Déterminants et significations des conduites
d’hypertravail : une approche psychosociale et
systémique
Le cas des travailleurs et des travailleuses des secteurs du
multimédia et des services informatiques
Thèse
Christine Gauthier
Doctorat en sciences de l’orientation
Philosophiæ doctor (Ph.D.)
Québec, Canada
© Gauthier, Christine 2016
Déterminants et significations des conduites
d’hypertravail : une approche psychosociale et
systémique Le cas des travailleurs et des travailleuses des secteurs du
multimédia et des services informatiques
Thèse
Christine Gauthier
Sous la direction de :
Geneviève Fournier, directrice de recherche
Brigitte Almudever, codirectrice de recherche
iii
Résumé
Loin de la réduction pressentie du temps de travail et de l’émergence d’une société des
loisirs, est plutôt observé, depuis une trentaine d’années, un accroissement du temps
consacré au travail pour les travailleurs les plus qualifiés, au Québec comme dans la plupart
des sociétés occidentales (Burke et Cooper, 2008; Lapointe, 2005; Lee, 2007). Dans un
contexte où les « arrangements temporels » (Thoemmes, 2000) tendent à s’individualiser de
façon à mieux prendre en compte les réalités et les besoins des salariés et salariées tout
comme ceux des organisations, cette thèse interroge le caractère « volontaire » des
conduites d’hypertravail observées chez les travailleurs et les travailleuses des secteurs des
services informatiques et du multimédia. Elle s’attarde plus particulièrement aux processus
psychosociaux qui sous-tendent la construction de ces conduites.
Inscrite au sein d’une approche psychosociale et systémique, notre recherche articule une
théorie qui met en résonance les fonctionnements individuel et organisationnel, soutenue
par le modèle du Système psychique organisationnel (Aubert et de Gaulejac, 1991), et une
théorie de la socialisation plurielle et active, soutenue par le modèle du Système des
activités (Baubion-Broye et Hajjar, 1998; Curie, 2000). Opérationnalisée selon une grille
articulée autour de cinq niveaux d’analyse (intra-individuel, interpersonnel, positionnel,
idéologique et de la tâche et de l’organisation du travail), nous avons mené 34 entretiens
biographiques (26 hommes et 8 femmes) auprès de salariés et salariées des secteurs des
services informatiques et du multimédia.
Les résultats mettent en évidence trois types de processus menant à l’adoption de conduites
d’hypertravail ; un cas-type qui illustre un processus de renforcement d’une identité
professionnelle de « grand travailleur » ; un cas-type qui rend compte d’un processus de
suraffiliation organisationnelle et d’assujettissement de la vie hors-travail; et un cas-type
qui expose le maintien d’une conduite d’hypertravail défensive, dans un contexte de mise à
l’épreuve organisationnelle. Au final, les résonances particulières observées entre ces
niveaux et facteurs nous amènent à souligner l’intérêt de mieux comprendre l’hypertravail
en prenant en compte les significations que les individus donnent à leurs conduites, à partir
d’un regard diachronique et synchronique. Nous discutons également du caractère
dynamique et évolutif de la relation individu-collectif-organisation et du rôle différencié
des organisations et des collectifs de travail dans la construction des conduites
d’hypertravail. Nous relevons enfin certaines implications des nouvelles pratiques et
normes de temps de travail observées dans ces organisations, favorables au développement
et au maintien de l’hypertravail.
Mots-clés : temps de travail, longues heures de travail, conduites d’hypertravail,
articulation travail-vie personnelle, socialisation plurielle et active, domination au travail.
iv
Abstract
Far from the anticipated decrease in working time and the emergence of a leisure society,
we have instead noted, over the last 30 or so years, an increase in the time devoted to work
by the most qualified workers, both in Quebec and in most other Western societies (Burke
and Cooper, 2008; Lapointe, 2005; Lee, 2007). In a context where “temporal arrangements”
(Thoemmes, 2000) tend to be individualized in order to better take into account the realities
and needs of both employees and organizations, this thesis questions the “voluntary” nature
of patterns of overwork observed among workers in the data processing and multimedia
sectors. It focuses in particular on the psychosocial processes underlying the construction of
these behavior patterns.
As part of a psychosocial and systemic approach, our research is structured around a theory
that resonates with individual and organizational operations, supported by the Psychic
organizational system model (Aubert and de Gaulejac, 1991), and a theory of a plural and
active socialization, based on the Activities system model (Baubion-Broye and Hajjar, 1998;
Curie, 2000). Operationalized according to a grid structured around five levels of analysis
(intra-individual, interpersonal, positional, ideological, and task and organization of work),
we conducted 34 biographical interviews (26 men and 8 women) among workers from the
data processing and multimedia sectors.
The results highlight three types of processes leading to the adoption of “hyperwork
behaviour”: a case study illustrating a process of reinforcing a professional and “super
worker” identity; a case study outlining a process of organizational hyper-affiliation and
the subjugation of life outside work; and a case study describing sustained defensive
overwork behavior, in a context of organizational trial. Lastly, the particular resonances
observed among the levels and factors lead us to underline the importance of better
understanding overwork by taking into account, from a diachronic and synchronic
perspective, the meanings that individuals give to their behavior. We will also discuss the
dynamic and evolving nature of the individual-collective-organizational relationship and of
the differentiated role of organizations and work collectives in the construction of
hyperwork behaviour. We conclude by highlighting certain implications of new work-time
practices and norms that help develop and maintain hyperwork behaviour observed in these
organizations.
Keywords : working time; overwork; hyperwork behaviour; work/non-work articulation;
plural and active socialization, domination at work.
v
Table des matières Résumé .................................................................................................................................. iii Abstract .................................................................................................................................. iv
Table des matières .................................................................................................................. v Liste des tableaux .................................................................................................................. xv Liste des figures ................................................................................................................. xvii Remerciements ...................................................................................................................... xx Introduction ............................................................................................................................. 1
Chapitre 1 : Le temps de travail au regard de l’évolution du contexte productif .... 12
1.1 Les évolutions du monde du travail .................................................................. 12
1.1.1 Le développement d’un nouveau modèle de production : le dépassement du
modèle fordiste ......................................................................................................... 13
1.1.2 Le passage d’une économie industrielle à une économie du savoir ............. 16
1.1.3 Les incidences de ces évolutions pour les travailleurs et travailleuses : entre
opportunités et contraintes ........................................................................................ 17
1.2 Vers un temps de travail flexible et dé-standardisé .......................................... 19
1.2.1 Du temps de travail au temps de l’emploi .................................................... 20
1.2.1.1 Le temps de travail sous l’ère industrielle ................................................ 21 1.2.1.2 Le temps de l’emploi sous l’ère post-industrielle ..................................... 25
1.2.2 De nouvelles normes temporelles et formes de régulation du temps de travail
27
1.2.2.1 De nouvelles normes temporelles ............................................................. 27 1.2.2.2 De nouvelles formes de régulation du temps de travail ............................ 29
1.2.3 Le temps de travail flexible : des tensions nouvelles avec les autres temps de
vie ? 31 Des possibilités nouvelles…. ........................................................................ 32 De nouveaux inconvénients… ...................................................................... 33
1.2.4 Que savons-nous à propos du temps de travail des travailleurs et des
travailleuses de l’informatique et du multimédia ? ................................................... 36
1.3 À propos des longues heures de travail ............................................................ 41
1.3.1 La durée du travail ........................................................................................ 41 1.3.1.1 La durée légale du travail au Québec et au Canada .................................. 42 1.3.1.2 Quelques chiffres à propos de la durée du travail ..................................... 45
La polarisation du temps de travail ............................................................... 46 L’importance du phénomène des longues heures de travail ......................... 47
1.3.1.3 Les « longues heures de travail » en question .......................................... 50 1.3.1.4 Les longues heures et la délimitation de « l’hypertravail » ...................... 52
vi
1.3.2 Les risques et les conséquences des longues heures de travail ..................... 53
Chapitre 2 : Conduites de fort investissement au travail ou d’hypertravail?
Synthèse critique des connaissances .............................................................................. 57
2.1 Entre « surtravail » et « workaholism » : un éventail de concepts ................... 58
2.2 Deux grands types d’approches théoriques des conduites d’investissement
intensif au travail .......................................................................................................... 60
2.2.1 Les approches explicatives centrées sur la personne .................................... 60 2.2.1.1 Le workaholism : entre dépendance et passion au travail......................... 60
2.2.1.2 L’engagement au travail : une identification du sujet à son travail .......... 65
2.2.1.3 L’engagement organisationnel : une identification du sujet à son
organisation ........................................................................................................... 66
2.2.2 Les approches explicatives centrées sur les interactions entre
fonctionnement organisationnel et fonctionnement psychique ................................ 69 2.2.2.1 L’hyperactivité au travail : une défense psychique face aux contraintes de
l’organisation du travail ........................................................................................ 69 2.2.2.2 L’hypertravail : un effet de résonance au sein d’un système psychique
organisationnel ...................................................................................................... 72
2.3 Des modèles descriptifs plurifactoriels et des modèles explicatifs spécifiques 75
2.3.1 Des modèles descriptifs plurifactoriels ......................................................... 76
2.3.1.1 Le modèle « intégrateur » de Feldman (2002) .......................................... 76 2.3.1.2 Le modèle « comparatif » de Brett et Stroh (2003) .................................. 78
2.3.2 Des modèles explicatifs référés à des théories spécifiques ........................... 80 2.3.2.1 La théorie de l’identité sociale et les hypothèses identitaires de Ng et
Feldman (2008) ..................................................................................................... 80 2.3.2.2 La théorie des attributions causales et le modèle général du Fort
investissement au travail de Snir et Harpaz (2012) .............................................. 82
2.3.2.3 La théorie de la maximisation de l’utilité économique et la catégorisation
de Douglas et Morris (2006) ................................................................................. 84
2.4 Synthèse critique des connaissances ................................................................. 86
Chapitre 3 : Saisir et comprendre les conduites d’hypertravail : orientations de la
recherche, ancrage théorique et grille d’analyse ......................................................... 91
3.1 Paradigme, postulats et positions au cœur de la recherche ............................... 92
3.1.1 L’hypertravail : choix du concept et définition ............................................ 93
3.1.2 Une approche constructiviste et systémique du développement des conduites
humaines ................................................................................................................... 98
vii
3.1.3 Une discipline « psychosociologique » : objets d’analyse et liens avec le
travail 101 3.1.3.1 Psychologie sociale et psychosociologie : particularités et fondements . 102
3.1.3.2 Une approche psychosociale des conduites d’hypertravail .................... 103
3.2 Deux modèles systémiques pour appréhender le développement des conduites
d’hypertravail ............................................................................................................. 104
3.2.1 Les conduites d’hypertravail, entre tentatives d’assujettissement par
l’organisation et processus de subjectivation : regard sur le modèle du système
psychique organisationnel ....................................................................................... 105 Subjectivité et processus de subjectivation selon la sociologie clinique .... 106 Manipulation, aliénation et emprise organisationnelle ............................... 108
Les liens inconscients entre le fonctionnement organisationnel et le
fonctionnement individuel .......................................................................... 111 L’idéal du moi pour cible ............................................................................ 112
Le déni de limites et la culture de l’excellence ........................................... 113 L’emprise de l’excellence et les conduites d’hypertravail .......................... 114
Synthèse à propos des apports du modèle managinaire pour comprendre le
développement des conduites d’hypertravail .............................................. 114
3.2.2 Le développement des conduites d’hypertravail à l’aune de l’articulation de
l’ensemble des sphères de vie : regard sur le modèle du Système des Activités .... 116 La personnalisation et l’interstructuration des conduites d’hypertravail :
l’importance de prendre en compte l’ensemble des sphères de vie et les
temporalités ................................................................................................. 118
Le fonctionnement du Système des Activités : appréhender le
développement d’un Système des Activités fondé sur l’hypertravail ......... 121 La personnalisation et le surinvestissement au travail ................................ 123
Synthèse à propos des apports du Système des Activités pour comprendre le
développement des conduites d’hypertravail .............................................. 124
3.3 Une approche multidimensionnelle ................................................................ 125
3.3.1 Facteurs du niveau intra-individuel ............................................................ 127
3.3.2 Facteurs du niveau interindividuel .............................................................. 132
3.3.3 Facteurs du niveau positionnel ................................................................... 134
3.3.4 Facteurs du niveau idéologique .................................................................. 136
3.3.5 Facteurs du niveau de la tâche et de l’organisation du travail .................... 139
Synthèse à propos de l’approche multidimensionnelle ........................................... 142
3.4 Objectifs de recherche .................................................................................... 142
Chapitre 4 : Aspects méthodologiques de la recherche ............................................. 146
4.1 Le paradigme interprétatif de la recherche ..................................................... 147
viii
4.2 Une méthode qualitative par entretiens biographiques ................................... 148
4.2.1 Le choix de l’entretien individuel semi-directif comme méthode de recueil
des données ............................................................................................................. 148
4.2.2 L’entretien biographique appuyé sur l’approche du Parcours de vie ......... 151
4.2.3 Principale limite de l’outil .......................................................................... 156
4.3 Le guide d’entretien ........................................................................................ 157
4.3.1 L’élaboration et la validation du guide d’entretien ..................................... 157
4.3.2 Les cinq parties du guide d’entretien .......................................................... 159
4.4 Déroulement de l’enquête ............................................................................... 161
4.4.1 Stratégies de recrutement des participants et difficultés rencontrées ......... 161
4.4.2 La conduite des entretiens et la confidentialité des données ...................... 164
4.5 L’échantillon ................................................................................................... 166
4.5.1 Formation de l’échantillon .......................................................................... 166
4.5.2 Description de l’échantillon ........................................................................ 169
a) Caractéristiques sociobiographiques ....................................................... 169 b) Caractéristiques socio-professionnelles .................................................. 170
c) Caractéristiques relatives aux heures de travail ...................................... 172
4.6 La méthode d’analyse des données ................................................................. 175
4.6.1 Analyse de contenu ou analyse du discours : deux types d’approches
distinctes ................................................................................................................. 176
4.6.2 Une analyse de contenu thématique, verticale et horizontale ..................... 177
4.6.3 Une démarche en six étapes, réalisée selon deux périodes d’analyse ........ 179 a) Étape 1 : La lecture flottante ................................................................... 181
b) Étape 2 : Le découpage par thèmes ........................................................ 182 c) Étape 3 : La catégorisation et la classification ........................................ 183 d) Étape 4 : Le traitement statistique des données ...................................... 185
e) Étape 5 : La description scientifique des catégories ............................... 185 f) Étape 6 : L’interprétation des résultats ................................................... 186
Chapitre 5 : Résultats descriptifs des différents niveaux d'analyse : derrière les
conduites d'hypertravail, des trajectoires et des situations très variées .................. 188
5.1 Examen des facteurs du niveau intra-individuel ............................................. 188
5.1.1 Le parcours professionnel et les événements marquants de ce parcours .... 189 Une carrière ascendante dans l’entreprise .................................................. 191 Une mobilité inter-entreprises fructueuse ................................................... 192 Une bifurcation professionnelle satisfaisante après un faux départ ............ 193
ix
D’une insertion plus chaotique vers un maintien « correct » en emploi ..... 194
5.1.2 Le sens du travail et l’évolution du rapport au travail au cours du parcours
196
Le « tout au travail » : centralité dans la vie et nécessité psychologique ... 197 Le travail comme un des piliers de vie : relative importance dans la vie et
nécessité psychologique .............................................................................. 199 Le travail « une job » : important mais utilitaire ........................................ 200
5.1.3 Satisfaction professionnelle par rapport aux autres sphères de vie ............ 201
Satisfaction centrée sur la vie professionnelle conjuguée à une grande
satisfaction dans les autres sphères de vie .................................................. 202 Satisfaction centrée sur la vie professionnelle mais sentiment de déséquilibre
.................................................................................................................... 203
D’autres sphères de vie sont plus satisfaisantes que la vie professionnelle
mais les sujets ne parviennent pas à s’y accomplir comme ils le
souhaiteraient .............................................................................................. 204
5.1.4 Rapport à l’avenir professionnel : nature des projets professionnels ......... 204
Faire carrière dans l’entreprise ................................................................... 205 Faire carrière dans son domaine professionnel ........................................... 206 Une possible réorientation de la carrière .................................................... 207
5.1.5 Rapport à l’avenir personnel : l’articulation des projets personnels avec les
projets professionnels ............................................................................................. 209
L’anticipation possible des projets personnels malgré les longues heures de
travail .......................................................................................................... 211
L’anticipation difficile des projets personnels en raison des heures de travail
.................................................................................................................... 211 L’anticipation possible des projets personnels en réduisant les heures de
travail .......................................................................................................... 212
5.2 Examen des facteurs du niveau interindividuel .............................................. 213
5.2.1 Qualité, nature et importance des relations développées dans la sphère
professionnelle ........................................................................................................ 214 Des relations au travail de clan et de mentorat ........................................... 215
Des relations au travail cordiales et agréables ............................................ 217 Des relations au travail distantes ou tendues .............................................. 218
5.2.2 Qualité et importance des relations développées dans les sphères de vie hors-
travail 219
Le maintien des relations significatives hors-travail .................................. 220 Des relations significatives hors-travail atrophiées, de moins en moins
développées ................................................................................................. 221 Des relations hors-travail peu significatives : un investissement accru au
travail .......................................................................................................... 222
5.2.3 Le soutien social professionnel et extra-professionnel ............................... 223
x
Un soutien logistique et moral des proches pour appuyer les sujets dans leur
gestion du temps et dans leur choix ............................................................ 225 Un soutien d’entraide professionnelle des collègues/superviseur pour
soutenir la charge de travail ........................................................................ 226 Un soutien psychologique institutionnel (interne ou externe) pour tenter de
retrouver l’équilibre .................................................................................... 227 Un soutien défaillant du milieu de travail ou des proches .......................... 227 Pas besoin de soutien .................................................................................. 228
5.3 Examen des facteurs du niveau positionnel .................................................... 229
5.3.1 Les attentes du milieu professionnel à l’égard du rôle professionnel ......... 230 Des attentes d’optimisation constante des ressources : en faire « toujours
plus » ........................................................................................................... 232 Des attentes de rendement élevé jumelées à une forte autonomie
professionnelle ............................................................................................ 234
Des attentes doubles de fort leadership et d’engagement ........................... 235
5.3.2 Les attentes des milieux extra-professionnels à l’égard des rôles
professionnels et extra-professionnels .................................................................... 236 Des attentes à l’égard du rôle de principal pourvoyeur: Le renforcement du
rôle professionnel en regard des choix conjugaux et familiaux .................. 238
Des attentes d’engagements significatifs dans les rôles de la vie hors-travail
mais incapables d’y répondre ..................................................................... 238
Des attentes d’engagements significatifs dans les rôles de la vie hors-travail
et capables d’y répondre (ou pas d’attentes spécifiques) ............................ 240
5.4 Examen des facteurs du niveau idéologique ................................................... 240
5.4.1 La culture organisationnelle du temps de travail : valeurs, normes et règles
241
Une culture des longues heures de travail soutenue par des pratiques
informelles .................................................................................................. 244
Le temps supplémentaire exigé mais sous surveillance : une culture
paradoxale du temps de travail ................................................................... 246 Une culture du laisser-faire, a priori centrée sur des heures « normales » de
travail .......................................................................................................... 248
5.4.2 Philosophie, culture et valeurs de l’organisation ........................................ 249
Une culture « compétitive » : l’idéal du surpassement au service de la
mission de succès de l’entreprise ................................................................ 252
Une culture « familiale » axée sur la mise en valeur de chaque personne pour
le développement de l’organisation ............................................................ 253 Une culture « communautaire » axée sur le caractère altruiste de la mission
.................................................................................................................... 255 Une culture non précisée ............................................................................. 256
5.4.3 Normes sociales d’implication au travail chez les proches ........................ 257
xi
L’hypertravail est la norme auprès des proches: la norme des longues heures
de travail « tout azimut » et jamais contestée ............................................. 258 L’hypertravail n’est pas la norme selon les proches: les longues heures de
travail critiquées, une conduite « marginale » ............................................ 260
5.5 Examen des facteurs du niveau de la tâche et de l’organisation du travail .... 261
5.5.1 Charge de travail et fonctions ..................................................................... 262 En surcharge de travail : urgence et « débordement professionnel » ......... 263 Une forte charge de travail mais « soutenable » ......................................... 264
5.5.2 Flexibilité de l’organisation du travail et autonomie décisionnelle ............ 266 Une organisation du travail peu flexible et fortement sous contrainte ....... 267 Une organisation du travail flexible mais piégée ........................................ 269
Une organisation du travail libre, transférée aux salariés et salariées ........ 271
5.5.3 Dispositif d’évaluation du rendement et de reconnaissance ....................... 272 Le cercle vertueux : fort investissement contre récompenses généreuses .. 273
Un dispositif sobre, axé sur des marques de reconnaissance psychologiques
.................................................................................................................... 275
La carence de récompenses : un investissement en mal de reconnaissance276
Chapitre 6 : Construction d'une typologie des modes d'engagement dans les
conduites d'hypertravail: résonance entre les niveaux et identification de cas-types
........................................................................................................................................ 279
6.1 Analyse des processus de construction des conduites d’hypertravail :
identification de trois cas-types .................................................................................. 280
6.1.1 Premier cas-type : Renforcement d’une identité professionnelle de « grand
travailleur », ancrée dans la culture familiale ......................................................... 281 6.1.1.1 Des événements de vie déterminants à l’origine des conduites
d’hypertravail ...................................................................................................... 282
Des événements difficiles jusqu’à une bifurcation professionnelle
satisfaisante ................................................................................................. 282
6.1.1.2 Renforcement de sa « valeur » professionnelle et renouvellement de ses
engagements et de ses priorités vis-à-vis du travail ............................................ 285 Le travail comme pilier de vie : la forte valorisation du travail et la
préférence envers les activités liées au travail ............................................ 285
Les objectifs et projets professionnels prioritaires pour l’avenir ................ 288 6.1.1.3 Le culte de l’hypertravail : intériorisation du modèle familial et rejet des
« 35 heures » ....................................................................................................... 290
6.1.1.4 Les relations et les positions hors-travail utiles pour favoriser l’ancrage
dans l’hypertravail .............................................................................................. 291 Peu d’attentes à l’égard des rôles hors-travail ............................................ 291 Les relations hors-travail : entre mise à distance et recherche de soutien aux
conduites d’hypertravail ............................................................................. 292
xii
6.1.1.5 La souplesse de l’organisation du travail au service de la construction de
la conduite d’hypertravail ................................................................................... 294 Des attentes « raisonnables » du milieu de travail, axées sur l’autonomie
dans l’emploi ............................................................................................... 294 Une culture organisationnelle généralement peu favorable à susciter le
développement de conduites d’hypertravail ............................................... 295 Une organisation du travail et une charge de travail flexibles .................... 296 Des marques de reconnaissance et de récompenses très hétérogènes ........ 297
6.1.2 Deuxième cas-type : Dynamiques conflictuelles de l’assujettissement de la
vie hors-travail à une suraffiliation organisationnelle ............................................ 299 6.1.2.1 Événements et étapes charnières : le moment critique de la « rencontre »
avec l’organisation .............................................................................................. 300
Parcours aisé et carrière ascendante : un début de vie professionnelle marqué
par le succès ................................................................................................ 300
« Rencontre » avec l’entreprise et conduite d’hypertravail ........................ 301 6.1.2.2 Vers une emprise organisationnelle de plus en plus forte ...................... 302
Un univers idéologique organisationnel favorable à l’hypertravail ............ 303 L’importance de « l’effet groupe » : attentes perçues et renforcement de
l’hypertravail ............................................................................................... 307
Un travail organisé en équipe, un investissement au travail fortement
récompensé ................................................................................................. 308
6.1.2.3 Une sphère du travail « auto-suffisante » : la mise à distance de relations
hors-travail, d’activités et d’engagements dans les autres sphères de vie .......... 311 Le niveau interindividuel marqué par le développement de relations
amicales au travail ...................................................................................... 312 Des rôles et des engagements hors-travail repoussés ................................. 315
6.1.2.4 L’importance du travail et de l’organisation renforcées sur le plan
individuel ............................................................................................................ 318
Un rapport au travail très positif, à la recherche d’une reconnaissance
absolue ........................................................................................................ 318 Un avenir souhaité au sein de l’entreprise, des projets personnels reportés
.................................................................................................................... 320
6.1.3 Troisième cas-type : Des conduites d’hypertravail défensives dans un
contexte de mise à l’épreuve organisationnelle ...................................................... 322 6.1.3.1 Événements et étapes charnières : un départ difficile à l’origine d’un plus
fort investissement au travail .............................................................................. 323
Emplois précaires et pertes d’emploi : un début de parcours chaotique
menant vers un maintien correct en emploi ................................................ 323 Des événements perturbateurs externes qui précipitent l’entrée dans
l’hypertravail ............................................................................................... 324
6.1.3.2 La détérioration de l’environnement de travail et le poids des contraintes
organisationnelles ............................................................................................... 326 Une idéologie organisationnelle fondée sur la compétitivité, la disponibilité
et le surtemps .............................................................................................. 326 Surcharge, contraintes organisationnelles et faible reconnaissance ........... 328
xiii
Des attentes très élevées du milieu organisationnel à l’égard du rôle
professionnel ............................................................................................... 331 Les relations interpersonnelles au travail : mise à distance et éloignement 332
6.1.3.3 Redéfinition de ses valeurs et priorités de vie et revalorisation des
engagements extra-professionnels et des sphères de vie hors-travail ................. 333 Conflits dans la conciliation travail/vie personnelle et satisfaction à l’égard
de la vie hors-travail ................................................................................... 334 Le travail important mais utilitaire : « une job » ........................................ 335
Un avenir professionnel à distance de la situation actuelle et une carrière
hors de l’organisation .................................................................................. 338 6.1.3.4 Le soutien psychologique des proches et/ou institutionnel nécessaire ... 339
6.2 Éléments de synthèse à propos des trois cas-types ......................................... 340
6.2.1 Éléments de synthèse à propos du processus de renforcement de l’identité de
« grand travailleur » : le fonctionnement individuel sous la loupe ......................... 341
6.2.2 Éléments de synthèse à propos du processus de suraffiliation
organisationnelle : un assujettissement consenti? ................................................... 342
6.2.3 Éléments de synthèse à propos des conduites d’hypertravail défensives dans
un contexte de mise à l’épreuve professionnelle : un écart qui se creuse entre les
valeurs et les objectifs de vie et le temps alloué pour chacune des sphères de vie . 343
Chapitre 7 : Déterminants et significations multiples: discussion sur les formes de
l’hypertravail ................................................................................................................. 349
7.1 Regard diachronique sur le développement des conduites d’hypertravail: une
compréhension renouvelée ......................................................................................... 350
7.1.1 Des conduites d’hypertravail signifiées différemment selon les événements
professionnels vécus et les projets anticipés : l’importance de la perspective
diachronique ............................................................................................................ 350
7.1.2 De l’entrée au maintien dans les conduites d’hypertravail : une dynamique
évolutive, des conduites difficiles à « déconstruire » ............................................. 353
7.2 Saisir l’hypertravail à la lumière des échanges entre les sphères de vie : un
décloisonnement nécessaire ....................................................................................... 355
7.2.1 Conduites d’hypertravail et sphères de vie: décloisonnement et perméabilité
des « frontières » ..................................................................................................... 356
7.2.2 Empiètement de « l’organisation-providence » sur l’ensemble des sphères de
vie : incertitudes et risques ...................................................................................... 358
7.2.3 Entre forte identification au travail et clivage identitaire ........................... 360
7.3 Le rôle différencié des organisations et des collectifs de travail dans la
construction des conduites d’hypertravail .................................................................. 362
xiv
7.3.1 Environnement organisationnel et pratiques managériales : une dimension
souvent déterminante de l’hypertravail, mais de façon hétérogène ........................ 363
7.3.2 Idéologies et idéaux organisationnels: une nouvelle conception de l’idéal de
soi ? 368
7.4 Entre pratiques formelles et informelles et normes de temps de travail : une co-
construction individu-collectif-organisation .............................................................. 370
7.4.1 La flexibilité du temps de travail : une arme à double tranchants pour les
sujets 371
7.4.2 Co-construction des normes temporelles et groupe de référence ............... 373
7.5 À propos de la construction de l’hypertravail et du genre dans deux secteurs à
forte prédominance masculine ................................................................................... 375
Conclusion .......................................................................................................................... 379 Bibliographie ...................................................................................................................... 390
Annexe 1 : Guide d’entretien .............................................................................................. 415 Annexe 2 : Appel à participer à une recherche ................................................................... 432
Annexe 3 : Feuillet d’informations destiné aux responsables des ressources humaines .... 434 Annexe 4 : Appel (révisé) à participer à une recherche ...................................................... 437 Annexe 5 : Message diffusé sur les réseaux sociaux .......................................................... 439
Annexe 6 : Formulaire de consentement ............................................................................ 440
xv
Liste des tableaux
Tableau 1- Moyenne des heures hebdomadaires de l’emploi principal au Québec et au
Canada - comparaison ................................................................................................... 45
Tableau 2 : Pourcentage de travailleurs canadiens âgés de 20 à 64 ans travaillant plus de 50
heures par semaine selon le sexe .................................................................................. 49
Tableau 3 : Catégories de travailleurs selon Spence et Robbins, 1992 ................................ 63
Tableau 4 : Description de l’échantillon au croisement du secteur d’activités et du sexe des
sujets ........................................................................................................................... 171
Tableau 5: Description de l'échantillon selon quelques caractéristiques sociobiographiques
et socioprofessionnelles .............................................................................................. 173
Tableau 6: Différents parcours professionnels jusqu’aux conduites d’hypertravail ........... 190
Tableau 7 : Rapport au travail et conduites d’hypertravail ................................................. 197
Tableau 8 : Satisfaction professionnelle relative et conduites d’hypertravail .................... 202
Tableau 9: Rapport à l’avenir professionnel et conduites d’hypertravail ........................... 205
Tableau 10 : Rapport à l’avenir personnel et conduites d’hypertravail .............................. 210
Tableau 11 Qualité, nature et importance des relations professionnelles et conduites
d’hypertravail .............................................................................................................. 215
Tableau 12 : Qualité et importance des relations hors-travail et conduites d’hypertravail 220
Tableau 13 : Formes de soutien et conduites d’hypertravail .............................................. 224
Tableau 14 : Attentes du milieu professionnel et conduites d’hypertravail ....................... 231
Tableau 15 : Attentes du milieu personnel et conduites d’hypertravail ............................. 237
xvi
Tableau 16 : Culture du temps de travail et conduites d’hypertravail ................................ 243
Tableau 17 : Culture organisationnelle et conduites d’hypertravail ................................... 251
Tableau 18 : Normes sociales d’implication au travail et conduites d’hypertravail ........... 258
Tableau 19 : Charge de travail perçue et conduites d’hypertravail .................................... 262
Tableau 20 : Flexibilité de l’organisation et autonomie décisionnelle et conduites
d’hypertravail .............................................................................................................. 267
Tableau 21 : Dispositif d’évaluation du rendement et de reconnaissance et conduites
d’hypertravail .............................................................................................................. 273
Tableau 22: Regard sur les facteurs et niveaux à l’étude et comparaison des trois cas-types
.................................................................................................................................... 346
xvii
Liste des figures
Figure 1 : Le modèle multidimensionnel de Feldman: « Managers’ Propensity to Work
Long Hours ». ............................................................................................................... 77
Figure 2: Le modèle de Snir et Harpaz : « A model of Heavy Work Investment (HWI) » .... 83
Figure 3: Le modèle de Douglas et Morris : « The economist’s utility-maximization model :
a conceptual model of voluntary work effort that explains the work effort decision of
individuals » .................................................................................................................. 85
Figure 4: Grille d'analyse multidimensionnelle des conduites d'hypertravail .................... 127
Figure 5: Processus de renforcement de l’identité de "grand travailleur" .......................... 282
Figure 6: Processus de suraffiliation organisationnelle et d’assujettissement de la vie hors-
travail .......................................................................................................................... 300
Figure 7: Processus de mise à l'épreuve professionnelle et hypertravail défensif .............. 323
xviii
À mes filles, Laurélie, Mara et Séverine, à
qui je souhaite une grande liberté et une forte
autodétermination de leur parcours de vie. À
Etienne, pour son amour et pour la très
grande confiance dont il me témoigne pour
aller jusqu’au bout de mes projets, même
ceux les plus risqués.
xix
« Si on bouge sans cesse, il n’y a plus de
mouvement. Le mouvement n’existe que dans
la possibilité d’un arrêt. L’immobilité est au
cœur du mouvement. Mais qui organise cette
course folle? Et pour aller où? Chacun fait
ce qu’il veut de sa vie, mais ma vie, que je le
veuille ou non, n’échappe pas au rythme
collectif. »
Dany Laferrière
L’art presque perdu de ne rien faire
xx
Remerciements
L’aboutissement de ce projet découle en grande partie du soutien, de l’affection et de
l’accompagnement de plusieurs personnes significatives dans ma vie personnelle comme
dans ma vie professionnelle.
La réalisation de cette thèse n’aurait pas été possible sans le soutien indéfectible et la
confiance témoignée par ma directrice, Geneviève Fournier, à toutes les étapes de la
recherche. Au fil de toutes ces années d’étroite collaboration, elle m’a notamment enseigné
la rigueur et la persévérance au travail, la responsabisation professionnelle et l’autonomie
intellectuelle. Je la remercie tout particulièrement d’avoir accepté de m’accompagner dans
cette recherche sur « l’hypertravail » qui me tenait tant à cœur et de m’avoir appuyée dans
ce choix, tout comme dans la conciliation de mes différentes sphères de vie. Parmi ses
nombreuses qualités personnelles, je souligne son sens de l’humour, sa générosité, sa
grande disponibilité, son dévouement et son dynamisme.
Mes remerciements les plus vifs vont également à Brigitte Almudever, professeure à
l’Université de Toulouse-Jean Jaurès et co-directrice de la recherche, qui m’a si bien
accueillie au sein de l’équipe de Psychologie sociale du travail et des organisations
(Laboratoire de Psychologie de la Socialisation-Développement et Travail) au cours de la
première moitié de l’année 2010. Cette expérience marquante, tant sur le plan professionnel
que personnel, a été pour moi profondément enrichissante et stimulante. Je la remercie
également pour ses relectures minutieuses, ses remarques avisées et son accompagnement
soutenu tout au long de la rédaction de la thèse malgré l’éloignement physique. Je souligne
au passage son enthousiasme contagieux, sa bienveillance et son énergie.
Plusieurs autres professeurs ont marqué mon parcours d’études et ont, de différentes
manières, contribué à alimenter mes réflexions épistémologiques et à consolider ma
compréhension du monde du travail. Je remercie plus particulièrement Louise St-Arnaud,
Paul-André Lapointe, Marie Larochelle, Bruno Bourassa, Kamel Béji et Alain Barré pour
vos enseignements et vos accompagnements. Je remercie également les experts Angelo
Soares, Estelle Morin et Louise St-Arnaud qui ont accepté, comme membres du jury de
thèse, de relire et de commenter ce travail qui, par leurs remarques et questions judicieuses,
ont permis de le bonifier.
Je tiens également à exprimer toute ma gratitude à mes collègues et amis du CRIEVAT
pour les discussions partagées, le plaisir dans le travail et votre présence soutenue tout au
long des étapes – heureuses ou difficiles – qui marquent le cheminement doctoral. Simon,
Anne, Isabelle, Jonas, Hélène, Mariève, Jean-Simon, Michaël et tous les autres, vous faites
la différence.
Je remercie très sincèrement toutes les personnes qui ont accepté de raconter leur
expérience et de livrer en toute confiance leur « modèle de vie » en hypertravail, teinté de
leurs choix et de leurs valeurs, mais aussi de rapporter, comme témoin privilégié, une partie
de leur « monde » organisationnel.
xxi
Sur le plan personnel, je dédie d’abord mes remerciements à Étienne, mon amour, pour son
inébranlable confiance et pour ses encouragements dans la poursuite de mes aspirations
personnelles. C’est une grande source de bonheur, d’intensité et d’inspiration que de
partager ma vie à tes côtés. À ma chère famille et à ma belle-famille, sachez que je me sens
très privilégiée de vous avoir dans ma vie. Votre présence et votre soutien sont très
précieux pour moi. Un merci tout spécial à mes parents Céline et Michel pour votre
confiance et pour votre amour. À mes chers amis-es, je nous souhaite de continuer à
ébranler les « certitudes » et de continuer à réfléchir et à œuvrer ensemble à un monde plus
beau, plus juste. Merci d’être toujours là pour partager les rêves, les joies et les doutes.
Enfin, je suis fortement reconnaissante du soutien financier reçu du Conseil de recherches
en sciences humaines du Canada (CRSH), du Fonds d’enseignement et de recherche de la
Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval, du Groupe d’intégration et
d’intervention en emploi, du Centre de recherche et d’intervention sur l’éducation et la vie
au travail (CRIEVAT) ainsi que du Fonds Desjardins en développement de carrière.
1
Introduction
Loin de la réduction pressentie du temps de travail et de l’émergence d’une « société
des loisirs », est plutôt observé depuis une trentaine d’années un accroissement du
temps consacré au travail pour les travailleurs et les travailleuses les plus qualifiés, au
Québec comme dans la plupart des sociétés occidentales (Burke et Cooper, 2008;
Devetter, 2008; Kuhn et Lozano, 2008; Lapointe, 2005; Lee, 2007). Est également
observée l’émergence de nouvelles normes et de nouvelles pratiques de temps de
travail, qui se sont fortement diversifiées dans les organisations : temps
supplémentaire non rémunéré, arrangements temporels personnalisés, extension du
travail à toutes périodes de la journée (soirs et week-ends inclus), télétravail et heures
réalisées hors de l’organisation.
Le premier chapitre vise justement à approfondir ces changements et ces « normes »
en émergence. Il présente un portait général de l’évolution du temps de travail depuis
l’époque des Trente Glorieuses, au regard de l’évolution du contexte de production.
Entre les nouvelles réalités liées à la gestion de la production (ex. pression accrue à
une plus grande flexibilité temporelle dans les organisations) et les préférences
exprimées par les travailleurs (ex. aménagements du temps de travail pour faciliter la
conciliation travail-vie personnelle), nous examinons différents éléments ayant pu
contribuer à la déstandardisation des normes généralement admises de temps de
travail et, par le fait même, au recul du modèle social des « 35 heures semaine »1
(Supiot, 2001 ; Martinez, 2010). De fait, entre la forte concurrence internationale
propulsée par une économie en marche 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 et les
demandes de flexibilisation temporelle provenant tant des employeurs que des
travailleurs, la rigidité de la semaine de travail de « 9 à 5 » a été clairement mise à
rude épreuve.
1 Pour la France. Au Québec, la norme se situe entre 35 et 40 heures par semaine, selon les métiers et
professions.
2
On constate qu’une part relativement importante de travailleurs et travailleuses –
entre 10 et 20% selon différentes sources (Lee, 2007; Tremblay, 2003; Usalcas, 2008)
– est dorénavant inscrite dans une situation durable de longues heures de travail,
travaillant 48 heures et plus par semaine de façon régulière. Plusieurs chercheurs ont
observé que ces longues heures de travail peuvent révéler des conduites dites
d’hypertravail, qui se caractérisent par un investissement excessif a priori volontaire
envers le travail (Rhéaume, 2006). Plusieurs changements organisationnels et sociaux
ont contribué à cette augmentation du nombre de travailleurs et travailleuses
fortement investis au travail. Par exemple, le fait que les organisations soient
dorénavant beaucoup plus flexibles et moins technocratiques, davantage centrées sur
la réalisation de projets et la mise en valeur de l’autonomie et de l’initiative des
travailleurs (Boltanski et Chiapello, 1999) a certainement pu accroître l’intérêt des
personnes envers le travail. Invités par ailleurs à collaborer et à soutenir les
transformations et les innovations organisationnelles ainsi qu’à améliorer leurs
pratiques et leur efficacité au travail (Appelbaum, 2004), les travailleurs et
travailleuses sont sommés de s’investir subjectivement au travail et d’accroître
continuellement leur performance. C’est dans ce contexte des transformations du
travail, voire de « métamorphose » du travail, que s’inscrit la présente thèse. Qu’est-
ce qui poussent des salariés et salariées à consentir aux nouvelles attentes de
l’hyperdisponibilité temporelle et à travailler presque sans limites?
Le deuxième chapitre a pour objectif de présenter quelques approches
psychologiques et psychosociologiques explicatives de ces conduites de fort
investissement temporel au travail. Il met en relief la variété de notions cherchant à
désigner et expliquer ces conduites, dont les plus populaires sont certainement, en
psychologie, ceux du workaholism et de l’addiction au travail, et en sociologie, celui
du surinvestissement. Dans le large champ de la psychologie du travail (où l’on peut
ranger le champ de la psychologie de la santé occupationnelle « occupational health
psychology », et la psychopathologie du travail), on oppose souvent la passion à
l’addiction (Burke, 2009), l’engagement à la dépendance (Shaufeli et al., 2008), la
productivité à la pathologie (Peirpel et Jones, 2001). Ces oppositions permettent ainsi
de dégager un côté positif et un côté négatif à un tel investissement intensif au travail.
3
Du côté positif, les personnes qui adoptent ces conduites sont épanouies et
passionnées par leur travail au point où les activités tendent à se cristalliser autour de
la sphère de la vie professionnelle. Du côté négatif, elles se trouvent prises au piège
par le travail et soumises à une forme d’addiction semblables à celle observée chez
les alcooliques et les joueurs compulsifs : les travailleurs et travailleuses sont ici
incapables de réduire le rythme de travail malgré ses effets nocifs sur la santé et
l’équilibre de vie. Sous cet angle fortement individuel et bipolaire, le rôle joué par la
personne semble alors avoir une importance déterminante dans le fait qu’elle se
trouve à l’une ou l’autre de ces extrémités. Elle se trouve du côté des passionnés,
heureuse et engagée envers son travail, si elle a développé une forte identification et
satisfaction vis-à-vis de son travail. À l’inverse, elle se trouve du côté des addictifs,
malheureuse et aliénée au travail, si elle a des troubles de personnalité ou des traits de
caractère personnels difficiles (ex. besoin de contrôler).
D’autres explications, en sociologie clinique (par ex. Aubert et de Gaulejac, 1991) ou
en psychodynamique du travail (par ex. Dejours, 1993 ; Dejours, 2004) par exemple,
s’éloignent d’une approche exclusivement centrée sur cette vision polarisée d’une
conduite motivée par une « bonne » ou une « mauvaise » raison psychologique. Elles
s’attachent à une théorisation plus englobante de ces « conduites d’hypertravail »,
comprises dans l’articulation entre les fonctionnements individuel et organisationnel.
Leurs explications mettent de l’avant le rôle important de l’organisation du travail et
de l’idéologie organisationnelle et professionnelle dans le développement et le
maintien de ces conduites par les personnes. Perçues comme anormales, elles sont
appréhendées comme une forme d’aliénation à l’organisation ou comme des
mécanismes de défense individuels ou collectifs pour se protéger du travail qui fait
souffrir. Enfin, d’autres concepts, par exemple celui de surinvestissement et celui
d’overwork, rendent compte essentiellement de la dimension organisationnelle du
surinvestissement au travail et des rapports de domination qu’exercent l’organisation
sur l’individu.
Après avoir identifié certaines limites de ces approches et de ces modèles, le
troisième chapitre propose d’y pallier en formulant des objectifs qui se trouvent au
4
cœur de la présente thèse. Ces objectifs de recherche concernent la genèse de ce fort
investissement au travail et questionnent les processus de construction de ces
conduites d’hypertravail chez les salariés et salariées des secteurs du multimédia et
des services informatiques. Ils visent à examiner les facteurs déterminants et les
significations allouées à ces conduites, sous l’angle des processus psychosociaux qui
y ont mené. Plus précisément, les objectifs spécifiques visent à : 1- analyser les
événements critiques et les étapes charnières qui, au cours du parcours professionnel,
ont contribué à l’adoption des conduites d’hypertravail ; 2- saisir le poids des facteurs
psychosociaux et organisationnels en jeu dans la construction des conduites
d’hypertravail et les relations qu’ils entretiennent entre eux ; 3- comprendre les
relations entre les conduites d’hypertravail et les activités, engagements et priorités
poursuivis dans les autres sphères de vie ; 4- examiner les différentes significations
attribuées par les sujets à leurs conduites d’hypertravail.
Pour tenter d’y répondre, nous nous sommes appuyée sur un cadre théorique qui
repose sur l’apport de deux modèles systémiques, l’un emprunté à la sociologie
clinique : le Système psychique organisationnel (Aubert et de Gaulejac, 1991); et
l’autre à la psychologie sociale développementale : le modèle de la socialisation
plurielle et active et son Système des Activités (Baubion-Broye et Hajjar, 1998; Curie,
2000; Malrieu, 2003). Le premier s’attarde aux liens systémiques entre le
fonctionnement individuel et le fonctionnement organisationnel. Ce modèle théorique
soutient que c’est la promesse de l’atteinte de l’Idéal de soi, à travers la poursuite des
idéaux organisationnels, qui amène les travailleurs à s’investir toujours plus au
travail. La socialisation organisationnelle dans les entreprises dites de « l’excellence »
ferait ainsi appel à l’imaginaire et aux émotions des individus – en suscitant des
angoisses mais aussi en sollicitant des désirs, ce qui entraînerait « la captation de
l’Idéal du moi par les idéaux organisationnels ». La peur de perdre l’amour de
l’organisation deviendrait alors un moteur puissant d’investissement au travail.
Le modèle théorique de la socialisation plurielle et active, développé notamment par
Malrieu (2003), soutien que, puisque l’individu est inscrit dans une pluralité de
5
milieux de vie, il doit parvenir à dénouer les contradictions et les incompatibilités
rencontrées dans la mise en commun de ces divers lieux de socialisation.
Ce modèle est soutenu par le « Système des Activités » qui permet de comprendre,
comme le disent Baubion-Broye et Hajjar (1998), « comment les activités accomplies
ou projetées par les sujets dans les milieux et temps de leur socialisation forment
systèmes ».
En ce qui concerne plus particulièrement le processus de construction et de
signification des conduites d’hypertravail, l’individu doit organiser/ré-organiser son
Système d’Activités en hiérarchisant ses différents investissements, et il doit aussi
négocier ces investissements avec les autrui significatifs relevant de la sphère
professionnelle (supérieurs hiérarchiques, collègues, clients…) comme des autres
sphères de sociabilité (conjoint(e), compagne (on), enfants, amis…).
Plus avant, cela nous a menée au développement d’une grille d’analyse plus
intégratrice, que nous avons développée essentiellement à partir des niveaux
d’explication en psychologie sociale de Doise (1982). Cette grille prend en compte
des facteurs relevant des niveaux intra-individuel, interindividuel, positionnel,
idéologique, ainsi que de l’organisation du travail et de la tâche, pour comprendre ce
qui amène les travailleurs à faire de longues heures de travail et à adopter de telles
conduites d’hypertravail. Par rapport aux travaux existants, cette grille présente
l’originalité de mettre l’accent sur le déroulement des événements jusqu’à « l’entrée »
dans l’hypertravail au cours du parcours professionnel. Cette approche en termes de
processus suggère que l’hypertravail prend sens notamment au regard de la manière
dont elle s’est progressivement développée au fil du temps. L’originalité de cette
grille réside également dans la prise en compte de l’ensemble des sphères de vie qui
composent l’univers de la personne, pour comprendre l’entrée et le maintien dans
l’hypertravail. Bien plus que la lecture du contexte de vie personnelle (ex. situation
conjugale, enfants ou non à charge) au moment de l’enquête, c’est surtout la manière
dont la personne a transigé entre des demandes, attentes et objectifs de sa vie
professionnelle et des demandes, attentes et objectifs relatifs à ses autres sphères de
vie, qui est mise en questionnement dans notre modèle. Notre posture accorde ainsi
6
une importance cruciale au regard que posent les sujets sur leurs conduites de façon à
saisir plus finement les différentes significations qu’ils attribuent à ce fort
investissement temporel au travail. À la fois systémique et diachronique, notre
posture vise donc à « détecter des modifications dans la constitution même des
facteurs qui interviennent dans le processus, mais aussi des événements, des
situations critiques » (Mendez, 2010, p. 13) et ainsi à mieux comprendre les
processus psychosociaux qui conduisent de plus en plus de travailleurs et de
travailleuses à adopter de telles conduites d’hypertravail.
Le quatrième chapitre présente les différents aspects méthodologiques de la
recherche. De façon à cerner les processus de construction des conduites
d’hypertravail et à atteindre nos objectifs de recherche, une enquête empirique
qualitative a été menée auprès de 34 salariés et salariées œuvrant dans les secteurs des
services informatiques (TI) et du multimédia dans les régions de Québec et de
Montréal. Pour être éligibles à l’étude, les participants et participantes devaient
travailler régulièrement 48 heures et plus par semaine, ne pas être rémunérés pour
l’ensemble des heures supplémentaires effectuées et être âgés entre 25 et 50 ans. Des
entretiens semi-dirigés d’une durée moyenne de 90 minutes ont permis d’appréhender
l’ensemble des facteurs de la grille, à partir d’une approche narrative inscrite dans la
tradition de l’approche du Parcours de vie (Bessin, 2009 ; Elder et al., 2003). Les
entretiens ont été entièrement retranscrits et intégrés au logiciel d’analyse de données
qualitatives QDA Miner. L’analyse de contenu a permis la structuration du matériau
de recherche et la codification des données. Celle-ci a été effectuée en deux temps :
dans un premier temps, l’analyse a visé à établir une fine catégorisation des différents
facteurs structurants repérés dans le contenu des entretiens; dans un deuxième temps,
l’analyse a visé à intégrer les résonances observées entre certains facteurs afin de
mieux comprendre les interactions entre les niveaux d’analyse, permettant au final de
dégager trois cas-types, illustrant chacun un processus particulier de construction des
conduites d’hypertravail.
Les cinquième et sixième chapitres présentent les résultats de l’enquête. Dans le
cinquième chapitre, l’accent est mis sur la catégorisation et la description de chacun
7
des facteurs de la grille d’analyse, au regard de la manière dont ils sont associés aux
conduites d’hypertravail. À partir de l’analyse fine des 34 témoignages de travailleurs
et de travailleuses concernés par ce phénomène, il s’agissait de mettre en évidence
comment et de quelles manières chacun de ces niveaux contribue au développement
de ces conduites. Pour chacun d’eux, des catégories exclusives ont été identifiées puis
décrites à partir des extraits des récits des salariés et salariées interrogés.
Au total, seize facteurs sont analysés puis décrits selon les manières distinctives dont
ils expliquent les conduites d’hypertravail pour chacun des cinq niveaux de la grille.
Par exemple, l’analyse du parcours professionnel et des événements marquants au
niveau intra-individuel a permis de faire ressortir quatre types de parcours rattachés
aux conduites d’hypertravail, tel que mener une carrière ascendante dans l’entreprise
depuis l’entrée sur le marché du travail ou, encore, connaître une bifurcation
professionnelle satisfaisante après un « faux départ ». Au niveau interindividuel, trois
facteurs ont été pris en compte, soit la qualité, la nature et l’importance des relations
développées dans la sphère professionnelle, la qualité et l’importance des relations
dans les sphères de vie hors-travail, ainsi que la provenance et la forme du soutien
interindividuel. Les résultats indiquent notamment que plus du tiers de nos sujets ont
développé des relations professionnelles très significatives avec leurs collègues de
travail et leur superviseur, de même que le soutien des proches ou du milieu de travail
est souvent nécessaire pour maintenir à plus long terme de telles conduites
d’investissement au travail.
Au niveau positionnel, la diversité des attentes provenant des milieux professionnel et
extra-professionnel à l’égard des rôles professionnels et extra-professionnels a fait
l’objet d’une analyse de contenu approfondie. L’analyse des facteurs du niveau
idéologique et des liens observés avec les conduites d’hypertravail traduit également
des expériences variées. Par exemple, en ce qui concerne la culture du temps de
travail dans l’organisation, trois types de cultures ont été repérés: une culture des
longues heures de travail soutenue par des pratiques informelles, une culture plutôt
paradoxale du temps de travail, où si le temps supplémentaire est « exigé », il est
aussi sous surveillance et, enfin, une culture davantage axée sur le « laisser-faire », a
8
priori centrée sur les heures normales de travail. Les facteurs relatifs à la culture et les
valeurs de l’organisation, de même que les normes sociales d’implication au travail
chez les proches ont également été approfondis. Enfin, au niveau de la tâche et de
l’organisation du travail, la charge de travail, la flexibilité de l’organisation du travail
et l’autonomie décisionnelle, de même que le dispositif d’évaluation du rendement et
de reconnaissance ont été pris en compte dans notre étude.
Dans le sixième chapitre, est visé l’établissement de diverses configurations de
facteurs constitutives d’une typologie des modes d’entrée et d’ancrage dans
l’hypertravail. En recoupant les cas semblables et en analysant les résonances ou les
interactions entre les niveaux et facteurs qui apparaissent les plus importants et
déterminants dans le développement des conduites d’hypertravail, nos analyses ont
permis d’identifier trois cas-types de processus de construction des conduites
d’hypertravail.
Le premier cas-type fait ressortir les rôles déterminants des niveaux intra-individuel
et idéologique – plus particulièrement du facteur référant à la norme sociale
d’implication au travail chez les proches – dans le développement de l’hypertravail.
Au niveau intra-individuel, on voit bien comment la conduite prend racine au regard
des événements plus difficiles vécus au début du parcours professionnel et comment,
par la bifurcation satisfaisante vers un emploi ou un domaine d’emploi mieux arrimé
à leurs aspirations personnelles, ces personnes renforcent la place et l’importance du
travail dans leur vie et concentrent progressivement leurs activités dans la sphère
professionnelle au point de délaisser certaines activités dans les autres domaines de
vie.
Le deuxième cas-type observé rend compte de l’imbrication des cinq niveaux
contributifs au développement des conduites d’hypertravail. Il met l’accent sur les
rôles joués par l’organisation – surtout son « univers idéologique » et son système de
reconnaissance et de récompenses – et par le collectif de travail dans l’adoption de
telles conduites par les salariés et salariées. Ce cas-type met en évidence le fait que
l’organisation vise à combler plusieurs besoins – relationnels ou de divertissements
par exemple – susceptibles d’entraîner une mise à distance des relations hors-travail,
9
de même que le report ou l’abandon d’activités et d’engagements dans les autres
sphères de vie. Au final, ce renforcement du lien individuel avec une organisation
renforce la définition de projets d’avenir élaborés au sein de l’entreprise.
Le troisième cas-type illustre un processus où les conduites d’hypertravail sont
surtout défensives, dans un contexte de mise à l’épreuve organisationnelle. Si au
départ l’entrée dans l’hypertravail est relativement bien vécue malgré qu’elle soit
motivée par la forte concurrence et le fonctionnement de l’organisation, le maintien
de cette conduite à plus long terme apparaît de plus en plus « forcé » par
l’environnement idéologique organisationnel (ex. forte culture compétitive, norme de
l’hypertravail dans l’entreprise) et par l’organisation du travail (charge de travail,
attentes « impossibles », etc.). On y observe un écart de plus en plus marqué entre les
valeurs et les attentes de l’individu, qui redonne de l’importance à leurs activités et à
leurs relations dans leur vie hors-travail, et le système social organisationnel,
favorable à un investissement et une disponibilité toujours plus grands envers
l’organisation.
Enfin, dans le septième chapitre, nous proposons de discuter de ces résultats et des
nouvelles connaissances que ceux-ci apportent à la compréhension du phénomène de
l’hypertravail. Nous soulignons la pertinence de notre approche, à la fois
synchronique et diachronique, pour étudier les conduites d’hypertravail. La thèse
permet d’abord de montrer que l’adoption de telles conduites apparaît comme le
résultat de dynamiques biographiques et temporelles spécifiques : celles-ci prennent
sources et prennent sens au regard notamment de l’enchaînement des événements
marquants du parcours professionnel et des objectifs et projets professionnels et
personnels poursuivis.
La thèse permet également de mieux comprendre les significations allouées par les
personnes à leurs conduites d’hypertravail au regard de l’ensemble de leurs sphères
de vie et des événements qui ont ponctué leur parcours professionnel depuis leur
entrée sur le marché du travail. Les résultats obtenus nous amènent à souligner
l’importance de pouvoir opérer des échanges entre les sphères de vie pour maintenir
10
ce type de conduites, bien que les décloisonnements opérés par les sujets soient
signifiés de différentes manières par ces derniers.
La thèse fait également ressortir les rôles et les implications diverses des
organisations et des collectifs de travail dans le développement de ces conduites,
parfois de façon explicite (ex. norme de l’hypertravail dans l’organisation), parfois de
manière plus implicite (ex. engagement attendu envers les valeurs du dépassement de
soi promues par l’organisation). Celle-ci met en évidence la pluralité de facteurs qui,
mis en interaction, suggèrent diverses interactions et dynamiques entre la personne,
les personnes significatives dans la vie hors-travail, l’équipe de travail et
l’organisation, susceptibles de favoriser ou de soutenir l’adoption de ces conduites. À
propos des réflexions soulevées relativement à la co-construction des normes
temporelles de temps de travail, cette recherche montre que le contexte
organisationnel souvent flou en matière de délimitation du temps de travail rend plus
difficile l’articulation du travail avec les autres temps sociaux. Si les individus sont
davantage impliqués dans l’établissement de leurs balises de temps de travail et
peuvent prendre des décisions relativement au temps qu’il convient d’investir au
travail, ils le font toutefois à partir de comparaisons sociales et de pressions plus ou
moins formelles à travailler plus, susceptibles de renforcer leur investissement au
travail.
Au final, la thèse permet d’approfondir les processus de socialisation et de
personnalisation à l’œuvre dans une situation de régulation plus informelle du temps
de travail et transférée, du moins partiellement, à l’individu. Tenant compte à la fois
des préférences individuelles comme des exigences liées au travail (organisation,
équipe de travail, organisation du travail), c’est toute la dynamique d’autorégulation
et de pouvoir réel de ses temps de vie – d’articulation des temps de travail et hors-
travail – qui est en jeu. En ce sens, la thèse alimente le débat à propos de l’émergence
de nouvelles formes de domination au travail, au regard notamment des normes et des
pratiques managériales suscitant l’implication subjective des salariés et salariées dans
le nouveau contexte productif post-fordiste, caractéristique de l’économie du savoir.
11
En guise de conclusion, nous évoquons quelques limites de la recherche, puis nous
défendons certaines implications pratiques de ces résultats pour les gestionnaires, les
professionnels et professionnelles de la gestion des ressources humaines et les
intervenants et intervenantes en psychologie et en counseling et orientation. Nous
terminons en évoquant quelques pistes de recherche futures.
12
Chapitre 1 : Le temps de travail au regard de
l’évolution du contexte productif
Ce premier chapitre a pour principal objectif de poser un regard sur les
transformations contemporaines du temps de travail, en mettant tout particulièrement
en évidence les nouveaux enjeux de flexibilisation et de déstandardisation des normes
temporelles du travail. Nous verrons d’abord que ces transformations s’inscrivent
plus largement dans les « évolutions » du contexte productif des quarante dernières
années, marqué principalement par le passage d’une économie industrielle vers une
économie du savoir, et par des changements organisationnels en profondeur, tant sur
les plans du système de production, de l’organisation du travail que des relations
d’emploi (Bélanger, Giles et Murray, 2004).
Nous montrerons ensuite comment ces transformations du temps de travail ont eu des
impacts sur l’articulation des différents temps de vie et comment aussi cette
flexibilisation a pu contribuer à l’allongement du temps de travail au point où un
nombre élevé de personnes travaillent désormais régulièrement 48 heures et plus par
semaine. Enfin, nous ferons un bref état des lieux à propos de la durée du travail et du
phénomène des longues heures de travail. Après avoir présenté les lois québécoises et
canadiennes relatives à la durée du travail, nous exposerons quelques statistiques à
propos du pourcentage de travailleurs et de travailleuses touchés par les longues
heures de travail, ainsi que des principaux risques individuels et sociaux qui sont liés
à un tel régime de temps de travail.
1.1 Les évolutions du monde du travail
Cette section s’intéresse aux évolutions du marché du travail et des modèles
productifs, maintenant bien connues (Boltanski et Chiapello, 1999; Boyer et
Freyssenet, 2000; Coutrot, 1999; Murray, Bélanger, Giles et Lapointe, 2004). Entre le
transfert d’une économie industrielle vers une économie du savoir et le
13
développement de nouvelles manières de produire et d’organiser le travail, le rôle et
l’implication des travailleurs dans l’activité productive se trouvent considérablement
modifiés. Durant la même période, les pratiques de gestion se sont elles aussi
beaucoup transformées : beaucoup moins hiérarchiques et pas seulement
« formelles », celles-ci se centrent dorénavant sur de nouvelles formes de pouvoir et
de mobilisation au travail, qui ont des incidences à la fois positives et négatives pour
les travailleurs et les travailleuses comme nous le verrons dans cette section.
1.1.1 Le développement d’un nouveau modèle de production : le
dépassement du modèle fordiste
Les transformations du contexte productif prennent leurs sources dans un contexte
global d’évolution des économies capitalistes depuis les quarante dernières années.
Celles-ci sont si fondamentales qu’il est désormais admis de parler d’un « nouveau
modèle de production » (Bélanger, Giles et Murray, 2004), de nouveaux « milieux de
travail à haute performance » (Appelbaum, 2000) ou encore de « modèle post-fordiste
» (Bélanger et Lévesque, 1992), en référence au dépassement du modèle fordiste qui
a connu son apogée dans les Trente Glorieuses (env. 1945-1975).
Les travaux de Bélanger, Giles et Murray (2004) sur l’émergence d’un nouveau
modèle de production amènent les auteurs à distinguer trois sphères du milieu de
travail en évolution : 1) la gestion de la production, marquée par une production plus
flexible et par une standardisation des processus; 2) l’organisation du travail, dominée
par une plus grande polyvalence et une autonomie accrue allouée aux travailleurs et,
3) les relations d’emploi, caractérisées par un transfert du risque et de l’incertitude
économiques sur les employés (ex. à contrats) et par l’exigence d’un engagement
accru des salariés et salariées envers l’entreprise.
C’est d’abord une gestion de la production beaucoup plus fluide et adaptative qui
s’est développée face à l’évolution rapide des technologies et à la demande accrue
pour des produits et services diversifiés. Tout en cherchant à maintenir une
production de masse et des processus uniformisés, les entreprises ont développé des
14
méthodes de production axées vers une grande flexibilité d’ajustement, permettant
ainsi de modifier rapidement la production en cours de façon à répondre aux
nouvelles exigences du marché (Bélanger, Giles et Murray, 2004).
Ces milieux de travail se caractérisent ensuite par des formes d’organisation du
travail plus flexibles, centrées sur la réalisation de projets et la mise en valeur de
l’autonomie et de l’initiative des travailleurs (Boltanski et Chiapello, 1999). Les
connaissances des travailleurs sont ainsi primordiales dans l’activité de production.
Dans le cadre d’équipes multidisciplinaires, ces travailleurs sont amenés à résoudre
des problèmes complexes, à mobiliser de manière accrue leurs compétences et leurs
savoirs, et à agir plus concrètement sur l’organisation du travail, c’est-à-dire, en
raison de leur plus grande autonomie, à influencer l’enchaînement et la réalisation des
activités productives (Bélanger, Giles et Murray, 2004). Rompant avec la
spécialisation des tâches et la bureaucratie développées au sein du modèle fordiste, le
développement d’équipes de travail temporaires et partiellement autonomes se trouve
ainsi au cœur de la gestion par projet. Ce type d’organisation du travail apparaît
particulièrement développé dans les secteurs des services technologiques et du
multimédia (Legault et Chasserio, 2006 ; Tremblay et Amherdt, 2004). Bref, certains
auteurs ont mis de l’avant l’existence de nouveaux milieux de travail à haute
performance (« High Performance Work System ») où les pratiques
organisationnelles visent l’amélioration continuelle de la performance des
organisations (Appelbaum, 2004; Kalleberg, 2001).
Enfin, les relations d’emploi et les pratiques de gestion des ressources humaines se
sont transformées sous le poids de ces changements dans les manières de gérer la
production et d’organiser le travail. Au-delà de l’engagement, un tel contexte de
travail requiert l’adhésion sociale des travailleurs (Bélanger et al., 2004). C’est sur la
profondeur de cet engagement et l’intégrité de cette adhésion que reposent le succès
commercial du projet (ou de la relation de service) et la possibilité d’y parvenir dans
les meilleurs délais. La mobilisation « subjective » (c’est-à-dire cette implication
toute personnelle dans le travail) et l’adhésion des employés et employées aux valeurs
de l’organisation et aux objectifs qu’elle poursuit représentent la pierre angulaire
15
autour de laquelle se sont développées les nouvelles pratiques managériales. Ceux-ci
sont ainsi dorénavant invités à collaborer et à soutenir les transformations et les
innovations organisationnelles, ainsi qu’à améliorer leurs pratiques et leur efficacité
au travail (Coutrot, 1999; Linhart, 2010).
Selon de nombreux auteurs (par ex. Amado, 2009; Berrebi-Hoffmann, 2012 ; Briand
et Bellemare, 2010; Linhart, 2011; Mercure, 2013), la stimulation de cet engagement
a favorisé l’instauration de nouvelles dynamiques de pouvoir plus insidieuses entre
les employés et l’organisation (ses représentants). Pour Mercure (2013), il est clair
que cet assujettissement des employés à la logique de marché et leur sur-
responsabilisation dans l’atteinte des objectifs organisationnels se retrouvent au cœur
des nouvelles formes de pouvoir développées par les organisations. Par exemple, les
nouvelles pratiques de gestion des ressources humaines plus individualisées, telles
que la gestion par les compétences individuelles (Baraldi, Durieux et Monchatre,
2002; Sharone, 2004) ou le transfert sur les salariés et salariées de la gestion du temps
et de l’espace de travail (Devos et Taskin, 2005), s’apparente à un nouveau rapport de
domination psychologique fondé sur les liens interpersonnels (Mercure, 2013).
D’autres formes de contrôle ont également été observées. Par exemple, dans l’étude
qu’elle a menée dans le secteur des services informatiques, Berrebi-Hoffmann (2012)
a pu distinguer quatre familles de relations hiérarchiques qui représentent autant de
nouveaux modes de coordination et de contrôle des salariés et salariées : 1) la
renonciation au contrôle, marquée par le recours à des travailleurs sous-traitants et
l’absence de contrat; 2) la contractualisation et les incitations, liées au management
par objectifs et aux salaires individualisés (ex. bonis selon le rendement, actions de
l’entreprise); 3) le lien hiérarchique réinventé, favorable au recours au mentorat ou à
des figures charismatiques; 4) le recours aux normes et aux valeurs, caractérisé par
des codes de comportement et une culture d’entreprise qui mettent subtilement en
place un contrôle par l’engagement des salariés et salariées dans les activités
collectives et hors-travail.
16
1.1.2 Le passage d’une économie industrielle à une économie du
savoir
Le développement rapide de nouvelles technologies et la recherche d’une plus grande
efficience dans un contexte de forte concurrence ont entraîné des changements
importants dans la composition de la main-d’œuvre sur le marché du travail. De fait,
les nombreuses restructurations, fusions et rationalisations qu’ont connues les
entreprises au cours des dernières décennies, ajoutées à l’automatisation de la
production et à la croissance des nouvelles technologies de l’information et de la
communication, ont entraîné la perte considérable et durable d’emplois ouvriers dans
les secteurs industriels, au profit de la création et de l’augmentation d’emplois dans
les secteurs des services (Sweet et Meiksins, 2008). Parmi les nouveaux emplois
créés dans ce secteur, plusieurs exigent des compétences de pointe et des savoirs
spécifiques, tels que les programmeurs informatiques, les développeurs de site web
ou les conseillers en gestion et informatique. De fait, au Québec, la
« professionnalisation » des emplois, entendue essentiellement comme
l’augmentation des compétences et des qualifications exigées sur le marché du
travail, est un phénomène en croissance (Le Capitaine, Grenier et Hanin, 2013). Selon
Lapointe (2005), 35% des emplois sont liés aux « professions du savoir » et ce sont
ces professions qui, depuis les quinze dernières années, ont connu la plus forte
croissance. Face à ces bouleversements majeurs, plusieurs sociologues du travail et
économistes conviennent maintenant du déclin de l’ère industrielle au profit d’une
nouvelle ère dite « du savoir » (Castells, 2001; Gadrey, 2000).
Comme l’indique l’OCDE (1996), cette « nouvelle » économie reconnaît le rôle
central du savoir et de l’information dans la croissance économique et la productivité
d’une société. Elle se caractérise par des investissements accrus des entreprises dans
les techniques, la recherche et le développement, l’amélioration des produits et les
services technologiques. Contrairement à l’économie industrielle, dont les ressources
matérielles et l’automatisation des procédés se retrouvent au cœur de la production de
la richesse, l’économie du savoir repose essentiellement sur le capital humain dont
dispose une entreprise, c’est-à-dire ses travailleurs, leurs compétences et leurs
17
connaissances. Ces compétences et connaissances, ainsi que les divers réseaux et
relations que les travailleurs entretiennent, sont au cœur de la productivité et de la
performance des organisations (Tremblay et Audebrand, 2003). De fait, comme l’a
fait remarquer Drucker (1996, cité dans Lesemann et Goyette, 2003), ces
« travailleurs du savoir » ont comme particularité de mettre continuellement à profit
leurs connaissances dans l’exercice de leur travail. Ces développements du marché du
travail ont ainsi suscité non seulement une demande accrue pour une main-d’œuvre
qualifiée mais aussi des attentes nouvelles vis-à-vis des travailleurs quant à la
formation continue et à l’apprentissage tout au long de la vie.
Ces transformations importantes du système productif que nous avons brièvement
évoquées ont favorisé l’émergence de nouvelles pratiques de gestion et de milieux de
travail qui reposent sur une plus grande autorégulation et autonomie des travailleurs
et travailleuses, sur leur capacité à s’affirmer et à décider de leurs actions (Lallement,
2007). Or, ces transformations ne sont pas sans incidence sur leur qualité de vie au
travail, de même que sur leur « mise au travail ».
1.1.3 Les incidences de ces évolutions pour les travailleurs et
travailleuses : entre opportunités et contraintes
Pour les travailleurs et les travailleuses, cet appel à la participation et à la
mobilisation subjective pose de nouveaux enjeux. D’un côté, tel que nous l’avons
évoqué précédemment, les nouvelles configurations des emplois du savoir exigent de
plus en plus la mise à profit d’un nombre important d’habiletés et de compétences,
personnelles et professionnelles, susceptibles de valoriser l’activité de travail.
L’autonomie et l’augmentation du pouvoir des travailleurs sur leur travail comptent
également parmi les aspects positifs de ces nouvelles pratiques. Le travail permet
alors de mieux répondre aux aspirations profondes des individus (ex. être reconnu) et
à leurs attentes personnelles et professionnelles (Linhart, 2008). Plus globalement,
ces changements ont pu favoriser le développement de nouveaux rapports au travail,
plus positifs, qui confèrent au travail une valeur importante et une dimension
18
expérientielle2 pour les individus, tout particulièrement pour les plus qualifiés
(Mercure et Vultur, 2010).
De l’autre côté, l’exigence de participation adressée aux travailleurs et travailleuses,
dans un contexte d’intensification du travail et de fortes pressions au rendement,
devient un outil de gestion qui banalise le stress et l’implication au travail (de
Gaulejac, 2008a). L’augmentation de l’intensité et de la cadence du travail est à un
point tel que certains sociologues et psychosociologues parlent dorénavant d’un
« culte de l’urgence » (Aubert, 2003), mettant ainsi à l’avant-plan la « normalité »
croissante que constituent ces situations de travail en surcharge (Aubert, 2008;
Rhéaume, 2008). La performance individuelle et la poursuite d’un idéal au travail –
alors même qu’elles renvoient souvent à des objectifs rendus inatteignables –
deviennent de plus en plus normalisées et banalisées (Dujarier, 2006). Cette situation
pose également des défis majeurs aux individus en termes de conciliation vie
professionnelle et vie personnelle. Par exemple, face au caractère souvent immatériel
et ambigu de leurs activités de travail (ex. résolution de problèmes complexes), ces
derniers peuvent éprouver des difficultés à contrôler la durée et la cadence de travail,
qui empiète alors sur les autres temps de vie, par exemple pour remettre à temps les
projets (Du Tertre, 2006). Ils se trouvent également confrontés à des indicateurs de
performances élevés mais dont le temps nécessaire pour les atteindre apparaît difficile
à évaluer, ce qui peut conduire à augmenter le nombre d’heures de travail pour
« rentrer dans les délais ». Enfin, les travailleurs et travailleuses qualifiés sont invités
à développer leurs compétences tout au long de la vie, et ce, le plus souvent en dehors
des heures de travail, empiètant sur le temps de vie personnelle (Bouteiller et Gilbert,
2005).
Parmi les autres effets négatifs, mentionnons enfin que si l’engagement subjectif est
attendu par les nouvelles formes d’organisation de travail, la flexibilité des nouvelles
contractualisations du travail exige du même coup que l’individu puisse se
2 Mercure et Vultur (2010) entendent par « expérientielle » la finalité dominante immatérielle du
travail, c’est-à-dire axée sur l’importance de l’expérience vécue, à laquelle s’oppose la finalité
dominante matérielle, axée sur l’importance économique.
19
désengager tout aussi rapidement du projet auquel il est rattaché ou encore de
l’organisation pour laquelle il est embauché (Périlleux, 2001), ce qui ne va pas sans
un coût psychologique élevé.
Cette section a permis de jeter un bref regard sur l’évolution du modèle de production
dans une économie fondée sur le savoir et de mieux comprendre quelques-unes des
incidences de ces mutations pour les travailleurs et les travailleuses. Nous
approfondirons maintenant les changements du temps de travail qui marquent les
nouvelles façons de produire, d’organiser et de gérer les relations d’emplois, et leurs
impacts possibles pour l’articulation des différents temps et domaines de vie.
1.2 Vers un temps de travail flexible et dé-standardisé
Cette section vise à répondre aux questions suivantes : Quelles sont les
transformations du temps de travail? Comment la flexibilisation et la
déstandardisation du temps de travail ont-elles contribué à l’allongement de la durée
du travail pour une partie des salariés et salariées? Qu’en est-il de la flexibilisation du
temps de travail et de l’articulation des différents temps de vie?
Il s’agira tout d’abord de rendre compte des multiples facettes du temps de travail
négociées et édifiées à l’époque fordiste. Seront par la suite exposées les nouvelles
réalités du « temps de l’emploi » (Thoemmes, 2000) qui font de plus en plus reposer
sur les travailleurs et travailleuses et les organisations (via leurs représentants) la
construction de balises temporelles plus « individualisées ». Face à une gestion du
temps de travail partiellement transférée aux salariés et salariées en fonction des
exigences de leur emploi et de leurs préférences individuelles, de nouvelles pratiques
individuelles et organisationnelles – beaucoup plus hétéroclites et informelles – se
sont développées. Nous verrons comment ces changements se traduisent pour
plusieurs par un « temps de l’urgence » (Bouton, 2012), mais aussi par la
prépondérance, toujours bien réelle, du temps de travail sur l’organisation des autres
20
temps de vie; à savoir ces temps de vie qui incluent plus globalement les divers temps
sociaux (ex. famille) mais aussi le temps personnel ou le temps libre. C’est donc sur
une définition englobante de tous les temps de vie, du travail et du hors-travail, que
repose cette analyse des nouvelles temporalités, un peu à distance des travaux qui
jettent un regard ciblé sur le travail et les autres temps sociaux comme la famille
(Tremblay, 2004; 2008).
1.2.1 Du temps de travail au temps de l’emploi
La transformation des temps de travail est aujourd’hui largement admise
(Bouffartigue ; 2012 ; Devetter et de Coninck, 2012 ; Michon, 2005 ; Pronovost,
2007 ; Thoemmes, 2000). Elle concerne tant le quotidien des individus que
l’ensemble de leur parcours de vie, aujourd’hui moins linéaire et davantage exposé à
des périodes de travail intense suivies de périodes sans emploi (Devetter et de
Coninck, 2012 ; Fraccaroli et Sarchielli, 2007 ; Lallement, 2003). Les
bouleversements sont tels qu’ils touchent à la fois, pour reprendre les catégories
distinguées par Lallement (2003) ; le temps au travail, qui renvoie à l’organisation du
travail et à l’accomplissement de tâches et de responsabilités selon une période de
temps alloué, le temps du travail, qui concerne la catégorisation sociale et
l’acquisition d’un statut par une activité de travail ou de formation, et le temps de
travail, défini principalement par la frontière avec le temps de la vie hors-travail et
rapporté essentiellement à sa durée.
C’est tout particulièrement le temps de travail qui se trouve à l’avant-plan de cette
thèse intéressée par les conduites d’hypertravail, c’est-à-dire par des conduites qui
rendent compte d’une durée du travail anormalement élevée (en comparaison avec
une norme empiriquement établie) et qui bousculent les frontières habituelles des
temps de vie au travail et de vie hors-travail3. Sous cet angle et à l’instar de Metzger
et Cléach (2004), les temps de transport, les temps de « mobilisation subjective » (où
3 Le concept sera approfondi au début du troisième chapitre.
21
on est joignable en dehors des heures habituelles de travail) ainsi que les temps de
formation et d’apprentissage nécessaires à la réalisation du travail, parce que ce sont
des temps consacrés à l’activité professionnelle, doivent être inclus dans la
comptabilisation du temps de travail.
Dans les prochaines pages, seront exposées les principales transformations qui, du
passage de l’ère fordiste à l’ère post-fordiste, ont touché le temps de travail, tant sur
la durée, les horaires que sur les frontières avec le hors-travail. Nous verrons que de
nouvelles formes de régulation du temps de travail se sont développées pour favoriser
des arrangements temporels plus individualisés, entre un travailleur et son
organisation, et que cette flexibilisation a permis l’émergence de nouvelles normes
temporelles plus diversifiées et plus atypiques. Nous verrons également que si une
plus grande part de liberté est dorénavant accordée aux individus et aux entreprises
pour établir des pratiques et des balises temporelles qui correspondent davantage à
leurs besoins et à leurs préférences, cette déstandardisation du temps de travail pose
de nouvelles questions et de nouveaux enjeux pour les individus qui se trouvent
devant une plus grande latitude dans la modulation des temps mais se voient aussi
confrontés à des contraintes nouvelles.
1.2.1.1 Le temps de travail sous l’ère industrielle
Metzger et Cléach (2004) nous rappellent qu’Émile Durkheim a montré il y a déjà
fort longtemps4 que le temps de travail, entendu ici au sens large, résulte d’une
organisation et d’une construction collectives. Le temps de travail peut ainsi être
compris comme le résultat de négociations entre des acteurs concernés, tels que les
employeurs, les syndicats et les groupes de travailleurs et travailleuses, et élevées
ensuite comme normes sociales. En France notamment, il faudra près de 150 ans
avant que les ententes négociées soient dûment inscrites dans des institutions légales,
supportées par l’État (Thoemmes, 2000). À ce sujet, la montée du syndicalisme
4 Durkheim, É., 1912 (1ère édition). Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique
en Australie. Paris : Presses Universitaire de France.
22
depuis la seconde phase de la révolution industrielle a permis de renégocier
successivement à la baisse la durée du temps de travail. En France, la durée légale de
travail était de 65 heures par semaine en 1900 (Haicault, 2000) : elle sera réduite
graduellement pour atteindre 40 heures à l’apogée de l’ère fordiste (Thoemmes,
2000), et diminuer ensuite à 35 heures en 1998. Aux États-Unis, la durée du travail a
aussi commencé à baisser après 1870. Selon Schor (2013), elle atteignait environ 3
000 heures par an en 1870 (+/- 60 heures par semaine), 2 342 heures par an en 1929
(+/- 45 heures) et 1 887 heures par an en 1973 (+/- 36 heures). Cette diminution
constante du temps de travail s’est par ailleurs avérée signer « la reconnaissance et la
légitimité de l’acte productif au cœur des sociétés industrielles » (Lallement, 2003, p.
161), en ce sens que l’amélioration de l’efficacité productive dans les industries
devait être jumelée à une baisse du temps de travail pour les salariés et salariées.
Dans ce contexte, et pendant 150 ans environ, la réduction du temps de travail a
d’ailleurs été associée à une amélioration des conditions de vie et a constitué un enjeu
important de luttes sociales (Lallement, 2003).
La période fordiste est caractérisée par un compromis social qui repose sur un
engagement des travailleurs et travailleuses dans l’amélioration de la productivité de
l’entreprise en échange d’une plus grande protection (emploi salarié, possibilités
d’avancement, protections sociales) et d’une amélioration de leur bien-être
(meilleures conditions d’emploi et de salaire). Sous l’ère fordiste, le temps de travail
dans les industries – tant les horaires que la durée – est prévisible, uniforme et
normatif (Devetter, 2002 ; Lallement, 2003). D’abord, les salariés et salariées sont
contraints à des horaires de travail définis et prédéterminés, affectés à des quarts de
travail dont les temporalités (durée, rythmes de travail) sont déjà négociées et
entendues. Toutes les activités professionnelles se déroulent sur les lieux physiques
de l’entreprise et l’on cesse de travailler dès lors qu’on en franchit la porte. Ensuite,
chacune des heures de travail effectuées pour l’employeur (et même, avec l’aide d’un
« pointeur », chacune des minutes) est comptabilisée et rémunérée. En contrepartie de
leur prestation de travail, les salariés et salariées reçoivent un salaire horaire, c’est-à-
dire une rémunération pour chaque heure subordonnée à l’employeur, mais où le
nombre d’heures quotidien, hebdomadaire et annuel à accomplir est par ailleurs déjà
23
entendu. Dans ce contexte, le temps supplémentaire est non seulement rémunéré mais
il est rémunéré à temps et demi (150%) : il en coûte ainsi considérablement plus cher
à l’employeur d’user de la force de travail du salarié au-delà de 40 heures par semaine
et il vaut mieux, dans ce cas, recourir à l’embauche d’une nouvelle personne surtout
si la période de temps supplémentaire doit se prolonger5. La productivité d’un salarié
est donc fortement tributaire de l’organisation du travail et du temps de travail,
justifiant ainsi la « chasse aux temps morts » des superviseurs propre aux logiques de
rentabilité, cherchant à maximiser le rendement des employés dans le temps prescrit.
Enfin, le temps de travail est linéaire, répétitif, reposant sur la reprise en boucle des
mêmes tâches et des mêmes horaires, jusqu’à la retraite.
Ce temps linéaire, structuré et fortement prévisible façonne une conception du temps
qui influence, voire détermine, les représentations sociales et les conduites
individuelles. À ce propos, Fraccaroli et Sarchielli (2007) évoquent à quel point la
durée du temps de travail établie par les industries et les sociétés à cette époque vient
réguler les comportements attendus et encadrer les conduites individuelles. D’abord
on s’attend à ce que le travailleur respecte la discipline imposée du temps de travail.
Se conformer aux heures de travail prescrites par l’organisation et le champ
professionnel revient ainsi à faire la démonstration d’une « bonne » socialisation
professionnelle et sociale. Ensuite la durée du temps de travail déterminée impose un
schéma rigide du déroulement des activités hors-travail et « cadre » les opportunités
et les possibilités de la vie hors-travail. Autrement dit, la prépondérance du temps de
travail sur les autres temps de vie est si forte qu’elle influence non seulement
l’organisation du temps hors-travail mais aussi les attentes que peuvent formuler les
personnes vis-à-vis des sphères du travail et du hors-travail, en fonction du temps qui
peut être alloué à chacune d’elles :
« La durée a une importance évidente puisque, de fait, elle détermine la
quantité résiduelle de temps qui n’est pas occupée par le travail et elle
influence les attentes des personnes par rapport aux résultats du travail
5 Rappelons toutefois que certains groupes de travailleurs, tels que les cadres et les salariés et salariées
agricoles, sont excluent de ces dispositions sur la Loi sur les normes du travail.
24
et aux modalités d’utilisation du temps hors-travail. » (Fraccaroli et
Sarchielli, 2007, p. 23)
Sur le plan personnel, cette régulation collective plutôt rigide des horaires et de la
durée du travail comporte à la fois des avantages et des inconvénients selon plusieurs
auteurs qui se sont récemment intéressés à la question du temps de travail et des
temps de vie (voir notamment Bouffartigue, 2012 ; De Terssac et Tremblay, 2000 ;
Devetter, 2002 ; Lallement, 2003 ; Thoemmes, 2000). Parmi les avantages, deux
éléments apparaissent particulièrement importants. Premièrement, puisque l’usage du
temps est délimité par des balises formelles et prévisibles, il y a peu de risque
d’empiètement ou de débordement du travail sur les autres sphères de vie. Nettement
séparés, voire cloisonnés, les temps du travail et du hors-travail semblent se diviser
en deux mondes distincts : il y a un temps pour le travail, fortement standardisé par
les lois du travail et les conventions collectives, et un temps pour la vie personnelle
(familiale, loisirs, etc.), généralement le temps restant. Ancré dans la tradition
religieuse, le temps du hors-travail est essentiellement le week-end, et tout
particulièrement le dimanche, jour de repos (Lallement, 2003). Ce clivage favorise la
conciliation des buts et des objectifs poursuivis dans chacune des sphères, en ce sens
qu’il y a peu de risque de perturbations de l’ordre temporel établi. Deuxièmement, ces
régulations plutôt rigides réduisent les tensions dans la gestion des temporalités
biographiques et sociales puisqu’elles sont non seulement bien arrimées sur la vie
quotidienne et concrète des individus (ex. vie sociale, institutions scolaires), mais
aussi sur leurs rythmes physiologiques et biologiques (ex. repas, temps de repos).
Parmi les principaux désavantages, on peut relever la faible maîtrise individuelle des
temporalités. De fait, il y a peu de marges de manœuvre pour négocier,
individuellement, des aménagements du temps de travail de façon, par exemple, à
revoir le nombre d’heures allouées à la vie au travail et à la vie hors-travail en
fonction de ses préférences et/ou de ses engagements professionnels et extra-
professionnels. À cette faible maîtrise individuelle des temporalités peut être évoqué
un deuxième désavantage qui concerne la monotonie d’une telle régularité
temporelle, cette « temporalité répétitive souvent la même, pour une même tâche,
25
pour un individu donné pendant de longues périodes sinon toute une vie » (Sivadon et
Fernandez Zoïla, 1983). Plus globalement, c’est l’ensemble du mode de vie qui est
soumis à cette routine travail/hors-travail et à cette structure des temps de vie imposés
qui, même en changeant d’emploi, sera reproduite.
Ces avantages et désavantages liés à la rigidité et à l’uniformité du temps de travail
jouent un rôle inversé dans le contexte de flexibilisation qui teinte l’ère post-
industrielle, comme nous le verrons ci-après.
1.2.1.2 Le temps de l’emploi sous l’ère post-industrielle
Bien que cette forme d’organisation du temps reste dominante (Devetter, 2002), les
bouleversements du contexte productif ont ébranlé ce modèle rigide et uniforme du
temps de travail. Dès les années 1970, des spécialistes des relations industrielles et de
la sociologie du travail se sont intéressés aux transformations en cours. Les horaires
de travail variables ont fait l’objet d’études approfondies et sont révélés dans des
ouvrages portant sur la question (voir, par exemple : Baudraz, 1974 ; Bohlander,
1977 ; Evans, 1973 ; Swart, 1978). Mais c’est surtout dans les deux décennies
suivantes, dans les années 1980 et 1990, que la profondeur des changements en cours
et leurs impacts pour les travailleurs et travailleuses, les familles et les organisations
ont été le plus fortement mis en évidence. On s’est intéressé alors non seulement aux
nouveaux aménagements du temps de travail (Barthélemy, 1989 ; Byers, 1997 ;
Kapp, 1986 ; Michau, 1981), mais aussi à l’articulation des différents temps de vie.
La conciliation travail-vie personnelle et la qualité de vie des personnes ont pu être
bousculées par ce nouveau contexte de flexibilité (Larouche et Trudel, 1983 ; McRae,
1989). Est ainsi mise en questionnement la possibilité réelle, pour les individus, de
bénéficier d’aménagements du temps de travail (par ex. horaires de travail flexibles)
qui leur soient favorables et dont les conséquences sont heureuses (Agassi et
Heycock, 1989 ; Gottlieb, 1998 ; Ronen, 1981). On questionne également l’intérêt de
ces nouvelles pratiques pour la préservation et la création de nouveaux emplois. Des
idées telles que le partage de l’emploi et la réduction du temps de travail (Hayden,
1998 ; Hoffmann et Lapeyre, 1995 ; Tremblay et Villeneuve, 1998) semblent alors
26
porteuses de solutions durables favorables à l’emploi pour tous à une époque
profondément marquée par la morosité économique, alors que la précarité d’emploi,
le chômage et l’exclusion socio-professionnelle montent en flèche (suite à la crise
sévissant à la fin des années 1980) et bouleversent la société salariale (Castel, 1995 ;
Paugam, 2000). La panacée de la réduction du temps de travail prend une connotation
particulière en France, où les débats scientifiques et politiques vont progressivement
mener, en 1998 et en 2000, à la loi sur les 35 heures. Il s’agit d’ailleurs du seul pays
européen qui a légalement adopté une mesure en ce sens. Or, les ouvrages publiés sur
les conséquences de cette nouvelle loi attestent en grande partie de « l’échec des 35
heures » (Bouffartigue, 2012 ; Dufau, 2008), qui semblent avoir davantage mené à
intensifier le travail qu’à favoriser l’emploi.
La problématique sociale des longues heures de travail fait également surface dans le
débat scientifique : les Américains (notamment) travaillent de plus en plus et la part
des loisirs recule (Hochschild, 1997 ; Schor, 1991). Entre la croissance du travail à
temps partiel et les horaires réduits d’un côté et l’allongement des heures de travail de
l’autre côté, l’on se demande « où va le temps de travail » (de Terssac et Tremblay,
2000). Devant cet éclatement et ce temps multiforme, on allègue même d’un « temps
de travail en miettes » (Freyssinet, 1997). Plus récemment, c’est la question des
balises du temps de travail – ou plutôt l’absence de balises de temps de travail – qui
est soulevée dans les ouvrages sur ce thème. Laflamme et Lapointe (2005) dénoncent
« le travail tentaculaire » et son emprise sur la vie personnelle, tandis que Cingolani
(2012 a) s’interroge sur « les formes de captation du temps libre par le temps de
travail » et pose la question suivante : sommes-nous face à « un travail sans
limites ? ».
Chose certaine, le temps de travail a beaucoup changé au cours des dernières
décennies. C’est à cette transformation du temps de travail que s’attardent les
prochaines pages.
27
1.2.2 De nouvelles normes temporelles et formes de régulation du
temps de travail
Derrière ces changements qui marquent le passage de plus en plus affirmé vers un
« temps de l’emploi », ce sont de nouvelles normes temporelles et de nouvelles
formes de régulation du temps de travail qui se sont progressivement dessinées. Face
à ces nouvelles normes, se distingue alors une transformation subtile mais durable de
« l’utilisation » et de l’articulation des temps sociaux et, plus globalement, des
différents temps de vie.
1.2.2.1 De nouvelles normes temporelles
Tel que mis en évidence au début de ce chapitre, une pluralité de facteurs socio-
économiques et organisationnels ont participé à la transformation des milieux de
travail. Parmi celles-ci, se trouvent notamment les nouvelles règles de compétitivité
dans une économie en marche 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7,
« l’intellectualisation » du travail et la convocation des savoirs des travailleurs et
travailleuses dans l’organisation du travail, ou encore les nouvelles formes de la
concurrence internationalisée. Ces transformations des milieux de travail
s’accompagnent, selon plusieurs observateurs, de nouvelles formes de disponibilité
temporelle envers le travail (ou, autrement dit, de nouvelles contraintes temporelles)
qui ont favorisé l’émergence de nouvelles normes de temps de travail. De manière
générale, un mot permet de caractériser le temps de travail contemporain : celui de
flexibilité.
Différents cadres d’analyse rendent compte de la dimension flexible du temps de
travail (Martinez, 2010). Parmi ceux-ci, plusieurs divisent ce temps selon le degré de
stabilité de la relation d’emploi. C’est le cas de Thoemmes (2000), qui oppose le
« temps protégé flexible » des permanents, au « temps de la subsistance » des
précaires. C’est aussi le cas de Bouffartigue (2012), qui dégage deux normes
émergentes en réaction à l’érosion de la norme fordienne du temps de travail (ou de la
perte de l’hégémonie de la norme fordiste): la « norme flexible hétéronome » et la
« norme flexible autonome » (Bouffartigue et Bouteiller, 2003 ; Bouffartigue, 2012).
28
La première norme observable touche surtout les travailleurs et travailleuses qui
détiennent des emplois atypiques et dont les formes de mises au travail sont très
variables : travail à temps partiel ou occasionnel, contractuel, horaires en alternance,
travail de nuit, etc. Ces travailleurs comptent parmi les travailleurs dits
« périphériques » (par opposition aux travailleurs permanents ou « centraux »,
Savickas et al., 2010) dont le parcours professionnel est fondé sur l’emploi atypique
récurrent et auquel est associé l’enjeu de la précarité (Fournier, Zimmermann et
Gauthier, 2011 ; Malenfant, LaRue, Mercier et Vézina, 2002 ; Paugam, 2000). Cette
norme flexible de temps de travail se caractérise notamment par une faible régularité
et prévisibilité des horaires, une durée du travail plus courte et irrégulière en fonction
des prestations de travail, ainsi qu’une difficile synchronisation avec les autres temps
de vie (ex. dans le cas d’horaires de travail de soir ou de nuit). La deuxième norme
observable, la norme flexible autonome, touche les travailleurs et travailleuses les
plus qualifiés, tels les cadres et les professionnels, qui sont embauchés de façon
permanente par les organisations. Faisant partie de la catégorie des travailleurs dits
« centraux », qui peuvent compter sur un emploi à long terme, c’est ici l’enjeu de la
charge de travail qui est au cœur de la nouvelle norme temporelle développée. Si elle
se caractérise par une meilleure prévisibilité et régularité des horaires, ces travailleurs
et travailleuses se retrouvent cependant face à une durée plus longue du travail et à
une séparation plus difficile avec les autres temps de vie (Bouffartigue, 2012). En
partie autonomes dans la gestion et l’aménagement de leur temps de travail (et aussi,
dans une moindre mesure, dans la charge de travail), on retrouve ici un nombre
important de travailleurs et travailleuses qui ne comptent plus les heures allouées au
service de l’entreprise et qui consacrent régulièrement de longues heures à leurs
activités professionnelles.
Ces nouvelles normes ont donc participé à la mise en place d’une pluralité
d’arrangements temporels entre les employeurs et les travailleurs. Le démontre la
prolifération de nouveaux arrangements plus atypiques, tant en ce qui concerne la
durée quantitative du travail, plus courte ou plus longue que la journée ou la semaine
normale (ex. semaine de 4 jours, semaine de 50 heures, journée de 12 heures), qu’en
ce qui concerne les horaires et l’étalement de la durée du travail sur tous les jours de
29
la semaine, soirs et week-ends compris. Par ailleurs, d’autres modalités
d’aménagement du temps de travail transforment aussi le rythme et les séquences
entre travail / hors-travail : long congé après une période de temps de travail intensif,
congé sabbatique ou différé, voyages et vacances de longue durée.
1.2.2.2 De nouvelles formes de régulation du temps de travail
Ces transformations des normes temporelles s’accompagnent de nouvelles formes de
régulation du temps de travail, marquées par une individualisation des ententes.
Désormais beaucoup plus décentralisés et négociés au sein même des organisations,
en fonction des politiques de gestion de ressources humaines en vigueur et bien
souvent entre le travailleur et son supérieur immédiat (Thoemmes, 2000), les
nouveaux arrangements temporels permettent, selon plusieurs auteurs, de mieux
prendre en compte les besoins des organisations tout comme les préférences
individuelles des travailleurs et travailleuses (Devetter, 2002 ; Messenger, 2007 ;
Peper, Den Dulk, Van Doorne-Huiske, 2005). Autrement dit, ces nouvelles pratiques
contribuent à offrir plus de latitude aux employeurs et aux travailleurs dans
l’aménagement du temps, en fonction à la fois des exigences de l’emploi et des
aspects de la vie personnelle. Dans la foulée de ces changements, plusieurs des
arrangements privilégiés au cours des vingt dernières années ont ainsi visé une
meilleure conciliation travail-famille (ou conciliation travail-vie personnelle), qu’il
s’agisse par exemple d’une plus grande flexibilité des heures d’entrée et de sortie du
lieu de travail, des pratiques du télétravail, ou encore de la semaine réduite (semaine
de travail de 4 jours). Cet aménagement du temps étant rapporté de plus en plus à un
enjeu individualisé, les salariés et salariées peuvent, en cas de conflits dans
l’articulation de leurs temps sociaux ou d’une durée du travail inadaptée à leurs
aspirations poursuivies dans la vie hors-travail, négocier de nouveaux arrangements
temporels avec l’employeur.
Pour Thoemmes (2000), il est clair cependant que ces arrangements temporels
individualisés entre les travailleurs et travailleuses et l’organisation se trouvent
davantage arrimés à la réalité du contexte productif plutôt qu’aux préférences
30
individuelles. Dans un contexte où les exigences de production et du marché sont
liées à une économie privée de tout temps d’arrêt, domine alors une organisation du
temps de travail rythmée par ces nouveaux impondérables. D’ailleurs, le fait que le
temps de travail apparaisse de moins en moins « calqué » sur la réalité de la vie
quotidienne des individus (ex. vie sociale et rythme biologique) constitue une preuve
additionnelle de la supériorité de l’un par rapport à l’autre. Lallement (2003) partage
sensiblement le même point de vue et constate que le nouvel usage du temps de
travail, marqué par l’assouplissement des règles, s’avère essentiellement un outil
dédié aux fins de la rationalisation économique : entre temps partiel et contrats courts
d’un côté et surtemps et temps supplémentaire gratuit de l’autre côté, la polarisation
des travailleurs selon la durée du temps de travail prend sens au regard d’une logique
économique qui tire les ficelles du temps pour mieux répondre à ses besoins de
rentabilité et de performance. Si les salariés et salariées travaillent sans limites ou se
satisfont d’un temps réduit, c’est qu’ils n’ont pas le choix, laissés à la merci d’une
organisation du travail flexible qui dicte les temps de travail (Martinez, 2010) et
soumis à de nouveaux modes de subordination et de contrôle (Chasserio et Legault,
2005 ; Cingolani, 2012 a). De la notion de temps de travail peut alors être dérivée
celle de « temps de l’emploi » (Thoemmes, 2000), qui suppose de travailler
sporadiquement de façon intensive selon les délais, les mandats et les échéances, bref
selon les besoins ponctuels de l’entreprise et en fonction des exigences et des
spécificités de l’emploi occupé.
En somme, si le temps de travail a pendant longtemps été normatif et standardisé, le
contexte actuel favorise plutôt son hétérogénéité et sa déstandardisation (Supiot,
2001). Arrimés à un moindre contrôle étatique, les aménagements diversifiés du
temps de travail visent à mieux répondre aux besoins des entreprises et, dans une
moindre mesure, à prendre en compte les préférences des individus. Ces changements
ont globalement entraîné la redéfinition de la norme temporelle de travail –
antérieurement référée à la « semaine normale de travail » – autour du « contrat
annualisé de travail », adaptable selon les moments forts de productivité de
l’entreprise (Lallement, 2003).
31
C’est dans ce large contexte des transformations du temps de travail que s’inscrit
cette étude portant sur les conduites d’hypertravail. Nous soutenons que c’est en
partie au regard de ces nouvelles normes plus flexibles, qui accordent davantage
d’autonomie à l’individu pour personnaliser son mode vie et gérer son temps et ses
diverses temporalités en fonction des exigences du travail et de ses préférences, que
ces conduites ont pu se développer et se multiplier au cours des trente dernières
années. Fortement concernés par la durée du travail plus longue et par les heures
supplémentaires « gratuites », les travailleurs et travailleuses qualifiés de l’économie
du savoir sont de fait directement touchés par la norme flexible autonome. La
prochaine partie s’intéresse de manière plus approfondie aux aspects individuels du
rapport au temps et à la modulation (ou à l’articulation) des différents temps de vie
considérant cette nouvelle flexibilité temporelle.
1.2.3 Le temps de travail flexible : des tensions nouvelles avec les
autres temps de vie ?
