edgar morin et l’universel concret

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37 Jean-Marie Brohm Professeur de sociologie Université Montpellier III Directeur de la revue Prétentaine Ce serait donc un contresens majeur que de vouloir « résumer » l’œuvre d’Edgar Morin, parce que ce serait mutiler sa foisonnante richesse – dont témoigne son abondante bibliographie – et achever le processus de son perpétuel inachèvement et recommencement. La pensée d’Edgar Morin a, comme toutes les pensées fortes, une vertu heuristique de questionnement, d’interrogation, de doute et pour finir aussi d’humilité : modestie devant l’infinie complexité du réel, étonnement par rapport aux aléas des événements, autoréflexivité inquiète vis-à-vis des contradictions de l’action, incertitude eu égard aux risques de l’aventure humaine. Réminiscence sans doute de sa formation hégélienne : « Mais essentiellement le vrai est sujet ; en tant que tel il est seulement le mouvement dialectique, cette marche engendrant elle-même le cours de son processus et retournant en soi-même [...]. La substance vivante est l’être qui est sujet en vérité [...] mais seulement en tant que cette substance est le mouvement de se-poser-soi-même, ou est la médiation entre son propre devenir-autre et soi- même » (1). Cette émergence de la pensée et de l’action complexes, Edgar Morin n’a cessé de l’accompagner et d’en être accompagné : « J’ai l’impression que mon sens de la complexité surgit quasi instinctivement de mon sens de la contradiction, de mon sens de l’incertitude, de mon sens du temps, des évolutions, de l’histoire, des événements, des accidents et bifurcations, de Synergies Monde n° 4 - 2008 pp. 37-41 Edgar Morin et l’Universel concret On pourrait à première vue comprendre Edgar Morin comme un encyclopédiste des Lumières. Ce serait pourtant très réducteur et ignorer la complexité de sa pensée qui a imposé la pensée de la complexité, c’est-à-dire l’articulation des points de vue disjoints – différents ou antagonistes – du savoir en un cycle dynamique, la communication entre les fragments isolés, la conjonction complémentaire des vérités éparses, la reliance du divers et du contradictoire qui aboutissent à l’idée éminemment féconde d’auto-organisation, d’auto-production, d’auto-créativité aussi bien du monde que de la société et du sujet humain. Edgar Morin n’a cessé de lutter contre l’Universel abstrait du Même et ses tentations intégristes, contre les totalités opaques et leurs menées totalitaires, contre l’esprit de système avec sa clôture de la pensée et son dogmatisme de l’action pour promouvoir l’Universel concret, sans cesse plus universel, sans cesse plus concret.

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On pourrait à première vue comprendre Edgar Morin comme unencyclopédiste des Lumières. Ce serait pourtant très réducteur et ignorerla complexité de sa pensée qui a imposé la pensée de la complexité.

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    Jean-Marie BrohmProfesseur de sociologie

    Universit Montpellier IIIDirecteur de la revue Prtentaine

    Ce serait donc un contresens majeur que de vouloir rsumer luvre dEdgar Morin, parce que ce serait mutiler sa foisonnante richesse dont tmoigne son abondante bibliographie et achever le processus de son perptuel inachvement et recommencement.

    La pense dEdgar Morin a, comme toutes les penses fortes, une vertu heuristique de questionnement, dinterrogation, de doute et pour finir aussi dhumilit : modestie devant linfinie complexit du rel, tonnement par rapport aux alas des vnements, autorflexivit inquite vis--vis des contradictions de laction, incertitude eu gard aux risques de laventure humaine. Rminiscence sans doute de sa formation hglienne : Mais essentiellement le vrai est sujet ; en tant que tel il est seulement le mouvement dialectique, cette marche engendrant elle-mme le cours de son processus et retournant en soi-mme [...]. La substance vivante est ltre qui est sujet en vrit [...] mais seulement en tant que cette substance est le mouvement de se-poser-soi-mme, ou est la mdiation entre son propre devenir-autre et soi-mme (1). Cette mergence de la pense et de laction complexes, Edgar Morin na cess de laccompagner et den tre accompagn : Jai limpression que mon sens de la complexit surgit quasi instinctivement de mon sens de la contradiction, de mon sens de lincertitude, de mon sens du temps, des volutions, de lhistoire, des vnements, des accidents et bifurcations, de

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    Edgar Morin et lUniversel concret

