aspect souvent mconnu de la slection naturelle : celle-ci agit sur des individus et non sur des gnes. Son mcanisme opre dans ce que nous avons appel l univers des phnotypes . Cest en fonction des diverses caractristiques de son phnotype quun individu sera capable de rsister aux diverses

  • agressions du milieu, de survivre, de procrer. Sa russite globale ou son chec global aura des consquences pour tous les gnes dont il est porteur ; parmi ceux-ci certains seront favorables, dautres dltres ; leur sort dans le passage dune gnration lautre sera fonction moins de leurs caractristiques propres que des caractristiques globales des individus qui les portent. Tel gne apportant une sensible amlioration peut disparatre sil se trouve associ un gne mortel, tel autre qui diminue la rsistance aux maladies se trouvera multipli sil se trouve associ des gnes favorisant une plus grande fcondit. Pour raisonner simplement, force est de considrer chaque caractre isolment ; mais il ne faut pas perdre de vue quil ne sagit l que dun modle simpliste, bien loign de la complexit du rel. Nous reviendrons sur cette difficult lorsque nous voquerons les diverses thories sefforant dexpliquer lvolution des espces : thories darwiniennes, no-darwiniennes, ou non darwiennes.

    Vers la transformation oriente du patrimoine gntique

    Le patrimoine gntique collectif constitue la richesse biologique dun groupe, son bien essentiel, le seul vritablement durable. Ce bien, transmis de gnration en gnration, se transforme spontanment sous leffet du hasard introduit par les multiples loteries mendliennes (la drive ), des migrations, des mutations, et des carts

  • entre les capacits de reproduction des individus (la slection ). Ne pouvons-nous esprer le transformer volontairement, maintenant que nous commenons mieux le connatre ?

    Lobjet de l eugnique est de dfinir des comportements ou des techniques permettant dagir au mieux pour que ces transformations volontaires soient bnfiques. Cet objet mme situe la rflexion ncessaire dans l univers des gnotypes : il soumet tous les raisonnements aux concepts et aux rsultats de la gntique des populations . Il est remarquable que ces deux domaines de recherche eugnique dune part, gntique des populations de lautre se soient en fait dvelopps sans que la premire prenne conscience des apports de la seconde. La plupart des affirmations eugnistes sont en parfaite contradiction avec les donnes lmentaires fournies par la gntique des populations . Pour sen rendre compte, il suffit de constater les contresens commis non propos de lamlioration de lespce, notion difficile, mais sur un sujet plus aisment cernable, les dangers de sa dtrioration. Le prochain chapitre est consacr aux principales craintes formules ce propos.

  • 3

    Lavenir de notre patrimoine gntique : les dangers et les craintes

    LHomme vit dans un monde quil a faonn. Sans sen rendre compte, il a transform, entre autres, les conditions dans lesquelles les gnes sont transmis dune gnration la suivante. En poursuivant certains buts, que ce soit la gurison des enfants malades, la fourniture dnergie ou la stabilit sociale, il peut rompre des quilibres naturels et dclencher un processus qui, long terme, aboutira une catastrophe. Des craintes concernant la dtrioration gntique sont souvent formules ; essayons de prciser, en utilisant lclairage quapporte la gntique des popu-lations, quels sont les dangers rels concernant l effet dysgnique de la mdecine, la consanguinit des couples, le rle mutagne des radiations ou de certains produits chimiques.

    1. Une crainte vaine : leffet dysgnique de la mdecine

    Que de fois le reproche est fait aux mdecins : En soignant cet enfant porteur dune tare gntique, en le

  • gurissant, vous lui permettez de mener une vie normale ; votre succs est total si vous lui permettez davoir des enfants. Mais ce succs mme entrane un terrible danger : les gnes dfavorables que cet enfant a reus de ses parents vont alors tre transmis au lieu dtre limins comme le voulait la nature. Peu peu, le patrimoine gntique collectif va se trouver encombr de ces gnes nuisibles ; par votre action, sans doute bnfique dans limmdiat, vous prparez une catastrophe long terme.

    Le raisonnement parat si clair que nombre de mdecins le reprennent leur compte et expriment leurs doutes sur les consquences lointaines de leur action. Lexemple le plus souvent cit pour montrer cet effet boomerang de certains progrs mdicaux est celui du diabte : depuis un demi-sicle le traitement par insuline permet aux diabtiques de mener une vie normale, en particulier davoir des enfants ; on observe simultanment un accroissement de la frquence de cette maladie : dans les pays de niveau mdical lev, prs de 4 % des personnes ges en sont atteintes et doivent, pour survivre, se soumettre au traitement.

    De mme, depuis une vingtaine dannes, des traitements efficaces ont t mis au point pour maintenir en vie les enfants hmophiles et leur permettre datteindre lge de la reproduction. Dans des pays comme le Danemark, o des statistiques mdicales prcises sont disponibles, la frquence de cette maladie tait reste, depuis longtemps, remarquablement stable. Il semble que cette proportion

  • soit, pour la premire fois, en augmentation depuis quelques annes.