Ce contexte de temps de travail plus flexible fait en sorte que les personnes se
trouvent fortement impliquées dans la gestion des temps travail/hors-travail et dans
l’articulation des activités concurrentes liées à l’ensemble de leurs sphères de vie. Si
ces nouvelles marges de manœuvre offrent à l’individu une plus grande autonomie
pour aménager son temps de travail et concilier ses diverses temporalités, cette
situation s’accompagne aussi de certaines difficultés. Ainsi, sur le plan individuel,
quels sont les principaux avantages et inconvénients de la flexibilité du temps de
travail ? Quels sont les principaux défis que rencontrent les travailleurs et
travailleuses dans l’articulation des nouvelles exigences temporelles du travail avec
celles des autres sphères de vie ? C’est ce que nous approfondirons au cours de cette
section. Celle-ci s’attarde plus spécifiquement à comprendre l’allongement du temps
de travail des salariés et salariées soumis à la norme flexible autonome et aux enjeux
liés à l’articulation des aspirations, des engagements et des projets formulés dans les
différentes sphères de vie. Les éléments de réponses apportés permettront de mieux
comprendre le nouveau rapport au temps qui s’est développé dans un contexte qui
exige une forte disponibilité temporelle au travail (Bouffartigue, 2012 ; Devetter,
32
2002) ainsi que les choix (et non choix) qui sont faits en matière de préférences
individuelles. Se pose ainsi la question, formulée par Mercure (2013) : pour les
salariés et salariées qui font régulièrement de longues heures de travail, existe-t-il un
décalage entre l’investissement temporel souhaité et les heures concrètement
travaillées ?
Des possibilités nouvelles….
Moins soumis au dictat du temps segmenté par quart de travail, les travailleurs et
travailleuses qualifiés de l’économie du savoir sont nombreux à bénéficier de mesures
flexibles de temps de travail (Beaudry, 2008 ; Bosch, 1999 ; Tremblay, 2003). Il
semble assez évident que, sur le plan individuel, la flexibilité du temps de travail (et,
parfois, du lieu de travail) présente quelques avantages. À ce propos, au moins deux
éléments positifs sont fréquemment rapportés dans les écrits scientifiques (voir
notamment Anxo et al., 1998 ; Taskin et Schots, 2005).
Le premier élément positif concerne l’articulation des différents temps de vie,
supposément facilitée par un temps de travail plus souple et individualisé. Au
quotidien, la conciliation des activités et des responsabilités professionnelles et extra-
professionnelles apparaît clairement plus aisée pour les personnes qui détiennent le
pouvoir de réguler individuellement leurs horaires. Par exemple, la possibilité de
jongler avec des heures variables d’entrée et de sortie du travail ou de faire du
télétravail peut permettre de répondre plus aisément à des demandes provenant de la
vie hors-travail. C’est le cas si, pour compenser les heures non travaillées en raison
d’une activité personnelle ou familiale, il est possible de reporter les heures de travail
en soirée, au domicile. Pour les personnes qui travaillent de longues heures, la
variabilité des horaires représente un avantage certain. C’est du moins ce qui ressort
de l’étude menée par Bourne et Forman (2014) auprès de dix entrepreneurs féminins :
cette étude souligne que ce n’est pas tant la durée du travail que la rigidité des
horaires de travail, rendant alors particulièrement difficile la gestion des horaires et la
conciliation travail-famille, qui affecte le plus négativement ces femmes détenant de
nombreuses responsabilités familiales et professionnelles. Le sentiment de « manquer
33
de temps » est également moins présent chez les personnes qui, malgré le fait qu’elles
travaillent plus de 50 heures, jouissent d’un horaire flexible :
« En comparaison d’un horaire de travail rigide, un horaire de travail
flexible réduit d’environ cinq points de pourcentage la probabilité d’être
à court de temps des personnes travaillant de longues heures » (Hébert et
Grey, 2006 Gouvernement du Canada).
Le deuxième élément positif renvoie à la possibilité de moduler le temps en fonction
de ses aspirations individuelles, de ses buts et engagements et de ses projets. La
diversité des comportements temporels observés au travail et la prolifération des
mesures organisationnelles favorables à la conciliation travail-famille (et, plus
largement, à la conciliation travail-vie personnelle) offrent, de fait, de nombreuses
opportunités permettant d’en arriver à une répartition individuelle souhaitée entre
temps au travail et temps hors-travail. D’un côté, les négociations relatives à la durée
du travail, aux aménagements possibles des horaires de travail et à l’alternance
travail-hors-travail (ex. contrats) peuvent permettre un déplacement vers des temps de
vie qui correspondent mieux à leurs préférences, par exemple travailler quatre jours
par semaine, à temps partiel, ou selon des horaires variables ou en alternance. D’un
autre côté, la diversité des durées du travail et des horaires font qu’il est aussi
possible de travailler de longues heures et de développer une multitude de projets
dans la sphère professionnelle.
De nouveaux inconvénients…
Ces possibilités nouvelles offertes à l’individu pour articuler ses temps de vie et,
ultimement, se réapproprier son destin rencontrent toutefois des obstacles dans sa
mise en œuvre au quotidien : elles posent alors des conflits qui exigent des
compromis et des régulations individuelles. L’analyse des écrits scientifiques met en
évidence trois éléments du contexte actuel, fortement imbriqués les uns aux autres et
qui rendent particulièrement difficiles l’articulation des différents temps de vie et le
dépassement de ces conflits : les nouvelles exigences de disponibilité au travail ; les
34
TIC et la perte de repères temporels ; l’inscription des actions contemporaines dans
un « temps de l’urgence », dans l’instantanéité.
Premièrement, les exigences de la disponibilité temporelle au travail s’imposent
toujours fermement dans l’articulation des temporalités individuelles et sociales. La
forte disponibilité temporelle attendue dans la sphère professionnelle fait en sorte que
l’articulation des temps de travail / hors-travail est d’abord et principalement
organisée en fonction du travail et de ses contraintes (Bouffartigue, 2012). Il répond à
des règles de fonctionnement social et il tient compte de contraintes liées à la
production et dont dépendent d’autres personnes (collègues, superviseur, clients).
Encore aujourd’hui et malgré ses multiples facettes, « le temps de travail rythme avec
force les temps individuels et la séquence des activités » (Fraccaroli et Sarchielli,
2007, p. 48). Dans une économie toujours en mouvement, alors que les délais sont
raccourcis et les contraintes resserrées, font que cette disponibilité au travail s’est
étendue bien au-delà de la durée réelle du travail (Bouton, 2012). S’ajoutent à cela les
représentations collectives partagées par le groupe professionnel d’appartenance à
propos du temps de travail et des règles établies dans la pratique. Au respect des
temps propres au groupe professionnel ou à l’équipe de travail est d’ailleurs attaché
l’enjeu de la socialisation. Mettre à l’avant-plan ses propres préférences individuelles
sans tenir compte des règles développées par le groupe pourrait favoriser les tensions
et les conflits et, ultimement, menacer la socialisation (Fraccaroli et Sarchielli, 2007).
Or, il appert que pour les travailleurs et travailleuses qualifiés de l’économie du
savoir, l’articulation individuelle des temps de vie est confrontée à la norme idéalisée
du travailleur sans contrainte de temps. Fortement présente dans les organisations,
cette norme repose sur la représentation d’un « idéaltype » du travailleur construit sur
un modèle de valorisation des longues heures de travail et sans contrainte liée à la vie
personnelle (Aubert, 2004 ; Malenfant et Côté, 2013). Par ailleurs, si les horaires sont
déterminés assez librement par le travailleur, ce dernier a toutefois moins d’emprise
sur la durée de son travail, fortement tributaire des attentes et des résultats attendus
par l’organisation (Martinez, 2010).
35
Deuxièmement, le découpage net des temps de vie, hérité de l’ère industrielle,
apparaît de moins en moins possible. Au contraire, ceux-ci se superposent et varient
de plus en plus (Devetter, 2002). Cette superposition et cette variabilité des temps
tendent à effacer les frontières entre la vie professionnelle et la vie personnelle et à
accentuer la perte de balises et de repères temporels. Invitées à développer leurs
propres balises temporelles, il apparaît de plus en plus difficile aux personnes de
jongler entre les différents temps de vie, confrontées qu’elles sont à des demandes
multiples du travail et du hors-travail à toute heure du jour. Au quotidien, sur le plan
synchronique, cette situation est exacerbée par l’emprise des technologies de
l’information et des communications (téléphone portable offert par l’employeur,
tablette multimédia, etc.). À la maison, à l’épicerie ou dans les transports, le travail
vient s’inviter et s’imposer en dehors du lieu qui lui est réservé et vice-versa. Sur le
plan diachronique, la flexibilité du temps de travail suppose des réajustements
constants dans l’allocation des ressources temporelles entre les différentes sphères de
vie, selon que les personnes connaissent des périodes de travail intensives ou des
périodes sans emploi.
Troisièmement, les temporalités contemporaines s’inscrivent dans un « temps de
l’urgence » (Bouton, 2013), souvent érigé en « culte » (Aubert, 2003), qui impose une
rapidité d’action au travail comme dans l’ensemble des domaines de vie. Au travail,
la pression temporelle est de plus en plus dénoncée. Les diverses technologies de la
communication (courriels, textos, …) exigent des réponses immédiates, les
échéanciers tiennent dans des délais de plus en plus courts et les décisions sont prises
dans l’instant. On dénonce la véritable course contre la montre dans laquelle sont
engagés les travailleurs et travailleuses et l’intensification du travail qu’elle a
partiellement occasionnée (Isaac, Campoy et Kalika, 2007). La « prescription » à
toujours mieux utiliser le temps, à augmenter sans cesse la « rentabilité », font que
l’inaction (incluant la réflexion) est perçue très négativement. L’urgence tient aussi à
la difficile conciliation des divers temps sociaux, comprimés eux aussi dans une
logique de la mise en action constante, favorable à une pluriactivité étourdissante
pour les personnes et les familles engagées dans une multitude d’activités planifiées.
De plus, comme le souligne Bouton (2013), l’urgence se vit au présent, le sujet étant
36
entièrement occupé par la tâche à accomplir. Pris dans l’action immédiate, les
perspectives temporelles et les préoccupations futures s’estompent. Ultimement, ce
contexte vient exacerber les tensions entre le temps de travail et les autres temps de
vie : pris dans une spirale quotidienne de l’urgence, il peut entraîner le sentiment de
perte du sens de l’existence (Aubert, 2003).
Devenu « tentaculaire », plusieurs chercheurs dénoncent ainsi l’emprise et
l’empiètement croissant du travail sur la vie hors-travail (Laflamme et Lapointe, 2005
; Aubert, 2008 ; Cingolani, 2012). Insérés dans des emplois dont la durée et les
horaires de travail sont devenus imprévisibles, la conciliation quotidienne des temps
de vie de même que la réalisation des projets de l’existence semblent s’être
complexifiées pour les travailleurs et les travailleuses. Malgré la plus grande liberté
individuelle dans la gestion et l’organisation des temps de vie, les contraintes du
travail dans cette ère de l’instantanéité font qu’il apparaît difficile de faire valoir ses
préférences en matière de temps de travail. Au mieux, cela exige des régulations
favorables à des accords qui puissent s’approcher d’une situation gagnant-gagnant,
c’est-à-dire qui tient compte des besoins des organisations (ex. suivis rapides des
demandes des clients) et des besoins des travailleurs (ex. congés flexibles).
Pour toutes ces raisons, il est probable que le temps consacré au travail ne reflète pas
toujours la préférence des individus.
1.2.4 Que savons-nous à propos du temps de travail des travailleurs
et des travailleuses de l’informatique et du multimédia ?
Les réflexions soulevées par ces questions nous ont amenées à constater que le
phénomène des longues heures investies au travail, autrefois réservé à quelques
groupes professionnels, s’est étendu à une large frange de la main-d’œuvre et qu’il
touche maintenant de nouvelles catégories socioprofessionnelles, dont les
professionnels et les techniciens de secteurs technologiques en croissance. De fait, la
recension des écrits a montré que les travailleurs et travailleuses qualifiés de
l’économie du savoir sont fortement concernés par les enjeux de flexibilité temporelle
37
et d’allongement du temps de travail (Habtu, 2003 ; Lapointe, 2005 ; Legault et
Ouellet, 2012). De plus en plus nombreux, ces travailleurs du savoir œuvrent au sein
de professions et de secteurs d’activités très variés, par exemple dans le domaine de la
santé, de l’administration des affaires ou de l’enseignement et des sciences sociales.
Puisque cette thèse s’intéresse aux conduites de fort investissement temporel au
travail chez les salariés et salariées des secteurs des services informatiques et du
multimédia du Québec, il est apparu essentiel à ce stade-ci de dresser un bref portait
des principales recherches qui ont été menées au Québec pour cette population et sur
la question du temps de travail et des longues heures de travail.
Les travailleurs des secteurs de l’informatique et du multimédia6 sont, rappelons-le,
particulièrement touchés par les nouvelles normes de temps de travail7 et par les
longues heures de travail. Par ailleurs, hormis cette observation générale, que savons-
nous à propos du temps de travail des travailleurs et des travailleuses de
l’informatique et du multimédia ? Qu’ont mis en évidence les recherches récentes
focalisées sur ce sujet pour cette population de travailleurs ? Au Québec, au moins
trois études importantes ont été publiées au cours des dernières années à propos des
longues heures de travail dans l’un ou l’autre de ces secteurs.
Legault et Ouellet (2012) se sont intéressées au temps supplémentaire non rémunéré
chez les concepteurs de jeu vidéo. Les auteures cherchaient à mieux comprendre
pourquoi ces salariés et salariées acceptent de faire des heures presque illimitées de
6 Au Québec, le multimédia et les services informatiques comptent parmi les secteurs en nette
expansion depuis les quinze dernières années (Gouvernement du Québec, Investissement Québec,
2010). Il s’agit de secteurs directement concernés par les changements du contexte productif dont
l’influence sur l’allongement des heures de travail a été démontrée : l’organisation du travail par
gestion par projets et la production « juste-à-temps » abondent dans ces entreprises (Chasserio et
Legault, 2010). Selon les données rapportées par Investissement Québec (2010), le secteur multimédia
compte environ 7000 travailleurs œuvrant à l’effervescence du divertissement interactif, regroupés
dans les studios de développement de jeux vidéo, d’assurance qualité et de développement de logiciels
(par ex. animation, effets spéciaux). Le secteur des services informatiques est quant à lui beaucoup
plus vaste et emploie près de 150 000 personnes. Il regroupe des entreprises qui fournissent des
services informatiques (ex. la gestion des connaissances, la sécurité informatique, la gestion intégrée
des ressources) et d’autres qui éditent des logiciels (ex. logiciels de comptabilité ou spécialisés à une
industrie). Ce secteur se caractérise également par ses nombreux centres de recherche et
développement. 7 Par la « norme flexible autonome ».
38
temps supplémentaire. À partir d’un système informel de récompenses et de sanctions
mis en place par l’organisation, Legault et Ouellet (2012) ont distingué un nouveau
mode de régulation du temps de travail et de mobilisation des travailleurs dans cette
industrie qui permet d’expliquer en partie pourquoi les salariés et salariées font des
heures supplémentaires. À la lumière de 53 témoignages, quatre formes de
récompenses ou de sanctions ont été identifiées selon que les travailleurs et
travailleuses acceptent ou non de faire du surtemps : 1) l’indemnisation des heures
supplémentaires, c’est-à-dire la possibilité d’obtenir des congés compensatoires ou
des bonis en cas de succès commercial du jeu; 2) les évaluations de la performance
individuelle et les impacts sur les promotions et la rémunération annuelle qui y sont
liées ; 3) l’enrichissement du « portefeuille de compétences » (ou portfolio) et la
possibilité d’avoir accès à la formation continue ; 4) l’inclusion au réseau informel
des collègues et la possibilité d’être référé pour des projets futurs plus intéressants.
Ne pas faire de surtemps, ce n’est pas seulement se priver de reconnaissance, c’est
aussi risquer d’obtenir des sanctions, dont celle par exemple de ne pas pouvoir
intégrer un projet plus stimulant. Au final, les auteures soulignent que si la passion
éprouvée envers le travail est forte, les heures supplémentaires ne sont jamais
totalement volontaires et consenties, ni totalement forcées par ailleurs. Ces heures de
travail se regroupent plutôt dans une catégorie plus intermédiaire, celle des heures
« volontairement consenties mais grandement attendues » (Campbell, 2002, cité par
Legault et Ouellet, 2012). À la suite de Campbell, les auteures rajoutent également
que « plus se répandent les heures gratuites, plus elles s’institutionnalisent et sont
difficiles à contester » (p. 23) dans l’organisation.
La deuxième étude repérée porte quant à elle non pas tant sur l’allongement des
heures de travail que sur la perméabilité des temps et des espaces entre travail et hors-
travail chez les travailleurs indépendants de l’informatique (Tremblay et Genin,
2009). L’objectif de cette étude visait à mieux comprendre les pratiques et les
comportements adoptés par ces travailleurs en matière de temps et de lieux de travail.
À partir d’une enquête par questionnaire regroupant 116 participants dont la moyenne
d’heures de travail est de 38h30 par semaine, les résultats de l’étude montrent que
face aux demandes des clients, ces travailleurs et ces travailleuses réaménagent leur
39
temps et leurs espaces de travail en fonction de ce qu’ils acceptent ou refusent comme
plages horaires et lieux de travail. Plus précisément, ils mettent en évidence que les
informaticiens ont une large préférence pour augmenter les heures de travail lorsque
celles-ci peuvent être effectuées à domicile mais qu’ils ne détiennent pas toujours la
liberté nécessaire pour le faire. Face à la nécessité d’établir leurs propres balises
temporelles en fonction et à partir des demandes du marché (les clients), l’étude
révèle que toutes les options souhaitables pour le client ne sont pas acceptables pour
les travailleurs (par exemple, celle de tenir des rencontres la fin de semaine). En
fonction de leurs préférences, certains d’entre eux chercheront à maintenir le plus
possible un cloisonnement entre leurs temps de vie professionnelle et personnelle,
surtout les fins de semaine, tandis que d’autres établiront des frontières plus
perméables et accepteront de travailler le soir ou la fin de semaine, surtout depuis leur
domicile. Ces résultats amènent les auteures à conclure que les travailleurs
indépendants de l’informatique parviennent à avoir une relative « maîtrise
temporelle » malgré le fait que les clients influencent fortement leur temps et leur
espace de travail.
Une troisième étude, qualitative, s’est penchée sur les aménagements particuliers du
temps de travail dans un contexte de gestion par projets (Chasserio et Legault, 2005).
Menée auprès de travailleurs et de travailleuses de l’économie du savoir dont une
bonne partie œuvrait au sein du secteur des technologies de l’information, l’étude
visait principalement à comprendre les mécanismes de négociation et
d’aménagements temporels du travail et de la vie personnelle. Les auteures ont ainsi
analysé les intérêts et les stratégies des superviseurs (ou chefs de projet) et des
employés. L’analyse des données met d’abord en évidence que le résultat de la
négociation se conclut généralement à la faveur des superviseurs malgré un processus
de négociation qui laisse croire à un débouché « gagnant-gagnant ». Ainsi, ce sont
souvent les superviseurs qui ont le dernier mot sur la manière dont les heures
supplémentaires non rémunérées sont indemnisées, tandis que les salariés et salariées
ont, dans les faits, peu d’emprise sur l’aménagement et la reprise de ces heures
supplémentaires. L’analyse des données fait également ressortir que, contrairement à
ce que révèlent plusieurs études, ces salariés et salariées ne reçoivent pas toujours le
40
soutien espéré de leur superviseur. En effet, les résultats montrent que plusieurs
d’entre eux affichent plutôt une fermeture et une forte intransigeance quant à
l’aménagement des heures supplémentaires non rémunérées. Dans ce cas, les
aménagements personnalisés du temps de travail entre l’employé et son superviseur
(et en l’absence de politiques organisationnelles claires) deviennent « un outil de
gestion à la disposition du chef de projet », qui lui offrent de nouvelles formes de
contrôle de ses employés. Celui-ci peut, par exemple, utiliser les demandes
d’aménagement pour récompenser les travailleurs qui démontrent une très grande
disponibilité temporelle et qui consentent régulièrement à faire de longues heures de
travail. C’est alors toute la question de la justice et de l’équité entre les employés qui
est soulevée par ces pratiques individualisées d’aménagement du temps de travail
(Chasserio et Legault, 2005).
Somme toute, ces recherches illustrent bien l’intérêt croissant des chercheurs vis-à-vis
des nouveaux défis posés par l’émergence et la propagation de nouvelles normes de
temps de travail chez les travailleurs des secteurs des services informatiques et du
multimédia. Les nouvelles réalités temporelles auxquelles ils font face, tout
particulièrement quant à la définition des contours plutôt flous et extensifs du temps
de travail, de même que la problématique des longues heures de travail qui y est
souvent liée, doivent être mieux comprises. Si l’on appréhende dorénavant mieux les
dynamiques relatives aux négociations des aménagements du temps de travail entre
les principaux acteurs concernés et les différentes tactiques privilégiées par les
gestionnaires et les organisations pour soutirer des heures supplémentaires gratuites
aux salariés et salariées, on sait encore relativement peu de choses sur les dynamiques
psychosociales qui concourent, du point de vue du sujet, à l’adoption de conduites
« volontaires » d’investissement intensif au travail. C’est ce que nous proposons
d’approfondir dans cette thèse, auprès d’une population de salariés et salariées des
secteurs des services informatiques et du multimédia.
41
1.3 À propos des longues heures de travail
La durée du travail, et plus particulièrement le phénomène des longues heures de
travail, se trouve au cœur de cette section. Quelles sont les lois relatives à la durée du
travail au Québec et au Canada ? Combien de travailleurs et travailleuses sont touchés
par les longues heures de travail? Quels sont les risques et les conséquences
individuelles liés à ce régime de temps de travail? Pour répondre à ces questions,
certaines grandes tendances relatives à la durée du travail seront illustrées par des
statistiques récentes. Elles montreront que si de manière générale la moyenne
d’heures consacrées au travail a eu tendance à diminuer depuis les dernières
décennies, une proportion importante de travailleurs et travailleuses font aujourd’hui
régulièrement de longues heures de travail. Ceux-ci se regroupent par ailleurs dans
certaines professions particulièrement touchées par les heures de travail excessives.
Pour terminer, les principales conséquences sur la santé et l’équilibre de vie des
personnes qui maintiennent cette durée du travail à moyen et long terme seront
exposées.
1.3.1 La durée du travail
La durée du travail renvoie à une mesure quantitative du temps de travail et elle se
calcule généralement en nombre d’heures travaillées par jour, par semaine ou par
année. Certaines grandes enquêtes nationales, dont celles menées au Canada et aux
États-Unis, distinguent la durée du travail selon les heures rémunérées, les heures
supplémentaires (rémunérées ou non) et les congés fériés (Pronovost, 2013).
Fort pertinentes, ces statistiques s’avèrent cependant plus difficiles à comptabiliser
dans le contexte actuel de flexibilisation du temps de travail, et tout particulièrement
pour les travailleurs et travailleuses dont la durée du travail est longue. D’abord,
parce les heures de travail sont souvent variables d’une semaine à l’autre, par
exemple pour les travailleurs et travailleuses intégrés à un mode d’organisation du
travail par projets (Habtu, 2003). Il est alors difficile de répondre avec exactitude à
des questions portant sur la moyenne hebdomadaire des heures effectuées. Ensuite,
42
parce que les travailleurs et travailleuses qui font de longues heures sont nombreux à
« ne pas compter le temps de travail » (Brunhes, 1999). Cadres, experts et autres
professionnels fortement investis et souvent passionnés par leur travail cumulent les
heures « gratuites », non comptabilisées auprès de l’employeur, réalisées parfois de
manière informelle pendant l’heure du lunch, à la maison ou lors de leurs
déplacements. Ainsi, les compilations de données faites sur la base de perceptions
temporelles ne sont pas toujours concordantes avec la réalité objective (Pronovost,
2013). En répondant sur la moyenne des heures habituellement travaillées
(rémunérées et non rémunérées), les personnes peuvent légèrement surévaluer ou
sous-évaluer le nombre d’heures de travail. Enfin, mentionnons que les statistiques à
propos des durées longues de travail apparaissent variables dans les études et rendent
compte d’écarts parfois plutôt considérables (+/- 10%).
Malgré ces difficultés, les données et les statistiques relatives à la durée du travail
permettent d’établir deux constats généraux : le temps de travail s’est polarisé au
cours des deux dernières décennies et une plus grande proportion de travailleurs fait
de longues heures de travail. Puis, le concept de « longues heures de travail » sera
défini à partir des données statistiques disponibles. Mais d’abord, regardons d’un peu
plus près le cadre juridique du temps de travail au Québec et au Canada.
1.3.1.1 La durée légale du travail au Québec et au Canada
Sur le plan juridique, la plupart des lois et des normes héritées de l’époque fordiste
sont aujourd’hui toujours existantes (Desrosiers, 2013). Au Canada, la loi concernant
la durée du travail se divise en deux principes généraux : 1) la durée normale du
travail est de huit heures par jour et de quarante heures par semaine; 2) il est interdit
à l’employeur de faire ou laisser travailler un employé au-delà de cette durée (Code
canadien du travail, Partie III – Durée normale du travail, salaire, congés et jours
fériés – section I, art. 169). La norme de temps autour de laquelle se sont définis les
emplois (responsabilités, tâches, etc.) s’est ainsi développée autour de cette durée du
travail (entre 30 et 40 heures), associée au travail « à temps plein ». Dès lors que cette
limite est dépassée, les dispositions légales prévues conviennent de rémunérer le
43
temps excédentaire (ou temps supplémentaire) à 150%. La règle générale est similaire
dans la province de Québec, où la semaine normale de travail est de 40 heures selon
la Loi sur les normes du travail (Section II – La durée du travail – art. 52).
Mentionnons par ailleurs que parmi les salariés et salariées sous juridiction
québécoise exemptés de cette règle, on retrouve notamment les cadres, les travailleurs
et travailleuses affectés à des tâches agricoles au moment des récoltes et les étudiants
employés dans une colonie de vacances ou dans un organisme à but non lucratif et à
vocation sociale ou communautaire (Art. 54).
Est toutefois observée, au Canada comme dans la plupart des pays occidentaux, une
tendance à l’assouplissement des règles juridiques en matière de durée du travail et de
rémunération du temps supplémentaire, qui illustre une volonté accrue de l’État de
favoriser les régulations locales et les ententes régionales (Supiot, 2001 ; Lee, 2007).
Par exemple, parmi certains des changements au Code canadien du travail qui ont été
étudiés au cours des dernières années, relevons celui qui conduit à rémunérer à taux
simple (100%), plutôt qu’à taux et demi (150%), le temps réalisé au-delà 40 heures
par semaine, et ce, jusqu’à concurrence de 48 heures par semaine (Arthurs, 2006).
Aujourd’hui, la durée légale du travail pour les secteurs relevant des compétences
fédérales est toujours de 40 heures, au-delà de laquelle le paiement des heures
supplémentaires est de 150% du salaire horaire normal, excluant toutefois de cette
mesure un grand nombre de cadres et de professionnels: « Les gestionnaires et les
professionnels, comme les médecins, les avocats, les dentistes, les architectes et les
ingénieurs sont soustraits aux heures supplémentaires » (site Internet du
Gouvernement du Canada, Durée du travail, consulté en ligne le 4 mars 2014).
Au Québec, il est possible de déroger à cette règle en prenant entente, dès le départ,
de l’absence de limites d’heures minimum ou maximum par semaine ou en
établissant d’autres durées que celles prévues à la loi pour délimiter le temps
supplémentaire. Suivant une entente entre un salarié et un employeur, il est possible
de faire 25 heures ou 65 heures par semaine tout en conservant la même rémunération
(généralement le salaire annuel), c’est-à-dire sans souffrir d’une coupure salariale
mais aussi sans obtenir de compensation pour les heures de travail supplémentaires.
44
De fait, en matière de calcul des heures supplémentaires, la Commission des normes
du travail du Québec (2014) indique que « pour certains salariés et salariées, c’est
l’entente de départ qui établit à quel moment ils commencent à faire des heures
supplémentaires :
Entente avec un nombre défini d’heures par semaine
Le salarié engagé à salaire fixe pour un travail au nombre d'heures
prédéterminé, et dont le taux horaire peut être calculé en divisant son
salaire par ce nombre d'heures, est comme un salarié payé à taux
horaire. Les heures travaillées au-delà de 40 heures doivent être
majorées de 50 %.
Entente sans limites minimum ou maximum d’heures par semaine
Si l’entente stipule un salaire fixe pour une prestation sans limite
d’heures par semaine, ni minimum, ni maximum, l’employeur ne peut pas
déduire les heures qui manquent si le salarié n’a pas travaillé au moins
40 heures ».
Ces changements sur le plan juridique à propos de la durée du travail et des règles de
temps supplémentaire visent à mieux s’arrimer aux nouvelles réalités du marché du
travail et du contexte productif transformé par le développement d’une économie du
savoir (Arthurs, 2006). Cependant, au Québec comme au Canada, il existe toujours
un important décalage entre les règles concernant la durée du travail et les réalités du
marché du travail, qui tendent vers une flexibilité de plus en plus forte (Desrosiers,
2013).
45
1.3.1.2 Quelques chiffres à propos de la durée du travail
Qu’en est-il de la durée du travail aujourd’hui ? Selon les données compilées par
l’Institut de la statistique du Québec (2013)8, la moyenne d’heures hebdomadaires
d’un emploi, au Québec comme au Canada, a eu tendance à diminuer sensiblement
depuis les dernières années. En 2005, la moyenne était de 40,9 heures par semaine
pour les travailleurs et travailleuses canadiens ayant un régime de travail à temps
plein et de 39,5 pour les travailleurs et travailleuses québécois, comparativement à
une moyenne de 40,4 et de 39,1 heures en 2012. Le même constat est observé si l’on
prend en compte l’ensemble des travailleurs (i.e. incluant ceux et celles qui ont des
régimes d’emploi à temps partiel) alors qu’en 2005, la moyenne canadienne de
l’emploi principal était de 36,5 heures et la moyenne québécoise de 35,6 heures,
contre 36 heures et 35 heures en 2012.
Tableau 1- Moyenne des heures hebdomadaires de l’emploi principal au Québec
et au Canada - comparaison
Catégorie 2012 2005 Variation
Canada – travailleurs à temps plein 40,4 40,9 -0.5
Canada – tous les travailleurs 36 36,5 -0,5
Québec – travailleurs à temps plein 39,1 39,5 -0,4
Québec – tous les travailleurs 35 35,6 -0,6
Source : Statistique Canada (SC), Enquête sur la population active. Adaptation : Institut de la
statistique du Québec (ISQ). Compilation : Institut de la statistique du Québec (ISQ), Direction des
statistiques du travail et de la rémunération. Mise à jour sur le site Internet le 14 novembre 2013.
8Source(s) : Statistique Canada (SC), Enquête sur la population active. Adaptation de l’Institut de la
statistique du Québec (ISQ). Compilation(s) : Institut de la statistique du Québec (ISQ), Direction des
statistiques du travail et de la rémunération. Mise à jour sur le site Internet le 14 novembre 2013.
46
Ces statistiques générales sont intéressantes mais elles ne permettent pas de conclure
à la réduction du temps de travail. Elles permettent au mieux d’affirmer une très
légère diminution de la durée du travail d’un emploi. De plus, si de façon générale la
moyenne d’heures consacrées à un emploi a eu tendance à diminuer pour les
travailleurs et travailleuses canadiens et québécois depuis les dernières années, des
analyses plus approfondies dévoilent une réalité plus complexe, de laquelle découlent
deux principaux constats.
La polarisation du temps de travail
Le premier constat porte sur « l’illusion de la réduction du temps de travail »
(Martinez, 2010). Ce n’est ici pas tant la réduction du temps de travail que l’on peut
observer que la régression de la semaine normale de travail au profit d’une division
assez marquée entre ceux qui travaillent plus d’heures que la moyenne et ceux qui en
travaillent moins. Plusieurs spécialistes du marché du travail observent ainsi l’effet de
polarisation de la main-d’œuvre, où l’on retrouve à un pôle ceux qui travaillent en
deçà de la semaine normale de travail (ex. à temps partiel ou occasionnel) et, à l’autre
pôle, ceux qui travaillent au-delà de la semaine normale et qui font régulièrement des
heures supplémentaires, rémunérées ou non (Hall, 1999; Jacobs et Gerson, 2004;
Lapointe, 2005; Schor, 1991 ; Tremblay, 2003 ; Usalcas, 2008). Au Canada, Usalcas
(2008) fait ressortir qu’environ seulement 60% de la population active travaillent
désormais entre 35 et 40 heures par semaine. Les proportions sont similaires au
Québec selon les données mises en évidence par Lapointe (2005), alors qu’environ 2
travailleurs sur 3 connaissent un régime de temps de travail fondé sur la semaine
normale de travail.
Cette polarisation du temps de travail est fortement divisée selon le genre. De fait, la
semaine de travail de moins de 30 heures touche bien davantage les femmes (env.
30%) que les hommes (env. 15%) ; inversement, la semaine de travail de plus de 40
heures concerne bien plus souvent les hommes (env. 30%) que les femmes (env.
15%) (Lapointe, 2005).
47
Par ailleurs, nous constatons que les longues heures de travail ne semblent plus être
l’apanage de quelques professions ni de quelques haut placés dans les organisations,
cadres et exécutifs : le phénomène s’est aujourd’hui propagé à une multitude de
métiers et de professions. Aujourd’hui, près de 80% des travailleurs et travailleuses
qualifiés affiliés à l’économie du savoir sont concernés par les heures
supplémentaires non rémunérées (Lapointe, 2005). Les cadres, les professionnels et
les techniciens les plus touchés œuvrent en gestion des affaires et de la finance, dans
les sciences naturelles et appliquées, dans le secteur de la santé, dans le large secteur
des sciences sociales, en enseignement et en administration publique, dans le domaine
des arts, de la culture du sport et des loisirs (Lapointe, 2005, d’après des données de
Statistique Canada). Au Québec, ce sont les professions rattachées à ces secteurs qui
ont connu la plus forte croissance au cours des dernières années alors qu’elles
regroupaient, en 2002, 35% des emplois du marché du travail (Lapointe, 2005).
Mentionnons enfin que ce phénomène n’est pas spécifique au Québec et au Canada :
il touche la plupart des pays occidentaux, comprenant tant les États-Unis que la
France (Devetter, 2008 ; Golden et Figart, 2000 ; Martinez, 2010 ; Messenger, 2007).
L’importance du phénomène des longues heures de travail
De cette polarisation du temps de travail découle un deuxième constat, celui de
l’importance du phénomène des longues heures de travail9 au Québec, au Canada et
aussi au sein de nombreux pays.
Au Québec et au Canada, les chiffres varient quant à l’ampleur de la population
touchée par cette situation. Les enquêtes récentes les moins alarmistes font état de
statistiques dont le pourcentage de travailleurs touchés oscille entre 9 et 12%
(Annuaire québécois des statistiques du travail, 2010 ; Tremblay, 2003a; Usalcas,
2008). Cependant, d’autres études rendent compte d’une plus grande proportion de
travailleurs concernés par les longues heures de travail, cette proportion variant entre
9 Qui concerne les travailleurs qui font régulièrement 48 heures et plus par semaine, comme nous le
verrons dans la partie suivante – partie 1.3.1.2.
48
20 et 25% (Koewn, 2007 ; Duxbury et Higgins, 2003). Cela pourrait s’expliquer par
le fait que ce pourcentage augmente lorsque sont isolés, dans ces calculs, les
travailleurs à temps plein. C’est, du moins, ce que suggèrent les chiffres rapportés
dans l’étude de Duxbury et Higgins (2003) : en 2001 au Canada, 1 travailleur à temps
plein sur 4 travaillait 48 heures ou plus par semaine, alors que seulement 1 travailleur
sur 10 en 1990 était dans cette situation.
Tout comme pour les écarts observés à la semaine normale de travail, l’inscription
durable dans une situation de longues heures de travail touche différemment les
hommes et les femmes. Ces premiers sont beaucoup plus nombreux à être associés à
un rythme temporel régulier de 48 heures et plus par semaine. Plus précisément, selon
l’Indice canadien sur le mieux-être (2010), « les hommes (15,8 %) étaient presque
trois fois plus susceptibles que les femmes (5,7 %) de travailler pendant de longues
heures en 2009 » (p. 5). Ce constat est partagé par d’autres études québécoises et
canadiennes repérées qui font état, elles aussi, de ces proportions : les hommes sont
trois fois plus touchés que les femmes par les longues heures de travail10 (Tremblay,
2003a; Usalcas, 2008).
La tendance à cette polarisation selon le nombre d’heures travaillées est-elle en
croissance ou en décroissance au Canada ? L’analyse des différentes études sur la
question permet difficilement de trancher. D’une part, certaines études observent une
réduction du nombre de travailleurs et travailleuses touchés par les horaires extrêmes
(moins de 15 heures ou plus de 48 heures). C’est le cas de celle menée par Usalcas
(2008), qui observe une baisse de 2% des personnes concernées par un nombre
d’heures habituelles élevées dans leur emploi, passant de 11,3% en 1997 à 9,2% en
2006. L’ICME (2010) abonde dans le même sens et constate que « le pourcentage de
Canadiennes et Canadiens qui travaillent plus de cinquante heures par semaine est
passé de 14,9 % en 1996 à 11,0 % en 2009 » (p. 5). Notons que cet écart de quelques
points de pourcentage entre ces deux études peut s’expliquer par le fait que la
10 Ces données comptabilisent les heures de travail effectuées dans le cadre d’un emploi rémunéré et
excluent le travail domestique.
49
première comptabilise le nombre d’heures dans l’emploi principal tandis que la
deuxième porte plus globalement sur le nombre d’heures travaillées par semaine
(incluant donc le cumul d’emplois).
D’autre part, certaines études constatent plutôt le maintien de cette tendance sociale et
même une augmentation. Par exemple, Keown (2007) fait ressortir qu’entre 1992 et
2005, le pourcentage de Canadiens qui se sont déclarés bourreaux de travail (c’est-à-
dire qui perçoivent se consacrer « exagérément » à leur travail et se sentent immergés
par lui) n’a pas changé et se situe autour de 31%11.
Tableau 2 : Pourcentage de travailleurs canadiens âgés de 20 à 64 ans
travaillant plus de 50 heures par semaine selon le sexe
0
5
10
15
20
25
Femme Homme
2009
1999
Source : L’indice canadien sur le mieux-être (2010,) d’après l’Enquête sur la population active,
Statistique Canada
À l’échelle occidentale, l’importance et la croissance des durées longues du travail est
un phénomène assez répandu, bien qu’il touche inégalement les pays occidentaux
(Lee, 2007). De manière générale, les pays anglo-saxons, tels que les États-Unis, la
Grande-Bretagne et l’Australie, se retrouvent en tête de liste des pays comptant le
plus haut pourcentage de travailleurs dans cette situation (Lee, 2007). Pour les États-
11 Environ 40% d’entre eux affirment travailler plus de 50 heures par semaine, en comparaison avec
20% pour l’ensemble des travailleurs.
50
Unis, le nombre d’hommes âgés de 25 à 59 ans qui travaillent 48 heures et plus par
semaine s’est considérablement accru depuis les dernières années, passant de 15,4%
en 1996 à 23,3% en 2006 (Kuhn et Lozano, 2008). En Australie, environ 16% des
salariés et salariées travaillaient 49 heures et plus en 2004, une hausse de 3% par
rapport à l’année 1990 (Campbell, 2005). En Europe, le problème est également
présent quoique un peu moins important. Si la France apparaît moins touchée compte
tenu des mesures prises pour réduire le temps de travail, cette situation concerne tout
de même une partie non négligeable de travailleurs, soit environ 9% des salariés et
salariées et près de 14% des actifs (incluant les travailleurs autonomes et les micro-
entrepreneurs) (Devetter, 2008).
Dans les pays orientaux, la Corée du Sud, la Chine et le Japon font face à une hausse
importante et préoccupante des décès liés au surtravail (Dan, 2013 ; Luo et Ruiz,
2012 ; Jobin et Tseng, 2014). Le Japon s’avère d’ailleurs particulièrement affecté par
les longues heures de travail – en 2000, 28% des travailleurs japonais travaillent 50
heures et plus –même si la tendance, suite à diverses mesures prises par les pouvoirs
publics, confirme la réduction du temps de travail (Kondo et Oh, 2010).
Tout compte fait, l’analyse des données disponibles au Canada ainsi que dans la
plupart des pays occidentaux et de quelques pays orientaux permet d’affirmer que le
phénomène des longues heures de travail est relativement important. Il concerne une
proportion non négligeable de salariés et salariées et touche, selon les pays et les
études repérées, entre un travailleur sur dix et un travailleur sur quatre.
1.3.1.3 Les « longues heures de travail » en question
La référence aux « longues heures de travail » fait sens au regard des règles sociales
habituelles de temps de travail : elle est ainsi comparée aux règles temporelles en
vigueur, érigées comme institutions (Messenger, 2007). Il ne s’agit pas ainsi d’une
appréciation subjective et qualitative du temps par rapport à soi, à ses préférences ou
à ses limites personnelles (ex. sentiment d’être surchargé), mais d’une mesure
objective, quantifiable et comparable. Celle-ci porte plutôt sur la durée effective et
51
concrète du temps de travail. Elle évoque l’idée d’une limite de temps au-delà de
laquelle, une fois franchie, le travailleur change de catégorie. Il devient alors associé
à un groupe composé de personnes dont la durée du travail est significativement et
durablement plus longue que la moyenne. Quelle est cette limite ? À partir de
combien d’heures travaillées par semaine (ou par année) basculons-nous dans les
« longues heures de travail » ?
La limite marquant le passage aux longues heures de travail diverge dans les écrits
scientifiques. Pour certains, cette situation débute dès lors qu’est franchi le cap des
« 40 heures semaine », accolé à la limite maximum de la semaine légale et normale
de travail de la majorité des pays occidentaux. Par exemple, au Canada, Lapointe
(2005) parle de travail excessif dès que les travailleurs font des heures
supplémentaires, rémunérées ou non, au-delà de 40 heures. Pour sa part, Shields
(1999), qui a mené une importante étude sur le lien entre les longues heures de travail
et la santé, établit cette limite à 41 heures par semaine.
De manière plus générale, sur le plan national et international, la limite à partir de
laquelle on bascule dans cette catégorie de longues heures de travail (et repérée
parfois sous les concepts de travail excessif, de surtravail ou d’overwork) est
généralement fixée entre 48 à 50 heures par semaine, selon les pays (Lee, 2007)12.
Cette balise relativement homogène permet de faire des comparaisons internationales.
Il est cependant difficile de rendre compte avec précision du moment où celle-ci s’est
imposée comme étant « la » ligne de passage pour catégoriser les longues heures de
travail dans les écrits scientifiques et les études statistiques13. Néanmoins, on peut
présumer que le fait que cette norme du 48-50 heures/semaine tend à s’imposer de
plus en plus dans les débats politiques relatifs à la durée maximale du travail fait en
12 Elle est de 48 ou 49 heures par semaine au Canada et en France (Usalcas, 2008; Devetter, 2008).
De 49 heures par semaine aux États-Unis et au Japon (Lee, 2007)
Et de 50 heures par semaine dans plusieurs pays européens, tels que la Grande-Bretagne et l’Espagne,
ou encore l’Australie (Lee, 2007). 13 Il est à noter que dès les années 60, l’on peut repérer des études dont le critère de 48 heures par
semaine est retenu pour caractériser les longues heures de travail. C’est notamment le cas de l’étude de
Buell et Breslow (1960, citée dans Sparks et al., 1997) qui s’est intéressée à la durée longue du travail
et aux impacts sur la santé des travailleurs.
52
sorte de renforcer son édification comme norme référentielle (et inversement).
Devetter (2008, p. 60) rappelle à ce propos que l’Union européenne a étudié, en 1993,
une nouvelle directive du temps de travail « qui fixe la durée maximale hebdomadaire
à 48 heures mais maintient de nombreuses possibilités d’opt-out ([c’est-à-dire]
permettant à une branche, une entreprise, voire un individu de déroger à la règle des
48 heures hebdomadaires maximum), largement utilisées au Royaume-Uni par
exemple ». Selon l’auteur, aucune décision n’avait toutefois été adoptée à ce sujet en
2008.
Il demeure néanmoins que d’autres découpages sont possibles. Pour la durée longue
du travail, certaines études délimitent et précisent des niveaux de gradation selon
l’importance du phénomène. Par exemple, l’étude de Grosch, Caruso, Rosa et Sauter
(2006) distingue trois paliers au-delà de la durée de travail standard : les longues
heures de travail, de 41 à 48 heures ; les très longues heures de travail ou medium
overtime, à partir de 49 heures jusqu’à 69 heures, et les heures de travail extrêmes («
extreme jobs »), à partir de 70 heures par semaine. Cette délimitation de la durée du
travail dite « extrême » apparaît également variable selon les études, établie à 70
heures par semaine selon Hewlett et Luce (2006), mais à 61 heures par semaine par
Brett et Stroh (2003).
1.3.1.4 Les longues heures et la délimitation de « l’hypertravail »
Dans cette thèse, malgré l’absence d’un consensus clair, on convient que la limite de
48 heures par semaine apparaît suffisamment généralisée dans les études et les
enquêtes statistiques canadiennes et internationales pour marquer le passage à une
situation de longues heures de travail. Par ailleurs, selon les résultats de recherches
récentes, les effets des longues heures de travail sont particulièrement délétères pour
les travailleurs lorsque ceux-ci cumulent, sur une longue période, 48 heures ou plus
de travail par semaine (Lee, 2007). Cette limite quantitative, en nombre d’heures de
travail hebdomadaire, constitue ainsi un élément important de notre définition
opérationnelle de « l’hypertravail ».
53
Un deuxième élément important est celui de la durée d’un tel régime de temps de
travail puisque « l’hypertravail » est une conduite qui implique d’être « soutenue dans
le temps » (Rhéaume, 2006). Pour les fins de notre recherche, nous avons déterminé
que cette conduite est durable dans le temps lorsqu’elle est maintenue pendant au
moins une année, ce qui ne reflète alors pas une surcharge temporaire (de quelques
jours à quelques mois), qui pourrait être associée à des cycles de production. En
complément, ajoutons également que les études statistiques qui font état de la
situation des longues heures de travail présentent généralement des données
annualisées.
Évoquons maintenant quelques-uns des risques et des principales conséquences
associés aux longues heures de travail.
1.3.2 Les risques et les conséquences des longues heures de travail
Ces données sur la durée du travail mettent clairement en évidence l’importance du
phénomène des longues heures de travail dans les sociétés occidentales. Face à ce
constat, de nombreuses recherches se sont penchées sur les risques et les
conséquences individuelles et sociales potentiellement négatives des longues heures
de travail. Sans prétendre faire état ici d’une recension exhaustive de ces études,
seront tout de même énoncées les principales conclusions tirées de quelques-unes des
recherches internationales repérées à ce sujet.
Les études scientifiques menées depuis une quarantaine d’années attestent quasi
unanimement du caractère délétère des longues heures de travail et de la charge de
travail élevée sur la santé physique et psychologique, de même que sur l’équilibre de
vie des individus. De façon générale, si des pathologies sévères ne sont pas toujours
développées, elles placent toutefois ces personnes face à un risque doublé d’atteintes
à leur santé (Dembe, Erickson, Delbos et Banks, 2005; Faucher-Legault, 2004; Lee,
2007). Dans certaines études, le lien corrélationnel entre les longues heures de travail
et les atteintes à la santé physique et psychologique est toutefois confirmé. Plusieurs
d’entre elles mettent par ailleurs en évidence les effets particulièrement délétères pour
54
les travailleurs et travailleuses lorsque ceux-ci cumulent, sur une période relativement
longue, 48 heures ou plus de travail par semaine (dont Barton et Flokard, 1993 et
Buell et Breslow, 1960, cités dans Sparks et al., 1996). Mentionnons brièvement
quelques-unes des principales conséquences observées.
Appuyés sur une méta-analyse regroupant une vingtaine d’études réalisées entre 1958
et 1996, les travaux de Sparks, Cooper, Fried et Shirom (1996) font ressortir qu’il
existe bel et bien une corrélation entre les atteintes à la santé et le nombre d’heures
travaillées. Ils montrent globalement que si les effets mesurés sur la santé sont
distincts d’une étude à l’autre (par. ex. hospitalisation, crise cardiaque, stress, détresse
psychologique, troubles du sommeil), les symptômes eux, augmentent en importance
au fur et à mesure que le nombre d’heures s’accroît.
Adoptées de manière durable, les longues heures de travail fragilisent la santé
psychologique. Les problèmes de sommeil, la fatigue, les troubles de concentration,
l’anxiété, l’irritabilité et autres symptômes peuvent se cumuler, pouvant alors
conduire à des états de santé plus dramatiques, comme la détresse psychologique et
l’épuisement professionnel (Caruso, Bushnell, Eggerth et al., 2006 ; Shields, 1999).
De plus, les longues heures de travail14 altèrent les fonctions cognitives, telles la
capacité de raisonnement et l’utilisation d’un vocabulaire varié (Virtanen et al.,
2009). Un peu différemment, l’étude de Gareis et Chait Barnett (2002) interroge les
conditions selon lesquelles les longues heures de travail affectent la santé
psychologique et occasionnent de la détresse chez les femmes médecins ayant de
jeunes enfants. Ils constatent que ce n’est pas tant la durée du travail ou les exigences
perçues qui permettent le mieux de prédire la détresse psychologique que les horaires
de travail longs (ex. 12 heures par jour). Ainsi, certaines études portent attention aux
caractéristiques de l’horaire de travail en plus du nombre d’heures de travail. À ce
propos, Caruso et al. (2006) proposent un cadre d’analyse plus englobant pour faire
l’étude des longues heures de travail et de leurs impacts sur la santé, en incluant aussi
une analyse qui tient compte de diverses caractéristiques de l’horaire de travail
14 Établies à 55 heures par semaine dans cette étude.
55
(horaire de nuit, horaires variables, etc.). Enfin, il a été montré que le stress associé à
une charge de travail élevée est un facteur susceptible d’accroître les idéations
suicidaires (Soares, 2014).
De nombreux problèmes de santé physique peuvent également se développer. Les
troubles cardio-vasculaires, les troubles digestifs et l’hypertension comptent parmi les
plus fréquents (Sparks et al. 1996). Les longues heures de travail sont aussi associées
à l’adoption de comportements pouvant être nuisibles à la santé, tels qu’une forte
consommation de drogues et d’alcool et l’usage de tabac (Johnson et Lipscomb,
2006; Dembe, Erickson, Delbos et Banks, 2005 ; Schields, 1999). Un peu
différemment, le fait de travailler de longues heures peut aussi accroître le risque de
commettre des erreurs ou d’être victime d’un accident de travail (Legault-Faucher,
2004).
D’autres études se sont penchées sur l’articulation des temps sociaux, entre la vie au
travail et la vie hors-travail, et ont mis en évidence les impacts négatifs des longues
heures consacrées au travail, pour les travailleurs et leur famille (Caruso, Bushnell,
Eggerth et al., 2006; Jacobs et Gerson, 2001; Tremblay, 2003a; Wharton et Blair-
Loy, 2006). De manière générale, ces études ont révélé que le fort investissement au
travail, pour une période prolongée, pouvait entraîner un déséquilibre marqué entre
les différentes sphères de vie de la personne, une perte de la qualité de vie en général
et un effritement des liens familiaux. Mentionnons enfin que les longues heures de
travail peuvent progressivement entraîner une perte de satisfaction vis-à-vis de la vie
professionnelle, ce qui pourrait ultimement provoquer un retrait précoce du marché
du travail (Caruso et al., 2006).
Ce large éventail de conséquences potentiellement négatives pour les travailleurs et
travailleuses inscrits dans une situation de longues heures de travail, de même que les
coûts sociaux et organisationnels engendrés par ces conséquences (ex. perte liée à un
arrêt de travail, perte de productivité, coûts en soins de santé), démontrent la forte
pertinence sociale de l’étude de ce phénomène. Considérant le nombre relativement
important de personnes touchées par les longues heures de travail et du
développement de conduites individuelles d’investissement intensif au travail, il
56
apparaît essentiel de questionner les mécanismes qui suscitent de tels comportements,
de même que les enjeux que recouvre leur constitution en tant que norme sociale
(Aubert, 2003). L’examen des conditions et des dynamiques individuelles et sociales
favorables au développement de ces conduites pourrait également permettre
d’identifier dans quels cas un fort investissement au travail peut contribuer à la santé
au travail et au développement des personnes et des organisations ou, à l’inverse, y
faire obstacle.
******
La question de la flexibilisation du temps de travail et de ses effets pour l’individu
font aujourd’hui l’objet de nombreux débats, débats certainement entretenus par la
polarisation persistante des travailleurs et travailleuses sous-employés et sur-
employés, du moins au regard du nombre d’heures travaillées. Une brève revue de la
littérature sur ces questions a mené à deux constats. Le premier porte sur les
divergences de points de vue concernant, d’une part, les marges de manœuvre
individuelles en matière de temps de travail et, d’autre part, l’articulation plus ou
moins facile des différents temps de vie dans ce contexte de flexibilisation. Le second
constat porte sur l’évolution du phénomène des longues heures de travail pour les
salariés et salariées qualifiés, favorisée en partie par les nouvelles formes de
régulations individualisées du temps de travail, et sur les mesures à adopter pour
soutenir ces nouvelles pratiques ou, au contraire, pour les contraindre et réduire ainsi
le temps de travail des salariés et salariées ayant des horaires longs.
Si l’on comprend maintenant mieux les transformations contemporaines du temps de
travail marquées par la flexibilité et la déstandardisation de la norme fordiste, on
cerne cependant plus difficilement les éléments qui poussent les salariés et salariées à
consentir aux nouvelles attentes de l’hyperdisponibilité temporelle et à travailler sans
limites. C’est à cette vaste question que s’attardera le prochain chapitre, en
distinguant les explications possibles de « l’hypertravail » et de quelques autres
concepts apparentés.
57
Chapitre 2 : Conduites de fort investissement au
travail ou d’hypertravail? Synthèse critique des
connaissances
C’est dans ce contexte de « métamorphoses » du travail (Gorz, 1988) et de
transformation des pratiques et des normes de temps de travail que s’inscrit la
présente thèse. Celle-ci s’intéresse à la problématique des longues heures de travail
dites « volontaires » (sans obligation ni rétribution de toutes les heures
supplémentaires par l’employeur), et questionne les processus en jeu susceptibles de
mener à un investissement aussi intensif au travail, parfois presque sans limites. Elles
soulèvent par ailleurs plusieurs autres questions importantes. Ainsi, comment
expliquer ces conduites d’un point de vue psychosocial, c’est-à-dire dans les rapports
du sujet et de ses expériences sociales? Quelles sont les tensions en jeu entre les
déterminismes sociaux et organisationnels et la volonté individuelle? Jusqu’à quel
point ces conduites traduisent-elles un choix éclairé et intentionnel de l’individu?
Ce deuxième chapitre vise principalement à dresser un état des connaissances sur ce
que nous savons aujourd’hui à propos des conduites d’investissement intensif au
travail. Cette notion plutôt large, mobilisée pour repérer de prime abord les textes
scientifiques afférents à notre sujet, nous mènera à une première constatation
importante; celle de la grande variété des concepts utilisés pour désigner, de manière
générale, ces conduites. Le fort investissement au travail, le surtravail, le
workaholism, l’overemployment, l’hyperactivité professionnelle et l’hypertravail en
sont quelques exemples. Nous verrons ensuite que derrière chacun de ces concepts se
discernent un (ou des) angle(s) d’approche(s) particulier(s) du problème et une
théorie explicative distincte de ces conduites. Les grandes lignes de chacune d’elles
seront exposées et rapportées selon qu’elles sont centrées sur la personne ou, plutôt,
centrées sur les interactions entre le fonctionnement de l’individu et le
fonctionnement de l’organisation. D’autres modèles repérés pour expliquer ces
conduites – plurifactoriels ou référés à une théorie spécifique – seront également
distingués.
58
À la suite de cette recension, un bilan critique de la compréhension que nous avons de
ce phénomène aujourd’hui sera présenté. Ce bilan évoque les multiples façons dont
cette conduite a été étudiée jusqu’à maintenant. Selon la manière dont les questions
ont été posées, il cible également certains problèmes de recherche et « angles morts »
(les angles de recherche peu ou pas étudiés) soulevés par l’état des recherches
actuelles sur ce sujet. Ces constats sur les apports et les limites des approches et des
modèles repérés mèneront à des propositions offrant de nouvelles perspectives de
recherche, perspectives qui ont été saisies dans cette thèse pour élargir nos
connaissances à propos des conduites d’investissement intensif au travail – des
conduites « d’hypertravail » – comme nous le défendrons dans le troisième chapitre.
2.1 Entre « surtravail » et « workaholism » : un éventail de
concepts
La recherche documentaire dans les banques de données spécialisées dans les
domaines de la sociologie, de la psychologie et des relations industrielles (ex.
Sociological Abstracts, PsycNet, Érudit, Web of Science) nous amène d’emblée à
constater l’éventail de concepts et de notions rattachés au phénomène des longues
heures de travail et au fort investissement temporel au travail : activisme
professionnel, addiction au travail, boulomanie, engagement au travail, ergomanie,
hypertravail, overemployment, overwork, suractivité, surtravail et workaholism, pour
ne nommer que ceux-là. Quelques-uns des textes repérés portent d’ailleurs
spécifiquement sur les différenciations marquées entre certains de ces concepts. Dans
cette étude de Golden (2013) dont l’objectif principal visait à comprendre pourquoi
certaines personnes acceptent de travailler plus d’heures que désiré, l’auteure
distingue le concept de « overemployment », qui concerne un fort investissement
temporel au travail au-delà des préférences personnelles initiales, du concept de
« overwork », qui consiste en un surinvestissement qui va au-delà des capacités
individuelles et dont les effets négatifs sur la santé peuvent être durables. Peiperl et
Jones (2001) opposent les concepts de « workaholics » et de « overworkers » et
interrogent dans quels cas il s’agit de pathologie ou de productivité. Grebot (2013)
59
s’intéresse quant à elle à la notion de workaholism et la confronte à d’autres notions
similaires issues du champ de la clinique, telles que l’activisme professionnel ou
l’ergomanie. Elle montre à quel point « les définitions sont nombreuses et
divergentes », tout comme « les approches sont multiples : cognitive, systémique,
psychopathologique et psychosociale » (Grebot, 2013, p. 95).
De manière générale, nous pouvons classifier les concepts repérés selon qu’ils
mettent de l’avant la facette individuelle de la conduite d’investissement intensif au
travail, ou selon qu’ils mettent l’emphase sur le poids des transformations sociales et
organisationnelles et des pressions au travail et à la performance dans l’adoption, par
les salariés et salariées, de ce type de conduite. Les concepts de workaholism,
d’ergomanie et d’engagement au travail viennent illustrer la première facette, tandis
que ceux d’hyperactivité au travail et d’overemployement sont plutôt associés à la
deuxième facette.
Certes, tous ces modèles et approches contribuent à fournir une explication ou à
apporter un éclairage spécifique au large problème qui nous occupe dans cette thèse,
à savoir la compréhension des processus qui mènent à l’adoption de conduites
d’investissement intensif au travail. Dans les prochaines sections, nous présenterons,
de façon synthétique, les fondements théoriques de ces approches, en vue de situer
plus précisément la présente recherche dans le corpus théorique existant. Notamment,
les théories de l’addiction (i.e. workaholism), de l’engagement (i.e. engagement au
travail), de l’échange social (i.e. contrat psychologique), ainsi que les approches de la
psychodynamique du travail et de la sociologie clinique (i.e. hyperactivité
professionnelle, hypertravail) seront exposées. Cinq autres modèles développés à
partir de travaux théoriques et empiriques seront également présentés.
60
2.2 Deux grands types d’approches théoriques des
conduites d’investissement intensif au travail
Si plusieurs études empiriques récentes ont mis en évidence l’importance de
nombreux facteurs dans le développement des conduites d’investissement intensif au
travail, c’est sur les approches théoriques et les modèles explicatifs plus généraux que
portera ici notre attention. Cette partie permettra de répondre à la question générale
suivante : quelles sont les principales approches théoriques et les principaux modèles
explicatifs des conduites d’investissement intensif au travail ?
Pour répondre à cette question, nous présenterons d’abord les grandes approches
théoriques selon qu’elles sont centrées sur la personne ou centrées sur l’interaction
entre l’individu et l’organisation. Nous présenterons ensuite des modèles descriptifs
plurifactoriels et des modèles explicatifs appuyés sur des théories spécifiques. Les
approches et modèles exclusivement sociologiques et/ou économiques dans cette
synthèse, trop éloignés des préoccupations du cœur de la thèse, seront par ailleurs mis
de côté. Au final, cette présentation de cinq approches et de cinq modèles théoriques
permettra de poser un regard englobant sur plusieurs explications proposées dans
divers champs de recherche (en psychologie, psychopathologie, psychologie sociale
et psychosociologie notamment).
2.2.1 Les approches explicatives centrées sur la personne
Parmi les approches centrées sur la personne, trois sont à mettre au rang des
incontournables tant elles apparaissent particulièrement développées dans les écrits
scientifiques. Il s’agit des approches associées aux concepts de workaholism,
d’engagement au travail et d’engagement organisationnel.
2.2.1.1 Le workaholism : entre dépendance et passion au travail
C’est en 1971 que le concept de workaholism fait une entrée remarquée dans le
monde scientifique. Il sera rapidement popularisé pour désigner, globalement, des
61
comportements d’investissement excessif envers le travail. Avec son livre
autobiographique « Confessions of a workaholic : the facts about work addiction,
Oates (1971) fait un parallèle entre le « besoin incontrôlable de travailler
constamment » et la dépendance à l’alcool, vue comme une addiction. De ce point de
vue, le workaholism est nécessairement nocif pour la personne, aux prises avec de
sérieux problèmes psychologiques. Les tests qui se sont multipliés dans les années
1980 et 1990 rendent compte, de fait, de pathologies liées à des traits de personnalité
ou des déficiences personnelles. C’est le cas du « Work addiction risk test »,
développé par Robinson et Philips (1995), qui mesure cinq dimensions de la
pathologie: les tendances compulsives, le contrôle, le défaut de communication,
l'incapacité à déléguer, et l'amour propre (l’amour de soi par le regard des autres).
Le concept a depuis fait l’objet de maintes discussions au sein de la communauté
scientifique. Même si l’association entre le workaholism et l’addiction est
aujourd’hui de plus en plus controversée (Gauthier-David, Godefroit et Pauly, 2013 ;
Grebot, 2013), il demeure néanmoins généralement utilisé pour décrire un
comportement atypique – car excessif – d’un individu envers le travail (McMillan,
O’Driscoll, Marsh et Brady, 2001). L’opérationnalisation de ce concept repose le plus
souvent sur deux principales dimensions: 1) une dimension comportementale, soit le
fait de travailler excessivement; 2) et une dimension psychologique ou cognitive, soit
l’existence d’une pulsion interne irrésistible envers le travail (Grebot, Berjot, Lesage
et Dovero, 2011 ; Schaufeli, Taris et Rhenen, 2008, p. 175). Pour Schaufeli, Taris et
Bakker (2008), c’est à cette deuxième dimension qu’est associée la nature compulsive
ou obsessionnelle qu’entretient le travailleur vis-à-vis le travail.
D’autres définitions du workaholism ont été proposées au fil du temps. Récemment,
celle de Snir et Zodar (2008) met de l’avant trois caractéristiques du workaholism,
toutes trois associées à la dimension psychologique et cognitive : « l’engagement
cognitif permanent envers le travail, une attirance plus forte envers le travail que les
loisirs, et l’état affectif plus positif lors du travail qu’à l’occasion des activités de
loisirs » (Snir et Zodar, 2008, cité dans Grebot et al., 2011). Par ailleurs, d’autres
chercheurs ont insisté sur l’idée selon laquelle le workaholism est une tendance
62
compulsive à travailler qui ne met pas en cause des exigences externes, dont celles
provenant de l’organisation ou du contexte professionnel par exemple (Schaufeli,
Taris et Bakker, 2008). Pour cette raison, le fort investissement au travail, expliqué
par des facteurs extrinsèques, tels que l’importance des charges financières ou encore
le style de culture organisationnelle, échappe à la définition du workaholism et ce,
même si ces facteurs peuvent avoir favorisé initialement le surinvestissement au
travail.
L’explication théorique la plus fréquente du workaholism repose sur la théorie de
l’addiction. Ce comportement atypique serait ici la conséquence d’une dépendance
psychologique de l’individu envers son travail. Cette dépendance se crée lorsqu’un
individu abuse de manière continue d’une « substance » (ici le travail) et que celle-ci
devient une nécessité psychologique, pour développer son estime de soi par exemple.
Le modèle médical de l’addiction propose quant à lui une explication physique de la
dépendance au travail. Selon ce modèle, une personne deviendrait physiquement
« addictive » par l’ingestion répétée d’une substance, qui créerait une relation
chimique avec le corps, comme dans le cas de consommation de drogues. Appliquée
à la situation de travail, le stress et les longues heures de travail favoriseraient la
production de l’adrénaline, de laquelle certains travailleurs deviendraient dépendants.
Les réserves émises quant au pouvoir explicatif de cette théorie de l’addiction
(McMillan et O’Driscoll, 2008 ; McMillan et coll., 2001 ; Golden et Altman, 2008)
ainsi que les difficultés méthodologiques et empiriques rencontrées pour mettre à
l’épreuve l’hypothèse d’une telle dépendance psychologique, ont mené certains
chercheurs vers d’autres pistes d’explication (McMillan et coll., 2001). Relevons plus
particulièrement la théorie « des traits de personnalité » (Trait Theory), qui explique
ce phénomène à partir de caractéristiques personnelles et psychologiques. Ces
caractéristiques prédisposeraient certaines personnes à développer des comportements
compulsifs envers le travail parmi lesquelles on retrouve notamment le
perfectionnisme, le sentiment de l’urgence, la difficulté à déléguer et l’impatience
(McMillan et O’Driscoll, 2006 ; Spence et Robbins, 1992). Le développement de
63
comportements assimilés au workaholism serait exacerbé par la présence conjointe de
traits de personnalité spécifiques et d’un environnement de travail stressant.
Enfin, d’autres études se sont attachées à distinguer différents types de workaholics.
Ces types s’échelonnent sur un continuum allant du travailleur « passionné » au
travailleur « addictif » en passant par le travailleur « enthousiaste » (Burke et
Fiksenbaum, 2009 ; Burke, 2006 ; Douglas et Morris, 2006 ; Spence et Robbins,
1992). Ces études suggèrent ainsi que le workaholism puisse présenter des formes
plus positives dans lesquelles la passion et la satisfaction au travail (work enjoyment)
apparaissent comme des éléments importants à considérer (Forest, Mageau, Sarrazin
et Morin, 2011 ; McMillan et O’Driscoll, 2008). La typologie bien connue de Spence
et Robbins (1992) (qui est présentée dans le tableau 3 ci-dessous) est un exemple
pouvant illustrer cette affirmation, alors que les trois premiers types participent
fortement au travail mais se distinguent selon le plaisir éprouvé envers le travail et le
caractère compulsif ou non de cette forte participation.
Tableau 3 : Catégories de travailleurs selon Spence et Robbins, 1992
Participation au
travail (work
involvement)
Caractère compulsif
(driven)
Plaisir au travail
(work enjoyment)
Travailleurs
enthousiastes Élevée Faible Élevé
Workaholics Élevée Élevé Faible
Workaholics
enthousiastes Élevée Élevé Élevé
Travailleurs « relax » Faible Faible Élevé
Travailleurs non
engagés
Faible Faible Faible
Travailleurs
désenchantés Faible Élevé Faible
Appuyés sur la distinction que font Vallerand et ses collaborateurs (2003) entre la
passion harmonieuse et la passion obsessive (contrôlable vs incontrôlable), l’étude de
Forest, Mageau, Sarrazin et Morin (2011) va aussi dans ce sens. Cette équipe a étudié
64
les liens entre le type de passion développée dans le milieu de travail et la santé
mentale. Les résultats indiquent globalement que les travailleurs et travailleuses qui
ont développé une passion harmonieuse au travail, c’est-à-dire qui ont un désir
intense mais contrôlable de s’investir dans leur activité de travail, parviennent à
maintenir un état psychologique et une santé mentale positive, contrairement aux
travailleurs qui ont développé une passion obsessive. La passion harmonieuse
permettrait alors de satisfaire des besoins psychologiques d’autonomie, de
compétence et d’affiliation sociale, et le fort investissement au travail serait positif
pour l’individu.
Au regard de ces études axées sur les caractéristiques psychologiques du travailleur
fortement investi au travail, une nouvelle approche récente propose de s’appuyer sur
les modèles transactionnels du stress pour étudier et mieux comprendre le
workaholism. Ces modèles reposent sur la conception selon laquelle « l’individu au
travail évalue les enjeux positifs (défi, gain) ou négatifs (perte, menace) des
demandes professionnelles et estime les ressources (cognitives, émotionnelles,
comportementales) dont il dispose pour y faire face » (Grebot, 2013, p. 96). Cette
nouvelle approche a l’intérêt d’intégrer des facteurs organisationnels à la théorisation.
Elle a aussi pour particularité, comme le mentionne l’auteure, d’aborder l’étude de ce
phénomène à partir de l’évaluation que la personne fait de la situation et dont le
résultat peut être tant positif que négatif, et ce, à trois niveaux : pour la personne, pour
le travail et pour les relations professionnelles et extra-professionnelles :
« Ces multiples évaluations peuvent avoir une issue positive (salutogène)
ou négative (pathogène) pour la personne en termes de bien-être ou de
mal-être, pour le travail en termes de performance ou d’improductivité, et
pour les relations professionnelles et extra-professionnelles en termes
d’équilibre ou de déséquilibre » (Grebot, 2013, p. 96).
Au final, cette nouvelle approche du workaholism combine ici des facteurs
organisationnels reliés au stress, une évaluation par la personne des enjeux et des
ressources dont elle dispose (et des stratégies anticipées pour y faire face) de même
que des caractéristiques psychologiques. Cette nouvelle proposition apparaît
65
intéressante notamment parce qu’elle reconnaît le rôle des demandes provenant de
l’organisation dans le développement de cette conduite, mais elle reste pour l’instant
plutôt marginale dans le large éventail des études portant sur le workaholism.
2.2.1.2 L’engagement au travail : une identification du sujet à son travail
Parallèlement aux travaux sur le workaholism et dans le souci de développer un
courant de recherche plus positif des conduites d’investissement intensif au travail,
des chercheurs se sont attardés à distinguer les comportements associés au
workaholism de ceux qui n’en sont pas (Douglas et Morris, 2006 ; Schaufeli, Taris et
Rhenen, 2008). Certains ont ainsi proposé une nouvelle acception du concept
d’engagement au travail, à distance des approches et utilisations classiques de ce
concept en psychologie du travail et des organisations. Inscrit dans le large champ de
la psychologie de la santé occupationnelle, ce concept se rapporte à un construit
psychologique qui repose essentiellement sur la forte identification de l’individu à
son travail et sur le haut niveau d’énergie qu’il y consacre (Bakker, Schaufeli, Leiter
et Taris, 2008 ; Schaufeli, Salanova, Gonzalez-Roma et Bakker, 2002). Trois
dimensions permettent de décrire l’engagement au travail selon cette acception
(Schaufeli et al., 2002) : 1) le haut niveau d’énergie consacrée au travail, la capacité
de résilience et la persévérance dans les situations difficiles (vigor) ; 2) le fort
investissement psychologique envers le travail, ainsi que le sens du
professionnalisme, l’enthousiasme, la fierté et le désir de relever des défis
(dedication) ; 3) enfin, la grande concentration vis-à-vis du travail à faire (le temps au
travail passe très rapidement), alliée à la difficulté à se détacher du travail
(absorption).
Les concepts de workaholism et d’engagement au travail ont en commun de
caractériser des travailleurs qui, d’une part, exercent un nombre d’heures jugé
excessif et, d’autre part, ont un rapport généralement positif envers leur travail
(Schaufeli, Taris et Rhenen, 2008). Cependant, ils se distinguent au moins à deux
égards. Premièrement, l’environnement de travail est perçu beaucoup plus
négativement par les workaholics que par les travailleurs engagés envers leur travail.
66
Si les workaholics ont le sentiment d’être surchargés, d’obtenir peu de soutien de la
part de leurs collègues et de leur superviseur et d’avoir peu de contrôle sur leur
travail, ce n’est pas le cas des travailleurs engagés (Bakker et coll., 2008 ; Schaufeli,
Taris et Rhenen, 2008). Deuxièmement, les personnes engagées, contrairement aux
workaholics, entretiennent d’importantes et satisfaisantes relations sociales en dehors
du travail (ex. les relations interpersonnelles développées dans le cadre d’activités de
loisir et dans les sphères de la vie personnelle) (Schaufeli, Taris et Rhenen, 2008).
Des travaux réalisés selon cette perspective ont montré que des ressources
personnelles et des traits de personnalité sont susceptibles de favoriser l’engagement
au travail. Il s’agit principalement de l’optimisme, du sentiment d’efficacité
personnelle ainsi que d’une forte estime de soi (Bakker et coll., 2008). Certains
prédicteurs relatifs à l’environnement et à l’organisation du travail ont aussi été
identifiés. Une étude longitudinale fondée sur le modèle de stress au travail « Job-
Demand-Resource » et réalisée par Mauno et ses collaborateurs (2007) fait ressortir
que les ressources de l’emploi (job resources), définies par le soutien social offert par
les collègues et le superviseur ainsi que par la possibilité d’accroître le contrôle sur la
réalisation de son travail, permet davantage de prédire l’engagement individuel au
travail que les demandes du travail (job demands), telles que la surcharge, l’ambiguïté
du rôle et l’insécurité de l’emploi. Ainsi, l’autonomie dont le travailleur dispose dans
la réalisation de son travail, le fait d’avoir une bonne supervision et de bénéficier d’un
fort soutien social de ses collègues ainsi que d’une rétroaction sur ses performances
de travail sont autant de ressources organisationnelles qui favorisent l’engagement au
travail (Bakker et coll., 2008 ; Mauno et coll., 2007). Autrement dit, si l’engagement
au travail se définit d’abord et avant tout par la dimension psychologique, il est
généralement soutenu par un contexte professionnel positif.
2.2.1.3 L’engagement organisationnel : une identification du sujet à son
organisation
Au regard du sujet qui nous occupe, le concept d’engagement organisationnel peut
apporter des éléments de réponse intéressants et pertinents. Tout comme
67
l’engagement au travail, ce concept réfère ici aussi à un construit psychologique. Il se
définit globalement comme une construction, par l’individu, d’un lien émotionnel
envers l’organisation. Trois types de liens sont observés et répondent à des formes
d’engagements différents (Meyer et Allen, 1991; Meyer et Herscovitch, 2001). En ce
qui concerne la dimension affective, les individus qui s’identifient fortement à leur
organisation et partagent avec elle des valeurs similaires s’engageront vis-à-vis de
celle-ci lorsque leurs expériences de travail répondent à leurs attentes et à leurs
valeurs. À propos de la dimension nécessité, les individus consolideront plutôt leur
engagement face à l’organisation en raison des avantages matériels qu’ils retirent de
leur travail et de la perception qu’ils ont des coûts élevés qu’ils subiraient en la
quittant. Enfin, pour la dimension morale, les individus qui ont une éthique
professionnelle élevées développeront un engagement moral envers l’organisation,
qui repose sur « un processus de socialisation qui crée chez les employés une forme
d’obligation éthique ou de sens de réciprocité envers l’organisation » (Rouillard et
Lemire, 2003, p. 5). Selon cette forme d’engagement, comme l’entreprise nous
donne, on se sent en retour redevable.
Au cœur de la compréhension des dynamiques en jeu dans la construction et la
consolidation des rapports individu-organisation et de l’engagement organisationnel,
le « contrat psychologique », appuyé sur les fondements théoriques de l’échange
social, a particulièrement attiré l’attention des chercheurs dans le contexte du
développement des relations d’emploi contemporaines (Guerrero, 2003). La théorie
de l’échange social est issue d’une combinaison de divers modèles de psychologie
sociale (Anderson et Schalk, 1998) et vise à expliquer plus particulièrement les
relations et les obligations sociales entre deux parties. L’échange social est ainsi
entendu comme un ensemble d’obligations réciproques non écrites et implicites qui
lient deux parties ; chacune des deux a confiance que ces obligations seront assumées
par l’autre (Blau, 1964, cité dans Coyle-Shapiro et Conway, 2005).
Dans la sphère professionnelle, le « contrat psychologique » (Rousseau, 1990) réfère
aux obligations qui lient l’organisation et son employé. Les deux parties concernées
par ce contrat doivent se soumettre réciproquement aux obligations implicites qui en
68
découlent. Pour Rousseau, ce sont les travailleurs qui formulent les obligations et les
attentes implicites de ce contrat et qui interprètent subjectivement, à partir des actions
de l’organisation, si le contrat a été ou non respecté. Le plus souvent, le contrat
psychologique est de type relationnel, c’est-à-dire qu’il s’inscrit dans une relation à
long terme entre le salarié et l’organisation. Il est ainsi fondé sur un engagement élevé
de la part du salarié envers celle-ci, en retour d’une forte sécurité d’emploi. Il peut
également être transactionnel. Dans ce cas, l’employé perçoit que le contrat
psychologique repose sur une relation temporaire, fondée principalement sur des
motifs économiques. Relevons que pour Guerrero (2003) cependant, les promesses
explicites faites par l’employeur doivent aussi être prises en compte dans la définition
du contrat psychologique.
Le contrat psychologique est étroitement associé à l’engagement organisationnel
puisque le fait que l’organisation respecte ou non ce contrat a, du point de vue des
travailleurs, des effets positifs ou négatifs sur leur engagement et leurs
comportements au travail (Guerrero, 2003), notamment sur leur mobilité mais aussi
sur leur investissement – et surinvestissement – dans l’organisation (Rouillard et
Lemire, 2003). Dans ce dernier cas et à la lumière des dimensions de l’engagement
organisationnel évoquées ci-haut, on peut présumer que trois motifs d’échange social
pourraient favoriser ce surinvestissement dans l’organisation : une parfaite adéquation
entre les valeurs de la personne et celles mises de l’avant par l’organisation ; une
évaluation négative des coûts que pourraient engendrer le départ de l’organisation,
tels des coûts salariaux ou des coûts pour la carrière, et le désir d’y rester « à tout
prix » ; le sentiment de devoir beaucoup à l’organisation et d’y être lié par une
obligation éthique.
Le bref tour d’horizon de ces approches centrées sur la personne amène à distinguer
deux pôles de la conduite d’investissement intensif au travail : un pôle négatif, qui se
caractérise par l’addiction et la dépendance envers le travail, et un pôle positif, celui
de l’investissement personnel choisi dans le travail et dans la vie professionnelle.
Développées sous cet angle psychologique, ces approches expliquent l’investissement
69
intensif au travail à partir de pressions internes (ex. fort besoin de reconnaissance) ou
de valeurs personnelles (ex. choix de vie, préférences envers le travail).
2.2.2 Les approches explicatives centrées sur les interactions entre
fonctionnement organisationnel et fonctionnement psychique
C’est dans le champ des cliniques du travail (Lhuilier, 2006) que la psychodynamique
du travail et la sociologie clinique se sont intéressées aux conduites d’investissement
intensif au travail (Aubert et de Gaulejac, 1991 ; Aubert, 2003 ; Dejours, 2004 ;
Gaulejac, 2008a, 2008b ; Marzano, 2004). Désigné comme « hypertravail »,
« hyperactivité au travail » ou « activisme professionnel », cet investissement intensif
au travail est défini globalement comme « une surcharge de travail, dépassant de
façon significative une charge dite « normale » : elle se manifeste de façon soutenue
dans le temps et est acceptée volontairement, voire avec enthousiasme » (Rhéaume,
2006, p. 19). Dans ces approches, l’explication de l’hypertravail est à rechercher dans
l’articulation entre fonctionnement organisationnel et fonctionnement psychique : elle
est resituée dans le cadre des changements sociaux et organisationnels en cours,
marqués notamment par l’excès, l’urgence et la recherche constante de performance
au travail.
2.2.2.1 L’hyperactivité au travail : une défense psychique face aux contraintes de
l’organisation du travail
Attachée à rendre compte de la « normalité » au travail, la psychodynamique du
travail (Dejours, 1993) a mis en exergue le rôle de défenses non seulement
individuelles, mais aussi collectives dans le maintien de cette normalité. Celle-ci se
définit comme un équilibre instable entre la souffrance occasionnée par les
contraintes liées à l’organisation du travail et ces défenses inconscientes.
Selon cette approche, l’identité est « l’armature de la santé mentale », renvoyée à un
mécanisme psychologique essentiel et par lequel l’humain se constitue. L’identité est
bien sûr subjective mais aussi relationnelle, puisque sa construction exige une
70
reconnaissance des autres, une certaine « objectivation » (Molinier, 2006). Le travail,
de par son importance dans la construction identitaire (au cœur de l’identité
individuelle et collective selon cette approche), est ainsi considéré comme une
condition essentielle de protection de la santé mentale (Dejours, 1993).
La psychodynamique du travail s’intéresse à la manière subjective dont le sujet
s’approprie l’activité de travail, à la façon dont il dégage les espaces et les marges de
manœuvre pour soutenir le travail et ses contraintes (Molinier, 2006). Parce qu’il est
confronté au « réel du travail », c’est-à-dire à la réalité du travail telle qu’elle se
présente à lui et à ce qui n’a pas été prévu, l’activité de travail est un espace où la
subjectivité du travailleur est sollicitée. Selon Molinier, « c’est par la rencontre avec
le réel que le sujet éprouve la vie en soi » (p. 76). Le travail peut ainsi permettre à
l’individu de se réaliser, de développer ses compétences et d’être reconnu : le travail
peut être source de plaisir. Le travail peut aussi être source de souffrance, par
exemple lorsque les conditions dans lequel il s’exerce ne lui permettent plus de
développer ses compétences ou d’être reconnu. Dans ces cas, l’individu (ou le
collectif, c.f. les idéologies défensives de métier) mettrait en place des mécanismes de
défense pour faire face à la situation de travail, en vue de se protéger de la souffrance
que ces conditions engendrent pour lui.
Tout comme pour l’activité, l’hyperactivité professionnelle est d’abord le fruit d’un
engagement de la subjectivité au travail en ce sens que l’activité est nécessairement
« subjectivation de la matière, de l’outil ou de l’objet technique » (Dejours, 2004). Au
fil du temps et à force d’intensité, cette accélération – et/ou extension – des activités
professionnelles entraînerait cependant une rupture du sujet avec sa subjectivité :
« Mais le fait est qu’à partir d’un certain niveau d’intensité (de
cadence par exemple) ou d’extensivité (la durée de la journée de travail
par exemple), l’activité entre en concurrence avec la subjectivité. La
surcharge de travail met en péril les conditions nécessaires au jeu du
fantasme, de l’imagination et de l’affectivité » (Dejours, 2004, p. 26).
Pour Dejours (2004), l’hyperactivité professionnelle serait surtout une réponse
individuelle ou collective – muée en défense – à la souffrance vécue au travail face
71
aux contraintes de l’organisation du travail. En réponse à un contexte de surcharge et
confrontées à des rythmes de production difficiles à soutenir, les personnes
accélèreraient le rythme des activités de travail en vue de préserver leurs identités
individuelle et collective, constamment menacées. Une des réponses possibles au
spectre de cette souffrance psychique consisterait alors à travailler encore plus, à
accroître les activités et la cadence de travail pour bloquer et faire taire les émotions
et les affects qui nuisent à la concentration et à la performance attendue au travail.
« L’autoprescription » de travail supplémentaire serait ainsi une réponse individuelle
(ou collective) à classer au rang de ces défenses psychiques qui permettent « de ne
pas penser ce qui fait souffrir dans le travail », qui évitent, par exemple, d’avoir à
« reconnaître que la mission qui nous a été confiée est irréalisable et que l’on n’est
pas le “surhomme” attendu » (Molinier, 2006, p. 191). Le fort investissement au
travail permettrait alors de nier le réel du travail tel qu’il se présente au travailleur,
source de souffrance.
Dans le cas des collectifs de travail, il apparaît que la puissance de l’imaginaire
social, c’est-à-dire des représentations partagées par un groupe, est fortement mise en
cause dans l’adoption de ces conduites d’hyperactivité. Par exemple, l’imaginaire du
« champion » observé dans certaines professions (sélection rigoureuse à l’entrée et
formation d’une image basée sur celle d’une élite) amène les travailleurs d’un même
collectif à « tout faire » pour préserver cette image d’eux-mêmes et de la profession et
pour être reconnus dans ce qu’ils font (Molinier, 2006). L’étude de Maranda et de ses
collègues (2006, 2009), menée auprès de médecins généralistes, illustre bien ce type
de stratégies déployées par un collectif qui, lorsqu’elles se radicalisent, deviennent
une « idéologie défensive de métier » destinée à protéger l’idéal professionnel. Un
idéal soutenu, chez ce groupe professionnel, par une forte culture de la performance,
une imposante charge de travail et l’octroi d’importantes responsabilités. Puisque le
travail se trouve au cœur de l’identité et s’avère une condition importante de la santé
mentale, cette fusion entre identité et idéalité (c’est-à-dire « l’idéal » forgé pour la
profession vers ce qu’elle pourrait devenir), et l’exploitation de celle-ci par
72
l’organisation, crée une situation fortement pathogène pour les travailleurs (Maranda
et al., 2009).
On voit comment l’imaginaire social peut donner lieu à l’exploitation, par
l’organisation et dans l’exercice du métier, de l’idéalité qui soutient la construction
identitaire. L’approche de la psychodynamique du travail (Carpentier-Roy et Vézina,
2000 ; Dejours, 1993; Maranda et al., 2006 ; Molinier, 2006), en se centrant sur les
dimensions défensives des processus de co-construction de normes collectives qui,
lorsqu’elles se rigidifient, deviennent des idéologies défensives de métier, montre
bien à quel point les conduites d’hypertravail relèvent aussi de ces instances
intermédiaires par excellence que sont les groupes et les collectifs de travail.
La sociologie clinique du travail met l’accent sur ce type de dynamique dans une
approche où il est moins question de « défenses » psychiques contre les contraintes de
l’organisation que de « résonances » psycho-organisationnelles, c’est-à-dire d’une
mise en résonance du fonctionnement psychique du sujet et du fonctionnement
organisationnel.
2.2.2.2 L’hypertravail : un effet de résonance au sein d’un système psychique
organisationnel
Au croisement de la sociologie et de la psychanalyse, la sociologie clinique du travail
(Enriquez, 1993 ; de Gaulejac et Roy, 1993 ; de Gaulejac, Aubert et Navridis, 1997 ;
de Gaulejac, Hanique et Roche, 2007 ; Pagès, de Gaulejac, Bonetti et Descendre,
2009) a pour objet de dénouer les « nœuds complexes entre les déterminismes
sociaux et les déterminismes psychiques dans les conduites des individus et des
groupes, ainsi que dans les représentations qu’ils se font de ces conduites » (de
Gaulejac et Roy, 1993, p. 14). Les conduites humaines au travail sont ici comprises
comme le fruit de quatre types de déterminations – sociales, organisationnelles,
groupales et psychiques – qui s’influencent réciproquement et se transforment.
La sociologie clinique du travail conçoit les phénomènes humains et sociaux comme
des phénomènes en mouvement. Tel que le rappelle Dujarier (2006), la démarche
73
habituelle consiste tout d’abord à analyser le système organisationnel d’un côté, et la
structure psychique individuelle d’un autre côté. Elle vise ensuite à établir et à mettre
en dialogue les correspondances entre les deux, pour discerner comment les visions et
les messages portés par l’organisation peuvent et viennent se greffer aux aspirations
du sujet. Il n’y a ainsi a priori pas de déterminismes sociaux ou psychiques capables
d’expliquer pour tous et dans tous les cas les conduites humaines au travail. Ce sont
plutôt des interactions et des mises en résonance particulière, entre une organisation
et un individu, qui créent des espaces « intermédiaires » suffisamment ouverts pour y
intégrer les désirs des sujets et les désirs des organisations.
Aubert et de Gaulejac (1991) proposent le modèle du système psychique
organisationnel pour rendre compte de ces interactions. Ce modèle repose sur le
postulat selon lequel l’individu et l’organisation forment un système et sur le principe
d’une mise en résonance du fonctionnement psychique du sujet et du fonctionnement
organisationnel. En fait, si les individus et les organisations poursuivent des objectifs
distincts, ils partagent et s’entendent toutefois sur une zone intermédiaire, qui tient
compte à la fois du fonctionnement individuel et du fonctionnement organisationnel.
D’un côté, on peut dire que les organisations récentes attendent des individus qu’ils
soient motivés par la réussite professionnelle, par la recherche de performance et par
la reconnaissance de leurs initiatives personnelles. Elles mettent ainsi en place une
structure sociale qui permet de déployer de tels comportements. Les entreprises
« chercheraient à produire un certain type d’individus, à le façonner à leur image, à
l’adapter à leurs exigences » pour fonctionner efficacement dans l’environnement
économique et concurrentiel qui caractérise le contexte actuel (Aubert et de Gaulejac,
1991, p. 256). D’un autre côté, « les individus investissent les organisations à partir et
en fonction de leur propre fonctionnement psychique (investir = choisir et agir sur).
Ils cherchent à adapter les entreprises à leurs propres désirs […]. Ils inventent des
règles, des procédures, des dispositifs » (Aubert et de Gaulejac, 1991, p. 256). Ils
influencent ainsi l’organisation et le travail d’organisation. Ils cherchent à les adapter
à leurs besoins, à leurs désirs et à leurs aspirations – occuper des positions sociales
prestigieuses, par exemple – dans un contexte où l’entreprise devient une institution
qui est de plus en plus perçue comme porteuse de projets personnels et capable de
74
donner du sens à la vie (Aubert et de Gaulejac, 1991 ; Dujarier, 2008). Les auteurs
parlent alors de « résonances » ou de « correspondances psycho-organisationnelles »
en référence à l'union existant entre les aspirations des sujets, par exemple la
réalisation de soi, et les visées de l’entreprise, par exemple la recherche de
l’excellence. Une fois mis en place, ce système psychique organisationnel vient
s’imposer aux travailleurs et l’organisation en vient alors à exercer une emprise très
forte sur ces derniers (Pagès, de Gaulejac, Bonetti et Descendre, 2009).
Les organisations modernes se sont développées autour de la recherche continuelle de
l’atteinte d’un idéal organisationnel, rendue possible par la mise en résonance avec la
recherche (et la promesse) de l’atteinte d’un idéal de soi. Cet idéal de soi est par
ailleurs à rechercher dans l’histoire de vie du sujet puisque c’est cette histoire, inscrite
plus largement dans une histoire familiale et une histoire sociale, qui participe à la
mise en place de déterminations psychiques particulières (voir à ce propos
« L’Histoire en héritage, roman familial et trajectoire sociale », de Gaulejac, 1999).
Pris dans les filets de ces déterminismes psychiques issus de son histoire, le sujet peut
alors voir détourné ses ambitions et ses visées personnelles au profit de l’atteinte des
objectifs organisationnels. Au point que cette histoire personnelle vécue peut faire en
sorte qu’une personne se sente si particulièrement interpelée par le modèle de la
réussite et de l’excellence proposé par une organisation, qu’elle participe à la
transformation de l’organisation en ce sens (Aubert et de Gaulejac, 1991). Selon cette
conception axée sur la résonance psycho-organisationnelle, la conduite
d’investissement intensif au travail – d’hypertravail – s’enracine dans une
« manipulation sociale de l’imaginaire individuel » (Dejours, 2004). C’est d’ailleurs
aussi une forme de manipulation que de donner à croire à l’atteinte d’un idéal
organisationnel: un tel idéal est inatteignable puisqu’il constitue justement une
représentation idéalisée – donc magnifiée – de ce que serait une organisation idéale
(Dujarier, 2006).
Il semble que la sociologie clinique et la psychodynamique du travail – tout en
mettant en valeur le rôle important de la subjectivité dans la construction du rapport
au travail des sujets – échappent au risque d’une explication essentiellement
75
psychologique du phénomène, telle que celle suggérée par les approches centrées sur
les attitudes ou sur les traits de personnalité. Ces approches en clinique du travail
montrent le pouvoir de l’inconscient et le rôle des mécanismes psychiques dans le
développement de processus susceptibles d’amener les travailleurs et travailleuses à
adopter des conduites d’investissement intensif au travail en apparence
« volontaires ». Elles montrent aussi le rôle des organisations et de l’organisation du
travail dans les mécanismes psychiques à l’origine de ces conduites, par exemple par
le détournement des quêtes personnelles au profit de l’atteinte des objectifs
organisationnels.
2.3 Des modèles descriptifs plurifactoriels et des modèles
explicatifs spécifiques
D’autres modèles explicatifs du fort investissement au travail ont été proposés. Si
plusieurs recherches récentes ont mis en évidence le rôle de facteurs économiques,
organisationnels, sociaux, culturels et psychologiques spécifiques corrélés au
phénomène des longues heures de travail (par ex. Blair-Loy, 2004; Golden, 2009;
Hewlett et Luce, 2006; Reynolds, 2004; Sharone, 2004), nous souhaitons nous
attarder ici sur des modèles explicatifs des conduites d’investissement intensif au
travail. Il s’agit le plus souvent de modèles élaborés à partir de l’analyse de
l’interaction entre plusieurs facteurs. Parmi ceux-ci, les facteurs liés à l’organisation,
à l’emploi, à la situation familiale et personnelle du travailleur, ont été vérifiés
statistiquement.
Parmi les modèles repérés, cinq d’entre eux ont particulièrement retenu notre
attention en raison de leur ancrage psychosocial et de leur cadre d’analyse
multidimensionnel, plus proches des préoccupations qui font l’objet de cette thèse.
Nous les avons distingués selon qu’il s’agit de modèles descriptifs visant à intégrer
plusieurs facteurs, ou qu’il s’agit de modèles développés à partir de théories
spécifiques.
76
2.3.1 Des modèles descriptifs plurifactoriels
2.3.1.1 Le modèle « intégrateur » de Feldman (2002)
Feldman a proposé en 2002 un modèle d’analyse multifactoriel visant à mieux
comprendre sous quelles conditions les cadres consentent à augmenter les heures
allouées au travail et ainsi à travailler plus de 40 heures par semaine. Élaboré et
construit sur la base d’une recension exhaustive des écrits scientifiques, ce modèle
inclut une multitude de facteurs. Il regroupe des facteurs individuels (parmi lesquels
sont considérés, notamment, le statut familial et les intérêts personnels), des facteurs
reliés à l’emploi (par ex. les défis offerts par l’emploi, l’organisation du temps et du
lieu de travail), des facteurs organisationnels (par ex. le leadership, la culture
organisationnelle et le processus de sélection), ainsi que des facteurs économiques
(par ex. la pression concurrentielle et la profitabilité de l’entreprise).
Chacun de ces facteurs a été sélectionné sur la base de ses liens apparents avec la
propension des personnes à allonger le temps de travail et même à travailler de
longues heures. Dans le modèle proposé, ces liens sont envisagés sous la forme de
vingt-trois hypothèses. Pour illustrer, une des deux hypothèses liées au facteur
« statut familial » suppose que les cadres sans jeunes enfants à la maison sont plus
susceptibles de travailler de longues heures que les cadres qui ont de jeunes enfants à
la maison (Feldman, 2002, p. 344).
Ces hypothèses sont formulées sur la base de résultats probants énoncés dans les
écrits scientifiques, ce qui amène Feldman (2002) à proposer un modèle fondé sur 4
dimensions et 17 facteurs pour rendre compte des conduites d’investissement au
travail (cf. figure 1, ci-dessous).
77
Figure 1 : Le modèle multidimensionnel de Feldman: « Managers’ Propensity to
Work Long Hours ».
© Feldman. Traduction en français par l’auteure.
Ce modèle est intéressant à au moins deux égards. Il l’est d’abord parce qu’il met de
l’avant le rôle de nombreux facteurs susceptibles d’amener la personne à accroître le
temps investi au travail. Il l’est ensuite en raison de son approche
multidimensionnelle, faisant ainsi reposer l’explication de ces conduites sur plusieurs
niveaux, à la fois individuel, organisationnel, économique et de l’emploi. Par contre,
on ne peut que regretter le fait que ce modèle n’ait pas été testé empiriquement. Pour
cette raison, cette modélisation ne fait pas la lumière sur les facteurs les plus
déterminants dans la propension des cadres à travailler de longues heures, de même
qu’elle n’éclaire pas non plus les interactions et les jeux d’influence susceptibles de
lier de manière particulière ces différents facteurs et dimensions.
FACTEURS
INDIVIDUELS
Statut démographique
Statut familial
Personnalité
Intérêts personnels
FACTEURS
ORGANISATIONNELS
Leadership et culture
Processus de sélection et
d’attrition
Processus de socialisation
Temps monochronique :
linéaire et planifié
PROPENSION
DES CADRES À
TRAVAILLER
DE LONGUES
HEURES FACTEURS LIÉS À
L’EMPLOI
Visibilité du travail
Tangibilité des résultats
Critères d’évaluation de la
performance
Les défis du travail
Le temps et le lieu de
travail
Les conditions de travail
FACTEURS
ÉCONOMIQUES
Pressions compétitives
Profits en déclin
Menace de licenciements
78
2.3.1.2 Le modèle « comparatif » de Brett et Stroh (2003)
C’est auprès de cadres masculins en situation de très longues heures de travail – 61
heures et plus par semaine – que Brett et Stroh (2003) ont cherché des réponses à ces
conduites d’investissement intensif au travail : pourquoi ces cadres travaillent-ils
autant ?
Le modèle proposé par ces auteures compare des raisons de nature économique,
sociale, psychosociale et psychologique. Les auteures ont testé cinq hypothèses
auprès d’un vaste échantillon regroupant 471 hommes et 86 femmes qui travaillent au
moins 35 heures par semaine, permettant ainsi de comparer les résultats obtenus pour
l’ensemble de l’échantillon avec la population cible. Les cinq hypothèses sont les
suivantes :
1) Deux hypothèses sont liées au compromis travail-loisirs et aux retombées
économiques qui en découlent :
Hyp. 1 : Plus les cadres travaillent, moins ils s’investiront dans les
loisirs ;
Hyp. 2 : Moins les cadres s’investissent dans les loisirs et plus ils
gagnent de l’argent ;
2) Une hypothèse est liée à la contagion sociale du milieu de travail et du
secteur d’activités :
Hyp. 3 : Les cadres qui travaillent les plus longues heures sont plus
susceptibles d’être concentrés dans les entreprises des services
financiers que dans d’autres entreprises ;
3) Une hypothèse porte sur le travail comme répit émotionnel :
Hyp. 4 : Les cadres qui travaillent de longues heures sont plus stressés
et plus insatisfaits de leur vie conjugale et familiale ;
79
4) Une hypothèse associe travail et récompenses psychologiques et
intrinsèques :
Hyp. 5 : Les cadres qui travaillent de longues heures sont ceux les plus
satisfaits au travail et les plus investis psychologiquement.
Cette recherche a montré que l’hypothèse des récompenses intrinsèques et
psychologiques est celle qui propose la meilleure explication à ce fort investissement
au travail pour cette population de travailleurs et travailleuses. Plus précisément, la
forte estime de soi, le succès de la carrière et le sentiment d’accomplissement
personnel apparaissent particulièrement forts en comparaison des autres sources de
motivations mises en examen.
Cette recherche a la qualité de mettre de l’avant différentes motivations tant
économiques, sociales, psychosociales que psychologiques et de les comparer entre
elles pour comprendre les conduites d’investissement intensif au travail. Elle permet
de saisir celle qui a le plus de poids et donc, le plus fort pouvoir explicatif de cette
conduite. Par contre, cette recherche ne met pas en lumière les interrelations qui
peuvent lier ces hypothèses entre elles, par exemple entre l’accroissement des
récompenses psychologiques tirées du travail au regard de la faible satisfaction
éprouvée dans la vie conjugale.
Plus globalement, relevons que de telles démarches déductives de vérification
d’hypothèses ferment la porte à l’émergence et à la mise en évidence de nouvelles
pistes d’explication et de nouvelles hypothèses, qui pourraient plus facilement
émerger dans le cadre d’une démarche inductive.
80
2.3.2 Des modèles explicatifs référés à des théories spécifiques
2.3.2.1 La théorie de l’identité sociale et les hypothèses identitaires de Ng et
Feldman (2008)
Dans cette étude récente de Ng et Feldman, la théorie de l’identité sociale de Meyer
et al. (2006) est mise au service de la compréhension des conduites d’investissement
intensif au travail. Cette théorie suppose que les individus développent leur identité
sur la base des rôles sociaux qu’ils occupent et, plus globalement, sur la base des
groupes auxquels ils s’identifient le plus (on parlera alors d’identités sociales). Selon
cette perspective, l’identité se développe et se consolide sous l’effet de valeurs et de
croyances partagées et internalisées avec les groupes d’appartenance, et sur la base du
respect mutuel. Les individus investiront plus de temps et d’énergie dans les activités
qui valident et renforcent leur identité et inversement. Sous cet angle, les conduites
d’investissement intensif au travail sont fortement liées à l’intensité des affinités
qu’elles entretiennent avec diverses formes d’identités sociales et à leur importance
relative (c’est-à-dire l’une par rapport à l’autre) pour l’individu.