    On pourrait premire vue comprendre Edgar Morin comme un encyclopdiste des Lumires. Ce serait pourtant trs rducteur et ignorer la complexit de sa pense qui a impos la pense de la complexit, cest--dire larticulation des points de vue disjoints diffrents ou antagonistes du savoir en un cycle dynamique, la communication entre les fragments isols, la conjonction complmentaire des vrits parses, la reliance du divers et du contradictoire qui aboutissent lide minemment fconde dauto-organisation, dauto-production, dauto-crativit aussi bien du monde que de la socit et du sujet humain. Edgar Morin na cess de lutter contre lUniversel abstrait du Mme et ses tentations intgristes, contre les totalits opaques et leurs menes totalitaires, contre lesprit de systme avec sa clture de la pense et son dogmatisme de laction pour promouvoir lUniversel concret, sans cesse plus universel, sans cesse plus concret.

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    lauto-observation, de mon sens de la multidimensionnalit, de ma rpugnance aux manichismes, et cela sur tous les terrains, philosophique, scientifique, politique, et bien sr de la vie quotidienne (2).Cest cette attitude qui a permis Edgar Morin de mener de front cette qute de lUniversel concret dans un quadruple horizon de sens : les sciences anthropo-sociales, lpistmologie, lthico-politique, le vcu mtaphysique ou mta-empirique de lexistence quotidienne. Ces quatre cheminements ont t plus ou moins errants ou itinrants, plus ou moins sdentaires ou nomades dans les traverses du dsert , les brches dans les oasis, les lignes de fuite (3) et de brisure de la clandestinit, lhibernation, lexil intrieur, les plonges dans les mles avec laffrontement des thses et des arguments (4), mais aussi lexaltation, la fte, la communion, la liesse. Ils correspondent, dans leur complmentarit, aux quatre polarits quEdgar Morin a tent de relier : le doute, la foi, le mysticisme, la rationalit (5).

    a) Doute et scepticisme, critique et auto-critique : attitude philosophique, pistmologique et politique primordiale qui entend ne jamais se dpartir de la pense interrogative , de la mise en question des questionnements, de la critique des rponses par de nouvelles questions et de lauto-critique des questions par les rponses fournies, bref la rinterrogation buissonnante et gnralise .b) Foi et participation au destin du monde et la posie de la vie qui impliquent la reliance socitale, la solidarit infinie avec la Terre-Patrie et lagrgation dans la matrice commune du destin de lHumanit, o le chemin se fait en marchant . thique de lamour et de la fraternit qui relient. Ide-Mre : La connaissance qui relie cest la connaissance complexe. Lthique qui relie cest lthique fraternitaire, la politique qui relie est la politique qui sait que la solidarit est vitale pour le dveloppement de la complexit sociale (6).c) Mysticisme, cest--dire le sentiment du mystre cosmique, de lnigme de ltre ( pourquoi y a-t-il quelque chose plutt que rien ? ), comprhension que la connaissance na pas de terme, quelle est inacheve et inachevable et que sa bute est linconnaissable, lineffable, lindicible, linconcevable, et sans doute aussi linexplicable et linconnaissable (7).d) Rationalit ouverte qui dpasse les limites de lentendement, critique les cloisonnements, brise les sparations, transgresse les limitations disciplinaires, est consciente de sa propre incompltude en admettant la confrontation dialogique avec lirrationnel, lirrationalit, lirrationalisable.

    Ce sont ces polarits complmentaires qui ont suscit la vocation dEdgar Morin pour le cheminement sur les chemins qui mnent partout, l o les nihilistes contemporains ont pens quils ne mnent nulle part : arpenteur de linconnu, passeur de frontires, explorateur de paradigmes perdus, chercheur au sens authentique du terme. Que de frontires traverses sans passeports ! Que de postes de douanes nargus ! Que de sanctuaires profans ! (8).

    Cest aussi du point de vue de luniversalit concrte, de la dialectique du concret (9), quEdgar Morin sest consacr au projet dune anthropologie fondamentale capable de comprendre dabord lunit complexe de lHomme en

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    tant qutre plong dans un univers multidimensionnel : cosmique, physique, biologique, social, psychique, culturel, civilisationnel. Tel est le mouvement de lauto-co-organisation qui tend faire de lanthropologie une anthropo-bio-cosmologique qui intgre toutes les dimensions de la ralit humaine : aussi bien la nature de la nature naturante et nature, que la vie de la vie ou la connaissance de la connaissance, jusquaux formes les plus leves de lesprit humain : la spiritualit, la posie, lenvole imaginaire (10). Capable ensuite de percevoir luniversel concret de ltre humain en tant qutre prosaque vou la survie et la mort (11), mais aussi en tant qutre potique dvou limaginaire, au symbolique et au mythologique (12).