    Devant ces raisonnements et devant ces faits, on voque en termes savants l effet dysgnique du progrs mdical, ou, en termes plus journalistiques, le naufrage gntique de lespce humaine. Quelles prcisions apporte la gntique des populations ?

    Lenteur des modifications gntiques

    La caractristique la plus importante des modifications du patrimoine gntique, qui semble chapper aux prophtes de malheur, est son extrme lenteur : une dtrioration gntique quelconque survenant chez un individu ne peut se manifester avant quil ne procre un enfant ; lunit de temps en ce domaine nest pas lanne, mais la gnration, cest--dire un quart de sicle environ. Cest en nombre de gnrations quil faut estimer la dure ncessaire pour que se manifeste un tel changement.

    Prenons lexemple dune maladie gntique trs grave que, justement, les progrs mdicaux ont permis de gurir : la phnylctonurie. Nous avons vu que cette tare , qui frappe en France environ un enfant sur 11 000, est due un gne rcessif p. Depuis quelque vingt ans, moins dune gnration, les effets de ce gne p chez les individus dots dun gnotype homozygote (pp) sont supprims. Grce la mise au point dun rgime adapt, ils chappent leur sort naturel qui tait de subir une dgnrescence crbrale

  • progressive, et de mourir avant davoir atteint lge procrateur. Ils peuvent dsormais mener une vie normale, notamment avoir des enfants. Bien sr, ils transmettent un gne p chacun de ceux-ci ; mais tant donn la raret de ce gne dans la population, leur partenaire transmet le plus souvent un gne normal N, et les enfants sont indemnes. La probabilit davoir un enfant atteint est exactement de 0,95 %. Le risque pour ces familles est donc trs faible, mais ne doit-on pas craindre un envahissement progressif du patrimoine gntique collectif par ce gne p ? Un quilibre naturel a t rompu, na-t-on pas dclench une catastrophe long terme ?

    Pour rpondre cette interrogation, il faut utiliser les raisonnements sur les quilibres gntiques globaux esquisss au chapitre prcdent.

    A la frquence 1/11 000 des homozygotes (pp) correspond la frquence 1/105 du gne p. Le fait que ce gne nait pas disparu depuis longtemps, malgr la mort des enfants qui le portaient en double exemplaire, suggre que des mutations apportent chaque gnration de nouveaux gnes p, ou, autre hypothse plus vraisemblable, que les htrozygotes bnficient, ou ont bnfici autrefois, dun certain avantage. Quelle que soit lhypothse retenue, du fait de la gurison des enfants atteints, lquilibre est rompu et la frquence du gne p crotra progressivement ; un raisonnement prsent en annexe montre comment lon peut calculer le nombre de gnrations ncessaires pour que cette frquence ait

  • doubl: ce nombre est un peu suprieur 50. Le doublement de la frquence du gne (entranant un quadruplement de la frquence des enfants atteints) ne se produira donc que dans mille cinq cents ans environ : cause des progrs mdicaux un enfant sur 2 800, au lieu de un sur 11 000 actuellement, ncessitera des soins ; mais cette frquence, encore bien faible vrai dire, ne sera atteinte quaux environs de lan 3500 : est-il bien raisonnable dvoquer ce danger, alors que dici-l lHumanit devra affronter des problmes autrement plus graves, risquant de mettre son existence mme en question?

    Certes cette lenteur est due en partie au fait que nous avons pris comme exemple une maladie relativement rare ; plus une affection gntique est frquente, plus rapide sera leffet de son ventuelle gurison sur la structure gntique de la population ; mais dans tous les cas le rythme de la transformation reste cependant trs lent. Pour le montrer, tudions le cas de la maladie gntique qui, nous lavons vu, est la plus rpandue en Europe, la mucoviscidose ; on peut calculer quune gurison totale, bien loin, hlas, dtre obtenue actuellement, entranerait un doublement de la frquence du gne m responsable en environ sept cents ans ; aux environs de lan 2700 le nombre de naissances denfants atteints serait de lordre de 1/600 au lieu de 1/2 500 actuellement. Dcidment, le danger voqu nest gure immdiat.

    Le processus est plus rapide pour des maladies, telles que

  • lhmophilie, dont le dterminisme gntique, diffrent de ceux que nous avons voqus jusqu prsent, est gouvern par les gnes lis au sexe . Il sagit de gnes situs sur le chromosome X qui a la particularit de nexister quen un exemplaire chez les individus de sexe masculin ; la paire XX existe bien chez les femmes, mais les hommes sont dots dune paire dissymtrique, un X et un petit chromosome, dit Y, responsable de leur masculinit. Le gne de lhmophilie, dsignons-le par h, est rcessif (comme le gne r du systme Rhsus) et situ sur le chromosome X. Sa frquence en Europe est de lordre de 1/10 000. Pour tre hmophile, une femme doit tre homozygote (hh), vnement fort rare puisque sa frquence, daprs la loi de Hardy-Weinberg, est de (1/10 000)2, soit un sur 100 millions ; mais il suffit quun homme possde ce gne h sur son unique chromosome X pour que laffection se manifeste ; la frquence des naissances de garons hmophiles est donc de 1/10 000.