Pour Ng et Feldman (2008), trois formes d’identités sociales seraient particulièrement
saillantes pour expliquer et comprendre le fort investissement temporel au travail;
l’identité organisationnelle, l’identité occupationnelle et l’identité familiale. Chacune
de ces identités sociales est opérationnalisée par une série de facteurs identifiés dans
les écrits scientifiques.
Par exemple, l’identité organisationnelle est opérationnalisée par deux facteurs
reconnus pour accroître l’identification à l’organisation et augmenter les heures
allouées au travail, et déclinés en différents indicateurs. Le premier facteur concerne
le soutien organisationnel à l’employé. Ce soutien peut se manifester par exemple par
la sécurité d’emploi, l’autonomie dans l’emploi et l’ouverture manifeste à la
formation continue. Le second facteur a trait au renforcement positif des avantages
perçus à être membre d’une organisation, par exemple s’ils peuvent bénéficier de
récompenses spécifiques, comme des bonus.
81
L’identité occupationnelle est quant à elle opérationnalisée par des facteurs liés à la
carrière : le succès de carrière (ex. salaire, nombre de promotions) ; l’importance
accordée à la carrière (ex. centralité du travail) ; et le degré d’investissement dans la
carrière (ex. niveau de formation, développement du réseau professionnel,
expériences de travail).
Enfin, l’identité familiale regroupe deux facteurs : le fait d’avoir des responsabilités
familiales (ex. être en couple, avoir des enfants) et le caractère agréable des
expériences familiales vécues (ex. satisfaction de la vie conjugale, degré de cohésion
familiale). Ces deux facteurs sont a priori défavorables à un investissement temporel
intensif au travail. Enfin, mentionnons que certaines variables « contrôles », dont le
soutien social du milieu de travail et l’importance et la nature des demandes
organisationnelles – ont été prises en compte dans la mise à l’épreuve du poids relatif
de ces différentes identités dans la mise en œuvre de conduites de fort investissement
au travail.
À la lumière des résultats observés, c’est le développement d’une forte identité
occupationnelle qui est le plus fortement associé à la motivation individuelle à
investir du temps et de l’énergie dans la vie professionnelle. Par ailleurs,
contrairement à certaines études repérées par les auteurs qui suggèrent des liens forts
entre l’identité familiale et le nombre d’heures de travail, les résultats montrent à
l’inverse qu’une identité familiale faible ou forte ne serait pas liée à la décision de
consacrer plus ou moins de temps à la vie professionnelle.
Ce modèle psychosocial fait résonance avec les travaux sur l’engagement
organisationnel et sur l’engagement au travail brièvement présentés dans la
présentation des approches centrées sur la personne. Il montre qu’une approche
explicative en termes d’identité sociale est porteuse de résultats éclairants et utiles
pour comprendre les conduites d’investissement intensif au travail. Toutefois,
certaines questions restent à élucider. Parmi ces questions, on peut soulever celle des
mécanismes en amont qui favorisent l’attachement particulièrement fort à l’une ou
l’autre de ces identités sociales au cours de l’évolution du parcours professionnel,
mais aussi celle du rôle que jouent les collectifs, les organisations et les personnes
82
significatives de la vie hors-travail dans l’attachement à l’une ou l’autre de ces
identités.
2.3.2.2 La théorie des attributions causales et le modèle général du Fort
investissement au travail de Snir et Harpaz (2012)
Le modèle général du « Fort investissement au travail » proposé par Snir et Harpaz
repose quant à lui sur la théorie de l’attribution causale telle que développée par
Weiner’s (1985). Les auteurs mentionnent par ailleurs avoir privilégié le concept de
fort investissement au travail (Heavy Work Investment) à celui de workaholism,
assimilé selon eux à un sous-type du fort investissement au travail : « chaque
workaholic est un travailleur fortement investi au travail, mais ce n’est pas chaque
travailleur fortement investi au travail qui est workaholic15 » (p. 232).
Le cadre théorique de l’attribution causale s’inscrit dans le domaine de la psychologie
sociale. Globalement, cette théorie renvoie à l’attribution d’un comportement à des
causes soit externes, soit internes. Les travaux de Weiner’s (1985), sur lesquels se
sont appuyés Snir et Harpaz (2012) pour développer leur modèle, distinguent ainsi
deux dimensions conceptuelles : la première, la dimension situationnelle (situational
type), est rattachée à des causes externes ; et la seconde, la dimension dispositionnelle
(dispositional type), est liée à des causes internes.
Appuyé sur un nombre défini de variables prédictives du fort investissement au
travail, le modèle de Snir et Harpaz (2012) distingue trois principaux types de
prédicteurs selon qu’ils relèvent de causes externes ou internes, ou encore des
antécédents sociobiographiques. Appliquée à l’étude des comportements au travail,
les causes externes sont, par exemple, la culture organisationnelle, les demandes de
l’employeur ou encore les charges et les besoins financiers de la personne. Les causes
internes proviennent essentiellement des valeurs et de la personnalité de l’individu.
La passion au travail et le faible intérêt envers les loisirs comptent comme deux
facteurs dits « contrôlables » et positifs, tandis que l’addiction au travail et le besoin
15 « Every workaholic is a heavy work investor, but not every heavy work investor is a workaholic ».
83
d’être constamment occupé et mobilisé (la peur de l’intimité) représentent des
facteurs dits « incontrôlables » et négatifs. Les causes liées aux antécédents renvoient
au genre et au contexte familial.
Comparativement aux autres modèles, celui-ci a pour intérêt d’inclure dans la
modélisation la durée et la nature des conséquences de ce fort investissement au
travail, de même que les personnes et milieux touchés par le fort investissement au
travail. De fait, les auteurs examinent la nature des conséquences (positive, mixte ou
négative), la durée de celles-ci (à court, moyen ou long terme) et leurs impacts pour
l’individu, pour la famille et pour le milieu de travail selon que ce fort investissement
au travail prend racine dans des causes externes ou internes.
Figure 2: Le modèle de Snir et Harpaz : « A model of Heavy Work Investment (HWI) »
© Snir et Harpaz, 2012
Parmi les contributions de ce modèle, relevons l’intérêt d’une définition fondée sur
les comportements individuels de fort investissement au travail et qui prend en
compte des éléments psychologiques, sociologiques, économiques et culturels (Snir
et Harpaz, 2012). On peut cependant critiquer le fait que ces éléments ne soient pas
MODÉRATEURS
Ex. : type d’emploi,
environnement de travail, âge)
PRÉDICTEURS
1) Prédicteurs liés aux
antécédents (ex. genre,
parentalité)
2) Prédicteur externes (ex.
besoins financiers,
demandes de l’employeur)
3) Prédicteurs internes (ex.
passion au travail,
addiction)
FORT
INVESTISSEMENT (temps et intensité des
efforts)
1) Type lié à la
situation (ex. besoins
financiers, demandes
du travail)
2) Type lié à la
disposition (ex.
workaholism, dévotion
au travail)
CONSÉQUENCES du HWI
1) Nature positive, mixte ou
négative du fort invest.
2) À court, moyen ou long
terme
3) Conséquences pour :
a- l’individu (ex. satisfaction
au travail)
b- sa famille (ex. conflit)
c- son milieu de travail (ex.
productivité)
84
saisis en interaction, alors qu’un prédicteur lié à la psychologie de l’individu (ex.
passion au travail) mène inéluctablement, selon ce modèle, à un type d’investissement
au travail lié à la disposition de la personne vis-à-vis du travail (très disposée à se
dévouer au travail), sans égard aux facteurs « sociologiques » (ex. les demandes de
l’employeur) qui pourraient également s’ajouter aux éléments qui expliquent un tel
comportement.
2.3.2.3 La théorie de la maximisation de l’utilité économique et la catégorisation de
Douglas et Morris (2006)
Dans leur article « Workaholic, or just hard worker ? », Douglas et Morris (2006)
cherchent à comprendre pourquoi certaines personnes travaillent de longues heures et
questionnent la nature du workaholism. Ils inscrivent leur questionnement au cœur
d’un débat amorcé par d’autres avant eux, dont Spence and Robbins (1992) : est-ce
que toutes les personnes qui consacrent de longues heures au travail sont
workaholics ? Ces derniers révèlent des formes plus positives du fort investissement
au travail, et rejettent d’emblée la théorie de l’addiction.
Le modèle qu’ils ont développé repose sur la théorie de la maximisation de l’utilité
économique des comportements humains. Dans sa forme simplifiée, cette théorie,
inscrite dans le paradigme cognitif (marqué par l’intérêt soutenu envers les pensées,
les valeurs et les croyances de l’individu), postule que le choix d’un individu à faire
de longues heures de travail doit être abordé sous l’angle du « coût d’opportunité du
travail », c’est-à-dire de l’utilité et de l’opportunité que représente pour lui le temps
passé au travail comparativement aux activités de loisir. Les auteurs proposent un
modèle qui met en évidence plusieurs raisons individuelles pouvant conduire à faire
de longues heures de travail. Formulés sur la base de quatre explications distinctes,
quatre cas de figure peuvent être repérés : les matérialistes, intéressés par la recherche
d’une augmentation de leurs revenus ; les « faibles-loisirs », qui ressentent un faible
intérêt et un faible besoin envers les activités de loisir ; les « perkaholic », intéressés
par la satisfaction du travail en lui-même pour le sentiment d’accomplissement et de
85
réalisation de soi qu’il procure ; et les workaholics, qui travaillent pour satisfaire des
besoins psychiques et de reconnaissance.
Figure 3: Le modèle de Douglas et Morris : « The economist’s utility-maximization
model : a conceptual model of voluntary work effort that explains the work effort
decision of individuals »
© Douglas et Morris, 2006
Ici encore, il s’agit d’un modèle développé autour de diverses explications formulées
sur la base des motivations personnelles les plus communes et des besoins qu’ils
sous-tendent pour justifier la conduite d’investissement intensif au travail. Les
besoins de revenus, si la personne a une préférence marquée pour les choses
matérielles, ou encore le besoin de travailler, si les motivations à s’investir au travail
sont référées à des motivations psychiques représentent deux des quatre « utility-
maximisation » du fort investissement au travail volontaire. Dans ce modèle, le rôle
organisationnel est exclu des explications liées au développement de cette conduite,
et le rôle de la vie hors-travail se résume au faible intérêt accordé par certains aux
activités de loisir.
86
2.4 Synthèse critique des connaissances
Cette recension des écrits a mis en relief les principaux modèles et approches
théoriques visant à expliquer les conduites de fort investissement au travail adoptées
par un certain nombre de travailleurs et de travailleuses. Les différentes réponses
obtenues à cette large question jettent un regard englobant sur les nombreuses
manières dont ce phénomène a été étudié jusqu’à maintenant.
Au terme de cette analyse critique des écrits scientifiques, on peut sans contredit
convenir de la multitude de facteurs et de dimensions impliqués dans le
développement de conduites d’investissement intensif au travail. En témoigne
quelques-uns des modèles empiriques repérés, qui se sont appuyés sur un nombre
important de facteurs tant individuels, organisationnels qu’économiques (Douglas et
Morris, 2006 ; Feldman, 2002). Au-delà des positions théoriques fort diversifiées, la
mise en commun de ces modèles permet d’identifier des facteurs tant psychologiques
(ex. le souci du professionnalisme et le perfectionnisme au travail), psychosociaux
(ex. l’attitude du superviseur, les perspectives de carrière offertes dans
l’organisation), organisationnels (ex. la charge de travail, l’autonomie au travail) que
liés à la vie personnelle (ex. qualité des relations entretenues en dehors du travail,
satisfaction à l’égard de la vie personnelle) dans le développement de ces conduites
d’hypertravail.
Les approches en cliniques du travail offrent aussi des explications
multidimensionnelles en approfondissant les mécanismes psychiques et inconscients
qui sous-tendent les relations employé-employeur et les conduites d’investissement
intensif au travail. Celles-ci jettent un regard complexe sur les rapports intersubjectifs
qui se jouent entre l’individu, le collectif et l’organisation, et proposent des pistes
d’explication et de compréhension qui mettent à l’avant-scène la dynamique
interactive des rapports individu-organisation. Ces approches ont aussi la qualité de
s’attarder aux processus de subjectivation à l’œuvre dans le travail, qui se joue entre
l’individu et l’organisation, montrant ainsi la face « invisible » du développement de
conduites d’investissement intensif au travail en apparence « volontaires ». Cette
87
subjectivation du travail peut se traduire par le fait de « s’éprouver soi-même » dans
l’activité de travail, d’y engager sa subjectivité et son intelligence, de s’imposer
comme sujet dans un monde social fortement prescrit et contraignant (Dejours, 2001,
2004).
Malgré ces apports indéniables, on peut toutefois émettre certaines critiques à
l’endroit de ces différentes postures pour traiter des questions relatives au
développement des conduites de fort investissement au travail. La première critique
concerne plus particulièrement les approches centrées sur la personne et certains
modèles (dont celui de Ng et Feldman, 2008), où les conduites d’investissement
intensif au travail sont appréhendées sous un angle fortement psychologique. Ce sont
alors essentiellement des facteurs individuels – tels que les traits de personnalité,
l’identité, les préférences ou les valeurs personnelles – qui sont invoqués pour
expliquer l’adoption et le maintien de cette conduite. Or, ces explications, par
l’addiction ou par la passion au travail par exemple, s’avèrent très
« psychologisantes ». Ces approches et modèles minimisent le rôle des organisations
de même que l’importance des interactions entre les facteurs organisationnels et les
caractéristiques psychologiques dans le développement (ou la construction) de cette
conduite (Grebot, 2013). Si l’on peut admettre que certains travailleurs puissent être
dépendants au travail en raison de leurs traits de personnalité ou fortement investis au
travail en raison de la valeur qu’ils accordent au travail dans leur vie, on voit mal
cependant comment rendre compte de l’augmentation fulgurante du nombre de sujets
« addictifs » sans considérer les transformations qui ont marqué l’évolution du
marché du travail et les changements observés dans les organisations.
La deuxième critique concerne l’angle mort des interactions entre la vie au travail et
la vie hors-travail pour expliquer les conduites d’investissement intensif au travail,
alors que la plupart des modèles et approches explicatifs du fort investissement au
travail sont fortement centrés sur ce qui se passe dans la vie au travail des individus.
Cela dit, la question de la vie hors-travail n’est pas complètement absente du débat
scientifique. Pour Douglas et Morris (2006), la faible préférence accordée aux loisirs
comparativement au travail serait une des explications possibles au fort
88
investissement temporel au travail. Dans leur modèle fondé sur la théorie de la
maximisation de l’utilité économique, ces conduites traduisent une préférence
individuelle envers le travail, justifiée par le faible intérêt envers les activités de
loisir. Brett et Stroh (2003), en posant l’hypothèse du fort investissement au travail
comme répit émotionnel face à une vie familiale difficile ou insatisfaisante, proposent
une hypothèse similaire, appuyée sur l’idée d’une faible satisfaction dans la sphère
familiale et conjugale pour expliquer ces conduites. Dans ces deux cas, le fort
investissement temporel au travail apparaît comme la conséquence de l’insatisfaction
(ou du faible intérêt) vécue dans la vie extra-professionnelle. De plus, l’attention est
portée exclusivement sur deux sphères de vie hors-travail davantage susceptibles de
favoriser l’adoption de ce type de conduites, les activités de loisir et la vie familiale et
conjugale, évacuant du même coup toutes les autres (amicale). On peut formuler une
critique similaire pour d’autres approches et modèles, dont celui de Feldman (2002).
Si certains facteurs relatifs à la vie hors-travail sont intégrés à l’explication théorique,
ils le sont d’une manière plutôt statique – avoir ou non des enfants par exemple – sans
toutefois se pencher sur les interactions multiples et dynamiques entre vie au travail et
vie hors-travail, comprise ici au regard de l’ensemble des sphères de vie.
Comme troisième critique, l’absence apparente d’une analyse en termes de parcours
professionnel et d’enchaînement des événements dans les écrits scientifiques pour
expliquer la conduite d’investissement intensif au travail mérite d’être soulignée.
Comme l’a fait ressortir Sturges (2013), bien peu d’études se sont penchées sur les
événements biographiques qui peuvent mener, progressivement ou brusquement, à
faire de longues heures de travail, en observant plus spécifiquement le moment où
cette conduite se cristallise plus durablement dans le parcours de la personne et au
regard du déroulement des événements qui ont précédé et qui ont pu mener à un fort
investissement temporel au travail. Aucune étude portant sur les événements en
amont de cette conduite ainsi que sur le moment où celle-ci s’est « cristallisée »
durablement au cours de la vie professionnelle n’a été repérée. Les études nous
renseignent également peu sur l’évolution des contextes organisationnel et individuel
qui ont précédé et participé au développement des conduites d’investissement intensif
au travail. En polarisant leur regard sur le temps présent, les approches et modèles du
89
fort investissement temporel au travail ignorent les temporalités biographiques des
événements passés et des projets anticipés, pourtant pertinentes pour comprendre les
conduites humaines (Bessin, 2009 ; Mendez, 2010). En effet, plusieurs études
s’intéressent à la disposition psychologique particulière favorable au fort
investissement au travail au moment de l’enquête (ex. besoin de reconnaissance par le
travail), comme c’est le cas pour les approches du workaholism (McMillan,
O’Driscoll, Marsh et Brady, 2001 ; Spence et Robbins, 1992) et de l’engagement au
travail (Schaufeli, Salanova, Gonzalez-Roma et Bakker, 2002 ; Schaufeli, Taris et
Rhenen, 2008). D’autres portent plus spécifiquement sur les liens dynamiques qui
unissent un individu et une organisation particulière, dans une situation donnée et à
un moment donné, par exemple, les études sur l’engagement organisationnel (Meyer
et Herscovitch, 2001).
Enfin, la quatrième et dernière critique souligne la tendance observée à la
pathologisation des conduites d’investissement intensif au travail. Les tenants du
workaholism, fort nombreux, l’associent à une pathologie psychologique liée aux
traits de caractère personnels (ex. personnalité perfectionniste, personnalité
narcissique, troubles obsessionnels-compulsifs), tandis que certains s’inscrivant dans
le champ des cliniques du travail l’associent à des pathologies de surcharge ou à des
pathologies de la performance. Dans le premier cas, il s’agit d’un dérèglement
personnel et, dans le second cas, d’un dérèglement provoqué par le contexte
professionnel et les règles de l’économie de marché. Ce fort investissement au travail
est ainsi perçu a priori comme une conduite anormale, menaçante et déséquilibrée.
D’autres modèles, plus marginaux toutefois, proposent une analyse qui va à
l’encontre du caractère délétère et pathologique des conduites d’investissement
intensif au travail, soutenant que celles-ci peuvent être surtout le reflet d’un
investissement choisi, en conformité avec les intérêts, les motivations personnelles et
les valeurs d’une personne, à un moment donné. On peut critiquer cependant le fait
que la plupart de ces modèles interrogent bien faiblement le rôle des organisations et
des collectifs dans le développement de ces conduites et adoptent, à l’inverse, une
position relativement optimiste, voire un parti-pris « salutogène », à l’égard du fort
investissement temporel au travail.
90
******
Cette synthèse des connaissances a d’abord mis en évidence la pluralité de concepts
pour rendre compte des « conduites d’investissement intensif au travail », qui
désignent de manière générale un fort investissement temporel au travail a priori
volontaire. Elle a ensuite permis de repérer et de décrire diverses explications
théoriques parmi les plus courantes, susceptibles de nous aider à mieux comprendre
ces conduites. Cela nous a permis de brosser un portrait général et plutôt vaste des
connaissances actuelles sur ce sujet, de même que de constater les manières variées
dont ces conduites ont été étudiées et expliquées jusqu’à maintenant. Enfin, cette
synthèse a été à la source d’une réflexion critique sur les nombreux angles d’analyse
privilégiés et soutenus par ces modèles et ces approches, selon les postulats et les
fondements théoriques qui soutiennent les diverses explications proposées.
Malgré des connaissances très développées sur ce sujet, plusieurs questions, qui
représentent autant d’enjeux théoriques dans le champ de la psychosociologie et de la
psychologie sociale du travail, restent à élucider pour mieux comprendre le
développement de ces conduites d’hypertravail. Les enjeux relatifs à l’identification
des déterminants psychosociaux d’une forte implication temporelle au travail, mais
aussi par rapport à la transformation et à la création de nouvelles normes individuelles
et collectives de temps de travail, en lien avec la signification et le rapport au travail
développés par les individus, comptent sans doute parmi les plus importants. Des
enjeux quant au rôle des organisations et des contextes dans les valeurs, les
comportements et les attitudes développés par les individus vis-à-vis de leur travail au
fil du temps peuvent également être soulevés.
C’est au regard des objectifs recherchés par la thèse et des orientations théoriques de
la recherche que sera défini et défendu, dans le prochain chapitre, le choix d’étudier
les « conduites d’hypertravail » observées chez les salariés et salariées des secteurs
des services informatiques (TI) et du multimédia. En plus des objectifs et des
orientations théoriques de la recherche, le troisième chapitre proposera une grille
d’analyse novatrice appuyée sur les niveaux d’explication distingués par Doise
(1982).
91
Chapitre 3 : Saisir et comprendre les conduites
d’hypertravail : orientations de la recherche, ancrage
théorique et grille d’analyse
C’est au regard de ces différents écrits, mettant au premier plan les modèles et les
théories susceptibles d’expliquer les conduites d’investissement intensif au travail et
brièvement rapportés dans le deuxième chapitre, que la présente thèse trouve sa
pertinence. Ce troisième chapitre vise essentiellement à rendre compte des positions
et des orientations théoriques de la recherche ainsi que des objectifs poursuivis, en
lien avec la problématique ainsi définie.
La première partie du chapitre expose les paradigmes, postulats et positions générales
au cœur de la recherche. Inscrite au sein des paradigmes constructiviste et
systémique, notre recherche se positionne dans le champ de la psychologie sociale –
l’attention est portée sur l’individu en contexte social, c’est-à-dire sur ses activités
sociales et en regard de ses relations aux autres, aux groupes, aux institutions – et
plus spécifiquement en psychologie sociale du travail et des organisations. C’est
également dans cette partie que sera défini le concept d’hypertravail.
La deuxième partie vise à articuler une théorie de la personnalisation et une théorie de
la résonance psycho-organisationnelle. Étudier le rapport entre l’individu, le collectif
et l’organisation pour aborder l’étude des conduites humaines au travail – ici
d’hypertravail – suppose un ancrage théorique solide pour appréhender à la fois
l’expérience subjective et les marges de manœuvre individuelles, et les implications
de la socialisation organisationnelle et de l’organisation du travail dans le
développement de ces conduites. La théorie d’une socialisation plurielle et active
favorable à la personnalisation et soutenue par le modèle du Système des activités, a
été choisie (Almudever et al., 2007 ; Baubion-Broye et Hajjar, 1998 ; Curie, 2000 ;
Malrieu, 2003). Une théorie de la résonance psycho-organisationnelle, illustrée par le
modèle du Système psychique-organisationnel (Aubert et de Gaulejac, 1991), a aussi
été retenue.
92
La troisième partie met en évidence la grille d’analyse novatrice qui a été développée
pour appréhender, de manière plus opérationnelle, l’étude du développement des
conduites d’hypertravail. Appuyée sur les niveaux d’explication en psychologie
sociale distingués par Doise (1982), cette grille est composée de quatre niveaux
d’analyse définis par cet auteur – intra-individuel, interindividuel, positionnel,
idéologique – auxquels nous ajoutons celui de la tâche et de l’organisation du travail.
Enfin, la quatrième partie expose, au terme de la problématisation, les objectifs de
recherche qui seront poursuivis dans la thèse.
3.1 Paradigme, postulats et positions au cœur de la
recherche
La présente thèse porte sur les conduites d’investissement intensif au travail –
d’hypertravail – observées chez les salariés et salariées des secteurs des services
informatiques et du multimédia. Elle questionne la genèse de ce fort investissement
temporel au travail et vise à appréhender les processus qui mènent à l’adoption de
telles conduites. Ce positionnement appelle à des choix épistémologiques ancrés dans
les paradigmes constructiviste et systémique, et nous amène à inscrire notre recherche
dans le large champ de la psychologie sociale du travail et des organisations.
Dans cette partie, nous définirons d’abord le concept d’hypertravail, central dans
notre recherche, puis, de façon à mieux comprendre la place des activités du travail
parmi les activités humaines, nous ferons un bref retour historique sur quelques
éléments-clés qui ont marqué l’évolution du travail humain. Nous présenterons
ensuite les paradigmes épistémologiques constructiviste et systémique de façon à
mieux comprendre comment ces paradigmes teintent notre posture de recherche et
notre approche de l’étude des conduites d’hypertravail. Enfin, nous argumenterons
brièvement de notre choix d’inscrire la thèse au sein du champ disciplinaire de la
psychologie sociale du travail et des organisations, en le distinguant d’autres champs
disciplinaires similaires.
93
3.1.1 L’hypertravail : choix du concept et définition
Étudier les conduites d’hypertravail, c’est-à-dire des conduites humaines au travail,
envers le travail et en lien avec le travail, suppose d’abord de réfléchir au travail et à
sa place parmi les activités humaines.
Le travail parmi les activités humaines
Depuis le début des civilisations, les activités du travail traduisent la volonté humaine
de transformer et de maîtriser son environnement afin d’assurer la subsistance des
peuples (Jaccard, 1960 ; Rogue, 2005). Le développement de connaissances, d’outils
et de techniques ont graduellement permis à l’humain d’avoir une plus grande
emprise sur la nature, lui permettant d’assurer plus efficacement les activités
d’agriculture nécessaires à sa survie. La systématisation et la transmission des gestes
propres à ces activités marquent d’ailleurs le début du travail humain selon Jaccard
(1960).
Les activités du travail s’inscrivent également dans des actions et des échanges
réciproques entre des individus et des communautés (Jaccard, 1960 ; Rogue, 2005).
Le travail s’est donc aussi développé autour de cette exigence de « vivre ensemble »,
qui oblige le partage des ressources, les efforts et les savoir-faire entre les membres
d’une communauté. On peut dire que les activités du travail se sont avérées – et
s’avèrent toujours – une manière fondamentale « d’être au monde », avec et pour les
autres, une façon particulière de se sentir exister par sa contribution personnelle à la
vie en société (Jaccard, 1960). Si bien que, malgré l’évolution contemporaine des
techniques de travail (ex. automatisation, informatisation) et la réduction généralisée
du temps de travail (ex. précarisation et chômage pour une partie importante de la
main-d’œuvre) – qui ont mené quelques chercheurs et philosophes à annoncer la fin
du travail comme pilier ou valeur centrale de l’organisation sociale (Arendt, 1983 ;
Méda, 1995 ; Rifkin, 1996) – force nous est de constater que le travail revêt toujours
une grande importance parmi les activités humaines. Il demeure encore aujourd’hui le
fondement du lien social, au cœur des échanges économiques et sociaux (Castel,
2009; Méda et Vendramin, 2013). Il joue ainsi toujours un rôle essentiel de cohésion
94
sociale et la place accordée à l’individu dans cette dynamique d’échanges lui confère
une existence sociale, un lieu d’investissement public et reconnu comme tel.
Le travail et les activités qui en découlent se sont par ailleurs, au cours de l’histoire,
fortement institutionnalisés. La révolution industrielle a particulièrement contribué à
cette institutionnalisation et à cet encadrement des activités du travail. Cette période
est reconnue dans l’histoire pour avoir transformé radicalement les manières de
produire et de travailler en raison des nouvelles sources d’énergie et des innovations
techniques qu’elle a vu naître (automatisation), mais aussi pour avoir occasionné de
profonds bouleversements sociaux institués par de nouveaux rapports du travail, entre
propriétaires et prolétaires, bourgeois et ouvriers (Aktouf, 1986). Cette période plutôt
sombre de l’histoire du travail a mis les ouvriers face à une activité pénible, répétitive
et aliénante. En usine, le travail était peu reconnu socialement, insatisfaisant et réduit
à sa valeur instrumentale, c’est-à-dire à l’argent qu’il procurait pour survivre et faire
vivre sa famille (Rogue, 2005). Par ailleurs, les nouveaux problèmes apparus avec
cette révolution, dont le manque de travail chronique (chômage) et les accidents de
travail, ont entraîné progressivement le développement de diverses réglementations et
de lois visant à encadrer les rapports sociaux du travail et les activités qui en
découlent, dont le droit fondamental pour les travailleurs et travailleuses de se
regrouper afin de négocier leurs conditions de travail ou encore les lois relatives à
l’âge légal et à la durée maximale du travail. Plus encore, la revendication du « droit
au travail » confère à cette activité une place « digne »; travailler devient
progressivement une norme, une façon acceptable de s’occuper (Gagnon, 1996).
Au cours du XXème siècle, le développement du courant des relations humaines a
permis de mettre encore plus en valeur la spécificité du facteur « humain » dans
l’activité de travail. Ce courant, né avec l’École de Chicago et les travaux d’Elton
Mayo, a particulièrement fait ressortir l’importance de la motivation et des relations
informelles dans les conduites au travail et démontre à quel point la reconnaissance
joue un rôle essentiel pour l’individu (Sainsaulieu, 1997). Il a montré que des
variables psychologiques et sociales influencent fortement le rendement au travail et
que l’appartenance au groupe et le caractère informel de la vie organisationnelle
95
peuvent se révéler plus importants pour la productivité que des principes de gestion
plus formels, tel que la division stricte des tâches et des rôles.
Plus tard au cours de ce siècle, nous avons assisté à de profondes transformations des
activités du travail et du marché du travail. Peu à peu, s’est consolidé un modèle
social fondé sur l’emploi pour tous où, en échange d’un emploi relativement bien
rémunéré et protégé (ex. fonds de pension, assurances diverses, emploi à durée
indéterminée), les travailleurs et les travailleuses devaient s’engager à long terme
avec l’employeur. Or, ce « système social de production » (qui concerne l’ensemble
des institutions et des manières de produire et d’organiser le travail d’une société) a
été fortement ébranlé au cours des dernières décennies (Bélanger, Giles et Murray,
2004). Aujourd’hui, l’emploi est plus précaire et le travail s’est intensifié (Paugam,
2000; Askenazy, de Coninck et Gollac, 2006). Néanmoins, le travail demeure un
objet propice à la réalisation de soi, une sphère de vie importante qui permet de
réaliser des aspirations personnelles (Mercure et Vultur, 2010).
Considérant cette « valeur » du travail et son institutionnalisation, nous partageons en
cela la position soutenue par la psychosociologie du travail (Lhuilier, 2006; 2013) qui
préconise de saisir le travail sous sa double face. Celle, évidemment, des normes et
des contraintes sociales préexistantes à l’entrée du sujet dans un groupe ou une
organisation et avec lesquelles il doit composer; mais, aussi, celle qui tient compte de
la capacité humaine à transformer ces contraintes, entre autres par le désir de
sublimation, c’est-à-dire, énoncé très brièvement, ce désir de « s’élever au-dessus des
contingences mornes de la vie » (Enriquez, 2007, p. 152). Le travail n’est donc pas
que division des tâches ou contraintes imposées au sujet. Il peut être un moyen pour
l’individu d’agir et d’utiliser le travail pour ses fins propres, pour son plaisir.
Mais il est important de préciser ici que, dans cette thèse, ce n’est pas l’activité de
travailler, celle qui met l’humain face à la réalisation d’un produit du travail (une
tâche, une œuvre, …) dans un contexte de production collective, qui sera mis à
l’avant-plan. L’analyse des gestes et des pratiques du travail, aussi intéressante soit-
elle pour aborder la subjectivité au travail – celle par exemple de l’intelligence
technique (ou pratique) et de la créativité humaine dans la réalisation du travail –
96
apporte, nous semble-t-il, moins de réponses quand on s’intéresse à la co-construction
des normes de temps de travail. C’est donc davantage le travail comme institution
(i.e. l’ensemble de règles, de normes et de conduites qui régit les relations au travail)
et comme signification (i.e. le sens du travail dans l’existence humaine) qui se
trouvera interpellé ici.
Le concept d’hypertravail
Nous nous intéressons dans cette thèse au fort investissement temporel au travail,
souvent non rémunéré et a priori « volontaire ». De façon à aborder le développement
de telles conduites par les salariés et salariées, nous nous appuyons sur le concept
d’hypertravail proposé par Rhéaume. Rhéaume (2006) désigne l’hypertravail comme
« une surcharge de travail, dépassant de façon significative une charge dite « normale
» : elle se manifeste de façon soutenue dans le temps et est acceptée volontairement,
voire avec enthousiasme16 » (2006, p. 19). Toujours selon Rhéaume, l’hypertravail se
compose de plusieurs caractéristiques (2006, p. 24-25) :
- « Elle implique un excès de travail, une « surcharge »;
- Elle est vécue comme « une réponse » à une exigence externe provenant de
l’entreprise et de l’organisation prescrite du travail, même si de fait cette
réponse résulte de choix personnels, et peut être modifiée par des choix
personnels ou collectifs;
- Elle se produit dans un contexte « permissif » où les critères de charge
normale et de surcharge sont flous ou inexistants;
- Elle est source de fierté et signe de performance;
16 En raison du caractère flou et subjectif de certains éléments de cette définition, nous précisons dans
les paragraphes suivants ce que nous entendons par « excès de travail » comparativement à une charge
« normale », par conduite « soutenue dans le temps » et par investissement subjectif au travail. Ces
précisions nous permettent de rendre un peu plus opérationnel ce concept pour notre recherche (voir
également la section 1.3.1.4., p. 68).
97
- Elle peut s’accompagner d’un discours explicite peu convaincant de
« victimisation » (« je suis vraiment débordé »);
- Elle traduit un fort investissement subjectif au travail ».
Nous avons exposé dans le premier chapitre (section 1.3.1.4, p. 68) que « l’excès de
travail » tel que nous l’entendons dans cette thèse relève d’une observation extérieure
: l’on peut juger qu’une personne se trouve en hypertravail lorsqu’elle consacre un
très grand nombre d’heures à la réalisation de ses activités professionnelles en
comparaison avec une norme de référence, généralement l’ensemble des travailleurs
(Dejours, 2004). Au regard des lois québécoises et canadiennes et des articles repérés
sur les longues heures de travail et leurs effets délétères, cette norme a été établie à 48
heures de travail par semaine (cf. Chapitre 1). De la même façon, nous avons précisé
que cette conduite « soutenue dans le temps » devait être durable et ne devait pas être
associée à des cycles de production. Par conséquent, les salariés et salariées devaient
avoir maintenu un tel rythme de travail pendant au moins une année, ce qui ne reflète
alors pas une surcharge de travail temporaire.
Différemment, le caractère dynamique et interactif des rapports individu-organisation
que sous-tend la définition proposée est repris ici pour affirmer que si l’hypertravail
s’exerce dans un contexte organisationnel contraignant pour le sujet, tant sous l’angle
des rapports sociaux de production que de l’organisation du travail, l’hypertravail
résulte aussi d’un investissement subjectif – et volontaire – au travail. Par
investissement subjectif nous entendons, à l’instar de Dujarier (2008), les
contributions du sujet au travail d’organisation, par exemple pour créer et participer à
la recherche de solutions pratiques. Plus spécifiquement, est entendu ici l’idée selon
laquelle l’individu au travail doit être créatif, autonome et innovant et qu’il « ne doit
pas se conformer à son rôle prescrit » (p. 44). Dujarier (2008) précise d’ailleurs que si
une telle forme d’investissement au travail est recherchée par les individus (un
véritable désir du sujet « d’y mettre du sien » dans son travail), l’absence de
reconnaissance peut rapidement avoir pour effet de le retirer. Pour nous, et dans la
même veine que Rhéaume (2006), l’hypertravail ne résulterait ni unilatéralement de
la personne, qui serait hyperactive et éprouverait une envie irrépressible de travailler,
98
ni unilatéralement de l’organisation, où la surcharge de travail occasionnée par les
nouvelles formes d’organisation du travail et l’intensification qu’elle entraîne
conduirait, sans négociation possible, les travailleurs et travailleuses à un excès de
travail.
Ces précisions sur notre définition de « l’hypertravail » étant établies, nous allons
maintenant présenter notre approche constructiviste et systémique du développement
des conduites d’hypertravail.
3.1.2 Une approche constructiviste et systémique du développement
des conduites humaines
Les fondements de notre recherche reposent sur les bases épistémologiques du
constructivisme et de l’approche systémique.
Le paradigme constructiviste renvoie d’abord et avant tout à une manière générale
d’appréhender la réalité. Ce paradigme repose sur un postulat central selon lequel la
réalité n’est pas donnée en soi. Elle « se construit à chaque instant » (Le Moigne,
1994). Contrairement au paradigme positiviste qui prétend qu’il existe des lois
universelles, le constructivisme est fondé sur le principe selon lequel la réalité est une
construction humaine et sociale. Est ainsi admis, selon cette posture, que la réalité
étudiée s’appuie, pour produire les connaissances, sur des références et des notions
« construites » scientifiquement et orientées pour « créer du sens, concevoir de
l’intelligible, en référence à un projet » (Le Moigne, 1994, p. 123).
Ce positionnement épistémologique nous amène à nous attarder à la façon dont les
sujets construisent leur réalité. Dumora et Boy (2008, p. 4) rappellent que Piaget a été
le premier auteur contemporain à utiliser le terme de constructivisme, pour rendre
compte alors du processus de construction des connaissances chez l’enfant. Piaget
s’intéresse à « l’activité productive du sujet », à la manière dont, enfant, il construit
son monde, en portant une attention à l’assimilation progressive du « réel » et aux
représentations qui sont développées. Cette position présente un constructivisme dit
99
psychologique, où « l’accent est mis sur le sujet individuel, conçu comme interprétant
et construisant sa réalité » (Dumora et Boy, p. 3).
À ce constructivisme psychologique fortement intéressé par « l’esprit humain »,
s’oppose un socioconstructivisme ou constructivisme social, convoqué dans plusieurs
études en sociologie et en psychologie, qui accorde une importance plus grande aux
relations et au langage dans la construction des structures mentales, des valeurs et des
représentations du sujet. Est principalement postulé que « les structures sociales et les
structures cognitives se composent et se situent dans l'interaction entre les gens »
(Méhan, 1982). Autrement dit, cette posture accorde une grande importance à
l’interaction individu-social, parmi lesquels on retrouve les auteurs Vygotski et
Doise, pour qui le développement de la pensée et du raisonnement de l’individu est
enchevêtré à son environnement social et physique. C’est nécessairement dans le
rapport à l’autre, aux autres, que nous construisons nos connaissances, nos
représentations et nos conduites. Nous partageons en cela la position de Malrieu
(1989) à l’effet que « toute conduite s'effectue en fonction des réactions de
l'entourage humain, s'inscrit dans des processus de communication, eux-mêmes en
interconstruction avec des normes sociales en évolution » (p. 257). Cette position
générale du constructivisme sera étayée davantage dans ce chapitre, alors que nous
exposerons le cadre théorique choisi pour étudier et appréhender les processus de
construction des conduites d’hypertravail, au cœur des préoccupations de notre
recherche.
Nous appréhendons aussi le développement et la construction des conduites
d’hypertravail à partir d’une approche systémique. Trois principes généraux sont
généralement rattachés à cette « conception systémique des objets de la
connaissance » (Lugan, 2009, p. 5). Le premier stipule qu’il n’y a pas de relation
mécaniste ou linéaire entre les objets. L’étude des phénomènes et des conduites
humaines au travail, pour ce qui nous concerne, doit être alors envisagée de manière
circulaire, récursive, en concevant les événements en mouvement et jamais stabilisés.
On peut ainsi dire que ce premier principe « conduit à considérer que la société
produit des individus qui produisent la société » (Gaulejac, 2008b, p. 10). Cette
100
approche systémique soutient aussi que le sujet ne peut être dissocié de l’acteur. De
ce point de vue, chaque sujet, dont l’histoire biographique est singulière, met en
forme son action au travail et dans l’organisation pour faire du sens au regard de cette
histoire. Autrement dit, l’individu est sujet de son existence et peut agir sur le social
qui agit en lui (Gaulejac, 2007). Le sujet est bien sûr toujours acteur puisqu’il est
constamment amené à encadrer ses actions au sein des institutions et d’une société, à
jouer des rôles sociaux dans lesquels il se voit attribuer des fonctions. La prise en
compte simultanée de ces deux facettes du sujet et de l’acteur, consiste à considérer
que les individus ne sont pas tout à fait libres mais disposent de marges de manœuvre
dans la réalisation de leurs activités, et plus largement pour transiger avec les
institutions sociales et les organisations.
Le deuxième principe de l’approche systémique suppose de penser l’objet d’étude en
termes de relations (Lugan, 2009). Il s’agit de prendre en compte les interactions et
les influences réciproques entre les différentes parties qui composent le système. En
interaction permanente, toute modification d’une des parties du système est
susceptible de le transformer. Il importe par ailleurs de tenir compte de tous les
éléments pertinents constituant celui-ci pour être en mesure d’en saisir pleinement les
dynamiques. Selon cette perspective et pour le sujet qui nous concerne, l’individu, le
collectif de travail, les autrui significatifs et l’organisation sont notamment considérés
comme étant des parties du système pour comprendre les conduites d’hypertravail. Il
ne s’agit ainsi pas uniquement de rendre compte des caractéristiques individuelles et
des éléments du contexte organisationnel dans l'examen de ces conduites, mais bien
de les appréhender dans une relation circulaire, où chacun des éléments du système
est susceptible d’influencer les autres éléments qui composent le dit système (Aubert,
de Gaulejac et Navridis, 1997). Dans cette perspective, les individus, les
organisations et les groupes sont interdépendants et l’apport de chacun dans le
développement des conduites d’hypertravail doit être analysé en interaction.
Le troisième principe de cette approche soutient l’idée selon laquelle le tout est plus
puissant que la somme de chacune des parties (Lugan, 2009). La richesse du système
réside par conséquent dans sa complexité et sa synergie. Le mode particulier
101
d’organisation des diverses parties du système (hiérarchie, dominance, influence),
fortement imbriquées, doit impérativement être pris en compte pour comprendre
l’ensemble du système formé (le tout). Ainsi, il importe d’accorder une attention
particulière à la prédominance de certains éléments sur d’autres dans le
développement des conduites d’hypertravail, d’en comprendre les interactions mais
aussi les relations de pouvoir, essentiellement entre l’individu, le collectif de travail et
l’organisation, pour saisir le fonctionnement des « systèmes » propices au
développement de ces conduites.
En bref, cette approche systémique, dans les sciences sociales, repose sur la
conception d’un monde complexe, composé d’éléments constamment en interaction
et non réductibles à une explication linéaire ou causale (Le Moigne, 1994). Ce
système est fragile : l’équilibre qui le tient en place est susceptible de se transformer
de l’intérieur et/ou sous le poids de contraintes extérieures. Cet équilibre est
constamment menacé et, en cas de déséquilibre, les différentes parties seront
modifiées en vue de reformer un système. Mentionnons enfin que l’approche
systémique soutient que les systèmes sont « ouverts » et peuvent se transformer sous
le poids de leurs relations réciproques avec d’autres systèmes. Autrement dit, si
chaque système est composé de buts, de règles et d’une structure qui lui est propre,
celui-ci fonctionne de manière interdépendante et en relation avec d’autres systèmes,
qui l’influence et le transforme.
3.1.3 Une discipline « psychosociologique » : objets d’analyse et liens
avec le travail
Inscrire cette recherche au sein de la discipline « psychosociologique » exige de
présenter cette discipline et de défendre certaines conceptions – du travail, de
l’individu et du social – que l’on peut y rattacher ; des conceptions qui s’enracinent
aux fondements mêmes des choix que nous avons retenus pour aborder l’étude des
conduites d’hypertravail. Après avoir brièvement distingué les particularités et les
fondements de la psychologie sociale et de la psychosociologie, nous justifierons
102
notre choix d’inscrire la recherche dans le champ de la psychologie sociale du travail
et des organisations.
3.1.3.1 Psychologie sociale et psychosociologie : particularités et fondements
Qu’est-ce qui caractérise la discipline « psychosociologique » (Dubost et al., 1984)?
Faut-il distinguer la psychologie sociale et la psychosociologie? Afin de situer un peu
mieux la présente recherche dans le champ scientifique intéressé par l’articulation de
l’individu et du social, nous nous attarderons à présenter brièvement quelques
fondements de cette discipline.
Derrière cette science visant la mise en relation du psychologique et du social, se
dessinent et se distinguent différents courants de recherche qui traduisent autant de
manières différentes d’aborder théoriquement et méthodologiquement cette
articulation (Dubost et al., 1984). De façon générale, la psychologie sociale cherche à
comprendre les conduites des individus à la lumière des relations qui les unissent à
d’autres personnes, à d’autres groupes, à une société. L’individu est ainsi toujours
appréhendé dans une dynamique relationnelle, dans ses liens avec le social :
« La psychologie sociale est la science qui étudie les conduites
humaines et les phénomènes sociaux comme des processus
relationnels à l’intérieur desquels le psychologique et le collectif
sont indissociables ; de façon plus précise, elle considère chaque
individu dans sa réalité d’être social et elle analyse ses conduites
en tant qu’elles s’expriment à travers des formes diverses de
relations déterminées par des niveaux de fonctionnement dont
l’influence, la représentation et la communication sont les plus
marquantes » (Fischer, 1997, p. 29).
Les problématiques propres à la psychologie sociale se posent ainsi souvent en termes
d’influences et de persuasion, au regard des pressions extérieures à l’individu et à la
manière dont elles agissent sur lui, mais aussi à la façon dont il répond ou non à ces
pressions sociales et aux déterminations sociales préexistantes à son insertion dans les
groupes et les réseaux dans lequel il s’inscrit (Fischer, 1997).
103
Différemment, la tradition française de la psychosociologie s’est développée dans le
choix d’une posture clinique (Barus-Michel; 1987; Enriquez, 1984; Barus-Michel,
Enriquez, Lévy, 2006; Lhuilier, 2006). Cette posture clinique – qui différencie la
psychosociologie du courant, dominant, d’une psychologie sociale expérimentale –
invite à considérer les liens entre l’individu et le social, à la lumière également des
aspects de la vie psychique, pour former ainsi un triangle de relations indissociables,
propre à cette posture. À l’articulation entre le champ social, les conduites humaines
et la vie psychique, la psychosociologie porte ainsi le plus souvent son regard sur les
« systèmes médiateurs entre l’individu et le social » que sont les organisations, les
groupes et les institutions (Lhuilier, 2013, p. 12). Pour la psychosociologie, le sens
des conduites humaines doit être saisi à partir des expériences vécues, en interaction
avec d’autres, puisque l’interaction sociale et les rapports sociaux s’avèrent centraux
pour l’individu dans l’élaboration des significations et de la construction de ses
conduites (Ardoino, 1997). À propos de la spécificité de son approche, la
psychosociologie s’intéresse autant aux processus inconscients qu’aux discours
volontaires des dynamiques des groupes qu’elle étudient (organisations, collectifs de
travail, etc.), de même qu’elle s’ancre dans une tradition d’analyse et d’intervention
ayant pour rôle de soutenir la transformation du groupe en question (Enriquez, 1984).
3.1.3.2 Une approche psychosociale des conduites d’hypertravail
Cette discipline « psychosociologique », dans le domaine du travail, a plusieurs
adeptes bien que ceux-ci adoptent des approches sensiblement différentes. Parmi ces
approches, on peut évoquer la sociologie clinique du travail (de Gaulejac et Roy,
1993; Dujarier, 2006; Rhéaume, 2001), la psychologie sociale clinique et la
psychosociologie du travail (Barus-Michel, 1993 ; Barus-Michel, Enriquez, Lévy,
2006 ; Lhuillier, 2013), ou encore la psychologie sociale du travail et des
organisations (Baubion-Broye, Dupuy, Prêteur, 2013; Curie, 2000; Malrieu, 2003).
Transposée à la sphère du travail, la mise en relation de l’individu et du social
s’exprime à travers des objets de recherche divers, de la socialisation
organisationnelle jusqu’aux dynamiques collectives de travail. En accordant
globalement une attention particulière au développement des conduites humaines en
104
interaction avec le champ social (ex. équipe de travail, organisation), ces approches
partagent un certain nombre de points en commun (Lhuilier, 2013).
La discipline « psychosociologique » s’éloigne par ailleurs d’autres disciplines
connexes, telle que la psychologie du travail, qui met l’accent sur les « phénomènes
intérieurs » et le « psychisme individuel » pour comprendre les conduites au travail
(ex. comprendre le rapport au travail des salariés et salariées), ou encore la sociologie
du travail et des organisations, qui étudie « les phénomènes collectifs en eux-
mêmes » (ex. appréhender la culture organisationnelle) (Mucchielli, 1994).
Étudier le développement des conduites d’hypertravail au regard des relations
individu-collectif-organisation, sans toutefois adopter une posture clinique, nous
permet d’inscrire la présente thèse au cœur d’une approche psychosociale, dans la
continuité des travaux de psychologie sociale du travail et des organisations.
La suite de ce chapitre sera consacrée à la présentation du cadre théorique développé
pour aborder l’étude des processus de construction des conduites d’hypertravail. Ce
cadre repose sur deux modèles systémiques (cf. section 3.3) et la distinction de
différents niveaux d’explication qui présente la grille d’analyse opérationnelle (cf.
section 3.4).
3.2 Deux modèles systémiques pour appréhender le
développement des conduites d’hypertravail
Nous présenterons, dans cette partie, le cadre théorique sur lequel nous nous
appuierons pour tenter de répondre aux questions fondamentales au cœur de cette
thèse. Ce cadre théorique met à contribution les apports de deux modèles
« systémiques » : le modèle du « système psychique organisationnel » (Aubert et de
Gaulejac, 1991) que nous avons présenté succinctement dans le deuxième chapitre et
que nous développerons ici, et le modèle du « Système des Activités » (ex. Baubion-
Broye et Hajjar, 1998 ; Curie 2000 ; Curie et Hajjar, 1987). C’est en conjuguant ces
deux modèles que nous allons appréhender les processus de construction des
105
conduites d’hypertravail et rendre compte plus finement des multiples facettes de ce
processus. Comme nous le verrons, chacun de ces modèles permet d’insister sur des
aspects différents des processus en jeu dans la construction et l’adoption de conduites
d’hypertravail, qu’il s’agisse plus particulièrement des rapports entre l’individu et
l’organisation pour le premier modèle, ou des rapports et des échanges entre les
différentes sphères de vie, pour le second.
3.2.1 Les conduites d’hypertravail, entre tentatives
d’assujettissement par l’organisation et processus de subjectivation :
regard sur le modèle du système psychique organisationnel
Au regard des critiques que nous avons soulevées à la fin du deuxième chapitre, il
nous paraît essentiel d’intégrer la part de l’organisation dans l’explication théorique
des conduites d’hypertravail. De telles conduites sont nécessairement ancrées dans
des dynamiques organisationnelles particulières qu’il convient non seulement
d’étudier, mais aussi d’inclure dans l’exploration des causes et des processus qui
participent à la mise en œuvre de ces conduites. La prise en compte des contraintes et
des logiques organisationnelles, que ce soit à travers les pratiques managériales ou
l’ensemble des nouvelles formes de domination dans les organisations, apparaît ainsi
comme un niveau d’analyse indispensable à la compréhension des conduites
d’investissement intensif au travail. Les travaux de Aubert et de Gaulejac (1991)
contribuent justement à éclairer – à travers le modèle de la résonance psycho-
organisationnelle – un mode particulier d’articulation entre éléments du niveau
individuel (désirs et aspirations personnelles des travailleurs) et éléments du niveau
organisationnel (culture de l’excellence, dispositifs d’évaluation et de reconnaissance)
pour expliquer le développement de telles conduites.
Le modèle du système psychique organisationnel (Aubert et de Gaulejac, 1991)
illustre les mécanismes qui concourent à l’emprise organisationnelle de l’idéal du
moi, profitable à l’organisation pour soutirer aux salariés et salariées un
investissement intensif et subjectif envers leur travail et pouvant jusqu’à conduire à
l’hypertravail. Ce modèle est particulièrement intéressant dû au fait qu’il s’attarde
106
tout particulièrement à la relation individu-organisation, qu’il aborde essentiellement
à partir de l’interaction entre la vie psychique et la vie organisationnelle.
Dans cette section nous allons présenter les principales dimensions de ce modèle
psychique-organisationnel et plus particulièrement celui dit « managinaire » pour
montrer en quoi celui-ci, au regard des tentatives d’assujettissement par l’organisation
et du processus de subjectivation, est pertinent pour aborder le processus de
construction des conduites d’hypertravail. Après avoir rappelé quelques éléments plus
généraux concernant la prise en compte de la subjectivité selon le courant de la
sociologie clinique, nous nous attarderons plus longuement à présenter ce « système
managinaire » qu’ont mis en évidence Aubert et de Gaulejac (1991, 2007), un
système particulièrement développé dans certaines entreprises dites « d’excellence ».
Nous verrons comment les processus psycho-organisationnels développés dans ces
entreprises, parce qu’ils soutiennent de nouvelles formes d’emprises
organisationnelles fondées sur les liens inconscients en prenant « l’idéal du moi »
pour cible, instaure une culture fondée sur le déni de limites au travail, susceptible de
mener les salariés et les salariées à l’hypertravail.
Subjectivité et processus de subjectivation selon la sociologie clinique
Le développement des conduites des sujets a souvent été compris sous l’angle des
processus de socialisation, celui-ci étant conçu comme la démarche par laquelle le
sujet est mené peu à peu, via la famille, les groupes et autres institutions sociales
(dont l’école et l’entreprise sont les principales représentations), à une intériorisation
totale du monde social dans lequel il s’inscrit. Pour Foucault (1994), il serait presque
impossible d’exister comme sujet en raison des multiples formes de pouvoir qui font
pression sur l’individu. Au-delà du pouvoir formel, c’est celui plus informel, qui
s’insinue jusque dans « la manière de diriger la conduite d’individus ou de groupe »,
qui guiderait les actions et les comportements des « sujets libres » (Foucault, 1994, p.
237). Ainsi, pendant plusieurs décennies, la socialisation a été essentiellement l’objet
de la sociologie et de la philosophie, abordée sous l’angle de l’acculturation et de
l’assujettissement des individus.
107
Plusieurs chercheurs en psychosociologie et en sociologie ont aujourd’hui délaissé
cette conception déterministe, voire « aliénante » de la socialisation pour reconnaître
la part de liberté du sujet, capable de s’affirmer et d’imposer sa subjectivité, un sujet,
en somme, pas totalement assujetti à l’ordre social et aux forces politiques (parmi
lesquels Mauss, Bourdieu et Pagès, selon de Gaulejac, 2009). De ce point de vue, il
est ainsi clairement entendu que le sujet ne participe pas seulement à la production et
à la reproduction de la société, mais aussi à sa transformation (de Gaulejac, 2009).
Au-delà de l’existence même du sujet, son pouvoir réel sur sa vie et la manière dont il
peut se « déprendre » du poids des structures et s’imposer dans le monde social
continuent de faire l’objet de débats.
De Gaulejac rappelle que la sociologie clinique et la psychosociologie s’intéressent
depuis longtemps à la question de « qu’est-ce qu’être sujet » (propos rapportés par
Arnaud et Bouilloud, 2012). Il insiste sur le fait que, pour la sociologie clinique, « la
question du sujet se pose parce qu’on est d’abord assujetti : au désir de l’autre, au
désir de ses parents pour soi, à son histoire personnelle et familiale, au contexte
socio-économique, etc. » (propos rapportés par Arnaud et Bouilloud, 2012, p. 266). Il
faut ainsi d’abord examiner ce qui nous a fabriqués socialement pour pouvoir ensuite
faire advenir le sujet. Comprendre dans quels types de déterminismes (ex.
psychiques, sociaux, organisationnels) s’enracinent nos désirs, nos actions pour
pouvoir ensuite les surmonter et devenir enfin « le sujet de sa propre histoire » (de
Gaulejac, 2007 ; 2009). L’assujettissement dont il est question ici n’est pas
appréhendé simplement comme une intériorisation des règles et des normes
culturelles du monde social et de ses institutions, tel que le concevait Durkheim
(Roche, 2007). Il n’est pas non plus compris comme Foucault, à qui l’on reproche de
ne pas avoir pas suffisamment pris en compte les aspects de la vie psychique et,
particulièrement, le pouvoir parental lié à l’attachement de l’enfant à ses parents (Le
Blanc, 2004). L’assujettissement, pour la sociologie clinique, est aussi le fruit des
dynamiques psychiques et familiales qui se jouent dès l’enfance, qui contribuent à
façonner nos désirs et nos peurs, à orienter nos conduites et nos actions (de Gaulejac,
2007).
108
Devenir « sujet », de ce point de vue, n’est possible que par la concrétisation d’un
« déplacement subjectif » (ou subjectivation), c’est-à-dire par le fait de se dégager des
places qui nous sont assignées par les institutions et la société (Roche, 2007). Le
processus de subjectivation peut ainsi être globalement compris comme celui par
lequel le sujet en arrive à s’extraire des déterminismes qui s’imposent à lui. Et ce
processus de subjectivation (ou de déplacement subjectif) ne peut se concrétiser que
sous l’impulsion et la combinaison d’affects positifs (ex. joie, désir) et négatifs (ex.
anxiété, peur), qui conduisent l’individu à rechercher une certaine libération des
déterminismes en place (Roche, 2007). Cela est possible dans la mesure où ces
émotions et ces affects sont « reconnus », sont « questionnés » et sont signifiés par
l’individu, et qu’ils permettent ainsi une « transmutation affective » (Roche, 2007).
Manipulation, aliénation et emprise organisationnelle
Si nous n’envisageons pas la détermination des conduites d’hypertravail par la seule
situation de travail, nous ne minimiserons pas pour autant l’importance du cadre
organisationnel. Les normes, règlements, valeurs, méthodes contribuent à assujettir le
travailleur à l’organisation en édictant les bonnes conduites, les bonnes pratiques.
L’entreprise s’attend à ce que le travailleur s’y soumette, bon gré mal gré, la relation
de salariat relevant d’une de domination, d’autorité, définie et encadrée comme telle
par les cadres politique et juridique qui reconnaissent la mise à disposition de la force
de travail du salarié pour l’employeur17.
Cette soi-disant soumission à une autorité organisationnelle formelle apparaît plus ou
moins bien adaptée à l’étude des conduites d’hypertravail, de cet investissement
intensif au travail et envers le travail18 dans le contexte de travail contemporain. Il
importe de rappeler par ailleurs que la définition retenue des conduites
d’hypertravail renvoie à une surcharge de travail durable, au-delà de la norme,
17 Voir la Loi sur les normes du travail Québec. 18 Ce qui permet mieux, croyons-nous, de mettre en relief le fait que ce fort investissement marqué vis-
à-vis la sphère du travail se fait au détriment / par rapport à d’autres sphères de vie, du moins en terme
de temps alloué.
109
acceptée a priori volontairement, voire impulsée par l’individu (Rhéaume, 2006).
Prendre seulement la mesure de l’autorité organisationnelle formelle semble donc
fortement compromettre la saisie des stratégies plus fines utilisées par les
organisations en vue de réaliser leurs intérêts et d’atteindre leurs finalités. Ce serait
alors nier le fait que les organisations cherchent moins à exiger les comportements
souhaités au travail qu’à les obtenir, subtilement et plutôt informellement, de façon à
ce que ces comportements soient intériorisés par les individus et puissent apparaître
ainsi « volontaires » (Dejours, 2004 ; Marzano, 2008 ; Rhéaume, 2006). On peut ici
penser notamment aux nouvelles pratiques managériales basées sur l’autonomie ou
l’autocontrôle de ses objectifs de travail. Partant, nous pensons que la participation
organisationnelle dans le développement des conduites d’hypertravail ne doit pas être
occultée en raison de l’invisibilité des nouveaux rapports de domination (plus
« subtils »), se cachant derrière des rapports qui semblent harmonieux, à travers une
plus grande responsabilisation par exemple (Martucelli, 2004). Au contraire, nous
supposons qu’il est probable que ces nouveaux rapports soient liés à la croissance
observée de ces conduites d’hypertravail
En ce sens, les notions de manipulation, d’aliénation et d’emprise organisationnelle
méritent notre attention pour appréhender le développement de ces conduites. Celles-
ci nous semblent s’approcher de cette idée de l’existence de formes
d’assujettissement déguisées en conduites volontaires, fort utiles pour aborder les
heures de travail gratuites et le renforcement du fort investissement au travail,
pouvant participer au développement et à l’adoption de conduites durables
d’hypertravail.
L’existence de la perversion dans le monde du travail où, par diverses tactiques, des
organisations peuvent manipuler des individus, par exemple en leur donnant l’illusion
que leur investissement au travail est le support privilégié de leur réalisation
personnelle, est maintenant admise :
110
« La perversité du système consiste, par une forme de
manipulation, à convaincre l’individu que les activités dans
lesquelles il s’engage sont, pour lui19, dignes d’intérêt. On
valorise la rationalité et on emploie des moyens de persuasion
qui jouent avec l’affectivité » (Marzano, 2008, p. 241).
Ce « pour lui » est important car il sous-entend que ce n’est pas pour d’autres, pour
l’organisation ou la société par exemple, que les activités de travail ont de l’intérêt.
Autrement dit, c’est à eux et à eux seuls que rapporte le travail et l’investissement
dans cette sphère : leur réussite personnelle, leur valeur comme personne, leur
épanouissement. Ainsi, pour que cette manipulation fonctionne, elle doit être mise en
parallèle avec une société tournée vers l’individu, vers une survalorisation du « je-
me-moi ». On trouve à cet effet plusieurs auteurs pour constater l’existence et
l’importance de cet individualisme, de ce culte voué à l’accomplissement personnel et
à la performance, vus comme valeurs suprêmes de notre époque (dont Aubert (2006),
Ehrenberg (1991) et Lipovetsky (1983), pour ne nommer que ceux-là). Plus
spécifiquement à propos du travail, cela suppose par ailleurs, comme l’ont démontré
Mercure et Vultur (2010) dans leur ouvrage sur l’ethos du travail, que la « finalité
humaine du travail altruiste par excellence, à savoir servir la société » soit de plus en
plus désuète (p. 68).
Le management s’est évidemment ajusté (et a contribué) à cette société individualiste.
Il a développé, depuis les années 1980, des méthodes et des dispositifs de gestion qui
sollicitent l’ego, souvent de manière implicite. Aubert et de Gaulejac (1991) en
répertorient plusieurs, dont le « management par la sublimation » qui fait appel au
désir de « s’élever » comme individu en étant amené à réaliser un travail ou à occuper
une place distinctive dans l’organisation, ou encore, la « compétition permanente »,
qui met en concurrence les individus entre eux, soit au sein d’une même organisation,
soit sur les marchés, en vue de les pousser à se dépasser, à être des « gagnants ».
19 Souligné par nous.
111
Les notions d’aliénation et d’emprise organisationnelle rejoignent aussi cette idée
d’une nouvelle autorité informelle visant à orienter les conduites au travail en faveur
d’un engagement et d’un investissement accru envers l’organisation. L’emprise de
l’organisation (Pagès, de Gaulejac, Bonetti et Descendre, 2009) apporte notamment
des réponses sur ces processus socio-mentaux qui, sur une base inconsciente,
influencent les individus jusqu’à les aliéner à l’organisation. Le modèle du système
psychique organisationnel « managinaire » permet de rendre compte de ce type
d’influence.
Les liens inconscients entre le fonctionnement organisationnel et le
fonctionnement individuel
Le système psychique organisationnel « managinaire » repose sur le postulat selon
lequel les rapports et les relations entre l’individu et l’organisation évoluent à la
manière d’un système, où « certains éléments constitutifs de l’un sont reliés avec
certains éléments constitutifs de l’autre de telle façon qu’ils s’influencent et se
transforment » (Aubert et Gaulejac, 1991, p. 235). Il apparaît important de rappeler
ici qu’initialement, ce système se développe avec le concours de l’organisation et de
l’individu, en interaction. Il ne s’agit pas ainsi d’une pure création de l’organisation
visant à assujettir les individus. Mais, une fois le système en place, les individus qui
rejoignent l’organisation ayant développé ce dit système se trouvent fortement
influencés par lui.
L’objet d’étude privilégié est alors circonscrit aux rapports entre le fonctionnement
organisationnel et le fonctionnement psychique pour comprendre les « différents
processus à l’œuvre entre les structures sociales (organisations) et les structures
mentales (individus) » (Aubert et Gaulejac, 1991, p. 235). Si les fonctionnements du
sujet et de l’organisation reposent sur des logiques différentes, ils se rejoignent
toutefois dans une zone dite « intermédiaire », de « résonances », où l’un et l’autre
s’inter-influencent et se transforment. Les auteurs parlent alors de « correspondances
psycho-organisationnelles » en référence à l'union existant entre les aspirations et les
finalités recherchées par les sujets, par exemple la réalisation de soi, et les visées de
l’entreprise, par exemple la recherche de performance.
112
C’est un système psychique organisationnel de type managérial (ou système
managinaire) qu’ont observé Aubert et de Gaulejac (1991) dans certaines entreprises
dites performantes, système qui apparaît particulièrement éclairant pour notre étude
des processus qui se jouent entre l’individu et l’organisation, susceptibles de mener à
l’adoption des conduites d’hypertravail.
L’idéal du moi pour cible
L’idéal du moi, que l’on pourrait traduire simplement par « celui ou celle qu’on
voudrait être », est fondamental dans le modèle. Dans ce système psychique
organisationnel « managinaire », l’entreprise cherche « la captation de l’idéal du moi
par les idéaux organisationnels ». Pour y parvenir, elle vient aiguiller les projections
idéales sur lesquelles l’individu peut s’appuyer, en jouant sur les cordes sensibles du
registre de la vie psychique, en « utilisant » et même en détournant les déterminismes
psychiques (qui, comme nous l’avons soulevé précédemment, se jouent souvent dès
l’enfance) au profit de l’atteinte des objectifs de l’organisation.
Plus concrètement, le fonctionnement du système managinaire s’appuie sur la base de
paradoxes « amour-déchirement », où les angoisses et les désirs individuels inclus
dans la situation de travail sont mis en tension : culpabilité de ne pas en faire assez,
craintes face aux jugements des autres, mais aussi sentiment d’être le meilleur, forte
reconnaissance de sa valeur. Peu à peu, par cette mise en tension des angoisses et des
désirs, l’organisation entraîne l’individu dans la quête d’un idéal du moi qui se
matérialise dans la poursuite des objectifs organisationnels. L’organisation reflète à
l’individu une image de lui-même très idéalisée, renforcée par des dispositifs de
reconnaissance qui visent à lui renvoyer cette image. Dans cette dynamique, « la peur
de perdre l’amour de l’organisation » devient un moteur puissant d’investissement
subjectif au travail : il faut bien se faire voir et se faire valoir, montrer qu’on existe et
qu’on est bon.
Cet « idéal du moi » est particulièrement aiguisé dans une culture organisationnelle
de l’excellence, soutenue par l’absence de limites au travail, qui laisse croire que tout
est possible, tel que nous le verrons maintenant.
113
Le déni de limites et la culture de l’excellence
Du côté organisationnel, tout un dispositif managérial permet de valoriser et de
soutenir une culture visant à orienter les activités des travailleurs vers la recherche de
l’excellence au travail, et par le fait même à proposer un « idéal organisationnel » qui
puisse faire résonance aux individus qui travaillent dans l’organisation. Cette culture
de l’excellence, comme idéal organisationnel, est en quelque sorte la pierre angulaire
du fort lien qui unit l’individu à son travail et à son organisation puisqu’elle fait
résonance à cette quête individuelle de l’idéal du moi projeté, idéal que tente de
renforcer l’organisation pour subjuguer l’individu.
Parmi les dispositifs mis en place pour soutenir et favoriser l’excellence, on dénote
par exemple les mécanismes d’évaluation et de récompenses (ex. possibilité de
promotion rapide, actionnariat, fortes primes, management par objectifs), les valeurs
organisationnelles (ex. qualité totale, excellence) et la charge de travail (pression au
travail pour un très grand rendement, objectifs professionnels élevés). Ainsi, diverses
pratiques managériales et de gestion des ressources humaines concourent à soutenir
cette culture de l’excellence en reconnaissant et récompensant l’excellence au travail
sous toutes ses formes (Aubert et de Gaulejac, 1991).
S’inscrivant directement dans ce courant de la sociologie clinique, les travaux de
Dujarier (2006) ont aussi montré par quel processus les entreprises parviennent à
instaurer la normalisation de « l’idéal au travail », marqué par le déni de limites dans
les organisations. Cette proposition d’un idéal au travail donne à croire aux salariés et
salariées que « l’idéal » est possible, ce qui les pousse à tout faire pour rencontrer des
objectifs pourtant presque inatteignables ou, s’ils n’y parviennent pas, à taire et à
dissimuler les problèmes rencontrés. Car, dans cette mise en avant de « l’idéal au
travail » selon Dujarier (2006), la contestation n’est pas possible même si,
paradoxalement, un idéal est par définition inatteignable puisqu’il consiste en une
image magnifiée de ce qui serait le mieux.
114
L’emprise de l’excellence et les conduites d’hypertravail
Comme nous l’avons dit, cette culture de l’excellence est favorable à un
surinvestissement au travail en raison de « l’idéal du moi » magnifié qu’il entretient.
Les dispositifs organisationnels visant à soutenir l’excellence au travail, mis en
relation avec l’idéal du moi projeté et aiguisé par diverses tactiques managériales
peuvent, au fur et à mesure que se développe la relation d’emploi, concourir au
développement de conduites d’hypertravail.
De fait, pour maintenir cette image idéalisée du moi, les individus peuvent adopter
des conduites adaptatives et défensives. Ces conduites adaptatives et défensives
s’articulent alors autour de la recherche de l’excellence au travail, du désir de
promotion (et de s’élever de plus en plus dans l’organisation), mais sont aussi
soutenues par des angoisses telles que la peur d’échouer, de ne plus être reconnu.
Elles sont renforcées par un ensemble de dispositifs organisationnels explicites, par
exemple la mise en évidence de valeurs de performance et d’excellence, mais aussi
implicites, plutôt de l’ordre du « non-dit » et des sous-entendus, tels que le sentiment
de « devoir en faire toujours plus » (Aubert et de Gaulejac, 1991). Peu à peu, par le
« maniement habile de l’imaginaire » des sujets par les organisations, ceux-ci en
viennent à s’identifier aux idéaux organisationnels et à rechercher, à travers les
opportunités offertes par l’organisation et plus globalement par le travail, le
dépassement continuel de soi, associé alors à un certain activisme (Aubert, 2008 ;
Aubert et de Gaulejac, 1991 ; Périlleux, 2001).
Synthèse à propos des apports du modèle managinaire pour comprendre le
développement des conduites d’hypertravail
Le modèle du système psychique organisationnel apporte un éclairage sur les
processus psycho-organisationnel qui, entre le sujet et l’organisation, soutiennent la
construction des conduites d’hypertravail. Nous retiendrons, pour les fins de notre
recherche, deux apports principaux. D’abord, le système psychique organisationnel
apporte un éclairage sur le rôle implicite de l’organisation dans les conduites
d’hypertravail. Il nous renseigne sur la façon dont certains dispositifs
115
organisationnels (par ex. mécanismes d’évaluation et de récompenses) peuvent
influencer la psychologie des individus pour les amener à s’investir plus fortement
vis-à-vis de l’atteinte des objectifs de l’organisation. Il met en exergue le rôle joué par
les idéologies prônées par les entreprises, qui font souvent appel aux valeurs, aux
sentiments et aux idéaux personnels des travailleurs et travailleuses, de même que les
principaux éléments qui révèlent une structure sociale organisationnelle propice à
susciter des conduites d’hypertravail, tels que la culture de l’excellence et le
sentiment de devoir en faire toujours plus. Autrement dit, ce modèle permet de mieux
comprendre les aspects idéologiques qui peuvent être à la source de cette conduite,
dans un contexte où l’organisation devient « productrice » d’idéologie. Ensuite, ce
modèle nous amène à poser un regard systémique et de réciprocité sur les aspects
individuels et organisationnels associés aux conduites d’hypertravail, et ce, depuis le
début de la relation développée entre le sujet et l’organisation. Il propose de fait une
explication processuelle et systémique des mécanismes qui, entre l’individu et
l’organisation, favorisent le développement de ces conduites au fil du temps.
Si, à l’instar d’Aubert et de Gaulejac (1991) nous considérons que « tout » ne se joue
pas dans le travail pour comprendre le développement des conduites d’hypertravail, la
prise en compte des appartenances multiples du sujet, qui correspondent à autant de
milieux sociaux et de sphères d’activités (ex. amis, famille, loisirs dans lequel il
s’investit, doivent être mieux intégrés à notre effort de compréhension. C’est de fait
de manière très concrète que le développement des conduites d’hypertravail pose la
question des liens entre activités professionnelles et activités développées par les
sujets dans leurs autres domaines de vie (vie familiale, sociale, personnelle et de
loisirs). Le problème de l’allocation des ressources temporelles entre ces différents
registres d’activités et du maintien d’un « équilibre de vie » apparaît en effet souvent
comme l’enjeu premier et la principale pierre d’achoppement du développement des
conduites d’hypertravail (Wharton et Blair-Loy, 2006). Ces modèles prennent ainsi
peu en compte les sphères de vie hors-travail et la manière dont les activités,
expériences et projets développés dans les autres sphères de vie agissent comme
conditions facilitantes ou contraignantes dans le développement des conduites
d’investissement intensif au travail.
116
Également, il nous apparaît essentiel de dépasser cette centration de l’analyse sur la
relation qui a été développée entre un sujet et une organisation, dans une relation
d’emploi donnée, d’autant plus que ces travailleurs et travailleuses connaissent pour
plusieurs une forte mobilité professionnelle et sont souvent accolés aux « carrières
nomades » (Tremblay, 2003b; Veilleux, 2006). La forte implication au travail, nous
semble-t-il, a alors d’autres pistes d’explication que la « capture de l’imaginaire » des
sujets par l’organisation. Malgré les dispositifs organisationnels et les messages
portés par les organisations en vue de susciter la recherche de l’excellence et
l’engagement subjectif au travail, l’écho de ces messages auprès des salariés et
salariées peut être relativisé dans un contexte marqué par la mobilité et les
bifurcations professionnelles, par les transformations rapides et radicales des
organisations (via les fusions d’entreprises par exemple), par la normalité que
constitue aujourd’hui l’incertitude des trajectoires professionnelles et sociales
(Palmade, 2003).
C’est pour dépasser ces limites que nous intégrerons le modèle du Système des
Activités à notre cadre théorique. Nous préciserons maintenant les fondements de ce
modèle et la manière particulière dont celui-ci contribue à éclairer les processus sous-
jacents à la construction des conduites d’hypertravail.
3.2.2 Le développement des conduites d’hypertravail à l’aune de
l’articulation de l’ensemble des sphères de vie : regard sur le modèle
du Système des Activités
Si nous reconnaissons l’importance de considérer les liens entre l’individu et
l’organisation, il importe également d’éclairer la genèse de cette conduite
d’hypertravail et de la replacer dans une compréhension dynamique du déroulement
de la vie professionnelle en prenant en compte les temporalités biographiques (les
événements passés, la situation présente et les projets anticipés) et de retracer la
succession et les évolutions de ces différents contextes. Est-ce que des événements
particuliers vécus au cours du parcours professionnel ont pu participer au
117
développement de cette conduite ? Est-ce que certains cheminements individuels
particuliers sont rattachés à ces conduites?
Par ailleurs, bien que nous reconnaissons l’attention particulière qui doit être
accordée à la sphère du travail dans la problématique qui nous occupe, nous insistons
cependant sur l’importance de mettre en relation la vie au travail avec la vie hors-
travail, dont la vie familiale (ex. rôles de parent et de conjoint), la vie sociale (ex.
participation à des réseaux d’amis, engagement citoyen) et la vie personnelle (ex.
détente, voyages, loisirs). Pour autant, cette mise en relation ne doit pas être conçue
comme un lien de cause à effet – comme certains chercheurs l’ont soutenu (cf.
Chapitre 2), par exemple à l’effet qu’un faible intérêt envers les loisirs est la cause
d’un fort investissement dans le travail – mais plutôt en termes d’interaction,
permettant de penser l’influence réciproque d’une sphère sur l’autre (de la vie au
travail vers la vie hors-travail et vice-versa). De ce point de vue, la vie hors-travail et
les activités non professionnelles ne se résument pas aux seules activités familiales et
de loisirs, mais doivent être considérées plus largement au regard de la diversité des
sphères de vie – irréductible à une dichotomie travail/hors-travail – et en fonction de
la signification et de l’importance accordée à chacune d’elle par les individus.
Comment la personne signifie-t-elle ce fort investissement dans la sphère
professionnelle au regard de ses investissements dans les autres sphères de vie ? De
quelles manières les autres sphères de vie contribuent-elles ou font-elles obstacle au
développement et au maintien d’une telle conduite ?
Attaché à rendre compte de la diversité des inscriptions sociales des sujets, le modèle
théorique d’une socialisation plurielle, qui est développé dans le Laboratoire
Personnalisation et Changements Sociaux (Almudever, Croity-Belz et Hajjar, 1999 ;
Baubion-Broye et coll., 1989 ; Baubion-Broye et coll., 1998 ; Curie et Hajjar, 1987 ;
Curie et Dupuy, 2000 ; le Blanc, Dupuy et Rossi, 2000) soutient la conception d’une
approche systémique (en prenant en compte l’ensemble des sphères de vie) et
biographique (à partir des temporalités passé / présent / futur) des conduites au
travail. Comme nous l’avons évoqué, l’idée qu’il est utile de « sortir » du travail pour
comprendre les conduites au travail semble s’imposer dans ce champ de recherche
118
avec plus d’évidence que dans d’autres. Pour autant, c’est la plupart du temps dans
les termes très réducteurs d’une dichotomie travail/hors-travail, ou encore
famille/travail qu’est envisagée la question de la régulation, par la personne, de ses
différents engagements en différentes sphères d’activités.
Dans cette section, nous présenterons le modèle du Système des Activités et sa
contribution à notre objet d’étude. Nous préciserons d’emblée les principaux éléments
théoriques qui soutiennent ce modèle en expliquant pourquoi, parce qu’elle est
« plurielle », la socialisation est aussi active et que par conséquent, il est possible,
pour les sujets, d’exercer leur subjectivité et « d’agir » sur la socialisation. Nous
exposerons ensuite le fonctionnement du modèle, qui distingue différents sous-
systèmes d’activités et met l’accent sur l’étude des échanges instaurés par les sujets
entre ces différents sous-systèmes pour nous aider à comprendre le développement
des conduites d’hypertravail. Nous évoquerons enfin en quoi le surinvestissement au
travail menace les possibilités de personnalisation pour les sujets.
La personnalisation et l’interstructuration des conduites d’hypertravail :
l’importance de prendre en compte l’ensemble des sphères de vie et les
temporalités
Comme pour la sociologie clinique, la psychologie sociale développementale soutient
que le sujet n’est pas complètement déterminé par le poids de la socialisation et qu’il
peut exercer sa subjectivité. Ainsi, « penser la socialisation en psychologie », pour
reprendre le titre du récent ouvrage dirigé par Baubion-Broye, Dupuy et Prêteur
(2013), amène ici aussi à s’interroger sur l’espace subjectif et l’exercice de la
subjectivité dans un monde social fortement déterminé. Si nous pouvons aisément
convenir que les conduites humaines sont largement orientées par la culture et les
principaux lieux de socialisation que sont la famille, l’école et le travail, nous
pouvons aussi convenir que les conduites humaines visent aussi à se dégager et à se
déprendre de certaines contraintes sociales, par exemple lorsque celles-ci entrent en
contradictions et semblent insoutenables (Malrieu, 2003). Pour Malrieu, la
socialisation, parce qu’elle est plurielle, est aussi active. Le sujet, parce qu’il se
socialise en une pluralité de groupes et de milieux, se trouve confronté à une diversité
119
de modèles, normes et valeurs parfois dissonants ou contradictoires. Ces dissonances
et contradictions appellent un véritable « travail de sujet » pour dépasser les conflits
liés à ces différentes appartenances sociales et pour construire son unité malgré – et à
partir de – cette hétérogénéité. Ainsi, les conduites dans une sphère de vie prennent
sens dans les liens qu’elles entretiennent avec des conduites développées en d’autres
sphères de vie.
Malrieu forge le concept de « personnalisation » pour désigner le processus à travers
lequel le sujet cherche « le sens de son existence par rapport aux pressions
divergentes et aux opportunités concurrentes de ses milieux de vie qui se recoupent
en lui » (Curie, 2000, p. 208). Le sujet se personnalise ainsi à travers sa participation
active – en lien avec autrui – à la transformation de ses milieux de vie pour dépasser
leurs contradictions ou les obstacles qu’ils opposent à l’actualisation et au
développement de ses potentialités propres. L’actualisation et le développement d’un
pouvoir d’agir collectif, nourris eux aussi par cette hétérogénéité, en est un exemple.
Comme le souligne Guichard (2004), la question du sens – de la construction du sens
– est importante dans la personnalisation : « elle consiste en l’organisation par
l’individu de ses comportements, à partir des motifs qu’il élabore, au travers des
relations interpersonnelles et dans la construction d’un système de représentations »
(Guichard, 2004, p. 175). Ces motifs, il les élabore en fonction, nous l’avons vu, de
ses inscriptions sociales multiples, mais aussi à partir d’une pluralité de temps de
socialisation ; à partir des événements passés mais aussi des anticipations d’avenir, de
ce qu’il croit possible d’atteindre pour son avenir. Les temporalités – à travers la
signification allouée aux événements passés et anticipés et mis en parallèle avec le
présent – apparaissent donc également essentielles pour appréhender les actes de
l’individu et chercher à expliquer ses conduites (Malrieu, 1986).
Autrement dit, le modèle de socialisation proposé ici est celui d’une socialisation à
double face : les processus d’acculturation (d’apprentissage et de conformité aux
normes et modèles en vigueur dans un milieu donné) se doublent, du fait de la
pluralité des milieux de socialisation et de leurs contradictions, de processus de
120
personnalisation qui sont, selon Malrieu (2003), une réponse à la question
fondamentale de « comment on se fait soi », comment on se construit comme sujet.
Tout comme pour la sociologie clinique, les affects jouent un rôle central dans ce
processus de personnalisation (Malrieu, 2003). Guichard (2004) rappelle que dans le
processus visant à se faire soi, quatre moments charnières sont importants selon cette
théorie de la socialisation. Au point de départ, ce sont des événements marquants qui,
soulevant des affects positifs ou négatifs, viennent déclencher le processus. Joie ou
tristesse, colère ou choc amènent dans un deuxième temps l’individu à chercher
comment dépasser ces affects, pour « édifier » son caractère et s’affirmer. Au
troisième moment surviennent des projections, des mises en perspective de
possibilités d’avenir, selon les représentations du sujet et des possibilités offertes par
le milieu. Enfin, la perception qu’a l’individu de la façon dont les autres perçoivent et
donnent du sens à ses projets est importante et constitue le dernier moment charnière
de ce processus.
C’est ainsi au regard de processus d’intersignification des conduites par lesquels « le
sujet donne sens à chacune de ses activités, et devient personne, en l’extrayant de son
domaine d’origine, en la référant à un ou à plusieurs autres domaines, au sein
desquels elle est tour à tour désignifiée et resignifiée » (Malrieu, 2003, p.67) que les
conduites d’hypertravail sont susceptibles de prendre des sens très différents selon les
sujets. Plus précisément, l’intersignification des conduites renvoie à un travail de
construction de sens par l’individu, qui établit des liens entre ses différents domaines
de vie (Almudever, le Blanc et Hajjar, 2013). L’hypertravail peut ainsi prendre le
sens d’une « compensation » au regard d’une vie sociale peu développée, d’un
« obstacle » au développement d’une vie personnelle et de loisirs stimulante, d’un
« moyen » pour atteindre des objectifs familiaux ou professionnels ou, à l’inverse,
d’une « menace » pour atteindre de tels objectifs. Il peut enfin prendre le sens d’une
« norme » imposée et/ou co-construite dans le collectif de travail, qui réfère alors
plutôt à une forme de conduite défensive.
La question de la construction du sens des conduites appelle également à saisir
l’articulation des différents temps de la socialisation des sujets et suppose l’étude des
121
liens établis par ces sujets entre passé, présent et avenir pour comprendre les
conduites d’hypertravail. Nous verrons que ces liens faits par le sujet entre les
temporalités participent aussi à l’intersignification des conduites, un système
notamment élaboré en fonction des valeurs et des objectifs que ce dernier poursuit
dans ses diverses sphères de vie et de leur évolution tout au long de son parcours
(Baubion-Broye et Hajjar, 1998).
Nous nous attarderons maintenant à présenter les implications méthodologiques et
pratiques de ce modèle pour parvenir à faire une analyse « systémique » du
développement des conduites d’hypertravail.
Le fonctionnement du Système des Activités : appréhender le développement
d’un Système des Activités fondé sur l’hypertravail
Au-delà des implications théoriques d’une socialisation plurielle et active, la manière
dont nous pouvons appréhender le développement des conduites d’hypertravail à
partir de cette perspective sera ici exposée.
Ce modèle du Système des Activités repose sur le postulat selon lequel « les activités
accomplies (ou projetées) par les sujets dans les milieux et temps de leur socialisation
forment « système » (Baubion-Broye et Hajjar, 1998, p. 38). Ce système est composé
de différents sous-systèmes (ex. professionnel, familial, social) qui sont relativement
autonomes et interdépendants (Baubion-Broye et Hajjar, 1998 ; Curie et Hajjar,
1987). Ils sont autonomes dans la mesure où chaque sous-système (ou sphère
d’activités) a ses propres objectifs à atteindre, ses propres contraintes et ressources, et
qu’il est possible de réguler et de contrôler selon ses propres modalités. Les activités
d’un sous-système sont ainsi coordonnées et régulées par un « modèle d’action » qui
préside à la hiérarchisation des buts que le sujet poursuit dans cette sphère d’activités
et à l’organisation – dans le temps – de ses objectifs et des moyens privilégiés pour
les atteindre. Par exemple, un travailleur qui vise à être promu à un poste plus élevé
dans l’organisation pourra y parvenir en utilisant divers moyens rattachés à la sphère
de vie professionnelle (et donc au sous-système en question), notamment en
122
développant de nouvelles compétences, en suivant une formation ou en encore en
investissant de longues heures au travail.
Ce « modèle d’action » de la sphère professionnelle peut se transformer et se
restructurer sous le poids de contraintes extérieures ou suite à des changements dans
les activités réalisées ou projetées par celui-ci (Baubion-Broye et Hajjar, 1998).
Ainsi, les événements, les étapes charnières et les transitions vécus dans le parcours
professionnel, depuis la fin des études, peuvent venir bouleverser ce modèle. Par
conséquent, ces moments sont propices pour saisir les « évolutions » du modèle
d’action et ainsi mieux comprendre le développement des conduites d’hypertravail.
En effet, ces moments charnières peuvent venir ébranler les priorités et les objectifs
poursuivis dans cette sphère et amener le sujet à les redéfinir. Par exemple,
l’obtention d’un nouveau poste plus qualifié peut renforcer l’importance que le sujet
accorde au développement de sa carrière et la valeur qu’il accorde à ce projet
professionnel. De fait, dans ce sous-système, les objectifs poursuivis et les moyens
privilégiés pour les atteindre dépendront aussi de la valeur que le sujet accorde à ces
objectifs (ex. obtenir une promotion) et à ces moyens (ex. investir de longues heures
au travail, reprendre une formation). Ces valeurs attribuées par le sujet structureront
la hiérarchisation et l’organisation dans le temps de ces objectifs et de ces moyens
(Baubion-Broye et Hajjar, 1998).
S’ils sont autonomes, les sous-systèmes sont aussi interdépendants : l’individu peut
établir des échanges entre ses différentes sphères d’activités ou différents sous-
systèmes, que ce soit des échanges motivationnels, informationnels ou matériels
(Baubion-Broye et Hajjar, 1998). Autrement dit, chacun des sous-systèmes peut offrir
des ressources ou poser des contraintes au fonctionnement des autres sous-systèmes.
Par exemple, le sous-système familial peut tout autant constituer une ressource
qu’une contrainte pour le fonctionnement du sous-système professionnel. Pour
reprendre notre exemple du travailleur cherchant à obtenir une promotion en raison
de la valeur qu’il accorde au développement de sa carrière, il pourra solliciter et
obtenir du soutien de sa famille pour atteindre cet objectif s’il choisit, par exemple,
d’investir plus de temps à ses activités professionnelles. Ces rapports entretenus entre
123
les différentes sphères d’activités du sujet dépendent, ici aussi, des valeurs et des
significations que le sujet accorde à ces différentes activités et sont régulés par une
instance de contrôle plus large appelée « modèle de vie ».
Le modèle de vie prend ainsi en compte la hiérarchie des valeurs que le sujet accorde
à chacun de ses domaines de vie, ce qu’il fera à partir des représentations de soi et de
la manière dont son environnement est structuré (ex. réseaux) (Baubion-Broye et
Hajjar, 1998 ; Curie et Hajjar, 2000). Il a plusieurs fonctions : 1- intégrer les divers
modèles d’action spécifiques à chaque sphère de vie. Pour y parvenir, le sujet doit
évaluer ce qui est compatible et ce qui est incompatible ou contradictoire dans
l’articulation de ses objectifs et activités dans l’ensemble de ses sphères de vie ; 2-
sélectionner et hiérarchiser – voire réviser et différer – les objectifs poursuivis dans
l’ensemble des sphères de vie lorsque le sujet fait face à ces incompatibilités et
contradictions; enfin, 3- gérer et coordonner les échanges entre les différentes sphères
de vie. La personne peut, par exemple, activer ces échanges pour mobiliser des
ressources dans divers domaines de vie afin de surmonter une épreuve dans la sphère
professionnelle ou, à l’inverse, inhiber les échanges et les transferts, cloisonner les
domaines de vie de façon à limiter la diffusion des perturbations liées à la sphère
professionnelle.
Le « bon » fonctionnement du Système des Activités dépend de certaines conditions,
tel que la capacité d’établir des échanges entre ses sphères de vie et de se projeter
dans l’avenir. Nous verrons maintenant brièvement dans quels cas le
surinvestissement au travail menace les possibilités de personnalisation du sujet.
La personnalisation et le surinvestissement au travail
Mègemont et Dupuy (2013) ont récemment soulevé à quel point les nouvelles formes
de rapport au temps auxquelles se trouvent aujourd’hui confrontés les travailleurs et
travailleuses, dont la durée excessive du travail et le chevauchement des espaces de
vie au travail et hors-travail, menacent les possibilités de personnalisation. De fait, les
auteurs rappellent que la personnalisation est tributaire, pour le sujet, de la possibilité
d’opérer des échanges entre ses différents domaines de vie, de même que de la
124
possibilité d’inscrire ses conduites professionnelles dans l’ensemble des temporalités
passé-présent-futur. Or, le surinvestissement du domaine professionnel, parce qu’il
traduit un investissement temporel et spatial centré autour du travail et du temps
présent, peut porter atteinte à la construction du sens de ses conduites et à la
personnalisation (Mègement et Dupuy, 2013).
Sans prétendre que les conduites d’hypertravail annulent toute possibilité de
personnalisation, il demeure néanmoins primordial de porter une attention particulière
à la capacité (ou non) du sujet à réguler les échanges entre ses sphères d’activités, à
les signifier les unes par rapport aux autres, à les inscrire dans des perspectives
temporelles articulées alors même qu’il est fortement investi dans sa sphère
professionnelle et pris à réaliser ses objectifs de travail à très court terme. C’est ce
que nous ferons dans cette thèse.
Synthèse à propos des apports du Système des Activités pour comprendre le
développement des conduites d’hypertravail
Au final, si le modèle du système psychique organisationnel « managinaire » ne nie
pas l’importance des autres sphères de vie et de l’histoire individuelle pour le sujet,
c’est le Système des Activités qui nous aide à appréhender, plus concrètement, les
mécanismes qui concourent, du point de vue du sujet, à l’organisation de ses
expériences sociales et à l’intersignification des conduites, permettant de mieux
comprendre l’étiologie et le sens d’un investissement marqué dans la sphère du
travail. De fait, ce modèle porte une attention particulière aux appartenances sociales
multiples et aux événements passés vécus par le sujet à partir desquelles prennent
sources et prennent sens les conduites d’hypertravail. Autrement dit, il nous amène
plus précisément à appréhender les processus de délibérations et de significations des
conduites d’hypertravail au regard des autres sphères de vie du sujet et au cours des
événements qui ponctuent son parcours, tout en accordant une importance aux
différents éléments organisationnels perçus. Par ailleurs, ce modèle nous amène aussi
à nous attarder aux relations interindividuelles développées au sein du collectif de
travail et avec des personnes significatives de la vie hors-travail pour analyser le
développement des conduites d’hypertravail. De fait, la prise en compte des différents
125
milieux de vie du sujet et de la façon dont ceux-ci font pression sur lui et se recoupent
en lui compte parmi les éléments centraux de ce modèle, pour saisir les formes de
socialisation et les possibilités de personnalisation dans le développement des
conduites d’hypertravail.
La présentation de ces deux modèles systémiques a permis de jeter les bases
théoriques de notre approche des processus de socialisation, de subjectivation et de
personnalisation pour étudier le développement des conduites d’hypertravail. Ce
cadre théorique nous permettra d’approfondir une question importante soulevée par
Golden (2009), celle visant à distinguer plus finement ce qui relève de la volonté
individuelle de ce qui relève du processus de socialisation organisationnelle et des
déterminismes sociaux dans l’adoption de telles conduites d’hypertravail.
3.3 Une approche multidimensionnelle
De façon à articuler ce regard diachronique et synchronique, nous avons développé
une grille d’analyse opérationnelle qui permet d’appréhender plusieurs niveaux
d’explication de l’hypertravail de façon à prendre en compte les multiples facettes
impliquées dans le développement de ces conduites, c’est-à-dire à partir du point de
vue du sujet mais tout en tenant compte de ses différents milieux (organisation,
collectif de travail, famille, etc.). Cette section rend compte des aspects opérationnels
de notre recherche et de notre ambition à articuler différents niveaux d’explication
des conduites d’hypertravail. Nous le ferons en référence à la distinction opérée par
Doise (1982) de quatre niveaux d’explication en psychologie sociale – à savoir les
niveaux intra-individuel, interindividuel, positionnel et idéologique – auxquels, pour
le sujet qui nous occupe, nous ajouterons celui de la tâche et de l’organisation du
travail. Nous croyons, à l’instar de Perret-Clermont (2004), que le modèle de Doise
(1982) « pour penser l’articulation de l’individu et du collectif » est pertinent pour
« aborder la complexité des processus socio-cognitifs dans une approche non
126
réductionniste, et invite par là même à articuler plus avant des savoirs issus de
traditions scientifiques différentes » (Perret-Clermont, 2004, p. 94). Ainsi, au-delà
des aspects individuels et organisationnels qui entrent en jeu dans l’adoption des
conduites d’hypertravail, cette approche multidimensionnelle nous invite à en saisir
l’ancrage, aussi, dans des relations interpersonnelles, des dynamiques groupales et
des rapports positionnels.
Nous présenterons dans cette section comment ces multiples niveaux seront pris en
compte dans notre démarche d’analyse multidimensionnelle. Nous définirons ces
niveaux et préciserons pour chacun d’eux quels sont, dans les travaux relatifs aux
conduites d’hypertravail, les facteurs qui apparaissent comme les plus importants
dans l’adoption de ce type de conduite. La figure 4 permet d’en donner un aperçu
synthétique. Au regard de notre positionnement théorique, nous croiserons cette
approche multidimensionnelle avec une lecture synchronique et diachronique de
l’intersignification des conduites des sujets et au regard de la relation qui s’est
développée entre le sujet et son organisation actuelle.
127
Figure 4: Grille d'analyse multidimensionnelle des conduites d'hypertravail
Environnements
3.3.1 Facteurs du niveau intra-individuel
Le premier niveau d’analyse distingué par Doise (1982), le niveau intra-individuel,
concerne les processus psychologiques qui permettent « de rendre compte de la
manière dont l’individu organise son expérience de l’environnement social » (p. 11).
Comme le souligne Perret-Clermont (2004), ce niveau présente l’intérêt de saisir les
changements de mentalité, la manière dont la personne interprète les événements
vécus dans sa vie, mais aussi de voir comment elle mobilise ou non ses
Organisation du travail (5e niv.) -n Charge de travail et fonctions -o Flexibilité et autonomie décisionnelle
-p Dispositif d’évaluation et de
récompenses
Interindividuel (2e niv.) -f Qualité des relations professionnelles
-g Qualité des relations extra-
professionnelles.
-h Soutien social professionnel et
extra-prof
Positionnel (3e niveau) -i Attentes du milieu professionnel à l’égard du rôle professionnel
-j Attentes des milieux extra-
professionnels à l’égard des rôles
prof. et extra-prof.
Intra-individuel (1er niv.) -a Parcours et événements
-b Rapport au travail (sens et centralité du travail)
-c Satisfaction professionnelle
relative -d Projets professionnels
-e Projets personnels
Idéologique (4e niveau) -k Normes et règles en matière
d’implication organisationnelle -l Philosophie et valeurs org.
-m Normes sociales en matière
d’implication (soc. et proches)
Individus
Conduite
d’hypertravail et
significations
attribuées
Niv
eaux
d’an
alyse
128
apprentissages. À ce niveau d’analyse, il conviendra d’accorder une importance
cruciale à la période d’engagement de la personne dans cette conduite d’hypertravail
de façon à examiner les questionnements, les réflexions, les hésitations, les choix et
les stratégies qui sous-tendent leur adoption. Ainsi, le passage soudain ou progressif à
ce rythme de temps de travail a pu entraîner un bouleversement dans le système des
activités tel qu’il était jusqu’alors organisé par la personne. Dans ce cas, une
réorganisation de ce système a pu s’imposer, associée à une re-signification des
investissements du sujet dans ses différentes sphères de vie. Dans l’éventualité où une
augmentation du temps consacré au travail était prévisible (par ex. en acceptant une
promotion comportant d’importantes responsabilités), ce sont aussi des processus
d’anticipation des modes de régulation qu’il est important ici d’interroger.
Cinq facteurs apparaissent déterminants à ce niveau.
a) Le parcours professionnel et les événements marquants de ce parcours
La problématique de recherche a permis d’identifier que très peu d’études se sont
intéressées aux antécédents à l’adoption des conduites d’hypertravail et plus
spécifiquement à l’enchaînement des événements, des choix et des contextes qui ont
pu y mener. Quelques-unes ont toutefois montré que des parcours-types peuvent
favoriser l’adoption de ce type de conduites. Ainsi, ces conduites apparaissent
généralement au cœur d’un parcours professionnel ponctué de promotions et de
succès (Blair-Loy, 2004). Le basculement dans l’hypertravail peut alors coïncider
avec l’obtention d’un emploi qui requiert de nouvelles responsabilités ou, encore,
avec l’insertion dans une organisation « prestigieuse » (Devetter, 2008). L’entrée
dans une profession où cette conduite est fréquente, voire normalisée (Devetter, 2008
; Maranda et al., 2009), peut aussi favoriser l’adoption d’une telle conduite dès le
moment des études ou le début de la vie professionnelle.
b) Le sens du travail et l’évolution du rapport au travail au cours du parcours
professionnel
L’évolution du sens et de l’importance accordés au travail au cours de la vie
professionnelle apparaît comme un facteur important pour comprendre le
129
développement des conduites d’hypertravail. Nous savons que la signification
accordée au travail a tendance à se modifier au cours de la vie. Par exemple, les
jeunes de 25 à 35 ans sans enfant seraient plus nombreux à considérer le travail
comme une source importante de réalisation de soi, alors que les travailleurs et
travailleuses de 35 à 49 ans considèreraient davantage le travail comme une finalité
économique (Mercure et Vultur, 2010). L’importance du travail (de manière absolue
ou relative aux autres sphères de vie) a aussi tendance à varier au cours de la vie. On
peut supposer que l’évolution de ce rapport au travail peut être liée au temps consacré
à la vie professionnelle. L’étude de Heisz et Larochelle Côté (2006) montre
d’ailleurs que le temps consacré au travail, au cours du parcours professionnel et en
fonction du cycle de vie, a tendance à varier pour les travailleurs et travailleuses qui
ont des horaires de travail « surchargés ». De fait, les deux tiers d’entre eux qui
avaient un horaire surchargé en 1997 avaient diminué leur temps de travail en 2001 et
avaient un horaire à temps plein régulier ou à temps partiel.