    Edgar Morin labore depuis de nombreuses annes une nouvelle pistmologie de la complexit partir de la rvolution biologique contemporaine, de la thorie de linformation, de la cyberntique, de la thorie des systmes, de la thorie du dsordre et du chaos, des recherches pistmologiques novatrices dans tous les champs essentiels du savoir. Cette pistmologie affronte lincertitude, lala, linsparabilit, les limitations du principe didentit au nom de la contradiction dialectique, de la dialogique, de laltrit, de lantinomie, du paradoxe. Edgar Morin a synthtis avec beaucoup de concision les trois principes de cette nouvelle constellation paradigmatique :

    - Le principe dialogique qui se fonde sur lassociation complexe (complmentaire, concurrente, antagoniste) dinstances ncessaires ensemble lexistence, au fonctionnement et au dveloppement dun phnomne organis ;- le principe rcursif o tout moment est la fois produit et producteur, causant et caus, et o le produit est producteur de ce qui le produit, leffet causateur de ce qui le cause ;- le principe hologrammatique o non seulement la partie est dans le tout, mais o le tout est dune certaine faon dans la partie (13).

    Cette pistmologie de la complexit et de la transversalit, de la complmentarit et de lauto-rflexivit critique et auto-critique (14) trouve son aboutissement dans le champ de la sociologie avec lide de la sociologie de la sociologie et des sociologues, cest--dire dune sociologie du rapport dialectique complexe entre lobjet et le sujet, lobservateur et lobserv, le perturb et le perturbateur, le concept et le terrain. Nous produisons une socit qui nous produit, crit-il. Nous faisons partie de la socit qui fait partie de nous (15). Do, lencontre dune sociologie positiviste routinire, agressivement scientiste, quantophrnique (16), avec ses frontires tanches, ses clans rigides, ses meutes stagnantes et ses curies fermes, lide dune sociologie des sites des sociologues-anthropologues, de leurs appartenances socio-politiques, de leurs implications institutionnelles, de leurs contre-transferts libidinaux. Do aussi lengagement en faveur des marginalits cratrices, des minorits agissantes, des dsordres innovants, des crises instituantes et plus gnralement dune potique de la socit (thique, esthtique, rotique), laquelle culmine dans lide mme de culture.

    Edgar Morin enfin, au nom dune thique de lUniversel concret, na jamais cess darticuler lactivit scientifique qui cherche rendre compte de la complexit

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    du rel et la conscientisation des intellectuels dont la mission est de rsister la barbarie (17) et au fait accompli, de lutter contre laveuglement laveuglement, la pauprisation culturelle et le double crtinisme. Celui den bas , du populisme, de lindustrie culturelle de masse (18), du divertissement abrutissant, de lanti-intellectualisme fascisant, du show gnralis et de la tyrannie de laudimat. Mais aussi celui den haut , de la fausse conscience des clercs, des lieux communs des castes et sectes pensantes (Mao, Lacan, Bourdieu et tant dautres idoltrs comme Matres supposs tout savoir), de larrogance litiste de lintelligentsia, des sociologues officiels et experts en tous genres, surtout ceux du pouvoir. Edgar Morin a toujours et partout combattu les prtentions hgmonistes dun certain rationalisme qui, au nom de la raison, sest acharn ignorer toutes les autres bonnes raisons de tenir compte de ce qui nest pas a priori rationnel ou rationalisable. Il est impossible, souligne-t-il, de faire comprendre la rationalit au rationaliste, la complexit au rductionniste, le concret au formaliste. Cest ce quils appellent lirrationnel (19). La lutte contre le sommeil de la raison nest donc pas forcment l o la situent les sectaires des diffrentes unions rationalistes.Edgar Morin a toujours particip, aussi bien en tant quacteur quen tant quobservateur, aux grandes luttes politiques de ce sicle. Ceci aussi devrait tre une leon de science avec conscience : contre le nazisme et le stalinisme, le colonialisme et limprialisme, le racisme et lantismitisme, les exclusions et les perscutions, les gnocides et les ethnocides. Cest cette gnrosit humaine qui la rendu inclassable : rationnel, mais pas rationaliste ; mystique, mais pas parmi les mystiques ; port par la foi et lespoir, mais pas parmi les croyants, les religieux, les fondamentalistes de tous bords ; juif non juif ou non-juif juif. Je suis ainsi devenu, crit Edgar Morin, ce que je suis encore : un intellectuel de gauche dviant parmi les intellectuels de gauche et mopposant leurs vidences (20).Un mot personnel pour finir. Je noublie pas quEdgar a immdiatement accept de figurer au comit scientifique de la revue Prtentaine (21) en cautionnant son projet de libre recherche intellectuelle dans les sciences anthropo-sociales. Il avait accept de venir en avril 1996 lUniversit de Montpellier III, linvitation de Prtentaine, pour animer une confrence-dbat sur lpistmologie de la complexit. Sa patience, sa bienveillance et sa modestie avaient alors tonn beaucoup de mes tudiants. Malgr ses multiples occupations, sa gnrosit et son insatiable curiosit lamenrent aussi accepter de faire partie du jury de thse de Magali Uhl (22), responsable de rdaction de Prtentaine. En compagnie de Michel Henry, Tobie Nathan, Alain Gras et moi-mme, Edgar, prsident du jury, joua avec humour et sympathie en cette journe de dcembre 2000 la Sorbonne ce rle si difficile de passeur entre les gnrations. Cette thse brillante avait beaucoup plu Edgar qui y avait retrouv laudace de ses propres trips pistmologiques.