    Un calcul simple (voir annexe) montre que la gurison de tous les malades entranerait un accroissement de frquence du gne gal 1/30 000 chaque gnration : dans un sicle la frquence de la maladie serait double ; mais elle ne toucherait encore quun garon sur 5 000 et il faudrait attendre mille ans pour que cette incidence dpasse un garon sur 1 000. Les consquences du progrs mdical se manifestent donc, dans ce cas, chance plus proche, mais restent limites ; il est difficile de soutenir lexistence dun problme immdiat.

  • Cette attitude pourra paratre dsinvolte, condamnable : mme si le naufrage gntique annonc ne doit se produire que dans quelques milliers dannes, son risque peut sembler bien rel ; nous sommes responsables du destin long terme de notre espce ; nous navons pas le droit de laisser saccumuler les problmes, mme sils ne concernent que des gnrations lointaines.

    Il convient donc dvaluer ce risque, indpendamment de lloignement des chances ; il est ncessaire pour cela de mieux prciser en quoi il consiste : nous allons voir que les choses sont moins simples quil ny parat.

    Signification des changements gntiques

    Lorsque la frquence dun gne est double, la frquence des individus homozygotes pour ce gne est quadruple, puisque celle-ci est gale au carr de celle-l ; simultanment, la frquence des htrozygotes, porteurs du gne en un seul exemplaire, est multiplie par deux.

    Or, nous lavons vu, une des hypothses avances pour expliquer le maintien dun gne dtriorant est quil apporte un certain avantage ces htrozygotes. Il ne sagit pas l dune simple hypothse dcole sans lien avec la ralit ; dans lespce humaine elle a t vrifie dans au moins un cas, celui, bien connu, de l'anmie falciforme, maladie ainsi dnomme car elle est caractrise par la forme en faucille des globules rouges du sang. Cette maladie est trs rpandue dans les rgions dAfrique o

  • svit le paludisme ; on a constat quelle tait due un certain gne, dsignons-le par S, responsable de la malformation des globules rouges. Les enfants dots de deux gnes S, les homozygotes (SS), meurent presque tous danmie ; mais les individus htrozygotes qui nont reu un gne S que dun parent, lautre ayant fourni un gne normal, jouissent dune certaine protection contre le paludisme (sans doute parce que la malformation dune fraction de leurs hmaties empche la poursuite normale du cycle de dveloppement du parasite responsable du paludisme, le Plasmodium Falciparum). Dans ce cas au moins, lavantage li ltat htrozygote est une ralit concrte.

    Il semble bien que ce mcanisme ait pu jouer, ou joue encore, pour la mucoviscidose. La frquence de cette maladie est trop leve pour que les mutations aient pu compenser la perte de gnes m entrane par la mort des enfants homozygotes (mm). Certes, de telles mutations se produisent parfois, mais leur frquence est toujours extrmement faible, trs insuffisante pour expliquer le maintien de la frquence de m au niveau de 2 % que nous constatons.

    Trs probablement cette frquence rsulte dun avantage des htrozygotes (sous la forme par exemple dune meilleure rsistance certaines maladies) ; mme un avantage trs faible, si faible que sa mise en vidence directe serait impossible, suffirait expliquer cette frquence ; cette hypothse ne peut donc tre pour linstant

  • ni prouve ni rfute.Dans tous les cas o un tel avantage des htrozygotes

    existe, leffet dtriorant pour la population dun accroissement de frquence des homozygotes malades trouve une compensation immdiate.

    Reprenons lexemple dun progrs mdical permettant, ds demain, de gurir les enfants atteints de mucoviscidose: ces enfants auraient, sils survivaient, un effectif denviron 20 000 pour lensemble de la France. Nous avons vu que, du fait mme de ce progrs, dans sept sicles la frquence du gne m aurait doubl, celle des homozygotes quadrupl : les soins ncessaires leur survie devraient donc tre fournis 80 000 personnes (en admet-tant une population constante). Mais simultanment le nombre des htrozygotes aurait doubl, le nombre de ces individus avantags serait pass de 2 millions 4 millions. Comment dire si le bilan global serait dficitaire ou au contraire bnficiaire ?

    Remarquons surtout que le progrs mdical envisag supprimerait le caractre de tare de la mucoviscidose ; il ne sagirait plus que dune affection, ncessitant certains soins, mais, par hypothse, gurissable. Le passage de 20 000 80 000 du nombre de personnes atteintes ne constituerait nullement un fardeau gntique, mais un fardeau conomique. Naurait-il pas un poids bien drisoire face dautres fardeaux conomiques entrans par cer-taines imperfections de nos socits ?

    Ce processus nest pas diffrent de celui qui se droule

  • depuis laube de lHumanit, depuis que, devenus Homo Sapiens, nous avons ragi contre les agressions du milieu extrieur en inventant des comportements adapts, et non en attendant passivement une modification gntique. Linvention du feu, lemploi des peaux de bte ont certainement empch llimination denfants que leurs dotations gntiques rendaient moins capables de lutter contre le froid. Le patrimoine gntique de lHumanit sen est, la longue, trouv transform. Sans doute notre fragilit est-elle plus grande, mais il serait excessif