À ce niveau d’explication centré sur l’individu, la prise en compte du rapport au
travail est essentielle pour nous aider à comprendre les processus par lesquels se
construisent les conduites d’hypertravail. La centralité du travail de même que les
fonctions ou significations que revêtent cette sphère d’activité méritent d’être
investiguées. La définition que donne l’individu au travail et la valeur qu’il lui
attribue sont des aspects essentiels pour cerner le rapport au travail. À l’instar de
Mercure et Vultur (2010), la centralité du travail peut être appréhendée en considérant
soit la valeur absolue du travail, pour investiguer jusqu’à quel point le travail est une
valeur importante dans la vie, soit la valeur relative du travail, c’est-à-dire la place
que le travail occupe par rapport aux autres sphères de vie (familiale, personnelle et
sociale).
Il importe aussi de saisir l’intention ou le but personnel associé au travail, c’est-à-dire
les raisons pour lesquelles un individu travaille. Morin (1996) distingue deux
« fonctions » principales du travail. La première, la fonction « expressive », est celle
où le travail est signifié comme étant une source principale de développement, de
réalisation et de satisfaction personnelles (par ex. le travail comme une activité
130
intrinsèquement satisfaisante ou encore comme une source d’expériences
relationnelles satisfaisantes). Quant à la seconde, la fonction « utilitaire », il s’agit du
travail qui est signifié essentiellement par rapport au revenu qu’il procure ou à
l’obligation sociale qui s’y rattache. Selon Morin (1996), le rapport au travail doit
aussi tenir compte de la « cohérence du travail », qu’elle définit comme un effet de
cohérence ente le sujet et le travail qu’il accomplit, le degré d’harmonie ou
d’équilibre qu’il atteint dans sa relation avec le travail. Le travail réalisé doit ainsi
faire du sens pour l’individu : il doit permettre de se sentir utile et de contribuer à la
société de façon responsable, il doit permettre d’exercer son jugement et sa créativité,
il doit permettre d’avoir du plaisir (travailler avec ses compétences et les développer),
il doit permettre de développer des relations humaines satisfaisantes et saines. Le
travail doit se réaliser dans un contexte qui respecte les valeurs de justice, d’équité et
de dignité (Morin, 2008).
De manière peu surprenante, les études révèlent que le travail est important pour les
personnes qui consacrent de longues heures à leurs activités professionnelles (Brett et
Stroh, 2003 ; Hewlett et Luce, 2006). Selon l’étude menée par Ng et Feldman (2008),
c’est la centralité que revêt le travail pour se définir comme personne qui expliquerait
la préférence des individus à s’investir fortement dans le travail plutôt que dans
d’autres sphères de vie. De manière un peu différente, une étude réalisée au Japon a
montré à quel point la « validation de soi » (self-validation), dans un contexte où la
pression sociale à se dévouer au travail est très forte et « attendue », n’est possible
qu’en mettant le développement de sa carrière au centre de sa vie (career-centered) et
en conférant au travail une valeur centrale (Ishiyama et Kitayama, 1994).
c) La satisfaction professionnelle relative
Il est également reconnu que, pour les travailleurs et travailleuses qualifiés, la sphère
professionnelle offrirait maintes possibilités de réalisation et d’expression de soi. La
satisfaction serait alors grande envers la vie professionnelle puisqu’elle offrirait
plusieurs avantages intrinsèques, telles qu’une forte estime de soi et le développement
de compétences personnelles et professionnelles (Brett et Stroh, 2003 ; Burke et
131
Fiksenbaum, 2009 ; Hewlett et Luce, 2006). La vie familiale, et plus largement la vie
personnelle, n’offrirait pas de sources de satisfaction aussi grande pour certains
travailleurs (Ng et Feldman, 2008). Au point que, malgré la forte satisfaction
ressentie à l’égard de la vie hors-travail, les travailleurs et travailleuses très satisfaits
de leur vie professionnelle et qui consacrent de longues heures au travail ne
souhaiteraient pas pour autant réduire leur nombre d’heures de travail (Ng et
Feldman, 2008). Autrement dit, les individus qui éprouvent une forte satisfaction
envers l’occupation de rôles familiaux et personnels choisiraient de maintenir tout de
même leur fort investissement dans la sphère du travail lorsque celle-ci est jugée très
satisfaisante. Le sentiment de parvenir à remplir adéquatement les rôles extra-
professionnels dans lesquels les individus se sont engagés contribuerait à maintenir
cet investissement au travail. Selon Valcourt (2007), le fait de profiter de mesures
permettant de concilier plus aisément la vie professionnelle avec la vie personnelle
(par exemple, avoir le contrôle de son horaire de travail) permettrait de maintenir une
forte satisfaction vis-à-vis de l’équilibre travail-vie personnelle (et des objectifs
atteints dans ces deux sphères de vie), et ce, malgré le fait de travailler de longues
heures. D’autres études font état d’une baisse de satisfaction à l’égard de la vie hors-
travail lorsque les individus consacrent de longues heures à leurs activités
professionnelles (Grosch, Caruso, Rosa et Sauter, 2006). Cette insatisfaction serait
notamment attribuable aux difficultés que ces derniers éprouvent à concilier le travail
avec la vie personnelle, et plus particulièrement avec la famille, envers laquelle ils
considèrent avoir moins de temps à consacrer en raison des activités de travail
(Grosch et al., 2006). La réduction des engagements pris dans la vie hors-travail,
parmi lesquels sont particulièrement touchés les engagements citoyens et bénévoles
ainsi que la vie sociale et amicale, pourrait aussi entraîner une insatisfaction à l’égard
de cette vie hors-travail.
d) Rapport à l’avenir professionnel et nature des projets professionnels
Des liens sont observés entre les projets professionnels anticipés et les conduites
d’investissement intensif au travail. De nombreuses études soutiennent que la
recherche de promotions et le désir d’obtenir de nouvelles responsabilités comptent
132
parmi les principales raisons évoquées par les travailleurs et travailleuses pour
investir beaucoup de temps dans leur vie professionnelle (Burke, 2009 ; Michelacci et
Pijoan-Mas, 2007 cité dans Golden, 2009 ; Reynolds, 2004). À ce propos, plus les
chances d’avancement sont jugées bonnes, plus les travailleurs et travailleuses
consentiraient à investir du temps au travail (Reynolds, 2004). Dans d’autres cas, le
fort investissement au travail peut être une stratégie utilisée pour se maintenir sur le
marché du travail à plus long terme, lorsque la situation d’emploi est incertaine, par
exemple, dans le cas des travailleurs et travailleuses contractuels (Bluestone et Rose,
1998).
e) Rapport à l’avenir personnel : l’articulation des projets personnels avec les projets
professionnels
Au regard des projets personnels envisagés, tels que celui de fonder une famille, le
maintien d’une conduite de fort investissement temporel au travail apparaît, pour
certains, temporaire. Ainsi, même s’ils disent aimer leur travail, certains individus
prévoient modifier ce rythme de temps de travail et réduire le temps consacré à la vie
professionnelle. (Hewlett et Luce, 2006 ; Lee, 2007 ; Reynolds, 2004). Il semble en
effet que la nature des projets et des activités anticipés a une forte influence sur la
manière dont les travailleurs et les travailleuses entrevoient l’allocation du temps
passé au travail (Anxo, Flood et Kocoglu, 2002). Ainsi, on peut supposer que les
travailleurs qui formulent des projets autres que des projets familiaux voient moins de
difficultés à réaliser leurs projets personnels et à articuler ceux-ci avec la vie
professionnelle, malgré les longues heures de travail.
3.3.2 Facteurs du niveau interindividuel
Le deuxième niveau, le niveau interindividuel, nous amène à porter un regard sur les
relations et les interactions entre les individus pour observer de quelles manières ces
relations peuvent influencer la pensée et les conduites des individus ; pour
comprendre comment des relations interindividuelles significatives, d’autorité, de
dépendance ou d’entraide par exemple, interfèrent dans le processus de construction
133
des conduites d’hypertravail (Doise, 1982). À ce niveau, seront examinées les
relations interindividuelles qu’entretiennent les travailleurs et travailleuses au sein de
la sphère professionnelle (avec les collègues, les supérieurs hiérarchiques, les clients)
et au sein de leurs sphères extra-professionnelles (ex. avec les membres de la famille,
avec les amis). On s’intéressera tout particulièrement aux régulations
interpersonnelles de l’hypertravail en tenant compte de l’ensemble des sphères de vie
(ex. soutien et transfert de tâches entre conjoints). On s’intéressera aussi aux
processus de construction du sens de ces conduites au regard des relations
développées dans l’entourage professionnel et extra-professionnel (ex. qualité et
importance des relations au travail et avec les proches). Trois facteurs sont pris en
compte pour ce niveau d’analyse.
f) La qualité, la nature et l’importance des relations développées dans la sphère
professionnelle
Aucune étude indiquant que la qualité des relations développées dans la sphère
professionnelle est associée au fort investissement temporel au travail n’a été repérée
dans la recension des écrits. Tout de même, selon Hewlett et Luce (2006), les milieux
de travail qui regroupent des personnes qui investissent de longues heures dans leurs
activités professionnelles sont généralement décrits comme étant des lieux de
rencontres agréables, qui permettent de développer des relations amicales avec les
collègues et d’entretenir de bons rapports avec le superviseur. Ce facteur pourrait
ainsi favoriser le maintien prolongé d’un fort investissement au travail.
g) La qualité et l’importance des relations développées dans les sphères de vie hors-travail
En ce qui concerne la qualité des relations entretenues en dehors du travail et les
conduites de fort investissement au travail, les études rendent compte de résultats
nuancés. D’un côté, les difficultés relationnelles vécues dans les sphères de vie
personnelle (principalement avec le conjoint ou la conjointe et la famille) peuvent
amener certaines personnes à travailler plus. Selon Hochschild (1997), le fait de
consacrer de longues heures au travail serait ainsi une réponse à une vie familiale
décevante ou difficile à vivre. La sphère du travail constituerait alors un repère
134
protecteur face à un environnement familial stressant. Un peu différemment, ce sont
parfois les longues heures de travail qui peuvent entraîner un désengagement
progressif de la sphère de vie familiale (Halbesleben, Harvey et Bolino, 2009), ce qui
affecterait du même coup la qualité des relations avec les membres de la famille. Les
hommes seraient d’ailleurs particulièrement touchés par cette situation (Crouter,
Bumpus, Head et Mchale, 2001).
h) Le soutien social professionnel et extra-professionnel
La recherche menée par Grosch et al. (2006) a montré que le fort investissement
temporel au travail est significativement lié à un environnement social positif au
travail, mesuré par le soutien des collègues et du superviseur. Un peu différemment,
le fort soutien organisationnel perçu augmenterait l’engagement du salarié envers
l’organisation (Coyle-Shapiro et Conway, 2005), ce qui peut favoriser l’augmentation
des heures allouées au travail. Le soutien des proches est également mis en relation
avec les longues heures de travail. Le fait de pouvoir bénéficier du soutien social du
conjoint ou des amis peut contribuer à maintenir un fort investissement temporel au
travail (Blair-Loy, 2003). Ce soutien peut être matériel, par exemple lorsque le
conjoint s’occupe des tâches domestiques, mais il peut être aussi moral et émotionnel,
par exemple dans le cas où les proches viennent appuyer, plutôt que blâmer, les choix
faits en termes d’investissement au travail (Blair-Loy, 2003).
3.3.3 Facteurs du niveau positionnel
Au troisième niveau, le niveau positionnel, ce sont les rôles, les statuts et les positions
occupés, ainsi que les logiques qui les sous-tendent, qui sont placés au centre de
l’analyse (Doise, 1982). Ce sont alors des dynamiques intra et inter-groupes,
« porteuses de représentations sociales et engendrées par elles » (Perret-Clermont,
2004, p. 98) qui sont observées. À ce niveau, on s’intéressera d’abord à la position
occupée par l’individu dans une organisation, au regard des comportements adoptés
par les autres travailleurs et travailleuses qui occupent une position de même niveau
ou de niveau plus élevé, ainsi qu’aux attentes spécifiques qui découlent de cette
135
position. C’est en outre à travers des comparaisons sociales – interindividuelles et
intergroupes – et des attentes plus ou moins tacites, par exemple des collègues, que
les conduites d’investissement intensif au travail seront signifiées ou non par la
personne comme de l’hypertravail et se verront encouragées ou inhibées. En parallèle,
les positions et rôles assumés dans d’autres sphères de vie (en tant que conjoint ou
ami par exemple) sont également concernés. Par exemple, la position occupée au sein
du couple et le jeu des relations de pouvoir peuvent faire varier la répartition des
activités (Curie et Hajjar, 2000). Deux facteurs ont été repérés pour ce niveau
d’analyse.
i) Attentes du milieu professionnel à l’égard du rôle professionnel
Les attentes rattachées au rôle occupé dans une organisation peuvent conduire les
travailleurs et travailleuses à consacrer plus de temps au travail. Ces attentes peuvent
être implicites ou explicites et provenir tant de la direction, du supérieur hiérarchique
que des collègues et de l’équipe de travail. Par exemple, selon l’étude menée par
Chasserio et Legault (2005), les travailleurs et travailleuses qui font des heures
supplémentaires non rémunérées sont davantage susceptibles d’obtenir, de la part de
leur supérieur, des congés et des mesures visant à faciliter leur conciliation travail-vie
personnelle (par ex. travailler une journée à la maison). Le temps de travail
excédentaire devient alors un moyen d’échange permettant de bénéficier de mesures
de conciliation travail-vie personnelle qui, dans un rapport inégal entre le travailleur
et son superviseur, amènent bien des travailleurs à devoir travailler plus. De manière
un peu différente, la crainte de représailles et d’exclusion du collectif de travail
pourrait être sous-jacente au maintien d’un fort investissement temporel au travail
(Burke, 2006). C’est le cas notamment des personnes dont le travail est organisé en
équipe et qui sont affectées à la gestion de projets, dont les délais de livraison sont
souvent courts. Dans une telle situation, les attentes des différents membres de
l’équipe concernent, généralement, un investissement équitable de tous les
travailleurs et travailleuses au sein de l’équipe dans la réalisation du projet, ce qui
désavantage d’ailleurs le plus souvent les femmes (Legault et Chasserio, 2009).
136
j) Attentes des milieux extra-professionnels à l’égard des rôles professionnels et extra-
professionnels
Pour certains travailleurs et travailleuses, les faibles attentes entretenues à l’égard des
rôles qu’ils occupent en dehors du travail (par exemple dans la famille) peuvent
favoriser le passage et le maintien en situation d’hypertravail. Le fort investissement
temporel au travail peut être alors un palliatif à une vie hors-travail pauvre ou du
moins peu exigeante en termes de relations amicales et sociales ou d’activités de
loisir (Douglas et Morris, 2006). Au sein de la dynamique conjugale et au regard de la
répartition des rôles, il est aussi de plus en plus fréquent d’observer que les femmes
dont le conjoint fait de longues heures de travail décident de quitter le marché du
travail, généralement pour s’occuper des enfants et des tâches domestiques (Cha,
2010). Cette situation a pour effet d’accentuer la tendance vers la séparation des rôles
entre les hommes – au travail – et les femmes – à la maison – mais aussi de renforcer
la position centrale de « travailleur » pour l’homme, au sein du couple comme au sein
de la société (Cha, 2010). Rappelons ce fait que les hommes seraient trois fois plus
nombreux que les femmes à faire de longues heures de travail (Usalcas, 2008). Pour
d’autres, les attentes demeurent fortes à l’égard du rôle occupé au sein de la famille,
surtout dans les cas où les deux membres du couple ont des horaires de travail
chargés (Townsend, 2001). Dans ce cas, les stratégies pour parvenir à concilier ces
divers rôles doivent être élaborées en couple. Une des stratégies possibles et de plus
en plus privilégiée par les femmes est de devenir travailleuse autonome, ce qui
permet d’avoir un meilleur contrôle sur l’horaire de travail et, plus largement, sur la
vie familiale malgré les longues heures de travail (Humbert et Lewis, 2008). Même
dans le cas où elles font de longues heures, les femmes portent généralement la
responsabilité de veiller à la planification des activités familiales.
3.3.4 Facteurs du niveau idéologique
Le quatrième niveau, le niveau idéologique, concerne les conceptions
qu’entretiennent les individus à propos des rapports sociaux considérés comme
normaux (Doise, 1982). Il renvoie aux idéologies, aux systèmes de croyances et de
137
représentations ainsi qu’aux normes qui sont développés par une société ou une
organisation. À ce niveau, le modèle du système psychique organisationnel (Aubert et
de Gaulejac, 1991) nous éclaire sur ce qui peut conduire certains travailleurs et
travailleuses à l’hypertravail, au regard précisément de la culture organisationnelle,
des discours et des valeurs prônées par les entreprises, et ce, tout au long de leur
trajectoire. Autrement dit, nous portons une attention particulière à ce niveau à la
manière dont les organisations façonnent des idéologies et des normes susceptibles de
mener à l’adoption de telles conduites. Par ailleurs, le niveau idéologique touche
aussi la représentation qu’a le sujet d’une « bonne » répartition de ses activités
(professionnelle, familiale, sociale, personnelle et de loisirs), selon les normes
sociales mises de l’avant dans son entourage et dans la société.
k) La culture organisationnelle du temps de travail : valeurs, normes et règles
organisationnelles en matière d’implication au travail
Les normes et les règles qui prévalent dans une organisation à propos de l’implication
au travail doivent être prises en compte au niveau d’analyse idéologique. À ce sujet,
la recherche de Riverin et Simard (2003) s’intéresse à l’exigence informelle de
participation « volontaire » aux activités périphériques de l’organisation (ex. 5 à 7,
projets spéciaux, conférences) pour les travailleurs et travailleuses qui souhaitent faire
carrière dans les secteurs associés à l’économie du savoir. Un peu dans la même
veine, mentionnons également que les normes tacites (ou convenues) de temps de
travail et d’effort au travail, instaurées entre les membres du collectif et préexistantes
à l’entrée de la personne dans l’organisation, peuvent aider à comprendre les
conduites d’hypertravail. Cela est d’autant plus vrai dans les milieux où la norme du
travailleur idéal, entendu ici comme le travailleur entièrement dévoué à son travail,
sans responsabilité familiale, est forte (Blair-Loy, 2004).
l) Philosophie, culture et valeurs de l’organisation
La culture, la philosophie et les valeurs d’une entreprise touchent le « cœur
idéologique » qui permet de donner du sens et d’orienter l’ensemble des actions
menées par les travailleurs et travailleuses. Comme nous l’avons vu, certains
138
chercheurs ont mis en évidence que les entreprises dont le discours est fondé sur la
recherche de l’excellence et de l’idéal au travail sont souvent des lieux propices à
l’émergence des conduites d’hypertravail (Aubert et de Gaulejac, 1991 ; Dujarier,
2006). Dans ces entreprises, il apparaît que les fondements mêmes de ces quêtes d’un
idéal ne sont pas remis en question malgré l’atteinte improbable des objectifs fixés.
D’autres se sont plutôt intéressés au style de leadership développé par ces
organisations. Par exemple, un leadership fondé sur des valeurs altruistes, c’est-à-dire
où chaque membre du collectif est invité à y trouver sa place, à s’y sentir important
au sein de l’organisation et à y être dévoué, peut également être associé à des
conduites d’hypertravail (Fry et Cohen, 2009). Dans un tel contexte, la prescription
normative – voire l’injonction – de l’organisation est le dévouement envers
l’organisation.
m) Normes sociales en matière d’implication au travail chez les proches
Les systèmes de croyances et de représentations sociales relatives à l’action, à
l’implication et au temps de travail sont également susceptibles d’influencer le temps
individuel consacré au travail. À ce propos, Aubert (2003) s’est intéressée au « culte
de l’urgence », à cette idéologie qui consiste à être dans l’action, à réagir dans
l’immédiat et à être toujours disponible pour le travail, au point où les notions
« d’urgence » et « d’importance » sont finalement confondues (ce qui n’est pas
important est tout de même urgent). Cette « normalisation » de l’urgence et de
l’hyperactivité, dans le contexte du travail, fait qu’il semble dorénavant socialement
admis et très bien vu de surinvestir sa vie de travail – voire même de surinvestir sa vie
tout court – ce qui est par ailleurs généralement un gage de succès et de réussite
professionnelle et sociale (Hewlett et Luce, 2006). La survalorisation de l’action
apparaît alors comme une idéologie émergente dans les sociétés occidentales
contemporaines où une accélération des rythmes sociaux est observée (Aubert, 2008 ;
Brunhes, 1999). Pour Aubert (2004, 2006), cette nouvelle idéologie est renforcée par
ces exigences du dépassement de soi et « d’hyperfonctionnement de soi » véhiculées
dans la société. Vis-à-vis de la consolidation de cette culture des longues heures de
travail (Golden, 2009), travailler plus de 48 heures par semaine peut alors sembler
139
banal et même s’avérer être un mode de vie enviable, susceptible de procurer
jouissance et respect.
3.3.5 Facteurs du niveau de la tâche et de l’organisation du travail
De portée très générale, cette grille d’analyse psychosociale que propose Doise
(1982) appelle à être spécifiée lorsqu’elle est appliquée à l’analyse de situations de
travail. Ainsi est-il utile d’adjoindre un cinquième niveau relatif à l’analyse de la
tâche et de l’organisation du travail qui participent également à la modulation et à la
régulation du temps de travail. La revue de la littérature nous a permis d’identifier
trois facteurs à prendre en compte dans l’analyse des conduites d’hypertravail : la
charge et la nature du travail, la flexibilité des horaires / des lieux et l’autonomie au
travail, ainsi que le dispositif d’évaluation du rendement et de récompenses des
salariés et salariées.
n) Charge et nature du travail
Les conduites d’investissement intensif au travail s’observent dans des contextes de
fortes charges de travail, souvent prescrites dans de très courts délais (Grosch et coll.,
2006). En plus de cette intensification du travail, c’est peut-être aussi et surtout
l’imprévisibilité de la charge et la difficulté à la transférer à autrui qui sont le plus
susceptibles d’amener les travailleurs et travailleuses à faire de longues heures de
travail (Du Tertre, 2006). Il s’avère en effet que le temps de travail, dans des
contextes de productions immatérielles, est plus difficile à définir à partir d’horaires
précis et réguliers, de même qu’il est plus difficile à déléguer : le travail peut alors
empiéter sur la vie personnelle (Du Tertre, 2006 ; Laflamme et Lapointe, 2005).
o) La flexibilité des horaires et des lieux de travail et l’autonomie
La flexibilité des horaires et des lieux de travail peut également favoriser les longues
heures de travail. D’abord, l’organisation souple des horaires de travail de même que
l’absence de périodes de travail bien définies et délimitées, conjuguées à de fortes
exigences de rendement et d’un service-client « 24h/24 », ont souvent pour effet
140
d’amener les travailleurs et travailleuses à augmenter substantiellement leurs heures
de travail (Blair-Loy, 2009 ; Kodz, Kersley, Strebler et O’Regan, 1998). Ensuite, la
flexibilité des lieux de travail, facilitée par l’utilisation des technologies de
l’information et de la communication, constitue également un terreau fertile à
l’augmentation des heures consacrées au travail (Devos et Taskin, 2005).
Dans les secteurs des services informatiques et du multimédia, il est reconnu que les
travailleurs et travailleuses détiennent une certaine autonomie (Chasserio et Legault,
2005 ; Lallement, Lehndorff et Voss-Dahm, 2004). Ils peuvent organiser leur travail
et leur temps de travail, résoudre les problèmes qu’ils rencontrent de même que
participer à l’élaboration de leurs objectifs et à ceux de l’organisation. De manière
générale, il semble que les travailleurs et travailleuses soient davantage portés à
s’investir dans leur travail si l’activité professionnelle leur offre de l’autonomie et une
certaine latitude décisionnelle, d’autant plus si les travailleurs sont hautement
qualifiés (Golden, 2009 ; Lallement et al., 2004). Par ailleurs, faire de longues heures
de travail permettrait aux salariés et salariées qualifiés de faire la démonstration que
l’on détient une certaine autonomie que les travailleurs moins qualifiés n’ont pas
(Lallement et al., 2004).
Le contexte de production dans ces secteurs fait en sorte que la flexibilité et
l’autonomie sont cependant fortement soumises aux pressions des clients et du
marché à un point tel que « si autonomie il y a, elle est donc relative et elle est
relativement sous contrôle du marché et des réseaux » (Lallement et al., 2004, p.
198). Plus largement, Appay (2005) a bien fait ressortir le paradoxe selon lequel une
plus grande autonomie au travail pouvait s’accompagner d’un plus grand contrôle des
travailleurs. Cette « autonomie contrôlée » est possible en raison du contexte de
restructuration et de précarisation du travail, qui fait en sorte que pour garder leurs
places, les travailleurs doivent constamment se dépasser et être performants : ils sont
ainsi amenés « de façon autonome » – car responsables de leurs parcours – à se
dévouer au travail et à répondre aux attentes managériales (Appay, 2005). Pagès et al.
(2009) mentionnent par ailleurs que l’imposant système de règles dans lequel s’inscrit
la pratique d’une profession ou d’un métier, même qualifié, circonscrit fortement
141
l’autonomie « apparente » des travailleurs. En ce sens, cette autonomie octroyée
serait surtout une façon, pour l’entreprise, de diminuer les conflits et de permettre aux
travailleurs et aux travailleuses de trouver des solutions concrètes et rapides aux
problèmes rencontrés (Pagès et al., 2009). Il s’agirait donc, en quelque sorte, d’une
« fausse » autonomie au travail puisqu’elle ne traduirait pas une réelle indépendance
ni un pouvoir de « disposer de soi-même » (De Terssac, 2012).
p) Le dispositif d’évaluation du rendement et de récompenses
Les pratiques d’évaluation du rendement reposent de plus en plus sur une méthode
qui consiste à renvoyer continuellement aux travailleurs et travailleuses l’exigence
d’améliorer leurs performances au travail. Selon l’étude de Sharone (2004), l’une des
stratégies managériales d’évaluation du rendement est de créer une forte anxiété
autour des compétences professionnelles développées (ou non) par les travailleurs et
travailleuses. Ainsi, ces derniers font face à des gestionnaires qui jettent un regard
périodique sur leurs compétences au travail et les invitent constamment à participer
activement à la gestion de leurs compétences. D’ailleurs, comme le mentionne De
Sève (2005), la pression à accroître le temps investi au travail est très forte pour les
travailleurs et travailleuses qualifiés car ils doivent continuellement être performants
pour éviter d’être déclassés ou de perdre leur pouvoir d’influence dans l’organisation.
Pour les plus jeunes, faire de longues heures de travail non rémunérées peut
permettre, dans certains cas, de pallier un manque d’expérience, notamment dans un
contexte d’évaluation par les résultats.
À ces évaluations sont associées différentes marques et formes de reconnaissance. Par
exemple, des récompenses de nature financière (ex. primes) mais aussi liées à la
carrière (ex. promotion, nouveau projet) sont généralement remises aux travailleurs et
travailleuses qui s’investissent fortement dans l’organisation (Hewlett et Luce, 2006 ;
Reynolds, 2004). D’ailleurs, l’obtention de récompenses constitue l’une des
motivations les plus fréquemment évoquées par les travailleurs et travailleuses qui
font de longues heures de travail (Stier et Lewin-Epstein, 2003).
142
Synthèse à propos de l’approche multidimensionnelle
Cette approche multidimensionnelle – qui distingue cinq niveaux d’analyse et seize
facteurs psychosociaux – permet de jeter un regard qui tient compte de la complexité
des environnements de travail et hors-travail dans le développement des conduites
d’hypertravail. Ce travail d’articulation de l’individu et du collectif est sans doute
ambitieux mais il nous permettra de cerner plus finement les résonances entre des
niveaux et des facteurs particuliers. C’est à partir de l’analyse fine de témoignages de
travailleurs et de travailleuses concernés par ce phénomène que nous viserons
l’établissement de diverses configurations constitutives d’une typologie des modes
d’entrée et d’ancrage dans l’hypertravail.
3.4 Objectifs de recherche
La présente thèse porte sur les conduites d’investissement intensif au travail –
d’hypertravail – observées chez les salariés et salariées des secteurs des services
informatiques et du multimédia. Elle questionne la genèse de ce fort investissement
temporel au travail. Quels sont les principaux facteurs à l’œuvre dans l’adoption, par
les salariés et salariées, de ce type de conduites? Par quels processus les individus en
viennent-ils à investir de longues heures au travail? Quel est le sens, du point de vue
du sujet, de cette forte implication au travail?
Différemment d’autres études sur cette question, la thèse vise à approfondir
l’enchaînement des événements professionnels et des contextes qui ont pu participer
au développement de cette conduite par les salariés et salariées. Elle vise également à
saisir plus finement les échanges entre les autres sphères de vie, par exemple en
termes de priorités et de projets. Elle interroge également les liens qui unissent
l’individu, l’organisation et les personnes et groupes significatifs dans sa vie
professionnelle et extra-professionnelle en vue de dégager les mécanismes – en
apparence volontaires – qui concourent à ce fort investissement au travail.
143
Nous nous appuyons sur l’hypothèse de travail selon laquelle différents processus
peuvent mener à l’adoption de telles conduites. Plus précisément, nous cherchons à
investiguer les processus qui mènent à ces conduites d’hypertravail, au regard
notamment des événements, des impasses et des transitions, des contextes
professionnels et personnels, mais aussi des processus interrelationnels entre le sujet,
le collectif de travail et l’organisation.
Ces préoccupations au cœur de la thèse se traduisent par un objectif général et quatre
objectifs spécifiques de recherche.
Objectifs de recherche
Objectif général : Comprendre les processus de construction des conduites
d’hypertravail de salariés et salariées des secteurs des services informatiques et du
multimédia.
Objectif spécifique 1
Analyser les événements critiques et les étapes charnières qui, au cours du
parcours professionnel, ont contribué à l’adoption des conduites
d’hypertravail ;
Objectif spécifique 2
Saisir le poids des facteurs psychosociaux et organisationnels en jeu dans la
construction des conduites d’hypertravail et les relations qu’ils entretiennent
entre eux ;
Objectif spécifique 3
Comprendre les relations entre les conduites d’hypertravail et les activités,
engagements et priorités poursuivis dans les autres sphères de vie ;
144
Objectif spécifique 4
Examiner les différentes significations attribuées par les sujets à leurs
conduites d’hypertravail.
Ce sont ces quatre objectifs spécifiques, appréhendés conjointement, qui permettront
de comprendre les processus de construction des conduites d’hypertravail. Le premier
s’attardera à la mise en évidence des événements et des étapes importantes qui
marquent l’évolution du parcours professionnel des personnes qui adoptent des
conduites d’hypertravail. De cette façon, nous pourrons retracer la genèse du fort
investissement au travail, plus précisément, saisir à quel moment cette conduite se
cristallise dans leur parcours. Nous pourrons aussi mieux comprendre l’enchaînement
des événements susceptibles de mener à l’adoption d’une telle conduite. Le deuxième
objectif s’intéressera au poids et aux relations entre différents facteurs psychosociaux
et organisationnels pour dégager les facteurs qui sont les plus fortement en cause dans
l’adoption de cette conduite et comprendre leurs interrelations et leurs imbrications.
Le troisième objectif permettra de saisir plus finement les relations établies par les
sujets entre leurs conduites d’hypertravail et leurs autres sphères de vie. Le quatrième
et dernier objectif cherchera à saisir les significations allouées à ces conduites
d’hypertravail – en regard des contextes de vie professionnelle et personnelle et des
intentions poursuivies – selon le point de vue de la personne.
******
Les deux perspectives théoriques systémiques présentées ici pour soutenir notre
modèle présentent chacune leur originalité – l’une relève de la sociologie clinique,
l’autre d’une psychologie sociale développementale – mais convergent pour nous
inviter à articuler une approche à la fois synchronique et diachronique du processus
de construction des conduites d’hypertravail. Le développement des conduites
d’hypertravail est ainsi appréhendé, dans notre modèle, comme le fruit d’une
dynamique psychosociale particulière, vue comme l’aboutissement d’un processus.
Cette position invite à retracer le fil des événements, des séquences et des transitions
qui ponctuent la trajectoire individuelle – surtout professionnelle – pour saisir ce qui
145
amène la personne à adopter une telle conduite à l’égard du travail. Elle invite
également à saisir les liens que fait la personne entre cet investissement dans la
sphère du travail et ses investissements dans ses autres sphères de vie, ce qui
permettra de saisir la signification particulière qu’elle accorde à cette conduite. Enfin,
les dynamiques en jeu dans la relation entre le sujet et son organisation apparaissent
aussi fortement concernées.
L’approche multidimensionnelle que nous proposons de mettre en œuvre – qui
distingue cinq niveaux d’analyse et seize facteurs susceptibles d’intervenir dans la
construction des conduites d’hypertravail – permet d’adopter un regard qui tient
compte de la complexité du phénomène étudié. Elle soutiendra notre démarche de
terrain visant notamment à examiner le poids relatif de ces facteurs et niveaux et le
jeu de leurs interactions dans le passage à l’hypertravail, comme nous le détaillerons
dans les prochains chapitres. Mais d’abord, nous présenterons de manière
approfondie les divers aspects méthodologiques de la recherche.
146
Chapitre 4 : Aspects méthodologiques de la
recherche
La mise en œuvre d’un dispositif de recherche pour étudier les processus de
construction des conduites d’hypertravail est au cœur de ce quatrième chapitre. Y
sont présentées tant les décisions prises en amont, relativement à la conception de la
méthode à privilégier considérant l’objet à l’étude, que les actions menées pendant le
déroulement de la recherche et pendant l’analyse des données. Plus précisément, six
parties composent ce chapitre. La première pose les fondements épistémologiques au
cœur de la méthode qualitative et narrative choisie, en dévoilant les principaux
postulats du paradigme interprétatif de la recherche (Erickson, 1986 ; Savoie-Zajc,
2000). La deuxième s’attarde au choix de l’entretien « biographique » comme
méthode de recueil de données et en expose les principaux avantages pour cette
recherche ainsi que son inscription dans la tradition de l’approche du parcours de vie
(Bessin, 2009). La troisième porte sur l’élaboration du guide d’entretien semi-dirigé,
ainsi que sur la description de toutes les parties qui le composent.
La quatrième partie s’attarde à la mise en œuvre et au déroulement de la recherche. Y
sont abordés les différentes stratégies et difficultés de recrutement des participants, le
déroulement des entretiens ainsi que les moyens pris pour assurer la confidentialité
des données. La cinquième partie s’intéresse à la formation et à la description de
l’échantillon au regard de différentes variables sociobiographiques,
socioprofessionnelles et relatives aux heures de travail. La sixième et dernière partie
expose la méthode privilégiée pour analyser les données, ainsi que les différentes
étapes et sous-étapes franchies jusqu’à l’obtention des résultats finaux de recherche.
147
4.1 Le paradigme interprétatif de la recherche
Notre recherche s’inscrit au sein du paradigme interprétatif20 de la recherche
(Poisson, 1991). Ce paradigme, dans les sciences humaines et sociales, s’inscrit en
opposition au paradigme positiviste qui consiste à considérer les faits humains et
sociaux comme des choses et à les traiter comme telles (Durkheim, 1981). Dans les
« sciences de l’interprétation », les faits sont interprétés par le chercheur, à partir des
textes et des discours, en fonction de la multiplicité de leur sens et à partir de tous les
signes et symboles (Gosselin, 2002).
Ce paradigme est généralement convoqué dans les études qui font appel aux
connaissances des personnes pour comprendre une situation sociale ou psychosociale
(Erickson, 1986) comme celle que nous menons dans cette thèse sur l’hypertravail et
ancrée dans une approche de psychologie sociale. Pour le chercheur « interprétatif »,
ce point de vue est saisi non seulement pour mettre en relief la propre subjectivité de
la personne, mais aussi pour apprendre sur son environnement, à une plus petite
échelle (Deslauriers, 2005).
Le paradigme interprétatif prend en compte la place de l’interprétation des individus
dans la structuration de leurs actions et de leurs conduites en cherchant à mieux
comprendre leurs intentions, leurs désirs, leurs motifs et leurs sentiments (Dosse,
1996). Selon cette posture, comprendre les phénomènes humains et sociaux passe
ainsi par la parole, qui donne du sens aux actions des personnes à partir des
expériences qu’elles font et des événements qui comptent pour elles (Paillé et
Mucchielli, 2008). Nous postulons ainsi « une variabilité des relations entre les
formes de comportements et les significations que leurs acteurs leur assignent à
travers leurs interactions sociales », soutenant qu’un comportement a priori identique
et observable puisse s’expliquer par des significations différentes (Lessard-Hébert,
Boutin et Goyette, 1997, p. 27).
20 Parfois aussi appelée approche interprétative de la recherche.
148
Ce positionnement est pertinent pour soutenir notre démarche visant à reconstruire les
processus menant à l’adoption des conduites d’hypertravail, au regard des
déterminants et des significations attribuées par les sujets. Notre démarche suppose
en effet que derrière l’adoption de conduites d’hypertravail en apparence similaires,
des significations très différentes puissent se dégager des interactions sociales avec,
par exemple, le collectif de travail et l’organisation, mais aussi en regard des autres
lieux (autres sphères de vie) et des autres moments de socialisation (ex. événements
passés marquants du parcours professionnel).
4.2 Une méthode qualitative par entretiens biographiques
Cette position épistémologique a des implications méthodologiques diverses pour
appréhender la manière dont se construisent les conduites d’hypertravail et,
notamment, pour appréhender les facteurs en jeu – et leurs interrelations – dans
l’adoption de ces conduites. Au regard de cette position et des objectifs poursuivis par
la recherche, le choix d’une méthodologie qualitative par entretiens sera défendu au
cours des prochaines pages, plus particulièrement celui de mener des entretiens dits
« biographiques », développés selon la tradition de l’approche du parcours de vie
(Bessin, 2009; Elder et al., 2003). Nous verrons notamment que cette approche
accorde une place centrale à la narration des principaux événements qui ponctuent le
parcours professionnel afin de saisir le sens donné par l’individu à ses choix et à ses
conduites.
4.2.1 Le choix de l’entretien individuel semi-directif comme méthode
de recueil des données
La recension des écrits a permis de constater que les études empiriques menées pour
comprendre les comportements d’investissement intensif au travail (ou conduites
d’hypertravail) ont été réalisées, les unes, à partir d’une méthodologie quantitative,
les autres, à partir d’une méthode clinique. Dans le premier cas, si le cadre
méthodologique quantitatif s’avère pertinent à divers égards, il exige cependant que
149
l’objet d’étude soit mesurable et quantifiable, ce qui entraîne tout un dispositif de
transformation de la réalité pour en arriver à comprendre les relations qui existent
entre une conduite spécifique et ses causes. De plus, ce cadre rend difficile la prise en
compte d’explications plus subjectives, par exemple en ce qui concerne l’imbrication
des événements de la trajectoire professionnelle vécue ou encore les transformations
au fil du temps des priorités et engagements entre les différentes sphères de vie. Par
ailleurs, si cet « arsenal » méthodologique permet aisément de faire ressortir le poids
de l’une ou l’autre des variables du modèle, il ne permet toutefois pas de saisir les
dynamiques implicites des rapports sociaux au travail ou encore les significations des
évènements professionnels vécus par les sujets. Dans le second cas, le cadre
méthodologique clinique suppose généralement une action sur le terrain et une visée
d’intervention à des fins thérapeutiques sur la souffrance vécue par les travailleurs
(Barus-Michel, 2007). Ce cadre est le plus souvent privilégié pour aborder les sources
de souffrance au travail, dans le but de comprendre les conduites ou une organisation
du travail pathogènes.
En ce qui concerne notre recherche, nous croyons que l’adoption d’un cadre
méthodologique qualitatif est pertinent pour faire ressortir la diversité des expériences
vécues par les sujets et les multiples nuances qui peuvent définir et éclairer
l’expérience de l’hypertravail et la construction des processus qui en sous-tend
l’adoption. C’est une méthodologie par entretiens biographiques que nous avons
retenue pour appréhender notre objet d’étude.
Les débats entourant la scientificité des entretiens de recherche remontent au siècle
dernier, alors que l’école de Chicago, précurseur des méthodes qualitatives, s’empare
de cette nouvelle technique de recueil des données (Poupart, 1993). Déjà à cette
époque, sont distingués différents types d’entretiens tels que les entretiens de groupe
versus les entretiens individuels, ou encore les entretiens formels et standardisés
versus les entretiens informels et non standardisés. Depuis les années 1970, cette
technique s’est fortement généralisée dans les domaines des sciences humaines et
sociales et, excepté peut-être le clivage d’une conception positiviste versus
constructiviste de l’entretien, on peut dire que la scientificité de cet outil de recueil de
150
données n’est plus remise en cause (Poupart, 1993). Par ailleurs, l’approche
qualitative est habituellement privilégiée pour faire l’étude de processus
psychosociaux et comprendre le sens des conduites humaines (Poupart, Deslauriers,
et al., 1997). Elle est aussi particulièrement reconnue pour la richesse des données et
la profondeur de l’analyse qu’elle permet (Mucchielli, 2009).
Parmi diverses méthodes ou techniques de recueil de données caractéristiques de cette
approche, qu’ils s’agissent de méthodes collectives (ex. entretien de groupe,
observation d’une situation de groupe) ou individuelles (ex. récit de pratiques,
entretien individuel, étude de cas), l’entretien individuel s’est rapidement imposé
comme étant l’outil le mieux adapté à notre problématique. Plus précisément, trois
raisons principales ont motivé ce choix.
1. La première est associée à l’objet de recherche lui-même et aux finalités de
l’étude. Selon Savoie-Zajc (2002), l’entretien individuel est l’outil qui permet
généralement le mieux de saisir le sens donné par les sujets à leurs
expériences vécues et à leurs conduites dans l’espace social. Dans l’optique
où nous avons justement voulu comprendre ces conduites d’hypertravail à la
lumière, notamment, des arbitrages que les sujets ont effectués entre leurs
différentes sphères de vie, en fonction de leurs valeurs et en fonction des
ressources et des contraintes qu’elles représentent pour eux, la prise de parole
individuelle nous est apparue essentielle.
2. La deuxième raison a trait au caractère pratique et holistique de cet instrument
pour aborder l’étude de ces conduites à partir d’une grille d’analyse complexe
et multidimensionnelle. Comprendre de façon approfondie les divers
processus psychosociaux qui mènent à l’adoption de conduites d’hypertravail
à partir de cinq niveaux d’analyse distincts et de multiples facteurs s’y
rattachant requiert, nous semble-t-il, le recours à la parole afin de rendre
intelligibles les interactions entre ces facteurs et ces niveaux d’analyse. Ainsi,
le recueil de témoignages riches nous permettra de creuser et de nuancer la
compréhension que nous avons des conduites d’hypertravail, à partir des
151
diverses façons dont s’articulent ou s’imbriquent les facteurs pris en compte
dans le modèle.
3. La troisième et dernière raison concerne la souplesse et l’ouverture proposées
par ce mode de recueil de données. L’entretien pourra nous permettre
d’obtenir des informations non attendues et qui n’ont pas été pressenties lors
de la construction de la grille d’analyse (Savoie-Zajc, 2002).
4.2.2 L’entretien biographique appuyé sur l’approche du Parcours
de vie
L’entretien biographique, entendu ici au sens large, a acquis une notoriété certaine
dans le monde scientifique depuis les quarante dernières années. Ce type d’entretien a
été privilégié comme méthode de recueil de données par des chercheurs d’horizons
divers et a été mis à profit dans diverses recherches. On les retrouve tant dans des
études en sociologie (Bertaux, 1976; Chevalier, 1979; Demazière, 2003), en
anthropologie (Lewis, 1967 ; 2005) ou, plus récemment, en sciences de la gestion
(Pailot, 2003; Sanséau, 2005), notamment comme stratégie d’accès au réel des
pratiques organisationnelles.
Cette approche narrative biographique s’est développée au point de rassembler
aujourd’hui plusieurs chercheurs issus de courants plus ou moins divergents, qui
proposent diverses manières de « faire » et de prendre en compte les récits et les
histoires individuelles des sujets. Sans chercher ici à faire une présentation exhaustive
de ces courants, nous tenterons néanmoins de préciser quels sont les principaux
fondements de l’approche biographique qui sera privilégiée dans cette thèse, appuyée
sur la tradition de l’approche du Parcours de vie, par comparaison avec quelques
autres approches ou types d’entretiens biographiques.
Parmi les approches méthodologiques biographiques, celle du « récit de vie », issue
de la perspective ethnosociologique (Bertaux, 1976; 2005), compte sans doute parmi
les plus connues. Elle est privilégiée pour l’identification des mécanismes sociaux et
des logiques d’action qui caractérisent une situation sociale ou un monde social
152
donné. Cette perspective cherche à saisir les objets sociaux de l’intérieur, à travers le
récit des acteurs qui, par expérimentation et reproduction, peuvent restituer par la
parole les connaissances acquises par expérience et ainsi rendre compte des logiques
qui sous-tendent les dynamiques sociales d’une situation particulière (Bertaux, 2005).
Il apparaît important de mentionner que le récit de vie tel qu’entendu ici ne renvoie
pas à une conception « maximaliste » de la biographie, c’est-à-dire qui traiterait
l’ensemble de l’histoire du sujet. L’on parle plutôt de récit de vie à partir du moment
où un individu est amené à raconter, sous une forme narrative, une partie de son
expérience vécue. Cette méthode est particulièrement utile pour les sociologues qui
cherchent à mieux comprendre un phénomène ou un problème social, ainsi que pour
les ethnographes, qui souhaitent avoir accès à des connaissances nombreuses et
variées par rapport à un groupe donné : les aspects biographiques relatés par certains
membres de ce groupe peuvent alors éclairer en partie le phénomène étudié.
D’une manière différente, « l’histoire de vie » est aussi privilégiée par des chercheurs
cliniciens, qui l’utilisent comme méthode d’intervention auprès de sujets individuels,
de groupes ou d’organisations (de Gaulejac et Legrand, 2008). Dans ces cas, ce sont
surtout les éléments inconscients, tels que les paradoxes vécus et les injonctions
contradictoires, qui tentent d’être mis à l’avant-plan de façon à pouvoir intervenir
auprès des participants ou de l’institution, en vue de résoudre la situation
problématique. La sociologie clinique, par exemple, appréhende généralement la
compréhension des déterminismes dans les conduites individuelles à travers les
histoires de vie (de Gaulejac, Hanique et Roche, 2007).
L’approche biographique est également utilisée par des chercheurs qui s’inscrivent
dans une « sociologie du parcours de vie » et qui s’intéressent à la partie objectivable
de l’histoire de la personne, précisément au déroulement et au développement de la
vie humaine au fil du temps (Lalive d’Epinay et al., 2005). Le parcours de vie est ici
globalement considéré comme une institution sociale, qui se définit à partir des
aspirations des individus et des contraintes structurelles (Cavalli, 2003; Guillaume,
2009; Lalive d’Epinay et al., 2005). Legrand (1993) nous rappelle que les événements
du parcours sont analysés par les sociologues du parcours de vie dans leurs rapports
153
avec la trajectoire sociale et les médiations sociales objectives. Autrement dit, les
actes qui relèvent de l’histoire biographique sont les objets d’étude privilégiés
puisque ce sont ces actes qui produisent le social (Legrand, 1993). Selon ce courant
sociologique, les entretiens individuels ont donc pour principal objectif de cerner le
déroulement des parcours individuels et leur inscription dans un contexte social
donné (i.e les trajectoires sociales).
C’est au regard de notre problématique de recherche que nous avons cherché à
identifier l’approche biographique la plus pertinente pour cette thèse. L’approche
retenue doit d’abord permettre de prendre en compte la problématique du
développement de la personne et du sens de ses conduites. Comme le rappellent
Hugon, Villate et Prêteur (2013), pour Malrieu (2003), appréhender le sens accordé
par chaque sujet à ses conduites, selon le modèle de la socialisation-personnalisation,
exige de recourir à la parole dans une perspective diachronique, par exemple par le
récit de vie, l’autobiographie, ou le journal intime. Comprendre les changements
d’attitudes ou de valeurs au fil du temps – c’est-à-dire, en ce qui nous concerne,
l’interstructuration et les restructurations (s’il y a lieu) des conduites des sujets entre
la vie au travail et la vie hors-travail par rapport à l’investissement temporel dont
elles font l’objet – apparaît important. Mais l’approche retenue doit aussi permettre
d’appréhender la problématique des déterminismes organisationnels et sociaux à
l’œuvre dans l’adoption et le développement des conduites d’hypertravail par les
sujets, de façon à saisir lesquels des facteurs des différents niveaux de la grille
d’analyse ont le plus de poids et de quelles manières ils interagissent les uns avec les
autres. Par ailleurs, la prise en compte des facteurs organisationnels exige que soient
rapportés par le sujet, à titre d’acteur témoin, certains éléments du contexte social et
organisationnel qui caractérisent son environnement proximal (ex. les valeurs de
l’organisation).
154
Pour atteindre cet objectif et conjuguer ces exigences, nous avons choisi de prendre
appui sur la tradition de l’approche du Parcours de vie21 (Elder, Kirkpatrick Johnson
et Crosnoe, 2003; Elder, 2009; Heinz, Huinink, Swader et Weymann, 2009) pour
aborder et développer nos entretiens biographiques. Selon cette approche, les
parcours de vie sont influencés par de multiples facteurs, tant psychologiques,
biologiques que sociaux, dans lesquels se dessinent différentes trajectoires, plus ou
moins inter-reliées entre elles. Les trajectoires de vie professionnelle, de vie familiale
et de vie sociale (ex. amis) en sont quelques exemples.
Cinq principes majeurs, au cœur de cette approche biographique, ont guidé
l’élaboration du guide d’entretien. Ils sont ici résumés très succinctement (Bessin,
2009; Elder, Kirkpatrick Johnson et Crosnoe, 2003; Heinz et al., 2009; Lalive
d’Épinay et al., 2005) :
1) Selon le principe d’intentionnalité (agency), le sujet détient des marges de
manœuvre suffisantes pour faire des choix et mettre en œuvre des stratégies
pour construire son parcours professionnel et développer ses conduites à la
lumière des intentions et des projets qu’il poursuit. Ces choix et ces conduites
dans la sphère professionnelle sont cependant balisés à l’intérieur de structures
sociales, par exemple, pour ce qui nous concerne, l’organisation du travail ou
les normes de temps de travail. Ces structures sociales établissent donc un
cadre d’action qu’il convient de saisir pour comprendre l’inscription des
actions et des choix menés dans l’univers social et organisationnel dans
lesquels ces sujets s’inscrivent. Ce principe nous amène à nous intéresser aux
stratégies mises en œuvre par le sujet mais surtout à la manière dont il prend
ses décisions pour construire son parcours et ses conduites, selon les
opportunités et les contraintes qui se révèlent à lui;
21 À ne pas confondre avec la sociologie des parcours de vie présentée ci-haut qui consiste à
appréhender le déroulement institutionnalisé des existences humaines. Il s’agit plutôt ici d’une
approche biographique pour aborder le développement des conduites humaines, appuyée sur le
paradigme du parcours de vie (Bessin, 2009).
155
2) L’étude et l’analyse des événements biographiques doit prendre en compte
la subjectivité de l’individu. Plus précisément, la manière dont les individus
vivent et perçoivent les événements et les transitions, leur donnent du sens,
s’avère essentielle pour comprendre et pour éclairer les processus de
construction des conduites d’hypertravail au cours du parcours. Des
événements en apparence similaires (ex. promotion, perte d’emploi) peuvent
affecter différemment les individus, en fonction des représentations qu’ils ont
de ces événements et de la valeur qu’ils accordent à certaines sphères de leur
vie par rapport à d’autres. Il importe ainsi d’appréhender les événements
biographiques des participants en tenant compte de leur subjectivité;
3) Cette approche considère que les différentes sphères de vie, jamais
totalement cloisonnées, sont interdépendantes et que l’analyse d’une conduite
qui relève de la trajectoire de vie professionnelle, ici les conduites
d’hypertravail, doit être étudiée en prenant en compte l’interdépendance de
cette trajectoire avec celles des trajectoires de vie familiale et sociale
(notamment). Des événements, des transitions ou des changements vécus dans
le parcours professionnel peuvent occasionner des impacts sur les autres
sphères de vie et, en retour, les événements des sphères de vie hors-travail
peuvent influencer le déroulement de la trajectoire de vie professionnelle;
4) Un événement ou une conduite en particulier doit être situé dans la
temporalité biographique de la personne et saisi à travers la dynamique
temporelle passé/présent/avenir. Ainsi, la conduite d’hypertravail doit être
comprise à la lumière de l’enchaînement des événements précédents du
parcours professionnel (principalement), et à la lumière des projets et des
événements anticipés pour l’avenir;
5) La dynamique des parcours, c’est-à-dire ce qui unit les événements entre
eux, doit être examinée à partir d’éléments à la fois objectifs (ex. durée de
l’événement) et subjectifs (ex. motifs personnels de changement).
156
L’approche biographique du Parcours de vie offre ainsi un cadre d’analyse pertinent
pour appréhender les processus de construction des conduites d’hypertravail. Les cinq
principes généraux sur lesquels repose cette approche facilitent, sur le plan
méthodologique, la mise en commun des deux modèles théoriques et du cadre
d’analyse opérationnel mis à contribution pour éclairer ces processus. Il s’agit d’une
approche heuristique étayée sur les imbrications entre l’individuel et le social, entre
des aspirations personnelles et des contraintes sociales plus générales (Guillaume,
2009). Elle offre ainsi un cadre méthodologique pertinent pour étudier les conduites
d’hypertravail en s’intéressant simultanément aux processus individuels et au
contexte social dans l’analyse de ces conduites (Elder et al., 2003; Sapin, Spini et
Widmer, 2007). En prenant en compte les temporalités (passé, présent, futur), la
subjectivité des individus et le rôle des contextes et des institutions susceptibles
d’influencer et d’orienter les actions et les conduites au travail, ce type d’entretien
nous permettra de saisir les interrelations entre les aspects individuels, relationnels,
positionnels, idéologiques et organisationnels des processus (à la fois séquentiels et
interrelationnels) qui ont participé à la construction des conduites d’hypertravail.
De plus, cette approche a été privilégiée et éprouvée par d’autres chercheurs dont les
études visent elles aussi à comprendre, d’un point de vue psychosocial, les logiques
processuelles à l’œuvre dans le déroulement des parcours qui ont une incidence à plus
ou moins long terme sur leurs situations de vie (voir, par exemple, Fournier,
Zimmermann et Gauthier, 2011).
4.2.3 Principale limite de l’outil
L’entretien biographique que nous envisageons ici demeure bien entendu une
narration partielle, un récit de vie individuel orienté autour de questions précises et,
plus particulièrement en ce qui nous concerne, centrées principalement sur la
trajectoire de vie professionnelle et les conduites d’hypertravail.
L’entretien biographique renvoie donc à une narration partielle qui exige du sujet
qu’il fasse des choix et mette en cohérence son discours (Demazière, 2003). Or, dans
157
un type d’entretien qui vise à la fois des aspects de sa biographie (ex. présentation de
ses décisions et des événements vécus tout au long de son parcours) et différents
aspects organisationnels et liés à l’emploi actuel, la mise en cohérence du discours,
pour le sujet, peut être un peu plus difficile. Afin de faciliter l’organisation de ce
discours, l’élaboration du guide d’entretien devra favoriser une narration
chronologique des événements racontés (passé, présent, futur) tout en permettant de
recueillir des informations à propos des facteurs retenus touchant l’emploi, les valeurs
et le fonctionnement de l’entreprise de même que le collectif de travail.
4.3 Le guide d’entretien
Un guide d’entretien a été spécifiquement conçu pour cette recherche. Au cours des
prochaines pages, la manière dont nous avons procédé pour construire et valider cet
outil sera présentée, et les différentes parties du guide d’entretien seront décrites.
4.3.1 L’élaboration et la validation du guide d’entretien
Un guide d’entretien semi-structuré a été conçu pour cette recherche et il s’agit du
seul outil qui a été utilisé pour le recueil des données. Au regard de la limite
précédemment évoquée, le défi de parvenir à conjuguer la saisie des différents
niveaux et facteurs de la grille d’analyse, de la dynamique temporelle et de
l’interstructuration des conduites entre les différentes sphères de vie, était grand.
Pour construire la première version de l’outil, nous nous sommes inspirée d’autres
protocoles (ou guides) d’entretien qui, dans une perspective temporelle et dynamique,
ont cherché à reconstituer le fil des événements importants du parcours professionnel
et à mieux comprendre les processus psychosociaux en jeu au regard des événements
vécus et des changements qu’ils peuvent instituer dans la vie de la personne et dans le
158
déroulement de sa vie professionnelle22. L’analyse de ces protocoles a fait ressortir
l’importance de l’enchaînement des sections et des questions qui composent le guide
d’entretien en visant le souci de cohérence narrative qui permet de comprendre le fil
conducteur du parcours professionnel et de la conduite d’hypertravail au regard de ce
que la personne a vécu (passé), de ce qu’elle vit présentement (présent) et de ce
qu’elle souhaite vivre pour l’avenir (futur).
Mais, comparativement à d’autres types d’entretiens biographiques, ce guide devait
aussi accorder une place importante au recueil d’informations concernant le contexte
organisationnel, dont, par exemple, le système de récompenses et de reconnaissance,
la charge de travail et l’autonomie décisionnelle. Il a donc fallu élaborer des questions
qui permettent d’aborder chacun des facteurs de la grille d’analyse. D’abord, à partir
de questions générales et ouvertes pour appréhender, par exemple, divers aspects de
l’entreprise, tels que les principales valeurs qui y sont prônées, les pratiques relatives
aux heures de travail ou encore le système de reconnaissance mis en place. Ensuite,
approfondis par des questions de relance, développées en lien avec les écrits
scientifiques repérés pour chaque facteur repéré dans la revue de question.
Cette première version du guide d’entretien a été présentée lors d’un séminaire
doctoral, à un comité d’experts composé de quatre professeurs. À partir des
commentaires et des suggestions formulés, cette version a été retravaillée puis
soumise une seconde fois à l’évaluation critique d’un expert, en l’occurrence la
directrice de thèse.
L’outil élaboré a par la suite été pré-testé empiriquement. Recrutés par la méthode du
bouche-à-oreille, deux salariés (n=2) travaillant régulièrement au moins 48 heures par
semaine ont accepté de participer à cet exercice. Non seulement ils devaient réaliser
l’entretien, mais ils avaient aussi pour mandat d’émettre verbalement et « à chaud »
leurs commentaires sur le déroulement de l’entrevue (ex. longueur) et sur l’outil
proprement dit (ex. compréhension et ordre des questions). Afin de vérifier la
22 Les protocoles de Fournier et Bujold (2000) et Fournier et Gauthier (2004).
159
cohérence des réponses obtenues au regard de chacune des questions du guide de
même que la fluidité et la cohérence du discours, ces entretiens ont été retranscrits et
réécoutés en profondeur. Il s’agit donc d’une étape visant à nous assurer de la validité
scientifique de l’outil, pour vérifier si les questions formulées sont suffisamment
claires et précises pour obtenir des réponses probables et suffisamment riches au
regard des connaissances actuelles (Savoie-Zajc, 2002). À ce stade-ci, de légères
modifications ont été apportées au guide d’entretien, modifications qui ont surtout
permis d’éliminer quelques redondances et de reformuler des questions qui
apparaissaient un peu moins claires. La version finale de l’outil a finalement été
déposée au Comité d’éthique de la recherche de l’Université Laval et a été acceptée le
6 juin 2011.
4.3.2 Les cinq parties du guide d’entretien
Le guide d’entretien semi-structuré est composé de cinq parties principales (voir
annexe 1).
La première partie permet de recueillir des informations objectives concernant des
variables sociobiographiques, socioprofessionnelles et relatives aux heures
travaillées. Le sexe, l’âge, le niveau de scolarité, la durée du lien d’emploi, le titre de
l’emploi occupé, le nombre d’heures de travail hebdomadaire moyen et le salaire
annuel sont quelques-unes des informations recueillies.
La deuxième partie collecte des informations objectives et subjectives à propos du
parcours professionnel vécu (le passé), depuis le choix d’études jusqu’à la situation
d’emploi actuelle. La personne est invitée à décrire ce qui a motivé son premier choix
d’études et à raconter, par ordre chronologique, les événements significatifs de son
parcours professionnel et leur enchaînement. Au terme de la narration, la personne est
invitée à jeter un regard rétrospectif sur l’évolution de son parcours et de sa carrière
professionnelle, de même que sur l’évolution de son rapport au travail depuis l’entrée
sur le marché du travail. Elle est amenée également à revenir sur le moment (la
période) où le temps de travail s’est accru (s’il y a lieu) de manière durable. À ce
160
moment charnière de transition vers un investissement temporel accru au travail, les
contextes de vie professionnelle et de vie personnelle qui prévalaient à ce moment-là
ont été approfondis à partir des principaux facteurs du modèle. La manière dont la
situation a alors été vécue (ex. période difficile ou non) termine cette partie.
La troisième partie du guide d’entretien s’attarde à la situation actuelle (le présent).
Elle est divisée en deux sections. La première aborde la situation professionnelle
proprement dite. Elle vise à approfondir le contexte organisationnel dans lequel est
insérée la personne. La position occupée au sein de l’organisation, les responsabilités
et la charge de travail perçue sont notamment questionnés. Sont aussi approfondies, à
travers les perceptions et les représentations des sujets, les attentes des collègues, du
superviseur et de la direction, les valeurs mises de l’avant par l’organisation, les
méthodes d’évaluation du rendement et les récompenses privilégiées ainsi que les
normes et pratiques organisationnelles concernant le temps de travail. La deuxième
section vise quant à elle à interroger la vie professionnelle mais cette fois en relation
avec la vie personnelle. Le fort investissement temporel au travail est ici abordé en
rapport avec les autres sphères de vie. Le sentiment d’équilibre ou de déséquilibre
dans la vie, la satisfaction ressentie à l’égard du degré d’engagement vis-à-vis de
chacune des sphères de vie, la qualité des relations hors-travail et l’importance des
engagements extra-professionnels, de même que le soutien reçu ou non des proches
en lien avec ce fort investissement au travail comptent parmi les thèmes abordés dans
cette section.
La quatrième partie du guide d’entretien interroge l’avenir professionnel (futur) en
rapport avec les projets personnels anticipés par les sujets. Sur le plan professionnel,
ce sont surtout les objectifs et les projets poursuivis d’ici les deux prochaines années
qui sont questionnés. Le rôle que pourra jouer ou non l’entreprise dans la réalisation
de ces objectifs et de ces projets identifiés est également interrogé. Sur le plan
personnel, les projets poursuivis à court et moyen termes dans les autres sphères de
vie et, surtout, la possibilité de concilier ces projets avec ceux poursuivis dans la vie
professionnelle se retrouvent au cœur du questionnement.
161
Pour la cinquième partie, la manière dont la situation des longues heures de travail est
vécue (ex. difficilement ou non) et signifiée par la personne (sens donné à la conduite
dans leur vie, notamment au regard des engagements poursuivis et souhaités dans
l’ensemble des sphères de vie) vient conclure l’entretien. Le retour avec la personne
sur certaines informations précédemment abordées pour expliquer le fort
investissement au travail permet, au terme de l’entretien, d’approfondir les
motivations principales et les contraintes apparentes qui ont pu favoriser ce fort
investissement temporel au travail. Trois brèves questions ouvertes, sur les
représentations du « travailleur idéal », terminent l’entretien.
4.4 Déroulement de l’enquête
Le déroulement de la recherche s’est étalé sur une période d’environ deux ans, du
mois de septembre 2011 au mois de novembre 2013. Lors de cette période, le
recrutement des participants s’est effectué en trois phases plus particulièrement
actives et intensives de quelques mois chacune. Au-delà de ces informations
générales, le déroulement concret de l’enquête (stratégies de recrutement et difficultés
rencontrées, conduite et déroulement des entretiens, etc.) sera exposé au cours des
prochaines pages.
4.4.1 Stratégies de recrutement des participants et difficultés
rencontrées
Le recrutement des participants s’est fait sur la base du volontariat. Les volontaires
ont été recrutés via la diffusion d’un appel à participer à la recherche (voir annexe 2).
Cette méthode s’est avérée plus ou moins efficace selon les lieux de diffusion. Tout
compte fait, c’est par les réseaux sociaux que le recrutement a le mieux fonctionné.
Voyons maintenant l’évolution des démarches engagées et des difficultés rencontrées
au cours de ces deux années de la recherche.
162
La première vague de recrutement s’est amorcée en contactant directement des
associations de travailleurs et travailleuses de même que des entreprises des services
informatiques et du multimédia en vue de faire connaître la recherche à leurs
travailleurs ou à leurs membres, en leur transmettant l’appel à participer à la
recherche. Environ une dizaine d’entreprises de la région de Québec ont ainsi été
approchées, par contact téléphonique ou lors d’événements particuliers réunissant des
entreprises de ces secteurs (ex. Carrefour de l’emploi). Les objectifs de la recherche
et les implications de la participation de l’entreprise étaient expliqués aux
responsables rencontrés via un feuillet d’informations destiné aux responsables des
ressources humaines (voir annexe 3), qui leur était remis ou transmis par courriel
suite à un premier contact téléphonique ou en personne. La participation demandée
consistait à transmettre aux salariés et salariées de leur organisation, par courriel ou
par affichage dans leurs locaux, le document « Appel à participer à une recherche ».
Bien que l’entretien était envisagé sur la base du volontariat et en dehors des heures
de travail, cette stratégie a bien peu efficace. Si deux entreprises ont accepté de
diffuser l’appel à participer à la recherche, cela n’a toutefois pas permis de recruter de
participants. Par ailleurs, la diffusion auprès d’un large public, non directement ciblé
envers la population à l’étude (ex. listes d’étudiants et d’employés de l’Université
Laval), ne s’avéra pas davantage une stratégie très efficace. Seul un sujet aura été
recruté via ce lieu de diffusion malgré la vingtaine de courriels de personnes qui se
sont montrées intéressées par la recherche.
Bref, trois mois après le début du recrutement, nous n’avions que trois sujets. Une
révision des démarches entreprises et des lieux choisis pour la diffusion s’est alors
imposée. Trois constats sont alors posés. Premièrement, pour éviter les interactions
avec des personnes intéressées par la recherche mais qui ne répondent pas aux
secteurs ciblés, il était préférable de cibler plus directement la population du
multimédia et des services informatiques. Deuxièmement, il valait mieux éviter
d’utiliser le concept « hypertravail » dans les outils de recrutement, en raison de sa
connotation généralement très négative pour les travailleurs et travailleuses
rencontrés. Cela a sans doute pu constituer un frein à la participation. Troisièmement,
l’échec du recrutement à ce stade-ci pouvait s’expliquer en partie par le manque de
163
coopération des entreprises. Il est probable que le caractère a priori « hors-la-loi » des
semaines de travail de plus de 48 heures ait freiné leur participation. Lors de la prise
de contact, les responsables des ressources humaines affirmaient souvent qu’aucun
travailleur de leur organisation n’était touché par cette situation (pourtant certains
d’entre eux été recrutés par la suite), ou encore que leurs règles et leurs pratiques en
matière de temps de travail ne toléraient pas une telle situation.
Face à ces constats, quelques changements ont été apportés aux stratégies de
recrutement. D’abord, la version initiale de l’appel à participer à la recherche a
légèrement été modifiée (voir annexe 4), puis amendée par le comité d’éthique de la
recherche de l’Université Laval. Le concept de « conduites d’hypertravail » a été
remplacé par celui de « conduites de fort investissement au travail », et le critère des
heures de travail supplémentaires non rémunérées a été retiré de l’annonce puisqu’il
portait à confusion, certains travailleurs et travailleuses pouvant échanger une partie
de ces heures contre des jours de congés additionnels. Ensuite, il a été convenu
d’abandonner les démarches auprès des entreprises pour privilégier le recrutement de
sujets sans intermédiaire. Enfin, pour tenter de joindre plus efficacement ces
travailleurs et travailleuses habitués aux outils informatiques et aux technologies de
l’information et de la communication, la diffusion de l’appel à participer à la
recherche via Internet et les réseaux sociaux, très utilisés par ces personnes, a été
privilégiée.
L’appel à participer à la recherche a donc par la suite été surtout diffusé sur quelques
forums informatiques, sur le réseau social Facebook et sur le réseau de contacts
professionnels Linked In. Pour Linked In, l’appel à participer à la recherche a été
diffusé à quelques reprises auprès de cinq groupes du secteur des TIC23 regroupant
des travailleurs et des employeurs des régions de Québec et Montréal. Compte tenu
du format exigé par ce réseau, une annonce raccourcie a été préparée (voir annexe 5)
23 À titre d’illustration, le groupe Technologie de l’information du Grand Montréal regroupait près de
13 000 membres; le groupe Professionnels TI de la ville de Québec comptait environ 2 900 membres.
Même si tous les membres ne consultent pas les discussions sur ces réseaux, cette méthode assurait un
échantillonnage varié et relativement diversifié (ex. salariés et salariées d’entreprises de différentes
tailles), tout en permettant de cibler plus directement les travailleurs de la population à l’étude.
164
mais incluait un lien vers l’appel à participer à la recherche. Les travailleurs et
travailleuses du multimédia et des entreprises de jeux vidéo, plus jeunes, étaient quant
à eux beaucoup plus présents sur le réseau Facebook. À partir d’une liste
d’entreprises établie par le gouvernement du Québec, des travailleurs et travailleuses
qui œuvraient dans des compagnies multimédia ou des services informatiques ont été
repérés sur ces réseaux sociaux et ont reçu l’appel à participer à la recherche.
Tout compte fait, ce sont ces stratégies qui se sont avérées les plus efficaces : 11
participants ont été recrutés via le réseau Facebook, et 17 autres via le réseau Linked
In. Les autres participants ont été recrutés par des réseaux de contacts personnels et
par la méthode du bouche-à-oreille. Les participants à l’étude provenaient des
grandes régions de Québec et de Montréal, deux régions qui regroupent plusieurs
entreprises du secteur du multimédia et du secteur des services informatiques
(Gouvernement du Québec, 2009a, 2009b).
Afin de défrayer les frais de déplacements et de stationnements encourus, une
compensation financière de 25$ a été remise aux participants.
4.4.2 La conduite des entretiens et la confidentialité des données
L’importante étape de réalisation des entretiens exige de prendre en compte trois
paramètres : l’environnement dans lequel se déroulent les entretiens, le cadre
contractuel de communication avec les participants et les modes d’intervention de
l’interviewer durant l’entretien (Blanchet et Gotman, 2007). À propos de
l’environnement, nous avons privilégié ce qui était le plus facilitant pour les
personnes, déjà fortement sous contraintes de temps, en leur laissant le choix du lieu
de l’entretien. En leur rappelant l’importance de choisir un lieu propice à la
confidentialité et où ils se sentaient à l’aise pour raconter des aspects de leur vie et de
leur entreprise, les choix suivants leur étaient offerts : dans un local situé sur le
campus universitaire, sur leur lieu de travail (dans un bureau fermé), dans un lieu
public propice à la discussion (ex. dans le local d’une bibliothèque municipale ou
dans un café) et au domicile de la chercheure. Dans tous les cas, une très forte
165
attention a été accordée à la confidentialité des informations divulguées lors de
l’entretien, surtout lorsque celui-ci se déroulait sur le lieu de travail ou dans un
endroit public. En aucun cas, le lieu d’entretien choisi ne semble avoir nui au
déroulement de la rencontre ni à la qualité et à l’authenticité des informations
recueillies. Tous les participants ont semblé ouverts à parler d’eux-mêmes comme de
leur entreprise et de leur milieu de travail, et aucune question n’a été évincée ou
évitée, malgré la possibilité émise dans le formulaire de consentement.
Concernant le cadre contractuel de la communication, il a été établi en deux étapes
avec chaque participant, d’abord lors du premier contact téléphonique et ensuite en
face à face, avant de débuter l’entretien. Lors du contact téléphonique, les participants
étaient avisés des objectifs principaux de la recherche et des critères importants pour
participer à la recherche. Il était annoncé aux participants que la durée de l’entretien
prévu était d’environ 90 minutes. Une fois le premier contact établi, un rendez-vous
était fixé avec les volontaires dont le profil correspondait aux critères recherchés (cf.
section 4.5.1). Avant de débuter l’entretien, les participants étaient à nouveau
informés des objectifs principaux ainsi que des aspects éthiques de la recherche. Ils
devaient alors lire et signer le formulaire de consentement qui indique les
engagements éthiques de la chercheure (voir annexe 6). Enregistrés et retranscrits
intégralement, le participant est notamment informé que les entretiens – tant les
fichiers audio que les verbatim – seront conservés dans un ordinateur verrouillé par
l’utilisation d’un mot de passe. Afin d’assurer une plus grande confidentialité des
données, les noms des participants seront remplacés par des prénoms fictifs et les
noms d’entreprises seront retirés ou renommés.
Au terme de la collecte de données, voici quelques chiffres à propos de la durée réelle
des entretiens :
La durée moyenne des entretiens est de 1 heure 33 minutes ;
La médiane est de 1 heure 35 minutes ;
L’entretien le plus court a duré 59 minutes ;
L’entretien le plus long a duré 2 heures 06 minutes ;
Au total, le corpus de données compte environ 55 heures d’enregistrement
166
Enfin, à propos des modes d’intervention de l’intervierwer avec le participant,
rappelons simplement que nous avons fondé nos interventions à partir de questions de
relance, selon les facteurs retenus à l’étude et le discours du participant.
4.5 L’échantillon
La démarche de recherche qualitative retenue appelle à la formation d’un échantillon
non probabiliste, constitué sur une base volontaire (Neuman et Robson, 2009). La
constitution d’un échantillon diversifié, caractéristique des travailleurs et travailleuses
de ces secteurs, exige de prendre plusieurs décisions en aval et en cours de
recrutement : quels sont les critères d’inclusion / d’exclusion pour participer à la
recherche? Sur la base de quelles caractéristiques les participants doivent-ils se
distinguer? Selon quels critères pouvons-nous convenir que l’échantillon formé est
suffisamment « représentatif »? Dans la première partie, les critères relatifs à la
formation de l’échantillon seront abordés. Dans la deuxième partie, l’échantillon final
sera décrit selon différentes caractéristiques sociobiographiques,
socioprofessionnelles et relatives au temps de travail.
4.5.1 Formation de l’échantillon
Pour approfondir cette nouvelle réalité des longues heures de travail « volontaires » et
de l’adoption de conduites d’hypertravail, nous avons ciblé les secteurs des services
informatiques et du multimédia. Cette stratégie visant à cibler un secteur ou un sous-
secteur d’activités nous a semblé pertinente pour comprendre les pratiques usuelles et
les normes d’un secteur ou d’une profession et a l’avantage de cerner en profondeur
les « contours » d’une culture professionnelle ou sectorielle. Intéressée par le rôle de
l’organisation du travail et celui de l’environnement organisationnel, ce choix a par
ailleurs souvent été celui des études en clinique du travail qui ont porté sur ce sujet de
recherche (Dujarier, 2006 ; Rhéaume et St-Arnaud, 1997 ; Maranda et al., 2006). De
plus, nous avons privilégié faire l’étude de deux secteurs, plutôt qu’un seul, afin de
167
pouvoir faire des comparaisons intersectorielles et de cerner plus en profondeur le
rôle de l’organisation et du contexte dans lequel elle s’insère pour comprendre plus
finement le développement des conduites d’hypertravail.
L’échantillon devait regrouper des salariés et salariées en situation d’hypertravail
provenant de deux secteurs d’activités associés à l’économie du savoir, celui du
multimédia et celui des services informatiques, secteurs où, rappelons-le, de
nombreux travailleurs et travailleuses sont concernés par les longues heures de travail
non rémunérées (Chasserio et Legault, 2005; Lapointe, 2005).
Selon la définition choisie de l’hypertravail qui a été opérationnalisée en critères
objectivables (voir section 1.3.1.4) et les objectifs de la recherche, voici les critères
d’inclusion retenus pour participer à la recherche :
- Travailler en moyenne 48 heures et plus par semaine. En raison du cadre posé
par les lois du travail canadiennes et québécoises et par d’autres études
scientifiques, ce critère quantitatif d’un nombre d’heures de travail
hebdomadaire a été fixé pour baliser « l’hypertravail ». Des comparaisons
difficiles entre des normes temporelles très distinctes, variables selon la
perception subjective des « longues heures de travail », pouvaient ainsi être
évitées.
- Maintenir ce rythme de temps de travail depuis au moins une année.
L’hypertravail n’est pas une conduite temporaire et circonstancielle mais
durable. Afin de circonscrire cette conduite « soutenue dans le temps »
(Rhéaume, 2006), qui n’est pas le fruit d’une surcharge temporaire associée à
des cycles de production, celle-ci devait être maintenue depuis au moins une
année. Toutefois, les travailleurs et travailleuses pour qui les heures de travail
effectuées chaque semaine étaient variables mais atteignaient la plupart du
temps au moins 48 heures / semaine ont été retenus pour l’échantillon.
- Avoir un statut de salarié. Puisque l’étude s’intéresse au rôle joué par
différents niveaux dans la construction de cette conduite d’hypertravail, dont
168
les niveaux idéologique et organisationnel, avoir le statut de salarié – et donc
avoir un lien d’emploi avec une entreprise – était un critère essentiel. Lors de
la formation de l’échantillon, les travailleurs autonomes intéressés à participer
à l’étude ont par conséquent été exclus.
- Travailler dans les secteurs des services informatiques et du multimédia. Tel
que mentionné dans la problématique de recherche, nous avons ciblé les
secteurs des services informatiques et du multimédia comme étant un terrain
de recherche a priori particulièrement fertile pour aborder l’étude des
processus de construction des conduites d’hypertravail. Ont aussi été inclus
dans l’étude quelques sujets dont l’entreprise est rattachée à un autre secteur
d’activités mais qui étaient intégrés à un large secteur d’informatique ou de
multimédia dans leur entreprise.
- Être âgé entre 25 et 50 ans. Enfin, le critère de l’âge a semblé utile afin
d’obtenir une représentativité des différents groupes d’âge et ainsi éviter de
faire une étude qui touche exclusivement une génération. Par ailleurs, on
visait au départ à regrouper des participants qui ne soient ni trop près de leur
entrée sur le marché du travail (qui avaient au moins deux années
d’ancienneté) ni trop proches de la sortie vers la retraite. Suivant l’idée où
nous cherchons à prendre en compte la perspective temporelle dans l’analyse
des conduites d’hypertravail, il semblait important de pouvoir amener les
sujets à jeter un regard sur leurs événements professionnels passés ainsi que
sur leurs projections d’avenir.
Pendant la période de recrutement, une soixantaine de personnes ont manifesté leur
intérêt à participer à la recherche. Un écart qui paraît assez important au vu des 34
sujets qui composent, au final, l’échantillon24. Deux raisons principales expliquent cet
écart. La première est que plusieurs se sont finalement désistés, faute de temps. La
24 36 entretiens ont été réalisés mais deux d’entre eux ont finalement été retirés : un en raison de son
statut d’entrepreneur, en démarrage de son entreprise au moment de l’entretien, et l’autre parce que
toutes ses heures de travail supplémentaires étaient rémunérées et qu’il s’agissait de sa principale
motivation à faire de longues heures de travail.
169
seconde raison est que certains d’entre eux ne répondaient pas aux critères de la
recherche, le plus souvent parce qu’ils étaient travailleurs autonomes ou encore parce
que les longues heures de travail résultaient d’un cumul d’emplois.
Une attention particulière a été accordée à la construction d’un échantillon composé à
la fois d’hommes et de femmes, avec et sans enfant à charge, vivant en couple et
vivant seuls, et dont le profil socioprofessionnel était relativement varié (ex.
différents niveaux d’emploi et de qualifications). Au final, l’échantillon est apparu
suffisamment diversifié au regard de ces critères.
Le recrutement a pris fin lorsque la saturation des données a été atteinte. Ce critère est
rempli lorsque l’ajout de nouveaux cas ne permet plus d’apporter des nuances
importantes dans les résultats trouvés (Poupart et al., 1997; Savoie-Zajc, 2002). La
représentativité des situations confère une grande validité aux données recueillies :
lorsque les données sont riches et diversifiées, on peut espérer parvenir à « produire
un sens complet » (Savoie-Zajc, 2009, p. 226) et à rendre compte de toute la
complexité des processus de construction des conduites d’hypertravail.
4.5.2 Description de l’échantillon
La description exhaustive de l’échantillon (N=34 sujets) fait l’objet de cette partie. Le
portrait des sujets qui le composent, répartis selon diverses caractéristiques
sociobiographiques, socioprofessionnelles et relatives aux heures de travail au
moment de l’entretien, y est présenté.
a) Caractéristiques sociobiographiques
L’échantillon est composé de 8 femmes (24%) et 26 hommes (76%). Bien
qu’apparemment marquée par un déséquilibre selon le genre, cette répartition est
toutefois représentative de la composition de la main-d’œuvre des domaines de
l’informatique et du multimédia. Au Québec et au Canada, environ le quart des
emplois en TI est occupé par des femmes (Chartier, 2013 ; Habtu, 2003 ;
170
TECHNOCompétences, 2012). De manière générale, les femmes restent fortement
sous-représentées dans ces secteurs et la tendance ne semble pas vouloir se renverser,
le déséquilibre tend même à s’accroître au Québec comme dans d’autres pays
occidentaux (Chartier, 2013 ; Valenduc, 2011).
Selon la variable de l’âge, l’échantillon se répartit presque également entre les
travailleurs et travailleuses âgés de 20 à 34 ans et les travailleurs et travailleuses âgés
de 35 à 50 ans. Pour le premier groupe, on en dénombre 19 (56%) : 1 a moins de 25
ans, 8 ont entre 25 et 29 ans, et 10 ont entre 30 et 34 ans. Pour le deuxième groupe,
on en compte 15 (44%) : 7 ont entre 35 et 39 ans, 3 ont entre 40 et 44 ans et 5 ont
entre 45-50 ans.
La répartition de l’échantillon en fonction de la situation conjugale et familiale
apparaît diversifiée. Au moment de l’entretien, 25 sujets (74%) vivaient en couple et
9 (26%) vivaient seuls. De plus, près de la moitié d’entre eux avait au moins un
enfant à leur charge financière (ou, pour un cas, enfants du conjoint) (n=16 ; 47%)
tandis que l’autre moitié n’en n’avait pas (n=18 ; 53%).
Concernant le niveau de formation, les travailleurs et travailleuses détenant une
formation universitaire sont fortement représentés. Lorsqu’ils ont été rencontrés dans
le cadre de la recherche, environ la moitié (n=18 ; 53%) avaient décroché un
baccalauréat ou une maîtrise. Un peu plus du tiers (n=13 ; 38%) avaient obtenu un
diplôme d’études collégiales et 3 sujets (9%) avaient un diplôme d’études
secondaires. Cette présence marquée de travailleurs et de travailleuses qualifiés est
peu surprenante puisque les longues heures de travail touchent plus particulièrement
les professions qualifiées (Lapointe, 2005).
b) Caractéristiques socio-professionnelles
L’analyse des caractéristiques socioprofessionnelles fait aussi état d’un échantillon
diversifié. D’abord, on retrouve une répartition presque égale de sujets issus du
secteur du multimédia (n=14 sujets ; 41%) et du secteur des services informatiques
171
(n=16 sujets ; 47%). Ils occupent pour la plupart des professions spécialisées en en
lien avec les technologies (ex. architecte technologique, chargé de projet TI, designer
de jeux vidéo), mais quelques-uns (trois, plus précisément) occupent des emplois un
peu à distance de ces professions « technos », par exemple à titre de conseiller/ère en
gestion ou en ressources humaines. Les 4 autres sujets (n=4 sujets; 12%) travaillent
dans un département d’informatique / TIC mais dans un autre secteur d’activités (ex.
ventes et services ; finances, affaires et administration).
Tableau 4 : Description de l’échantillon au croisement du secteur d’activités et du
sexe des sujets
HOMME FEMME TOTAL
Multimédia 9 5 14
Services informatiques
13 3 16
Autres (emploi lié à l’informatique)
4 0 4
TOTAL 26 8 34
Selon les informations vérifiées sur le site de la Classification Nationale des
Professions (CNP, 2011, Gouvernement du Canada), les salariés et salariées qui
composent l’échantillon se regroupent exclusivement dans les niveaux de
compétences les plus élevés (cadre / professionnel / technicien) et aucun dans les
deux niveaux « ouvriers » (ouvrier spécialisé / ouvrier non spécialisé). Les
professionnels sont les plus représentés, avec 21 sujets (61,8%). Viennent ensuite les
cadres, avec 10 sujets (29,4%) puis, enfin, les techniciens pour 3 sujets (8,8%). Il est
important de souligner qu’à l’exception d’un seul sujet, les cadres de l’échantillon ne
sont pas des hauts-dirigeants ou des exécutifs (ex. président-e, vice-président-e,
directeur/directrice général-e). Ce sont plutôt des gestionnaires de projet, des cadres
de premier niveau ou de niveaux intermédiaires, supervisant quelques employés,
172
voire pas du tout, mobilisés à la mise en œuvre de projets précis ou à la direction d’un
département.
La grande majorité des sujets de l’échantillon travaillent dans une moyenne ou une
grande entreprise (82%). Plus précisément, 6 sujets sur 34 (18%) travaillent au sein
d’une petite entreprise (moins de 100 travailleurs), 11 sujets (32%) sont rattachés à
une moyenne entreprise (entre 100 et 499 travailleurs) et 17 sujets (50%) se
retrouvent dans une grande entreprise (500 travailleurs et plus).
À l’exception d’un seul pour qui le contrat est présentement à durée déterminée (mais
sera sans doute régularisé au terme de celui-ci), tous les sujets sont des salariés et
salariées permanents. Concernant la durée du lien d’emploi, la situation est
passablement variable. Quelques-uns sont à l’emploi de l’entreprise depuis une courte
durée. C’est le cas pour 7 sujets (20,5%), qui y sont embauchés depuis moins de deux
ans. Plusieurs y sont depuis quelques années, entre 2 et 5 ans (n=13 ; 38,2%) ou entre
5 et 10 ans (n=9 sujets ; 26,5%). Enfin, près de 15% (n=5) ont développé un lien
d’emploi de plus longue durée – de plus de 10 ans – avec leur employeur.
Enfin, en ce qui concerne le salaire annuel, le deux tiers des sujets de l’échantillon
gagnent plus de 60 000$ par année (n=22 ; 64,7%) et, parmi ceux-ci, 12 d’entre eux
ont des revenus annuels supérieurs à 80 000$, soit 35% de l’échantillon total. L’autre
tiers des sujets (n=12 ; 35,3%) gagnent moins de 60 000$ annuellement, dont 5
d’entre eux ont des revenus de moins de 40 000$. Ainsi, environ 15% des travailleurs
et travailleuses de notre échantillon gagnent un salaire inférieur à la moyenne
canadienne, établie à 46 557,68$ en 2012, année médiane du recrutement (Statistique
Canada, 2014).
c) Caractéristiques relatives aux heures de travail
La très grande majorité des sujets affirment travailler en moyenne entre 50 et 60
heures par semaine. Mais quelques-uns d’entre eux ont tenu à souligner qu’il était
difficile d’établir une moyenne puisque leur horaire de travail était plutôt
173
variable, entre des semaines plus « calmes », généralement autour de 40-45 heures, et
des semaines de « crunch »25 (selon l’expression consacrée dans les entreprises du jeu
vidéo), pouvant aller dans les cas les plus extrêmes jusqu’à 90 heures par semaine.
Plus précisément à propos de la moyenne d’heures travaillées par semaine, 6 (18%)
travaillent entre 45 et 49 heures, 15 (44%) travaillent entre 50 et 54 heures, 11 (32%)
travaillent entre 55 et 59 heures, et seulement 2 (6%) travaillent 60 heures ou plus.
Les travailleurs et travailleuses de notre échantillon qui ont des « horaires extrêmes »
(plus de 61 heures par semaine) sont donc très rares.
En ce qui a trait à la durée de la période de longues heures de travail, le quart des
sujets (n=8 ; 24%) vivent cette situation depuis un an ou deux. Pour les autres, 6
(18%) ont ce régime temporel depuis 2 ans à 5 ans, 10 (29%) l’ont depuis 5 ans à 10
ans et 10 (29%) disent faire de longues heures de travail depuis plus de 10 ans.
Tableau 5: Description de l'échantillon selon quelques caractéristiques
sociobiographiques et socioprofessionnelles
Nom** Genre Âge Situation
conjugale et
familiale
Formation Occupation
Alain M 45-50
ans
En couple
Trois enfants
Génie informatique Architecte de
solutions
Alexia F 20-24
ans
En couple
Sans enfant
Bac en commerce
orienté TI
Coordonnatrice
aux ventes et
marketing
Anne-
Marie
F 45-50
ans
En couple
Sans enfant
Bac en informatique
de gestion
Chargée de projet
principal, TI
Bernard M 45-50
ans (51
ans)
Célibataire Collégial général Directeur des
opérations
réseaux TI
Christian M 30-34
ans
Célibataire
Un enfant
AEC programmeur
analyste
Directeur,
développement
des affaires
Frédéric M 35-39
ans
En couple
Un enfant
Bac. en dessin
industriel
Producteur
exécutif
Daphnée F 30-34
ans
En couple
Sans enfant
Bac. en sociologie Coordonnatrice,
production et
marketing
Édouard M 30-34 Célibataire AEC informatique Technicien réseau
25 « Le crunch, tous les développeurs de jeu vidéo connaissent. Il s’agit de cette période de surrégime
pendant laquelle les membres d’un studio se lancent dans un contre-la-montre par équipe pour boucler
dans les temps une version, finale ou intermédiaire, du jeu (une "build") » (Revue Business, juillet
2012).
174
Nom** Genre Âge Situation
conjugale et
familiale
Formation Occupation
ans Un enfant (pas
charge
Émile M 30-34
ans
En couple
Un enfant
DEC en
informatique
Architecte
technologique
Évelyne F 35-39
ans
En couple
Sans enfant
Bac. en
photographie
Performance
Talent Manager
(à dire autrement)
Florence F 30-34
ans
En couple
Deux enfants
(conj.)
Bac. en relations
industrielles
Conseillère en
ressources
humaines
Gabriel M 35-39
ans
En couple
Un enfant
Bac. en génie
informatique
Chef de projet,
multimédia
Hubert M 25-29
ans
Célibataire
Sans enfant
Secondaire (en voie
de terminer Bac.)
Producteur de
jeux vidéo
Isaac M 25-29
ans
Célibataire
Sans enfant
Secondaire général Développeur
senior
Jacques M 40-44
ans
En couple
Un enfant
Bac. en
administration des
affaires
Gestionnaire de
livraison de
services, TI
Jean M 45-50
ans
En couple
Deux enfants
MBA Directeur des
services
professionnels, TI
Jean-
Thomas
M 35-39
ans
En couple
Deux enfants
AEC programmeur
analyste
Conseiller
principal, chargé
de projet tech.
Jérôme M 35-39
ans
Célibataire
Sans enfant
Bac. en génie
informatique
Spécialiste en
program
informatique
Katherine F 25-29
ans
En couple
Sans enfant
DEC en animation
3D
Animatrice 3D
Louis M 25-29
ans
En couple
Sans enfant
Maîtrise en design
graphique et multim
Designer de jeux
Mathieu M 30-34
ans
En couple
Sans enfant
Bac. en informatique Architecte
logiciels
Marianne F 30-34
ans
En couple
Sans enfant
Licence amén.
Territoire (=DEC)
Illustratrice
Martin M 25-29
ans
En couple
Sans enfant
AEC animation 3D Artiste marketing
Nathan M 40-44
ans
En couple
Deux enfants
Secondaire général +
cours coll. et univ
Architecte de
système
Olivier M 30-34
ans
Célibataire
Sans enfant
DEC en
informatique
Programmeur
analyste, TI
Pascal M 35-39
ans
Célibataire
Deux enfants
DEC en muséologie Chef d’équipe
service TI
Pierre M 40-44
ans
En couple
Deux enfants
Bac. en
enseignement
(éduc.)
Directeur en
informatique
Raphael M 25-29
ans
Célibataire
Sans enfant
Bac. en prog. et arts
numériques
Gestionnaire de
données
Richard M 25-29
ans
En couple
Sans enfant
Bac. en génie
informatique
Conseiller en
sécurité info et
gouvernance
175
Nom** Genre Âge Situation
conjugale et
familiale
Formation Occupation
Romain M 30-34
ans
En couple
Un enfant
DEC en marketing Responsable du
dév. de
l’expertise TI
Samuel M 25-29
ans
En couple
Un enfant
Bac. en génie
mécanique
Technicien
concepteur (TI)
Sandrine F 35-39
ans
En couple
Un enfant
DEC en marketing,
ventes et comm.
Conseillère en
gestion
Thierry M 45-50
ans
En couple
Deux enfants
DEC en électronique Administrateur de
bases de données
Vincent M 30-34
ans
En couple
Sans enfant
Bac. en informatique
de gestion
Producteur de
jeux vidéo
** Il s’agit de prénoms fictifs
4.6 La méthode d’analyse des données
Dans une recherche qualitative, l’analyse des données représente une étape cruciale et
laborieuse. Face à un corpus de données volumineux et relativement peu structuré,
cette étape doit être formalisée et systématisée pour éviter de voir toutes les données
brutes comme pertinentes (Mukamurera, Lacourse, et Couturier, 2006). Avant
d’entamer le travail d’analyse proprement dit et selon ce que nous souhaitions faire au
regard de l’objet à l’étude, il s’est d’abord avéré impératif de repérer et d’évaluer
diverses procédures d’analyse et de méthodes de traitement des données. C’est ce
dont il sera question dans un premier temps. Nous exposerons ensuite notre choix de
privilégier une analyse de contenu thématique, à la fois verticale et horizontale
(Blanchet et Gotman, 1992). Enfin, la description exhaustive de la méthode telle
qu’elle a été suivie, appuyée sur les six étapes distinguées par L’Écuyer (1990),
permettra de mettre en relief l’ensemble du processus d’analyse, les décisions prises
de même que quelques-unes des difficultés rencontrées.
176
4.6.1 Analyse de contenu ou analyse du discours : deux types
d’approches distinctes
Différentes approches d’analyse sont proposées dans la littérature scientifique. Parmi
celles-ci, l’analyse contextualisante, l’analyse par questionnement, l’analyse par
entretien, l’analyse propositionnelle du discours et l’analyse thématique de contenu
comptent parmi les plus populaires et les plus utilisées (Blais et Martineau, 2006;
Blanchet et Gotman, 1992; Paillé et Mucchielli, 2010). Sans chercher à toutes les
décrire ici, mentionnons que les chercheurs qui travaillent avec un corpus de données
recueillies sur la base d’entretiens biographiques privilégient généralement soit
l’analyse de discours, soit l’analyse de contenu (Demazière et Dubar, 2004). Ces deux
types d’analyse présentent des différences importantes.
L’analyse de discours est une méthode qui amène le chercheur à poser son regard sur
les structures du discours, par exemple sur la structure sémantique, afin de « rendre
compte des articulations du discours conçu comme un tout de signification »
(Fontanille, 2009, p. 243). Demazière et Dubar (2004) inscrivent leurs démarches
d’analyse des entretiens biographiques dans ce courant. Pour eux, il importe d’étudier
la structuration du discours singulier pour comprendre le récit du sujet à travers les
mots qu’il a choisis, de façon à découvrir « le code du discours qui donne sens aux
enchaînements du récit » (p. 95).
Quant à l’analyse de contenu, elle réfère globalement à « un ensemble de méthodes
d’analyse de documents, le plus souvent textuels (i.e. discours), permettant
d’expliciter le ou les sens qui y sont contenus et/ou les manières dont ils parviennent
à faire sens » (Mucchielli, 2009, p. 36). Il s’agit principalement d’une méthode
d’analyse qui vise à découper le discours en différents thèmes. Selon qu’il s’agisse
d’une approche purement inductive ou dirigée, ces thèmes peuvent émerger du
discours des sujets et/ou encore être préétablis par une grille initiale d’analyse
(Mukamurera et al., 2006; Savoie-Zajc, 2004).
177
4.6.2 Une analyse de contenu thématique, verticale et horizontale
La méthode d’analyse de contenu thématique a semblé pertinente pour saisir les
processus de construction des conduites d’hypertravail. Au regard de la grille
d’analyse à cinq niveaux qui a été préalablement développé sur les plans théorique et
opérationnel, la démarche privilégiée s’inscrit dans une « logique inductive
délibérative », qui consiste à accorder une place importante aux influences théoriques
dans l’analyse des données qualitatives (Savoie-Zajc, 2004). Bien qu’il ne s’agisse
pas d’une démarche inductive « pure », dont l’analyse se fait sans a priori théorique
et uniquement à partir des thèmes émergents de l’analyse de contenu, la finalité
recherchée est la même : chercher le sens du discours à travers l’organisation et
l’interprétation des données (Paillé et Mucchielli, 2003).
Comme le mentionnent Blanchet et Gotman (2007), l’analyse de contenu thématique
peut être « verticale », c’est-à-dire que les thèmes sont étudiés et mis en relation dans
chaque entretien (que l’on appelle aussi l’analyse par entretien), ou « horizontale »,
qui renvoie à une analyse par thèmes mais qui traverse cette fois tous les entretiens.
Ce dernier type d’analyse a généralement deux fonctions principales: 1) faire ressortir
tous les thèmes qui sont pertinents pour répondre aux objectifs de la recherche et; 2)
faire des regroupements de façon à mettre en évidence les thèmes les plus
fondamentaux pour expliquer les phénomènes parmi l’ensemble des thèmes révélés
dans le corpus de données (Paillé et Mucchielli, 2010, p. 162).
La problématique évoquée invite fortement à une analyse thématique des données, et
ce, tant sur les plans vertical qu’horizontal. Sur le plan vertical, cette analyse par
entretien, niveau par niveau (voir le modèle d’analyse multidimensionnel présenté au
chapitre 3), permet de saisir et de dégager ce qui, du point de vue individuel, concourt
le plus au développement de cette conduite, en vue de reconstituer les processus
psychosociaux qui mènent à l’adoption des conduites d’hypertravail.
L’analyse par entretien repose sur l’hypothèse que chaque
singularité est porteuse du processus soit psychologique, soit
sociologique que l’on veut analyser. L’analyse par entretien se
justifie donc lorsqu’on étudie des processus, des modes
178
d’organisation individuels en tant qu’ils sont révélateurs : (…)
d’une théorie du mode de production de l’existence (récit de vie).
L’analyse par entretien permet de déceler le mode
d’engendrement singulier des processus, qu’il soit clinique,
cognitif ou biographique (Blanchet et Gotman, 2007, p. 94).
À partir d’une grille de lecture sommaire, cette méthode invite, pour chaque entretien,
à s’attarder à chacun des objectifs spécifiques, tels que celui de dégager le sens des
conduites d’hypertravail et celui d’articuler les facteurs et niveaux entre eux, selon
leur poids et leurs interrelations en lien avec la conduite d’hypertravail. En outre,
l’identification des étapes charnières et incidents critiques du parcours ayant mené à
l’adoption de cette conduite doit être réalisée pour chaque sujet.
Afin d’élaborer un modèle explicatif des conduites d’hypertravail, l’analyse de
contenu dite « horizontale » exige de procéder à la mise en commun des thèmes
récurrents des entretiens pour en dégager des informations plus englobantes (Blanchet
et Gotman, 2007). Cette analyse horizontale des données peut être réalisée en deux
temps : premièrement, à partir de l’ensemble du corpus, chacun des thèmes (facteurs)
devant être approfondi en vue de constituer une grille d’analyse qui rende compte des
multiples facettes de ces thèmes; deuxièmement, par la comparaison et la mise en
commun des processus individuels qu’a permis l’analyse verticale, principalement au
regard des configurations de facteurs et de niveaux les plus importants dans le
développement de ces conduites.
C’est par la combinaison de ces deux méthodes d’analyse de contenu – verticale et
horizontale – qu’il nous a semblé possible de parvenir à répondre aux objectifs de la
recherche et ainsi mettre en évidence les processus de construction des conduites
d’hypertravail. Au-delà des prémisses générales qui viennent d’être exposées, la
section suivante présente plus en détails, les différentes étapes qui ont été suivies pour
analyser le corpus de données. Si la méthode est présentée de façon linéaire pour les
fins de cohérence dans ce document, il apparaît important de préciser que ces étapes
ont pu s’enchevêtrer et n’ont pas été réalisées isolément et en suivant
systématiquement l’ordre selon lequel elles sont présentées. Des précisions sur les
179
allers retours effectués entre ces étapes seront apportées au fur et à mesure de leur
présentation.
4.6.3 Une démarche en six étapes, réalisée selon deux périodes
d’analyse
Les différentes méthodes repérées en vue d’accomplir le travail d’analyse de contenu
des entretiens proposent généralement, pour les approches générales inductives, entre
trois et six étapes d’analyse (Blais et Martineau, 2006 ; Creswell, 1998 ; L’Écuyer,
1990 ; Wanlin, 2007). Mais peu importe que ces étapes soient plutôt décomposées ou
regroupées entre elles, le travail du chercheur demeure essentiellement le même,
c’est-à-dire se familiariser avec le matériau recueilli, affiner l’analyse en découpant
les thèmes et les catégories à partir de segments d’entretiens, en faire une description
scientifique et en interpréter les résultats.