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    (1) G. W. F. Hegel, La Phnomnologie de lEsprit, Paris, Aubier, 1944, tome 1, pp. 17 18 et 56.(2) Edgar Morin, Mes Dmons, Paris, Stock, 1994 p. 331.(3) Voir Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990.

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    (4) Voir laventure de la revue Arguments o participrent notamment Edgar Morin, Kostas Axelos, Pierre Fougeyrollas, Jean Duvignaud...(5) Edgar Morin, Mes Dmons, op. cit., p. 329.(6) Ibid., p. 323.(7) Voir Vladimir Janklvitch, La Mort, Paris, Flammarion, 1977.(8) Edgar Morin, Mes Dmons, op. cit., p. 322.(9) Karel Kosik, La Dialectique du concret, Paris, Les ditions de la Passion, 1988.(10) Edgar Morin, La Mthode, tome 1 : La Nature de la Nature, ; tome 2 : La Vie de la Vie ; tome 3 : La Connaissance de la connaissance ; tome 4 : Les Ides. Leur habitat, leur vie, leurs murs, leur organisation, Paris, Seuil, 1977, 1980, 1986, 1991.(11) Edgar Morin, LHomme et la mort, Paris, Seuil, 1977.(12) Edgar Morin, Le Cinma ou lhomme imaginaire. Essai danthropologie sociologique, Paris, Minuit, 1956 ; Les Stars, Paris, Seuil, 1957 ; LEsprit du temps, Paris, Grasset, 2 tomes, 1962 et 1976.(13) Mes Dmons, op. cit., pp. 251 et 252. Pour un dveloppement complet, voir La Mthode, tome 3 : La Connaissance de la connaissance, op. cit., pp. 98 et suivantes ; Edgar Morin et Jean-Louis Le Moigne, LIntelligence de la complexit, Paris, LHarmattan, 1999.(14) Georges Devereux, De langoisse la mthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, 1980 ; Georges Devereux, Ethnopsychanalyse complmentariste, Paris, Flammarion, 1985.(15) Edgar Morin, Sociologie, Paris, Fayard, 1984 p. 21.(16) Pitirim Sorokin, Tendances et dboires de la sociologie amricaine, Paris, Aubier, 1959, chapitre VII.(17) Michel Henry, La Barbarie, Paris, PUF, 2001.(18) Theodor W. Adorno, Modles critiques. Interventions-Rpliques, Paris, Payot, 1984.(19) Edgar Morin, Mes Dmons, op. cit., p. 267.(20) Ibid., p. 258. Voir aussi Edgar Morin, Itinrance, entretien avec Marie-Christine Navarro, Paris, Arla, 2000.(21) Voir Edgar Morin, Corps et bio-logique du sujet , Prtentaine, n 12/13 ( Corps ), mars 2000.(22) Magali Uhl, lpreuve du sujet. lments de mtasociologie de la recherche, Universit Paris I-Panthon-Sorbonne, dcembre 2000.

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