À titre d’exemple, les travaux de Thomas (2006) distinguent quatre étapes :
1- la préparation des données brutes dans un format comparable (ex.
retranscription mot-à-mot);
2- la lecture approfondie des données pour avoir une vue d’ensemble sur les
contenus qui sont abordés dans les entretiens (ou lecture flottante) ;
3- l’identification des catégories (repérer les thèmes et les catégories dans le
contenu des discours);
4- le raffinement des catégories (ou la description scientifique et statistique
des catégories).
Tandis que Wanlin (2007) suggère une analyse de contenu en trois grandes
étapes, induite à partir des travaux de différents auteurs :
1- la préanalyse, qui permet de choisir les documents les plus représentatifs
de l’étude, d’en faire une lecture flottante pour repérer des indicateurs qui
apparaissent importants au regard des hypothèses et des objectifs de
recherche, mais aussi de préparer le matériel en procédant aux premiers
découpages par thèmes ;
180
2- l’exploitation du matériel, qui consiste principalement à élaborer une grille
de catégories pour chaque thème et à coder l’ensemble du corpus de données à
partir de ces catégories ;
3- le traitement et l’interprétation des données, qui inclut les traitements
statistiques, la préparation de tableaux et les interprétations possibles selon les
résultats.
Dans cette thèse, c’est la démarche (ou procédure) d’analyse en six étapes de
L’Écuyer (1990) qui nous a semblé la plus intéressante, et ce, pour au moins deux
raisons. La première est que celle-ci a été particulièrement développée pour faire une
analyse développementale de contenu, qui prend en compte des éléments
psychosociaux. Elle s’avère donc pertinente pour étudier des données provenant
d’entretiens biographiques, arborant un regard « évolutif » sur le développement de
conduites d’hypertravail. La deuxième raison est celle de la valeur heuristique de
cette méthode, dont chacune des étapes s’avère bien détaillée, et où l’analyse ouverte
proposée par le modèle mixte (i.e. qui tient compte à la fois des éléments
préalablement déterminés et des éléments émergents de l’analyse) apparaît tout à fait
pertinente avec notre objectif de reconstituer les différents processus de construction
des conduites d’hypertravail.
Suivant un modèle itératif d’analyse des données, la démarche réellement suivie a pu
varier légèrement par rapport aux étapes théoriques et « linéaires » exposées dans les
manuels de méthodologie (Mukamurera et al., 2006). Si la méthodologie présentée
par l’Écuyer (1990) est au cœur de la démarche, l’analyse de contenu a également été
enrichie de lectures complémentaires, de réflexions personnelles et de sous-étapes
additionnelles, au besoin. Voyons maintenant plus en détails chacune des grandes
étapes de l’analyse, divisée selon deux périodes spécifiques. La première période a
cherché à discerner les résultats principaux (c’est-à-dire les catégories et les cas-
types) à partir d’un échantillon partiel, tandis que la seconde a surtout permis, à partir
de l’ensemble de l’échantillon, de faire le traitement statistique, d’affiner les
descriptions des catégories et des cas-types, et de proposer quelques interprétations
possibles des résultats établis.
181
Première période d’analyse : repérage des résultats saillants et des cas-types à partir
d’un échantillon partiel
La première période d’analyse a été réalisée sur la base de vingt entretiens. Analysés
en profondeur, le travail effectué dans cette période a été profitable pour dresser un
bon premier panorama des résultats.
a) Étape 1 : La lecture flottante
Abordée à partir d’une conception phénoménologique de la recherche, c’est-à-dire
dans le but de saisir la logique d’action du point de vue du sujet et pour chercher à
comprendre son intention de communication (Paillé et Mucchielli, 2008), la première
étape a consisté à faire une lecture flottante d’une dizaine entretiens entièrement
retranscrits, avec prises de notes. Puisque la lecture flottante a pour objectif de
s’attarder au discours du sujet, cette première lecture nécessite de mettre entre
parenthèses les connaissances et les préconceptions issues des lectures théoriques
préalables relativement au développement des conduites d’hypertravail. Il ne s’agit
donc pas, à cette étape, de chercher à donner du sens à l’ensemble des données.
Pour L’Écuyer (1990) comme pour d’autres (dont Wanlin, 2007), cette première
étape est importante. Elle permet de se familiariser avec le matériel de recherche et de
dégager les premières pistes de réflexion. Elle permet également d’avoir une vue
d’ensemble sur les thèmes dominants et récurrents abordés par les sujets, qu’ils soient
prévus ou non dans le guide d’entretien, en vue de l’élaboration d’une grille d’analyse
détaillée.
Afin de systématiser ce travail de lecture, une grille générale a été produite et a
permis de faciliter la prise de notes. Celle-ci permet à l’analyste de produire un
résumé descriptif des éléments marquants rapportés par les sujets pour chacun des
niveaux de la grille d’analyse. Cette grille a facilité la lecture des cas pris
individuellement, mais a aussi facilité la comparaison entre eux, de façon à
apercevoir plus distinctement les facteurs et les niveaux les plus fortement interpellés,
et de distinguer les cas similaires.
182
b) Étape 2 : Le découpage par thèmes
La deuxième étape consiste à découper le matériel en « énoncés plus restreints
possédant un sens complet en eux-mêmes » (L’Écuyer, 1990, p. 59). À cette étape, il
faut choisir les énoncés qui serviront à analyser plus en profondeur certaines parties
des données de recherche (que l’auteur appelle des « unités de sens ») et les définir.
La définition de ces unités doit permettre de regrouper les parties du discours des
sujets qui comportent le même sens.
Au préalable à ce découpage, a été choisie une manière de ranger les extraits des
données brutes relatives aux énoncés en question. Bien que l’utilisation d’un logiciel
d’analyse ne puisse pas remplacer le travail du chercheur pour l’organisation,
l’analyse et l’interprétation des données (Wanlin, 2007), deux principaux avantages
ont motivé le choix de recourir à un logiciel d’analyse qualitative, en l’occurrence
QDA Miner, pour soutenir le traitement et la classification des données brutes.
Premièrement, le logiciel d’analyse permet une manipulation beaucoup plus
polyvalente des données et des extraits, en plus d’offrir une grande rapidité de
traitement. Une fois les extraits identifiés et codés, il est alors possible d’obtenir
rapidement des tableaux, des informations statistiques ou de faire des analyses plus
approfondies (par exemple pour croiser deux facteurs). Deuxièmement, l’utilisation
d’un logiciel permet de réduire les tâches et les manipulations manuelles des données
pouvant être à la source d’erreurs (Wanlin, 2007). Considérant le nombre élevé de
facteurs et de niveaux à l’étude, ce choix semblait tout à fait approprié.
Si la lecture flottante avait déjà permis d’identifier plusieurs thèmes, c’est à un travail
beaucoup plus systématique qu’a été confrontée la chercheure à cette étape. À partir
des thèmes repérés à l’étape 1, il a alors fallu :
1- créer les codes thématiques dans la base de données;
2- lire chacun des entretiens de l’échantillon partiel (20 entretiens);
3- pour chacun des entretiens, sélectionner les énoncés pertinents,
correspondant à chacun des thèmes identifiés.
183
À ce stade de l’analyse, environ 25 thèmes ont été identifiés et codés, soit bien
davantage que les 16 facteurs de la grille d’analyse. Un découpage plus circonscrit
des thèmes a paru nécessaire pour approfondir les données. Pour illustrer, le facteur
« parcours professionnels et enchaînement des événements » a été divisé en quatre
sous-thèmes à ce stade-ci de l’analyse: le choix d’études, la période d’insertion, la
pente du parcours / mobilité, et le moment où s’installe durablement la conduite
d’hypertravail au cours du parcours professionnel.
Ce découpage thématique et le regroupement des énoncés dans le logiciel ont préparé
l’étape centrale de cette méthode d’analyse, celle de la catégorisation et de la
classification des données.
c) Étape 3 : La catégorisation et la classification
L’étape de catégorisation et de classification des données a pour but de réorganiser le
matériel de recherche en regroupant les « unités de classification » par analogie de
sens. De manière générale, cette étape vient « mettre en évidence les caractéristiques
et la signification du phénomène ou du document analysé » (L’Écuyer, 1990, p. 63).
Selon le modèle mixte26, quatre sous-étapes permettent d’y arriver :
a) regrouper les énoncés dans les catégories préexistantes et, s’il y a lieu, émergentes.
Si l’étape précédente avait permis de regrouper tous les énoncés selon chacun des
thèmes récurrents ou importants, il faut maintenant les reprendre un à un afin de
dégager les différentes catégories, c’est-à-dire les extraits d’entretien qui partagent le
même sens. Par exemple, en ce qui a trait à l’insertion, le contenu des énoncés repérés
sous ce thème nous a amenée à distinguer deux catégories de réponses possibles :
l’insertion aisée ou l’insertion difficile. Dès que tous les thèmes sont classifiés, on en
arrive alors à une première ébauche de la grille d’analyse ;
26 Selon le modèle mixte, les catégories retenues peuvent être différentes des catégories préexistantes,
c’est-à-dire que les catégories préexistantes pourront être regroupées avec d’autres éléments rapportés
dans les entretiens et former ainsi de nouvelles catégories plus pertinentes pour saisir les processus qui
mènent à l’adoption de conduites d’hypertravail.
184
b) réviser chacune des unités de classification en vue de fusionner ou d’éliminer
celles jugées redondantes. Il s’agit d’en arriver à l’élaboration de catégories
distinctives et exclusives, proches du contenu des entretiens. À cette étape, plusieurs
thèmes ont été fusionnés afin de proposer une analyse enrichie et plus englobante des
données, et deux ont été retirés en raison du peu d’intérêt qu’ils offraient pour
atteindre les objectifs de la recherche ;
c) définir les catégories qui feront partie de la grille d’analyse finale. C’est lors de
cette sous-étape que le travail de définition et de description exhaustive des catégories
a pris forme. À la fois suffisamment englobantes pour relier plusieurs discours, et à la
fois suffisamment détaillées pour prendre en compte toutes les subtilités et les
nuances soulevées par les extraits, ces descriptions sont au cœur de la démarche
d’analyse et des résultats qualitatifs qu’ils mettent en évidence. La manière d’y
parvenir a été progressive et bien souvent interreliée avec les autres sous-étapes. De
fait, la description initiale des catégories a été bonifiée au fur et à mesure de la
relecture des énoncés et de l’ajout de nouveaux extraits;
d) classifier tous les énoncés à partir de la grille d’analyse finale et saisir les données
dans le logiciel d’analyse. Cette démarche a été réalisée dans un premier temps pour
20 entretiens. Des codes pour chaque catégorie ont été créés dans le logiciel
d’analyse, puis les énoncés (ou extraits d’entretien) ont été classifiés puis codés.
Une fois cette étape terminée, chacune des sous-étapes a été reprise une seconde fois
mais, cette fois-ci non plus pour repérer des thèmes dans les discours mais pour
repérer les cas-types (ou cas de figures) qui illustrent des processus distincts de
construction des conduites d’hypertravail. Brièvement, cette étape de méta-analyse
s’est déroulée comme suit : 1- les cas similaires (sujets) ont été réunis, laissant
volontairement de côté ceux plus ambigus; 2- une première catégorisation des cas-
type a été accomplie, faisant particulièrement ressortir le poids des facteurs et leurs
relations entre eux; 3- en procédant de manière systématique – niveau par niveau et
thème par thème – une première description détaillée de chacun des cas-types,
appuyée par plusieurs extraits d’entretien, a été rédigée; 4- les cas plus difficiles ont
été classifiés et ont permis d’affiner l’analyse et la description des cas-types.
185
Au terme de cette première période d’analyse, une première version des résultats,
appuyée sur vingt entretiens, a été finalisée et proposée à la discussion.
Deuxième partie de l’analyse : révision des catégories, rédaction finale des résultats et
interprétation
La deuxième partie de l’analyse s’est déroulée environ 6 mois plus tard. Cette prise
de distance a été profitable pour identifier quelques redondances ou recoupements
entre certains thèmes et certaines catégories. De plus, la mise en discussion d’une
première version des résultats a été couplée avec l’ajout de nouveau cas – les
quatorze entretiens restants – qui sont venus enrichir l’analyse et ont permis de
proposer, au terme de cette deuxième partie de l’analyse, une version finale des
résultats. Cette période correspond grosso modo aux trois dernières étapes de la
procédure d’analyse de L’Écuyer (1990).
d) Étape 4 : Le traitement statistique des données
La quatrième étape est celle du traitement statistique des données. Cette étape a pour
objectif de mettre en relief la composition des catégories et des cas-types selon
certaines variables objectives plus significatives, telles que le sexe et la situation
familiale. À cette étape, toutes les codifications ont été révisées à la lumière des
ajustements apportés à la grille d’analyse et en fonction des quatorze sujets restants
ajoutés.
Au terme de celle-ci, il est alors possible d’avoir un portrait statistique de tous les
résultats, autant pour le nombre de sujets de chaque catégorie et pour chaque cas-type
que pour la description de chacun des cas-types selon quelques variables
sociobiograhiques et socioprofessionnelles prises en compte dans l’étude.
e) Étape 5 : La description scientifique des catégories
La cinquième étape a été réalisée simultanément avec la quatrième. Appuyée cette
fois sur l’ensemble de l’échantillon, celle-ci a consisté à rédiger une description
186
scientifique finale pour chacune des catégories et pour chacun des cas-types (à partir
des catégories), en tenant compte des analyses quantitatives mais surtout qualitatives.
Autrement dit, la description des catégories et des cas-types a été révisée, et la
première version des résultats s’est vue bonifiée pour présenter une version finale.
f) Étape 6 : L’interprétation des résultats
La sixième et dernière étape est celle de l’interprétation des résultats. Elle vise à
proposer des explications relativement aux résultats obtenus et à leur signification, en
lien avec nos objectifs de recherche (L’Écuyer, 1990). Cette importante étape sera
l’objet du dernier chapitre de la thèse (chapitre 7).
Aussi, avant d’aborder plus concrètement ce travail, il a semblé pertinent de repérer
les études qui ont cherché à analyser les interactions entre plusieurs niveaux
d’explication en psychologie sociale, de façon à comparer les façons de faire. Tout
compte fait, l’étude de Faulx (2010), portant sur le harcèlement moral et
l’hyperconflit au travail, nous est apparue assez proche de cet objectif27. En cherchant
à comprendre, par une approche de psychosociologie clinique, les processus
individuels, interpersonnels, groupaux et organisationnels qui mènent à
« l’hyperconflit au travail », nous retrouvons dans cet ouvrage des pistes pour guider
l’analyse et la présentation des résultats distingués en termes de niveaux et de
configurations dynamiques de trois cas-types. Dans cet ouvrage, de façon similaire à
ce que nous avons développé dans le chapitre précédent, chacun des niveaux est
d’abord appréhendé dans les différentes manières dont il est associé à la situation de
harcèlement moral au travail. Décrit comme autant de processus distincts (ex.
processus individuels, processus interpersonnels, processus groupaux et processus
organisationnels), Faulx (2010) fait ainsi ressortir comment chacun des niveaux
27 Plus spécifiquement, cet ouvrage s’attarde à la mise en évidence de « processus relationnels
interpersonnels, groupaux et organisationnels à l’œuvre dans les situations de harcèlement moral au
travail », aux « résonances entre processus, c’est-à-dire comment les processus interagissent entre eux
», de même qu’aux « configurations de processus qui se présentent dans les situations de harcèlement
moral au travail » (Faulx, 2010, p. 23).
187
contribue à provoquer la situation de harcèlement moral. Cette façon de faire est
proche de notre analyse descriptive détaillée par facteurs pour expliquer la manière
dont ceux-ci ont plus ou moins des liens avec les conduites d’hypertravail.
Une fois ce travail complété, Faulx (2010) a analysé, en interaction, les différents
niveaux. Mis en résonances, des configurations globales de processus ont été
identifiées, analysées et quantifiées en fonction du nombre de sujets concernés. De
notre côté, nous avons procédé sensiblement de la même manière : en regroupant les
cas similaires, c’est-à-dire les cas pour lesquels les niveaux et les facteurs agissent de
façon analogue pour favoriser le développement et le maintien des conduites
d’hypertravail.
******
L’ensemble des choix méthodologiques effectués pour produire les connaissances
dans cette thèse est au cœur de ce chapitre. Du choix de l’entretien biographique
comme outil de recueil des données jusqu’à celui de l’analyse de contenu thématique
en six étapes, les différentes sections et parties retracent une à une les décisions prises
et la méthode suivie en vue d’appréhender et d’étudier les processus de construction
des conduites d’hypertravail des salariés et salariées des secteurs des services
informatiques et du multimédia.
C’est à la présentation de ces résultats que nous allons nous attacher dans les deux
prochains chapitres. Le premier présente la grille d’analyse finale pour chacun des
thèmes (facteurs) et des catégories identifiés, tandis que le second présente les
différents processus de construction des conduites d’hypertravail.
188
Chapitre 5 : Résultats descriptifs des différents
niveaux d'analyse : derrière les conduites
d'hypertravail, des trajectoires et des situations très
variées
Les cinquième et sixième chapitres s’attardent à la présentation des résultats de la
recherche. Le cinquième chapitre présente les résultats descriptifs selon chacun des
facteurs psychosociaux et organisationnels en jeu dans le développement des
conduites d’hypertravail. Ce chapitre détaille les facteurs psychosociaux et
organisationnels liés aux conduites d’hypertravail selon l’un ou l’autre des cinq
niveaux du modèle auquel chacun d’eux se rapporte (cf. intra-individuel,
interindividuel, positionnel, idéologique et de la tâche et de l’organisation du travail).
Dans cette première partie – plus descriptive – de la présentation des résultats, nous
nous appuierons sur une analyse fine et en profondeur du discours des sujets. Cette
façon de faire permettra de donner une vue d’ensemble de la façon dont les facteurs
psychosociaux et organisationnels mis sous examen contribuent ou non – et selon
quelles modalités – à l’adoption et au développement des conduites d’hypertravail.
Ainsi, pour chacun des facteurs, ont été discernées, à partir du discours des sujets,
différentes catégories mutuellement exclusives. Quant au sixième chapitre, il
présentera les diverses configurations dynamiques (ou cas-types) de construction des
conduites d’hypertravail.
5.1 Examen des facteurs du niveau intra-individuel
Ce niveau permet d’aborder l’évolution de la vie professionnelle, les hésitations, les
questionnements vis-à-vis du parcours de vie et vis-à-vis de l’investissement entre les
différentes sphères de vie, de même que les stratégies privilégiées pour atteindre les
objectifs fixés. Référant à des éléments qui concernent l’intériorité de la personne et
son rapport au monde social, tels que son vécu personnel, ses valeurs, ses projets et
189
ses attentes à l’égard du travail et des autres domaines de vie, nous constatons le rôle
et l’importance variables des facteurs du niveau intra-individuel dans le passage et le
maintien de la conduite d’hypertravail. Au final, notre analyse souligne l’importance
de prendre en compte les cinq facteurs initialement retenus dans la compréhension
des processus de construction des conduites d’hypertravail : 1- le parcours
professionnel et les événements marquants de ce parcours ; 2- le rapport au travail ; 3-
la satisfaction professionnelle par rapport à la satisfaction liée aux autres sphères de
vie ; 4- le rapport à l’avenir professionnel au regard des projets professionnels et de
l’importance accordée à la carrière ; 5- le rapport à l’avenir personnel au regard de
l’articulation possible ou difficile des projets personnels avec les projets
professionnels.
5.1.1 Le parcours professionnel et les événements marquants de ce
parcours
La problématique de recherche a permis de soulever l’intérêt et l’importance de
s’attarder aux événements précédant la relation d’emploi actuelle pour comprendre
pourquoi et dans quel contexte les salariés et salariées développent des conduites
d’hypertravail. Lors de l’entretien, nous nous sommes ainsi attardée à retracer les
différents événements qui ont marqué le parcours professionnel de la personne pour
comprendre non seulement à quel moment la conduite d’hypertravail « s’installe »
dans le parcours, mais aussi pour saisir l’enchaînement des événements susceptibles
de l’y avoir conduite. Cette compréhension axée sur les événements vécus, alliant
choix d’études, période d’insertion sur le marché du travail et mobilité intra et inter-
entreprises, fait état de parcours contrastés au regard des premières années d’insertion
et de l’évolution du parcours professionnel. Pour les travailleurs et travailleuses de
notre échantillon, quatre types de parcours ont pu être distingués. Ils se différencient
selon que l’insertion fût plutôt aisée ou difficile et selon l’allure de cette trajectoire,
marquée ou non par une forte mobilité sur le marché du travail ou dans l’entreprise.
190
Tableau 6: Différents parcours professionnels jusqu’aux conduites d’hypertravail
TYPES DE PARCOURS EXEMPLE-TYPE EFFECTIFS SELON LE GENRE
ET LE SECTEUR
D’ACTIVITES
Une carrière
ascendante dans
l’entreprise
« J’ai fait de plus en plus de gros projets
dans l’entreprise, je suis devenu une espèce
de référence du service, je performais
beaucoup en fait » (Hubert)
N = 10 ; 29,4%
Sexe : 9-H / 1-F
Secteur* : 4-M / 4-TI / 2-A
Une mobilité
interentreprises
fructueuse
« (…) et là j'ai eu un appel d'une ancienne
collègue de travail (…), qui me disait F., on
cherche quelqu'un pour notre équipe, je te
vois, ça te ressemble, c'est toi, tout ça, donc
j'ai dit bon ben, je perds rien dans le fond à
aller voir un peu de quoi ça retourne, et
puis c'était dans le domaine du jeu vidéo.
J'étais très craintive au départ parce que
pour moi ça m'semblait une industrie un
peu immature. J'avais des préjugés. (…)
mais je suis allée plus par curiosité mais
finalement ça a cliqué avec la directrice RH
que j'ai rencontré, elle m'expliquait sa
vision à elle des ressources humaines qui
pour moi était une révélation. » (Florence).
N = 8 ; 23,5%
Sexe : 5-H / 3-F
Secteur : 5-M / 3-TI / 0-A
Une bifurcation
professionnelle
satisfaisante après un
faux départ
« J'ai été aussi secrétaire de direction pour
l'université X. Je travaillais au département
de mathématiques et d’informatique. Ça
m'a un peu donné le goût de me lancer là-
dedans, parce que je m'ennuyais un petit
peu comme secrétaire. Je ne pouvais pas,
ce n'était pas vraiment un domaine qui me
fascinait, qui me plaisait, je n'avais pas de
défi, je n'avais pas… Fait que j'ai décidé de
retourner à l'université. » (Anne-Marie)
N = 7 ; 20,6%
Sexe : 5-H ; 2-F
Secteur : 2-M / 4-TI / 1-A
D’une insertion plus
chaotique vers un
maintien « correct »
en emploi
« J'ai rencontré plein de gens d'univers
différents, de lieux différents. J'ai travaillé
dans de bonnes compagnies, par exemple
chez X, j'ai été dans les bureaux avec les
cadres, plus de la job qui on va dire se
rapprochait de mon emploi. Mais il y a eu
des fois où je coupais des fleurs, j'ai livré
du pain, j'ai déchargé des camions (…). »
(Samuel)
N = 9 ; 26,5%
Sexe : 7-H ; 2-F
Secteur : 3-M / 4-TI / 2-A
Secteur : M = Multimédia
TI = Services informatiques
A = Autre
191
Une carrière ascendante dans l’entreprise
Le premier parcours est certainement le plus stable et celui qui s’apparente le plus à la
carrière traditionnelle, à l’exception peut-être du fait que l’ascension dans l’entreprise
y est beaucoup plus rapide. Il se caractérise d’abord par une insertion aisée dans le
domaine professionnel choisi, bien souvent présenté comme un choix de carrière
passionnel :
« en fait ce qui m'a porté à ces études-là, c'est cette passion-là, c'est le
film Histoire de jouets I. Je suis allé voir ça au cinéma puis tout de suite
j'ai su que c'est ça que je voulais faire dans la vie, de l'image de synthèse.
[…] Puis oui, c'est vraiment ça. Depuis que j'ai cet âge-là, huit ans à peu
près, que je sais c'est quoi que je veux faire dans la vie ». (Martin)
Ces salariés et salariées n’ont pas connu la mobilité sur le marché du travail. De fait,
presque tous sont toujours à l’emploi de leur entreprise d’insertion, où plusieurs ont
même réalisé leur stage de fin d’études professionnelles. Si certains y travaillent
depuis seulement deux ans, d’autres ont déjà près d’une vingtaine d’années
d’expérience dans l’organisation. Fortement idéalisée avant même d’y travailler,
celle-ci est souvent présentée comme une entreprise phare, une entreprise « rêvée »
pour œuvrer et faire carrière dans ce domaine, surtout dans le cas des salariés et
salariées du domaine des jeux vidéo (secteur multimédia).
Ce parcours se caractérise également par une progression professionnelle rapide au
sein de l’entreprise, faisant état d’une mobilité intra-entreprise assez forte. La
mobilité observée peut traduire une progression verticale, en occupant des postes
hiérarchiquement plus haut placés, mais elle peut aussi présenter une progression plus
horizontale, où ce sont les possibilités de travailler sur des projets différents, parfois
plus ambitieux et plus proches de leurs intérêts, qui sont mis de l’avant. De plus, cette
progression s’avère généralement très rapide, où plusieurs se sont retrouvés à occuper
des postes à responsabilités élevées (ex. chef d’équipe, supervision de projets dont les
budgets sont élevés) après seulement une ou deux années de services dans
l’entreprise.
192
Pour Hubert comme pour d’autres, investir beaucoup d’heures au travail leur procure
un pouvoir plus grand sur leur carrière dans l’entreprise. Car ces heures investies
permettent, selon eux, de faire la démonstration de leur engagement envers
l’entreprise. Ils se trouvent alors dans une meilleure position vis-à-vis des décideurs
et des dirigeants pour obtenir les promotions souhaitées :
« Et là c'est une période où j'ai travaillé énormément plus d'heures, j'ai
fait beaucoup de voyages, je suis allé au Japon, en Europe. (…). Et c'est
là où je me suis fait connaître des V.-P., des dirigeants de la compagnie,
des personnes plus importantes, ce qui m'a permis d'ouvrir des portes à
l'intérieur de la compagnie pour changer de boulot. Quand j'étais tanné
de tel département et que j'avais le goût de faire autre chose, il y avait
plein de portes ouvertes pour moi. » (Hubert)
Au final, ce parcours plutôt linéaire et à la verticale n’est marqué d’aucun événement
perturbateur, incident, perte d’emploi involontaire ou autre événement ayant pu
conduire à une réflexion ou à une remise en question de leur parcours et de leur place
dans l’entreprise.
Une mobilité inter-entreprises fructueuse
Ce deuxième type de parcours ressemble au premier à la différence que ces personnes
ont vécu une mobilité inter-entreprises. Ainsi, ces salariés et salariées ont connu une
insertion aisée dans la profession choisie. Après quelques années dans une première
entreprise, ils ont connu la mobilité. Si, dans certains cas, cette mobilité est initiée
pour des motifs involontaires, par exemple une réorganisation ou une fermeture
d’entreprise, cette mobilité n’a pas eu de conséquences négatives sur leur parcours
professionnel (ex. emploi moins intéressant, réorientation forcée, ou longue période
sans emploi) :
« Bien l'entreprise a eu des difficultés financières et ils ont mis des gens à
la porte, tout simplement. Mais le timing était bon parce qu'ils ont mis
des gens à la porte et à l'autre compagnie, ils venaient de s'installer et j'ai
retrouvé de la job trois semaines après. » (Marianne)
193
Au contraire, c’est souvent l’inverse qui s’est produit, c’est-à-dire un changement qui
a mené à un emploi encore plus intéressant, plus stimulant, toujours dans le même
domaine. Comme le laisse sous-entendre Florence dans l’extrait cité dans le tableau 6
(p. 201), la rencontre avec ce nouveau milieu de travail a renforcé le sentiment
d’appartenance à la profession et le désir de s’y investir et de continuer à y
développer des compétences. Plusieurs ont alors connu un certain succès de carrière,
dont l’ascension rapide dans cette entreprise permet de faire des parallèles avec le
parcours précédent.
Une bifurcation professionnelle satisfaisante après un faux départ
Ce troisième type de parcours regroupe des travailleurs et travailleuses qui, après une
insertion professionnelle jugée insatisfaisante, ont choisi de modifier le cours de leur
vie professionnelle en investissant un domaine plus près de leurs aspirations. Il s’agit
ainsi pour eux d’une bifurcation volontaire de leur parcours professionnel, motivée
par une somme de premières expériences de travail peu intéressantes et peu
stimulantes. Dans certains cas, cette bifurcation s’accompagne d’un retrait temporaire
du marché du travail, par exemple pour suivre une formation d’appoint ou reprendre
une formation professionnelle ou universitaire. Dans tous les cas, l’aboutissement de
cette bifurcation est positif pour la suite du parcours.
Cette bifurcation vers le domaine de l’informatique ou du multimédia apparaît
importante à mettre en relief avec la signification très positive que ces travailleurs
donnent à leur emploi actuel et à leur positionnement sur le marché du travail et dans
l’entreprise. En effet, le fait d’avoir vécu des expériences de travail décevantes ou peu
intéressantes contribue à rendre encore plus idéale, à leurs yeux, la situation
professionnelle dans laquelle ils se trouvent aujourd’hui. Celle-ci est d’autant plus
satisfaisante qu’elle résulte de nombreux efforts individuels pour y parvenir. Au
regard du chemin parcouru et de la situation qu’ils occupent maintenant, ils ont le
sentiment d’avoir « enfin trouvé leur voie ». Ainsi, faire plus d’heures au travail peut
leur paraître assez naturel. C’est ce dont témoigne Vincent, dont les emplois
successifs ont mené graduellement à une plus grande satisfaction au travail et vis-à-
194
vis de son parcours. Partant, ils ont mené peu à peu à un plus fort investissement au
travail :
« Là, (après cette expérience décevante) j'ai commencé à travailler en
publicité, je me disais que c'était un peu plus près de ce que je voulais
faire, il y a cette espèce de magie-là, cette espèce de bouillonnement-là, il
a fallu que j'en donne un peu plus (que dans mon emploi précédent), et là
on dirait que quand je suis arrivé en production de jeu, je me disais : ok,
c'est ça que je veux faire, tu y vas. (…) de sentir que j'étais au bon
endroit, c'est un peu comme si ma vie et le travail s'étaient rencontrés et
que la ligne s'était un peu brouillée. » (Vincent)
Ainsi, l’adoption de la conduite d’hypertravail au cours du parcours coïncide
généralement avec la bifurcation et l’insertion dans le nouveau domaine
professionnel.
D’une insertion plus chaotique vers un maintien « correct » en emploi
Le quatrième et dernier parcours repéré allie insertion difficile et mobilité
involontaire sur le marché du travail. Contrairement aux trois autres parcours, les
travailleurs et travailleuses regroupés ici n’ont pas toujours eu la maîtrise des
événements qui sont survenus dans les premières années d’insertion au marché du
travail. Ils ont par conséquent vécu des expériences plus négatives (ex. chômage,
emplois précaires et peu qualifiés) et ces difficultés teintent leurs représentations du
marché du travail. Cette période apparaît particulièrement difficile et traduit même,
dans certains cas, une insertion chaotique : cumul de « jobines » pas toujours en lien
avec le domaine d’étude, congédiements, chômage et faillites. Confrontés à des pertes
d’emploi ou des pertes de contrats en début de carrière, ils errent pendant quelques
années sur le marché du travail à la recherche d’une place satisfaisante ou d’un
emploi dans leur domaine d’études.
Pour la suite de leur parcours, certains vont finalement réussir à s’insérer
correctement dans leur domaine d’études, tandis que d’autres vont bifurquer
involontairement vers un domaine professionnel éloigné de leur formation. De fait,
195
les difficultés vécues en début de parcours ont mené certains travailleurs et
travailleuses à œuvrer au sein d’une profession éloignée de leur formation initiale.
Pour quelques-uns, dont Thierry, l’ensemble du parcours s’est finalement déroulé en
dehors du champ d’études et des certifications obtenues : « je n'ai jamais rien trouvé
(dans mon domaine), je n'ai jamais travaillé dans ce que j'avais étudié. Tout ce que
j'ai fait (dans ma vie professionnelle), je l'ai appris sur le tas ». Face à cette situation,
ils se sont retrouvés à occuper des emplois sous-qualifiés, qui les ont maintenus « au
bas de l’échelle » pendant quelques années :
« J'ai commencé en bas de l'échelle, j'ai monté des rubans magnétiques,
j'ai imprimé des relevés Mastercard. J'avais un pied dans la boîte et là
j'ai fait mes études à l'université en parallèle parce que je me suis dit «
c'est quand même pas ce qu'il y a de mieux » (Jacques).
Si le lien d’emploi s’est stabilisé au cours du parcours, il n’empêche que le chemin
parcouru pour améliorer sa position dans une entreprise et sur le plan professionnel
aura été long.
Les autres qui parviendront à trouver rapidement un emploi dans leur domaine
d’études connaîtront tout de même certaines difficultés à se maintenir en emploi :
réaffectations dans l’organisation suite à des problèmes avec le superviseur, mandats
écourtés au regard de difficultés économiques ou encore retrait du marché du travail
en raison de problèmes personnels (ex. dépression suite au départ du conjoint). Bref,
de nombreux incidents et événements hors contrôle viennent affecter leur parcours et
menacer leur place sur le marché du travail. Dans quelques cas, cette précarisation du
lien d’emploi a pu amener la personne à consacrer plus d’heures au travail, pour
cumuler des heures supplémentaires payables ou pour tenter d’améliorer sa position :
« Une fois terminé mes études en animation 3D, j’ai enchaîné trois
contrats dans le domaine de la télé et du cinéma. Comme on ne sait
jamais ce qui vient après les contrats, j’ai accepté de faire des heures
supplémentaires. » (Katherine)
196
Bref, ce type de parcours est sans conteste celui qui est le moins maîtrisé et celui qui
confronte le plus les travailleurs à différents aléas professionnels. Dans ce contexte, il
n’est pas surprenant d’observer que, le plus souvent, le développement de la conduite
d’hypertravail coïncide avec un changement a priori plus ou moins volontaire, par
exemple l’obtention d’un nouvel emploi plus exigeant ou d’un nouveau mandat.
5.1.2 Le sens du travail et l’évolution du rapport au travail au cours
du parcours
Le rapport au travail est certainement un facteur important pour comprendre
l’investissement intensif dans la sphère professionnelle et les longues heures de
travail. Ce rapport au travail a pu être saisi à partir de questions telles que :
« pourquoi le travail est important, à quelles fonctions principales répond-il, quel est
le sens du travail dans leur vie et, enfin, quelle place occupe-t-il par rapport aux
autres sphères de vie ?». Parmi les sujets que nous avons interrogés, ce rapport au
travail se distingue selon la fonction ou la signification principale attribuées au
travail, de même que selon l’importance accordée à la sphère professionnelle au
regard des autres sphères de vie. Si la majorité des sujets interviewés partagent une
vision qui accorde au travail une place importante dans la vie, principalement au
regard des besoins psychologiques et sociaux qu’il comble, d’autres ont une vision
plus utilitaire du travail, jugé moins importante sur le plan psychologique, voire
même relégué au second plan. Excepté pour ce dernier cas de figure, nous constatons
que le rapport au travail n’a pas vraiment changé ou évolué au cours de la vie
professionnelle des sujets. Au total, ce sont trois types de rapport au travail qui ont pu
être distingués.
197
Tableau 7 : Rapport au travail et conduites d’hypertravail
TYPES DE RAPPORT
AU TRAVAIL
EXEMPLE-TYPE EFFECTIFS SELON LE
GENRE ET LA
SITUATION
CONJUGALE
Le « tout au
travail »
« C'est lourd ce que je vais dire là, mais c'est
une bonne partie de ma raison de vivre le
travail. (…) c’est mon principal vecteur de
réalisation. » (Jean - heureux en ménage et
père de deux enfants)
N = 15 ; (44,1%)
Sexe : 10-H / 5-F
Situat conj. : 5-cél /
10 en couple
Le travail comme
un des piliers de
vie
« J'y accorde quand même beaucoup
d'importance pour vrai. Honnêtement, je ne
suis pas motivé par le statut, je ne suis pas
motivé par le salaire, je ne suis pas un gars à
l'argent (…). Ce qui me motive c'est justement
le sentiment d'accomplissement. (…) Moi j'ai
comme trois sphères– ma quête ultime du
bonheur, c'est vraiment, au niveau
fondamental, c'est ma vie de couple et ma vie
familiale, mes projets personnels et mon
travail. J'essaie d'avoir une part égale pour
chacune. » (Gabriel)
N = 12 ; (32,4%)
Sexe : 10-H / 2-F
Situat conj. : 1-cél /
11 en couple
Le travail « une
job », important
mais utilitaire
« Je vais au travail parce qu'il faut que j'aille
au travail. Je ne suis pas fils de Crésus, je n'ai
pas tous ces avantages-là, je suis un citoyen
normal et il faut que j'aille au travail tous les
jours, donc ce n'est pas plus important que ça.
Faut le faire, je le fais, that's it, that's all. Ma
première priorité, c'est de faire des choses
extra-professionnelles, avec ma fille, avec ma
femme, avec mes amis, des chalets des choses
comme ça, des choses plus terre-à-terre que le
multimédia ou autre. » (Samuel)
N = 7 ; (23,5%)
Sexe : 6-H / 1-F
Situat conj. : 3-cél /
4 en couple
Le « tout au travail » : centralité dans la vie et nécessité psychologique
Dans ce premier cas de figure du « tout au travail », la sphère professionnelle est
centrale dans la vie et le travail comble essentiellement des besoins psychologiques et
identitaires. Par rapport aux autres sphères de vie, le travail occupe une place
affective centrale, où la vie professionnelle est au premier plan. Si certains justifient
cette première place du travail au regard d’une vie personnelle peu développée
(« étant donné que je n'ai pas de famille et tout » (Jérôme)), d’autres affirment que,
198
malgré la présence de sphères de vie extra-professionnelles qui comptent beaucoup
pour eux, seule la vie professionnelle permet de leur procurer un tel sentiment
d’accomplissement et de réalisation de soi.
La sphère professionnelle est centrale au point qu’elle joue un rôle décisif dans
l’articulation de l’ensemble des sphères de vie. Elle est notamment déterminante dans
l’organisation de son modèle de vie et de ses activités, alors que les décisions les plus
importantes sont presque toujours prises par rapport au travail. Il faut ensuite gérer les
répercussions qu’ont ces décisions dans les sphères hors-travail (par exemple
déménagement et éloignement de sa famille et de son cercle d’amis) :
«Tu sais, je suis déménagé à Québec pour ça, à cause de la job que
j'aimais, j'ai pas mal pris beaucoup de décisions par rapport à ça. (…) I :
est-ce que tu dirais que ça occupe la première place? R : oui, en tout cas
surtout présentement. » (Jérôme)
Le travail est signifié par rapport aux besoins psychologiques et identitaires qu’il
comble. Il sert au développement de la personne, à son épanouissement personnel et
contribue à son estime de soi : « Pour moi c'est du développement personnel. Je suis
quelqu'un qui a une soif d'apprendre continuellement » (Anne-Marie). Ces salariés et
salariées affirment aimer ce qu’ils font au travail, évoluer au travers la réalisation de
leurs activités professionnelles. D’ailleurs, pour illustrer à quel point le travail joue un
rôle psychologique essentiel pour eux et dont ils ne pourraient pas se passer, certains
n’hésitent pas à le comparer à un besoin physique « vital » : « moi travailler c’est
comme respirer » (Thierry). Vis-à-vis des autres, il sert également à se valoriser, à se
démarquer et à obtenir de la reconnaissance de sa valeur comme personne. Le travail
est ainsi pourvoyeur d’une image sociale, de la valeur de soi : « c’est être
travaillant » (Florence). Il contribue ainsi beaucoup à se définir au plan identitaire,
dans l’espace public et vis-à-vis de ses proches : « si tu travailles, tu es quelqu’un »
(Raphaël). Enfin, la performance au travail et la réussite professionnelle sont
intimement liées à l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, qu’ils souhaitent préserver et
qu’ils souhaitent se voir reconnaître :
199
« Pour moi c'est un levier pour me réaliser. Pour moi c'est une façon
aussi de me démarquer. Je vais chercher une forme de reconnaissance,
ou une forme d'attention, ou je ne sais pas comment on pourrait appeler
ça là. Pour moi, quelqu'un – très jeune, je lisais les revues Affaires et tout
ça, et pour moi mes idoles-là, c'étaient vraiment les gens qui avaient
réussi professionnellement parlant là. » (Jean)
Le travail comme un des piliers de vie : relative importance dans la vie et
nécessité psychologique
Dans ce deuxième cas de figure, si le travail est également signifié en rapport avec les
besoins psychologiques et sociaux qu’il nourrit, il n’occupe pas exclusivement la
première place dans la vie. Ici encore, le travail procure un fort sentiment
d’accomplissement personnel et une grande satisfaction individuelle, de même que
cette sphère offre une forte possibilité de réalisation personnelle, de réussite sociale et
de reconnaissance. Être avec les autres et participer à un projet commun comptent
également parmi les besoins évoqués et comblés par le travail. Enfin, le travail
procure une discipline qui non seulement facilite l’organisation des activités des
différentes sphères de vie, mais en plus, soutient la gestion du temps efficace.
«Je dois ressentir l'accomplissement, je veux sentir que j'accomplis
quelque chose. Je ne veux pas me sentir comme un robot. Je veux avoir le
sentiment de participer à quelque chose et avoir le sentiment de ne pas
perdre mon temps. Je ne suis pas carriériste pour 5 cents, pour moi ce qui
compte c'est d'être heureux de faire le mandat qu'on m'a attribué. »
(Pascal)
Pour ces travailleurs et travailleuses, la sphère professionnelle est importante mais
elle ne règne pas seule au premier rang. Elle est présentée à égalité en importance –
ou un peu deçà – avec d’autres sphères de vie significatives. De ce point de vue, la
sphère professionnelle représente un des piliers de la vie de ces personnes. D’autres
sphères de vie occupent une place tout aussi importante. C’est notamment le cas de
Gabriel (voir le tableau 7, p. 206), pour qui le travail est important au même titre que
la famille et que certains projets personnels qu’il poursuit. En fait, c’est l’imbrication
de ces trois sphères de vie – travail, famille (inclut vie de couple et vie familiale) et
200
projets personnels de musique – qui est, selon lui, garant de son bonheur. Et c’est cet
équilibre qui est important.
Le travail « une job » : important mais utilitaire
Adopter des conduites d’hypertravail n’est pas systématiquement tributaire d’un
rapport très positif au travail. On peut s’investir intensément, plutôt volontairement et
« gratuitement » dans la sphère professionnelle sans pour autant y accorder une des
places les plus importantes dans la vie ni même une fonction du travail expérientielle,
c’est-à-dire une finalité essentiellement axée sur l’expérience vécue (ex. sentiment de
se réaliser) (Mercure et Vultur, 2010). C’est le cas d’une partie des salariés et
salariées interrogés qui, dans ce troisième cas de figure, ont une vision plus matérielle
et utilitaire du travail, rapporté à « l’emploi ». La fonction du travail est ainsi d’abord
et avant tout économique. Le travail sert à « gagner sa vie », pour payer les comptes
et nourrir sa famille, mais aussi et surtout à bâtir une situation économique sécuritaire
et atteindre un niveau de vie souhaité.
Le travail, par les revenus qu’on en retire, contribue à réaliser des projets et des
activités hors-travail et même à s’accomplir dans les autres sphères de vie. Sur le plan
affectif, le travail n’est pas si important alors même qu’il puisse l’être par rapport au
temps investi dans cette sphère comparativement aux autres. Il est plutôt présenté
comme un « moyen » favorisant l’accomplissement des projets et des objectifs fixés
dans les autres sphères de vie, comme un moyen pour faire en sorte que tout le reste
se produise (dans la vie hors-travail) » (Daphnée). Mais si la vie professionnelle est
plutôt reléguée au second plan et ne compte pas parmi les sphères de vie les plus
importantes sur le plan affectif, ce moyen est tout de même important car, comme le
laisse sous-entendre Daphnée, c’est par la sphère du travail que peuvent se concrétiser
les autres aspirations de la vie personnelle.
Pour conclure à propos de ce facteur, il importe de mentionner que le rapport au
travail n’est pas un facteur statique mais bien dynamique. Autrement dit, ce rapport a
pu se transformer au cours de la vie de la personne, sous le poids d’un événement
marquant ayant modifié la signification ou la centralité du travail. Nous avons
201
observé un tel phénomène pour quelques sujets, par exemple un rapport au travail
« pilier de vie » devenu « utilitaire ».
5.1.3 Satisfaction professionnelle par rapport aux autres sphères de
vie
Ce troisième facteur s’attarde à la satisfaction professionnelle relative, c’est-à-dire à
la satisfaction professionnelle par rapport avec la satisfaction dans les autres sphères
de vie. L’analyse de ce facteur a été rendue possible par la mise en commun de deux
éléments ; à savoir, l’identification de la sphère de vie qui procure le plus de
satisfaction et la satisfaction ou l’insatisfaction ressentie dans les sphères de vie hors-
travail. Tout compte fait, trois catégories, ou cas de figure, ressortent de l’analyse : la
sphère professionnelle est la plus satisfaisante et les autres sphères de vie le sont
aussi ; la sphère professionnelle est la plus satisfaisante mais avec une insatisfaction
vécue dans les autres sphères de vie et à l’égard du déséquilibre ressenti ; d’autres
sphères de vie sont plus satisfaisantes que la sphère de vie professionnelle.
202
Tableau 8 : Satisfaction professionnelle relative et conduites d’hypertravail
TYPES DE
SATISFACTION
RELATIVE
EXEMPLE-TYPE EFFECTIFS SELON LE
GENRE ET LA
SITUATION
CONJUGALE
Satisfaction
centrée sur la vie
professionnelle
conjuguée à une
grande satisfaction
dans les autres
sphères de vie
« Aujourd'hui, je suis très satisfait. Très
satisfait. Dans le sens que, aussi
financièrement, ma situation a évoluée, ce qui
fait que les fins de semaine, comme cette fin
de semaine-là j'ai pu partir un week-end avec
ma conjointe et mon petit, j'ai même pas pris
mon laptop, rien, on est allé s'amuser, on a
passé du temps ensemble. Le temps que j'ai au
niveau personnel, parce que j'ai les moyens
financiers que j'ai maintenant, bien je peux les
exploiter à 100%, sortir de notre cocon et
avoir du fun ensemble. » (Frédéric)
N = 15 ; (44,1%)
Sexe : 9-H / 6-F
Situat conj. : 3-cél /
12 en couple
Satisfaction
centrée sur la vie
professionnelle
mais sentiment de
déséquilibre
« Moi le travail c'est quelque chose qui doit
faire partie de ma vie et je pense qu'il y a eu
une évolution certaine, dans le sens que je
pense qu'aujourd'hui une des difficultés que je
rencontre, (…) c’est que ça a des
conséquences sur ma vie personnelle et puis
relationnelle. » (Sandrine)
N = 13 ; (38,2%)
Sexe : 11-H / 2-F
Situat conj. : 2-cél /
11 en couple
D’autres sphères
de vie sont plus
satisfaisantes que
la vie
professionnelle
« Zéro, je n'étais pas satisfait. Parce que tu
rentres chez vous, déjà t'es fatigué, tu fais une
coupure, une pseudo-coupure en t'occupant de
2-3 cossins dans ta maison et puis le soir tu te
retournes dans ton lit et à quoi tu penses, tu
repenses encore à ton travail, la fin de
semaine tu penses à ton travail. » (Samuel)
N = 6 ; (17,6%)
Sexe : 6-H / 0-F
Situat conj. : 4-cél /
2 en couple
Satisfaction centrée sur la vie professionnelle conjuguée à une grande
satisfaction dans les autres sphères de vie
Le premier cas de figure rassemble des travailleurs et travailleuses qui affirment
éprouver une très forte satisfaction envers leur vie professionnelle, la plus
satisfaisante selon eux, tout en étant satisfaits de ce qu’ils vivent dans les autres
sphères de vie. Ils se perçoivent par ailleurs en situation d’équilibre relatif entre leurs
sphères de vie. Pour expliquer la satisfaction ressentie envers la vie professionnelle,
certains n’hésitent pas à mettre en relation les longues heures de travail avec la
203
passion au travail : « Voilà, après ce qui fait que je fais de longues heures, c’est que
je suis très passionné par ce que je fais » (Romain).
Dans certains cas, la satisfaction que procure la vie professionnelle est d’autant plus
grande qu’ils ont le sentiment de le faire par choix et de ne pas renoncer à des sources
de satisfaction importante dans les autres sphères de vie :
« I : Hormis le travail, laquelle de tes autres sphères de vie te procure le
plus de satisfaction? R : Aucune en particulier. (…) Moi j'en suis satisfait,
je n'ai pas de problème à vivre comme je vis présentement, je le fais
vraiment par choix, si ça ne me plaisait pas en bout de ligne je ne le
ferais pas. » (Édouard)
Pour d’autres, la satisfaction éprouvée dans la vie hors-travail demeure grande. Elle
est renforcée par le fait qu’ils continuent à s’y épanouir et à s’y investir comme ils le
souhaitent, par exemple en parvenant à maintenir leurs activités extra-
professionnelles :
« Ben alors au niveau du sport, j'ai finalement toujours mon entrainement
le lundi soir, et mes matchs le samedi matin. Donc ça c'est pareil, c'est
très régulier, donc ça niveau sport, je suis contente. Il n'y a pas de
problème, je fais ce que je veux. J'arrive à me tenir. » (Alexia)
Satisfaction centrée sur la vie professionnelle mais sentiment de déséquilibre
Se regroupent ici des salariés et salariées qui, s’ils éprouvent une satisfaction dans
leur vie professionnelle, ils se disent un peu insatisfaits du déséquilibre entre leurs
différentes sphères de vie. Contrairement au cas précédent, ils doivent parfois
renoncer à des activités hors-travail significatives pour eux, comme le soulève
Jérôme :
« Comme l'année 2011, j'ai mis beaucoup d'efforts dans le travail, j'ai mis
toutes mes affaires pas mal de côté, je n'ai pas beaucoup fait de vélo, je
n'ai pas fait de sports, j'ai comme tout tassé pour pouvoir travailler plus,
mais là, j'aimerais revenir un peu. » (Jérôme)
204
Dans ce cas-ci, la satisfaction de la vie professionnelle a un arrière-goût plutôt amer
puisque le fort investissement au travail s’accompagne de sources d’insatisfaction
dans les autres sphères de vie. Par ailleurs, le sentiment de souffrir du manque de
temps est évoqué : « c’est sûr que je trouve que je manque de temps avec ma famille
et avec ma blonde, et j’en souffre un peu. J'aimerais pouvoir passer plus de temps
(avec eux) » (Louis).
D’autres sphères de vie sont plus satisfaisantes que la vie professionnelle mais les
sujets ne parviennent pas à s’y accomplir comme ils le souhaiteraient
Certains sujets trouvent des sources de satisfaction plus grandes dans certaines
sphères de vie hors-travail que dans la sphère professionnelle. C’est notamment le cas
de Samuel (exemple cité dans le tableau 8, p. 211), dont les sources de satisfaction
principales sont rattachées à la réalisation de projets de voyage et de plein-air avec sa
femme et ses amis. Ainsi, en raison de leur fort investissement temporel au travail, ils
ont le sentiment de devoir sacrifier leur satisfaction dans la vie personnelle, pourtant
prioritaire à leurs yeux. Ils ont dû restreindre leurs activités dans ces sphères de vie et
ont vu leur satisfaction diminuer. Car, ici aussi, ces personnes épurent peu à peu les
activités hors-travail pour permettre la réalisation des activités du travail : « Alors j'ai
diminué ma quantité de sport, avant je faisais beaucoup de sport par exemple, mais
beaucoup de sports différents, beaucoup de disciplines, là j'ai concentré que sur
une ». (Samuel).
5.1.4 Rapport à l’avenir professionnel : nature des projets
professionnels
Les projets professionnels et de carrière anticipés nous renseignent sur les valeurs et
les priorités établies par les personnes et peuvent nous aider à comprendre, en partie
du moins, leurs conduites actuelles en matière d’investissement intensif au travail. À
ce propos, nos données mettent en évidence des variations dans la manière dont les
sujets de notre étude se projettent vis-à-vis de leur avenir professionnel à court et
moyen termes. Ces projections prennent surtout en compte leur désir et leur
motivation à poursuivre ou non des projets dans la même entreprise et dans le même
205
domaine professionnel. De façon plus secondaire, l’importance variable qu’ils
accordent à la carrière a été observée. Au final, trois types de rapports à l’avenir
professionnel ont pu être dégagés.
Tableau 9: Rapport à l’avenir professionnel et conduites d’hypertravail
TYPES DE RAPPORT
A L’AVENIR
PROFESSIONNEL
EXEMPLE-TYPE EFFECTIFS SELON LE
GENRE ET LA
SITUATION
CONJUGALE
Faire carrière dans
l’entreprise
« Alors sur le court terme, c'est vraiment
d'apprendre une gestion de compte client, une
bonne gestion. De me professionnaliser dans
ce sens-là. Et puis d'avoir des clients. C'est ma
principale préoccupation en ce moment.
Après, à mon retour, va se poser la question
du responsable de service commercial. (…). Il
me voit bien manager. Donc voilà. Je pense
que je peux mettre ça dans du projet à moyen
terme. Parce que finalement c'est quelque
chose qui me plaît, la fonction manager. »
(Alexia)
N = 18 ; (52,9%)
Sexe : 14-H / 4-F
Situat conj. : 3-cél /
15 en couple
Faire carrière dans
son domaine
professionnel
« Ce que j'aime beaucoup ici, c'est que c'est
moi qui est en charge du développement des
affaires donc je les vois mes résultats. Puis
c'est des résultats aussi qui sont marqués sur
le papier. Donc j'ai déjà eu deux offres
d'emploi dernièrement. Je suis persuadé que
dans un an ou deux, les chasseurs de tête vont
courir après moi. Donc c'est vraiment dans
cette optique-là que je le fais. Dans l'optique
de devenir une denrée rare– recherché
finalement sur le marché. » (Christian).
N = 8 ; (23,5%)
Sexe : 5-H / 3-F
Situat conj. : 2-cél /
6 en couple
Une possible
réorientation de la
carrière
«Fait que dans six mois, tu restes là. Puis
comment tu te vois dans deux ans, dans ta vie
professionnelle? R : Bonne question. Je
pensais peut-être recommencer l'école. Ça va
être soit ça écoute, ou sinon, je m'enligne pour
(…) faire du développement de téléphones
mobiles. » (Olivier)
N = 8 ; (23,5%)
Sexe : 7-H / 1-F
Situat conj. : 4-cél /
4 en couple
Faire carrière dans l’entreprise
Certaines personnes entrevoient clairement leur avenir, à moyen terme du moins, au
sein de l’entreprise qui les emploie actuellement. Lorsqu’on les interroge sur leurs
projets professionnels dans les prochaines années, ce sont la réalisation de projets
206
dans l’organisation ou encore des postes à l’interne qu’elles aimeraient
éventuellement obtenir qui sont évoqués :
« J'ai l'intention de continuer de faire ce que je fais mais dans deux
autres projets. Pour me bâtir une bonne réputation en tant qu’artiste
marketing. Et ensuite j'aimerais ça faire autre chose, toujours chez X,
mais qui touche un peu plus le domaine que j'ai étudié. J'aimerais
probablement refaire du modeling, du level art, des textures, de
l'éclairage. Ça je pourrais faire toutes ces choses-là, jusqu'à… toute ma
carrière (…). » (Martin)
Mobilisé sur un projet important qui aboutira dans environ trois ans, il n’est pas
question pour Frédéric de le laisser tomber. Au contraire, il compte bien mettre tous
les efforts nécessaires au travail pour en faire un succès et maintenir, par le fait
même, sa renommée :
« Un plus gros défi c'est ce projet-là confidentiel, qu'on a démarré au
début de l'année, qui va être livré fin 2016. Qui est un projet stratégique
au niveau de la compagnie et sans fausse modestie, qui va faire l'effet
d'une grosse bombe dans l'industrie à Montréal et dans l'international.
Ça j'ai hâte. Ça c'est ma plus grosse motivation. » (Frédéric)
Autrement dit, ces travailleurs et travailleuses souhaitent poursuivre des projets au
sein de l’entreprise, pour continuer leurs mandats ou en obtenir de nouveaux. Certains
accordent par ailleurs une grande importance à la progression de leur carrière au sein
de l’organisation et espèrent prochainement des promotions.
Faire carrière dans son domaine professionnel
D’autres travailleurs et travailleuses se représentent un avenir professionnel à court et
moyen termes dans le domaine professionnel dans lequel ils évoluent actuellement
mais pas nécessairement dans la même organisation. Ils formulent des objectifs
professionnels, principalement en termes de compétences à acquérir ou de
certifications à obtenir. Diversifier et élargir leurs compétences, apprendre de
nouveaux logiciels, obtenir de nouvelles certifications et, ultimement, maîtriser
207
davantage leur profession sont ce qui compte le plus pour ces travailleurs et
travailleuses, pour les prochaines années : « Il y a des objectifs de certification. Il y a
des niveaux de certification que je veux atteindre. (…) C'est ça qui me fait évoluer »
(Émile).
Selon ces personnes et comme le laisse entendre Christian dans l’extrait cité dans le
tableau 9 (p. 214), ces nouveaux atouts leur permettront d’établir et de défendre leur
réputation et leur expertise ainsi que de continuer à progresser dans leur vie
professionnelle. Les attentes vis-à-vis de la carrière et de leur évolution
professionnelle apparaissent donc élevées et déterminantes dans les choix qu’ils
feront pour la suite de leur parcours. Au point où, comme l’exprime Richard, cette
progression de leurs compétences et de leur carrière s’avère beaucoup plus
significative et importante que leur lien avec une entreprise :
« Et dans les 2 ans, moi j'ai l'impression que dans 2 ans je vais m'ennuyer
dans mon travail, parce que ça va faire 5 ans que j'y serai. Je pense que
d'ici 2 et 3 ans, moi je pense que j'aurai envie d'un changement. (…) Si
l'organisation n'est pas capable d'ici 2-3 ans de m'apporter de la
nouveauté ou d'apporter des nouveaux défis ou quelque chose
d'enrichissant, je n'hésiterai pas à changer. » (Richard)
La mobilité inter-entreprises est donc perçue comme un aspect positif pour le
développement de leur carrière, favorable à la réalisation de nouveaux défis.
Une possible réorientation de la carrière
Une partie des travailleurs et travailleuses de notre échantillon laisse entendre que
l’avenir professionnel en continuité avec ce qu’ils font actuellement n’est plus une
voie tout à fait satisfaisante pour eux. Ils émettent des doutes quant à leurs projets
d’avenir et évaluent la possibilité de rompre avec le domaine professionnel dans
lequel ils ont développé leurs compétences depuis les dernières années. Si un
changement radical n’est pas une option souhaitable à court terme, pour diverses
raisons professionnelles et familiales, l’avenir professionnel est source de
questionnements au moment de l’entretien :
208
« En faisant l'abstraction d'une réorientation complète à court terme,
dans les 6 prochains mois, c'est de changer de compagnie. Ça c'est sûr,
parce que les conditions ne changeront pas et il n'y a rien qui va être mis
sur la table. (…). À plus long terme, 5 ans et plus, éventuellement une
réorientation. Pas à court terme parce que je ne sais pas encore ce que je
veux vraiment faire. Si je fais une réorientation, quitte à reprendre des
études, c'est vraiment pour faire autre chose. » (Samuel)
Ainsi, des projets professionnels qui se trouvent éloignés de leur emploi actuel sont
présentement évalués, de même que la possibilité de partir à leur compte. La plupart
ont d’ailleurs entrepris des démarches en ce sens, telle que terminer une formation ou
établir un réseau de contacts professionnels pour un démarrage en affaires. Pour une
personne cependant, l’avenir professionnel est particulièrement difficile à entrevoir
en raison d’une décision prise par le conjoint, qui a accepté un mandat dans son pays
d’origine. Elle en profitera peut-être alors pour réviser légèrement son plan de
carrière.
Clairement, le « rythme effréné » du travail est parfois à la source même du
questionnement. Fatigué de ce rythme, Louis songe à se réorienter vers un type de
travail plus manuel, qui lui permettrait de prendre davantage son temps, de se sentir
moins dans l’urgence :
« Présentement, je pense que ni un ni l'autre on voit le bout de l'espèce de
rythme effréné qu'on vit présentement (…) et je pense que nos remises en
questions, bien surtout moi, dans mon travail, c'est de tendre plus vers un
travail qui me permettrait de prendre mon temps un peu et de… tu sais
j'ai commencé en lutherie et je suis en train de me demander si ce n'est
pas ce qui m'intéresserait le plus. Travailler avec mes mains et travailler
le bois, des choses comme ça. » (Louis)
Ce désir de changement s’enracine donc au regard des conditions de travail difficiles
observées dans l’emploi actuel et, plus largement, dans le domaine professionnel. Les
longues heures de travail, mais aussi le manque de reconnaissance et les relations de
travail difficiles comptent également parmi les aspects les plus souvent évoqués.
209
5.1.5 Rapport à l’avenir personnel : l’articulation des projets
personnels avec les projets professionnels
Le cinquième et dernier facteur du niveau intra-individuel concerne les projets
personnels. Il ressort de notre analyse que c’est la capacité à formuler ou non des
projets personnels à moyen terme et à les articuler au regard du fort investissement au
travail qui est mis de l’avant par les salariés et salariées que nous avons interrogés.
Parmi les trois cas de figure observés, on compte environ le tiers des sujets qui ont du
mal à entrevoir ou à anticiper la réalisation de projets personnels importants en raison
du temps qu’ils consacrent au travail. Pour ceux et celles qui y parviennent, une partie
d’entre eux conçoit qu’ils devront toutefois réduire leur temps de travail.
210
Tableau 10 : Rapport à l’avenir personnel et conduites d’hypertravail
TYPES DE
RAPPORT A
L’AVENIR
PERSONNEL
EXEMPLE-TYPE EFFECTIFS SELON
LE GENRE ET LA
SITUATION
CONJUGALE
L’anticipation
possible des
projets
personnels
malgré les
longues heures
de travail
« Dans deux ans il va y avoir un enfant chez moi !
I : Comment entrevoyez-vous la conciliation de vos projets
professionnels avec vos projets personnels ? R : Aucun
problème. I : Aucun problème? R : Ça se fait assez bien, je
le vois, je suis témoin de ça au travail. Les gens ont des
maisons, des bébés, puis ça va super bien. Il y a même des
garderies chez X. » (Martin)
N = 14 (41,2%)
Sexe : 11-H / 3-F
Enfants : 5-Oui / 9-
Non
L’anticipation
difficile des
projets
personnels en
raison des
heures de
travail
« En fait j'ai pas de projet parce que j'ai pas de place pour
les projets. Parce que les conditions actuelles font que j'ai
de la difficulté à trouver le temps. Mais oui, j'ai des projets
personnels que je reporte, que je reporte depuis
longtemps. » (Jean)
N = 13 (38,2%)
Sexe : 9-H / 4-F
Enfants : 7-Oui / 6-
Non
L’anticipation
possible des
projets
personnels en
réduisant les
heures de
travail
« Fonder une vie de famille, ça c'est sûr. Des enfants ça
c'est sûr. I : Comment entrevoyez-vous la conciliation de
vos projets professionnels avec vos projets personnels »?
R : Ça c'est une question… c'est sûr faut être très réaliste..
(…) avec une vie de famille, je vais naturellement sacrifier
certaines satisfactions au travail, certaines envies pour ma
vie de famille. (…) donc si à un moment donné le travail
prend trop de place, la vie de famille va devoir
rééquilibrer. » (Richard)
N = 7 (20,6%)
Sexe : 6-H / 1-F
Enfants : 4-Oui / 3-
Non
211
L’anticipation possible des projets personnels malgré les longues heures de
travail
Près de la moitié des sujets parvient aisément à anticiper et à planifier la réalisation de
projets personnels malgré les longues heures de travail. Le plus souvent, il s’agit de
projets qui ont peu d’impacts sur le temps de travail hebdomadaire, qu’il s’agisse par
exemple d’intégrer dans sa vie des projets de plein-air, de faire des voyages de
quelques semaines pendant les vacances, ou encore de faire un achat immobilier ou
de démarrer un projet de rénovations de la maison ou du condo : « avec mon père
puis mon frère (…) on veut faire un voyage toute la famille ensemble » (Émile).
Quelques-uns ont des projets plus ambitieux qui forcent, selon Gabriel, à couper sur
les heures de sommeil pour parvenir à les concilier. Entre des projets professionnels
exigeants, le projet familial d’avoir un autre enfant et le projet personnel de produire
un album de musique, Gabriel se perçoit comme un hyperactif. Il sait à quel point
c’est exigeant de « partir tout ça en même temps », de mener de front autant de
projets, que « c’est de la folie » (selon ses propos). Mais, en même temps, ce rythme
de vie et cette adrénaline qui met en scène toutes les sphères de vie qui lui sont
chères, lui procurent une importante source de motivation : « Je me trouve fou, mais
en même temps je trouve ça motivant. Fait que oui on va shipper un mini album à
l'automne. Fait que tous ces projets-là mélangés ensemble… » (Gabriel).
L’on peut conclure en soulevant le plaisir manifeste que ces personnes ont à se
retrouver constamment dans l’action, à toujours réaliser des projets : « À chaque fois
que j'entame un projet, il n'est pas encore fini que j'en entame un autre » (Romain).
Loin d’en souffrir, ils s’en valorisent et en parlent comme d’un mode de vie attrayant.
L’anticipation difficile des projets personnels en raison des heures de travail
Pour le tiers des sujets, le temps actuellement consacré au travail rend difficile la
formulation ou la réalisation de projets hors-travail, du moins pour les prochaines
années. Plusieurs d’entre eux constatent qu’un tel mode de temps de travail est un
frein important à la réalisation de projets « relationnels », c’est-à-dire qui nécessitent
un engagement dans une relation à long terme, comme avoir des enfants ou
212
développer une relation amoureuse : « D'ici 2 ans, j'espère être en couple même si je
suis sûr que je vais me planter et que ça ne va pas fonctionner. (…) Avec le temps que
je consacre au travail, je n'ai pas le temps de faire des rencontres et de me trouver
quelqu'un » (Pascal). Pour eux, de tels projets demandent de la disponibilité
temporelle dans leur vie hors-travail, ce qu’ils n’ont pas et n’anticipent avoir pas à
court et moyen termes.
Un peu différemment, d’autres choisissent plutôt délibérément de repousser la
réalisation de certains projets personnels en raison des projets de carrière qui sont
prioritaires pour eux. Ils souhaitent continuer à s’investir intensément dans la sphère
professionnelle pour les prochaines années et, pour cette raison, ils préfèrent mettre
en veilleuse ou carrément abandonner les projets personnels qu’ils jugent
difficilement conciliables avec leur investissement au travail et l’atteinte de leurs
objectifs professionnels. C’est d’ailleurs ce que nous explique Jean dans l’extrait cité
dans le tableau 10 (p. 218), qui repousse constamment les projets personnels faute de
temps.
Au final, ces salariés et salariées sont d’avis qu’il est ardu de conjuguer projets
professionnels et projets personnels dans un contexte d’investissement intensif au
travail : « il est difficile d'avoir un travail qui est quand même assez exigeant côté
nombre d'heures, et après d'avoir des projets pour soi à côté » (Raphaël).
L’anticipation possible des projets personnels en réduisant les heures de travail
Il est difficile pour certains de concevoir la conciliation des projets professionnels et
personnels tout en maintenant le temps actuellement investi au travail. Assurément,
ces personnes ont des projets et des objectifs de vie qu’elles souhaitent concrétiser
mais reconnaissent l’impossibilité de les accomplir sans modifier la répartition du
temps alloué entre chacune de leurs sphères de vie.
Pour Richard, intégrer de nouveaux projets personnels dans ce contexte de surtemps
l’amène à confronter la « réalité » : il faudra redistribuer le temps. Non seulement
admettre qu’il faudra repartager le temps entre la vie au travail et la vie hors-travail,
213
mais aussi et surtout entrevoir qu’il faudra faire des « sacrifices » dans la vie
professionnelle, abandonner des projets et des sources de satisfactions au travail, pour
pouvoir accomplir les nouveaux projets personnels espérés : « c'est sûr, faut être très
réaliste… (…) peut-être qu'à un moment donné je me dirais qu’avec une vie de
famille, je vais naturellement sacrifier certaines satisfactions au travail, certaines
envies pour ma vie de famille » (Richard).
Si, pour Richard, réduire les heures de travail en raison des projets personnels
anticipés apparaît presque négatif compte tenu des renoncements qu’il devra faire
dans sa vie professionnelle, c’est tout le contraire pour Jacques, dont les projets
personnels futurs lui permettront de se délester – du moins temporairement – du poids
des longues heures de travail et même du poids du travail : « C'est sûr que nous on
pense à faire un 2ème bébé. Le deuxième bébé, ça va être une porte de sortie, un
congé parental » (Jacques). Autrement dit, les projets personnels peuvent être utilisés
pour se sortir temporairement du travail ou justifier valablement la réduction de son
investissement temporel au travail.
5.2 Examen des facteurs du niveau interindividuel
Les relations interpersonnelles significatives, dans la vie professionnelle comme dans
la vie personnelle, se retrouvent au cœur de l’analyse à ce niveau. Car c’est aussi au
regard des relations entretenues avec des collègues, des superviseurs, un conjoint, des
amis, etc., que peuvent aussi prendre source les conduites d’hypertravail.
Pour appréhender ce niveau d’explication dans le processus de construction des
conduites d’hypertravail, trois facteurs ont été appréhendés. Le premier concerne la
qualité et la nature des relations développées dans la sphère professionnelle. Le
deuxième porte sur la nature, la qualité et l’importance des relations développées dans
les autres sphères de vie. Enfin, le troisième a trait au soutien interindividuel reçu,
c’est-à-dire sur la sollicitation ou non d’une certaine forme de soutien d’autrui et, si
nécessaire, de la provenance et de la forme de ce soutien.
214
5.2.1 Qualité, nature et importance des relations développées dans la
sphère professionnelle
La nature, la qualité et l’importance des relations développées dans la sphère
professionnelle ne sont pas homogènes chez les travailleurs et les travailleuses que
nous avons interviewés. Quelques-uns développent des relations très significatives
dans la sphère professionnelle, que ce soit avec des collègues et/ou avec le
superviseur. D’autres entretiennent de bonnes relations avec les personnes de leur
milieu de travail mais celles-ci n’apparaissent pas particulièrement significatives en
ce sens que si les relations sont cordiales et fondées sur la bonne entente, elles ne sont
pas non plus centrales dans leur vie, mais plutôt reléguées à la seule sphère
professionnelle. Enfin, quelques-uns voient leurs relations interpersonnelles au travail
marquées par la tension, la compétition et l’affrontement. Par la force des choses, ces
relations de nature difficile s’imposent dans leur vie et prennent une grande
importance, souvent bien plus qu’ils ne le souhaiteraient réellement.
215
Tableau 11 Qualité, nature et importance des relations professionnelles et conduites
d’hypertravail
TYPES DE
RELATIONS
DEVELOPPEES
DANS LA SPHERE
PROFESSIONNELLE
EXEMPLE-TYPE EFFECTIFS SELON LE
GENRE ET LA SITUATION
CONJUGALE
Des relations au
travail de clan et
de mentorat
« C'est pour ça aussi que tu viens travailler je
pense. Pour moi, c'était beaucoup ça. Tu te lèves le
matin pour ta gang. Pour moi, si tu n'as pas
l'équipe, la cohésion d'équipe (…), donc finalement,
on s'est fait une bonne gang ensemble. Et ça, ça m'a
vraiment motivé aussi. » (Hubert)
N = 13 (38,2%)
Sexe : 7-H / 6-F
Sect : 9-M / 3-SI / 1-A
Des relations au
travail cordiales
et agréables
« Elles sont très très bonnes. Je m'entends bien
avec tout le monde mais je ne suis pas du genre très
sociable. » (Martin)
N = 15 (44,1%)
Sexe : 14-H / 1-F
Sect : 4-M / 7-SI / 4-A
Des relations au
travail distantes
ou tendues
« Pas très bonnes [petit rire]. Non avec mes
collègues, vraiment, c'est… En fait je n'aime pas
vraiment leur personne. Déjà bon il y a ce côté où
ils ne s'investissent pas donc ça, c'est leur choix.
Mais c'est surtout leur personne. (…). Donc je me
suis très vite dégagée de ce groupe, parce que
j'avais aucun attachement. » (Alexia)
N = 6 (17,6%)
Sexe : 5-H / 1-F
Sect : 1-M / 5-SI
Des relations au travail de clan et de mentorat
Une partie des salariés et salariées de l’échantillon ont développé des relations
significatives tant avec des collègues de travail (relations au travail « de clan »,
fortement soudée), qu’avec leur superviseur (une relation d’échanges et
d’apprentissage s’apparentant au mentorat). Il est intéressant de relever que près de la
moitié de ces salariés sont des femmes (alors que l’échantillon compte environ 25%
de femmes), et que la plupart des femmes que nous avons interrogées disent avoir
développé de profondes relations d’amitié avec plusieurs de leurs collègues.
Ces liens forts révèlent des relations interpersonnelles positives qui vont bien au-delà
des simples relations de travail, pour être de véritables relations amicales. Les sorties
en dehors du lieu de travail sont nombreuses et variées et la fréquence des rencontres
216
est élevée: soupers dans les restaurants, spectacles, activités sportives les fins de
semaine, etc. Ils assurent que ces multiples rencontres ne sont pas motivées par des
considérations professionnelles (ex. promotion) mais bien par une réelle amitié :
« Je ne vais pas prendre des bières avec eux par soucis de promotion ou
de – c'est vraiment juste parce que c'est du monde avec qui je m'entends
très bien. On se voit les fins de semaine, on fait des trucs ensemble, on va
diner presque tous les midis ensemble. Et c'est l'affaire la plus
précieuse. » (Vincent)
Pour ces participants et participantes, ces relations jouent un rôle important dans leur
vie et dépassent largement le cadre professionnel. Vincent n’hésite d’ailleurs pas à
faire un rapprochement entre les liens qui l’unissent à son équipe de travail et les liens
qui l’unissent à sa famille : « On dit tout le temps que c'est comme une famille chez
telle entreprise : pour moi c'est vraiment ça ». Daphnée, quant à elle, compare ses
relations au travail avec celles qu’elle avait développées alors qu’elle était étudiante :
« Je le décrirais comme le même genre de camaraderie qu'il y avait au Cégep, c'est
vraiment une ambiance qui est décontractée et il y a une grande solidarité entre les
gens au bureau ». Elles sont importantes au point où la fin de la relation
professionnelle ne met pas fin pour autant à la relation amicale : « Les gens sont amis,
ça fait quétaine mais les gens sont vraiment amis. Et quand les gens partent bien les
liens restent…» (Daphnée).
Ces amitiés émergentes dans la sphère professionnelle viennent parfois porter
ombrage aux amitiés plus anciennes. Ainsi, certains recentrent peu à peu la sphère
amicale autour des relations significatives développées avec les amis-collègues. Ils en
viennent alors à mettre progressivement de côté la plupart des amitiés hors-travail, en
les fréquentant de moins en moins. Ce transfert relationnel, où les amitiés plus
anciennes de la vie hors-travail sont remplacées par des amitiés nouvelles issues du
milieu de travail, contribue à renforcer l’importance des personnes qui gravitent dans
l’univers professionnel de ces individus. Il ne fait pas de doute que le plaisir des
rencontres et des échanges avec les collègues-amis constitue une importante source
217
de motivation à se rendre sur le lieu de travail, voire même à augmenter la part
d’heures consacrées au travail.
La relation semble également très significative avec le superviseur. Ils en parlent
comme d’une relation de mentorat, de confiance ou de maître et ils s’en disent
inspirés. Au final, ces relations positives rattachées d’abord la sphère professionnelle
débordent sur la sphère amicale et parviennent à combler des besoins amicaux au
point où certaines personnes referment leur cercle amical autour du cercle
professionnel.
Des relations au travail cordiales et agréables
On trouve ici des salariés et salariées qui entretiennent des relations positives mais
plus traditionnelles avec les personnes de leur milieu de travail (collègues et
superviseur), dans le sens qu’il s’agit davantage de relations axées sur les aspects
professionnels d’abord et avant tout. Tant avec les collègues que le superviseur, les
relations sont en général très bonnes et on peut les qualifier de cordiales et agréables :
« Elles sont très très bonnes. Je m'entends bien avec tout le monde mais je ne suis pas
du genre très sociable » (Martin).
S’ils ont pu développer des liens d’amitié avec une ou deux personnes de leur milieu
de travail au point de se rencontrer en dehors du travail (soupers, voyages ou
rencontres sportives), contrairement au groupe précédent, la majorité des relations
restent ici cordiales et n’apparaissent pas centrales dans leur vie. Ce n’est donc pas,
comme précédemment, une affaire de gang ou de clan, teintée du sentiment de faire
partie d’un groupe. De plus, les rencontres en dehors du travail sont beaucoup moins
fréquentes et importantes dans leur vie. Plutôt qu’hebdomadaires, voire journalières,
elles apparaissent occasionnelles : « Disons qu’à Noël, on se rencontre toute la gang
ensemble, chez nous ou chez quelqu'un d'autre, on se fait nos partys nous autres,
dans nos maisons, donc c'est plutôt amical. Avec les conjoints, les enfants » (Thierry).
Enfin, plusieurs expriment d’ailleurs leur désir de vouloir, à travers leurs relations,
maintenir une certaine distance entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle.
218
Des relations au travail distantes ou tendues
Ce ne sont pas uniquement des relations au travail positives qui teintent les rapports
professionnels des personnes qui adoptent des conduites d’hypertravail. Un certain
nombre de salariés et salariées de notre échantillon affirment avoir peu d’intérêt en
commun ou d’affinité avec les personnes de leur milieu de travail, où la plupart des
relations interindividuelles avec les collègues et/ou le superviseur demeurent distantes
voire, pour certains, difficiles. Ceux-ci font part du faible attachement qui les lie à la
plupart de leurs collègues, et ce, malgré quelques tentatives de rapprochement: « (…)
j'ai fait des efforts pour parler aux gens et pour entrer dans des cercles d'amis. Ce
n'est vraiment pas tout le monde qui est gentil par contre et qui est ouvert »
(Raphaël). Devant les différences de personnalité ou la difficile conciliation des
intérêts, ces personnes opèrent une mise à distance du groupe de travail : « je me suis
très vite dégagée de ce groupe, parce que j'avais aucun attachement » (Alexia).
D’autres observent une dégradation de leurs relations professionnelles, le plus
souvent avec le superviseur. Cette situation est d’autant plus pénible qu’elle est
précédée bien souvent d’une période satisfaisante sur le plan relationnel. Ainsi, des
relations plutôt bonnes au départ peuvent parfois devenir houleuses et tendues, au
point d’aboutir à un conflit ouvert :
« La personne qui a récupéré la charge du département, depuis qu'il est
en charge de ce département-là, les choses se sont dégradées. Et je suis
en opposition souvent avec lui. (Avant) on s'entendait bien, on parlait des
mêmes choses mais des fois c'est devenu un conflit et ça l'est encore. »
(Samuel)
Cette situation force alors à une mise à distance des relations professionnelles et à une
contraction autour des relations personnelles, principalement dans les sphères
familiales ou amicales. Ces relations difficiles peuvent contribuer à une relative
insatisfaction au travail dans la mesure où elles font ressentir, pour reprendre les mots
de Samuel, « une écoeurite aiguë » envers le milieu de travail. Certaines personnes se
raccrochent toutefois à une relation importante, par exemple à une personne qui les
219
inspire dans leur milieu de travail, et parvienne à conserver un lien professionnel
significatif malgré tout.
5.2.2 Qualité et importance des relations développées dans les
sphères de vie hors-travail
La qualité et l’importance des relations hors-travail est un facteur susceptible de nous
aider à comprendre le développement de conduites d’hypertravail selon quelques
écrits scientifiques repérés. Par exemple, certaines études ont identifié les relations
conjugales et familiales difficiles comme étant un des facteurs explicatifs du
« passage » à un tel investissement dans la sphère du travail (voir par ex. Hochschild,
1997). Un peu différemment, nos données montrent que ce sont la place et
l’importance accordées aux relations interpersonnelles significatives de leur vie hors-
travail (conjoint, enfants, membres de la famille, amis) qui doivent être examinées
pour comprendre l’impact de ce facteur sur le développement et le maintien de la
conduite d’hypertravail. Ainsi, trois types de situations sont mises en évidence par
nos données : celle où, malgré la conduite d’hypertravail, les relations hors-travail
sont développées de manière satisfaisante et demeurent très importantes dans leur
vie ; celle où les relations significatives hors-travail apparaissent se détériorer, en
raison principalement des heures allouées au travail ; enfin celle où les relations
significatives extra-professionnelles apparaissent peu développées, ce qui pourrait
expliquer, partiellement du moins, le fort investissement temporel au travail.
220
Tableau 12 : Qualité et importance des relations hors-travail et conduites
d’hypertravail
TYPES DE RAPPORT A
L’AVENIR
EXEMPLE-TYPE EFFECTIFS SELON LE
GENRE ET LA
SITUATION
CONJUGALE
Le maintien des
relations significatives
hors-travail
« Je pense que c'est la disponibilité que
j'ai envers les autres. Quand ma sœur a
besoin de moi, je veux être là. (…) Puis
après je vais être disponible pour mon
sport, pour mes amis, puis finalement
j'arrive à me rendre disponible malgré les
engagements que j'ai aussi au niveau du
travail. » (Alexia)
N = 12 ; 35,3%
Sexe : 8-H / 4-F
Situation conj. : 1-
célibats / 11-couples
Des relations
significatives hors-
travail atrophiées, de
moins en moins
développées
« Des fois je trouve que je manque de
temps pour voir mes amis par exemple.
Oui! Quelques remords, des fois! [En
riant un peu] Je dis «oui oui, je vais te
rappeler, oui oui oui, je vais t'appeler.»
Je ne le fais pas parce que je n'ai pas le
temps. » (Anne-Marie)
N = 14 ; 41,2%
Sexe : 12-H / 2-F
Situation conj. : 4-
célibats / 10-couples
Des relations hors-
travail peu
significatives : un
investissement accru
au travail
« Bien je ne suis pas très famille, je vois
ma mère à peu près au 6 mois, j'ai vu mon
père la dernière fois je devais avoir 18
ans. Je vois mon frère à l'occasion mais
c'est à peu près tout, j'ai pas vraiment
beaucoup d'implications à ce niveau-là.
Je vois ma fille à l'occasion aussi, c'est
vraiment tout. Pour ce qui est des amis,
j'en ai pas vraiment. » (Édouard)
N = 8 ; 23,5%
Sexe : 6-H / 2-F
Situation conj. : 4-
célibats / 4-couples
Le maintien des relations significatives hors-travail
Malgré la conduite d’hypertravail et l’accumulation des heures supplémentaires,
certaines personnes n’observent pas (ou peu) d’effets négatifs sur la qualité et
l’importance des relations significatives qu’elles ont développées en dehors du
travail. Ainsi, elles continuent d’entretenir des liens solides et structurants avec leurs
proches et leurs amis. Loin d’avoir le sentiment de devoir négliger, voire même de
221
renoncer aux relations qui comptent pour elles en raison du temps de travail, elles
continuent à s’investir dans ces relations significatives et parviennent même parfois à
en développer de nouvelles. Elles ont, par exemple, le sentiment de pouvoir être
auprès de leurs proches quand ça compte, de pouvoir les soutenir lorsqu’ils
rencontrent des difficultés. Bref, de parvenir à être réellement investies dans ces
relations même si ça implique parfois de trouver des stratégies pour parvenir à
concilier l’investissement dans ces relations avec le fort investissement temporel au
travail :
« (…) il s'est passé beaucoup de choses, des gens qui ont eu besoin de
moi, mon frère, mon père entre autres dans les dernière années, puis
malgré le fait que je travaille beaucoup, au pire, je vais prendre du temps
pour les appeler sur les heures de travail, je vais trouver le moyen de tout
arranger ça pour que ça rentre. Au pire, je dormirai un petit peu moins
(rire). » (Florence)
Loin de diminuer en importance, le temps plus restreint pour le réseau personnel
anime ce désir de garder bien vivantes ces relations interpersonnelles satisfaisantes
avec les amis, le conjoint, la famille, le groupe de sport, etc.
Tout compte fait, en ayant le sentiment de pouvoir conserver des relations hors-travail
significatives et satisfaisantes malgré les longues heures de travail, il semble clair
pour eux que la conduite d’hypertravail est plus facile « à tenir ».
Des relations significatives hors-travail atrophiées, de moins en moins
développées
D’autres constatent plutôt avoir eu tendance à diminuer considérablement le temps et
l’importance accordés aux relations significatives dans leur vie hors-travail, ainsi qu’à
diminuer le nombre de relations significatives, en raison du fort investissement
temporel au travail. Ainsi, on observe souvent que le cercle de personnes
significatives dans leur vie hors-travail tend à se recentrer principalement autour du
noyau familial, parfois aussi de quelques amis que l’on fréquente sporadiquement :
222
« Ouin, je suis comme dans une espèce de phase transitoire. Puis j'ai
travaillé beaucoup ces temps-ci. Donc à part voir des amis une fois de
temps en temps, je me suis consacré beaucoup au travail. » (Olivier)
Certains admettent s’être peu investis dans leurs relations familiales, comme le décrit
Alain vis-à-vis de la relation qu’il a développée avec ses enfants : « Il est évident
comme père que j'aurais dû être plus présent. C'est une question que je me pose
encore aujourd'hui, mais nous avons fait ce choix ma conjointe et moi ». En raison ici
du transfert de la responsabilité principale des enfants à l’autre conjoint, Alain ne
peut que constater la faiblesse des liens avec certaines de ses relations les plus
importantes.
Enfin, d’autres soulèvent que les relations amoureuses sont difficiles à établir et à
conserver en raison des longues heures de travail :
« Bien il y a des amies au féminin qui n’ont pas supporté. J'ai peut-être
mal dealé aussi le travail avec l'autre personne mais c'est sûr que cela a
eu une influence (sur la fin de ma relation). I : Toi tu parles dans les
relations engageantes ? R : Bien c'était un peu : « le travail passe avant
moi » puis, elle a un peu raison. » (Isaac)
Ici encore, ce cas illustre un des effets possibles du fort investissement au travail,
c’est-à-dire l’effritement des relations significatives en dehors du travail, alors que les
relations amicales, familiales et conjuguales sont souvent touchées par l’adoption
d’une telle conduite.
Des relations hors-travail peu significatives : un investissement accru au travail
Quelques sujets mettent de l’avant le fait qu’ils entretiennent bien peu de relations
significatives hors-travail et qu’ils n’ont jamais vraiment ressenti la nécessité de
s’investir beaucoup dans ce type de relations. Le témoignage d’Édouard (voir le
tableau 12, p. 227) est d’ailleurs très éloquent à cet égard : toutes les relations
susceptibles d’être importantes pour lui (sa relation avec son enfant, avec ses parents,
avec ses amis) sont reléguées au second plan et sont très peu investies. Jacques, quant
à lui, présente un contexte familial dénué de possibilités d’investissements
223
significatifs pour expliquer pourquoi il a bien peu développé ses relations hors-
travail : « même si j'avais la famille, moi je suis fils unique, je regarde les cousins et
cousines, c'est tout éclaté ça » (Jacques).
Certains participants admettent que cette relative absence de liens structurants et de
relations significatives en dehors du travail ont pu favoriser le développement de la
conduite d’hypertravail : parce qu’ils étaient peu engagés auprès de personnes
significatives dans leur vie hors-travail, ils avaient tout le temps nécessaire pour
investir leur vie professionnelle. Pour les autres, ils mettent volontairement plusieurs
relations de côté qui leur apparaissent peu significatives pour se consacrer au travail.
5.2.3 Le soutien social professionnel et extra-professionnel
Notre analyse a fait ressortir que le soutien interindividuel, pour les personnes qui
adoptent des conduites d’hypertravail, se définit à partir de trois indicateurs. Le
premier concerne la sollicitation et la réception d’une forme de soutien pour faire face
à la situation d’hypertravail, selon les symptômes et problèmes qui y sont associés
(ex. stress, problèmes de sommeil, difficultés à concilier le travail et les autres
sphères de vie). Le deuxième indicateur a trait à la provenance principale du soutien
reçu, par exemple des proches ou des personnes du milieu de travail. Le troisième
indicateur porte sur la nature ou le type de soutien reçu. Il peut s’agir ici d’un soutien
logistique, d’un soutien moral et psychologique ou encore d’un soutien de mentorat
ou d’entraide face aux tâches à réaliser. Tout compte fait, un soutien social semble
souvent occasionnellement nécessaire pour tenir la conduite d’hypertravail, et ce, peu
importe la provenance ou la forme du soutien attendu, reçu ou non. Au regard des
extraits d’entretiens repérés, cinq situations ont pu être distinguées.
224
Tableau 13 : Formes de soutien et conduites d’hypertravail
TYPES DE SOUTIEN EXEMPLE-TYPE EFFECTIFS
SELON LE GENRE
ET LA
SITUATION
CONJUGALE
Un soutien logistique
et moral des proches
pour appuyer les
sujets dans leur
gestion du temps,
dans leur choix de
vie
« Tsé par exemple, souvent je vais essayer, trois
soirs par semaine, de donner un boost. De faire
un quatre cinq heures là, après que le petit soit
couché, puis donner un coup. Pour pas en faire
à tous les soirs. Puis ben, ces soir-là, ma blonde
elle va faire mon lunch, elle va sortir mon linge,
elle va m'aider. Fait que c'est beaucoup de
soutien comme ça. » (Émile)
N = 12 (35,3%)
Sexe : 8-H / 4-F
Un soutien
d’entraide
professionnelle des
collègues/superviseur
pour soutenir les
sujets face à la
charge de travail
« Si tu es dans le jus, si tu en as par-dessus la
tête, on va t'aider, les autres vont venir te
prendre des tâches. Fait que les gens sont
toujours en train de s'échanger des tâches, puis
de balancer la charge de travail dans toute
l'équipe. » (Gabriel)
N = 8 (23,5%)
Sexe : 6-H / 2-F
Un soutien
psychologique
externe ou
institutionnel pour
tenter de retrouver
l’équilibre
« En fait j'ai commencé à voir un coach. Pour
justement faire un peu plus d'équilibre entre tout
ça. Ça me dérange pas de continuer à travailler
beaucoup, je veux juste travailler plus
efficacement. » (Christian)
N = 3 (8,8%)
Sexe : 2-H / 1-F
Un soutien défaillant
des proches et/ou du
milieu de travail
I : « Tu disais t'être rendu aux limites, est-ce que
tu as eu du soutien? R : Zéro. I : Ni des
collègues, ni de la direction? R : Zéro. La vérité
au bureau, on a des lignes d'aide et tout ça mais
à un moment donné moi… je me suis développé
des façons de m'en sortir et j'ai été capable de
dealer avec ça, c'est correct. Je n'ai pas
demandé de l'aide, je n'ai pas demandé de
soutien. (…) Je n'ai pas senti de soutien (non
plus). Auraient-ils dû l’offrir? Ça je leur en ai
voulu pendant un moment. » (Jean-Thomas)
N = 4 (11,8%)
Sexe : 4-H / 0-F
Pas besoin de soutien « Considérant vos longues heures de travail,
qu'est-ce que vous pourriez-nous dire à propos
du soutien de vos proches? R : Jamais demandé!
I : Ni des proches et ni du réseau professionnel?
R : Oui (…).» (Nathan)
N = 7 (20,6%)
Sexe : 6-H / 1-F
225
Un soutien logistique et moral des proches pour appuyer les sujets dans leur
gestion du temps et dans leur choix
Travailler de longues heures de travail chaque semaine peut exiger le recours au
soutien des proches, principalement du conjoint. Quelques personnes mentionnent
d’ailleurs qu’il s’agit du principal soutien dont elles ont eu besoin et qu’elles ont
sollicité : « Sans ça, le soutien de ma conjointe, je ne pourrais pas. Ça serait
impossible » (Émile). Deux types de soutien sont généralement observés. Le premier
peut être décrit comme un soutien logistique. Ici, le soutien du conjoint permet de
dégager du temps supplémentaire pour le travail, temps qui serait autrement consacré
à des activités liées à la vie personnelle ou à des tâches domestiques. Ce type de
soutien apporte une aide concrète, en facilitant la conciliation des horaires de travail
atypiques avec les horaires de la famille et en facilitant la réalisation de tâches et de
corvées personnelles : « C'est un grand romantique, fait que quand j'arrive tard, tout
ça, il va me faire couler un bain, il va s'organiser pour que le souper soit prêt, il va
avoir fait du ménage » (Anne-Marie).
Le second type de soutien en est un psychologique ou moral, « d’acceptation » ou
d’approbation du conjoint ou de la conjointe. Ce soutien se traduit notamment par la
compréhension du choix de s’investir fortement au travail, et du respect des valeurs
qui sous-tendent ce choix. Malgré parfois la divergence des valeurs et des choix, le ou
la conjointe se montre compréhensif : « Jamais je vais l'entendre dire «tu travailles
trop, tu en fais trop», des choses comme ça fait que ça, tant qu'à moi, c'est une sorte
de soutien. » (Émile).
Un soutien moral est quelquefois aussi recherché auprès des amis, principalement
pour discuter des difficultés vécues sur le plan professionnel (ex. surcharge) ou sur le
plan personnel (ex. incompréhension du conjoint). Puisqu’ils partagent des réalités
similaires, les amis qui travaillent au sein de la même profession (mais pas dans la
même organisation) sont ceux qui peuvent le mieux comprendre les difficultés
rencontrées, même si parfois celles-ci peuvent être « banalisées » :
Au niveau des amis, c'est sûr que le soutien est là sans l'être parce que
c'est tellement jugé comme étant normal que quand quelqu'un est en mode
226
un peu en crise, « là je suis écoeuré », c'est pris un peu à la légère. « Ah
regarde c'est cute, c'est son tour. » (Daphnée)
Un soutien d’entraide professionnelle des collègues/superviseur pour soutenir la
charge de travail
Pour d’autres, c’est principalement dans leur milieu de travail qu’ils ont sollicité et
trouvé du soutien pour faire face aux moments difficiles vécus au regard de la
situation d’hypertravail. Ce soutien peut provenir tant de la direction, des
superviseurs que des collègues de travail. Jérôme, par exemple, considère avoir été
bien soutenu par sa direction qui, au regard de sa surcharge de travail, a consenti à
embaucher une personne supplémentaire pour l’appuyer dans ses tâches.
Pour d’autres, c’est le soutien des collègues qui est prépondérant et crucial pour faire
face à la situation des longues heures de travail. Il s’agit le plus souvent d’un soutien
de mentorat ou d’entraide professionnelle lorsque la surcharge et la complexité du
travail s’intensifient, ou encore lorsque les délais sont trop serrés. Dans ces cas, les
collègues sont sollicités pour les éclairer dans la résolution de problèmes ou encore
pour assurer une partie de la charge du travail. Il peut également s’agir d’un soutien
moral et psychologique. En effet, les collègues sont souvent les personnes les mieux
placées pour échanger et discuter des obstacles rencontrés et des difficultés vécues
« de l’intérieur »:
« Je pense que le vrai soutien par rapport à ça, les longues heures de
travail, ce sont les amis du travail. Les autres gens ne savent pas ce que
ça représente. Je compare ça à un voyage; tu contes ton voyage à ton
amie qui n'est pas allé, elle trippe et c'est le fun, mais tu sais qu'elle a
hâte que les photos finissent, qu'il y a trop de détails et elle n'a jamais
vécu ce que tu as vécu, donc tu n'es pas capable d'avoir une conversation
égalitaire ou qui va venir te chercher par rapport à ça. (…) Les
collègues, ils peuvent te comprendre parce qu'ils vivent dans le même
environnement, ils le savent. » (Hubert)
227
Un soutien psychologique institutionnel (interne ou externe) pour tenter de
retrouver l’équilibre
Certains salariés et salariées ont sollicité des ressources institutionnelles en place dans
leur organisation (programme d’aide, direction des ressources humaines) ou externe à
leur organisation (psychologue) pour les aider à faire face à la situation des longues
heures de travail, lorsque celle-ci est devenue trop difficile à supporter, notamment
parce qu’ils étaient trop épuisés.
Par exemple, face à une fatigue immense et le désir récurrent de démissionner de son
emploi, Olivier témoigne de l’écoute et du soutien qu’il a reçu d’un haut responsable
des ressources humaines : « je me rappelle que j'avais été voir le directeur des
ressources humaines à Québec puis j'avais dit que je n'étais plus capable. Que je
voulais prendre un break. Puis j'avais pris quatre semaines à ce moment-là ».
Florence et Christian ont quant à eux recherché le soutien d’une ressource externe,
respectivement un psychologue et un coach de vie, pour les aider à mieux gérer leur
temps et leur stress au travail :
« Au travail bien veux veux pas, ça se répercutait en dehors, difficulté à
dormir, me réveiller la nuit pour me laisser des messages au bureau,
prendre des notes la nuit pour être sur je n'oublie pas des trucs … (…)
j’ai consulté une psychologue à ce moment-là pour essayer de voir un peu
justement comment gérer ce stress-là. » (Florence)
Ultimement, cette ressource les accompagne dans la révision de leurs balises
temporelles entre le temps alloué au travail et à la vie hors-travail de façon à opérer
une coupure plus nette entre les différents temps de la vie.
Un soutien défaillant du milieu de travail ou des proches
Se regroupent ici ceux et celles qui affirment avoir souffert d’un manque de soutien
de la part de leurs proches ou du milieu de travail, et ce, bien souvent malgré la
manifestation explicite des difficultés vécues en lien avec la situation des longues
heures de travail et la sollicitation d’un soutien pour y faire face. Certains
228
mentionnent que la réaction des proches peut même aller à l’encontre du soutien
attendu et exacerber les tensions :
« Ce n'est pas évident parce que le soutien, il n'en a pas tant que ça. La
plupart des gens qui sont dans ces situations, leurs proches vont leur dire
de lâcher prise et de passer à autre chose. (…). Souvent, la réaction des
proches va être d'adopter un comportement de frustration en disant de
quitte l'entreprise parce qu'elle fait beaucoup trop travailler ses
employés. » (Mathieu)
Comme le souligne Jean-Thomas, la présence d’un soutien institutionnel (programme
d’aide aux employés) dans l’entreprise n’est pas nécessairement garant d’un soutien
utile de la part du milieu de travail. Bernard abonde un peu dans le même sens : il ne
faut pas seulement qu’il y ait des ressources, encore faut-il qu’elles soient appropriées
aux besoins des salariés et salariées : « Ça c'est quelque chose depuis trois ans : on
n'a plus ça, on n'a plus de RH locales. (…). On a une ligne d'appel pour les
ressources humaines qui est aux États-Unis. Ce n'est pas ce qui est le plus adapté »
(Bernard).
Pas besoin de soutien
Enfin, mentionnons que quelques personnes affirment ne jamais avoir eu besoin ni
sollicité de soutien pour faire face à la situation des longues heures de travail :
« I : On sait que faire beaucoup d'heures de travail peut, à certains
moments, être plus difficile à vivre. Considérant vos longues heures de
travail, qu'est-ce que vous pourriez-nous dire à propos du soutien de vos
proches? » R : Je n'ai pas besoin de soutien. Non, je suis tout à fait
confortable avec ça. (…) I : Au niveau du soutien des collègues, est-ce
que c'est nécessaire? R : Non. Encore une fois, avec la maturité on est
plus ouvert à soi, on s'écoute un peu plus. » (Frédéric)
Même s’il n’a pas sollicité de soutien, Frédéric a tout de même été confronté à des
symptômes d’épuisement, tant physiques que psychologiques :
229
R : Bien c'est ça j'étais closer et que je faisais des 90 heures par semaine
pendant quelques mois, ça ça été très très dur. Mais je n'ai pas eu de
soutien spécialement, puis j'étais à l'étranger. I : ça se ressent comment
ces difficultés-là ? R : On le vit après coup. C'est après coup que je me
suis aperçu que j'étais passé par différents stades qui n'étaient vraiment
pas sains du tout, physiquement et mentalement. À tel point que quand j'ai
livré le jeu, je suis rentré à mon hôtel, je pense qu'il était 2 heures du
matin, j'ai vomi, je me suis couché et j'ai dormi 24 heures, j'avais atteint
ma limite, je ne pouvais pas en faire plus. » (Frédéric)
Ainsi, le fait de ne pas avoir eu « besoin » de soutien ne signifie pas pour autant ne
pas avoir vécu de difficultés en raison des longues heures de travail. Ces travailleurs
disent toutefois être parvenus à gérer seuls les difficultés qui peuvent y être associées
(ex. stress) en trouvant par eux-mêmes des stratégies pour y faire face, comme la
méditation ou le yoga.
5.3 Examen des facteurs du niveau positionnel
Les rôles et les positions occupés dans la vie professionnelle et extra-professionnelle
– et les attentes qui en découlent – se trouvent au cœur de l’analyse à ce niveau.
Dépassant les relations spécifiques entre individus, on s’intéresse davantage ici aux
relations intra et intergroupes, c’est-à-dire aux relations au sein d’un même collectif
ou entre groupes distincts (hiérarchique ou non). Ces relations sont teintées de
diverses attentes (formelles et informelles, énoncées/négociées ou perçues) qui
incombent aux individus selon les rôles et les positions sociales qu’ils occupent au
travail comme en dehors. On cherche alors à comprendre comment la position sociale
occupée peut avoir une influence sur l’adoption de conduites d’hypertravail.
Le premier facteur concerne la sphère du travail. Notre attention est alors portée sur
les attentes du milieu organisationnel à l’égard du rôle professionnel. La dynamique
groupale, par exemple les comportements adoptés par les travailleurs et travailleuses
qui occupent une position similaire dans l’organisation ou encore les attentes
provenant d’un rapport hiérarchique entre groupes ou entre personnes, comptent
230
parmi les éléments importants à considérer à ce niveau. Le second facteur examine
quant à lui les attentes provenant des groupes d’appartenance de la sphère de vie
hors-travail. Intéressées par les attentes que les sujets perçoivent de la part de leurs
proches par rapport à leurs rôles professionnels et extra-professionnels, ce sont alors
surtout les dynamiques familiales et amicales susceptibles d’influencer le vécu, voire
l’adoption des comportements d’investissement intensif au travail, qui seront ici
éclairées.
5.3.1 Les attentes du milieu professionnel à l’égard du rôle
professionnel
Certaines attentes spécifiques provenant du milieu organisationnel, qu’elles soient
formellement énoncées ou subjectivement perçues, ont pu favoriser l’allongement des
heures de travail. L’analyse a permis de mettre en évidence que ce n’est pas tant le
fait d’avoir le sentiment de parvenir ou non à répondre à ces attentes qui est important
dans le développement des conduites d’hypertravail, mais plutôt la nature même de
ces attentes et ses liens avec le poste occupé dans l’organisation. Ainsi, au regard de
leur position dans l’organisation et de la nature des attentes émises par les
superviseurs, la direction et, dans quelques cas, les collègues sous leur autorité, nous
avons pu dégager trois cas de figure: les attentes d’optimisation constante des
ressources (en faire « toujours plus ») ciblant tous les salariés et salariées ; les attentes
de rendement élevé jumelées à une importante autonomie professionnelle dictée par
la hiérarchie ; les attentes de fort leadership et d’engagement.
231
Tableau 14 : Attentes du milieu professionnel et conduites d’hypertravail
TYPES D’ATTENTES
DU MILIEU
PROFESSIONNEL
EXEMPLE-TYPE EFFECTIFS SELON
LE GENRE ET LA
SITUATION
CONJUGALE
Des attentes
d’optimisation
constante des
ressources : en faire
« toujours plus »
« (…). Fait que c'est sûr que les attentes
d'excellence, parce qu'on attend l'excellence
de chacun des membres de l'équipe, et ce n'est
pas un sideline, on s'attend vraiment à ce que
chaque personne de l'équipe fasse Google
avec 2.25$ de budget. (…) On s'attend à des
résultats qui ne sont pas à la hauteur des
investissements et des investissements
salariaux aussi. » (Daphnée)
N = 7 ; 20,6%
Sexe : 5-H / 2-F
Situation conj. : 1-
célibats / 6-couples
Des attentes de
rendement élevé
jumelées à une forte
autonomie
professionnelle
« Que je livre la marchandise dans le temps
donné, avoir un produit parfait ou presque,
pas de problèmes ou le moins possible, et
beaucoup d'autonomie. Ils s'attendent à ce que
je m'organise pas mal. Ou en tout cas, que je
trouve les ressources si j'ai besoin d'aide,
mais ce n'est pas eux qui vont m'aider à…,
c'est moi qui connait mon domaine, de
l'autonomie (…).» (Jérôme)
N = 15 ; 44,1%
Sexe : 11-H / 4-F
Situation conj. : 6-
célibats / 9-couples
Des attentes doubles
de fort leadership et
d’engagement
« En tant que manager, il faut que tu saches
où tu t'en vas. Donc vraiment on s'attend ça
de toi. Et même si tu ne le sais pas, on ne veut
pas le savoir. C'est vraiment, il faut que tu
sois là et que tu sois en contrôle donc, être là,
être présent, ça c'est hyper important (I :
pourquoi c'est si important?). Parce que tu
fais partie de l'équipe. Donc c'est ça l'idée.
C'est d'être là pour supporter les gens. Donc il
y a vraiment l'aspect communautaire, d'équipe
ou de collaboration qui fait que si tu n'es pas
là, tu es un «lâcheux». Il y a vraiment cet
aspect : tu perds de la crédibilité si tu n'es pas
là. » (Hubert)
N = 10 ; 29,4%
Sexe : 9-H / 1-F
Situation conj. : 2-
célibats / 8-couples
Non codé Deux sujets n’ont pas pu être codés pour ce
facteur en raison de données insuffisantes. N = 2 ; 5,9%
232
Des attentes d’optimisation constante des ressources : en faire « toujours plus »
Ce premier cas de figure regroupe des travailleurs et travailleuses qui perçoivent des
attentes très élevées, parfois irréalistes, de la part de la direction et du superviseur en
vue d’optimiser constamment l’utilisation des ressources. À la différence des deux
autres cas de figure, ces attentes ne sont pas précisément liées à leur rôle et à leur
position dans l’organisation. Elles s’adressent à l’ensemble des salariés et salariées de
l’organisation.
Ainsi, au regard des résultats toujours plus élevés qu’ils doivent atteindre, c’est la
spirale du « toujours plus » qui est ici mise de l’avant. Elle se justifie bien souvent par
le contexte économique et la forte concurrence internationale. En effet, dans les
domaines du jeu vidéo et des services informatiques, comme le dit si bien Olivier,
« si tu veux avoir le mandat, il faut que tu charges le moins cher possible, il faut que
tu le fasses en le moins de temps possible ». Ces salariés et salariées évoquent souvent
le déséquilibre entre les résultats attendus par l’organisation et les moyens alloués
pour les atteindre (l’extrait de Daphnée dans le tableau 14, p. 238, est évocateur à ce
propos). Puisque le temps et l’argent sont « le nerf de la guerre » économique,
pressuriser les délais et favoriser les heures de travail gratuites est favorable à la
dynamique concurrentielle :
« Et ils font des beaux plans de projets dans Microsoft project ou autre, et
ça n'a pas de sens. Je dois tout faire en 3 mois, quand c'est un projet qui
devrait en prendre 6. Donc qu'est-ce qu'on fait, on met les bouchées
doubles. Et ça, c'est monnaie courante. » (Thierry)
De façon très insidieuse, les stratégies managériales consistent d’ailleurs parfois à
amener les salariés et salariées à soumettre eux-mêmes des délais de temps et de
productivité, qu’ils doivent ensuite respecter même si cela implique de déborder
largement du plan de travail prévu :
« Ils nous responsabilisaient en nous faisant évaluer le projet. Fait qu’on
évaluait une tâche à 20 heures, on s’arrangeait pour la faire en
regardant le plan de projet, on s’arrangeait pour arriver dans le temps et
233
le délai qu’on avait escompté. Puis si c’était 20 heures et que ça me
prenait 30 heures, bien c’était 30 heures, on fonctionnait comme ça. »
(Bernard)
Cependant, comme ces attentes s’inscrivent dans des dynamiques de pouvoir
instaurées entre les employés et la direction, le déséquilibre des heures planifiées
versus les heures réalisées apparaît difficilement critiquable. Les salariés et salariées
tentent alors d’y répondre du « mieux possible » même si ces attentes paraissent a
priori irréalistes et même s’ils doivent parfois « cacher » le surtemps qu’ils font. En
effet, faire des heures supplémentaires pour le projet, « à tout moment (…) c'est très
apprécié » (Martin). Généralement dévolues à des rôles-clés dans l’organisation,
comme les cadres et les chefs d’équipe imputables, ce n’est plus le cas ici où les
attentes en termes de résultats sont transférées à tous les membres de l’équipe, que
l’on soit professionnel ou technicien. Tous les salariés et salariées se sentent
imputables de livrer toujours plus de résultats et de dépasser les objectifs. En somme,
de faire plus avec moins.
Ces attentes de la hiérarchie du « toujours plus » les amènent également à repousser
continuellement leurs limites au travail en acceptant régulièrement de nouveaux
mandats toujours plus difficiles. Invités par leurs superviseurs et la haute direction à
se sortir de leur « zone de confort », ces salariés et salariées constatent que
l’augmentation rapide et constante de leurs responsabilités, de même que l’évolution
de leur rôle au sein de l’organisation, sont fortement attendues :
« Moi ce qu'on m'avait dit quand je suis rentré, c'est que c'est ça. C'est
qu'on n'a pas de zone de confort. I : Ça veut dire quoi? R : Dans le sens
qu'on va toujours t'en donner un peu plus. Ce n'est pas nécessairement
une plus grosse charge de travail, mais plus de responsabilités peut-être.
Voir jusqu'où tu es capable d'aller. Puis le but ce n'est pas de te faire
craquer, mais c'est de voir bon qu'est-ce que tu es capable de faire. »
(Olivier)
234
Des attentes de rendement élevé jumelées à une forte autonomie professionnelle
Ce sont surtout des professionnels et quelques cadres de premier niveau que l’on
repère dans ce deuxième cas de figure. Les attentes perçues de la hiérarchie (haute
direction et superviseur) concernent l’atteinte d’objectifs de rendement élevés et
précis ainsi que la démonstration d’une forte autonomie professionnelle pour y
parvenir.
Est ainsi fortement attendue la capacité à mener à terme les projets selon les délais
prescrits et les critères de qualité établis par le poste et selon les responsabilités
occupés dans l’organisation. En outre, cette attente s’associe à l’attente d’une très
forte autonomie professionnelle, ce qui accroît la pression sur ces travailleurs et
travailleuses. Le statut de professionnel ou de cadre de premier niveau de ces
personnes les oblige constamment à devoir faire la démonstration de leur capacité à
« s’autogérer », à remplir les exigences du poste sans « déranger la direction ». On
s’attend à ce qu’elles parviennent à résoudre les problèmes, à trouver par elles-mêmes
les solutions, et à ce qu’elles évitent que les problèmes « rebondissent » sur le bureau
du superviseur :
Il (mon gestionnaire) a besoin de déléguer, de faire confiance et d'avoir
des gens très autonomes. Même si je suis jeune, peu importe l'âge, il veut
des gens seniors, capables de se trouver des réponses eux-mêmes et s'ils
n'ont pas les réponses bien capables d'aller les chercher et de faire
affaire à lui librement dans un cas très particulier de décision. (Richard)
Cette situation n’est pas toujours facile à vivre, surtout pour ceux et celles qui ont peu
d’années d’ancienneté dans le poste ou dans l’organisation, comme c’est le cas pour
Raphaël : « Donc c'est un peu indéfini et ça c'est très difficile pour moi à gérer ».
Répondre à cette attente est susceptible d’allonger le temps de travail (par ex. le soir à
la maison) pour se former de manière autodidacte et résoudre les problèmes
imprévus.
235
Des attentes doubles de fort leadership et d’engagement
Le dernier cas de figure se caractérise par des attentes fortes, tant des employés que
de la haute direction, en matière de leadership et d’engagement.
Dans le rôle de cadre intermédiaire, de responsable ou de chef d’équipe qu’ils
occupent pour la plupart, les attentes sont fortes en matière de mobilisation et de
gestion. Du côté des employés, il y a l’attente très claire d’être le « capitaine qui va
conduire le bateau » (Pierre). Quand on occupe un tel rôle, Pierre rappelle qu’il faut
souvent faire « beaucoup de coaching, d'accompagnement, d'encadrement ». Aux
yeux des employés, il faut être capable de répondre à toutes les interrogations, d’en
découdre avec toutes les contrariétés susceptibles de venir contrecarrer le projet ou le
mandat en cours. Les employés transfèrent leur confiance à ce chef et ils s’attendent à
ce que ce dernier soit en mesure de les mener au succès, et par le fait même à la
protection, voire au renforcement, de leur réputation professionnelle :
« Je pense qu'ils ne veulent pas seulement faire un projet, ils veulent
avoir un chef, quelqu'un qui les amène au bon port et pour ne pas avoir
l'air fou, dans le sens qu'ils veulent avoir un succès et non pas avoir un
échec. Ils veulent s'assurer que la personne qui est là va les amener vers
le succès, donc qui va mettre nécessairement les efforts, qui va être
appliqué pour eux autres, qui va les considérer, qui va les amener à se
dépasser. » (Jean-Thomas)
Par ailleurs, au-delà des attentes de leadership, est attendue vis-à-vis de ce rôle une
très forte disponibilité envers l’équipe. Les membres d’une équipe de travail
s’attendent à ce que tous les collègues – du chef d’équipe au technicien –
s’investissent autant qu’eux dans la réalisation d’un projet.
Cette très forte disponibilité vis-à-vis du travail et des responsabilités qui leur sont
dévolues est aussi fortement attendue par l’entreprise. En raison de leur position dans
l’organisation, ils ont le sentiment d’être constamment redevables à la hiérarchie,
d’être sur la « première ligne » et d’ainsi porter le poids des échecs et des succès de
l’entreprise :
236
« (…) mais si c'est toi qui coordonnes et qui est responsable et répond
présent, c'est toi le général qui a dit de commencer la guerre, donc c'est
toi qui va être coupable. Tu as beaucoup de responsabilités, tu as
beaucoup d'attentes reliées à ça, envers toi-même aussi parce que souvent
tu t'attends à avoir toutes les réponses, tu te mets beaucoup de pression,
donc je trouve que c'est une culture qui est toujours là, que les
producteurs doivent avoir toutes les réponses. » (Hubert)
Au final, les attentes des employés et celles de la hiérarchie font que plusieurs sujets
se sentent souvent pris dans un étau. Répondre à ces doubles attentes de leadership et
d’engagement, être capable de soutenir et de manager une équipe tout en ayant
l’obligation professionnelle et morale d’assurer le succès du projet vis-à-vis de ses
collègues et de la direction, exige d’être fortement engagé dans la réalisation du
travail et de déborder ainsi régulièrement de l’horaire normal de travail.
5.3.2 Les attentes des milieux extra-professionnels à l’égard des rôles
professionnels et extra-professionnels
Qu’en est-il des attentes des milieux hors-travail à l’égard des rôles professionnels et
extra-professionnels? Comment ces attentes sont-elles liées (ou non) aux conduites
d’hypertravail? Force nous est de constater que plusieurs sujets ont éprouvé des
difficultés à exprimer la nature des attentes des milieux extra-professionnels et à les
mettre en parallèle avec le sentiment de pouvoir y répondre ou non. Tout de même,
on discerne au moins deux catégories d’attentes provenant de ces milieux : l’attente
liée au fait d’avoir le rôle de principal pourvoyeur au sein du couple; et l’attente d’un
investissement accru dans les engagements pris dans la vie hors-travail, vis-à-vis
desquels les sujets ne sont pas toujours capables de répondre. Pour les autres, ils se
divisent entre ceux et celles qui ne perçoivent pas d’attentes particulières des milieux
extra-professionnels ou, faute de réponse satisfaisante à cette question, n’ont pas pu
être codés.
237
Tableau 15 : Attentes du milieu personnel et conduites d’hypertravail
TYPES D’ATTENTES
DU MILIEU
PERSONNEL
EXEMPLE-TYPE EFFECTIFS SELON
LE GENRE ET LA
SITUATION
CONJUGALE
Des attentes à
l’égard du rôle de
principal
pourvoyeur: Le
renforcement du
rôle professionnel en
regard des choix
conjugaux et
familiaux
« Si tu m'avais demandé, il y a 4 ou 5 ans,
jamais que je t'aurais dit que je voulais
devenir directeur (…). J'en reparle avec ma
conjointe et on en vient au fait que nous avons
tous les deux misés sur ma carrière parce
qu'elle est restée à l'emploi qu'elle occupait
pour compenser. Ce n'est pas nécessairement
ça qu'elle voulait faire (…). Par ailleurs, si
nous avions pris une décision différente au
moment que nous avons pris notre décision,
peut-être que je ne ferais pas ça aujourd'hui.
(…) Nous avons fait un choix pour que moi je
me concentre sur ma carrière et non les deux.
» (Pierre)
N = 4 ; 11,8%
Sexe : 4-H / 0-F
Situation conj. : 0-
célibats / 4-couples
Des attentes
d’engagements
significatifs dans les
rôles de la vie hors-
travail mais
incapables d’y
répondre
« Mais c'est sûr que moi je ne ressens pas que
je corresponds à, que je réponds aux attentes
(de mes amis, de ma conjointe). (…) Je pense
qu'ils apprécieraient qu'on se voie plus
souvent, que j'ai plus de temps à leur
consacrer ». (Louis)
N = 8 ; 23,5%
Sexe : 6-H / 2-F
Situation conj. : 2-
célibats / 6-couples
Des attentes
d’engagements
significatifs dans les
rôles de la vie hors-
travail et capables
d’y répondre (ou
pas d’attentes
spécifiques)
« Je parviens à bien répondre à mes
engagements en dehors du travail, je ne perds
pas le contrôle (…) » (Pascal)
N = 18 ; 52,9%
Sexe : 12-H / 6-F
Situation conj. : 5-
célibats / 13-
couples
Non codé Quatre sujets n’ont pas pu être codés pour ce
facteur en raison de données insuffisantes. N = 4 ; 11,8%
238
Des attentes à l’égard du rôle de principal pourvoyeur: Le renforcement du rôle
professionnel en regard des choix conjugaux et familiaux
Quelques-uns évoquent les fortes attentes du milieu extra-professionnel
(principalement le ou la conjointe et la famille) vis-à-vis du rôle professionnel. C’est
le cas des salariés et salariées dont les choix conjugaux et familiaux ont contribué à
renforcer les attentes du conjoint vis-à-vis de leur rôle professionnel, alors qu’au sein
du couple, ils se retrouvent dans la position de pourvoyeur principal (voir, à ce
propos, l’extrait d’entretien de Pierre présenté dans le tableau 15 p. 244).
Pierre laisse alors entendre que, sans ces fortes attentes associées au fait « d’avoir
tous les deux misé sur ma carrière », il n’est pas certain qu’il aurait consacré autant
d’énergie et de temps à sa vie professionnelle : « ce n'était pas ça que je visais ». Car
Pierre ne se « considère pas comme quelqu'un de carriériste ». Selon lui, il est
devenu carriériste un peu malgré lui, en raison de ce choix de couple fait plusieurs
années plus tôt qui renforce l’importance de son rôle professionnel au sein de la
cellule familiale et conjugale, surtout que sa conjointe a mis les freins sur sa propre
carrière.
Ce rôle de pourvoyeur principal dans la famille amène bien souvent à délaisser les
autres rôles extra-professionnels, principalement en ce qui a trait aux soins et à
l’éducation des enfants : « Il est évident comme père que je me dis que j'aurais dû
être plus présent. C'est une question que je pose encore aujourd'hui, mais nous avons
fait ce choix ma conjointe et moi » (Alain). C’est ainsi à partir d’une répartition plutôt
nette des rôles à l’intérieur du couple, l’un axé sur le rôle professionnel et l’autre sur
les rôles extra-professionnels rattachés à la vie domestique et familiale, que sont
définies les principales attentes du milieu extra-professionnel pour ces personnes.
Des attentes d’engagements significatifs dans les rôles de la vie hors-travail mais
incapables d’y répondre
La deuxième attente est celle d’un investissement accru dans certains rôles et face à
certains engagements dans les milieux extra-professionnels. Plutôt que de renforcer le
239
développement des conduites d’hypertravail, cette attente peut, au contraire,
compromettre son maintien à moyen et long termes.
En effet, ces personnes sentent souvent qu’elles ne sont pas à la hauteur de plusieurs
des attentes de leurs milieux de vie hors-travail. Il s’agit le plus souvent du milieu
familial et des rôles qui y sont associés (ex. conjoint, aidant naturel pour ses parents).
Comme le dit Florence, ces difficultés à répondre de façon satisfaisante aux attentes
de ses milieux hors-travail trouvent clairement leur source dans le fait de consacrer de
longues heures au travail et d’être fortement investie dans le rôle professionnel. Si
elle parvient à répondre aux attentes liées à un rôle en particulier, ici celui de
conjointe, elle constate cependant devoir en délaisser d’autres, pourtant importants à
ses yeux. De fait, en raison du nombre d’heures élevé consacrées au travail, il lui est
difficile de s’engager comme elle le souhaiterait dans son rôle de soutien à ses parents
vieillissants :
« Je voudrais toujours… en fait par rapport à mon conjoint, je pense que
c'est bien, que c'est équilibré, par rapport à ma famille, je voudrais des
fois en faire plus, mais c'est émotivement, à cause du travail où autre
chose que je ne peux juste pas » (Florence).
Pour éviter d’être pris en défaut, Jean préfère limiter ses engagements extra-
professionnels : « Parce que ça pour moi c'est sacré, si j'ai pris un engagement, je
vais être là. Par contre des fois il y a un petit peu de retard, mais je vais être là. Par
contre, c'est sûr que je limite, je dirais, mes engagements ». Mais, en parlant de son
rôle de père, on comprend qu’il ne les as pas réalisés à la pleine mesure de ce que ils
auraient souhaité. Il a fait ce qui lui paraît être le minimum de l’acceptable : « j'ai été
présent correctement là, mais pas nécessairement…. dans le sens de minimalement
correctement » (Jean).
Bref, ces personnes ont le sentiment de répondre plus ou moins bien aux attentes
provenant de leurs milieux hors-travail. Ils ont l’impression de ne pas être
suffisamment adéquats dans leurs rôles de père/mère, de fils/fille ou de
conjoint/conjointe en raison du temps et de l’énergie qu’ils consacrent au travail.
240
Des attentes d’engagements significatifs dans les rôles de la vie hors-travail et
capables d’y répondre (ou pas d’attentes spécifiques)
Enfin, certains affirment ne pas déceler d’attentes particulières de leurs milieux extra-
professionnels. D’autres mentionnent être en mesure d’y répondre sans difficulté.
Ainsi, certains salariés et salariées rapportent qu’ils ont peu d’engagements en dehors
du travail : « Je vois quelques amis à Montréal, mais je n’ai pas d'autres
engagements formels à part le travail » (Olivier). Certains n’hésitent pas à rajouter
que cet équilibre réside dans le peu d’investissement et d’engagement pris dans la vie
hors-travail (ex. célibataire, sans enfant). L’absence de contraintes familiales explique
sans doute partiellement pourquoi on retrouve autant de femmes dans cette catégorie
(elles sont 6) :
« Mais je n'ai pas non plus... je n'ai pas d'enfant, j'ai juste moi-même à
m'occuper fait que si j'arrive à 21 heures chez nous, je n'ai pas soupé, je
me fais des toasts, c'est rien que moi, il n'y a pas un bébé à nourrir où je
suis obligé d'appeler ma belle-mère pour qu'elle vienne s'en occuper. »
(Évelyne)
Dans d’autres cas, comme pour Pascal dans l’extrait cité dans le tableau 15 (p. 244),
ils perçoivent être aisément en mesure de répondre aux attentes que leurs milieux
extra-professionnels ont à leur égard.
5.4 Examen des facteurs du niveau idéologique
Rappelons que le niveau idéologique concerne les conceptions qu’entretiennent les
individus à propos des rapports sociaux considérés comme normaux (Doise, 1982).
Ces conceptions et représentations individuelles prennent naissance dans la culture et
les valeurs promulguées et elles peuvent diverger ou converger selon les normes de
groupe et les modèles sociaux existants. Selon nos présupposés théoriques, dont
notamment celui de la résonance psycho-organisationnelle et des mécanismes
d’aliénation à l’organisation susceptibles de favoriser l’adoption de conduites
241
d’hypertravail, une attention particulière a été portée à l’univers idéologique implanté
dans les organisations, selon le récit qu’en font les salariés et salariées interrogés. À
ce niveau, notre attention a également portée sur le processus collectif d’instauration
des normes de temps de travail (Sirota, 2006) puisque ces normes collectives
viennent en partie illustrer la culture du temps de travail et du temps supplémentaire
qui prévaut dans l’organisation.
Trois facteurs, à ce niveau, sont importants à la compréhension des processus de
construction des conduites d’hypertravail, tels qu’identifiés à l’étape de la recension
des écrits et de la construction de la grille d’analyse. Les deux premiers sont rattachés
à l’univers organisationnel. L’un s’intéresse à la culture du temps de travail dans
l’organisation, en accordant une attention aux valeurs, aux normes et aux règles
organisationnelles en lien avec le temps de travail. L’autre concerne plus globalement
la culture et les valeurs prônées par l’organisation. Dans les deux cas, nous voulons
analyser si ces facteurs liés à l’organisation participent ou non à la construction d’une
« idéologie » favorable au développement de la conduite d’hypertravail et de quelles
manières. Le troisième facteur renvoie plus largement à l’environnement social de la
personne. Il s’agit des normes sociales d’implication au travail au regard de
l’entourage immédiat, soit le noyau familial, le conjoint ou le réseau d’amis.
5.4.1 La culture organisationnelle du temps de travail : valeurs,
normes et règles
La culture organisationnelle relative au temps de travail et à la gestion du temps
supplémentaire est analysée à partir des valeurs, des normes et des règles mises de
l’avant par les organisations, telles que rapportées par les travailleurs et travailleuses
interrogés. L’analyse de leurs témoignages fait ressortir que ces valeurs, normes et
règles ne sont pas homogènes dans les organisations où sont observées des conduites
d’hypertravail. Celles-ci se distinguent selon trois catégories : celles centrées autour
d’un fort investissement temporel au travail, où les règles et pratiques de temps de
travail sont plutôt informelles, voire insidieuses, et contribuent à développer une
idéologie du « surtemps» ; celles axées sur une culture paradoxale par rapport au
242
temps supplémentaire, où il est à la fois mal vu de ne pas en faire et mal vu de trop en
faire; et enfin celles centrées sur une culture du laisser-faire, où les pratiques sont
plutôt formelles et axées sur un investissement temporel plus « standard » de 35-40
heures par semaine. Cette dernière catégorie est a priori peu favorable aux heures
supplémentaires mais elle offre des marges de manœuvre individuelles adéquates à
une autogestion du temps de travail. Cette catégorisation tient également compte du
caractère répandu et habituel (ou non) du temps supplémentaire dans l’organisation.
243
Tableau 16 : Culture du temps de travail et conduites d’hypertravail
TYPES DE CULTURE
DU TEMPS DE
TRAVAIL
EXEMPLE-TYPE EFFECTIFS SELON LE
GENRE ET LE
SECTEUR
D’ACTIVITES
Une culture des
longues heures de
travail soutenue
par des pratiques
informelles
« Nous on fonctionne avec du temps
compensatoire. Donc on reconnait l'effort
supplémentaire que tu as fait sur un projet en
te donnant des heures de vacances. Mais c'est
ce n'est jamais du 1 pour 1. Si tu penses que tu
vas retrouver tes heures, - toutes les
personnes qui ont pensé ça (…) ont tout le
temps été déçues. Ce n'est pas comme ça. Ça
c'est la politique, c'est comme ça que
l'entreprise fonctionne. I : c'est assez informel,
est-ce que ça dépend des gestionnaires? R :
oui, c'est entièrement à la discrétion du patron
du jeu, entièrement à la discrétion du
producteur. Il n'y a pas de politique. »
(Vincent)
N = 13 ; (38,2%)
Sexe : 9-H / 4-F
Secteurs : 6-Multi /
6-TI / 1-Autre
Le temps
supplémentaire
exigé mais sous
surveillance : Une
culture paradoxale
du temps de travail
« (Comment ça fonctionne le temps
supplémentaire) on reçoit tout le temps un
mail à chaque jour, à une heure, qui dit «bon
la bouffe ce soir ce sont ces trois restaurants-
là» puis on fait notre choix puis c'est ça. On
fait notre choix puis on reste jusqu'à l'heure
qu'on veut. Comme cette semaine, je suis resté
jusqu'à onze heures une journée.
Étonnamment, la production pour le
marketing, ils n’encouragent pas beaucoup
l'overtime. Ils n’aiment pas ça nous faire faire
de l'overtime je sais pas pourquoi. Moi je leur
dis que ça me dérange pas, j'ai été testeur, je
suis capable d'en prendre, d'en faire. Puis j'en
fais, c'est très apprécié. » (Martin)
N = 8 ; (23,6%)
Sexe : 6-H / 2-F
Secteurs : 6-Multi /
2-TI
Une culture du
laisser-faire, a
priori centrée sur
des heures
« normales » de
travail
« Non, moi dans ma feuille de temps il est
écrit 40 heures et faut pas que j'en mette plus,
faut pas que j'en mette moins. Quand je suis
arrivé ici, c'était clair, il me l'avait expliqué,
on ne me payait pas mon overtime et que
c'était libre à moi d'en faire. C'est correct, j'ai
accepté. (…) je pourrais en faire moins et ça
ne dérangerait pas la compagnie. Je pourrais
être moins perfectionniste. » (Pascal)
N = 13 ; (38,2%)
Sexe : 11-H / 2-F
Secteurs : 2-Multi /
7-TI / 4-Autre
244
Une culture des longues heures de travail soutenue par des pratiques informelles
De nombreux travailleurs et travailleuses ont évoqué la culture des longues heures de
travail qui prévaut dans leurs entreprises. Différentes règles et pratiques de temps de
travail, le plus souvent informelles, soutiennent cette culture. La première est celle où
l’on ne comptabilise pas les heures de travail réellement travaillées ou, encore, celle
où les balises entourant la comptabilisation du temps de travail sont floues. Voici ce
que rapporte Samuel: « Ce n'est pas comptabilisé parce que de toute façon on est
payé, quoiqu'il arrive, aux 15 jours, et sur une base forfaitaire de 40 heures par
semaine ».
Un autre exemple de cette culture favorable aux longues heures de travail est celui où
certaines activités sont exclues du temps de travail à proprement dit, principalement
la formation sur le tas et la participation à des événements qui se déroulent en dehors
du lieu et des heures régulières de travail. Le chevauchement perçu entre plaisir et
travail y contribue certainement : « Puis il y a souvent des événements dans le
domaine du jeu, des 5 à 7, des présentations, des soirées démo avec des étudiants,
donc tu pars du bureau à 5h puis tu vas là et souvent tu es là jusqu'à 8-9 heures le
soir, ça ce n'est pas comptabilisé » (Florence).
En outre, les pratiques et les règles entourant la gestion du temps supplémentaire
semblent le plus souvent discrétionnaires, parfois inexistantes. En effet, il revient au
superviseur de décréter quand et comment ce temps supplémentaire pourra (ou non)
être repris/récompensé. Sans règles formelles et universelles, c’est au superviseur de
choisir d’accorder ou non des bonus ou des congés compensatoires, ce qu’il fera
selon – et en comparaison – des heures supplémentaires réalisées par le salarié. À ce
propos, même s’ils ne le contestent pas, plusieurs salariés et salariées soulignent le
décalage entre le temps réellement investi et le temps compensé : « ce n’est jamais du
1 pour 1 ». Bien que le temps supplémentaire ne soit pas totalement compensé, il est
fortement attendu d’en faire dans ce type de culture du temps de travail. C’est ce
qu’indique Florence dans l’organisation de laquelle, parce qu’il n’est pas découragé,
le temps supplémentaire est subtilement encouragé : « on ne t'oblige pas à le faire,
245
mais en même temps, effectivement, les gens qui font de « l'over », c'est très rare
qu'on va leur dire : voyons, va-t'en, ça n'a pas d'allure ».
Des pratiques informelles favorables à l’allongement des heures de travail, comme
« sauter l’heure du lunch », viennent dicter les comportements souhaitables : « (…)
donc ça s'est installé rapidement puis c'est surtout qu'il n'y a pas, on n'a pas de
culture d'heure de dîner donc… moi je dîne à mon bureau puis l'heure du midi, je la
travaille (…) » (Florence). Dans cet exemple, on observe que l’ensemble du temps
passé sur le lieu de travail devient alors exclusivement consacré à travailler : même
les traditionnelles pauses-repas sont amputées.
Le fait que paraisse « normalisé » l’étirement des heures de travail est aussi un
élément propice au développement d’une culture organisationnelle des longues heures
de travail. Par exemple, être au bureau très tôt ou très tard le soir est loin d’être une
exception pour Jean, qui constate que sa présence prolongée au travail n’a rien de
curieux dans son milieu, plusieurs étant toujours sur les lieux du travail en dehors des
heures « standards » :
«Je ne suis pas un extra-terrestre, non. C'est ce que je dis souvent à ma
conjointe, elle me dit – parce que dans son entreprise, elle elle dit
«écoute Jean, si supposons que je pars à six heures un soir
exceptionnellement là, le stationnement est vide. Même pas le VP, le PDG
tout ça là. Ils ont quitté à cette heure-là.» Puis moi je dis « Regarde, je
suis parti ce soir à huit heures, il restait au moins une douzaine de
voitures à X ». Je suis arrivé à matin– Comme ce matin je suis arrivé à
sept heures moins dix, il y avait déjà une dizaine de voitures. Fait que
c'est dans la culture de l'entreprise. » (Jean)
Bref, dans cette culture des longues heures de travail, favorable au temps
supplémentaire et au surtemps chronique, faire de longues heures est érigé comme
une valeur en soi. C’est la présence simultanée de ces éléments dans une organisation
(balises floues, comparaison des heures avec les collègues) qui contribuent à façonner
la norme du surtemps, alors que l’allongement de la semaine normale apparaît
subtilement mais fortement encouragé.
246
Le temps supplémentaire exigé mais sous surveillance : une culture paradoxale
du temps de travail
Dans d’autres organisations, les valeurs, normes et pratiques en matière de temps de
travail et de gestion du temps supplémentaire sont différentes. Dans ce que nous
avons appelé la « culture du paradoxe du temps de travail », les valeurs et les règles
mises de l’avant tendent à baliser le temps supplémentaire et à décourager le surtemps
chronique. En témoigne notamment l’existence de règles claires et suffisamment bien
balisées en vue de maîtriser et de réguler le temps supplémentaire des salariés et
salariées. Les heures supplémentaires sont généralement réalisées à la demande du
superviseur et elles doivent être approuvées par celui-ci. A priori, la politique de
l’organisation exige que ces salariés et salariées soient éventuellement remboursés –
en temps ou en salaire – pour les heures supplémentaires effectuées, qu’ils peuvent
aussi conserver dans une banque. Autrement dit, ne fait pas du temps supplémentaire
qui veut, quand il veut, et un protocole de normes et de règles doit être respecté pour
rester au travail les soirs et les fins de semaine.
Cependant, malgré la présence de ces règles de gestion du temps de travail, les
salariés et salariées relèvent un discours contradictoire en matière de temps
supplémentaire. D’un côté, un discours officiel qui décourage le temps
supplémentaire, « où on veut que vous fassiez juste 40 heures », et, de l’autre, un
discours implicite favorable aux heures supplémentaires puisqu’il faut bien rendre les
livrables selon les délais prescrits, même si « on n'a pas les délais pour que ça
rentre » dans le temps imparti (Louis). C’est le cas plus particulièrement des
entreprises de jeux vidéo qui, face aux nombreux projets à rendre et aux livrables très
serrés, doivent souvent bousculer les horaires de travail de leurs salariés et salariées :
« C'est déjà arrivé des fois qu’on a fait des 24 heures de travail de suite.
I : Hein? 24 heures de suite? R : Ouais. I : Pourquoi on fait 24 heures de
suite? R : Il faut délivrer, il y a un deadline, fait qu’ils prennent les
Warriors qu'on appelle, les guerriers [en riant]. Fait que là on reste toute
la nuit. » (Martin)
247
En outre, l’analyse des entretiens révèle que ces « guerriers », capables de rester plus
longtemps que la journée normale et « tenir » au travail de très longues heures, sont
perçus très positivement par l’organisation et ses membres, au point de voir
augmenter leurs chances d’avancement de leur carrière. Dans la même veine, décliner
les propositions du superviseur à rester tard le soir et à faire des heures en extra à la
semaine de travail, lorsque la situation d’urgence ou les délais l’exigent, est très mal
perçu :
I : pendant ces rush-là, est-ce que tu pourrais leur dire «moi je m'en tiens
à mon horaire, à mon 40 heures, puis c'est tout ?» R : Tu vas te faire
détester [en riant] si tu fais ça. Ouais ouais ouais ouais. Ça va avoir une
très mauvaise répercussion dans ton dossier. » (Martin)
En fait, si d’un côté il n’est pas encouragé de prendre des initiatives individuelles
pour faire des heures supplémentaires – vaut mieux attendre que la demande
provienne du superviseur – de l’autre côté, il est très mal vu d’être non disponible aux
débordements de l’horaire « normal ». Par ailleurs, les comportements de fort
investissement temporel au travail se trouvent valorisés : les membres « élites » de
l’organisation, c’est-à-dire gestionnaires, producteurs et autres chefs d’équipe, sont
eux-mêmes fortement investis au travail. Dans un contexte où les horaires sont
flexibles (ex. heures d’entrée et de sortie variables), cette culture paradoxale du temps
de travail peut amener certains salariés et salariées à faire régulièrement de longues
heures – pour maintenir une forte performance au travail – mais aussi à le cacher. En
effet, les heures en extra et le surtemps peuvent parfois être perçus comme le reflet
d’un problème individuel, par exemple un manque de compétences. De plus,
« cacher » du temps de travail permet aussi d’éviter de justifier sa productivité ou
d’attirer l’attention sur son rendement, comme en témoigne Jean-Thomas ci-contre :
« À un moment donné, si je facture trop de temps supplémentaire, je vais
diminuer ma rentabilité, bien ça va allumer des lumières à mes
supérieurs et si ça allume des lumières à mes supérieurs bien il va falloir
que je réponde aux questions. Donc ça veut dire quoi, bien ça veut dire
que je ne mettrai pas tout mon temps, je ne facturerai pas tout mon temps
248
(supplémentaire) parce qu'il y a certaines lumières que je ne voudrais pas
allumer. » (Jean-Thomas)
Cette pratique « clandestine », celle de « cacher » à la vue du superviseur certaines
heures travaillées, illustre ici un cas où une pratique favorable au surtemps est mise
en place par une initiative individuelle (et, du même coup, n’apparaît pas directement
prescrite par l’organisation). Au final, ce type de culture soutient de manière
insidieuse les conduites d’hypertravail malgré un discours officiel souvent favorable à
la conciliation travail-vie personnelle.
Une culture du laisser-faire, a priori centrée sur des heures « normales » de
travail
La culture du laisser-faire se distingue des deux autres essentiellement par le fait que
les longues heures de travail apparaissent plutôt hors normes dans l’organisation et
qu’elles ne sont pas généralisées. Non seulement les règles organisationnelles de
temps de travail ne favorisent pas les longues heures de travail mais, en plus, les cas
de fort investissement temporel au travail sont rares. Ici, la comptabilisation du temps
de travail est fortement encouragée, tout comme la reprise du temps supplémentaire.
Les travailleurs et travailleuses sont invités à inscrire les heures travaillées dans un
dossier et le très fort investissement au travail est plutôt découragé : « Je me fais
même chicaner par mes boss parce que je travaille trop des fois » (Émile).
De plus, dans ce type de culture, la conduite d’hypertravail est perçue comme non
conformiste en comparaison avec leurs collègues et les autres travailleurs de
l’organisation, y compris le superviseur. Ceux qui l’adoptent sont en quelque sorte à
contre-courant de la culture organisationnelle par rapport au temps de travail. Par
ailleurs, cette conduite semble d’autant plus leur plaire qu’ils dévalorisent, voire
rejettent, la norme du « 35-40 heures » :
« Ben par rapport à mes collègues, donc c'est vraiment, ah je ne dirais
pas du simple au double, mais [rires], mais c'est très différent. Eux ils
préfèrent arriver un peu en retard le matin, mais partir bien à l'heure le
249
soir. Et puis prendre une grosse pause pour le lunch. Aussi des pauses
cigarettes et tout ça. Donc c'est complètement différent » (Alexia).
Les longues heures de travail n’apparaissent ainsi pas comme une pratique usuelle,
courante ou normale dans l’organisation (« Mon chef d'entreprise, j'imagine qu'il fait
plus de 35 heures, mais je ne suis même pas sûre. Je pense qu'il fait moins d'heures
que moi » (Sandrine)). Toutefois, on observe beaucoup de flexibilité quant aux
arrangements temporels demandés et cette culture met de l’avant une position de
« laisser-faire » en fonction des préférences des salariés. Ainsi, même s’il se trouve à
contre-courant, faire des longues heures de travail pour Richard est possible :
« Je pense qu'on est dans une organisation qui est très ouverte sur
l'aménagement du temps de travail. Très très très ouverte en fait, on nous
donne l'impression qu'il n’y a rien qui ne se fait pas. Tu veux financer du
congé sans solde, tu veux faire une semaine compressée ou réduite, tu
veux faire 70 heures, il n'y a pas de problème, tout est ouvert ». (Richard)
On retrouve aussi dans cette catégorie quelques cadres pour lesquels les politiques
des « heures normales » sont respectées à la lettre par leurs employés et de façon plus
générale dans l’organisation. Puisque la loi les exempte des règles se rapportant au
temps supplémentaire, ils gèrent ainsi individuellement leur horaire de travail selon
leurs contraintes temporelles (ex. réunion de soir) et leurs fonctions, sans devoir
rendre de compte à l’organisation.
5.4.2 Philosophie, culture et valeurs de l’organisation
La mission, la philosophie et les valeurs promulguées par une organisation nous
renseignent sur la culture et sur « l’idéologie » organisationnelles mises de l’avant par
ces entreprises. Celles-ci peuvent être liées à l’adoption de conduites d’hypertravail
selon la manière dont elles entrent en interaction avec les propres aspirations, craintes
et désirs des personnes.
Les travailleurs et travailleuses sont les témoins privilégiés de cet environnement
idéologique et nous les avons invités à présenter brièvement, dans leurs mots, la
250
philosophie, la mission et les valeurs de leur entreprise. À la lumière des réponses
obtenues, trois types de cultures spécifiques se dégagent du discours des travailleurs
et travailleuses. La première en est une compétitive, axée sur la performance au
travail. La mission est orientée sur le principe de compétitivité internationale et les
valeurs prônées reposent surtout sur le surpassement de soi. La deuxième s’apparente
à une culture « familiale ». La mission est axée sur la qualité des produits et des
services et les valeurs les plus importantes de l’entreprise sont celles du
développement des personnes au travail et de la mise en valeur de leur potentiel. La
troisième est une culture dite coopérative, qui se donne pour principale mission de
servir les autres, une communauté ou des clients, et dont les valeurs principales sont
dirigées vers l’humanisme et le respect des individus.
251
Tableau 17 : Culture organisationnelle et conduites d’hypertravail
TYPES DE CULTURE
ORGANISATIONNELLE
EXEMPLE-TYPE EFFECTIFS SELON LE
GENRE ET LE
SECTEUR
D’ACTIVITES
Une culture
«compétitive» :
l’idéal du
surpassement au
service de la mission
de succès de
l’entreprise
«Chez X, c'est cet esprit d'être motivé tout le
temps, de se dépasser, c'est nos valeurs
d'ailleurs le dépassement de soi. Et puis je
trouve qu'il faut coller aux valeurs de
l'entreprise. Sinon on ne se sent pas bien.
C'est donner du temps pour l'entreprise. (…)
Plusieurs fois notre directeur rappelle qu'on
est une start-up, qu'il faut s'investir, qu'on a
besoin de s'investir vraiment pour que ça
fonctionne.» (Alexia)
N = 12 ; (35,3%)
Sexe : 10-H / 2-F
Secteurs : 3-Mul / 7-
TI / 2-A
Une culture
« familiale » axée
sur la mise en
valeur de chaque
personne pour le
développement de
l’organisation
«On se donne des outils et des moyens pour
garder cet esprit familial, pour ne pas qu'on
devienne des numéros : C'est qui lui, je ne le
connais pas, c'est quoi ton numéro
d'employé. Non, tout le monde doit se
connaître, au moins visuellement, être dans
un contexte de confort dans le sens que je
travaille avec des gens que je connais, que ça
bouge pas trop. Et ensuite de ça c'est la
responsabilisation. On veut que les gens
prennent à cœur ce qu'ils font. (Frédéric)
N = 11 ; (32,4%)
Sexe : 7-H / 4-F
Secteurs : 10-Mul /
1-TI / 0-A
Une culture
« communautaire »
axée sur le caractère
altruiste de la
mission
« Là, s'il y avait une mission presque au
niveau politique je dirais, c'est vraiment
d'amener une alternative plus humaine (à
telle industrie) et plus durable. C'est vrai que
peut-être maintenant je suis complètement
déformé par les valeurs, ce qui est possible,
mais je trouve que c'est pas mal le cas.»
(Richard)
N = 7 ; (20,6%)
Sexe : 5-H / 2-F
Secteurs : 1-Mul / 4-
TI / 2-A
Une culture non
précisée « Justement, ils commencent à développer un
code de vie, pour l'entreprise, des belles
valeurs, des missions, on n'en sait pas encore
plus à l'interne. » (Édouard)
N = 4 ; (11,8%)
Sexe : 4-H / 0-F
Secteurs : 0-Mul / 3-
TI / 1-A
252
Une culture « compétitive » : l’idéal du surpassement au service de la mission de
succès de l’entreprise
Une partie des travailleurs et travailleuses de notre échantillon rapporte baigner dans
un environnement idéologique qui met à l’avant-plan une culture fortement
compétitive, une culture de « gagnants ». Dans ce type de culture, sont très fortement
valorisées la compétitivité de l’entreprise et sa puissance sur la scène internationale.
Est aussi proposée une vision plutôt idéalisée de l’objectif poursuivi, puisque celle-ci
renvoie à la quête ultime à laquelle peut prétendre une entreprise : « dominer le
monde », « être les meilleurs au monde » « être présent partout dans le monde »,
« être le numéro 1 ». Ces quelques phrases traduisent la perception qu’ont les salariés
et salariées de la mission de leur entreprise. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs
témoigné du durcissement du discours idéologique depuis quelques années dans
lequel la pression envers les salariés et salariées pour atteindre la mission apparaît de
plus en plus forte. Dans certains cas, le rachat par des compagnies internationales ou
les difficultés de l’entreprise sur les marchés boursiers ne sont pas étrangers à ce
phénomène.
Les entreprises dans lesquelles on retrouve ce type de culture mettent de l’avant des
valeurs qui sollicitent un fort dévouement à l’organisation et à sa mission. Parmi
celles-ci, la valeur de surpassement de soi est très forte. L’analogie avec l’élite
sportive (champion olympique, club de hockey professionnel) est souvent utilisée
comme image du surpassement attendu. Celle-ci vient également soutenir la vision du
travailleur idéal : en proposant des images fortes de personnes qui ont réussi des
épreuves difficiles et courageuses, nul doute que l’entreprise cherche à stimuler ce
type de comportements auprès de ces travailleurs :
« On a un gars l'année dernière, c'est le champion olympique de 100
mètres qui est venu nous faire une conférence, l'année d'avant c'est un
gars qui avait monté l'Himalaya le Kilimandjaro, le K2 lui il vient
raconter son expérience pour qu'on se recentre (…) et qu’on sorte de
notre zone de confort. » (Samuel)
253
Pour promouvoir sa culture et sa vision du travailleur idéal, l’entreprise n’hésite pas à
marteler ses messages à plusieurs reprises, en utilisant souvent des phrases chocs :
« Chaque année on a une phrase magique, cette année c'est « beat the clock », battre
le temps. (…) Quand je suis entré c'était « à 200 à l'heure », fallait qu'on roule à 200
à l'heure, fallait qu'on travaille à 200 à l'heure, fallait passer à la sixième vitesse »
(Samuel). D’une certaine façon, ces entreprises mettent les travailleurs et
travailleuses en compétition avec le temps. Elles les invitent à être toujours plus
rapides, toujours plus efficaces, à « gagner du temps ». Elles les mettent aussi en
compétition vis-à-vis des autres, sur le fil du temps : être les plus rapides en terme
d’innovations technologiques / d’applications multimédias, devancer les concurrents.
Au sein de cette culture, si les valeurs de coopération et d’entraide sont souvent
fortement valorisées entre les collègues, elles apparaissent toutefois « détournées » au
profit de la mission de l’organisation. Sous le couvert de venir en aide à ses
collègues, Jérôme fait valoir que les périodes moins intenses au travail ne sont pas
pour autant des périodes où l’employé peut récupérer du temps supplémentaire : il
doit être profitable à l’équipe et tous doivent contribuer du mieux qu’ils peuvent pour
atteindre la mission de l’organisation :
« Le travail d'équipe, ça c'est important, et que chacun donne le meilleur
de lui-même. Et ouverture : si tu tombes dans un moment plus mort, va
aider comme tu peux les autres. De ne pas s'asseoir sur…I : ne pas faire
du présentéisme ? R : c'est ça. Le moins possible. Je vois ça géré comme
une équipe de hockey qui veut gagner la coupe Stanley. Tu aides comme
tu peux. » (Jérôme)
En bref, cette culture compétitive rend compte d’un environnement idéologique qui
est propice à favoriser un fort investissement au travail.
Une culture « familiale » axée sur la mise en valeur de chaque personne pour le
développement de l’organisation
D’autres travailleurs et travailleuses rendent compte d’un environnement qui fait état
d’une culture dite « familiale ». Ce type de culture allie une mission centrée sur la
254
qualité des services aux clients à une très grande valorisation des ressources
humaines.
Interrogés sur la mission de l’entreprise, les travailleurs et travailleuses affirment que
c’est la qualité des produits et des services offerts qui unit et oriente l’ensemble de
leurs actions. Livrer des jeux de qualité ou encore offrir un service personnalisé aux
clients sont quelques-unes des missions avancées par les salariés et salariées qui se
retrouvent dans cette catégorie. Contrairement au type de culture précédente, où la
mission est accolée à l’exigence du succès pour l’entreprise, elle est ici plutôt
rapportée à sa raison d’être, c’est-à-dire aux principaux destinataires de ses activités,
soient les utilisateurs et les clients. Les actions communes sont orientées et prennent
sens en référence à ces destinataires, envers qui il importe de répondre aux attentes et
aux demandes les plus exigeantes.
Par rapport à la philosophie et aux valeurs organisationnelles, ces travailleurs et
travailleuses évoquent la place centrale accordée à la mise en valeur des personnes et
de leur potentiel pour le développement de l’organisation et l’atteinte de la mission.
De fait, ils sont nombreux à percevoir et à évoquer la très grande considération
accordée envers les ressources humaines, qui « sont au cœur de l'entreprise »
(Florence). L’entreprise démontre la valeur qu’elle accorde au bien-être de ses
employés et à leur qualité de vie par divers moyens, notamment par l’accès à une
garderie et à un médecin sur les lieux de travail, ou encore par l’accès gratuit à un
gymnase d’entraînement. Mentionnons également que les valeurs de réalisation de soi
par le travail, de créativité et d’innovation apparaissent importantes selon les
travailleurs et travailleuses interrogés. Pour y parvenir, le développement
professionnel et personnel constitue une valeur forte promulguée au sein de ces
entreprises. Ces valeurs soutiennent la mise à profit des compétences des travailleurs,
la reconnaissance de leur plus-value et leur contribution à l’organisation. Ceux-ci
sentent avoir du pouvoir sur leur travail et dans l’entreprise, ce qui est favorable à un
engagement accru envers l’entreprise : « moi, c'est une des raisons qui a fait que cette
entreprise-là était intéressante à la base. Je sentais que j'avais un peu plus, au
255
quotidien, de poids dans la balance et de liberté d'action que dans d'autres
compagnies » (Louis).
Plus globalement, c’est le sentiment de faire partie d’une grande famille, au sein de
laquelle chacun a un rôle important à jouer, qui est mis à l’avant-plan. Ce sentiment
d’être important aux yeux de l’entreprise est cependant propice à entrer dans un
cercle vicieux/vertueux favorable à un fort investissement temporel au travail : « ceux
qui se sentent responsables et qui pensent qu’ils sont super importants vont travailler
sans compter » (Hubert). Si des avantages indéniables s’associent à une telle
perception et font résonance avec le besoin de faire partie intégrante d’un groupe et
d’une organisation, la pression est toutefois forte pour maintenir leur place au sein de
la « famille ». Et, dans ces organisations comme dans les familles, la puissance et la
permanence des liens et de la relation ont été évoquées par quelques travailleurs et
travailleuses, dont Vincent :
« Il y a vraiment cet esprit-là, familial. Pour le meilleur et pour le pire.
Quand tu déçois la famille, tu la déçois, et ça, à tous les paliers. Même à
un point que si tu quittes l'entreprise, c'est presque comme si tu les
trahissais.» (Vincent)
Une culture « communautaire » axée sur le caractère altruiste de la mission
Quelques travailleurs et travailleuses s’inscrivent au sein d’une culture
organisationnelle que l’on peut qualifier de « communautaire ». Dans ce type de
culture, la mission est définie par rapport à une cause humaine et sociale, qui s’ancre
autour de l’utilité sociale et communautaire de l’entreprise et de la « noblesse » des
objectifs qu’elle poursuit. Il peut s’agir par exemple d’une mission axée sur le fait
d’offrir une alternative plus durable et plus humaine que les compétiteurs dans l’offre
de services, comme en fait part Richard dans l’extrait du tableau ci-haut (tableau 17),
ou encore d’une mission centrée sur l’éducation des jeunes, tel que le développement
de logiciels conçus pour les aider dans leurs apprentissages. Ainsi, poursuivre la
mission de l’entreprise procure le sentiment de travailler à une cause très importante,
256
à une mission noble et peu banale, comme l’évoque Daphnée dans l’extrait ci-
dessous :
« (…) ce qu'on fait permet d'atteindre des objectifs qui, dans la vraie vie,
sont vraiment importants. Transmettre un sentiment de puissance (aux
jeunes), c'est quelque chose qu'on essaie d'amener dans toutes nos
productions. » (Daphnée)
Parmi les valeurs importantes mises de l’avant dans ces organisations, on retrouve
notamment l’intégrité, le respect, la rigueur au travail et la cohésion d’équipe. Selon
les différents témoignages, il semble ainsi que ces entreprises misent beaucoup sur
l’importance de développer une très bonne dynamique à l’interne, entre les employés
mais aussi avec la hiérarchie. Certains en parlent comme des entreprises «très
très humaines » (Émile), respectueuses et collaboratives, ce qui fait résonance avec
leurs valeurs personnelles. À ce propos, puisque la mission et les valeurs de ces
entreprises traduisent un engagement social et un engagement envers l’équipe assez
marqués, il serait très mal perçu de la part de ses membres de ne pas adhérer à la
mission et aux valeurs de l’organisation: « quelqu'un qui n'adhère pas aux valeurs se
fait mettre de côté rapidement dans l'équipe » (Daphnée).
Bref, ce troisième type de culture organisationnelle peut avoir un effet sur l’adoption
de conduites d’hypertravail, surtout si les valeurs et la mission organisationnelles font
résonance avec les valeurs personnelles et le besoin vocationnel.
Une culture non précisée
Enfin, quatre salariés et salariées n’ont pas été en mesure de présenter ou de préciser
de manière suffisamment claire la culture de leur organisation. Celle-ci demeure
plutôt floue, principalement en raison du fait que, selon eux, la mission, la
philosophie et les valeurs sont plus ou moins clairement mises en valeur dans leur
organisation. Bien sûr, ce n’est pas parce que certains salariés et salariées peinent à
rendre compte d’éléments illustrant la culture organisationnelle que cette culture est
inexistante. Mais on peut certainement avancer que, dans ces cas, le discours
257
idéologique de l’organisation, que ce soit à travers l’orientation des actions de
l’entreprise ou de ses valeurs, est moins bien intériorisé par les salariés et salariées.
En raison du manque de communication de l’entreprise ou tout simplement en raison
de la faible intégration des messages organisationnels par les salariés et salariées, il
n’empêche que ce facteur semble avoir eu peu d’impacts sur le développement de
leurs conduites d’hypertravail.
5.4.3 Normes sociales d’implication au travail chez les proches
Nous nous sommes finalement intéressée à la manière dont les travailleurs et
travailleuses perçoivent les représentations de leurs proches (famille, conjoint, amis)
quant à leur conduite d’hypertravail. Nous voulions mieux comprendre si la conduite
d’hypertravail est une idéologie endossée ou avalisée en dehors du travail, au sein de
la famille et du réseau d’amis. Au final, faire de longues heures de travail apparaît
plutôt « normal » dans l’entourage personnel pour environ la moitié des personnes
interrogées, tandis que pour l’autre moitié, cette conduite s’avère plutôt marginale et
même critiquée.
258
Tableau 18 : Normes sociales d’implication au travail et conduites d’hypertravail
IMPLICATION AU
TRAVAIL ET
NORMES SOCIALES
DES PROCHES
EXEMPLE-TYPE EFFECTIFS SELON LE
GENRE ET LA
SITUATION
CONJUGALE
L’hypertravail est
la norme auprès
des proches
« Comme je te disais c'est dans mon ADN. Je
suis comme ça. C'est probablement génétique.
Je dis génétique mais mon père est comme ça,
mes frères et sœurs sont comme ça aussi. C'est
ce que j'ai connu, j'ai vécu là-dedans, j'ai
grandi là-dedans, je suis comme ça. » (Jean-
Thomas)
N = 16 ; (47,1%)
Sexe : 13-H / 3-F
Situation conjugale :
2-cél / 14 en couple
L’hypertravail
n’est pas la norme
selon les proches
« Ma mère elle trouve que c'est fou. Ma sœur
elle en fait plus que moi, elle travaille dans le
milieu de la santé. Mon chum trouve que ça
n'a pas de bon sens, qu'on est exploité, mais
en général, les gens qui trouvent que ça n’a
pas d'allure, ce sont des gens qui ont travaillé
dans des domaines genre électricien,
professeur, machin comme ça, à la SAQ. Du
monde qui sont soit fonctionnaire ou ont des
jobs sur horaire et qui laisse la job au
boulot. » (Évelyne).
N = 18 ; (52,9%)
Sexe : 13-H / 5-F
Situation conjugale :
7-cél / 11 en couple
L’hypertravail est la norme auprès des proches: la norme des longues heures de
travail « tout azimut » et jamais contestée
Dans ce premier cas de figure, le surinvestissement au travail apparaît la norme parmi
les proches. Pour la plupart, les sujets ont été très jeunes exposés à la culture des
longues heures de travail. Dans le cercle familial, un ou les deux parents ont connu
l’hypertravail et, le plus souvent mais pas seulement, c’est le père qui est présenté
comme un modèle de surinvestissement au travail : « chez nous, la culture c'est le
travail. La culture du travail est très importante. Mon père ne comprenait pas
pourquoi je prenais une semaine en congé de temps en temps » (Jean-Thomas); « On
est tous comme ça. Mon père aussi a fait ça, ma sœur elle fait ça » (Émile). Pour
Émile comme pour d’autres, le « modèle » d’investissement du père a été reproduit
par les frères et sœurs ce qui fait qu’au final, la norme des longues heures de travail
est véhiculée « tous azimuts ».
259
Ainsi, loin d’être critiqué ou découragé, ce fort investissement temporel au travail est
plutôt valorisé par les proches :
« Je sais que mon père est content! Il me dit souvent «ah là là dis donc,
je vois que tu réponds à des mails, il est sept heures du matin, je te
croyais pas capable de faire ça». C'est assez marrant, donc ça fait plaisir
de le satisfaire, de voir qu'il est content. Ma mère aussi c'est pareil
finalement. Et puis après, au niveau de mes amis, souvent ils disent qu'il
faut que j'arrête de travailler, mais bon sur le ton de l'humour parfois.
Parce que je sais qu'ils en ont du travail, tout autant. » (Alexia)
En cas de voix discordantes (s’il y en a), ils peuvent chercher à éviter toute
contestation possible en recentrant leurs relations auprès des personnes qui partagent
les mêmes représentations qu’eux en matière d’implication au travail. C’est ce que
nous explique Vincent, qui s’est éloigné de certains amis qui ont choisi un mode
d’implication temporelle au travail différent du sien :
« Dans ma vie, j'avais des amitiés avec des gens qui, avec le temps, sont
devenus différents de moi, que je ne vois plus. (…) Donc, oui, je me tiens
avec des gens qui valorisent le travail, mes parents eux-mêmes, ma
blonde valorisent le travail, les gens comprennent. » (Vincent)
Plus que le fort investissement temporel au travail, c’est l’hyperactivité dans tous les
domaines de vie qui est parfois représentée positivement et soutenue comme modèle
parmi les proches. Être très actif, très investi dans les principales sphères de la vie fait
résonance avec le mode de vie partagé par les amis et les membres de la famille qui
se trouvent dans des situations professionnelles et familiales comparables, où mener
« des vies de fou » est signe d’une vie engagée et bien remplie :
Quand je regarde ma famille, ils font tout ça ce genre de rythme de vie.
Ils ont tous des vies professionnelles avec des enfants et des vies de fou si
on peut dire. Ils s'impliquent pour leurs enfants. J'ai connu mes meilleurs
amis de couples au hockey, les trois pères ont coachait nos enfants et les
mères elles s'impliquaient dans les activités de nos enfants. Donc, pour
nous c'était normal ce rythme de vie tout le monde vivait de cette
260
manière. Personne ne faisait la remarque que je travaillais beaucoup
trop. (Pierre)
Il ne fait nul doute que pour les personnes regroupées ici, la conduite d’hypertravail
apparaît normative et s’inscrit en concordance avec une idéologie également
propagée dans leur entourage personnel.
L’hypertravail n’est pas la norme selon les proches: les longues heures de
travail critiquées, une conduite « marginale »
Pour le deuxième cas de figure, les personnes se retrouvent entourées de proches pour
qui la conduite d’hypertravail n’apparaît pas comme la représentation d’une conduite
normalisée ou idéale. Elles n’ont pas non plus baigné dans une culture familiale
favorable au surinvestissement au travail depuis leur enfance. Au contraire, dans leur
vie personnelle, cette conduite est généralement dénoncée par leurs proches. Qu’il
s’agisse des parents, du conjoint ou des amis, le message véhiculé à l’égard du fort
investissement au travail fait état d’une représentation négative, par exemple en
regard des effets potentiellement nuisibles sur la santé et sur la qualité de vie :
« Ma famille, ma mère, ça l'inquiète toujours, c'est plus une question
d'inquiétude; tu vas être fatiguée, tu dois être fatiguée! … mon père, il ne
parle pas vraiment de ça… mes amis trouvent que ça n'a juste pas de bon
sens. » (Florence)
Daphnée met l’accent sur le fait que ses proches ont une représentation de
l’implication au travail teintée par la culture syndicale, une culture issue du modèle
fordiste fondée sur le principe « heure travaillée / heure payée », et dont
l’investissement temporel est d’environ 35 heures par semaine. Cette culture semble
s’opposer à celle qui prévaut dans l’industrie non syndiquée des travailleurs et
travailleuses interrogés, ce qui crée un écart de points de vue très important où, d’un
côté, les proches dénoncent l’exploitation des entreprises qui font travailler les
salariés et salariées gratuitement et, de l’autre côté, le travailleur s’insurge face aux
« jobs de 9 à 5 », sous-entendant une vie au travail peu stimulante et peu
passionnante :
261
« Au niveau de la famille il y a une perception qu'on est exploité dans le
multimédia, puis on me dit : tu devrais partir un syndicat (…). Eux la
perception c'est que ça n'a pas d'allure de faire des jobs de même, puis
dans ma belle-famille, encore là ma belle-sœur, son mari, ce sont des
gens qui sont dans la fonction publique, ils ne comprennent pas que des
gens intelligents soient payés si peu à travailler autant (rires). »
(Daphnée)
La conduite d’hypertravail apparaît donc non seulement marginale au sein de
l’entourage personnel, mais elle est souvent critiquée. Lorsque le mode d’implication
au travail est discuté et comparé au sein du réseau personnel, on perçoit aisément la
« guerre de clans » entre deux positions extrêmes, difficilement conciliables. Dans ce
contexte, les personnes qui investissent de longues heures au travail se retrouvent
isolées par rapport à leur choix d’un mode de vie axé sur les longues heures de
travail, qu’elles doivent souvent défendre et justifier.
5.5 Examen des facteurs du niveau de la tâche et de
l’organisation du travail
L’étude des processus de construction des conduites d’hypertravail suppose de
s’attarder à l’analyse des situations de travail, de la tâche et de l’organisation du
travail. À ce niveau, rappelons que les facteurs identifiés dans les écrits scientifiques
comme pouvant avoir un lien avec le développement de ces conduites sont : les
fonctions et la charge de travail, la flexibilité d’horaire et d’organisation du travail et
l’autonomie décisionnelle, et le système de reconnaissance organisationnelle. Notre
analyse a permis de révéler des distinctions souvent importantes entre les sujets pour
chacun de ces facteurs et confirme l’importance de les prendre en compte dans notre
étude. Le facteur de l’autonomie décisionnelle a cependant été regroupé avec celui de
la flexibilité de l’organisation du travail pour aborder de manière plus globale les
marges de manœuvre des individus dans la détermination de leurs objectifs de travail
et dans l’organisation de leur travail.
262
5.5.1 Charge de travail et fonctions
Est-ce que les personnes qui adoptent des conduites d’hypertravail ont généralement
le sentiment d’être surchargées ? Quel est le poids qu’elles accordent à leur charge de
travail dans le développement de ces conduites ? Si les travailleurs et travailleuses
que nous avons rencontrés sont très occupés, ils ne se disent pas pour autant tous dans
une situation de très forte surcharge de travail. Il y a en fait deux cas de figure. Une
part de ces travailleurs et travailleuses se sentent constamment en surcharge du travail
et doivent concilier plusieurs rôles (« débordement professionnel »), ce qui les amène
à multiplier les responsabilités au sein de l’organisation et à travailler constamment
dans l’urgence. Une autre part de travailleurs et travailleuses affirment avoir une
charge de travail soutenable, réaliste par rapport à leurs fonctions et qu’ils
parviennent relativement bien à contrôler.
Tableau 19 : Charge de travail perçue et conduites d’hypertravail
CHARGE DE
TRAVAIL PERÇUE
EXEMPLE-TYPE EFFECTIFS SELON LE
GENRE ET LE
SECTEUR
D’ACTIVITES
En surcharge de
travail : urgence et
« débordement
professionnel »
« Les gens ne durent pas, ne toffent pas dans
leur rôle. Il y a des gens qui tentent de faire le
travail, ou une partie du travail, et ils tombent
en burnout après 6 mois. Ma charge de
travail… peu importe comment la pile va être
haute, c'est seulement la gestion de la priorité
qui va fonctionner.» (Jacques)
N = 17 ; (50,0%)
Sexe : 13-H / 4-F
Secteurs : 7-MU / 7-
TI / 3-Autre
Une forte charge
de travail mais
soutenable
« Et en fait mon directeur m'a soulevé un
point, il m'a dit «je n'arrive pas à trouver ta
limite de charge de travail. J'ai l'impression
que je t'en donne tout le temps et que, déjà tu
l'acceptes. Il n'y a aucun souci, et puis en plus
tu le fais.» Et puis visiblement il semblait
étonné et puis c'est vrai, je m'en rends compte
que j'ai plein de projets, j'ai des deadlines et
je m'organise pour les rendre à temps. »
(Alexia)
N = 17 ; (50,0%)
Sexe : 13-H / 4-F
Secteurs : 7-MU / 8-
TI / 2-Autre
263
En surcharge de travail : urgence et « débordement professionnel »
La moitié des personnes en hypertravail que nous avons rencontrées affirment se
retrouver dans une situation de surcharge de travail et même de « débordement
professionnel » eu égard à leurs tâches et responsabilités. De fait, certaines de ces
personnes cumulent un double rôle dans l’organisation, ce qui les amène à y occuper
des responsabilités assez distinctes : « je fais une double tâche dans le sens que je
suis chef de projet, donc j’ai toute la gestion de projet, mais j’ai aussi la tâche de
programmeur technique encore. Je fais les deux » (Gabriel) ; « C'est une job à deux
chapeaux. Je fais de la coordination de production (…). L’autre volet est très
diffusion (…) et marketing » (Daphnée). Ces rôles sont d’autant plus exigeants à
remplir qu’ils s’accompagnent parfois d’une double supervision, avec tous les
irritants que peut comporter le cumul des attentes et des exigences spécifiques de
deux superviseurs, que ce soit à propos de la gestion des délais ou des priorités au
travail, par exemple.
Les personnes en surcharge de travail abordent également les fortes contraintes de
temps et la très grande difficulté à respecter les délais. Elles se sentent constamment
dans l’urgence, doivent souvent repousser des tâches ou des mandats : « moi, je me
fais toujours une liste de «to do» pour la semaine, puis j'ai l'impression que j'en
rajoute toujours plus que j'en coche de terminé » (Florence). Les défis sont énormes
pour réaliser le mandat prévu et le travail se réalise presque toujours sous une forte
pression temporelle : « on dirait que c’est tout le temps sur le point de sauter »
(Olivier). « Des fois j'appelais D : « D ! c'est parce que là, je peux même plus
dormir! J'ai plus le temps!» Il y a un problème là! J'en ai trop » (Anne-Marie).
Certains affirment clairement avoir une charge de travail beaucoup trop grande pour
une seule personne, et l’apport de ressources humaines en renfort serait nécessaire
pour réaliser leurs tâches :
« Probablement que ma charge est peut-être trop pour une personne (…).
Donc il y a un processus de sélection pour m’aider parce que je pense
que c'est trop. Quand ça va bien, ça pourrait peut-être être correct, mais
264
quand il y a des problèmes qui «pop» à travers, là tu n'as plus le temps
(…). » (Jérôme)
Cette lourde charge est souvent combinée avec le sentiment d’avoir peu de contrôle
sur le flux des demandes et des tâches à réaliser. Ces personnes doivent constamment
gérer les urgences et sont continuellement en réaction face au travail à faire.
D’ailleurs, les nombreux imprévus du travail peuvent rapidement faire basculer la
planification établie et accroître considérablement la charge de travail :
« Et quand on planifie, (…) tout est beau et tout est pour le mieux dans le
meilleur des mondes pour faire 40 heures. Et là, la semaine déborde. Là
je reçois un courriel d'un utilisateur qui a un bug et là tout part en l'air
car je dois faire le suivi de ça et si on a un problème avec un produit et
j'ai un lancement média, donc il faut que ça se règle maintenant, donc je
réorganise mon équipe pour qu'il s'attaque à ça en premier, ce qui prend
du temps, ce qui m'empêche de faire les autres choses, ce qui fais qu'au
bout de ma semaine je fais 50 heures (rires). » (Daphnée)
Mais le plus difficile, présenté par Louis comme un « point de rupture », c’est
« quand tu te rends compte que tu ne réussiras pas, peu importe les efforts que tu
mets, tu ne réussiras pas à atteindre tes objectifs » (Louis). La menace continuelle de
ne pas réussir à « rentrer dans les délais » malgré le fait que ces travailleurs et
travailleuses s’investissent au-delà de 48 heures et plus par semaine, fait état de la
pression temporelle constante vis-à-vis de laquelle ils sont confrontés dans la
réalisation de leur travail.
Une forte charge de travail mais « soutenable »
D’autres personnes détiennent une forte charge de travail mais reconnaissent que
c’est « réaliste » pour remplir leur mandat professionnel, que « c’est assez exigeant
(mais) ça se prend bien » (Martin). Les responsabilités sont adéquates selon leurs
compétences et les tâches allouées sont relativement bien cernées autour de leur
fonction professionnelle. Ainsi, malgré un fort volume de projets et leur complexité,
elles affirment pouvoir composer avec des balises temporelles « raisonnables » pour
265
mettre à exécution les tâches et responsabilités liées à leur poste. Une partie de leur
temps de travail est d’ailleurs allouée à la formation continue.
De leur point de vue, bien qu’elles travaillent régulièrement 48 heures et plus par
semaine, la charge de travail apparaît surtout constante, parfois avec des moments
forts mais toujours relativement bien répartie. Elles considèrent, à l’instar de ce
qu’affirme Martin, avoir une emprise sur le flux du travail et être en mesure de « très
bien gérer » les demandes liées à leur fonction dans l’organisation. C’est le cas pour
Alexia qui, comme on peut le voir dans l’extrait présenté dans le tableau 19 (p. 266),
remarque que même si elle a une charge de travail qui ne cesse d’augmenter, elle ne
se sent pas pour autant débordée par le travail.
Le maintien d’une charge de travail vécue comme acceptable (relativement saine) par
les travailleurs exige cependant d’eux une très bonne gestion de leur temps. Le défi
consiste alors à parvenir à accorder du temps à chacune de leurs responsabilités sans
pour autant devoir repousser constamment leurs autres échéances. L’instauration de
méthodes de gestion du temps et le recours à des technologies pour les aider à y
parvenir sont souvent nécessaires. Pour eux, l’apprentissage de la gestion de leurs
priorités, entre les demandes vraiment importantes et urgentes et celles qui peuvent
être reportées, est vraiment essentiel. Malgré les longues heures de travail, cette
stratégie les aide à mieux contrôler les débordements du temps de travail :
« En plus de ma journée-type, moi je planifiais mon projet majeur mais je
planifiais aussi le reste, donc les licences, le soutien technique quand
quelqu'un m'écrivait, fallait que je me dise est-ce que c'est quelque chose
d'important, est-ce que je peux le mettre de côté ? (…) je me suis aperçu
(…) que je manquais cruellement d'organisation de mon temps, fallait
que j'apprenne à gérer mon temps, à gérer mes priorités. » (Samuel)
Au final, on peut dire que la charge de travail est certainement un facteur
incontournable dans le processus de construction des conduites d’hypertravail.
D’ailleurs, la définition proposée par Rhéaume (2006) met en relief le rôle central de
cette surcharge de travail, parfois acceptée avec enthousiasme, dans le développement
266
de ces conduites. Alexia, qui semble éprouver un réel plaisir à concilier échéanciers
courts et charge de travail de plus en plus forte, tout en maintenant un rythme de
productivité satisfaisant, en est un bon exemple. Notre analyse met l’accent sur le fait
que nos sujets ne sont pas tous des travailleurs débordés, aux prises avec des
surcharges chroniques et faisant face à un accroissement exponentiel de leurs tâches
de travail qui développent ce type de conduites. Mais s’il est certain que la moitié
d’entre eux parvient à répondre relativement bien aux défis liés à la charge de travail,
il est probable que le fait de travailler régulièrement 48 heures et plus par semaine
contribue au sentiment d’être dans une situation que ces travailleurs et travailleuses
qualifient de « soutenable » par rapport à leur charge de travail.
5.5.2 Flexibilité de l’organisation du travail et autonomie
décisionnelle
Un peu différemment de notre grille d’analyse, nous avons étudié la flexibilité de
l’organisation du travail et l’autonomie décisionnelle sous un seul et même facteur,
plus englobant. En conjuguant la flexibilité et le degré d’autonomie dont disposent les
travailleurs et travailleuses pour organiser leur travail et participer à la détermination
des objectifs à atteindre, trois cas de figure ont pu être dégagés pour comprendre le
développement des conduites d’hypertravail : 1) une organisation du travail fortement
sous contrôle de l’entreprise et/ou du superviseur ; 2) une organisation du travail
plutôt flexible mais piégée par les objectifs prédéterminés; 3) une organisation du
travail libre, transférée aux salariés et salariées. Cette catégorisation est le reflet du
croisement de deux indicateurs. Le premier examine la latitude qu’ont les travailleurs
et travailleuses dans l’organisation de leur travail au quotidien, tandis que le second
s’attarde à l’autonomie dont ils disposent pour définir les objectifs de leur travail.
267
Tableau 20 : Flexibilité de l’organisation et autonomie décisionnelle et conduites
d’hypertravail
FLEXIBILITE ET
AUTONOMIE
EXEMPLE-TYPE EFFECTIFS SELON LE
GENRE ET LA
SITUATION
CONJUGALE
Une organisation
du travail
fortement sous
contrainte
« En fait, c'est pas mal la personne qui me dit
quoi faire qui organise mon travail. Mais moi,
vu que je suis l'artiste, je sais combien de
temps va prendre telle et telle chose à faire.
Puis j'ai quand même un bon rythme de travail
rapide. Fait que normalement, je ne me stresse
pas vraiment avec ça. » (Martin)
N = 6 ; (17,6%)
Sexe : 5-H / 1-F
Secteurs : 3-MU / 3-
TI / 0-Autre
Une organisation
du travail flexible
mais piégée
« Il est certain que j'ai un niveau de contrôle,
mais peut-être moins sur les livrables, en
termes de quantité. (…) On me donne la
responsabilité et la corde pour me pendre. On
me donne un objectif pour livrer certaines
choses.» (Mathieu)
N = 11 ; (32,4%)
Sexe : 10-H / 1-F
Secteurs : 5-MU / 4-
TI / 2-Autre
Une organisation
du travail libre,
transférée aux
salariés et salariées
« Moi je suis autonome à 100%. Ça veut dire
que je n'ai pas de compte à rendre. En fait j'ai
un compte à rendre, c'est qu'il faut que je livre
mon projet. À partir de là, je mets les heures
que je veux, je décide ce que je veux. » (Jean-
Thomas)
N = 14 ; (41,2%)
Sexe : 8-H / 6-F
Secteurs : 4-MU / 8-
TI / 2-Autre
Non codé Trois sujets n’ont pas pu être codés pour ce
facteur en raison de données insuffisantes. N = 3 ; (8,8%)
Une organisation du travail peu flexible et fortement sous contrainte
Le premier cas de figure est révélateur d’une situation où l’employé a peu d’emprise
sur le rythme de son travail et bien peu d’autonomie et de marges de manœuvre dans
l’atteinte des objectifs qui y sont liés. Le travail est organisé par d’autres et, même
dans la gestion des activités quotidiennes et du temps alloué pour chacune d’entre
elles, le point de vue des employés n’est pas toujours sollicité. C’est le cas de Jean,
salarié au sein d’une entreprise multinationale du secteur des services informatiques,
pour qui l’organisation du travail est fortement prescrite et contrôlée par les
technologies. Les processus mis en place dans la réalisation du travail sont préétablis
et il apparaît difficile d’y déroger :
268
« Les processus sont hyper contrôlés, hyper maitrisés. Bien on est une
firme dans le domaine de l'informatique, puis dans l'informatique c'est
binaire hein. C'est là ou ce n'est pas là. Il n’y a pas de gris là-dedans.
Fait qu'on a mis en place un paquet d'outils qui sont «go, no go», fait, pas
fait. Fait que tsé, il n'y a pas de place à justification tout ça. C'est pèse
« oui ou non ». Puis ça, ça fait qu'on a de moins en moins– en fait on ne
peut pas négocier avec une machine là on s'entend, fait qu'on a de moins
en moins de marge de manœuvre. On a de moins en moins de capacités,
ou de moins en moins de possibilités de gérer notre temps. Parce qu'on
est conditionnés par une machine. » (Jean)
Jean se sent coincé dans ce type d’organisation du travail, dont le rendement est
incessamment contrôlé par les technologies. Il critique, avec d’autres employés, le
fait que ce système d’organisation du travail ne laisse aucune place à la discussion et
à la négociation, ni des objectifs à atteindre ni du temps alloué pour les atteindre.
Ainsi, peu importe les contextes, par exemple des événements perturbateurs dans la
vie personnelle ou des imprévus professionnels, ils se trouvent systématiquement mis
en échec s’ils ne parviennent pas à « nourrir la machine ». Face à un « superviseur »
déshumanisé, ils se retrouvent totalement impuissants à intervenir sur l’organisation
du travail, contraints à répondre à ce qui est attendu d’eux, à ce qui a été
préprogrammé pour eux :
« (…) la machine, elle, tu as beau avoir les yeux fermés, tu as beau être
de toute évidence en détresse, la machine elle ne réagit pas à ça. (…) on
doit prendre du détachement par rapport à notre organisation, parce que
la machine, tu ne peux pas essayer de la sensibiliser. Tu ne peux pas
essayer de la ramener à la réalité. C'est blanc ou noir. Fait que tu n'as
pas le choix, tu nourris la machine, tu nourris la machine (…). Puis là
évidemment, les deadline, c'est la machine qui les gère. Fait que là à un
moment donné, tu l'as pas fait, même si tu avais mille et une bonnes
raisons, la machine elle ne le sais pas.» (Jean)
Dans d’autres cas, la planification et l’organisation du travail sont déterminées par le
superviseur : « en fait c'est pas mal la personne qui me dit quoi faire qui organise
mon travail » (Martin). Dans un tel cadre de travail, il apparaît difficile de contrôler la
charge de travail et de gérer individuellement son temps. L’entreprise dans laquelle
269
travaille Daphnée est un bon exemple de cette réalité. Le travail est planifié pour tous
les jours de la semaine de façon à ce que toute l’équipe puisse exactement savoir ce
sur quoi chacun travaille à un moment précis :
« On fait pour chaque membre de l'équipe une planification assez serrée
parce qu'on veut se donner la flexibilité de pouvoir interrompre les gens
dans leur travail lorsque c'est moins pertinent ou important. Je suis en
mesure de savoir le mercredi matin le programmeur de base de données
sur quoi il travaille parce que dans son horaire ça déjà été appliqué.
Donc on n’est pas très libre là-dessus. » (Daphnée)
Ce type d’organisation du travail contraignante, qui touche environ un salarié sur six
de notre échantillon, met beaucoup de pression sur les travailleurs et travailleuses
pour qu’ils respectent les délais fixés et se conforment à la planification qui a été
établie pour eux. Dans ce cas, l’allongement du temps de travail est parfois la seule
réponse possible qu’ils trouvent pour éviter d’être mis en échec.
Une organisation du travail flexible mais piégée
D’autres disposent d’une plus grande flexibilité pour gérer leur temps et organiser
leur travail mais doivent composer avec de fortes contraintes et des objectifs de
travail prédéterminés, sur lesquels ils n’ont pas eu d’emprise. Ainsi, d’un côté, ils
sont très autonomes dans la gestion individuelle de leur temps de travail et dans les
moyens qu’ils mettent en œuvre pour atteindre les résultats. Ils profitent d’une
relative latitude pour gérer leur travail au quotidien, pour établir l’ordre des priorités
des tâches journalières et même pour gérer leur horaire de travail, assez flexible.
Toutefois, de l’autre côté, ils constatent avoir peu de marges de manœuvre sur les
délais de livraison des projets ou sur les services rattachés à leur profession. Ils ne
participent pas à la détermination des objectifs et ils sont souvent confrontés à des
dates butoir immuables, ce qui les oblige à terminer le projet ou à livrer le service
dans les temps prescrits par l’employeur, et ce, « peu importe le nombre d’heures que
ça va prendre » (Louis). Comme le dit Mathieu, une fois l’objectif transmis par le
superviseur, il faut se débrouiller soi-même : « On me donne la responsabilité et la
270
corde pour me pendre avec. On me donne un objectif pour livrer certaines choses
(…). Et ils me laissent responsable de gérer tout ça » (Mathieu).
« Gérer tout ça », ça veut dire qu’il faut se débrouiller, organiser son travail et son
horaire au quotidien pour atteindre les objectifs déterminés. Ça veut aussi dire vivre
avec les débordements de l’horaire de travail, accepter les longues heures et les
horaires atypiques bref, réorganiser son horaire de vie pour éviter de mettre en péril
les objectifs organisationnels : « Quand faut livrer telle date, faut livrer telle date. Ça
implique qu'il faut travailler les fins de semaine, puis jusqu'à une heure du matin s’il
le faut » (Olivier).
Ainsi, ces travailleurs et travailleuses se retrouvent dans une position paradoxale de
liberté et de contrainte. Libres à prime abord de gérer leur agenda et d’organiser leur
travail quotidien, mais contraints de le faire sous pression, dans l’urgence, en raison
des décisions importantes prises en aval et pour lesquelles ils ont peu de contrôle :
« on est beaucoup dans l’urgence puis dans la réaction » (Florence). On voit bien ici
comment l’autonomie peut être contrôlée en raison des conditions d’exercice du
travail et des règles du marché (Appay, 2005 ; Pagès et al., 2009).
Ce sentiment de pseudo-autonomie est renforcé par la transformation rapide du travail
et sa réorganisation constante : il faut constamment revoir les processus, revoir
l’organisation du travail, intégrer de nouvelles technologies. Ce sentiment est aussi
renforcé par la flexibilisation du lieu de travail où, grâce aux innovations
technologiques, il est possible de recréer son environnement de travail peu importe où
l’on se trouve, comme en témoigne ici Richard :
« Et puis la 2ème chose c'est que les outils de travail sont quasiment….
omniprésents. Aujourd'hui je peux prendre n'importe quel ordinateur,
n'importe quelle tablette, n'importe quel téléphone et je peux me refaire
mon environnement de travail. Au moment où on se parle, je peux très
bien sortir mon téléphone, activer ma connexion, sortir mon ordinateur,
j'ai un accès à mon environnement de travail sécurisé et là je redirige ma
boîte vocale, je prends mes messages à distance. Regarde, je suis comme
au bureau, il n'y a aucune différence pour les gens. » (Richard)
271
Derrière ces avantages apparents, ils ont peu de pouvoir réel sur ce qui pourrait leur
permettre de moduler différemment leur temps de travail, piégés sans qu’ils s’en
rendent compte par l’organisation et par le fait d’avoir au final peu de contrôle sur
l’organisation de leur travail et même parfois sur le temps qu’ils doivent investir au
travail.
Une organisation du travail libre, transférée aux salariés et salariées
Le dernier cas de figure regroupe des salariés et salariées qui sont très autonomes
dans la planification et l’orientation donnée à leur travail ainsi que dans le choix des
moyens à utiliser en vue d’atteindre leurs objectifs. Contrairement au cas de figure
précédent, ces salariés et salariées participent aux décisions importantes, c’est-à-dire
à la détermination des objectifs de travail à atteindre et collaborent même, parfois, à
l’établissement des critères d’évaluation et de rendement.
Cette autonomie dans l’organisation du travail s’inscrit en complémentarité avec le
fait de se sentir « 100% autonome » dans la gestion de leur temps de travail et de
leurs activités. Ils peuvent, par exemple, choisir d’investir telle activité plutôt qu’une
autre, choisir leurs clients, les contrats qu’il faut mettre de l’avant, etc. :
« Une fois par semaine, peut-être que mon patron va m'envoyer un
courriel pour me dire «ah lui veux-tu t'en occuper, je n'ai pas le temps.»
Il m'a demandé pour aller à un cinq à sept une fois, ça arrive une fois par
trois mois. C'est moi qui organise mon temps donc je me sens à cent pour
cent libre de mon horaire effectivement. » (Christian)
De fait, ils ont beaucoup de latitude dans l’organisation de leur travail et de leur
horaire de travail et n’ont pas de comptes à rendre à leur superviseur sur la
planification établie, si ce n’est que de répondre à des demandes ponctuelles de temps
à autre et, bien sûr, de réaliser leur mandat (fonctions) pour lequel ils sont embauchés.
Cette grande latitude au travail et cette autonomie est également observable par le fait
qu’ils parviennent à modifier leur poste en fonction de leurs aptitudes et de leurs
objectifs. Évelyne explique d’ailleurs comment elle est parvenue, progressivement, à
développer son emploi : « Ce qui est le fun ici, c'est une boîte que tu peux innover.
272
Dans le sens que « ah, je pourrais faire ça », tu commences à le faire, c'est accepté,
c'est cool, les gens approuvent » (Évelyne).
5.5.3 Dispositif d’évaluation du rendement et de reconnaissance
Un autre facteur important à considérer dans la compréhension des conduites
d’hypertravail est le dispositif d’évaluation du rendement et de reconnaissance des
salariés et salariées mis en place par l’organisation. Selon les témoignages recueillis,
sa définition repose sur deux indicateurs. Le premier renvoie à la reconnaissance
organisationnelle ou non du fort investissement au travail. Le deuxième concerne
l’importance et la nature des récompenses allouées. Elles peuvent être généreuses et
diversifiées, tel que l’octroi de bonis et d’augmentations salariales substantielles ou
de promotions régulières ; plutôt modestes, axées sur des augmentations de salaire
« correctes » et des marques d’encouragement et de reconnaissance psychologique ;
ou encore en régression, voire pratiquement inexistantes. Nos analyses ont permis de
distinguer trois dispositifs d’évaluation du rendement et de reconnaissance : le
« cercle vertueux », le « dispositif de récompenses sobres et surtout psychologiques »
et la « carence de récompenses ».
273
Tableau 21 : Dispositif d’évaluation du rendement et de reconnaissance et conduites
d’hypertravail
TYPES
D’EVALUATION DU
RENDEMENT ET DE
RECONNAISSANCE
EXEMPLE-TYPE EFFECTIFS SELON LE
GENRE ET LE
SECTEUR
D’ACTIVITES
Le cercle vertueux:
fort investissement
contre
récompenses
généreuses
« Oui, j'ai eu plein de promotions, ça m'a
vraiment aidé. J'ai eu des actions, des bonus,
des augmentations de salaire. En quelques
mois, j'ai eu un contrat permanent (…). À
toutes les années j'ai eu de grosses
augmentations de salaire, des bonus. »
(Hubert)
N = 12 ; (35,3%)
Sexe : 10-H / 2-F
Secteurs : 5-MU / 6-
TI / 1-Autre
Un dispositif de
récompenses sobre,
axé sur des
marques de
reconnaissance
psychologiques
«Bien déjà je trouve que ma rémunération est
très correcte, par rapport à mon âge et à mon
parcours je trouve que c'est très satisfaisant.
(…) Et 2ème chose, les récompenses sont
bonnes parce que j'ai de bons retours, les
gens n'hésitent pas à dire qu'ils sont contents,
en me disant « depuis que tu es arrivé
regarde, l'équipe s'est beaucoup améliorée, tu
amènes beaucoup d'énergie », des petits
commentaires, donc moi je suis très satisfait.»
(Richard)
N = 10 ; (29,4%)
Sexe : 7-H / 3-F
Secteurs : 5-MU / 2-
TI / 3-Autre
La carence de
récompenses : un
investissement en
mal de
reconnaissance
«« La reconnaissance est de moins en moins
présente. (…). Au niveau des bonis, ben il n'y
en a plus depuis quelques années. Fait que ça,
on n’oublie ça. (I : Pourquoi ils ont été
abolis?) Ah, parce qu'on se fixe des objectifs
corporatifs assez élevés, puis on n'atteint pas
nos objectifs. » (Jean)
N = 11 ; (32,4%)
Sexe : 9-H / 2-F
Secteurs : 3-MU / 7-
TI / 1-Autre
Non codé Un sujet n’a pas pu être codé pour ce facteur
en raison de données insuffisantes. N = 1 ; (2,9%)
Le cercle vertueux : fort investissement contre récompenses généreuses
Cette catégorie regroupe des travailleurs et travailleuses qui ont profité d’un dispositif
de reconnaissance organisationnelle fondé sur l’évaluation de l’investissement au
travail. Selon ce dispositif, la reconnaissance organisationnelle apparaît très
généreuse en fonction de la performance et de l’implication au travail de chaque
salarié. Ainsi, il importe de souligner que c’est la performance individuelle, en
274
comparaison avec celle des autres travailleurs, qui est ici reconnue et récompensée. Il
s’agit donc d’un système individualiste et axé sur le mérite individuel, « en fonction
des personnes qui ont le mieux performé » (Hubert) et « des bons coups faits dans
l'année ». Dans un tel contexte, la mise en visibilité de son investissement temporel et
de ses performances au travail est importante :
« Si tu ne te démarques pas, tu n'es pas capable d'avoir des
augmentations au-dessus de la moyenne. C'est presque un système
capitaliste de classes : c'est que si tu es vraiment dans les «happy few»
des personnes-clé de la compagnie, tu vas avoir des méga bonus, tu vas
avoir aussi des bonus de rentabilité si ton jeu est rentable. (…) donc oui,
plus tu en fais, plus tu te fais voir en faire, plus tu as des bonus. Ils ne
sont pas hésitants là-dessus.» (Hubert)
Les récompenses sont individualisées, diversifiées et généreuses. L’entreprise
privilégie un ensemble de récompenses financières, psychologiques (ex. des
félicitations) et axées sur la carrière pour encourager ses travailleurs les plus
performants et les plus investis. Parmi les récompenses les plus fréquemment
allouées, on retrouve les bonis au rendement, les primes ponctuelles, les fortes
augmentations salariales, les promotions rapides ou les cartes-cadeaux.
« J'ai eu une bonne progression, une bonne révision salariale, des
promotions, j'ai eu l'équivalent, ça fait 4 ans et j'ai eu peut-être comme
généralement une promotion par année à date. Avec des augmentations
salariales. On a des bonus de reconnaissance aussi, ça j'en ai eu. J'ai eu
des billets de hockey par exemple, des petits trucs comme ça, «on the
side» pour dire : bon travail, va voir la game de hockey ou bon travail,
paye toi un souper au resto, ça j'en ai eu…. » (Vincent)
Les travailleurs et travailleuses insérés dans ce système se sentent « privilégiés »
(Anne-Marie) et remarquent les avantages particuliers qu’ils reçoivent par rapport
aux autres. Par exemple, et c’est le cas pour Jean-Thomas, certains obtiennent des
augmentations salariales qui vont au-delà des barèmes établis dans la politique de
rémunération de l’entreprise : « (…) qu’est-ce que j'ai fait d'aussi
extraordinaire ? Cette année, j'ai eu 10% ou 9.5% d'augmentation salariale, sachant
275
que la politique de l'entreprise c'est 5.5%.». D’autres, comme Vincent, bénéficient de
nouveaux privilèges au fur et à mesure qu’ils sont associés à l’élite de l’entreprise et
au « cercle vertueux » (selon ses propres mots) des travailleurs les plus investis : « il
vient un temps où tu veux quelque chose, tu as des demandes, bien tu les obtiens plus
facilement, (comme par exemple) avoir accès à un portable » (Vincent).
Un dispositif sobre, axé sur des marques de reconnaissance psychologiques
Le deuxième dispositif d’évaluation du rendement et de reconnaissance
organisationnelle observé est plus sobre et moins flamboyant que le premier. Ce
dispositif s’aligne davantage sur les principes traditionnels d’évaluation du rendement
et de reconnaissance, c’est-à-dire des augmentations de salaires annuelles modestes
en fonction des résultats de l’évaluation, selon une marge préétablie. Dans ce
système, les salariés et salariées qui font de longues heures de travail ne profitent
ainsi pas de récompenses financières généreuses mais affirment tout de même se
sentir traités justement par l’entreprise. Si leur salaire n’est pas toujours très élevé, ils
sont satisfaits dans l’ensemble de leur rétribution financière et considèrent que,
malgré tout, leur fort investissement temporel au travail est reconnu.
Les marques de reconnaissance les plus importantes sont pour eux surtout de nature
psychologique. Ils affirment, par exemple, retirer beaucoup de reconnaissance de la
confiance témoignée par leur superviseur et par l’organisation. Cette reconnaissance
prend par exemple la forme d’encouragements en raison de leur performance au
travail : « Les gens me le faisaient sentir aussi. J'ai eu de belles évaluations. C'était
extrêmement gratifiant » (Raphaël). Une telle reconnaissance comporte des effets
psychologiques positifs et accroît la confiance. Cela est d’autant plus significatif pour
certains que cette reconnaissance est un événement isolé au regard de leur parcours
professionnel : « Puis je me rappelle, quand j'avais eu ce nouvel emploi-là, j'avais
tellement été surpris quand mon boss m'avait dit «bonne job» avec une tape dans le
dos, j'étais resté impressionné » (Martin).
276
Bref, l’ensemble des témoignages reçus d’appréciation et de confiance, de même que
l’obtention d’un salaire intéressant et bonifié chaque année, participent à l’expression
d’un sentiment de reconnaissance que ces travailleurs et travailleuses trouvent
convenable.
« C'est la première compagnie pour laquelle je travaille personnellement,
où ils sont capables de te donner une tape dans le dos et te dire «good
job». Et ça c'est important. Ce n'est pas le salaire, c'est plus la
reconnaissance. Le salaire va toujours être là. Aussitôt que tu as une
spécialité, le salaire va avec. Mais la tape dans le dos, elle est rare. »
(Thierry)
La carence de récompenses : un investissement en mal de reconnaissance
Le dernier dispositif de reconnaissance organisationnelle en est un qui tient ses
employés en « mal de reconnaissance ». Plus spécifiquement, on ne reconnaît pas
particulièrement le fort investissement au travail ni les performances associées et on
ne le récompense pas outre mesure. Plusieurs salariés et salariées rapportent même
avoir reçu des signes négatifs vis-à-vis de leur performance au travail, et ce, malgré
leur surinvestissement. De fait, certains de ces travailleurs et travailleuses ont émis
avoir eu parfois des doutes quant à l’appréciation de leur travail dans l’organisation :
« La première année, (…) je me disais «ils vont me mettre dehors» » (Olivier). Dans
ce système, les erreurs sont davantage mises en évidence que les bons coups. On
souligne les mauvais coups, on abrège les compliments et on peut même faire surgir
un sentiment d’incompétence : « j’ai l’impression que je suis en situation d’échec
perpétuel » (Daphnée).
L’allocation de récompenses financières est en perte de vitesse quand elle n’est pas
totalement abolie. La compétition internationale, les compressions économiques et la
non atteinte des objectifs de l’entreprise justifient bien souvent la réduction voire
l’abolition des récompenses financières, telles que les bonis au rendement ou les
augmentations de salaire significatives :
277
Il n'y en a plus de récompenses. Il y a un bonus annuel si on rencontre ses
objectifs… je les ai défoncés mes objectifs l'année dernière, j'étais dans
les tops 5 %, les meilleurs, ça va me donner quoi ça? Un petit bonus de
5% pour le mois prochain et une meilleure position pour une
augmentation de salaire? C'est toujours des carottes ça là…. » (Jacques)
Ainsi, hormis le salaire jugé plutôt « correct » par quelques-uns des travailleurs et
travailleuses, les récompenses financières sont perçues comme étant minimes et
certainement pas à la hauteur de leur investissement au travail, ni de l’importance de
la complexité des mandats qu’ils ont eus à relever :
« Ils m'envoient un petit biscuit pour chien de temps en temps, ils
appellent ça des récompenses. Il y a deux semaines, mon travail a fait les
médias, il y a deux banques qui sont tombées (système informatique),
j'étais tout seul et j'ai remonté une des deux. » (Jacques)
Du point de vue de ces travailleurs et travailleuses, l’organisation offre également peu
de marques de reconnaissance psychologique, telles que des encouragements ou des
félicitations. Dans certains cas, comme le souligne Jacques, « la récompense vient du
client et non de l'interne ».
Bref, le dispositif organisationnel d’évaluation du rendement et de reconnaissance est
peu généreux et tend à s’effriter selon ces salariés et salariées. Cette situation
contribue à créer une spirale négative de l’investissement au travail, où,
si l’allongement du temps de travail est nécessaire pour satisfaire aux exigences
élevées en termes de rendement, le travailleur n’en retire pas pour autant de bénéfices
à la hauteur de cet investissement. Le déséquilibre est ainsi très grand entre ce qu’ils
estiment « donner » à l’organisation (ex. faire toujours plus d’heures de travail) et ce
que cette dernière leur donne en retour (ex. une reconnaissance jugée minimale).
278
******
Ce chapitre a permis de dresser un portait détaillé des résultats pour chacun des
facteurs mis sous examen dans la compréhension du développement et du maintien
des conduites d’hypertravail. Nous avons exposé les différentes manières dont ces
facteurs sont associés ou non aux conduites d’hypertravail, où nous avons pu élaborer
des catégories exclusives. Celles-ci mettent en relief la diversité des contextes et des
situations et, partant, celle des motifs sous-jacents à un fort investissement temporel
dans ses activités professionnelles.
Cette analyse met en évidence que, pris séparément, aucun des facteurs retenus n’a le
pouvoir à lui seul d’expliquer de telles conduites d’hypertravail et récuse l’idée selon
laquelle un seul motif ou une seule raison universelle favorise le développement de
ces conduites. Nous avons pu constater, par exemple, que le dispositif de
reconnaissance et de récompenses peut dans certains cas favoriser le maintien de la
conduite d’hypertravail, mais tout comme les règles et pratiques de temps de travail
mises de l’avant dans l’organisation, ou encore le rapport au travail. Elle dévoile
cependant les rôles diversifiés de chacun des facteurs à l’étude dans l’entrée et le
maintien de l’hypertravail : si, par exemple, un cercle vertueux de reconnaissance et
de récompenses très généreuses peut très certainement favoriser la mise en place de
ces conduites par les salariés et salariées, cette catégorie ne concerne toutefois que
35% de nos sujets, alors que presque autant se disent en « mal de reconnaissance ».
Face à ces constats, le prochain chapitre permettra d’aller plus loin puisqu’il a pour
principal objectif de reconstituer les processus de construction des conduites
d’hypertravail à partir des liens dynamiques observés entre ces niveaux d’analyse et
les différents facteurs étudiés à la lumière des événements qui ont mené à l’adoption
de ces conduites d’hypertravail, et à travers la prise en compte de leur imbrication
avec les conduites développées dans d’autres sphères de vie. Au total, il s’agira de
dégager les significations que ces conduites revêtent pour les salariés et salariées qui
les adoptent.
279
Chapitre 6 : Construction d'une typologie des modes
d'engagement dans les conduites d'hypertravail:
résonance entre les niveaux et identification de cas-
types
Les processus de construction des conduites d’hypertravail chez les salariés et
salariées des secteurs du multimédia et des services informatiques se trouvent au
cœur de ce chapitre. Par le regroupement de cas similaires, celui-ci met en évidence
les résonances particulières entre les niveaux et les facteurs de la grille d’analyse
(Doise, 1982), qui ont permis l’élaboration d’une typologie des dynamiques engagées
dans la construction de ces conduites.
La modélisation fait ressortir trois dynamiques d’entrée et de développement de
l’hypertravail, dévoilant ainsi toute la complexité des processus sous-jacents à
l’adoption de telles conduites. Ces trois cas-types se distinguent assez nettement. Le
premier illustre un processus de renforcement par la réussite d’une identité
professionnelle de « grand travailleur », ancrée dans la culture familiale. Impulsés
par l’évolution satisfaisante de leur parcours professionnel et la forte valorisation
accordée au travail et au mode de vie axé sur l’hypertravail, ces salariés et salariées se
saisissent de la flexibilité organisationnelle pour s’investir davantage dans cette
sphère. Le deuxième témoigne de dynamiques conflictuelles de l’assujettissement de
la vie hors-travail à une suraffiliation organisationnelle. Nous verrons alors
comment certaines entreprises, surtout celles des jeux vidéo, usent de différentes
tactiques pour assujettir la vie hors-travail de leurs salariés et salariées à leurs besoins
en termes de disponibilité temporelle et d’investissement subjectif au travail. Pour
terminer, le troisième cas-type met en relief une conduite d’hypertravail de plus en
plus défensive, dans un contexte de mise à l’épreuve organisationnelle. Cherchant
d’abord à répondre aux attentes organisationnelles pour garder leur emploi et être
appréciés en travaillant de longues heures, ces salariés et salariées se retrouvent
finalement piégés par le durcissement des contraintes organisationnelles, où la
reconnaissance de leur contribution comme travailleur est mise à mal.
280
Avant de décrire plus en profondeur chacun de ces cas-types, nous exposerons
certaines réflexions sur la façon dont nous avons conceptualisé et mis en résonance
les différents facteurs et niveaux pour proposer ces trois cas-types.
6.1 Analyse des processus de construction des conduites
d’hypertravail : identification de trois cas-types
L’approche privilégiée dans cette thèse repose, nous l’avons dit, sur une perspective
qui conjugue l’histoire du sujet, l’interdépendance de ses sphères de vie et la mise en
résonance subjective du sujet avec l’organisation et le collectif de travail. À la fois
biographique et systémique, cette approche a pour but de saisir dans toute leur
complexité les processus par lesquels se développent les conduites de fort
investissement temporel au travail. À partir d’une grille de lecture
multidimensionnelle composée de cinq niveaux d’explication, nous avons pris en
compte de nombreux facteurs dans l’étude du développement de ces conduites. Il
convient, à ce stade-ci, de présenter ce travail d’intégration et de mise en relation des
différents facteurs et niveaux de la grille d’analyse, selon une démarche qui permet
d’enraciner les conduites d’hypertravail dans des dimensions processuelle, intégrative
et dynamique.
Dans cette section, nous présenterons les trois cas-types qui ont été distingués,
illustrant autant de processus de construction des conduites d’hypertravail. Pour
chacun, seront d’abord présentés les grandes lignes du cas-type en question ainsi que
les principales caractéristiques des sujets qui y sont regroupés. Une figure synthèse au
début de la description permettra par ailleurs d’entrevoir les liens entre les principaux
facteurs à l’œuvre dans le développement de ces conduites. Seront ensuite décrites
puis analysées les résonances entre les facteurs et les niveaux de notre grille
d’analyse, de façon à faire ressortir comment ceux-ci interagissent les uns par rapport
aux autres et sont interreliés.
281
6.1.1 Premier cas-type : Renforcement d’une identité professionnelle
de « grand travailleur », ancrée dans la culture familiale
Le premier cas-type rend compte d’une dynamique où le développement des
conduites d’hypertravail est fortement impulsé par les facteurs relevant des niveaux
intra-individuel et idéologique. Sur le plan intra-individuel, des événements difficiles
vécus au début du parcours professionnel semblent avoir contribué à développer ou à
renforcer un rapport très fort et très affectif envers le travail, le plus souvent central
dans la vie. Ayant développé une satisfaction de plus en plus grande à l’égard de la
vie professionnelle et, surtout, une identité professionnelle fondée sur la réussite
malgré les obstacles rencontrés au début de leur parcours, les sujets renforcent leurs
conduite d’hypertravail. Ces derniers accordent désormais beaucoup de place à leurs
activités professionnelles, et envisagent de faire de même pour l’avenir. Sur le plan
idéologique, la norme sociale de l’hypertravail, dominante dans leur entourage
personnel, apparaît également très influente. Dans cette dynamique, les niveaux
interpersonnel, positionnel et de la tâche et de l’organisation du travail jouent un rôle
plus complémentaire, participant surtout à offrir à ces personnes des possibilités
d’action et des stratégies favorables au maintien de cette conduite dans leur vie,
comme nous le verrons.
Ce cas-type regroupe douze sujets (N=12 ; 35,3%) de notre échantillon, dont neuf
hommes et trois femmes. Ils œuvrent pour la plupart dans le secteur des services
informatiques (ou au sein de larges départements d’informatique : quatre des cinq
sujets regroupés dans la section « autre » se retrouvant ici) et regroupent
majoritairement des diplômés du collégial (N=8). À ce propos, il s’agit du cas-type
qui, en proportion, compte le plus grande nombre de sujets qui ne détiennent pas de
diplôme universitaire. Ce sont aussi ces salariés et salariées qui travaillent le plus.
Sept d’entre eux travaillent 55 heures ou plus par semaine.
282
Figure 5: Processus de renforcement de l’identité de "grand travailleur"
6.1.1.1 Des événements de vie déterminants à l’origine des conduites d’hypertravail
Des événements difficiles jusqu’à une bifurcation professionnelle satisfaisante
Nombreux sont les sujets, dans ce cas-type, à soulever l’importance de la
« bifurcation heureuse », à la suite d’expériences professionnelles difficiles ou
insatisfaisantes vécues au début de leur parcours. Ils sont d’ailleurs nombreux à ne
pas avoir obtenu d’emplois satisfaisants dans leur premier domaine de formation,
bifurquant ainsi vers le domaine de l’informatique et du multimédia, qui s’avère un
deuxième choix professionnel positif, que cette bifurcation ait été accompagnée d’un
retour en formation ou non : « j’ai commencé par débuter un DEC en électronique,
quand je suis sorti du secondaire. Je n'ai pas vraiment aimé ça, j'ai fait presque deux
ans là-dedans. J'ai lâché et j'ai fait une attestation d'études collégiales en
informatique » (Émile). Analysons maintenant plus en détails l’importance de ces
premières années dans l’orientation du parcours.
Les premières années d’insertion professionnelle sont le plus souvent marquées par
des événements de vie difficiles sur le plan professionnel. Certains sujets ont fait face
à des congédiements, d’autres ont connu une série d’emplois précaires et un maintien
Événements prof. difficiles jusqu’à
une bifurcation satisfaisante
Le travail : entre « pilier de vie » et
« tout au travail »
Forte valorisation et satisfaction prof.
Projets professionnels prioritaires
pour l’avenir
Soutien moral et logistique des
proches
Mise à distance des autres
relations hors travail
Norme sociale de
l’hypertravail (proches)
Une culture du temps de
travail axée sur le « laisser
faire »
La souplesse de l’org. du
travail au service de
l’hypertravail : org. et
charge de travail flexible
Reconnaissance de l’invest.
au travail (cercle vertueux)
Attentes professionnelles
liées à l’autonomie
Peu d’attentes dans les
rôles hors travail :
renforcement de la
position prof.
Conduite
hypertravail
Niveau idéologique
Niveau intraindividuel
Niveau positionnel Niveau inter-individuel Niveau org. travail
283
instable sur le marché du travail, un autre a connu une faillite, tandis qu’un autre a
démissionné compte tenu de son insatisfaction au travail. Au regard de
l’enchaînement des événements qui ont marqué les débuts sur le marché du travail,
c’est parfois l’incohérence du parcours qui est la plus frappante. De fait, l’occupation
d’emplois aussi variés que précaires peuvent se cumuler pendant ces premières
années. Par ailleurs, plusieurs évoquent ne pas avoir finalement trouvé d’emplois
dans leur domaine de formation : « je n'ai jamais rien trouvé, je n'ai jamais travaillé
dans ce que j'avais étudié. Tout ce que j'ai fait, je l'ai appris sur le «tas» » (Thierry).
Ces expériences difficiles produisent deux effets principaux pour ces travailleurs et
travailleuses. Le premier effet consiste à les conduire vers un domaine de
compétences et des emplois un peu plus éloignés de leur formation initiale. Peinant
pendant quelques années à trouver un emploi intéressant, en lien avec leur domaine
de compétences, certains ont accepté de faire des petits boulots et de commencer au
bas de l’échelle. C’est le cas de Sandrine, qui détient un diplôme en technique de
commercialisation (ventes et marketing) lorsqu’elle tente de s’insérer sur le marché
du travail. En raison du contexte d’emploi difficile au moment de son insertion
(« Quand j'ai fini mes études, on était en 97, le marché de l'emploi était très difficile,
beaucoup de chômage, etc. »), elle ne travaillera finalement pas dans ce domaine
pour lequel elle était pourtant qualifiée. Sandrine, ainsi que les autres sujets de notre
échantillon concernés par cet effet, occupent alors un emploi pour lequel ils n’ont pas
les qualifications. Ils cherchent à compenser ce « déficit de qualifications » par la
formation continue et la mise à jour continuelle et presque quotidienne de leurs
connaissances professionnelles (par exemple sur les réseaux et les forums
informatiques). Cet effet se fait ainsi sentir sur l’allongement du temps de travail. Les
activités de formation – réalisées pour la plupart en dehors des heures de travail –
favorisent le maintien de leur performance au travail mais augmentent aussi les
heures de travail. Elles permettent par ailleurs de maintenir leur place et leur ancrage
dans un domaine où elles ont eu du mal parfois à se faire reconnaître et pour bâtir leur
réputation :
284
« Dans le sens que je vais consolider ce que j'ai bâti, je vais me
développer comme individu à travers ça … tsé, je suis parti d'un gars qui
a un AEC à quelque chose qui est… je n’avais pas d'éducation et c'était
doublement plus difficile de me rendre là où est-ce que je me suis rendu,
j'aurais pu passer par le chemin le plus facile mais j'ai pris le chemin le
plus difficile. » (Jean-Thomas)
Le deuxième effet de ces expériences difficiles vécues en début de parcours consiste à
façonner de nouvelles attentes et de nouvelles représentations à l’égard du travail et
de la vie professionnelle. D’abord insatisfaits en emploi et de leur position sur le
marché du travail, plusieurs se saisissent de ces événements difficiles pour modifier
l’orientation donnée à leur vie professionnelle et, plus globalement, pour revoir leurs
priorités de vie. Par exemple, Thierry a vécu un « événement-choc » en début de
parcours. Cet événement l’a suffisamment ébranlé pour l’amener à intensifier
l’importance accordée au travail dans sa vie. Après avoir été mis à la porte de son
école et congédié lors de sa toute première expérience professionnelle, Thierry a
décidé de prendre sa vie en main et de recentrer ses efforts et son investissement dans
la sphère de vie professionnelle :
« J'ai toujours été «workaholic». J'ai toujours été comme ça. (…) Depuis
que je me suis réveillé… quand je me suis fait mettre en dehors de yyy, je
me suis demandé si j'avais le goût de passer le reste de mes jours assis
sur la galerie avec une grosse Bud chaude, ou si j'avais le goût de faire
quelque chose? C’est là que ça a «décliqué». (Thierry)
Sandrine aussi a modifié ses attentes et ses représentations à l’égard du travail. Après
une longue période d’absence du marché du travail pour s’occuper de sa famille et du
commerce de son conjoint (« mon fils est né, et là je me suis retrouvée à la fois
maman, conjointe d'entrepreneur, sans statut (…) ») et une suite d’événements
difficiles (harcèlement au travail, un divorce), elle a vécu ce retrait comme une
privation. Cette privation a exacerbé son désir de s’investir dans la sphère
professionnelle : « Je dirais qu'à titre personnel, (m’investir au travail), c'est ce que
j'attendais depuis tout le temps » (Sandrine). Les questionnements que ces
événements lui ont imposé se sont avérés au final être à l’origine de points tournants
285
de son parcours professionnel, en renouvelant l’importance accordée au désir de faire
sa place sur le marché du travail et d’accorder une plus grande importance au travail
dans sa vie. Au terme de cette remise en question, elle s’offre alors un nouveau départ
et choisit d’investir le monde des technologies de l’information, un domaine
professionnel qui la passionne et qui se trouve à mille lieux de ses emplois
précédents, dont quelques-uns en secrétariat.
Bref, les conduites d’hypertravail de ce premier cas-type s’enracinent bien souvent au
cœur d’une histoire professionnelle marquée par des difficultés et des insatisfactions
diverses, qui entraînent une révision à la hausse de l’engagement et de
l’investissement dans la sphère professionnelle, et ce, dès les premières années
d’insertion. Le parcours antérieur, parce qu’il met en relief ce qu’ils ont construit
comme vie professionnelle et ce à quoi ils ont heureusement échappé, joue un rôle
déterminant dans le « passage » à l’hypertravail.
6.1.1.2 Renforcement de sa « valeur » professionnelle et renouvellement de ses
engagements et de ses priorités vis-à-vis du travail
Ces événements difficiles vécus en début de parcours ont rendu les sujets concernés
« conscients » de la fragilité de leur place sur le marché du travail et les ont
imprégnés de l’obligation de valoriser et de démontrer en tout temps leur « valeur »
professionnelle. La sphère du travail en vient ainsi à occuper une grande place dans
leur vie : développement et mise à jour des compétences, formation continue, qualité
rehaussée du travail et élargissement des mandats sont autant de préoccupations et
d’activités professionnelles jugées importantes, omniprésentes au quotidien. Leur
rapport au travail est teinté de cette centralité du travail, et l’organisation de leur
système des activités met au premier plan les activités professionnelles dans leur vie.
Le travail comme pilier de vie : la forte valorisation du travail et la préférence
envers les activités liées au travail
Pour les travailleurs et travailleuses associés à ce cas-type, le travail constitue
aujourd’hui un important pilier de vie. Par rapport à l’ensemble des sphères de vie, il
286
« occupe la première place » (Mathieu) ou se trouve presque à égalité, en importance,
avec la famille. Pour ces sujets, le travail est une importante source de réalisation et
d’accomplissement personnel, qui leur permet d’être reconnus. D’ailleurs, ce qu’ils
retirent de leur engagement au travail, sur le plan de la réalisation personnelle, est
prioritaire pour eux :
« Je suis quelqu'un qui a le besoin de créer des choses et également de
faire avancer des choses. Si j'ai l'impression que je travaille sur quelque
chose qui avance et que ça me permet d'avancer en tant qu'individu, je
crois que c'est ça qui est important. » (Mathieu)
Cette sphère occupe une place affective et temporelle très importante dans leur vie, au
point que les changements et les événements importants de la vie hors-travail, par
exemple la venue d’un enfant ou la rencontre d’un nouveau conjoint, ne modifient
pas l’importance accordée au travail ni la fonction auquel il répond, pour se réaliser
personnellement mais aussi pour se définir. Tout au plus, ces événements exigent des
« ajustements » ou des réaménagements, principalement par rapport aux horaires de
travail, pour parvenir à mieux concilier les exigences liées à leurs autres sphères de
vie, tout en maintenant leur fort investissement temporel au travail. C’est ce que nous
dit Émile qui, depuis qu’il a eu un enfant, a transféré certaines de ses heures de travail
en soirée pour pouvoir être auprès de son enfant à la fin de la journée :
« Très important, ça c'est sûr. Sans négliger le reste. Il y a toujours
moyen de s'arranger, puis de réorganiser l'horaire, un peu comme j'ai fait
(depuis que j’ai un enfant). Par exemple, je travaille plus tard le soir.
Mais ça reste que c'est très important. » (Émile)
Le travail représente une activité hautement valorisée comparativement aux activités
de loisir et de divertissement (ex. sport, télévision), amicales (ex. soupers et
rencontres) ou de la vie familiale quotidienne (ex. faire les devoirs avec les enfants).
Ces sujets ont pour la plupart peu ou pas développé de hobbys ou de passions en
dehors du travail. L’activité de travail occupe leurs temps libres, comme l’explique
ici Thierry :
287
« C'est au point que, je vais être chez nous le soir…. J'écoute pas
beaucoup la télé… moi je ne me suis jamais intéressé au sport, au sport
comme le hockey, je n'écoute pas ça. Ma conjointe elle, elle va s'asseoir…
elle aime le hockey, elle aime toutes les affaires de télé-réalité bien plate,
elle aime ça regarder ça, c'est son choix, ça lui change les idées c'est
correct. Moi qu'est-ce que je fais pendant ce temps-là, bien je tourne en
rond…alors je travaille, c'est comme ça. » (Thierry)
Ainsi, « tant qu’à écouter la télé… », ils préfèrent s’engager dans les activités du
travail, beaucoup plus signifiantes pour eux. Au point où l’on observe dans bien des
cas un repli autour des sphères de vie professionnelle et familiale :
« Moi c'est comme si je n'avais pas de projet personnel, mon seul projet
personnel c'est professionnel, et je me dis que quitte à mettre de l'énergie,
plutôt que d'avoir des déceptions au niveau amical, je préfère focuser sur
ce qui est important pour moi. » (Sandrine)
Pour sa part, Sandrine choisit de renoncer (pas totalement mais presque) à plusieurs
sphères de sa vie (loisirs, amis, bénévolat) pour se consacrer au travail. Ce choix n’est
pas douloureux. Au contraire, elle estime que le temps investi dans la vie amicale
peut même nuire à l’atteinte de ses objectifs dans la sphère professionnelle qui sont,
et de loin, prioritaires pour elle (avec le maintien d’une vie de couple et de famille
satisfaisante).
Dans quelques cas, l’absence d’activités significatives en dehors du travail fait en
sorte que l’investissement au travail devient une façon « payante et rentable »
d’occuper le temps qui, autrement, serait gaspillé. Ils reconnaissent toutefois que dans
un tel mode d’investissement au travail, l’équilibre entre leurs différentes sphères de
vie est plutôt fragile : « Je me suis sorti de l'hypertravail dans le sens destructif du
terme, mais par contre je suis satisfait maintenant (de mon équilibre) mais c'est
fragile. Ça peut facilement se faire déborder et sacrifier beaucoup de chose à côté »
(Richard).
Au final, il ressort que le travail est devenu une valeur très importante dans la vie de
ce groupe de sujets et que leurs activités sont essentiellement centrées autour du
288
travail. Le sentiment d’accomplissement que procure aujourd’hui l’activité
professionnelle est également important pour comprendre l’engagement des sujets
dans cette sphère et le développement de conduites d’hypertravail. Ces sujets relatent
le réel plaisir qu’ils éprouvent à accomplir leurs différentes tâches – à « faire » leur
travail – et le fort sentiment d’épanouissement qui en découle. Les activités
professionnelles sont jugées passionnantes et satisfaisantes, suffisamment pour y
consacrer une bonne part de l’ensemble de leurs activités de vie. Ils perçoivent, à
travers l’activité de travail, non seulement la possibilité de développer leurs
compétences professionnelles mais, plus largement, la possibilité de se développer
comme individu. Pour ces personnes, la vie professionnelle est source
d’apprentissage, de réalisation personnelle et de forte estime de soi.
Les objectifs et projets professionnels prioritaires pour l’avenir
Le rapport à l’avenir professionnel de ces travailleurs et travailleuses se situe dans le
prolongement de leur investissement au travail. Très engagés dans ce qu’ils font, ils
veulent renforcer leur expertise dans leur domaine professionnel, continuer à y
évoluer, acquérir de nouvelles compétences et qualifications par le biais de
certifications, par exemple. Des stratégies sont d’ailleurs déjà utilisées pour mettre en
œuvre les objectifs et les projets évoqués : « Il y a des objectifs de certification. Il y a
des niveaux de certification que je veux atteindre. (…) Fait que je veux monter d'un
niveau encore, ça c'est à moyen court terme » (Émile). Pour y parvenir et continuer à
bâtir leur carrière professionnelle, ils croient que la mobilité inter-entreprises sera
nécessaire.
Après avoir trouvé et construit difficilement leur place sur le marché du travail, ces
sujets cherchent maintenant à protéger leurs « acquis » ; ces conduites d’hypertravail
s’inscrivent aussi au regard de l’avenir meilleur qu’il promet, professionnellement et
personnellement. L’avancement rapide dans la carrière est de fait une des principales
attentes « matérielles » formulées à l’égard des longues heures de travail effectuées :
« Ça a toujours été un investissement pour l'avenir. Je veux des choses, je veux
avancer, je veux être reconnue pour ce que je fais » (Anne-Marie). Pour Anne-Marie,
289
s’investir fortement au travail apparaît ainsi indissociable de cette finalité puisqu’on
la reconnaît déjà comme une « travaillante », une image professionnelle à laquelle il
lui semble dorénavant difficile de renoncer sans en subir des contrecoups négatifs :
« j'ai probablement créé des attentes qui font que je suis un peu prise là-dedans. (…)
Travailler moins d’heures, ce serait perdre en crédibilité, ce serait perçu comme un
signe de faiblesse ». Alexia mentionne quant à elle, en parlant de sa situation de
longues heures de travail, que « l'investissement, c'est inévitable » pour tout
travailleur qui veut faire une belle carrière et progresser rapidement sur le marché du
travail. Réussir sa carrière réfère alors à une ambition personnelle qui se trouve, à ce
moment-ci de leur parcours, au centre de leur vie. Pour ceux et celles qui sont en
début de parcours professionnel, travailler plus d’heures que les autres les montre
désirables aux yeux de leur superviseur et de la direction, susceptibles d’obtenir des
promotions. Pour les autres qui sont plus avancés, ils souhaitent consolider leur
réputation. Enfin, l’obtention de promotions et le succès des projets dans lesquels ils
s’investissent peuvent apporter pour l’avenir une plus grande sécurisation de leur
parcours et un futur emploi conforme à leurs désirs et à leurs attentes : « Je n'en ai
pas parlé tantôt, mais il y a le côté sécurité. Si ça ferme, plus j'en sais, plus je fais ce
que je veux après, j'ai plus de chance de retravailler rapidement, où je veux et aux
conditions que je veux » (Jérôme).
En ce qui concerne la réalisation de projets personnels à court et moyen termes, la
moitié juge qu’il est difficile, compte tenu du fort investissement temporel au travail,
d’entrevoir la réalisation de projets personnels, par exemple, développer des
nouveaux loisirs. Même pour les projets plus modestes, ils doivent les planifier dans
l’agenda au regard des exigences du travail et des contraintes temporelles qui y sont
liées : « J'ai tellement de travail que j'ai mettons que j'ai une rénovation à faire dans
la maison, il faut que je planifie quand je vais la faire. Je ne peux pas dire je vais
faire ça à soir. Faut que je le planifie, parce que si je suis sur appel et que je
commence ça…. » (Thierry). Pour les autres qui anticipent pouvoir réaliser leurs
projets personnels, il s’agit essentiellement de projets de voyage ou de plein-air,
réalisables lors des périodes de vacances annuelles ou de longs week-ends.
290
6.1.1.3 Le culte de l’hypertravail : intériorisation du modèle familial et rejet des
« 35 heures »
La norme sociale du fort investissement temporel au travail est par ailleurs largement
intériorisée par les personnes qui font partie ce cas-type. Celles-ci ont développé une
représentation positive du « grand travailleur » et une certaine forme d’idéalisation du
mode de vie axé sur l’hypertravail. Elles n’hésitent d’ailleurs pas à exposer leur
grande capacité de travail : « Pour ma part, j'ai déjà fait 66 jours consécutifs à faire
plus de 12 heures par jour au bureau, à la maison et les fins de semaine incluses »
(Mathieu).
Ces salariés et salariées rejettent ainsi le modèle des « 35 heures » et, par le fait
même, la culture des loisirs et du temps libre qui y est souvent associée, assimilée
pour plusieurs à une perte de temps. Cela est loin d’être un idéal pour eux. Par
exemple, après avoir travaillé environ 80 heures par semaine pendant des années,
Jean-Thomas juge maintenant avoir atteint la situation idéale au regard du nombre
d’heures investies au travail, en ayant pu réduire la plupart de ses semaines à 50
heures : « Comme je te dis un « 50 heures » de base, puis après ça, ça peut être 80
pendant 2 mois, après ça tu descends » (Jean-Thomas). Il ne tient donc pas mordicus
à ce 50 heures. En somme, le calcul des heures de travail, assimilé péjorativement à la
classe des fonctionnaires (les « 9 à 5 »), est perçu comme symptomatique de
l’absence de passion dans le travail par les sujets qui s’inscrivent dans ce cas-type et
est fortement décrié.
En outre, s’investir fortement au travail est loin d’être une pratique marginale dans
l’entourage familial et dans le réseau personnel (ex. amis, conjoint) des travailleurs et
travailleuses ici concernés. La plupart d’entre eux a été exposée à cette culture de
l’hypertravail très tôt dans leur vie. La situation des longues heures de travail apparaît
ainsi normale auprès des proches : « Je n’ai pas vraiment de commentaires négatifs
(à propos de mes heures de travail), c'est comme normal » (Christian). Dans quelques
cas plus extrêmes, ils ne conçoivent même pas comment il pourrait en être autrement
puisqu’ils ont toujours baigné dans un environnement où le modèle idéologique fondé
sur l’hypertravail est dominant et puissant.
291
Enfin, parmi les représentations partagées par ces travailleurs et ces travailleuses, loin
de partager le sentiment d'être en train de « passer à côté de leur vie » en raison du
fort investissement temporel au travail, ils affirment plutôt le contraire : « c’est ça la
vie ». Anne-Marie, en constatant que ses relations significatives hors-travail se sont
atrophiées et sont de moins en moins développées, laisse sous-entendre qu’elle n’en
éprouve ni remords, ni regrets :
« Des fois je trouve que je manque de temps pour voir mes amis par
exemple. (…) I : Et vous n’avez pas le sentiment d'être en train de passer
à côté de la vie? R : Pas du tout. Je me sens vraiment dedans. » (Anne-
Marie)
Bref, la représentation d’un certain « idéaltype » du travailleur fortement investi au
travail (Malenfant et Côté, 2013) apparaît ainsi fortement propagée dans l’entourage
social des personnes qui correspondent à ce cas-type et apparaît intériorisée.
6.1.1.4 Les relations et les positions hors-travail utiles pour favoriser l’ancrage
dans l’hypertravail
Peu d’attentes à l’égard des rôles hors-travail
En ce qui concerne les attentes de leur entourage hors-travail vis-à-vis des rôles extra-
professionnels, l’analyse permet d’observer une répartition des rôles fortement
divisée dans le couple (s’il y a lieu). Selon la dynamique conjugale ou familiale
établie, le ou la conjointe se trouve davantage investi dans les tâches domestiques ou
familiales. Ce partage clair entre les rôles joués par chacun des conjoints dans la
sphère familiale renforce l’importance de la position professionnelle de la personne
en hypertravail par rapport à son conjoint. Ce partage clair contribue par ailleurs à
maintenir de façon relativement sereine cette situation de longues heures de travail :
les rôles de chacun sont négociés.
292
Même s’il a bataillé fort pour progresser dans sa vie professionnelle et qu’il juge ne
plus avoir à « faire ses preuves », Jean-Thomas a le sentiment de devoir continuer à
mettre des efforts pour consolider sa place sur le marché du travail et dans
l’organisation: « Là je me dis OK je peux consolider, d'abord mon statut social me le
donne, mon salaire aussi, je sais ce que je vaux sur le marché, je n'ai pas besoin de
me le prouver plus que ça ». Ainsi, au fur et à mesure du renforcement de sa
réputation professionnelle, il est parvenu à réduire son temps de travail. Ce temps
investi au travail est absolument nécessaire, selon lui, pour remplir adéquatement les
responsabilités et les mandats liés à son emploi.
Les relations hors-travail : entre mise à distance et recherche de soutien aux
conduites d’hypertravail
Si le travail est fortement investi et valorisé, les relations interpersonnelles de la vie
hors-travail contribuent d’au moins deux manières à soutenir les conduites
d’hypertravail dans ce cas-type. D’abord, par une opération de mise à distance de
certaines relations devenues moins significatives ; ensuite, par la sollicitation d’un
soutien moral et logistique des proches en appui aux conduites d’hypertravail et à la
gestion des conflits temporels qui peuvent en découler.
On constate que leurs relations hors-travail sont aujourd’hui relativement peu
nombreuses tout en étant satisfaisantes. Sur le plan des relations interpersonnelles
significatives développées à l’extérieur de la sphère professionnelle, ces salariés et
salariées ont généralement mis de côté plusieurs relations et n’ont pas hésité à mettre
fin à des amitiés de longue date. En fait, celles-ci sont concentrées autour du cercle
familial (enfants, parents, frères, sœurs) et du conjoint (s’il y a lieu).
Ces relations constituent un moyen qui permet à ces salariés et salariées d’adapter
leur mode de vie à leur fort investissement au travail.
La sollicitation d’un soutien moral et logistique auprès des proches est le deuxième
élément qui, à ce niveau, est propice au maintien des conduites d’hypertravail.
Presque tous les sujets ont pu profiter du soutien de personnes significatives dans leur
293
vie. Ce soutien est parfois négocié, pour la planification et la réalisation des tâches
familiales par exemple, mais il est aussi parfois réclamé, voire imposé. C’est le cas de
Thierry qui, au regard de ses valeurs et de ses aspirations à l’égard de la vie
professionnelle, a en quelque sorte exigé l’approbation et le soutien moral de sa
conjointe en lui imposant son rythme d’investissement au travail, et ce, dès le début
de leur relation :
« I : Est-ce que ça cause parfois des tensions avec votre conjointe
actuelle les heures de travail? R : Quand je l'ai rencontrée, c'est une
affaire que j'ai mise tout de suite sur la table. Regarde, je fais des heures
de fou, je ne couraille pas, je travaille. I : Qu'est-ce qu'elle a répondu?
R : Ça fait pas loin de 10 ans qu'on est ensemble. Fait qu'elle l'a accepté,
c'était comme ça, je ne me suis pas caché. J'ai appris à ne pas me cacher.
Je suis workaholic, bonjour mon nom est Thierry. C'était pas mal ça. »
(Thierry)
Émile agira un peu de la même manière lorsque sera prise la décision d’avoir un
enfant avec sa conjointe. En prévenant celle-ci du maintien de son rythme
d’investissement au travail et de l’importance du travail dans sa vie malgré le
bouleversement anticipé par cette nouvelle vie de famille, Émile impose ses choix de
vie. Il vient aussi établir clairement les rôles de chacun à travers la poursuite de ce
projet commun :
« Quand on a décidé d'avoir un enfant moi puis ma blonde, c'était dit que
ma vie professionnelle c'est très important. (…) C'est important pour moi.
J'essaie quand même d'avoir un bon équilibre. Mais c'était déjà dit que
j'allais travailler beaucoup, que ça allait arriver. » (Émile)
Ces conduites d’hypertravail apparaissent ainsi bien souvent non négociables avec les
personnes significatives de la vie hors-travail. Non seulement ces dernières ne
compromettent pas un tel investissement à l’égard de la vie professionnelle, mais
elles aideraient la plupart du temps à soutenir le fort investissement.
Mentionnons enfin que la qualité des relations au travail semble avoir peu d’impact
sur le fort investissement au travail. Les relations entretenues avec les collègues et le
294
superviseur apparaissent agréables et cordiales et s’apparentent à des relations de
travail plutôt standardisées. Certes, ces sujets apprécient leurs collègues et participent
à quelques activités hors-travail, voire développent quelques amitiés avec certains
d’entre eux, mais pas au point de mener à un investissement plus intensif au travail en
raison de ces liens relationnels. D’ailleurs, ils préfèrent généralement maintenir une
séparation assez nette entre les relations de la sphère professionnelle et leur vie
privée.
6.1.1.5 La souplesse de l’organisation du travail au service de la construction de la
conduite d’hypertravail
En ce qui concerne l’environnement organisationnel et l’organisation du travail, il
semble y avoir a priori peu d’incitatifs formels ou informels, par exemple dans les
méthodes de gestion ou dans les valeurs et la culture mises de l’avant par
l’organisation, pour encourager de tels comportements d’investissement intensif au
travail. Ces travailleurs et travailleuses se saisissent surtout de la flexibilité
organisationnelle pour organiser et gérer leur temps de travail et ainsi investir autant
d’heures au travail qu’ils le souhaitent dans leur vie professionnelle.
Qu’il s’agisse des attentes du milieu professionnel, des pratiques organisationnelles
de temps de travail ou des normes et valeurs liées à la culture organisationnelle,
l’analyse met en évidence l’impact plutôt faible de l’organisation dans le
développement de ces conduites. En fait, seul le dispositif d’évaluation et de
reconnaissance, développé selon le modèle du cercle vertueux, traduit la valorisation
accordée par l’organisation au fort investissement temporel au travail.
Des attentes « raisonnables » du milieu de travail, axées sur l’autonomie dans
l’emploi
Il importe d’abord de souligner que les travailleurs et travailleuses regroupés ici ne
perçoivent pas d’attentes déraisonnables ou trop élevées à l’égard de leur rôle et de
leur implication au travail. Au contraire, ils ont plutôt le sentiment de parvenir à
répondre adéquatement aux attentes de leur superviseur et/ou de leurs collègues : « Je
295
crois que je le remplis (mon rôle), que je réponds à ses attentes » (Christian). De fait,
on ne retrouve généralement pas de sujets qui font part d’attentes élevées des
collègues en terme de forte disponibilité au travail et de leadership, ou encore
d’attentes trop élevées de la direction au regard des résultats attendus qui devraient
être « toujours plus ». Les attentes perçues sont plutôt exprimées en rapport avec le
rendement et l’autonomie professionnelle attendus : « Donc j'ai des objectifs en terme
de chiffre d'affaires à rapporter à la boîte... » (Alexia).
Si le fait d’atteindre, voire de dépasser les attentes les encourage à poursuivre leur
fort investissement temporel au travail en raison notamment de la forte valorisation
qu’ils en retirent, ils ne croient pas pour autant que le fait de diminuer leurs heures de
travail entraînerait des représailles – formelles ou informelles – de la part de leur
superviseur. Autrement dit, leur fort investissement au travail n’est pas motivé par la
crainte d’un châtiment :
« Je pense que je dépasse les attentes. Il me le rappelle souvent d'ailleurs
qu'il est content de ce que je réalise. Ça c'est quelque chose qu'il me dit
souvent que (je travaille trop), mais en même temps il me dit continue ton
bon travail. Donc en même temps ça veut dire continue ton bon travail.
Mais si demain je fais 35 heures, bien c'est correct. Enfin, si je me
désengageais de tout ça serait correct, j'ai certains de mes collègues qui
le font et c'est correct. Mais je n'aurais pas la même place dans
l'entreprise par contre. » (Sandrine)
Une culture organisationnelle généralement peu favorable à susciter le
développement de conduites d’hypertravail
Un peu de la même façon, il n’y a pas de dynamique des longues heures de travail
instaurée dans l’équipe de travail ni même, pour quelques cas, dans les groupes
comparables ou hiérarchiquement plus élevés. Les normes et les pratiques
organisationnelles instaurées en matière de temps de travail sont centrées autour d’un
investissement plutôt standard au travail. Par exemple, les pratiques de temps de
travail sont claires et bien balisées et favorisent la mise en visibilité des heures
réalisées en temps supplémentaire. L’organisation privilégie la reprise ou le paiement
296
des heures supplémentaires et elle n’en contraint pas la réalisation pour ceux et celles
qui souhaitent en faire davantage. De plus, selon le point de vue des travailleurs et
travailleuses qui se rattachent à ce cas-type, faire de longues heures de travail apparaît
surtout inhabituel, du moins en comparaison avec les collègues. Par rapport au temps
de travail, c’est la culture du « laisser-faire » qui est dominante dans ces
organisations.
En ce qui concerne la philosophie, la mission et les valeurs mises de l’avant par
l’organisation, deux types de culture organisationnelle sont dominantes. D’abord, la
culture « communautaire » est fortement représentée dans ce cas-type, où le message
porté par l’organisation pour regrouper les actions des salariés et salariées s’articule
principalement autour d’une cause humaine et sociale altruiste. Rappelons que dans
une telle culture, nous avons observé que la priorité est souvent allouée au
développement d’une dynamique de travail qui valorise l’engagement social. Ce type
de culture n’est pas particulièrement enclin à « l’hypertravail ». Mais quelques
travailleurs et travailleuses se retrouvent aussi dans une organisation qui met de
l’avant une culture « compétitive », favorable alors au fort investissement au travail.
Attachés à la quête d’un « idéal » organisationnel, l’organisation propose un
« idéaltype » du travailleur qui repose essentiellement sur la rapidité d’exécution et la
capacité d’en faire toujours plus.
Une organisation du travail et une charge de travail flexibles
Pour ce cas-type, ce ne sont pas tant les contraintes de la tâche et de l’organisation du
travail qui conduisent à une extension des heures de travail que la nature même du
travail à réaliser, la flexibilité qu’il exige mais aussi l’autonomie qu’il permet. Ainsi,
ces facteurs de « charge de travail » et de « flexibilité de l’organisation du travail »
n’agissent pas comme des contraintes directes ayant pour effet l’augmentation du
temps de travail. Cependant, la flexibilité organisationnelle paraît importante à
prendre en compte dans ce cas-type. Au regard de la liberté et de la flexibilité
d’organisation du travail, ces sujets s’en saisissent pour investir le temps qu’ils jugent
nécessaire pour construire leur carrière. Également, l’organisation du travail est
297
tributaire des projets et des responsabilités dans lesquelles les travailleurs et les
travailleuses se sont engagés.
Sans être en situation constante de forte surcharge de travail et où ils doivent
conjuguer différents rôles professionnels, ils doivent tout de même concilier leurs
exigences de rendement avec des délais relativement courts et un travail assez
complexe. Par ailleurs, les tâches et les responsabilités nécessitent souvent une grande
disponibilité temporelle pour répondre aux impondérables du travail à réaliser. C’est
le cas, par exemple, des programmeurs et des consultants en informatique, amenés à
résoudre des problèmes qui peuvent surgir à tout moment du jour ou de la nuit et pour
lesquels il est presque toujours urgent d’intervenir (dans le cas d’une panne
informatique par exemple). Nécessairement, cette situation peut participer à allonger
les heures de travail. Mais c’est aussi toute la formation continue, la veille
informationnelle stratégique, le réseautage et la mise à jour des connaissances et des
compétences qui sont importants pour mener leur travail de façon satisfaisante. Par
exemple, la participation à des conférences et à différents réseaux sociaux
professionnels (ex. forums informatiques, réseau Linked In) en dehors de
l’organisation font partie de leur travail.
Finalement, la flexibilité de l’organisation du travail, des horaires et des lieux de
travail permet à ces salariés et salariées d’aménager leur temps en fonction de leurs
préférences. Ils profitent d’une assez grande latitude non seulement dans la gestion de
leurs horaires de travail, mais aussi dans l’allocation du temps entre leur vie au travail
et hors-travail :
« Il y a une grande capacité à aménager son temps de travail, en tout cas
c'est le cas de mon service, de ma direction, c'est pas mal le cas partout,
donc il n'y a pas grand-chose qui ne se ferait pas. » (Richard)
Des marques de reconnaissance et de récompenses très hétérogènes
Nos résultats montrent que, pour les sujets de ce cas-type, les dispositifs d’évaluation
et de reconnaissance privilégiés par les organisations présentent un portrait très
298
diversifié. Quelques-uns jouissent de larges mesures de reconnaissance de leur
investissement soutenu au travail, tandis que d’autres ont peu de reconnaissance
particulière de cet investissement au travail. Toutefois, même s’ils ne profitent pas de
récompenses financières généreuses, plusieurs soulignent l’importance que revêtent
pour eux les marques de reconnaissance psychologique obtenues, comme les
félicitations de leur superviseur lorsqu’ils et elles parviennent à résoudre des
situations complexes rapidement. Ils et elles affirment également se sentir traités
justement en obtenant des augmentations salariales annuelles modestes mais qui
tiennent compte de la situation financière de l’entreprise (pour celles, par exemple,
qui sont en développement de marché et en attente d’une plus grande
« profitabilité »). Le poids de ce facteur apparaît ainsi très mitigé quant à son impact
sur le développement des conduites d’hypertravail.
Somme toute, ce cas-type est relativement bien vécu par les sujets et l’ancrage dans
l’hypertravail apparaît surtout volontaire, bien que l’organisation – par exemple au
regard des normes de temps de travail et de la charge de travail flexible – puisse en
faciliter l’adoption par les individus. Il met de l’avant le rôle des autrui significatifs
hors-travail et l’importance de la transmission des valeurs intergénérationnelles et/ou
des valeurs partagées par les amis, susceptibles d’influencer le développement de
telles conduites. Il met en lumière le fait que l’hypertravail peut se construire en
dehors de l’organisation, à travers des relations interpersonnelles significatives.
299
6.1.2 Deuxième cas-type : Dynamiques conflictuelles de
l’assujettissement de la vie hors-travail à une suraffiliation
organisationnelle
Pour ce deuxième cas-type, les cinq niveaux sont fortement interreliés les uns aux
autres pour influencer le développement des conduites d’hypertravail. Est observé un
effet de renforcement réciproque et de résonance entre tous les niveaux dans le
développement de la conduite d’hypertravail, où il apparaît ainsi difficile de dénouer
la place et l’importance du « je » et de celle de l’organisation. Cette dynamique
« psycho-organisationnelle » très forte illustre aussi le fait que le développement de
ces conduites dépend ici fortement de l’articulation entre l’individu, le collectif de
travail et l’organisation.
Ce cas-type regroupe quatorze sujets de l’échantillon (N= 14 ; 41,2 %), dont 11
hommes et 3 femmes, avec une proéminence assez marquée de salariés et salariées
provenant du secteur du multimédia. De fait, 71% de l’ensemble des sujets provenant
de ce secteur y sont ici regroupés. On retrouve également une forte proportion de
diplômés universitaires, largement majoritaires avec 11 sujets sur 14. Avec près de
80%, contre 56% pour l’ensemble de l’échantillon, on peut affirmer que ce cas-type
est principalement le lot de travailleurs et travailleuses très qualifiés.
300
Figure 6: Processus de suraffiliation organisationnelle et d’assujettissement de la
vie hors-travail
6.1.2.1 Événements et étapes charnières : le moment critique de la « rencontre »
avec l’organisation
Parcours aisé et carrière ascendante : un début de vie professionnelle marqué
par le succès
Au regard des événements professionnels et des moments importants vécus depuis
l’entrée sur le marché du travail, les travailleurs et les travailleuses qui se regroupent
dans ce cas-type ont pour particularité d’avoir connu un début de vie professionnelle
sans échec, sans difficulté, sans événement perturbateur. Au contraire, presque tous
connaissent une insertion aisée dans le domaine professionnel choisi et une ascension
professionnelle rapide en termes de postes occupés et/ou de responsabilités.
Ils sont nombreux dans ce cas-type à avoir choisi, conformément à leurs passions, le
domaine professionnel du multimédia et de l’informatique pour faire carrière. Ce
choix « passionnel » s’inscrit souvent très tôt dans leur parcours :
Carrière ascendante : la
« rencontre » avec l’entreprise
Rapport au travail très positif :
un pilier de vie / tout au travail
Projets prof. de carrière dans
l’entreprise
Projets personnels reportés
Norme de l’hypertravail dans
l’organisation et idéologie du
surtemps
Culture « familiale » et affiliation
à l’organisation
Importance des relations prof.
(amicales, de clan).
Mise à distance des relations hors
travail
Soutien du milieu de travail
Travail organisé en équipe
Charge de travail selon équipe
Dispositif de reconnaissance
généreux : le cercle vertueux
De fortes attentes en termes de
disponibilité et de leadership
Engagements hors travail
repoussés
Niveau idéologique Niveau intraindividuel
Niveau positionnel
Niveau interindividuel
Conduite
hypertravail
Niveau org. du travail
301
« En fait ce qui m'a porté à ces études-là, c'est cette passion-là, c'est le
film « Histoire de jouets I ». Je suis allé voir ça au cinéma puis tout de
suite j'ai su que c'est ça que je voulais faire dans la vie, de l'image de
synthèse. […] Puis oui, c'est vraiment ça. Depuis que j'ai cet âge-là que
je sais c'est quoi que je veux faire dans la vie. » (Martin)
De plus, leur vie professionnelle s’apparente beaucoup à la carrière dite traditionnelle,
si ce n’est que la progression y est beaucoup plus rapide (parfois une promotion par
année). Relativement peu mobiles sur le marché du travail, plusieurs travaillent
encore dans leur entreprise d’insertion au moment de l’entretien, tandis que quelques-
uns ont vécu une mobilité inter-entreprises, qui les a menés graduellement vers une
situation professionnelle et une relation d’emploi de plus en plus satisfaisantes. Le
parcours professionnel des travailleurs et travailleuses de ce cas-type est imprégné du
succès professionnel. L’obtention régulière et rapide de promotions fait que ces
travailleurs et travailleuses ont connu très rapidement dans leur carrière un parcours
professionnel vertical, soit en grimpant les échelons hiérarchiques de l’entreprise ou
encore en étant affectés à des projets plus importants et valorisants en termes de
responsabilités.
« Rencontre » avec l’entreprise et conduite d’hypertravail
Ils sont nombreux à affirmer que la conduite d’hypertravail s’installe relativement tôt
dans leur vie professionnelle, parfois même dès l’entrée sur le marché du travail pour
ceux et celles qui sont encore à l’emploi de leur entreprise d’insertion. C’est le cas de
Raphaël, dont la carrière a débuté par un emploi de testeur de jeux vidéo, souvent une
porte d’entrée pour plusieurs jeunes dans ce domaine, qu’ils aient des qualifications
ou non : « il y a eu des opportunités chez Y, tout d'abord à titre de testeur. Ça, c'est
important de mentionner que pour être testeur, ça ne prend pas de scolarité du tout ».
La compétition entre de nombreux candidats (« j'ai été choisi parmi une grosse
cohorte ») est perçue comme une occasion de faire ses preuves dans son champ
professionnel et de faire la démonstration de son engagement vis-à-vis de l’entreprise.
Parfois, l’incertitude de la relation d’emploi à long terme, en raison du statut d’emploi
302
à contrat renouvelable, les pousse également à faire très rapidement de longues heures
au travail :
« Il y avait ce prétexte là et aussi le travail de testeur, malgré le fait que
moi je me débrouillais très bien, il était très contractuel. Et moi j'ai eu ma
permanence récemment, mais pendant un bon bout de temps, mon contrat
était renouvelé, toujours un peu : on ne sait pas si on va vous garder.
Donc tout le monde capotait, tout le monde se donnait 2 fois plus. Et on
signait des renouvellements de contrats parfois qui n'avaient pas de bon
sens et ça ne se voyait pas dans d'autres entreprises. I : C'est quoi un
contrat qui n'a pas de bon sens? R :C'est de se faire dire on te renouvelle
pour 1 semaine. » (Raphaël)
Les autres, qui ont connu une mobilité inter-entreprises, affirment que la conduite
d’hypertravail coïncide avec l’entrée chez l’employeur actuel. S’il leur est arrivé
auparavant de travailler un peu plus d’heures en réponse à des besoins ponctuels
spécifiques, jamais ce rythme de travail ne s’était prolongé au point d’en développer
une conduite « permanente », un mode de vie spécifique. Cette « rencontre » entre
une personne et une organisation semble d’autant plus importante dans le
développement de cette conduite que pour environ la moitié des sujets qui
s’inscrivent dans ce cas-type, faire de longues heures de travail n’apparaît pas comme
un mode de vie enviable, ni même souhaitable, avant le début de cette relation :
« En fait, je me souviens de ma première job, j'étais presque monsieur 40
heures. Dans le sens que, il faut dire que j'étais jeune idéaliste, je sortais
de l'université et un peu revendicateur, mais on dirait que je faisais mon
40 heures et c'était ça. » (Vincent)
6.1.2.2 Vers une emprise organisationnelle de plus en plus forte
Cette « rencontre » déterminante avec une organisation est la porte d’entrée dans
l’hypertravail. Cette organisation joue ainsi un rôle central dans le développement de
ces conduites. L’interinfluence de plusieurs niveaux, tant positionnel, idéologique que
de la tâche et de l’organisation du travail, ressort clairement du discours des
travailleurs et travailleuses.
303
Un univers idéologique organisationnel favorable à l’hypertravail
Dans ce cas-type, l’organisation met en place un univers idéologique dans lequel les
conduites d’hypertravail sont hautement attendues et où la culture organisationnelle
« familiale » très développée, qui incarne l’idée d’une affiliation inconditionnelle et à
long terme à l’organisation, soutient un système de valeurs qui repose sur le
développement de soi par le travail.
Plus précisément, la culture organisationnelle du temps de travail met de l’avant une
idéologie du « surtemps », principalement favorisée par la prédominance de normes
et de règles informelles et d’une quasi absence de limites de temps de travail. En
témoigne, par exemple, le fait que les horaires établis sont peu contrôlés ou respectés
et les règles entourant le temps supplémentaire sont floues, informelles ou
inexistantes : « Sur nos feuilles de temps c'est 40 heures. Peu importe combien on fait
d'heures » (Gabriel). Cet écart entre le temps « inscrit » sur la feuille de temps,
formel, et le temps réellement travaillé fait en sorte que le temps de travail n’a pas
besoin d’être comptabilisé, ce qui peut amener un certain « lâcher prise » vis-à-vis le
nombre d’heures travaillées. On n’y porte pas plus attention qu’on n’y accorde
d’importance. Parce qu’au fond, ce qui compte, c’est de faire beaucoup d’heures de
travail, en dehors des horaires habituels et de façon à ce que les collègues et
superviseur puissent le remarquer : « Il y en a qui font beaucoup d'overtime mais qui
ne sont pas aussi efficaces, ceux-là sont presque mieux placés que ceux qui sont
hyper efficaces mais qui ne font pas d'overtime » (Hubert). Ce qui compte également,
bien sûr, c’est de terminer les projets et d’atteindre les résultats selon les délais
prévus : « donc le but ce n'est pas de travailler tant d'heures, c'est de livrer ce qu'on a
à livrer » (Gabriel).
L’horaire de travail se trouve en quelque sorte dénaturé de sa mission première. D’un
outil de comptabilisation des heures de travail en contrepartie d’un salaire, il sert
dorénavant à désigner les périodes où la présence des travailleurs et travailleuses est
requise dans l’organisation, surtout pour favoriser le travail en équipe :
« Évidemment, pourquoi on a un horaire, c'est parce qu'on travaille en équipe, puis
c'est plus facile si les gens sont là » (Gabriel).
304
La comptabilisation très approximative du temps de travail, combinée à la
flexibilisation du lieu de travail (ex. dans les transports, à la maison), font en sorte
qu’il apparaît également difficile de connaître et d’évaluer le temps de travail des
autres, des collègues comme des superviseurs :
« Il y a aussi le fait que, je ne sais pas si ma boss voyait tout le temps
jusqu'à quel point je travaillais. Parce que elle, elle travaillait souvent de
la maison. Mais moi, je voyais les e-mails qu'elle envoyait à 10 heures le
soir. » (Florence)
C’est ainsi à partir d’indices (« des e-mails à 10 heures le soir »), plutôt que
d’indicateurs précis, que ces salariés et salariées décèlent le caractère « normal » des
longues heures de travail dans l’organisation. Par comparaison, ces travailleurs et
travailleuses perçoivent bien que dans leur poste, dans leur équipe ou en comparaison
avec les collègues qui occupent des responsabilités similaires, les longues heures de
travail sont habituelles et normalisées.
« Chez X, je ne sais pas, c'est juste … ça n'a pas pris de temps que j'avais
l'impression justement que je ne pouvais pas arriver à 8h puis partir à 5h.
C'est peut-être une mauvaise perception de ma part mais je voyais les
gens autour de moi qui travaillaient beaucoup. » (Florence)
Et, malgré que les salariés et salariées de ce cas-type travaillent un nombre d’heures
plutôt élevé, ils situent généralement (et paradoxalement) leur investissement
temporel un peu au-dessus de la moyenne, en comparaison avec les collègues et le
superviseur :
« I : Si vous nous parliez du nombre d'heures que vous travaillez, en
comparaison avec celui de vos collègues et de votre superviseur, qu'est-ce
que vous pourriez-nous dire? J'en fais quand même beaucoup. Un peu
plus. I : au-dessus de la moyenne mais pas dans le top? R : non, pas dans
le top, il y en a qui en font plus. » (Hubert)
L’univers idéologique organisationnel favorable à l’hypertravail s’observe également
au regard de la philosophie, de la culture et des valeurs prônées par l’organisation. On
305
observe de fait que la culture dite « familiale » est dominante. Rappelons que celle-ci
met l’accent sur la qualité du travail offerte aux clients ou aux utilisateurs des
services (ex. les joueurs de jeux vidéo), sur la contribution spécifique de la personne à
l’entreprise et sur l’importance de son développement personnel par le travail. On
distingue par ailleurs une culture solidement ancrée et cristallisée autour des origines
de l’entreprise et de ses fondateurs charismatiques, souvent rapportée à son caractère
familial ou à son histoire « partie de rien », quand bien même ces organisations soient
devenues au fil du temps de grandes entreprises, voire des multinationales.
Dans cette culture, la mise en valeur de l’apport individuel de chaque personne à
l’organisation, où « tout le monde a sa place », est souvent évoquée par les
travailleurs et travailleuses. Néanmoins, au-delà de la contribution personnelle, c’est
la synergie qui résulte de l’interdépendance des efforts et des compétences de chacun
qui favorise le plus l’atteinte de la mission selon le message qui est véhiculé.
L’importance accordée à la mise en commun des savoir-faire des salariés et salariées
implique de développer une culture axée sur la communication, l’esprit d’équipe, la
solidarité et l’égalité :
« On veut énormément de transparence, à travers la communication, on
veut que tout le monde soit informé au même niveau, on veut que les gens
se sentent libres d'exprimer ce qu'ils ont sur le cœur, positivement ou
négativement. On veut vraiment cet état d'esprit ici que tout le monde a sa
place, qu'on dépend tous les uns des autres et que c'est important de
communiquer ensemble. On veut créer un esprit de famille, que l'esprit de
famille soit une des valeurs du studio, c'est pour ça qu'on a des tailles
d'équipe qui sont relativement petites. » (Frédéric)
Tout comme dans la famille, la relation de confiance avec les membres, ici, les
employés, est aussi une valeur importante : « il y a une valeur vraiment de laisser de
la latitude aux gens » (Hubert). Il faut ainsi permettre aux individus de s’épanouir
personnellement, leur procurer les ressources nécessaires pour les aider en ce sens et
leur offrir une liberté d’action et de pensée. En contrepartie cependant, ces derniers
doivent demeurer unis et dévoués. En effet, « faire partie de la famille » renvoie aussi
à l’idée d’y être lié « à tout jamais ».
306
C’est donc presque une affiliation inconditionnelle qui est subtilement requise par ces
entreprises. Celles-ci en viennent à exercer une emprise relativement forte sur les
travailleurs et travailleuses qui ont le sentiment d’être redevables à une organisation
qui leur a beaucoup offert sur les plans professionnel et personnel. Et, s’ils
développent une relation presque amoureuse avec l’entreprise, relation qui les pousse
à s’y investir sans compter, ils ont le sentiment que celle-ci, en retour, leur apporte
leur juste part : « j'assume complètement que j'aime beaucoup l'entreprise. Par
contre, je demande aussi beaucoup ». Une telle dynamique – demander beaucoup et
donner beaucoup – renforce le sentiment d’être redevable à l’organisation, de devoir
constamment faire la démonstration de leur « amour » envers celle-ci en
s’investissant toujours plus fortement dans l’atteinte de sa mission et de ses objectifs.
De plus, cette relation individu-organisation assimilée à « l’unité familiale », loin des
relations classiques opposant employeur et employé, renforce la perception d’une
relation « gagnant-gagnant », où le fort investissement au travail est nécessairement
positif et garant de bons rapports à long terme. Bref, une belle famille dont on se sent
fier de faire partie : « les gens qui travaillent chez X sont fiers d'être chez X »
(Évelyne).
L’adhésion des travailleurs et travailleuses à la mission illustre aussi la forte
affiliation à l’organisation. Qu’il s’agisse d’un message axé sur la qualité des produits
et services ou, pour quatre cas, d’un message porteur d’un idéal tel « dominer le
monde » (e.g. culture « compétitive »), celui-ci oriente les travailleurs et travailleuses
vers un objectif commun et influence les actions qu’ils mènent en ce sens. Prônant
une idéologie de l’excellence par rapport aux produits et services offerts, ou de
conquérant dans un contexte de forte concurrence internationale, la mission fait valoir
l’importance, voire la nécessité, de l’effort supplémentaire au travail. Être les
meilleurs, offrir le meilleur service, développer les produits les plus relevés exigent
nécessairement de rechercher continuellement à dépasser les objectifs et à se dépasser
soi-même au travail. Il est enfin peu surprenant de constater que les personnes qui
s’inscrivent dans ce cas-type adhèrent et endossent largement les messages portés par
l’organisation et qu’ils ont fortement intériorisé le discours de l’impératif économique
pour justifier les actions de l’entreprise :
307
« Leur leitmotiv à cette entreprise-là, c'est : on veut dominer le monde.
C'est semi humoristique, mais ils ont fait une espèce de campagne de
recrutement avec ça qu'ils mettaient de l'avant, et c'est écrit en grosses
lettres quand on arrive au Xè étage. Et moi, ce que j'en pense, c'est qu'ils
n'ont pas le choix d'avoir cette ambition-là et de faire preuve de… de
prévoir les coups, de prévoir ce qui va s'en venir et d'être requin un peu
sur le marché parce que ça se bat quand même beaucoup. » (Raphaël)
L’importance de « l’effet groupe » : attentes perçues et renforcement de
l’hypertravail
En ce qui concerne les attentes du milieu organisationnel relatives à la position
professionnelle occupée dans l’organisation (niveau positionnel), deux éléments
apparaissent particulièrement importants. D’abord, ils sont nombreux dans ce cas-
type à concilier les attentes doubles de leadership et de forte disponibilité vis-à-vis
des collègues de travail et du superviseur. Comme leader, ils doivent non seulement
bien maîtriser leur travail mais ils doivent aussi bien connaître le travail de chacun
des membres de l’équipe : « (…) pour moi, comment je suis arrivé à ça, ça été de
travailler sans arrêt. De toujours être là (pour l’équipe), d'essayer de tout
comprendre et de tout maîtriser » (Hubert).
Les attentes sont donc élevées au regard des exigences et des responsabilités
inhérentes au poste qu’ils occupent. Ils perçoivent d’ailleurs difficilement comment
ils pourraient travailler moins tout en continuant à répondre aux exigences de leur
emploi : « j’aurais le sentiment de faire mon travail à moitié » (Hubert). Dans la
foulée de leur parcours ascendant dans l’entreprise, certains sont aussi inquiets de la
spirale du surtemps qui s’est mise en place au regard de l’occupation de postes
toujours plus exigeants, non seulement en termes de responsabilités mais aussi en
termes de disponibilité.
Ensuite, la pression du groupe est forte pour maintenir des standards élevés de
qualité, l’atteinte de ces standards étant tributaire des efforts constants investis au
travail par tous les membres de l’équipe. La dynamique groupale instaurée fait en
sorte que les travailleurs et travailleuses qui adoptent les comportements requis
308
s’attendent à ce que les autres membres du groupe les adoptent eux aussi. Autrement
dit, en acceptant d’être fortement disponibles pour leur travail et de répondre aux
besoins de l’organisation, les travailleurs et travailleuses de ce cas-type renforcent
cette dynamique de fort investissement au travail à l’intérieur du groupe :
« Et si moi, je ne rentre pas, je ne peux pas demander à mes gestionnaires
de rentrer. Quand je parlais tantôt de mener par l'exemple, c'est un peu
ça, donc si moi je ne rentre pas et que mes gestionnaires ne rentrent pas,
là c'est sûr qu'on n'aurait pas fait notre «review» qui était planifié, et il y
a peut-être des choses qu'on n’aurait pas attrapé (…). » (Vincent)
Solidaires mais aussi redevables face à l’employeur devant l’échec ou la réussite du
projet mené par l’équipe, le groupe peut utiliser des moyens coercitifs contre les
membres récalcitrants à étirer la semaine de travail. Ces moyens peuvent être directs,
en menaçant de partager le bonus par exemple (« On oblige quasiment les gens des
fois à venir travailler les weekends. (…) tu sors l'aspect du bonus, du temps
compensatoire » (Hubert)), ou indirects, en mettant à l’écart le travailleur lors des
activités informelles du groupe. Dans un contexte où les relations interpersonnelles
avec les collègues sont très significatives et amicales, voire nécessaire pour survivre
dans le groupe, les pressions faites par l’équipe à travailler davantage apparaissent
difficiles à contester. Réciproquement, les règles de forte disponibilité au travail
mises en place par l’équipe viennent resserrer les liens d’amitiés entre les personnes
amenées à se côtoyer continuellement, de jour, de soir, comme de fin de semaine.
Un travail organisé en équipe, un investissement au travail fortement
récompensé
Dans la foulée de ce qui précède, nous avons constaté que, plus que les
caractéristiques de la tâche ou la charge de travail, c’est l’organisation du travail en
équipe, soutenue par l’atteinte de résultats selon des délais serrés (flexibilité piégée)
et les dispositifs d’évaluation du rendement et de reconnaissance, qui favorisent et
soutiennent l’hypertravail dans ce cas-type. Pour les producteurs, les professionnels et
les techniciens de l’industrie du jeu vidéo, nombreux à se regrouper dans ce cas-type,
les activités de travail sont ramenées essentiellement à une sphère de création en
309
équipe, dont la productivité hebdomadaire apparaît difficile à planifier : « on n'offre
pas un service, on fait des projets » nous rappelle Gabriel. Leurs tâches quotidiennes
s’inscrivent ainsi dans une série d’actes et d’actions qui, interdépendantes avec celles
des autres membres de l’équipe de travail, convergent vers la réalisation d’un projet
commun. Leur travail, « par souci de solidarité » affirment certains, consiste aussi
parfois à être présent avec les autres et à soutenir l’équipe à toutes les étapes du
projet, peu importe si le travail qu’il reste à faire les concerne directement ou non :
« (…) même par souci de solidarité, parce que tu ne peux pas t'en aller
pendant que les gens font de l'overtime jusqu'à 22 heures, tu ne peux pas
rentrer chez vous à 18 heures. Ce n'est juste pas possible en fait. Il faut
que tu sois avec ton équipe. » (Hubert)
Malgré les délais serrés, l’organisation du travail est plutôt flexible, c’est-à-dire que
ces travailleurs et travailleuses peuvent se saisir des moyens et des outils qui leurs
conviennent pour réaliser le travail :
« Moi ce que je demande, c'est de la flexibilité. Et aussi de pouvoir
justement organiser mon travail comme je veux. Je fais ce que je veux,
comme je le veux. Dis-moi les résultats que je dois te livrer, quelles sont
tes attentes en terme de résultats mais comment je vais y parvenir, ça, je
choisis. » (Gabriel)
Toutefois, pour la plupart, cette flexibilité est piégée par les échéances et les objectifs
prédéterminés qui paraissent parfois presque irréalisables. Autrement dit, flexibles sur
les moyens mais piégés par les délais. Ainsi, plus ils se rapprochent de la fin du projet
et moins ils ont de marges de manœuvre réelles sur l’organisation de leur temps de
travail et, conséquemment, sur leur travail. Les dates sont inflexibles et le projet doit
être rendu coûte que coûte : « Le problème de cette industrie-là, il y a des équipes de
marketing qui nous disent qu'il faut que le jeu soit sorti pour le 17 mars. Et le 17
mars, il faut que le jeu soit sorti » (Raphaël). Face à l’échéance, leur principal
« pouvoir » réside alors dans la possibilité d’augmenter les heures de travail. C’est
aussi en augmentant le nombre d’heures de travail qu’ils peuvent atteindre des
310
résultats vraiment satisfaisants : « j'ai l'impression que la quantité d'effort que je mets
est quand même directement proportionnelle aux résultats » (Vincent).
Dans les entreprises des technologies de l’information et du multimédia, la culture du
changement est forte. Les outils de travail et les processus de production sont
perpétuellement révisés et, du même souffle, l’organisation du travail est
constamment à redéfinir. Confrontés régulièrement à la révision de leurs pratiques et
de leurs méthodes, les travailleurs et travailleuses de ces secteurs doivent, de fait,
souvent réorganiser le travail dans l’urgence et trouver des solutions créatrices qui
leur permettent tout à la fois de répondre aux objectifs et d’intégrer ces changements
dans leur routine de travail. Or, comme le dit Florence, cette redéfinition et cette
réappropriation de nouvelles méthodes a des impacts non seulement sur
l’allongement de leur temps de travail mais aussi sur la pression temporelle qu’ils
vivent quotidiennement :
« On est beaucoup dans l'urgence puis dans la réaction. On est toujours
en réaction… parce qu'il n'y a rien qui a le temps de se préparer qu’il y a
un changement qui arrive. (…) C'est ok, ça, ça ne marche pas, on change
tout de suite. Ce que j'aimais au début parce que c'était réactif et tout ça,
mais je me rends bien compte que pour certains dossiers, ça n'a juste pas
de bon sens qu'on change à chaque année, on refait la roue tout le temps.
En même temps, en implantant des mini changements à chaque année,
ben on crée d'autres problèmes. C'est vraiment ça. On est dans l'urgence
et dans la réaction. Malheureusement on ne peut pas être super pro-
actif. » (Florence)
Le dispositif d’évaluation du rendement et de reconnaissance est un autre facteur qui,
au niveau de la tâche et de l’organisation du travail, est susceptible d’influencer
l’adoption et le maintien de conduites d’hypertravail selon ce processus de
suraffiliation organisationnelle. Car, dans ce cas-type, le dispositif du « cercle
vertueux », qui allie un fort investissement au travail en contrepartie d’une
reconnaissance certaine et de récompenses généreuses, est mis à l’avant-plan. Fondé
principalement sur l’atteinte de résultats élevés et d’une forte présence au travail, il
nous a semblé, en analysant les témoignages de nos participants, qu’un tel dispositif
311
concourt à l’adoption de conduites d’hypertravail. Difficile, en effet, de résister aux
importantes primes financières qui peuvent être allouées sous forme de bonus dans le
cas où un jeu développé par une équipe connaît un grand succès commercial. Même
s’ils sont presque impossibles à obtenir, les bonus potentiels offrent des récompenses
substantielles et font rêver :
« (…) quand tu as des postes importants, tes poches viennent avec… tu
avais des gros bonus, dans les 6 chiffres des fois. C'est fou. Tu pourrais
t'acheter une maison avec un bonus de jeu, ça pourrait arriver, mais c'est
quand même exceptionnel. Ça ne m'est pas arrivé (rire), mais ça se
peut. » (Hubert)
En outre, ce système ou dispositif de reconnaissance souligne aussi, de façon plus
ponctuelle et plus modeste que les primes financières élevées, les bons coups par
l’octroi de divers privilèges. C’est ce que Vincent appelle des « bonus de
reconnaissance », c’est-à-dire des certificats-cadeaux divers, tels que des soupers au
restaurant, des billets de hockey ou des billets de spectacles.
Ce système reconnaît aussi le fort investissement au travail, mesuré en nombre
d’heures, d’où l’importance de mettre en visibilité le temps passé à travailler.
Autrement dit, au-delà de l’atteinte de résultats spécifiques, il importe de rendre
visible l’ensemble des heures effectuées, preuve explicite de l’engagement de la
personne à son travail et à son organisation. C’est souvent sur la base de cet
investissement temporel et de cet engagement que les travailleurs et travailleuses
obtiennent des promotions. Bref, par diverses tactiques, l’organisation assure la mise
en place d’un environnement propice à l’hypertravail tout en cherchant à consolider
son emprise sur l’individu.
6.1.2.3 Une sphère du travail « auto-suffisante » : la mise à distance de relations
hors-travail, d’activités et d’engagements dans les autres sphères de vie
Ce type d’environnement de travail – et les multiples possibilités qu’il offre pour
l’individu – semble avoir des répercussions importantes sur la vie hors-travail des
personnes qui s’inscrivent dans ce cas-type. De fait, on observe pour plusieurs d’entre
312
eux une mise à distance des activités et des engagements pris dans les sphères de vie
hors-travail : recentrage des relations interpersonnelles autour des relations au travail,
activités ludiques et de loisir soutenues par l’organisation, renforcement des
engagements professionnels au détriment des engagements extra-professionnels, etc..
Bref, autant d’indications qui donnent à croire à une sphère du travail « auto-
suffisante », capable de répondre à la plupart des besoins de l’individu, du
divertissement au développement de relations significatives, au point où la vie hors-
travail (disons plutôt hors de l’organisation) semble de plus en plus délaissée.
Le niveau interindividuel marqué par le développement de relations amicales au
travail
Au niveau interindividuel, les forts liens interpersonnels développés avec les
personnes au travail participent à la mise en place et à la consolidation des conduites
d’hypertravail. L’hypertravail, pour les personnes qui connaissent ce processus, ça se
vit en groupe, en communauté, au travers de relations interpersonnelles très
significatives et passionnantes au travail : « tu trouves d'autres passionnés avec toi, tu
en parles le midi, et il y a Facebook maintenant, donc c'est une espèce de tourbillon.
Et honnêtement, je trouve ça le fun d'être dedans » (Vincent). Ces milieux de travail
sont ainsi propices à des rencontres marquantes, avec des personnes qui partagent des
affinités et des intérêts similaires. Elles s’apparentent alors bien plus à des relations
amicales qu’à des relations entre collègues :
« Je rencontre des gens avec qui j'ai beaucoup d'affinités, il y a un genre
d'esprit de famille (…). Et il y a des gens, on parle beaucoup de musique,
toutes les passions qui peuvent être connectées à ça… j'ai presque
l'impression d'être revenu à l'école en fait. » (Vincent)
Les liens avec les membres de l’équipe de travail sont souvent très forts et très
solides. Plus que la somme de relations individuelles très satisfaisantes avec chacun
des membres de l’équipe, c’est l’esprit de groupe, de clan, qui existe au sein de
l’équipe de travail qui renforce la dynamique interrelationnelle entre les personnes.
L’importance que revêtent ces relations de « gang » est telle qu’elles contribuent
313
significativement à leur bonheur au travail et à leur investissement dans cette sphère
de vie, comme en fait part Vincent : « J'ai la chance d'être tombé sur une gang, ça
fait longtemps qu'ils se tiennent ensemble, on se tient et c'est une super belle relation.
Et ça, c'est principalement la raison qui fait que je suis là » (Vincent).
Un peu de la même façon, les relations avec le superviseur sont très satisfaisantes et
ne se limitent pas exclusivement à des enjeux professionnels. Perçue comme une
personne-ressource de confiance, voire un mentor, la relation avec la ou le
superviseur déborde du cadre professionnel : « mais ma mentor, justement avec qui
on parlait de plein de choses, de sa vie personnelle, de la mienne aussi, on est devenu
hyper proche en fait (…) » (Hubert). Cette relation s’inscrit alors davantage dans une
relation de « maître-élève », marquée par l’admiration de l’élève pour son maître :
« Ma boss travaillait énormément et c'était quelqu'un que j'admirais au plus haut
point » (Florence).
Le développement de relations amicales avec les personnes du milieu de travail (ou,
dans le cas de Gabriel, des amis qui deviennent des collègues) n’est pas sans effet sur
la vie hors-travail. En raison de la proximité des liens qui les unissent à leurs « amis-
collègues », l’empiètement du travail sur les temps prévus pour la vie extra-
professionnelle est fréquent. De façon anodine, même en vacances, on en vient à
discuter du boulot, des buts et des objectifs poursuivis en commun, ainsi que de
l’avancement des projets :
« Parce qu'à un moment donné, j'avais comme tendance à tout mêler, tsé
mes amis, ma job. J'ai plein d'amis qui travaillent chez YYY avec moi. J'ai
des amis que j'ai fait rentrer là aussi fait qu’à un moment donné, ça
devient tout entremêlé fait que des fois je suis en vacances mais j'appelais
«ouin pis? Ça vas-tu bien telle affaire?» (Gabriel)
Il devient alors de plus en plus difficile de départager les différents temps de vie et de
maintenir séparée la vie professionnelle de la vie personnelle. Les frontières
deviennent de plus en plus poreuses au point où les distinctions entre vie personnelle
et vie professionnelle s’estompent: les sorties entre « amis » sont saisies pour discuter
du travail et, inversement, les rencontres de travail peuvent être propices aux
314
discussions amicales et plus personnelles. De toute façon, d’un point de vue
individuel, cette vie sans temps départagé répond généralement assez bien à leurs
attentes et propose un mode de vie qui leur convient :
« Bien en fait ma vie personnelle s'est longtemps mélangée avec mon
travail (…) et, dans le milieu du divertissement (jeux vidéo), les party, les
5 à 7 et tout ça c'est très fréquent. Les invitations à plein de choses on en
a. Donc, pour une fille célibataire c'est génial, c'est jetset, il y a plein
d'affaires excitantes, on fait la fête, on ne paye même pas, donc c'était une
bonne chose. » (Évelyne)
La relation qui s’établit avec les « amis-collègues » et le « mentor-superviseur » en
est aussi une de soutien. Pour faire face aux moments critiques qu’ils rencontrent
dans la mise en œuvre de leurs projets professionnels et dans l’atteinte de leurs
objectifs de travail, rien n’apparaît plus précieux que le soutien des personnes
significatives du milieu de travail. Il permet de solliciter un « reflet » sur le vécu au
travail, de se sentir compris, d’échanger sur les difficultés professionnelles
rencontrées et d’obtenir une plus grande confiance en soi :
« Mais je pense que les coéquipiers, l'équipe ça fait beaucoup ça. Je la
vois encore ma mentor, des gens avec qui j'ai été proche au niveau du
travail et je pense qu’on fait sortir la pression en jasant avec les gens. Je
pense que c'est là où j'ai eu le soutien. Parce que je pense que tout le
monde en a besoin à certaines périodes critiques. C'est sûr, il y a des
moments où tu es hyper stressé, où tu doutes vraiment de toi-même. »
(Hubert)
Ce vécu relationnel très positif avec les collègues de travail a toutefois des effets
pervers. Par le jeu d’une révision de la place et de l’importance accordées à leurs
diverses relations, certaines personnes en viennent progressivement à mettre un peu à
distance les relations développées dans les sphères extra-professionnelles. En
recentrant leurs relations interpersonnelles significatives autour des « amis-
collègues », elles opèrent ainsi ce qu’on pourrait appeler un transfert relationnel de la
vie personnelle vers la vie professionnelle qui, ultimement, est propice à maintenir la
315
conduite de fort investissement temporel au travail. Car au final, c’est toute la vie qui
en vient à être centrée autour du travail :
« J'aime ça être pas loin du travail, tu n'es pas loin de tes affaires. Tu ne
perds pas trop de temps à perdre, à ne rien faire. Tes amis sont au travail
ou pas loin du travail, tes amis n'habitent pas loin non plus, on dirait que
ça… c'est comme un genre de petit écosystème qui…. » (Vincent)
Des rôles et des engagements hors-travail repoussés
C’est aussi, au niveau positionnel, au regard des rôles et des engagements hors-travail
que s’observe un tel transfert vers la vie professionnelle, où les positions occupées
dans la vie personnelle et les attentes des milieux extra-professionnels qui en
découlent sont modulées de façon à favoriser le maintien de la conduite
d’hypertravail. Deux exemples particulièrement éclairants sont ici relevés.
Le premier exemple est celui d’Évelyne, dont la vie professionnelle est tellement
exigeante et épanouissante qu’elle en vient à repousser constamment son désir de
s’investir dans d’autres rôles de la vie hors-travail, comme celui de devenir mère et
d’avoir un enfant. Mentionnons d’emblée que ce projet n’est pas récent. Il y a environ
cinq ans, Évelyne avait dû le reporter en raison du surtravail. Son conjoint avait alors
mis en doute sa capacité à pouvoir répondre aux attentes qui découlent de ce rôle de
nouveau parent tout en poursuivant sa carrière professionnelle :
« Puis avec mon chum, quand la question du bébé était revenue, on
essayait quand même, malgré tout on essayait puis, à un moment donné,
une journée, il a dit : je n'en veux pas, tu travailles trop, puis c'est moi qui
va être pogné pour gérer le bébé, puis moi je n'en veux pas, je ne veux
pas me retrouver à être toujours en train de manquer du boulot : ta job,
t'as une job trop folle, comment tu vas faire pour avoir un enfant là-
dedans. » (Évelyne)
Ainsi, par les réserves qu’il émet, son conjoint fait reposer la décision finale d’avoir
ou non des enfants (ou d’autres enfants dans le cas du conjoint de Florence) sur la
personne en situation d’hypertravail, qui doit d’abord accepter de réduire son
316
investissement au travail et l’importance du rôle professionnel dans sa vie.
Aujourd’hui, à presque 39 ans, Évelyne est toujours partagée entre ces différents rôles
et pourrait envisager de renoncer à s’investir dans de tels engagements significatifs
hors-travail, dont la parentalité. Alors que sa carrière est encore très prometteuse, elle
n’est plus du tout certaine de vouloir des enfants compte tenu de son engagement
affectif et temporel très fort dans la sphère professionnelle :
« Donc je suis vraiment partagée en ce moment. Il y a un côté de moi qui
est carriériste, qui arrive à un niveau où ça pourrait débloquer encore
plus, mais si j'ai un bébé ça va tout bloquer, ça va… puis je suis partagée
mais en même temps je vais avoir 39 ans. Faut que je me déniaise. (…)
fait que c'est vraiment une année difficile où il y a des choix qui doivent
se faire. » (Évelyne)
L’exemple de Vincent est un peu différent mais tout aussi éclairant pour comprendre
la mise à distance des rôles extra-professionnels (et, par le fait même, la réduction des
attentes des milieux extra-professionnels vis-à-vis de ces rôles) en raison du fort
engagement dans le rôle professionnel. Vincent a aussi le projet d’avoir un enfant et
de fonder une famille. Il est conscient que son mode de vie actuel, en raison du
nombre d’heures alloué au travail, n’est pas propice à la concrétisation d’un tel
projet : « Ce que je sais, c'est que j'aimerais avoir des enfants et qu'il faut que tu
fasses la place à ça à un moment donné » (Vincent). Toutefois, il souhaite y jouer un
rôle plus en retrait, plus secondaire, où il n’y aurait pas de sacrifices pour sa carrière.
Or, puisque sa conjointe est tout autant investie que lui dans sa vie professionnelle,
les discussions relatives à la venue d’un enfant et les négociations entourant les
attentes envers chacun des membres du couple « est un sujet de friction en ce
moment » dans son couple :
En fait, ce qui est difficile, c'est de conjuguer les ambitions et les horaires
de deux personnes à forte tendance de travail. (…) Et la question : est-ce
que je serais prêt à dire je prends un an pour que la femme travaille et
que j'élève un enfant, je ne pense pas. Je sais que c'est un gros sacrifice
(pour elle), mais je ne me vois pas père à la maison. Je ne me vois pas
comme ça (rire). Disons les choses franchement. » (Vincent)
317
Dans les couples où les deux conjoints travaillent de longues heures, la répartition des
rôles occupés par chacun d’eux dans la concrétisation des projets conjugaux et
familiaux peut ainsi être source de fortes tensions ou de conflits. Et si Vincent affirme
que la qualité de sa vie repose sur plusieurs sphères et non uniquement sur le travail,
cela est vrai en autant que ses engagements hors-travail ne viennent pas bouleverser
son engagement au travail. Malgré le projet de fonder une famille, Vincent souhaite
maintenir de façon assez intégrale son modèle de vie actuel et la manière dont il
alloue ses ressources temporelles entre ses différentes sphères de vie. Au point où
celui-ci se dit prêt à réviser son engagement amoureux, si besoin est, pour pouvoir
accomplir ses ambitions professionnelles et maintenir son projet de fonder une
famille :
« Oui, je valorise mon travail, et pas qu'un enfant ce n’est pas important
mais, pour moi, c'est une méchante commande de renoncer à ça (à mon
travail). C'est pour ça que la discussion qu'on a présentement, à savoir si
c'est compatible pour nous deux, m’amène à m’interroger si je serais
mieux d'être en couple avec quelqu'un qui elle, ça ne lui dérange pas de
mettre sa carrière en veilleuse un peu. » (Vincent)
La vie familiale (enfants) est ainsi clairement perçue ici comme un empêchement de
l’accomplissement de la vie professionnelle.
Au final, on peut dire que cette relation d’emploi est bien plus qu’une relation
d’emploi aux yeux des personnes qui la vivent. Très englobante, elle permet de
combler des besoins individuels qui ne concernent pas uniquement le travail ou la vie
dans l’organisation mais des besoins liés à l’ensemble de la vie. En mettant en place
une culture et des conditions de travail qui incluent des mesures liées aux autres
sphères de vie (ex. sport), ces organisations viennent empiéter sur les domaines de vie
personnelle. C’est ce qui amène Vincent à dire que le travail, pour lui, c’est bien plus
que le travail :
« Je n'ai pas juste l'impression qu'au travail, je fais juste remplir la petite
barre «travail» et juste avoir un petit signe de piastre à la fin de la
journée. J'ai eu du fun, j'ai rencontré des gens, j'ai eu l'occasion de
318
discuter, de – on a même un gym donc je peux même faire du sport.
Aujourd'hui à 2h30, je me suis entraîné avec l'entraineur, on a fait une
demi-heure, j'ai décroché. Et je reviens ce soir, là on se rencontre, mais si
je quitte le bureau, j'ai travaillé oui, mais j'étais avec des gens que j'aime,
j'ai discuté de mes passions, j'ai fait du sport et je me suis gardé en forme.
Donc j'arrive à la maison et j'ai eu une bonne journée. » (Vincent)
Dans un tel contexte, il est peu surprenant de constater que le travail occupe une place
centrale dans leur vie, comme nous le verrons maintenant.
6.1.2.4 L’importance du travail et de l’organisation renforcées sur le plan
individuel
Un rapport au travail très positif, à la recherche d’une reconnaissance absolue
Le rapport au travail développé par les personnes concernées par ce cas-type renvoie
le plus souvent (mais pas seulement) au « tout au travail », au point où de l’aveu de
certains, l’importance et la place qu’occupe le travail dans leur vie tombent dans le
registre du « trop » : « je pense quand même que le travail prend beaucoup de place.
Peut-être même un petit peu trop » (Hubert) ; « Ça prend trop de place » (Gabriel).
Cependant, paradoxalement, ils ne s’en plaignent pas. Selon l’évolution de leurs
passions dans la vie et au travail, ils pourraient même en accroître l’importance : « Je
n'ai pas peur du travail et ce n'est pas ça qui me dérange, quand je suis passionné du
truc, je vais y aller à fond et je pense que je passerais la nuit à programmer un truc si
je savais programmer parce que j'aime ça » (Hubert). Dans ce dernier extrait, est
aussi exprimé le caractère courageux qui est accolé aux travailleurs et travailleuses
fortement investis au travail. « Être » en hypertravail, c’est aussi montrer sa force de
caractère, c’est montrer son courage et qu’on n’a pas peur des défis, qu’on domine le
travail bien plus qu’on est dominé par lui. C’est un rapport au travail qui est très
émotif et l’importance qu’il revêt sur le plan psychologique apparaît indéniable.
Pour ces travailleurs et travailleuses, le travail contribue de façon importante à leur
valorisation personnelle et est structurant de leur identité. Il remplit des fonctions
psychologiques essentielles telles que l’épanouissement et le dépassement de soi, de
319
même qu’il permet de renforcer l’estime de soi et le regard positif des autres vis-à-vis
de soi :
« Je pense que c'est vraiment de l'accomplissement, du dépassement de
soi, pour moi c'est vraiment ça. Pourquoi tu fais tant d'heures… c'est de
te prouver que tu es capable de le faire, que tu es bon. Pour moi c'est
vraiment de l'estime de soi. » (Hubert)
La reconnaissance personnelle qu’il est possible de tirer d’un tel investissement au
travail fait en sorte que le regard des autres – des personnes significatives au travail
et, aussi, de l’organisation (hiérarchie) – apparaît très important pour ces personnes.
Ils évoquent par ailleurs à quel point les compétences et habiletés développées au
travail leur permet d’être reconnu comme individu. Travailler de longues heures, c’est
montrer son ardeur au travail, c’est montrer son courage : « On le fait parce qu'on a
le projet à cœur. Parce qu'on a le projet à cœur puis on veut aussi montrer ce qu'on a
dans le ventre » (Martin). À travers cette démonstration de courage s’exposent des
qualités personnelles qu’ils souhaitent justement mettre en visibilité dans leur milieu
de travail, comme celle par exemple d’être des « travaillants », et d’être reconnus
comme tels auprès des personnes significatives dans leur vie professionnelle :
« Pour moi, c'est vraiment rattaché à la performance, à.... au sérieux que
je mets là-dedans. De dire : pour moi, ce n’est pas une joke mon travail,
je prends ça au sérieux et je veux que les gens autour de moi perçoivent
ça aussi. En fait, c’est très important ce que les autres vont penser de
moi. » (Florence)
La vie professionnelle est au cœur de leur existence, au cœur même du sens qu’ils
donnent à leur vie. Ils en ont un besoin presque vital pour sentir qu’ils existent aux
yeux des autres et pour se sentir exister. Pour tenter de combler ce besoin, ils
n’hésitent pas à investir de longues heures au travail, souhaitant ainsi obtenir une
reconnaissance certaine de leur investissement au travail :
« Peut-être que j'ai l'impression qu'on va m'oublier, ou peut-être que j'ai
l'impression que, c'est ça. J'ai l'impression que je ne pourrai pas me faire
320
valoir (…). Puis j'ai l'impression que je ne peux pas envisager la vie sans
avoir toute cette reconnaissance-là, ou cette visibilité-là, ou… Fait que
c'est ça. » (Jean)
Manifestement, ces sujets donnent le meilleur d’eux-mêmes dans cette sphère :
« Parce que je crois que je suis investie à 200% » (Évelyne). Il s’agit d’un rapport
strictement positif au travail, où le plaisir apparaît tellement fort qu’il en occulte son
caractère pourtant contraignant : « demain matin, je me lève pour aller au travail, je
m'en vais là pour avoir du fun puis «tripper» et faire ce que j'aime dans la vie »
(Louis). S’ils sont moins investis dans les autres sphères de vie, cela ne les rend pas
insatisfaits. Ces travailleurs et travailleuses n’ont pas le sentiment de renoncer à des
aspects de la vie personnelle importants pour eux malgré le fort investissement
temporel au travail.
Un avenir souhaité au sein de l’entreprise, des projets personnels reportés
Cette vie au travail vécue avec autant d’engagement et de satisfaction mène peu à peu
les personnes à entrevoir une carrière intéressante dans l’entreprise et à accorder une
plus grande importance à leurs ambitions professionnelles. Les nouveaux défis et
opportunités proposés, susceptibles de favoriser leur progression de carrière à
l’interne, sont jugés favorablement :
« Ma patronne s'en va en congé de maternité et m'a offert de la remplacer
durant son congé. Donc là, j'ai une décision à prendre par rapport à ça.
Donc il y a une possibilité dans le fond, d'évolution vers de la gestion
d'équipe puis de la direction, ce qui est très bien, ce qui est super
valorisant, définitivement. » (Florence)
Ce rapport optimiste à l’avenir est renforcé par les événements positifs vécus depuis
l’entrée dans l’organisation et par son mode de fonctionnement, notamment en ce qui
a trait à l’organisation du travail par projets. Cependant, dans un milieu très
compétitif où les places sont fortement recherchées, ils doivent continuer à travailler
fort pour maintenir leur place dans l’organisation.
321
Si l’avenir professionnel est prioritaire et apparaît relativement positif, l’incertitude
plane quant à la possibilité de mettre en œuvre et de réaliser les projets personnels. Ce
sont surtout les projets personnels majeurs et susceptibles d’avoir un impact sur le
mode de vie, comme celui d’avoir un enfant, qui apparaissent difficiles à articuler
avec ceux poursuivis dans la vie professionnelle, comme nous l’avons vu
précédemment. Plusieurs d’entre eux entrevoient ainsi difficilement la réalisation de
leurs projets personnels en raison des heures consacrées au travail. Pour ceux et celles
que ça concerne, cela implique des réflexions profondes et intimes qui portent sur des
choix de vie difficiles.
Somme toute, ce processus de suraffiliation organisationnelle repose sur une
dynamique intersubjective forte entre l’individu – selon ses projets et ses désirs
formulés dans la sphère professionnelle – et l’organisation. L’inscription dans ce cas-
type paraît relativement bien vécue par les sujets mais soulève tout de même des
préoccupations relativement à l’effritement observé des relations et des projets
poursuivis dans la vie hors-travail au profit des relations et des projets poursuivis
dans la vie de travail.
322
6.1.3 Troisième cas-type : Des conduites d’hypertravail défensives
dans un contexte de mise à l’épreuve organisationnelle
Le troisième cas-type reflète un processus de construction de conduites d’hypertravail
plus défensives, dans un contexte de mise à l’épreuve organisationnelle. Tout comme
pour le cas-type précédent, les niveaux positionnel, idéologique et de la tâche et de
l’organisation du travail sont fortement en cause mais, comme nous le verrons, pas
exactement pour les mêmes raisons. Si le processus de suraffiliation organisationnelle
fait état d’une proximité certaine entre le « système » de l’individu et celui de
l’organisation, le processus de mise à l’épreuve organisationnelle montre, quant à lui,
un écart de plus en plus marqué entre les valeurs et attentes de l’individu et le
système social organisationnel dans lequel il s’insère. Cette confrontation mène peu à
peu l’individu à opérer une transaction intra-individuelle vers un renforcement des
priorités hors-travail et des objectifs extra-professionnels, de même que vers un
éloignement « affectif » du travail dans sa vie, malgré les longues heures de travail. Il
est somme toute le plus contraignant et le moins « heureux » des trois cas-types
observés.
Huit salariés et salariées de notre échantillon sont associés à ce cas-type (N=8 ;
23,5%), dont six hommes et deux femmes. Provenant majoritairement du secteur des
services informatiques (6 sujets sur 8 ; 75% contre 41,2% pour l’ensemble de
l’échantillon), ces salariés et salariées ont pour la plupart moins de cinq années
d’ancienneté chez leur employeur actuel. En ce qui concerne leur niveau de
qualification, on retrouve autant de diplômés universitaires (4) que de diplômés du
collégial et du secondaire (4).
323
Figure 7: Processus de mise à l'épreuve professionnelle et hypertravail défensif
6.1.3.1 Événements et étapes charnières : un départ difficile à l’origine d’un plus
fort investissement au travail
Emplois précaires et pertes d’emploi : un début de parcours chaotique menant
vers un maintien correct en emploi
L’analyse des événements depuis l’entrée sur le marché du travail fait ressortir que
plusieurs ont vécu des difficultés dans les premières années de leur parcours
professionnel. Pour bon nombre d’entre eux, ces premières années tracent une ligne
un peu chaotique de la vie professionnelle ; entre les choix d’études qui n’aboutissent
pas à la carrière espérée (Daphnée va abandonner sa maîtrise en sociologie ; Olivier
va renoncer à sa carrière en musique) et les petits boulots qui se cumulent en début de
parcours, l’incertitude et l’insatisfaction plombent l’enthousiasme lié à l’entrée sur le
marché du travail. Surtout que leur premier emploi en lien avec leur domaine
d’activités actuel (qui n’est pas toujours celui du premier emploi) s’avère le plus
souvent précaire, déqualifié et insatisfaisant : « j'ai pris une job à temps partiel qui
était de vendre des ordinateurs. Alors j'ai dit je ne peux pas moisir ici toute ma vie
Conduite
hypertravail
Culture compétitive
Hypertravail comme
norme dans l’organisation
Forte surcharge
Org. du travail peu flexible,
très contraignante
Carence de reconnaissance
Forte attentes du milieu
de travail d’en faire
toujours plus
Niveau idéologique Niveau org. travail Niveau positionnel
Parcours chaotique vers maintien
correct en emploi
Le travail, « une job »
Plus grande importance envers
vie hors travail
Projets personnels importants
Carrière hors de l’organisation
Niveau intra-individuel
Soutien psychologique des
proches
Importance des relations et des
rôles hors travail
Niveau interindividuel
(et positionnel hors travail)
324
(…) » (Daphnée). Ainsi, contrairement aux sujets regroupés dans le cas-type
précédent, ces sujets n’ont pas fait le choix des services informatiques et du
multimédia en raison de leur passion à l’égard de ces domaines. Il s’agit davantage
d’un choix rationnel, et même dans quelques cas au regard de l’échec de leur premier
choix de carrière, plus proche de leurs aspirations personnelles.
Cette période d’intégration plutôt chaotique sur le marché du travail, qui exige de
cumuler des petits boulots précaires et/ou peu qualifiés avant de trouver un premier
« vrai » emploi dans leur domaine de formation, s’étire entre un an et demi à cinq ans
environ. Une fois insérés dans leur domaine de qualification, d’autres événements
perturbateurs imprévisibles, tels que des fins prématurés de contrat, des mises à pied
soudaines ou encore des réaffectations non souhaitées, peuvent venir ternir les
premières années de leur parcours professionnel :
« On m'a enlevé de l'équipe dans laquelle j'étais pour me mettre dans une
autre équipe de travail, j'étais en R & D et on m'a mis en secteur
production, puis le lendemain matin je me présente au travail, je vais voir
mes collègues et là je vois une personne à ma place. Une autre personne
de l’entreprise à ma place, alors qu'on m'avait dit que mon mandat était
terminé parce qu'on avait plus besoin de mes services. Donc là tu te
poses… c'est un peu ambigu. » (Samuel)
Des événements perturbateurs externes qui précipitent l’entrée dans
l’hypertravail
Pour les salariés et salariées de ce cas-type, des événements perturbateurs externes,
par exemple des changements organisationnels ou des bouleversements économiques,
contribuent au développement des conduites d’hypertravail.
Pour Samuel, la crise économique de 2008 s’est avérée être l’élément déclencheur qui
l’a mené à un plus fort investissement temporel au travail. Quand certains travailleurs
de son entreprise se sont retrouvés chômeurs en raison des congédiements
économiques, il entreprend alors de nombreuses démarches à l’interne, auprès des
superviseurs et de la haute direction, pour tenter de conserver son emploi. Cette
325
stratégie pour maintenir sa place dans l’organisation fonctionne et lorsqu’un nouveau
mandat très exigeant lui est proposé, il lui apparaît impossible de refuser : « Ils en ont
mis cinq à pied et ensuite, ils m'ont appelé moi en disant, ça te tentes-tu le projet x?
Si j'avais refusé, je pense qu'ils m'auraient mis à pied » (Samuel). Percevant l’épée de
Damoclès au-dessus de sa tête et se disant prêt à faire n’importe quelles tâches pour
conserver son emploi, il acceptera ce mandat difficile, qui le précipitera dans
l’hypertravail :
« Et le deuxième vraiment changement de vision professionnelle ça été il
y a deux ans juste après la crise où ils ont mis toutes ces personnes-là au
chômage où, dans les semaines, je courais de département en
département, « as-tu quelque chose à faire, veux-tu que je passe le balai,
est-ce qu’il faut mettre des pastilles dans les boîtes, faut-tu identifier des
boîtes. » (Samuel)
Pour d’autres comme Alain et Katherine, le temps supplémentaire non rémunéré et
régulier coïncide avec l’entrée dans une industrie, un nouveau domaine d’activités :
« Je dirais que dans le domaine de la consultation, ça a toujours été présent »
(Alain). Ils exposent les mécanismes concurrentiels et économiques qui justifient les
longues heures de travail gratuites, de la surfacturation des clients au système de
profitabilité et de redevances des entreprises multinationales :
« Quand tu es dans une entreprise internationale, il y a des profits que tu
dois retourner à la maison-mère. Dans le cas de YY, ça c'est de l'argent
que tu n'as pas pour investir sur les personnes qui travaillent pour toi
(pour payer les heures supplémentaires). C'est le jeu des compagnies
internationales. Tu dois retourner une partie des profits au siège social. »
(Alain)
S’ils acceptent cette situation plutôt volontairement et sereinement au départ, entre
autres pour faire leur place dans ce domaine professionnel et au sein de
l’organisation, la détérioration de l’environnement de travail et le poids des
contraintes organisationnelles, de plus en plus lourdes, vont progressivement mener à
des conduites d’hypertravail « défensives », en réaction à une situation
326
potentiellement menaçante pour eux. Ce sont justement ces contraintes
organisationnelles que nous allons décrire dans les prochaines pages.
6.1.3.2 La détérioration de l’environnement de travail et le poids des contraintes
organisationnelles
Le poids des contraintes organisationnelles est important, pour ce cas-type, dans le
développement et le maintien des conduites d’hypertravail. Si au départ l’adoption de
telles conduites était a priori plutôt volontairement consentie par les salariés et
salariées, la plupart du temps pour assurer le maintien en emploi, la détérioration de
l’environnement de travail en force le maintien à plus long terme, bon gré mal gré.
Resserrement du contrôle financier, ressources organisationnelles élimées, attentes de
la hiérarchie d’en faire « toujours plus », pression au rendement et surcharge de
travail sont autant d’éléments rapportés par nos sujets qui illustrent la détérioration de
leur environnement de travail, propice au maintien des longues heures de travail non
rémunérées.
Une idéologie organisationnelle fondée sur la compétitivité, la disponibilité et le
surtemps
Nous constatons d’emblée que l’environnement idéologique organisationnel est
favorable à la normalisation de l’hypertravail. Les règles et les pratiques
organisationnelles relatives au temps de travail incitent à faire des heures
supplémentaires non rémunérées et la culture compétitive, développée principalement
autour d’un discours de « conquérant », repose sur les valeurs du surpassement de soi
et de l’exigence d’une très grande disponibilité envers son travail et son organisation.
Dans le domaine des services informatiques et des technologies de l’information,
plusieurs normes et pratiques informelles favorisent l’allongement des heures de
travail. L’une de ces pratiques consiste à laisser le salarié prendre lui-même en charge
sa formation continue. Constamment en évolution, alors que les outils de travail sont
continuellement déclassés et remplacés, travailler dans ce secteur oblige bien souvent
les personnes à se former rapidement sur le tas, à comprendre de nouveaux logiciels
327
et à apprendre de nouveaux codes et langages informatiques. Pour Olivier, pourtant
embauché par le même employeur depuis 3 ans et demi, il apparaît normal et habituel
de ne pas comptabiliser le temps où il considère être en formation (ce qui veut dire,
dans son cas, où il ne se sent pas complètement compétent avec un outil de travail ou
avec un logiciel). Il préfère ainsi ne pas « facturer » les heures « non productives »
pour l’employeur ou le client : « Normalement je le fais, parce que bon. Je considère
que je donne un peu de temps personnel car je considère que je suis en formation »
(Olivier).
N’est certainement pas étranger à cette pratique le fait que, dans plusieurs entreprises
du domaine des services informatiques, le temps de travail requis pour réaliser un
mandat est négocié directement entre l’employé et le client. Cette situation pose alors
un problème comportant une double facette pour les salariés et salariées : ils doivent
justifier leur temps de travail vis-à-vis d’un client qui exige non seulement obtenir le
meilleur prix possible mais qui, de plus, n’est pas en mesure d’évaluer le nombre
d’heures de travail nécessaire pour réaliser le mandat ou le service demandé.
Comptabiliser moins d’heures évite alors bien des discussions non désirées :
« Des fois c'est un peu touchy28 aussi comme je te disais. C'est parce que
c'est du temps qui est chargé au client. (.. .) Fait que moi des fois je
préfère… ça me tente pas de m'obstiner, de voir le client qui dit «oui mais
pourquoi tu as mis tant d'heures là-dessus?» Puis ce n'est pas toujours
aussi évident d’expliquer à quelqu'un qui ne connaît pas l'informatique
que des fois ça a l'air de quelque chose de vraiment simple, mais ce n'est
pas tout le temps si simple que ça. Des fois, je préfère mettre moins de
temps (sur ma feuille de temps). » (Olivier)
Un autre indice de cette idéologie organisationnelle fondée sur le surtemps repose sur
la comparaison avec les autres groupes de travailleurs. Les longues heures de travail
sont non seulement normalisées dans l’organisation mais des comportements encore
plus extrêmes sont observés : « Regarde, les superviseurs ce sont des exécutifs, des
vice-présidents, ces gars-là sont branchés sur leur Black Berry 7 jours sur 7, 24
28 Délicat, épineux.
328
heures sur 24, c'est greffé après eux-autres » (Jacques). Tout compte fait, malgré les
longues heures de travail, ces salariés et salariées en viennnent à juger leur
situation « pas trop mal » :
« (…) les chargés de projets travaillent énormément. (…) des fois je
partais à sept ou huit heures le soir, puis souvent ils étaient encore là.
Puis j'ai remarqué que c'est toute du monde divorcé. Puis, sans blague
[rire], la majorité ce sont des workaholics. » (Olivier)
La culture compétitive dans laquelle s’inscrit la plupart des salariés et salariées
contribue aussi à créer un environnement idéologique favorable au surtravail.
Poursuivant une mission qui reflète la performance et l’excellence, le discours des
entreprises oriente les actions des personnes vers l’atteinte d’un objectif
organisationnel idéalisé, entendu ici comme étant presque inatteignable : « la mission
de l'entreprise, c'est d'être présent partout dans le monde et dans tous les secteurs
d'activités, c'est de mettre sa technologie en place » (Samuel). À la fois fiers d’être
identifiés à une compagnie qui se positionne comme un leader national ou mondial
dans leur domaine d’expertise (« on est très fier de dire qu’on a vendu notre énième
produit à la Nxxx »), ils se sentent par ailleurs aussi manipulés et dupés par
l’organisation (« c’est du brainwashing ») et dénoncent ouvertement la culture
organisationnelle et les stratégies managériales utilisées pour favoriser le
surinvestissement des travailleurs. Ils dénoncent parfois plus spécifiquement la mise
en avant de valeurs liées au dépassement continuel de soi, ou
« d’hyperfonctionnement de soi » (Aubert, 2006), qui met au premier plan
l’hyperefficacité avant la qualité.
Surcharge, contraintes organisationnelles et faible reconnaissance
Au niveau de la tâche et de l’organisation du travail, ce cas-type a pour particularité
de présenter un déséquilibre entre la charge de travail perçue et la reconnaissance
organisationnelle obtenue.
329
D’un côté, la charge de travail est importante et tient, selon les salariés et salariées
concernés, dans des temps souvent trop courts, parfois même improbables. Plusieurs
parviennent difficilement à réaliser le travail à faire dans les délais prescrits et vivent
régulièrement un sentiment d’urgence, n’ayant pas suffisamment de temps pour
accomplir toutes les tâches qu’elles ont à faire compte tenu des délais imposés. C’est
bien ce dont témoigne Olivier ci-contre :
On me donnait quatre jours pour faire telle affaire, puis j'en prenais sept,
huit. [Petit rire] Puis là ben câlic, je trouvais ça…, je capotais. J'arrivais
chez nous, je me disais «câlic, ils vont me mettre à la porte. Ça ne marche
pas. » (Olivier)
Considérant les délais restreints, ils doivent alors agir vite, plus vite. Quitte à rendre
un travail de moins bonne qualité (« Je n'aime pas faire les choses à moitié mais je
fais les choses à moitié » (Daphnée)) ou à dépasser les délais prescrits. Or, la mise en
situation d’urgence, où le travailleur se trouve vis-à-vis de délais difficiles à atteindre,
semble faire partie des façons de faire habituelles de certaines entreprises, tel que va
le constater Olivier. Car dans son cas, même s’il lui arrive de prendre deux fois plus
de temps que prévu pour réaliser son mandat ou sa tâche, cela ne menace ni son
emploi ni ses compétences dans le domaine informatique : « (…) je me suis rendu
compte qu'à un moment donné, après un certain temps, je me suis rendu compte que
ma job était assurée là. Je n'avais pas à m'en faire. Ça allait super bien » (Olivier).
On comprend alors que le sentiment d’urgence est créé volontairement et indûment
par l’employeur et est « utilisé » pour accélérer la cadence de production bien plus
que pour punir les retardataires et répondre à une réelle urgence.
Face à un tel débordement et devant l’impossibilité à remplir toutes les exigences du
travail malgré les heures supplémentaires, une des stratégies individuelles souvent
mises en place par les travailleurs et travailleuses consistent à apprendre à gérer leur
temps et leurs priorités : « Mettez-moi une grosse pile sur le dos, je vais juste pouvoir
en faire « tant ». Je gère des priorités » (Jacques). Si le mandat apparaît difficile à
remplir, ce sont aussi tous les « à-côtés », ces tâches non prévues qui s’ajoutent à la
planification bien serrée de la semaine de travail ou en extra au mandat pour lequel ils
330
sont embauchés, qui contribuent à créer une importante surcharge de travail : « (Ma
charge de travail) est élevée pour ce projet-là. Maintenant très élevée pour tous les
autres petits projets qui gravitent autour de ce projet-là » (Samuel).
De l’autre côté, le dispositif de reconnaissance et de récompenses mis en place par
l’organisation est également propice au surinvestissement au travail, non pas parce
qu’il repose sur un système de récompenses généreux et attrayant pour les travailleurs
et travailleuses, comme dans le deuxième cas-type identifié, mais plutôt parce qu’il
les place dans une situation où ils se trouvent en mal de reconnaissance. Au regard de
l’évaluation de leur rendement depuis leur entrée dans l’entreprise, plusieurs ne se
sont pas toujours sentis à la hauteur et ont exprimé des inquiétudes par rapport à leur
avenir. Inquiets, ils ont craint ou reçu, à un moment ou à un autre, une évaluation
négative de leur rendement. Ces évaluations négatives contribuent à nourrir un
sentiment d’échec.
« Sauf que j'ai tellement travaillé en 2006 qu'il y a eu une décision à
quelque part, ils ont dit « il coûte trop cher on va lui donner une
mauvaise cote » et puis ça je l'ai encore sur le cœur après toutes ces
années-là, je leur ai coûté tellement cher que là ils ont dû se dire que je
n’étais pas efficace. Il y a quelqu’un quelque part qui a dit on lui donnera
pas trop d'augmentation cette année-là. » (Jacques)
Les évaluations et récompenses qu’ils reçoivent ne répondent pas aux attentes de
certains d’entre eux et elles sont souvent perçues comme injustes ou inappropriées au
regard de leur dévouement au travail et de la complexité des mandats qu’ils doivent
souvent, dans l’urgence, réaliser. Bien souvent, ce ressenti négatif force à augmenter
les efforts au travail pour tenter d’en diminuer la portée. Se dégage ainsi une spirale
du surtemps où les travailleurs et travailleuses tâchent de répondre à une demande de
travail toujours plus élevée et, en s’investissant davantage, tentent par ailleurs
d’obtenir une meilleure reconnaissance de leurs efforts et de leur rendement. Ne
voyant pas leurs efforts reconnus, ils redoublent d’ardeur au travail, espérant que ces
efforts seront remarqués la prochaine fois. Et, si d’autres vivent un peu mieux un tel
dispositif d’évaluation (et affirment obtenir une certaine reconnaissance malgré tout),
331
les récompenses de diverses natures, financières, liées à la carrière ou
psychologiques, comme les félicitations, demeurent le plus souvent assez minimes :
« je n'ai pas eu d'augmentations de salaire fulgurantes ni de promotions mais ça me
convient. Je n'ai pas eu de bonus dans mon équipe non plus » (Katherine).
Des attentes très élevées du milieu organisationnel à l’égard du rôle
professionnel
Les attentes élevées provenant du milieu organisationnel (niveau positionnel)
contribuent aussi au développement et au maintien de la conduite d’hypertravail pour
ce cas-type. C’est plus précisément la pression hiérarchique du « toujours plus » qui
est le plus fortement mise de l’avant, alors que les attentes de la direction et des
superviseurs sont élevées en termes d’optimisation des ressources et de résultats
attendus.
Rappelons que cette attente organisationnelle du « toujours plus » renvoie
généralement au contexte économique difficile et à la dynamique de la concurrence
internationale. Face à la « guerre économique » que se livrent les entreprises de ces
secteurs (et tout particulièrement celui du secteur des services informatiques qui
fonctionne sous l’octroi d’appel d’offres au plus bas soumissionnaire), les salariés et
salariées sont invités à fournir d’excellents résultats mais sans toujours détenir les
ressources suffisantes pour accomplir le mandat : « On s'attend à des résultats qui ne
sont pas à la hauteur des investissements, et des investissements salariaux aussi »
(Daphnée). Comme les gestionnaires considèrent que les employés profitent de
« bonnes conditions de travail », il est attendu que ceux-ci « fournissent le maximum
d'efforts au travail » (Katherine). Bref, ils sont nombreux à rapporter le caractère
presque irréaliste des attentes des superviseurs et de la haute direction.
Un peu dans la même veine, « l’immobilisme professionnel », qui consiste
essentiellement à conserver, dans la durée, le même poste et/ou les mêmes tâches et
responsabilités, est dévalorisé par les gestionnaires : « il fallait que l'on se fixe des
objectifs pour qu'on sorte de notre zone de confort » (Samuel). Ainsi, les salariés et
salariées sont invités par leurs superviseurs à repousser continuellement leurs limites
332
au travail en acceptant, voire en multipliant, les nouvelles responsabilités et les
nouveaux mandats. Ainsi, « sortir de sa zone de confort » et, par le fait même, de
« l’immobilisme professionnel », devient une certaine forme de prescription
hiérarchique pour « voir jusqu'où tu es capable d'aller » et pour « voir ce que tu es
capable de faire » (Olivier). Suivant cette logique, il peut arriver que le nouveau rôle
professionnel occupé vienne solliciter des compétences que ces travailleurs et
travailleuses n’ont pas, les obligeant à s’autoformer constamment et à travailler le soir
et les fins de semaine pour parvenir à répondre le plus possible aux attentes et aux
responsabilités liées à ces rôles.
Les relations interpersonnelles au travail : mise à distance et éloignement
La qualité et l’importance des relations interpersonnelles au travail ont généralement
évolué au cours des dernières années. Le plus souvent, les sujets ont opéré un
éloignement vis-à-vis des relations développées avec les collègues et le superviseur.
De fait, si les relations avec les collègues ont pu être très amicales et structurantes à
une période de vie pour certains d’entre eux, ceux-ci préfèrent dorénavant revoir la
place et l’importance de ces relations afin de les recadrer dans un rapport plus
professionnel, qui suppose notamment une séparation plus nette entre la vie
professionnelle et la vie personnelle :
« (…) tout le monde se connaissait, le vendredi je pouvais aller faire un 5
à 7 avec mes collègues de travail, j'allais jouer au basket avec des
collègues de travail, il y avait vraiment cette dynamique-là : tu
commences ta semaine le lundi à 8h00 et tu termines le dimanche à 5
heures, en ayant vu tout le temps les mêmes personnes. (…) Depuis cet
été non, j'ai décidé de tirer un trait sur ces choses-là parce que je veux
aussi me concentrer sur mes nouvelles responsabilités de père et surtout
que j'ai une écoeurite aiguë de l’entreprise. » (Samuel)
Les relations deviennent parfois plus tendues pour d’autres. Certains ont pu traverser
des moments difficiles sur le plan relationnel, le plus souvent avec le superviseur :
« À l'époque, les relations avec mon superviseur étaient difficiles, il me faisait perdre
confiance en moi. Face à lui, je me sentais nulle, c'est pour ça que je mettais autant
333
d'efforts » (Katherine). Ces relations s’inscrivent ici dans une dynamique
d’affrontement susceptible de dégénérer en conflit. Devant constamment chercher à
prouver sa valeur à son superviseur, Katherine croit nécessaire d’allonger un peu le
temps de travail pour prouver à ce dernier qu’il a tort et qu’elle est en mesure
d’exécuter adéquatement et efficacement son travail. En raison de ces relations
difficiles, elle préfèrera mettre à mise à distance les relations développées dans le
cadre professionnel.
6.1.3.3 Redéfinition de ses valeurs et priorités de vie et revalorisation des
engagements extra-professionnels et des sphères de vie hors-travail
Les contraintes organisationnelles ainsi que les déceptions et difficultés vécues au
travail semblent renforcer l’importance de la vie hors-travail, comme le démontrent la
valorisation des rôles extra-professionnels et le désir de s’investir plus fortement dans
des projets hors-travail pour l’avenir. De fait, la vie hors-travail demeure importante
malgré le fort investissement temporel au travail et les sujets de ce cas-type tentent
souvent tant bien que mal de préserver leurs activités extra-professionnelles et de
protéger la qualité de leur vie hors-travail. Ce dilemme douloureux, entre la vie
professionnelle et la vie personnelle, les confronte suffisamment dans leurs valeurs au
point d’ébranler leur modèle de vie et de susciter des réflexions profondes sur leur
avenir et sur leurs priorités de vie. D’un côté, ils veulent bien faire sur le plan
professionnel, au sein d’une profession qualifiée et à plusieurs égards stimulantes. Ils
veulent préserver leur réputation dans l’organisation et sur le marché du travail, être
reconnus pour ce qu’ils font et surtout être en mesure de remplir honorablement les
mandats qui leurs sont confiés. De l’autre côté, ils ne veulent pas renoncer à leurs
projets hors-travail, ni renoncer à leurs activités et à leurs engagements extra-
professionnels. Pour tenir cette conduite de fort investissement temporel au travail,
c’est alors tout un processus de redéfinition de leurs valeurs (surtout leur rapport au
travail) et de révision de leurs priorités de vie pour l’avenir qui, sur le plan intra-
individuel, est amorcé.
334
Conflits dans la conciliation travail/vie personnelle et satisfaction à l’égard de la
vie hors-travail
Lorsque l’on s’attarde à la conciliation et à la satisfaction des différents domaines de
vie, l’analyse met en évidence deux éléments importants. Premièrement, l’articulation
des différentes sphères de vie n’a pas toujours été facile et ces personnes n’ont pas le
sentiment de s’investir autant qu’elles le voudraient dans la vie hors-travail. En raison
des longues heures de travail, elles doivent délaisser des projets, des activités et
parfois même des sphères de vie entières, comme par exemple la sphère amicale ou la
sphère des loisirs. Elles vivent de l’insatisfaction à l’égard du déséquilibre ressenti,
où le fort investissement temporel au travail apparaît fortement en cause :
« Moi personnellement pour être satisfait dans ce que [inaudible] je
voudrais monter un projet de musique, de cinéma avec mes amis.
Idéalement, je travaillerais quatre jours par semaine. Puis j'ai
l'impression que ça me laisserait le temps de faire autre chose. D'être
plus créatif. Tandis que là, c'est peut-être moins évident. Parce que la
semaine souvent je suis claqué. Fait que, non! Je préférerais avoir plus
de temps. » (Olivier)
Même si ce n’est pas toujours mal vécu, comme dans le cas de Katherine, la vie de
travail et la vie hors-travail se trouvent constamment en conflit. Les activités et
objectifs poursuivis au travail viennent empêcher les activités et les objectifs
poursuivis dans les autres sphères de vie : « Il y a quand même trop de choses que je
voudrais faire en dehors du travail mais si je fais ça, je ne pourrai pas faire ce que je
souhaite au travail (par rapport à mes objectifs) » (Katherine).
Deuxièmement, les activités réalisées dans les sphères de vie hors-travail apparaissent
fortement significatives pour les personnes de ce cas-type et procurent parfois même
plus de satisfaction que les activités de travail : « Ce qui me donne vraiment
satisfaction, je pense, c'est de faire des concerts de musique, des trucs comme ça.
Ouin. Plus que le travail » (Olivier). Ces salariés et salariées tiennent beaucoup à ce
qu’elles ont développé dans leur vie hors-travail, que ce soit des activités de loisir,
des sports ou des activités familiales, et ils cherchent à les maintenir dans leur vie
malgré que cela soit difficile à concilier avec leur horaire de travail. Et si travailler 48
335
heures ou plus par semaine exige souvent de réduire le temps consacré à leurs
activités personnelles, ce n’est cependant pas parce que ces activités ont pris moins
d’importance dans leur vie.
Tout compte fait, ce déséquilibre entre la vie au travail et la vie hors-travail se fait de
plus en plus ressentir. Loin d’être temporaire – un an ou deux pour se tailler une place
reconnue dans l’organisation – le fort investissement temporel au travail doit
impérativement être maintenu sous peine de perdre son emploi, voire sa réputation
professionnelle. Mais, alors que le degré d’investissement dans les activités
professionnelles est soutenu à plus long terme, l’ampleur des activités hors-travail
mises à distance durablement en raison de ce surinvestissement au travail devient
préoccupant et, surtout, insatisfaisant. Cela contribue alors à rendre encore plus
attirante et plus satisfaisante la vie hors-travail, du moins les petites périodes qu’ils
parviennent encore à y consacrer.
Le travail important mais utilitaire : « une job »
Ils sont nombreux à entretenir un rapport plus utilitaire avec le travail même si leur
vie professionnelle les stimule encore. Pour ceux-là, le travail est devenu d’abord et
avant tout une source de revenus, qui offre de bonnes possibilités monétaires pour
réaliser et accomplir les activités de la vie hors-travail. Pour ces participants, le travail
permet de « gagner sa vie », d’assurer les besoins financiers de leur famille (ex. payer
les études des enfants), de participer à des activités personnelles et sociales (comme
faire des voyages) et de « faire en sorte que tout le reste se produise » (Daphnée). Si
le travail demeure important, c’est principalement parce qu’on y consacre beaucoup
d’heures par rapport aux autres sphères de vie : « Ben veux veux pas, ça occupe
quand même une place importante dans ma vie parce qu’on passe quand même
beaucoup de temps au travail » (Olivier). Cependant, sur le plan affectif, le travail est
davantage relégué au second plan dans la vie, rattaché à la fonction de « job »
(d’emploi) bien plus qu’à une passion ou une vocation : « je dis «OK, c'est une job, je
l'aime bien, ça fait l'affaire, puis…» Mais c'est une job tsé je veux dire. C'est pas le
336
centre de ma vie le travail » (Olivier). Autrement dit, le travail est important
temporellement mais beaucoup moins affectivement.
Katherine et Daphnée font partie de ceux et celles qui, en parlant de leur rapport au
travail, mettent en interrelations le travail et l’ensemble de leurs sphères de vie. Elles
rendent compte de l’importance du travail pour l’accomplissement de l’ensemble de
la vie :
« Pour moi le travail est important, c'est la sphère la plus importante car
c'est elle qui rend tout possible. Le travail, c'est pas mal le centre et tout
se construit autour ensuite. Avoir des revenus d'emploi me permet de
faire d'autres activités. » (Katherine)
Samuel a sensiblement le même discours, alors que la sphère professionnelle est
importante pour soutenir les autres sphères de vie : « je ne vis pas pour travailler, je
travaille pour vivre, pour payer les choses comme ça. (…) ». Le travail a donc une
valeur importante, mais pas pour les mêmes raisons que dans les deux autres cas-
types identifiés, où la fonction expérientielle et psychologique du travail est
clairement mise de l’avant. Plus instrumentalisé, le travail fait sens ici principalement
au regard de sa fonction économique et de l’accomplissement des sphères de vie hors-
travail qu’il permet. Cette instrumentalisation du travail est renforcée, dans le cas
d’Alain, par le fait qu’il doit assumer le rôle de pourvoyeur auprès de sa famille et
répondre aux attentes liées à ce rôle :
« À l'époque, comme je disais, ça prenait beaucoup de place, mais c'était
toujours un moyen et non une fin en soi. Je le faisais parce que cette
situation me permettait de faire des heures supplémentaires payées, alors
qu'aujourd'hui elles ne sont pas payées. J'étais à ce moment-là en
progression de carrière, donc une amélioration des conditions de vie de
ma famille. Étant donné que ma conjointe avait un emploi à temps partiel,
c'était mon rôle de ramener l'eau au moulin comme on dit. » (Alain)
Quelques-uns pourraient même très bien se passer du travail s’ils avaient les moyens
financiers pour le faire : « Le travail ce n'est pas important du tout, ça ne m'intéresse
337
pas de travailler. Faut juste que je gagne ma vie par exemple. C'est ça le problème.»
(Jacques).
L’importance renouvelée de leur engagement vis-à-vis les rôles extra-
professionnels et les projets personnels
Si le rôle professionnel se trouve fortement en concurrence avec les rôles occupés
dans les autres sphères de vie, au regard du temps alloué du moins, ces personnes
souhaitent maintenir ces rôles significatifs qu’elles jugent importants dans leur vie
hors-travail. Elles souhaitent même accorder une plus grande place à ces rôles extra-
professionnels, voire s’engager dans de nouveaux rôles pour l’avenir. C’est le cas de
Daphnée, qui formule le projet d’avoir un enfant, mais aussi pour Samuel et Jacques,
qui veulent s’impliquer davantage dans leur rôle de père :
Mon rôle de papa, c’est important. (…) mon objectif c'est d'essayer d'être
le plus présent dans les moments les plus importants, par exemple de se
mettre sur ses deux petites jambes et de la voir faire, pour moi c'est
important. » (Samuel)
La vie personnelle apparaît ainsi importante pour l’avenir. C’est le cas de Bernard
qui, à la recherche d’un nouvel emploi, accorde une grande importance aux
conditions de travail qui lui permettront de réaliser ses projets de voyage :
« Je suis à la recherche d'un emploi qui va me permettre d'avoir des
vacances, donc un nombre de jours de vacances qui vont me permettre
d'atteindre mes aspirations de voyage, pour moi ça va être très
important. » (Bernard)
La réalisation des projets personnels apparaît donc prioritaire. Mais cette révision de
leurs objectifs et de leurs priorités pour l’avenir, liée à une nécessaire modification de
leur situation professionnelle pour les atteindre, apparaît sans conteste une opération
aussi délicate qu’incertaine.
338
Un avenir professionnel à distance de la situation actuelle et une carrière hors de
l’organisation
L’avenir anticipé fait aussi l’objet d’une profonde réflexion des participants de ce
cas-type. Clairement, le statu quo est inacceptable et ils se projettent dans un avenir
plus conforme à leurs valeurs et aux objectifs qu’ils poursuivent, c’est-à-dire dans un
rapport plus équilibré entre leur vie au travail et leur vie hors-travail.
Pour atteindre un plus grand équilibre, leur avenir professionnel au sein de
l’entreprise actuelle est exclu. Les projets formulés et les attentes exprimées vis-à-vis
de la carrière se concrétiseront en dehors de l’entreprise. Excepté pour Jacques, dont
la carrière s’est développée dans la même organisation depuis près de vingt ans et à
laquelle il semble difficile de renoncer malgré la liste de récriminations envers son
employeur, tous font part d’un fort probable changement d’employeur d’ici les
prochaines années, quand ce n’est pas pour les prochains mois : « En faisant
l'abstraction d'une réorientation complète à court terme, dans les 6 prochains mois,
c'est de changer de compagnie » (Samuel). L’objectif étant bien sûr d’avoir un
emploi qui leur permette de diminuer les heures de travail :
« Mes objectifs, j'aimerais ça diminuer mes heures au travail et modifier
un peu mon rôle dans l'entreprise. Selon ce qui est possible, ça se peut
que je change d'emploi. Mais je cherche un emploi qui va toujours être
lié… je suis dans une période où je ne sais pas si je vais retourner en
consultation technique ou en gestion. Ce sont des questions que je me
pose présentement. » (Bernard)
Certains d’entre eux remettent plutôt en cause leur participation au marché du travail
à titre de salarié. Daphnée a commencé des démarches sérieuses en vue de concrétiser
son nouveau projet professionnel comme micro-entrepreneure : « je suis en train de
sonder le terrain des gens autour de moi pour partir quelque chose de manière
indépendante, à mon compte, en jeu ». Si Olivier a sensiblement le même projet, il
parvient cependant plus difficilement à en établir clairement les balises et les délais
de réalisation de même que les stratégies à mettre en œuvre pour y parvenir : « Puis
pour éventuellement peut-être plus partir à mon compte, partir une petite PME.
339
L'idée ça serait de… deux ans c'est un peu court là, mais me préparer peut-être là »
(Olivier).
Si la suite anticipée de leur vie professionnelle demeure relativement floue pour ceux
et celles qui entrevoient une possible mais légère réorientation de leur parcours
professionnel, il apparaît clair qu’elle se déroulera en dehors de l’organisation. Ce
désir peut être exacerbé par des relations de travail plus difficiles, une insatisfaction
envers les conditions de travail ou d’organisation du travail ou tout simplement par
l’intérêt que suscite un nouveau domaine professionnel : « À plus long terme, je
souhaite travailler en cinéma mais je dois tout d'abord continuer à développer des
compétences dans l'entreprise pour laquelle je travaille actuellement » (Katherine).
6.1.3.4 Le soutien psychologique des proches et/ou institutionnel nécessaire
Les personnes qui vivent ce processus de mise à l’épreuve professionnelle et de
révision de leurs valeurs et de leurs priorités de vie connaissent parfois des moments
difficiles sur le plan psychologique. Pression au rendement, perte de confiance en soi
et atteinte à l’estime de soi peuvent faire surgir des symptômes d’épuisement et de
difficultés sur le plan psychologique :
« Pendant un moment j'ai trouvé ça rough, oui. C'est vrai. Il y a des
moments où j'étais vraiment, vraiment, vraiment fatigué. Il y a des
moments où c'est arrivé que je pensais démissionner. C'est arrivé plus
d'une fois. Mais bon, je ne l'ai pas fait. » (Olivier)
Ils peuvent alors surtout compter sur le soutien de leurs proches ou un soutien
institutionnel dans leur milieu professionnel (ex. direction des ressources humaines).
Par ailleurs, elles estiment ne pas être suffisamment bien soutenues par leurs
collègues et/ou leur superviseur (« Je n'ai pas reçu de soutien de mon superviseur
pour m'aider à m'intégrer, ce sont mes collègues qui m'ont aidée », Katherine). À la
différence du processus de renforcement du grand travailleur, caractérisé par l’appui
moral à la conduite d’hypertravail et par le soutien logistique du conjoint dans
l’articulation de leurs différents temps de vie (ex. tâches quotidiennes) pour parvenir
340
à affronter la situation de longues heures de travail, le soutien demandé et reçu est ici
principalement de nature psychologique. Il vise surtout à soutenir la personne à
traverser les différentes épreuves et difficultés qu’elle vit au travail, pour la plupart
reliées à la situation des longues heures de travail, du problème de reconnaissance et
du déséquilibre ressenti. Par exemple, lorsque son leadership et sa capacité à mener à
terme un projet ont été ébranlés, Samuel a pu trouver du réconfort auprès de sa
conjointe, qui l’a aussi aidé à développer ses compétences en gestion et sa confiance
en soi pour faire face à la situation difficile vécue. Daphnée trouve toujours aussi une
écoute attentive auprès de son conjoint, et c’est la forme de soutien qui est la plus
précieuse pour elle :
« Dans mon couple, bien on se relate les moins bons coups du bureau en
grands détails, quand il arrive quelque chose bien, au niveau de mon
couple, c'est là le soutien parce que on se comprend bien dans ce qu'on
vit et on s'écoute bien. » (Daphnée)
Somme toute, même si elles sont a priori adoptées plutôt volontairement, du moins
comme stratégie d’intégration et de maintien au marché du travail, les conduites
d’hypertravails, pour les travailleurs et travailleuses de ce cas-type, deviennent de
plus en plus difficile à soutenir au fil des années. Il apparaît toutefois difficile de s’en
dégager (du moins face à leur employeur actuel) :
« Ce qu'on perd (si on ne fait pas toutes ces heures), c'est l'assurance
d'avoir fait complètement tout ce qu'on pouvait pour arriver à un résultat
(…) J'aurais l'impression que si demain matin je faisais une semaine de 4
jours dans cet emploi-là, j'aurais l'impression de manquer le bateau. »
(Daphnée).
6.2 Éléments de synthèse à propos des trois cas-types
Pour conclure ce chapitre, quelques éléments de synthèse sur la manière dont les
dimensions individuelles et organisationnelles suscitent et renforcent les différentes
conduites d’hypertravail seront exposés.
341
6.2.1 Éléments de synthèse à propos du processus de renforcement
de l’identité de « grand travailleur » : le fonctionnement individuel
sous la loupe
Le premier cas-type a mis en relief une dynamique individuelle fortement empreinte
de l’histoire familiale et personnelle pour expliquer l’entrée dans l’hypertravail et le
développement de ce type de conduites.
Ce sont d’abord les événements vécus au début du parcours professionnel qui ont
contribué le plus à renforcer un schème de valeurs propices au fort investissement au
travail et à favoriser l’entrée dans l’hypertravail. Des événements-chocs, souvent
insatisfaisants et parfois confrontants sur le plan identitaire, ont entraîné une révision
du système des activités qui a renforcé la prédominance de la sphère du travail sur
l’ensemble des sphères de vie. Maintenant qu’ils ont trouvé une place sur le marché
du travail qu’ils souhaitent conserver, ils redoublent d’efforts pour la maintenir et
continuer leur progression dans leur domaine de spécialisation.
Ce mode de fonctionnement individuel s’enracine également dans les valeurs et les
représentations véhiculées par l’entourage familial et amical. Le fort investissement
au travail est fortement valorisé par des personnes significatives de leur vie hors-
travail et vis-à-vis desquelles les sujets sont susceptibles de s’identifier (ex. amis du
même domaine professionnel) ou d’être influencés (figure du père ou de la mère).
Enfin, si le mode de fonctionnement de l’organisation n’apparaît pas directement lié à
l’entrée dans l’hypertravail, il contribue indirectement au maintien de cette conduite.
Le fait d’œuvrer au sein d’une organisation qui offre beaucoup de flexibilité dans
l’organisation du travail, dans la gestion des horaires et des lieux de travail et qui
exige parfois de travailler selon des horaires non standards (ex. représentations lors de
déjeuners, sollicitations pour résoudre des problèmes informatiques) admet des écarts
à l’horaire normal. Ces personnes vont se saisir de la flexibilité de l’organisation du
travail pour aménager leur temps de travail et leur niveau d’implication dans cette
sphère en fonction bien évidemment des demandes et des exigences du travail (dont
342
la charge de travail et les objectifs de rendement établis), mais aussi en fonction de
leurs objectifs personnels et professionnels.
6.2.2 Éléments de synthèse à propos du processus de suraffiliation
organisationnelle : un assujettissement consenti?
Le deuxième cas-type a permis de rendre compte de dynamiques conflictuelles entre
la vie hors-travail et les attentes organisationnelles qui, progressivement, ont mené à
un assujettissement « consenti » de la vie hors-travail à une suraffiliation
organisationnelle. Un des éléments importants dans ce type de processus de
construction de conduites d’hypertravail est sans contredit le développement d’une
vie hors-travail qui n’est pas hors de l’organisation. L’analyse a de fait montré à quel
point les relations interpersonnelles amicales développées dans la sphère
professionnelle et les activités personnelles encouragées et dirigées par l’organisation
(ex. gym dans l’entreprise, sorties avec les collègues, billets de spectacles offerts par
l’employeur) tendent à occuper une place de plus en plus grande : ces personnes ont
ainsi le sentiment d’avoir une vie hors-travail bien remplie alors que, paradoxalement,
cette vie hors-travail est progressivement « saisie » par l’organisation.
De la même façon, plusieurs d’entre eux ont accordé une importance de plus en plus
grande à leur rôle professionnel, au détriment des engagements et des rôles occupés
dans les milieux extra-professionnels. Ultimement, ce sont les positions occupées en
dehors du travail (positionnel) et les projets hors-travail (intra-individuel) qui sont
révisés, reportés ou annulés.
Le fonctionnement de l’organisation repose ainsi sur des mécanismes favorables à
impulser et à soutenir les conduites d’hypertravail chez l’individu. Par exemple,
l’organisation cherche à solliciter la subjectivité de l’individu notamment par la mise
en place d’une idéologie organisationnelle favorable à ce dévouement à l’organisation
et au collectif de travail. La culture du temps de travail fondée sur des pratiques
informelles est également propice aux longues heures de travail non rémunérées. Ce
système social organisationnel est ainsi renforcé par tous les acteurs de l’organisation,
343
même par les salariés et salariées. Ceux-ci concourent eux aussi à la mise sur pied de
projets et de pratiques qui les engagent à consacrer plus de temps au travail, par
exemple en raison de leur passion au travail. C’est donc bien le caractère
multidirectionnel des pressions favorables à l’augmentation du temps de travail que
nous observons ici. Le fait qu’ils bénéficient d’une certaine autonomie dans
l’aménagement du temps de travail (ex. heures d’entrée et de sortie flexibles et ne
sont pas « obligés » de faire du temps supplémentaire) et qu’ils ne semblent pas
éprouver de difficultés majeures à articuler les débordements du temps de travail avec
les autres temps sociaux, contribuent par ailleurs à ce sentiment de conduites
totalement volontaires.
Dans ce contexte, la vie personnelle semble aspirée par la vie professionnelle. Non
seulement celle-ci apparaît fortement malléable, pouvant s’adapter en tout temps aux
demandes organisationnelles et à l’hyperdisponibilité temporelle attendue, mais elle
est mise au service de l’organisation. C’est le cas, par exemple, des activités
personnelles fortement développées avec les amis-collègues. Sous le couvert de
rencontres diverses, de 5 à 7 et d’événements spéciaux, ces activités hors-travail sont
propices à discuter des projets qui relèvent du travail, et à résoudre des problèmes. Il
apparaît alors de plus en plus difficile de revoir la répartition des rôles entre vie
professionnelle et vie personnelle, où la dynamique observée entre le fonctionnement
individuel et le fonctionnement organisationnel sous-tend un processus de
renforcement du travail et de l’importance de l’organisation dans la vie de ces
personnes, au point d’observer une « suraffiliation » organisationnelle.
6.2.3 Éléments de synthèse à propos des conduites d’hypertravail
défensives dans un contexte de mise à l’épreuve professionnelle : un
écart qui se creuse entre les valeurs et les objectifs de vie et le temps
alloué pour chacune des sphères de vie
Ce troisième et dernier cas-type, qui illustre le développement de conduites
d’hypertravail plus défensives dans un contexte de mise à l’épreuve professionnelle,
344
est sans contredit le plus négatif selon les travailleurs et travailleuses. Trois
principaux éléments méritent plus particulièrement une attention.
Premièrement, il importe de relever la double mise à l’épreuve vécue par les salariés
et salariées. Une première, au moment de l’insertion, alors que le début du parcours
impose des transitions et des événements difficiles qui invitent à des réflexions, voire
à des remises en question importantes. Des choix d’études insatisfaisants, le cumul
d’emplois précaires lors des premières années d’insertion au marché du travail ou des
expériences professionnelles teintées par l’échec en début de parcours, peuvent
occasionner des remises en question susceptibles d’accroître le temps alloué au travail
pour tenter de faire leur place sur le marché du travail et de la maintenir durablement.
La deuxième mise à l’épreuve survient lors de l’effritement de la relation avec
l’employeur actuel, alors qu’ils ont pourtant trouvé un emploi qualifié, stimulant et
intéressant au sein d’une organisation pour laquelle ils ont accepté de relever des
défis et de participer activement à la mission proposée. Si, au départ, l’investissement
au travail était souligné et reconnu dans le cadre d’une relation plutôt harmonieuse, le
développement de la relation – en raison principalement du durcissement du discours
et des pratiques mettant à l’avant-plan la « guerre économique » dans laquelle est
engagée l’entreprise – a mené à une situation de plus en plus difficile, marquée par la
non reconnaissance de « l’effort supplémentaire » au travail et la confrontation entre
le salarié et l’organisation. On retiendra donc ici la prédominance des éléments de
contexte et des aspects plus sociaux (organisation) que psychologiques (individu)
dans l’entrée – et le maintien – de l’hypertravail. Fortement en interaction, les
différents facteurs rattachés au milieu organisationnel, tels que les attentes de la
direction, le cadre idéologique, le dispositif d’évaluation et de reconnaissance, la
charge de travail et l’organisation du travail, se renforcent mutuellement pour mettre
en place une spirale de surtemps chronique et généralisé.
Deuxièmement, les conduites d’hypertravail (appréhendées, rappelons-le, comme des
conduites volontaires) peuvent se développer et se maintenir malgré le caractère
conflictuel de la relation individu-organisation et du conflit personnel interne posé, en
termes de valeurs et d’objectifs de vie (que nous développerons au troisième point).
345
En ce qui concerne l’évolution de la relation entre l’individu et l’organisation – de
plus en plus dysfonctionnelle et confrontante pour l’individu – elle reflète une
dynamique bien différente de celle « en symbiose » qui caractérise le processus de
suraffiliation organisationnelle. De part et d’autre, la relation est ambivalente et
ambiguë. Pour l’individu, l’organisation représente à la fois un des meilleurs partis
possibles et la pire des organisations. D’un côté, il se sent d’abord fortement attaché à
l’entreprise et ne souhaite pas la quitter, du moins au départ; il s’investit même
davantage dans la relation malgré les défis exigés. Il maintient ses efforts pour bien se
faire voir et se faire valoir et espère ainsi obtenir une reconnaissance de son
engagement. De l’autre côté, il dénonce peu à peu les pratiques et les actions que
l’organisation met en œuvre pour soutirer un engagement subjectif plus important et
anticipe de quitter l’entreprise. La relation qu’entretient l’organisation envers
l’individu apparaît tout aussi ambiguë et complexe. Elle laisse paraître à la fois une
glorification de la personne et son importance pour l’organisation, par exemple à
travers le discours idéologique du « conquérant ». Ce type de discours « glorifie » à la
fois les meilleurs employés et « dénigre » presque systématiquement les
performances au travail, à travers un dispositif de reconnaissance déficient.
Troisièmement, la conduite d’hypertravail semble se consolider malgré le conflit
personnel interne de plus en plus marqué, en termes de valeurs et d’objectifs
poursuivis. Si l’organisation pousse au dépassement de soi et au fort investissement
temporel au travail, paradoxalement, cela apparaît de plus en plus en contradiction
avec les valeurs de ces personnes, de même qu’avec leurs attentes et leurs objectifs de
vie. On peut présumer que la situation difficile vécue dans la sphère professionnelle
vient réaffirmer l’importance de la vie hors-travail. Elles procèdent alors à des
échanges entre leurs différentes sphères de vie : celles-ci offrent notamment des
ressources pour soutenir la vie professionnelle et ses contraintes, mais elles
fournissent aussi des lieux où le réinvestissement de la vie personnelle, plus
satisfaisante, est de plus en plus recherché en réponse aux insatisfactions et difficultés
vécues dans la vie professionnelle.
346
Au final, l’analyse des éléments importants, tant sur les plans personnel que
professionnel, a montré que les motifs sous-jacents à l’hypertravail se transforment au
fil du temps et que différentes phases caractérisent ce processus lié à cette mise à
l’épreuve professionnelle. Aujourd’hui, c’est la relation prometteuse avec
l’organisation, mais aussi la pression ressentie à travailler plus, qui concourent le plus
au maintien de la conduite d’hypertravail.
Enfin, pour terminer ce chapitre qui distingue trois modes d’entrée et d’ancrage dans
l’hypertravail, nous présenterons un tableau synthèse qui permet de comparer les trois
cas-type pour chacun des facteurs et des niveaux étudiés.
Tableau 22: Regard sur les facteurs et niveaux à l’étude et comparaison des trois cas-
types
Niveaux
Facteurs
Cas-type 1 Cas-type 2 Cas-type 3 Renforcement du
grand travailleur
Suraffiliation
organisationnelle
Mise à l’épreuve
professionnelle
INT
RA
IND
IVID
UE
L
Parcours et
événements
Entre bifurcation
satisfaisante et
maintien correct
Insertion aisée et
progression dans
l’entreprise
Insertion
décevante ou
difficile
Rapport au travail
Entre « tout au
travail » et « pilier
de vie »
Entre « tout au
travail »
et « pilier de vie »
Travail important
mais utilitaire
(« c’est une job »)
Satisfaction
professionnelle relative
Forte satisfaction
professionnelle /
sentiment
d’équilibre de vie
Forte satisfaction
professionnelle /
sentiment de
déséquilibre mais
assez bien vécu
Insatisfaction
professionnelle et
sentiment de
déséquilibre entre
sphères de vie
Projets professionnels /
Clairs, en lien
avec le domaine et
les compétences
Clairs, en lien
avec une carrière
dans l’entreprise
Flous,
changement
d’employeur
souhaité
Projets personnels Peu nombreux,
mais réalisés
Peu nombreux,
repoussés
Importants, mis
en priorité
INT
ER
IN
DIV
IDU
EL
Soutien interpersonnel Soutien logistique
des proches
Pas besoin de
soutien au travail
Soutien du milieu
de travail
Soutien
psychologique des
proches
Soutien
institutionnel
Qualité des relations
professionnelles
Bonnes relations /
cordiales
Très amicales /
« fusionnelles »
Entre bonnes et
relations
conflictuelles
347
Niveaux
Facteurs
Cas-type 1 Cas-type 2 Cas-type 3 Renforcement du
grand travailleur
Suraffiliation
organisationnelle
Mise à l’épreuve
professionnelle
Attentes à l’égard du
rôle professionnel
Attentes du milieu
org, surtout
autonomie prof.
Fortes attentes de
disponibilité des
collègues et
superviseur
Fortes attentes de
la direction en
termes de
résultats,
« toujours plus »
Attentes à l’égard des
rôles extra-
professionnels
Attentes de
pourvoyeur /
attentes
d’engagement,
capables d’y
répondre
Incapables de
répondre aux
attentes,
engagements
reportés
Peu d’attentes
spécifiques
IDÉ
OL
OG
IQU
E
Culture et valeurs
organisationnelles
Culture familiale /
« communau-
taire »
Culture
« familiale » : la
mise en valeur de
chaque personne
pour
l’organisation
Culture
« compétitive » :
l’idéal du
surpassement
Normes et règles
d’implication dans
l’org.
Centrées autour
d’un
investissement
« normal »
Centrées autour
du
surinvestissement
Centrées autour
du
surinvestissement
Normes et règles
d’implication selon
environnement social
Norme sociale de
l’hypertravail dans
l’entourage
L’hypertravail est
« anormal »
L’hypertravail est
« anormal »
TÂ
CH
E
ET
OR
GA
NIS
AT
ION
D
U
TR
AV
AIL
Charge de travail Charge normale à
élevée
Surchage et
débordement
professionnel
Surchage et
débordement
professionnel
Flexibilité organisation
du travail et autonomie
OT très flexible OT flexible mais
« piégée », très
court délai
OT peu flexible,
très contraignante
Dispositif d’évaluation
et de récompenses
Entre dispositif
sobre et cercle
vertueux
Le cercle
vertueux
La carence de
reconnaissance et
de récompenses
******
Ce chapitre s’est attardé à distinguer et à présenter différentes dynamiques
psychosociales susceptibles de mener les salariés et salariées des secteurs des services
informatiques et du multimédia à l’hypertravail. En regard des événements charnières
vécus depuis l’entrée sur le marché du travail, du poids et des interactions de chacun
des facteurs mis sous examen ainsi que des rapports et des échanges entretenus entre
les différentes sphères de vie, ce sont trois configurations dynamiques, représentant
des idéal-types dont les sujets se rapprochent plus ou moins, qui ont été mises en
348
évidence. Ainsi, l’analyse fine des processus psychosociaux qui ont mené à un tel
investissement au travail a montré qu’il existe bel et bien des résonances particulières
entre les différents niveaux d’explication en psychologie sociale. Elle a aussi montré,
sous la loupe d’une approche biographique et systémique, que le développement de
ces conduites relève bien d’un phénomène évolutif, dont les transformations
graduelles des contextes de vie professionnelle et personnelle doivent être
considérées pour en saisir toute la complexité, de même que les significations
allouées par les salariés et salariées à leur conduite.
Ces considérations d’ordre général constituent le point de départ de notre réflexion.
Au regard des éléments théoriques mis de l’avant dans la présente thèse pour
comprendre les processus de construction des conduites d’hypertravail, il convient, à
la lumière de ces résultats, d’en discuter plus abondamment certains aspects et les
nouvelles avancées théoriques qu’ils suggèrent. Le prochain et dernier chapitre
s’attèle à ce travail de réflexion et de discussion.
349
Chapitre 7 : Déterminants et significations multiples:
discussion sur les formes de l’hypertravail
La compréhension que nous avons des conduites d’hypertravail au terme de cette
recherche laisse entrevoir un phénomène complexe. L’analyse à la fois diachronique,
synchronique et multidimensionnelle amène à nuancer les connaissances que nous
détenons de l’hypertravail et rend bien compte de l’originalité de l’approche que nous
avons privilégiée. À l’instar de quelques études récentes (Burke et Fiksenbaum, 2009
; Dujarier, 2006), elle montre que les conduites d’hypertravail ne constituent pas une
figure homogène. Plus précisément, il importe de saisir le développement de ces
conduites en tenant compte du poids et des interactions en jeu entre divers facteurs
psychosociaux et organisationnels et des significations données par les personnes à
leurs conduites d’hypertravail, à partir d’une perspective diachronique et
synchronique.
Les résultats obtenus nous amènent à centrer notre discussion et nos réflexions autour
de cinq apports plus spécifiques : 1- l’importance de la perspective diachronique dans
la compréhension du développement des conduites d’hypertravail et des significations
qui y sont allouées ; 2- le rôle essentiel du décloisonnement de la sphère
professionnelle et des autres sphères de vie pour développer et/ou maintenir de telles
conduites ; 3- le rôle différencié des organisations et des collectifs de travail
concernant l’entrée et le maintien dans l’hypertravail ; 4- les difficultés nouvelles
dans l’articulation des temporalités individuelles et collectives, dans un contexte
organisationnel souvent flou en matière de délimitation du temps de travail ; 5- les
implications et les effets différenciés de l’hypertravail selon le genre.
350
7.1 Regard diachronique sur le développement des
conduites d’hypertravail: une compréhension renouvelée
Chercher à appréhender le « moment de passage », ou d’entrée dans l’hypertravail, a
fourni des éléments pour comprendre comment cette conduite se développe dans la
temporalité biographique et s’inscrit dans l’histoire particulière des sujets. Nous
verrons également comment les significations de ces conduites se différencient en
fonction des temporalités – passé/présent/futur – mobilisées et comment ces
significations peuvent parfois évoluer au fil du temps.
7.1.1 Des conduites d’hypertravail signifiées différemment selon les
événements professionnels vécus et les projets anticipés :
l’importance de la perspective diachronique
L’une des originalités de la thèse a consisté à appréhender le développement des
conduites d’hypertravail à l’aune des événements vécus depuis l’entrée sur le marché
du travail. Alors que les travaux de nombreux chercheurs sont fondés sur une analyse
de la situation actuelle pour comprendre le fort investissement au travail (ex. Douglas
et Morris, 2006; Feldman, 2002; Ng et Feldman, 2008), notre recherche se fonde sur
l’idée selon laquelle les conduites d’hypertravail s’inscrivent dans des dynamiques
biographiques et temporelles particulières. Ainsi, nos résultats permettent
effectivement de montrer que ces conduites prennent sources et sens au regard de
l’enchaînement des événements marquants du parcours professionnel et des objectifs
et projets professionnels et personnels poursuivis.
En ce qui a trait aux événements marquants du parcours professionnel (passé), nos
résultats dévoilent qu’une pluralité d’événements vient colorer distinctement les
parcours professionnels pouvant mener à ces conduites. Pour certains, les conduites
d’hypertravail sont adoptées dès l’entrée sur le marché du travail et s’inscrivent au
début d’une carrière fortement ascendante, le plus souvent dans une seule entreprise.
Pour d’autres, de telles conduites se développent plus tardivement et s’inscrivent à la
suite d’un début de parcours plus difficile et marqué par des ruptures. En effet, 47%
351
des sujets interviewés dans cette thèse relatent que certains événements difficiles ont
été rencontrés au début de leur parcours. À la lumière des événements vécus, nous
avons observé qu’une partie des sujets peut s’investir davantage pour préserver leur
place et leur réputation dans leur entreprise (cas-type 3), tandis qu’une autre partie de
sujets le fait pour pallier une carence en termes de formation et/ou de qualifications
(cas-type 1). D’autres sujets connaîssent quant à eux un parcours professionnel
marqué par le succès (cas-type 2). Ainsi, le fait d’avoir vécu une insertion
professionnelle et un début de parcours relativement aisés ou, au contraire, plutôt
chaotiques peut, dans les deux cas, mener à l’hypertravail.
Ce résultat a deux implications, nous semble-t-il, au regard de l’état des
connaissances actuelles. Premièrement, il va à l’encontre de l’idée selon laquelle
l’engagement et le fort investissement dans la sphère professionnelle seraient
unilatéralement la résultante d’un parcours professionnel élitiste. De fait,
contrairement aux études qui affirment que les conduites de fort investissement au
travail sont associées aux carrières ascendantes (Blair-Loy, 2004; Devetter, 2008 ;
Ishiyama et Kitayama, 1994), nos résultats indiquent que la précarisation des
premières années du parcours professionnel peut aussi amener les individus à
développer de telles conduites. Deuxièmement, ce résultat indique que l’explication
des conduites d’hypertravail par la socialisation organisationnelle dans le milieu
spécifique où elles sont mises en œuvre ne permet pas de rendre compte de toutes ces
conduites. Ce résultat soutient plutôt l’idée que ce sont les changements de milieux
organisationnels, et même parfois de catégories professionnelles, qui participent
fortement à la construction des significations permettant de justifier de telles
conduites, aux yeux mêmes des sujets. Autrement dit, ce résultat étaye la thèse selon
laquelle certaines personnes structurent leurs conduites d’investissement au travail
non pas uniquement en fonction du milieu dans lequel elles sont présentement
investies et des logiques de fonctionnement propres à ce milieu, mais aussi par
rapport aux apprentissages et réflexions développés dans le cadre des expériences et
transitions qui ont ponctué leur parcours professionnel (Baubion-Broye, Dupuy et
Prêteur, 2013; Curie, 1998).
352
La perspective diachronique prend également en compte les objectifs visés et les
projets anticipés (futur). Nos résultats ont montré que les objectifs ainsi que les
projets professionnels et personnels anticipés pour l’avenir servent également à
façonner, pour plusieurs sujets, leurs conduites actuelles de fort investissement au
travail. Tandis que les attentes par rapport à la carrière et les objectifs professionnels
planifiés sont souvent mis en délibération et en concurrence avec les projets et les
objectifs dans la vie personnelle, nous constatons que les objectifs professionnels,
formulés en termes de progression de carrière, apparaissent prioritaires pour l’avenir
pour plusieurs sujets (cas-types 1 et 2). Ils ont ainsi le sentiment de pouvoir choisir
leurs priorités de vie et le temps qu’il convient d’investir à la vie professionnelle et
personnelle pour atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés.
Au final, l’intérêt d’aborder l’hypertravail à partir d’une perspective diachronique,
c’est-à-dire au regard de l’enchaînement des événements passés, présents et des
projets et objectifs futurs, est confirmé. À l’instar de Tremblay et Alberio (2013), nos
résultats indiquent que ce regard diachronique porté sur l’ensemble du parcours vécu
et des représentations d’avenir permet de mieux comprendre, sur le plan
synchronique, la conduite d’hypertravail analysée à un moment précis. Ainsi, au
regard des diverses temporalités biographiques, la conduite d’hypertravail prend des
significations variables pour les travailleurs et travailleuses. Pour le premier cas-type
que nous avons mis en lumière, l’hypertravail prend sens dans le présent. Pour ces
sujets, investir de longues heures dans leur vie professionnelle constitue le reflet de
leurs valeurs et de leurs préférences actuelles en matière d’investissement travail-
hors-travail. Cet investissement est en cohérence avec le choix d’un mode de vie qui
rend compte de la valeur centrale que prend le travail dans leur vie et du désintérêt
manifeste envers, notamment, les loisirs et le divertissement. Pour le deuxième cas-
type, l’hypertravail prend sens au regard de l’avenir et de la carrière projetée dans
l’organisation. Imbriqués dans une relation presque « fusionnelle » avec
l’organisation, ces sujets cherchent à continuer la progression de leur carrière qui
traduit le renforcement de cette relation avec l’organisation. Enfin, pour le troisième
cas-type, l’hypertravail est signifié au regard des événements passés, en regard de
353
l’insertion professionnelle plus difficile vécue – afin de consolider leur place sur le
marché du travail – et est en voie d’être re-signifié.
7.1.2 De l’entrée au maintien dans les conduites d’hypertravail : une
dynamique évolutive, des conduites difficiles à « déconstruire »
Une autre constatation importante que nous permet la perspective diachronique
adoptée dans la recherche est celle de l’existence d’une dynamique évolutive entre les
facteurs contributifs à l’entrée dans l’hypertravail et ceux qui contribuent à son
maintien. Autrement dit, les résultats obtenus à partir de nos analyses des processus
de construction des conduites d’hypertravail suggèrent qu’il est important d’établir
une distinction entre les éléments impliqués dans le passage à l’hypertravail (au début
du processus) et les éléments qui soutiennent son maintien prolongé. Ces éléments
peuvent évoluer et se transformer dans le temps, selon les événements vécus et
l’évolution de la situation professionnelle et personnelle, amenant au final les sujets à
transformer les significations accordées à leurs conduites d’hypertravail.
Cette constatation est particulièrement saillante dans le cas-type 3 de mise à l’épreuve
professionnelle et d’hypertravail défensif. L’analyse diachronique montre bien que,
pour ce cas-type, le maintien d’un tel investissement temporel envers le travail
devient de plus en plus difficile à soutenir alors que l’organisation reconnaît de moins
en moins l’effort individuel dans l’atteinte des objectifs qu’elle a elle-même fixés.
Ainsi, d’une entrée relativement souhaitée et volontaire dans l’hypertravail, ces
travailleurs et travailleuses passent finalement à un sentiment de s’être fait piéger par
l’organisation. Dans ces circonstances, on aurait pu s’attendre à un certain
désengagement du travail de la part des sujets et, conséquemment, à une réduction
des heures supplémentaires gratuites. Cependant, la révision de la répartition de leurs
investissements temporels entre le travail et le hors-travail apparaît difficile pour ces
sujets. Ces derniers opèreront plutôt une re-signification de leur conduite
d’investissement intensif envers le travail, c’est-à-dire qu’ils transformeront le sens
qu’ils donnent à cette conduite. Ainsi et plus précisément pour ce cas-type, entre une
vie professionnelle très investie temporellement mais moins valorisante et une vie
354
personnelle insuffisamment investie mais plus satisfaisante, la conduite
d’hypertravail devient progressivement dé-signifiée par rapport à la consolidation de
la sphère professionnelle qui la soutenait au départ, pour être re-signifiée par ce que
cet investissement au travail permet d’accomplir dans les autres sphères de vie. Nous
observons donc ici une forme d’hypertravail défensif, c’est-à-dire qui vise surtout à
préserver sa place dans le groupe de travail et au sein de l’organisation pour éviter,
par exemple, de se trouver à confronter un sentiment d’échec ou l’exclusion du
groupe ou de l’organisation, permettant ainsi de se protéger de la souffrance qui peut
découler d’un tel sentiment. Un peu différemment pour le cas-type 1, les événements
du parcours – marqué par une progression professionnelle qui tend vers l’occupation
d’emplois de plus en plus satisfaisants – ont pu également mener ces salariés et
salariées à investir davantage de temps dans leur vie professionnelle au cours du
processus. En accord avec les normes sociales de quelques autrui significatifs de leur
vie hors-travail, ils en viennent finalement à y accorder une valeur de plus en plus
centrale dans leur vie, ce qui n’était pas toujours le cas au début de leur vie
professionnelle et leur maintien en emploi.
Pourquoi les personnes du cas-type 3 ont-elles « préféré » re-signifier leur conduite et
maintenir un hypertravail « défensif » plutôt que de modifier la répartition de leur
investissement temporel entre le travail et le hors-travail? Nos résultats nous amènent
à faire l’hypothèse qu’il leur est apparu difficile de réduire leur engagement dans la
sphère professionnelle sans risquer de mettre en péril le peu de reconnaissance
organisationnelle et institutionnelle obtenue (comprise ici comme une reconnaissance
élargie : sa réputation à bien faire son travail). Pour ce troisième cas-type, un des
facteurs propice au maintien de la conduite est le désir de conserver une certaine
reconnaissance organisationnelle.
Nos résultats viennent ainsi confirmer l’importance de prendre en compte
l’interstructuration du sujet et de l’organisation pour comprendre le développement
des conduites d’hypertravail. Des modifications de l’environnement organisationnel,
un durcissement des valeurs de performance attendue dans l’organisation, par
exemple, peuvent amener le sujet à réviser ses valeurs et ses priorités de vie pour
355
accorder plus d’importance à sa vie professionnelle. Du même souffle, cela vient
contredire, partiellement du moins, les thèses déterministes, telles que celles
soutenues par les modèles à hypothèses spécifiques, qui soutiennent que la présence
simultanée de certains facteurs augmente significativement le risque d’observer de
telles conduites. La thèse de Snir et Harpaz (2012), selon laquelle le fort
investissement au travail dépend soit d’un prédicteur externe (ex. demandes de
l’employeur) ou d’un prédicteur interne (ex. passion au travail), ou encore celle de
Douglas et Morris (2006), fondée sur le type de préférence individuelle à l’origine
d’un fort investissement au travail (ex. préférences pour des revenus élevés, faible
préférence pour les activités de loisir), apparaissent réductrices. De fait, celles-ci ne
prennent pas suffisamment en compte l’interaction entre les facteurs individuels et
organisationnels susceptibles de générer un tel investissement au travail, ni le rôle des
autrui significatifs pour rendre compte de l’adoption de ce type de conduites.
7.2 Saisir l’hypertravail à la lumière des échanges entre les
sphères de vie : un décloisonnement nécessaire
Un des objectifs de la thèse consistait à mieux comprendre les relations entre les
conduites d’hypertravail et les activités, engagements et priorités poursuivis dans les
autres sphères de vie. Nous nous sommes ainsi attardée dans cette étude à la manière
dont la personne développe son « système d’activités » pour appréhender les
processus de construction des conduites d’hypertravail. Les résultats que nous avons
obtenus soutiennent la position selon laquelle l’hypertravail est une conduite qui non
seulement s’élabore dans le temps, mais s’articule également de façon dynamique et
systémique avec un ensemble de sphères de vie. Ces résultats illustrent également que
des mouvements sont opérés par les sujets entre la vie professionnelle et les autres
sphères de vie, et que ces mouvements sont nécessaires pour maintenir un tel
investissement temporel au travail, comme le nous verrons maintenant.
356
7.2.1 Conduites d’hypertravail et sphères de vie: décloisonnement et
perméabilité des « frontières »
L’importance de l’interdépendance entre sphères de vie pour développer ou soutenir
l’adoption et le maintien des conduites d’hypertravail est apparue indéniable dans
tous les cas-types observés : les sujets ont activé des échanges entre leurs sphères de
vie et ont opéré un décloisonnement des frontières entre le sous-système
professionnel et les sous-systèmes extra-professionnels. Nos résultats mettent ainsi de
l’avant la quasi impossibilité de maintenir un tel investissement temporel au travail
sans venir bouleverser le système des activités érigé par les sujets. Ces derniers
doivent parvenir à « dénouer » les incompatibilités, contradictions ou conflits sous-
jacents à l’occupation de rôles multiples, dans une situation de fort investissement
temporel au travail. Des sujets des cas-types 1 et 2 ont ainsi rapporté avoir écarté de
leur vie un certain nombre de leurs relations amicales afin de parvenir à maintenir
leur très fort investissement temporel actuel au travail. Ils ont également repoussé
certains de leurs engagements hors-travail pour les mêmes raisons. D’autres sujets du
cas-type 3 rapportent quant à eux avoir mis à distance leurs relations de travail pour
recentrer leur engagement relationnel dans des lieux plus positifs pour eux, où ils se
sentent davantage soutenus face aux difficultés rencontrées dans la vie
professionnelle.
Nos résultats mettent également en lumière que ce décloisonnement entre les sphères
de vie (ou sous-systèmes) opéré par les sujets obéit à une logique bien différente
selon le cas-type considéré. Pour les cas-types 1 et 3, ce décloisonnement est ordonné
et hiérarchisé, mais de manière inverse pour chacun. Pour le cas-type 1 (35% de nos
sujets), on observe une instrumentalisation de la vie hors-travail « mise au service »
de la vie au travail. L’atteinte des objectifs professionnels est prioritaire dans leur
modèle de vie et les sphères de vie hors-travail offrent des ressources pour favoriser
le maintien de leur investissement dans la sphère professionnelle et soutenir ces
objectifs. Par exemple, la sphère familiale a notamment constitué une ressource
déterminante pour aider ces personnes à maintenir leur fort investissement dans la
sphère professionnelle. Ils ont ainsi bénéficié d’un soutien moral et logistique de leurs
357
proches et ont eu la marge de manœuvre nécessaire pour pouvoir renoncer à des
objectifs ou des engagements rattachés à la vie hors-travail. Pour le cas-type 3 (24%),
on observe le phénomène inverse; à savoir, une hiérarchisation qui revalorise la vie
hors-travail par rapport à la vie de travail. Autrement dit, l’individu redonne de la
valeur et de l’importance à ses engagements et à ses objectifs dans ses sphères de vie
hors-travail (par ex. accorder plus de temps à la vie familiale, faire des voyages)
malgré qu’il maintienne un fort investissement temporel au travail. Les difficultés
rencontrées pour atteindre les exigences et les attentes très élevées de leur
organisation expliquent en partie un tel décloisonnement. Ce dernier agirait ainsi
comme un mécanisme de compensation face aux contraintes professionnelles. Notre
recherche permet ainsi de constater que, lorsque l’hypertravail devient souffrant, les
sujets ne sont pas passifs et peuvent établir des échanges avec la vie personnelle en
vue de re-signifier leurs conduites d’hypertravail.
Pour le cas-type 2 (41%), le décloisonnement n’est pas la condition d’une
modification dans la hiérarchisation des sphères de vie (vie hors-travail
instrumentalisée ou revalorisée), mais plutôt celle d’une dilution ou fusion de la vie
personnelle dans la vie professionnelle. Cette dilution s’observe, d’une part, lorsqu’il
y a un transfert marqué des activités et des relations significatives hors-travail au
profit d’activités collectives et de relations significatives au travail. Cela s’observe
plus précisément par la centration des relations amicales sur le groupe des collègues.
Cette dilution s’observe, d’autre part, lorsque des engagements déterminants dans la
vie (ex. avoir des enfants) sont reportés ou abandonnés en raison de la relation
engagée avec l’organisation que les sujets ne veulent pas perdre. Les raisons du
décloisonnement apparaissent différentes; elles sont liées à la difficulté grandissante à
établir les frontières entre la vie au travail et la vie hors-travail, dans un
environnement organisationnel où les frontières en travail et hors-travail sont floues.
Ainsi, la prise en compte de la pluralité des inscriptions des sujets dans différentes
sphères de vie pour appréhender la construction et la signification des conduites
d’hypertravail a permis de mettre en lumière les diverses possibilités de participation
active de la personne à sa socialisation professionnelle et organisationnelle en termes
358
d’investissement temporel au travail et dans la construction des balises temporelles
qui en découlent. Les sujets qui adoptent et maintiennent des conduites d’hypertravail
ne sont donc pas passifs face à leur socialisation : à travers les échanges et les liens
instaurés entre la sphère professionnelle et leurs autres sphères de vie, ils construisent
des significations « personnalisées » et en résonance avec leurs valeurs et les objectifs
qu’ils ont identifiés (Almudever et al. 1999).
7.2.2 Empiètement de « l’organisation-providence » sur l’ensemble
des sphères de vie : incertitudes et risques
Pour le cas-type 2, nous l’avons dit, les échanges instaurés n’amènent pas simplement
à former un système des activités où domine le sous-système professionnel : il met
plutôt de l’avant un système où la vie personnelle semble avoir été absorbée, pour ne
pas dire avalée, par la vie professionnelle. Assurément, cette dilution des sphères de
vie hors-travail dans la vie professionnelle comporte des risques et soulève des
préoccupations. Une telle dilution rend particulièrement difficile le maintien d’un
équilibre de vie satisfaisant et soutenable à long terme, alors que plusieurs salariés et
salariées du cas-type 2 déconstruisent les bases de leur vie hors-travail « hors de
l’organisation ». Nous proposons que cette dilution ou fusion de la vie personnelle et
professionnelle relève, en partie du moins, d’un empiètement « délibéré » de
l’organisation sur le terrain de la vie hors-travail. En témoigne notamment
« l’accaparement » des activités de divertissement et des services offerts aux
employés. Si de plus en plus d’organisations valorisent et encouragent le
développement personnel par le travail, nos entretiens nous ont permis d’observer que
les entreprises du multimédia ont fortement innové sur ce chapitre : instauration de
divertissements et d’activités ludiques sur le lieu de travail, organisation de sorties, de
soirées et d’activités sportives, incitation au développement de relations significatives
avec les collègues, etc. Il s’agit certainement d’une forme très poussée de prise en
charge par l’organisation d’un « développement de la personne » par le travail
(Brunel, 2008). En couvrant un très large éventail de besoins habituellement comblés
par les sphères de la vie personnelle (besoins de loisirs, de participation et
359
d’appartenance) ou généralement dévolus à d’autres institutions sociales (besoins en
matière de santé, de services de garde des jeunes enfants), les organisations
développent une emprise préoccupante sur leurs salariés et salariées, et ce, bien que
ces derniers (e.g. les sujets du cas-type 2) perçoivent surtout les avantages d’une telle
offre de service de la part de l’organisation.
Quels sont les risques associés à cet empiètement d’une « organisation-providence »
sur le terrain de la vie personnelle? Qu’arrivera-t-il quand l’organisation
« pourvoyeuse » ne sera plus, alors qu’une grande majorité des activités de la
personne (ex. loisirs, sport, sorties amicales, services de garde) repose sur un système
qui ne tient qu’avec le concours de celle-ci? Comment cette personne parviendra-t-
elle à faire face à une telle transition (i.e. rupture avec l’organisation) si elle peut
difficilement compter sur les ressources d’une vie personnelle relativement
« autonome »?
Si, a priori, on peut se réjouir d’un tel engagement de l’organisation envers la
personne, en contrepartie, on peut redouter qu’elle s’ingère à ce point dans des
activités qui ne relèvent justement pas de sa responsabilité. Car pour les personnes
inscrites dans ce processus de suraffiliation professionnelle, si elles ont le sentiment
d’avoir une vie « hors-travail » plutôt bien remplie malgré les longues heures de
travail, elles sont confrontées au paradoxe que cette vie « hors-travail » repose
essentiellement sur des éléments mis en place par l’organisation et le milieu de
travail. Une telle situation menace les possibilités de déplacement subjectif et
intersubjectif du sujet, une condition pourtant essentielle pour développer des
conduites de personnalisation :
« Reconnaître et soutenir l’investissement des individus dans des
domaines de vie variés, délibérément choisis, constitue l’une des
conditions du processus de personnalisation qui suppose, notamment, la
possibilité de déplacement subjectif et intersubjectif, entre des possibles
temporels et spatiaux multiples » (Mègemont et Dupuy, 2013, p. 157).
Si presque toute la vie est encadrée par l’organisation, l’inquiétude est susceptible de
grandir devant la menace de perdre cette relation, que ce soit en raison d’un problème
360
personnel ou de difficultés économiques. Face aux impacts importants pouvant
découler d’une telle perte pour les salariés et salariées sur l’imbrication de leurs
différentes sphères de vie, l’emprise des organisations apparaît renforcée.
L’empiètement aussi important sur le terrain de la vie personnelle pourrait s’avérer
d’autant plus inquiétant que ces organisations et ces milieux de travail sont très
valorisés socialement et dans le monde de la gestion (par ex. Fridenson, 2006 ;
Girard, 2008). De nombreux articles de journaux et revues ont d’ailleurs exposé les «
privilèges » caractéristiques de cette industrie qui rendent ces milieux de travail si
attrayants, surtout auprès des jeunes29. Souvent présentées comme l’avant-garde du
« new management» en raison notamment des pratiques innovatrices de gestion qui
unissent travail et vie personnelle (Girard, 2008), ces organisations – même en dehors
du secteur – sont peu critiquées. Au contraire, les sujets du cas-type 2 évoquent se
sentir, dans un tel environnement organisationnel, en parfaite harmonie entre ce qu’ils
sont comme personne et ce qu’ils sont comme travailleur. Ils considèrent ne pas avoir
besoin de mettre « leur habit » de travailleur en entrant dans l’organisation. Ils
estiment être constamment encouragés à montrer qui ils sont réellement, au travail
comme en dehors, par exemple en partageant leurs goûts musicaux avec les collègues
du bureau, ou encore en participant à des activités de loisir pendant les heures au
bureau.
7.2.3 Entre forte identification au travail et clivage identitaire
Dans un autre ordre d’idées, la construction identitaire des personnes qui
s’investissent fortement au travail apparaît importante dans le développement et le
maintien des conduites d’hypertravail et notre analyse fait ressortir l’importance de
mieux comprendre celle-ci à la lumière des contextes de vie au travail et hors-travail.
Clairement, pour les travailleurs et travailleuses du cas-type 1, l’engagement
29 Dont l’article de Gilbert Leduc paru dans Le Soleil, 31 mai 2014 : « Frima : le champion des
ressources humaines », qui relate essentiellement comment trois jeunes entrepreneurs ont entrepris de
créer « l’endroit où il serait le plus amusant de travailler au monde » : toboggan pour se rendre à la
cafétéria, tournois de volley-ball et de jeux vidéo, etc.
361
volontaire dans la vie professionnelle et l’identité par le travail, par effet réciproque,
se renforcent. Plus ils s’engagent dans leur vie professionnelle, plus celle-ci contribue
à définir leur identité, et plus leur identité trouve écho dans ce qu’ils font de leur vie
professionnelle, plus ils sont susceptibles de s’y engager. Ce renforcement mène bien
souvent à la mise à distance – réelle ou affective – des rôles et des engagements
poursuivis dans les sphères de vie hors-travail et, progressivement, à la réduction de
la valeur accordée aux engagements significatifs hors-travail. En faisant « acte de
présence » au sein de la sphère familiale, comme l’ont rapporté certains sujets, ou en
déléguant la plupart des responsabilités parentales et domestiques à l’autre conjoint,
ces salariés et salariées fondent au final leur identité personnelle presque
exclusivement sur leur vie professionnelle.
Également, la dilution de la vie personnelle dans la vie professionnelle,
particulièrement saillante dans le cas-type 2, est aussi liée au piège d’une définition
identitaire strictement fondée sur le travail. Martuccelli (2013) suggère d’ailleurs à ce
sujet des liens entre identité et exploitation au travail. Il soutient que cette
exploitation prend une forme invisible ou déniée par le salarié qui accepte le
surtravail, et qui, partant, alloue des avantages importants à l’entreprise à son
détriment. Martuccelli définit l’exploitation de la manière suivante :
« Pour que l’on puisse parler d’exploitation, il faut qu’au sein d’un
rapport social, la part d’exploitation soit déniée ou invisible, que
l’avantage qu’en retirent les uns provienne effectivement d’un dommage,
ou d’une non rétribution, subis par les autres, et que, au moins
implicitement, nous jugions cette circonstance injuste » (2013, p. 41).
Selon lui, le salarié qui accepte volontairement le surtravail et les longues heures non
rémunérées « a vraisemblablement le sentiment de « faire » ce qu’il « est » » : inscrit
dans une quête identitaire qui le pousse à être lui-même au travail, le travail en vient
peu à peu à être associé à lui-même et l’enferme dans une définition identitaire pour
laquelle le travail est l’unique source (Martuccelli, 2013, p.42).
Le cas-type 3 se distingue des deux premiers mais n’en demeure pas moins risqué sur
le plan identitaire. C’est en effet sur le risque de clivage de la personne entre le travail
362
(« faux-self ») et le hors-travail (« vrai self ») que nos résultats nous amènent à
aborder cet aspect. À partir de cette distinction opérée par Winnicott (1970), on
pourrait dire que les sujets de ce cas-type présentent une identité d’eux-mêmes qui
donne à croire que le fort investissement au travail est normal, voulu. Ils sont
d’emblée très investis dans l’organisation, participent aux événements prévus en
dehors des heures de travail, se déclarent passionnés par leur travail. Or, il s’agit d’un
« faux-self » : ces sujets cherchent surtout à s’adapter à leur environnement, à la vie
sociale, sans toujours en avoir tout à fait conscience. Ils parviennent à camoufler à
eux-mêmes comme aux personnes de leurs milieux un « vrai-self » qui, au regard des
récents événements difficiles vécus dans la sphère professionnelle (ex. critiques de
leurs performances au travail, sentiment d’échec) tend à se frayer une plus grande
place. Ils affirment finalement que le travail est moins important, une « job », et que
cela a toujours été même si leurs proches ne l’ont pas perçu comme tel. Ils cherchent
à se défaire de l’étiquette de « carriériste », valorisent les projets hors-travail au
détriment de la carrière. Si le « vrai-self » tend à émerger de plus en plus dans la vie
hors-travail, ils maintiennent en apparence leur « faux-self » dans la vie de travail. Le
risque le plus manifeste de cette « distorsion du moi » défensive est sans contredit
une grande souffrance psychologique susceptible de mener à la dépression.
7.3 Le rôle différencié des organisations et des collectifs de
travail dans la construction des conduites d’hypertravail
Fondamentalement, notre travail d’analyse s’est attaché à saisir les liens entre
l’individu et le social pour comprendre les « mouvements dialectiques » entre les
déterminismes sociaux et l’initiative des sujets dans la construction des conduites
d’hypertravail, dans le contexte actuel de la flexibilité des balises temporelles du
travail (Bouffartigue et Bouteiller, 2003 ; Bouffartigue, 2012; Martinez, 2010). Ces
conduites relèvent-elles essentiellement d’un assujettissement à l’organisation ou
révèlent-t-elles plutôt un effort de personnalisation du sujet, enfin libéré des entraves
normatives formelles du temps pour réguler ses activités et ses engagements
travail/hors-travail selon ses préférences?
363
Cette question est complexe et nos résultats amènent à nuancer notre réponse. Cette
thèse montre, de fait, le rôle différencié des organisations dans l’entrée et le maintien
dans l’hypertravail, au regard de l’environnement organisationnel et des pratiques
managériales rapportés par nos sujets. Ce rôle est distinct dans chacun des cas-types
considéré, de même qu’il est rattaché différemment à la notion « d’idéal de soi » et
d’idéal au travail.
7.3.1 Environnement organisationnel et pratiques managériales :
une dimension souvent déterminante de l’hypertravail, mais de façon
hétérogène
Au terme de cette recherche, nous constatons que le rôle et le poids de l’organisation
dans le développement des conduites d’hypertravail n’est pas homogène, il s’avère
même plutôt variable.
Selon nos résultats, pour les participants regroupés dans le premier cas-type,
l’organisation n’est pas directement impliquée dans leur passage à l’hypertravail
même si elle n’empêche pas non plus son développement. Le poids des facteurs du
niveau intra-individuel (ex. un rapport du « tout au travail » et les événements du
parcours qui ont renforcé l’identité professionnelle qu’ils sont parvenus à développer)
et le rôle des autrui significatifs (valeurs et comparaison avec la famille) apparaissent
beaucoup plus déterminants du développement de ces conduites. En ce qui concerne
le rôle joué par l’organisation, nous constatons que ce sont surtout la nature de
l’emploi et la flexibilité de l’organisation du travail et d’aménagement du temps de
travail qui en ont facilité le maintien. Le fait d’occuper des emplois de professionnels,
comportant une grande autonomie dans l’organisation du travail (ex. possibilité de
déterminer les tâches) et d’avoir beaucoup de latitude dans le nombre d’heures
réalisées au travail et en dehors, permet à ces salariés et salariées de s’investir
davantage dans leur vie professionnelle.
Pour les travailleurs et travailleuses des cas-types 2 et 3 (2/3 de nos participants), le
rôle de l’organisation a été important, voire déterminant dans le passage à
364
l’hypertravail. Ce rôle apparaît insidieux et illustre une forme de domination plutôt
« implicite » des salariés et salariées au regard du « système organisationnel » en
place et des dynamiques de contrôle observées. Nos résultats illustrent de fait de
nouvelles formes de contrôle repérées dans les écrits scientifiques recensés,
susceptibles de renforcer la domination psychologique et le pouvoir des organisations
sur les salariés et salariées (Berrebi-Hoffmann, 2012; Legault et Chasserio, 2010;
Malenfant et Bellemare, 2009). Par exemple, nous avons observé que le recours
systématique à des figures charismatiques – en invitant des modèles sportifs de haut
niveau à exhiber leurs exploits et à les mettre en lien avec leur caractère – pour
augmenter la motivation et justifier le dépassement de soi au travail est bien présent
dans différentes entreprises des secteurs de l’informatique et du multimédia. Un peu
différemment, nous avons également observé d’autres formes de mobilisation et de
contrôle qui s’appuient les liens interpersonnels significatifs développés au sein des
organisations (Berrebi-Hoffmann, 2012; Bichon, 2005; Mercure, 2013). En faisant
appel aux normes, aux valeurs et à des codes de comportement adoptés par les
travailleurs dans l’entreprise, les membres de l’équipe de travail se retrouvent au
cœur des pratiques de mobilisation privilégiées par les organisations. Nous avons
constaté que plusieurs des salariés et salariées, qui ont développé des liens
interpersonnels significatifs très importants avec certains de leurs collègues, vont
chercher à se conformer aux normes temporelles adoptées par le groupe. Ces
participants et participantes ont évoqué les représailles possibles – la mise à l’écart du
groupe – advenant leur non participation aux « crunch time », ces périodes cruciales
qui précèdent la sortie d’un jeu vidéo, et où les semaines de travail sont
particulièrement intenses en termes de nombre d’heures supplémentaires.
L’engagement attendu par les autres salariés et salariées dans les activités hors-
travail, par exemple dans les activités de réseautage en « 5 à 7 » (qui sont souvent
propices à discuter du travail) ou les sorties entre collègues (sur la base, par exemple,
de billets de spectacles offerts par l’organisation aux employés les plus « méritants »),
illustre également bien ce fait.
On retrouve donc bien ici des organisations de la nouvelle économie du savoir qui
attendent de leurs salariés et salariées un investissement subjectif et important au
365
travail (du Tertre, 2006; Périlleux, 2001, 2003). Cet investissement subjectif, sollicité
de différentes manières tel que nous l’avons exposé ci-haut, est susceptible de cacher
une nouvelle forme d’emprise organisationnelle dont il est d’autant plus difficile de
se dégager qu’elle n’apparaît pas comme une possible domination du point de vue du
sujet (Linhart, 2011). Le discours de nos participants est particulièrement éloquent à
ce propos; la plupart d’entre eux affirment que leur fort investissement temporel au
travail est strictement volontaire (« personne ne m’y oblige »), et ce, même s’ils
reconnaissent que c’est souvent la norme dans leur milieu. Ils rapportent s’investir
dans leur vie professionnelle parce qu’ils sont passionnés par leur travail et qu’ils
souhaitent continuer de se développer personnellement et professionnellement,
soutenant du même souffle que « l’hypertravail » est la seule façon possible d’y
parvenir. Cependant, derrière ce « choix volontaire » de l’hypertravail, l’analyse
montre bien à quel point leurs possibilités réelles de choix sont extrêmement réduites,
en raison notamment des difficultés de conciliation de rôles entre la vie
professionnelle et la vie personnelle qu’ils évoquent. L’analyse montre bien
également dans quelle mesure, au sein d’un environnement organisationnel à la fois
flexible (aménagements d’horaires diversifiés, charge de travail floue) et contraignant
(une culture organisationnelle qui valorise la compétitivité, normes de temps de
travail), le poids des facteurs organisationnels influence ce « choix volontaire ».
En outre, les pratiques managériales axées sur l’excellence et sur la guerre
économique mises de l’avant par ces organisations peuvent mener les sujets très
performants et qui endossent ces critères d’excellence à une certaine dépendance
subjective vis-à-vis de l’organisation. Parce qu’ils s’y investissent affectivement (et
même « libidinalement », avec « amour »), ils dépendent fortement du regard que
porte l’organisation sur eux et sur leurs performances (Aubert et de Gaulejac, 1991).
Ils cherchent intensément à bien se faire voir et se faire valoir auprès de la haute
direction, espérant surtout une reconnaissance tacite de leur affiliation à l’entreprise –
bien plus que de leurs efforts – affiliation démonstrative de la profonde relation qu’ils
ont développée avec l’organisation.
366
Ainsi, renforcés par des tactiques d’affiliation subjective à l’organisation et de
«mobilisation collective » des salariés et salariées par l’équipe de travail (Bichon,
2005), ces entreprises soutiennent un fort engagement subjectif au travail qui
s’apparente au processus d’aliénation au travail tel que soutenu par les cliniques du
travail (par ex. Dejours, 2006). Comme nous l’avons montré tout particulièrement
dans le cas-type 2 et à l’instar de d’autres auteurs (par ex. Aubert, 2003; Rhéaume,
2006), les entreprises sollicitent un dévouement « sans compter » des salariés et
salariées à leur mission. En retour, elles tentent de les « séduire » en leur promettant
des récompenses généreuses et une « existence » particulière dans l’organisation
comme en dehors, en valorisant un mode de vie « unique » et narcissique, axé sur
l’hyperactivité dans toutes les sphères de vie. Ainsi, l’organisation met tout en œuvre
pour stimuler une vie axée sur le plaisir et la jouissance, au travail comme en dehors,
avec des projets stimulants et des « à côté » hors-travail qui rendent l’existence
particulièrement effervescente. Dans ce processus de suraffiliation organisationnelle,
les idéologies d’entreprises, et particulièrement l’idéal de la grande famille et des
valeurs de développement personnel et d’affiliation à l’organisation qu’elles
soutiennent, participent ainsi directement au processus de construction des conduites
d’hypertravail. Il faut s’engager subjectivement vis-à-vis de l’organisation et de sa
mission et « démontrer » notre engagement à la « famille » de toutes sortes de
manières : être présents lors des activités importantes et être investis dans les activités
de réseautage ou de consolidation des membres, offrir un soutien aux autres
travailleurs et travailleuses de l’organisation qui font face à des échéances serrés, être
présents lors des moments plus difficiles, etc.
Si cette forme de domination des entreprises, en « faisant appel aux valeurs et aux
sentiments » des sujets, n’est ainsi pas disparue selon ce que nous ont rapporté
plusieurs participants et participantes, elle semble cependant en perte de vitesse selon
Aubert (2008). Ainsi, différemment, d’autres entreprises ne se cachent plus derrière
des valeurs et une mission porteuse de sens pour soutirer un fort investissement
temporel des salariés et salariées qu’elles emploient. De fait, nos analyses du niveau
idéologique ont aussi mis en lumière des idéologies d’entreprises « laminées, laissant
paraître à nu le caractère effréné de la logique concurrentielle qui focalise désormais
367
toutes les énergies sur une exigence de performance et de rentabilité à tous crins »
(Aubert, 2008, p. 32). Sous-évaluation des coûts en réponse à des appels d’offre,
menace de pertes d’emploi en raison d’une délocalisation, réduction constante des
ressources disponibles pour effectuer le travail et appréhensions face à la valeur de
l’action en bourses de l’entreprise, comptent parmi les éléments rapportés par certains
de nos participants et participantes.
Les travailleurs et travailleuses regroupés dans le cas-type 3 du processus de mise à
l’épreuve professionnelle baignent dans un univers organisationnel qui est marqué par
une idéologie compétitive et une culture qui cherchent moins à favoriser
l’attachement à l’entreprise qu’à exacerber un « hyperfonctionnement de soi »
(Aubert, 2004). Valorisant l’adoption d’un rythme de travail effréné – à « 200 à
l’heure » – dans un contexte de pure rationalisation économique, même les
investissements temporels significatifs et gratuits des salariés et salariées ne sont plus
reconnus ni récompensés, alors qu’une partie de nos sujets se trouvent en mal de
reconnaissance malgré un investissement temporel toujours plus grand au travail.
Domine alors l’impératif d’être « hyperperformant » et de répondre aux demandes
organisationnelles avec une réactivité presque instantanée (Aubert, 2003, 2004;
Ughetto, 2007). Où l’on voit bien d’ailleurs que, malgré la souffrance occasionnée
par le maintien de cette conduite et la re-signification opérée par les sujets pour en
réduire les effets négatifs, ces derniers ne parviennent pas pour autant à se détacher de
cette exigence de forte performance et de disponibilité temporelle attendues d’eux.
Installés dans un climat d’urgence et menaçant sur le plan économique, au sein d’une
culture compétitive où il est exigé de faire toujours plus et mieux avec moins, il
apparaît ainsi impossible de réduire leur temps de travail sans menacer
significativement l’atteinte de leurs objectifs professionnels, la qualité de leur travail
et, plus globalement, leur estime de soi professionnelle. En outre, les balises floues
des horaires et de la durée du travail, conjuguées à un discours élogieux vis-à-vis des
longues heures de travail et à la mise en visibilité des « hyper-travaillants » créent un
contexte où il semble préférable d’adhérer à l’attente d’hyperdisponibilité temporelle,
même si cela occasionne des conflits internes. L’idéal-type du travailleur sans
368
contraintes de temps, tel que mis de l’avant par Malenfant et Côté (2013), apparaît
donc fortement propagé dans ces organisations.
Enfin, nous avons vu à quel point certains salariés et salariées du cas-type 3 se
trouvent dans la position de plus en plus inconfortable du surtravail par « nécessité »
professionnelle tandis que se renforcent leurs valeurs et leurs priorités à l’égard d’une
vie hors-travail qu’ils souhaitent plus fortement investie (en termes de loisirs et
sports, ou sur le plan relationnel, avec leurs proches). Dans ce contexte, la flexibilité
temporelle et d’aménagement du temps de travail ne permet non seulement pas de
répondre aux aspirations individuelles et aux préférences des travailleurs, mais elle
peut par ailleurs occasionner de la souffrance et porter atteinte à leur santé
psychologique. Ce risque est d’autant plus grand que ces salariés et salariées doivent
souvent taire cette souffrance, synonyme de faiblesse dans un environnement de
travail qui glorifie les « warriors », ces « guerriers » capables de travailler de très
longues heures pendant une longue période tel que l’a évoqué un de nos sujets. Une
telle situation de « pression à l’engagement », sans égard aux désirs des salariés et
salariées, illustre ainsi une nouvelle forme de violence organisationnelle « ordinaire »
faites aux travailleurs.
7.3.2 Idéologies et idéaux organisationnels: une nouvelle conception
de l’idéal de soi ?
La poursuite d’un idéal de soi à travers l’idéal organisationnel s’est avérée importante
dans nos réflexions théoriques pour appréhender et comprendre le développement des
conduites d’hypertravail et saisir le poids des facteurs impliqués dans l’adoption
d’une telle conduite. Selon cette position, le fort investissement volontaire au travail,
vécu de manière positive et même avec une certaine forme de plaisir, peut s’expliquer
par le détournement, par l’organisation, de l’idéal de soi désormais calqué sur l’idéal
organisationnel (Aubert et de Gaulejac, 1991). Dans notre démarche empirique, nous
avons ainsi cherché à saisir si nos sujets poursuivent un idéal organisationnel / un
idéal au travail qui soutient un engagement total de soi dans le travail et, si oui,
comment l’organisation a contribué à façonner cet « idéal ».
369
À la lumière de nos résultats, la poursuite d’un « idéal au travail » n’est pas toujours
liée à l’adoption de conduites d’hypertravail (cf. cas-type 1). Selon les sujets inscrits
dans ce cas-type, l’organisation ne tient pas un discours de « l’idéal ». Les objectifs
transmis par l’organisation aux employés apparaissent réalistes, tout comme la
mission semble concordante avec les ressources et les moyens offerts par
l’organisation pour les atteindre.
Néanmoins, il semble que la poursuite d’un tel idéal, affirmé par un discours de
l’excellence, puisse participer dans plusieurs cas au développement et au maintien des
conduites d’hypertravail, tel que l’ont observé certains auteurs (Aubert et de
Gaulejac, 1991; Dujarier, 2006; Rhéaume, 2006; Maranda et al., 2009). Toutefois, ce
phénomène ne se manifeste pas de façon homogène. Nos résultats ont montré que la
culture organisationnelle, telle que rapportée et analysée dans le discours de nos
sujets des cas-types 2 et 3, traduit bien un « déni de limites » des visées recherchées
par les entreprises des services informatiques et du multimédia. Tel qu’en ont
témoigné certains sujets, celles-ci cherchent à « dominer le monde », à « être les
meilleurs au monde », à « être présent partout dans le monde ». Pour atteindre ces
visées et pour encourager l’atteinte de cet idéal, les moyens mis en place par les
entreprises sont très variables. Dans le cas-type 2, les efforts exceptionnels seront
récompensés par des marques de reconnaissance exceptionnelles. En cas de succès
commercial et international du jeu vidéo, les bonus peuvent atteindre des centaines de
milliers de dollars, généralement répartis en fonction de l’investissement temporel de
chaque salarié. Difficiles à obtenir, les méga-bonus apparaissent toutefois, aux yeux
des salariés et salariées, à la hauteur de ce qui est attendu d’eux. De telles marques de
reconnaissance renforcent leur sentiment d’être importants, voire indispensables pour
l’entreprise, consolidant leur engagement envers l’organisation. Ils ont confiance de
pouvoir parvenir à cet idéal s’ils poursuivent leurs efforts au travail. On retrouve bien
ici des sujets « héroïques » (Dujarier, 2006; Rhéaume, 2006) qui cherchent, en
travaillant de longues heures, à atteindre cet idéal mis de l’avant par l’organisation,
envers laquelle ils ont le sentiment d’avoir développé une relation privilégiée.
370
Pour les sujets du cas-type 3 cependant, l’idéal du travail proposé par l’organisation
n’est pas soutenu par des marques visant à reconnaître les efforts individuels et
collectifs déployés. Cette quête de l’idéal est plutôt soutenue par un discours
organisationnel axé sur la guerre économique (« on n’a pas le choix », « on n’aura
plus d’investissement », etc.) et donc associée à la survie de l’organisation. À la
différence du cas-type précédent, les sujets ne croient pas que cet idéal puisse être
atteint ni, surtout, qu’il dépend de leurs efforts soutenus au travail. Ils ne se sentent
pas singulièrement importants aux yeux de l’organisation. Au contraire, ils constatent
que la mission qui leur a été confiée est impossible et ils ont plutôt le sentiment
d’avoir été « utilisés », « abusés ». Face au désenchantement et à la désillusion (car
ils ont pu y croire au début), les sujets de ce cas-type s’apparentent ainsi à la catégorie
des « Pratiques » distinguée par Dujarier (2006) : s’ils ne critiquent pas les exigences
attendues d’eux et la norme dominante dans l’organisation, ils ont tout de même
« décroché » psychologiquement de ce rapport à l’idéal. Ils continuent toutefois de
« faire comme si », comme si l’idéal du travail était possible et comme s’ils
détenaient les ressources et les compétences pour l’atteindre, en réfléchissant pendant
ce temps à la manière dont ils vont se sortir de cette relation, en changeant
d’employeur ou peut-être même de profession. Le fort investissement au travail est
alors moins la démonstration d’un engagement subjectif au travail et envers
l’organisation que l’acte d’un acteur social qui a pleinement conscience des règles du
jeu, inséré dans un univers où seul l’idéal-type du travailleur fortement investi au
travail et sans contrainte de temps parvient à tirer son épingle du jeu.
7.4 Entre pratiques formelles et informelles et normes de
temps de travail : une co-construction individu-collectif-
organisation
Chercher à appréhender les processus de construction des conduites d’hypertravail
dans un contexte où les règles et les pratiques organisationnelles du temps de travail
sont très flexibles, voire même floues et paradoxales, implique de cerner plus en
profondeur le rôle que ces nouvelles règles et pratiques ont pu jouer dans le
371
développement de ces conduites par les sujets. Notre analyse multidimensionnelle a
permis de jeter un regard plus approfondi sur ces « règles » et pratiques et rend
compte de nouveaux défis liés à l’articulation des temps individuel et collectif au
regard de la construction des conduites d’hypertravail et plus largement, du rapport au
temps.
7.4.1 La flexibilité du temps de travail : une arme à double
tranchants pour les sujets
Selon les informations rapportées par nos participants et nos participantes, il existe
actuellement, dans les entreprises des secteurs informatiques et du multimédia, une
diversité de pratiques et de politiques de gestion du temps de travail et de
rémunération du temps supplémentaire. À la dé-standardisation des normes de temps
de travail (Bouffartigue, 2012 ; Devetter, 2002), se couple ainsi une déstructuration
des règles et des pratiques cherchant à l’encadrer. Dans tous les cas, ces pratiques et
politiques offrent une plus grande flexibilité aux travailleurs et travailleuses, de même
qu’aux organisations. Or, les résultats de notre recherche nous amènent à constater
que la flexibilité du temps de travail est une arme à double tranchants pour les sujets.
D’un côté, cette flexibilité donne le sentiment à certains sujets d’avoir plus de
pouvoir sur leur temps individuel au quotidien. Les travailleurs et travailleuses des
cas-types 1 et 2 ont témoigné de cette maîtrise du temps malgré les longues heures de
travail. Au jour le jour, ils détiennent des marges de manœuvre pour aménager leurs
horaires et le nombre d’heures travaillées. Dans leurs organisations, le temps de
travail relève d’une gestion autonome et flexible en fonction de la charge de travail et
des impondérables liés à la tâche. Le temps supplémentaire n’est pas comptabilisé, les
règles sont floues et les politiques liées au surtemps sont peu élaborées. Ils peuvent
commencer leur journée de travail plus tard, prendre deux heures au milieu de la
journée pour se rendre à des rendez-vous personnels, etc. N’étant pas assignés à un
horaire fixe, certains soutiennent avoir la capacité de mieux répartir leur temps entre
les exigences de la vie personnelle et professionnelle et, ainsi, avoir une influence
372
tangible et concrète sur l’organisation et la répartition de leur temps entre le travail et
la vie hors-travail.
Cependant, une telle flexibilité a aussi clairement contribué à allonger la journée de
travail et l’emprise du travail sur l’ensemble de la vie. En échange de cette flexibilité,
les travailleurs et travailleuses acceptent eux-aussi d’être plus flexibles, de travailler
régulièrement le soir et/ou la fin de semaine en fonction des imprévus du travail, ou
tout simplement parce qu’ils souhaitent avancer leurs dossiers et que ce moment est
pour eux bien choisi (bonne concentration, moment tranquille, etc.). Nos résultats de
recherche soutiennent ainsi l’idée selon laquelle il y aurait une tendance à «
l’individualisation » ou à la décentralisation des pratiques de temps de travail, entre
un individu, un collectif et un supérieur dans les entreprises des TIC et du
multimédia, tel que l’ont observé Chasserio et Legault (2005). Derrière cette
flexibilité, se camouffle une gestion du temps de travail fortement individualisée et
pressurisée, le plus souvent définie à partir des demandes organisationnelles. Ces
résultats vont également dans le sens de ce que suggère Thoemmes (2012) lorsqu’il
traite du changement du « temps décrété au temps négocié » dans les milieux de
travail, alors que la prise de congés et du « temps repris » fait l’objet de négociations
entre le travailleur et son superviseur. Dans le contexte productif contemporain, où
l’urgence est souvent décrétée, les travailleurs et travailleuses doivent cependant
concilier cette flexibilité avec une charge de travail de plus en plus forte, des
demandes urgentes des clients ou du superviseur, ou encore des technologies de
l’information et de la communication envahissantes.
De l’autre côté, il semble de plus en plus difficile pour plusieurs de ces salariés et
salariées de revoir la répartition du temps consacré entre la vie au travail et la vie
hors-travail à plus long terme. Confrontés à une perspective de quelques mois ou de
quelques années, les travailleurs et travailleuses des cas-types 2 et 3 ont
particulièrement témoigné de la difficulté à planifier des projets personnels en raison
du temps accordé au travail. Une fois « installé », ce modèle de vie axé sur
l’hypertravail paraît difficile à déconstruire et à « renégocier » vis-à-vis de soi-même
et vis-à-vis du milieu de travail. L’illusion du temps maîtrisé au quotidien occulte le
373
fait que les temporalités sont à plus long terme peu maîtrisées et qu’ils pourraient
difficilement, même s’ils le souhaitaient, modifier leur investissement temporel au
travail. En cela, nos résultats rejoignent ceux de Tremblay et Arborio (2014) pour qui
« le temps de travail continue de dominer les temporalités sociales ».
7.4.2 Co-construction des normes temporelles et groupe de référence
Face à ces changements des pratiques et à cette flexibilité, la compréhension fine de
la manière dont les sujets, les collectifs et les organisations co-construisent leurs
normes de temps de travail trouve toute sa pertinence. Elle permet d’éclairer
comment les sujets signifient l’hypertravail et la façon plus ou moins volontaire dont
ils s’y maintiennent. Si certaines études défendent la thèse selon laquelle le contexte
actuel est propice à la construction de normes de temps de travail qui respectent les
préférences des travailleurs et travailleuses (par ex. Messenger, 2007 ; Peper, Den
Dulk et Van Doorne-Huiske, 2005), nos résultats, illustrant divers processus de
construction des conduites d’hypertravail, viennent nuancer cette position.
Notre analyse des normes organisationnelles et sociales de temps de travail a permis
de mettre en exergue le fait que tous nos sujets en hypertravail se retrouvent dans un
environnement organisationnel ou un environnement social dans lequel les longues
heures de travail apparaissent « normales ». Le poids de ce facteur semble donc lui
aussi particulièrement influent dans l’adoption de ces conduites, mais pas de façon
univoque. Pour les sujets du cas-type 1, ce sont les normes de temps de travail
adoptées et véhiculées par les autrui significatifs hors-travail (les proches, parents,
conjoints-es ou amis-es) qui sont apparues importantes pour le développement des
conduites d’hypertravail. Ayant pour modèles leurs parents, leurs frères, leurs sœurs,
qui connaissent pour la plupart une brillante carrière et qui sont fortement investis au
travail, la transmission générationnelle des valeurs semble clairement ici avoir
influencé le développement de ces conduites. Ces sujets adhèrent aux valeurs
familiales (ou amicales), teintées de l’effort au travail et de l’importance de cette
sphère dans la vie. Cependant, si, d’un côté, les sujets du cas-type 1 semblent avoir
intériorisé les normes propagées par leurs proches et par ces « modèles » dans leur
374
vie, de l’autre côté, ils transgressent les normes organisationnelles, plutôt axées sur
un investissement au travail standard. À l’inverse, pour les sujets des cas-types 2 et 3,
les normes observées dans le milieu organisationnel semblent avoir davantage de
poids sur le développement de leurs conduites d’hypertravail. Si ces sujets tentent de
s’y conformer, leur fort investissement au travail est décrié par leurs proches et
n’apparaît ni comme une valeur ni même comme un modèle de vie souhaitable selon
eux. Le décalage entre les valeurs promulguées dans le réseau travail et le réseau
hors-travail par rapport aux longues heures de travail peut forcer l’attachement à la
norme propagée par un groupe plutôt qu’un autre, notamment au regard des
représentations, des perceptions, des objectifs et des valeurs des sujets, mais aussi des
pressions et des « coûts » qui peuvent être perçus par ceux-ci s’ils choisissent de ne
pas s’y conformer.
Un tel résultat nous amène à insister sur deux points, en plus de souligner à nouveau
l’attention particulière qui doit être accordée au point de vue des salariés et salariées
dans la signification et la construction des conduites d’hypertravail. Premièrement, la
compréhension du poids des normes dans l’adoption des conduites d’hypertravail doit
prendre en compte le groupe de référence significatif auquel s’identifie le plus le
salarié, au regard de l’ensemble des sphères de vie. Dans le cas-type 2, il s’agit
clairement des superviseurs et des « amis-collègues », avec qui ils et elles ont
développé une profonde relation, tandis que dans le cas-type 1, les proches, surtout
les parents, représentent le groupe de référence principal en matière d’investissement
au travail. Deuxièmement, l’adhésion ou la conformité à une norme n’est pas
nécessairement le reflet d’une intériorisation de ces normes. Pour les sujets du cas-
type 3, les conduites temporelles apparaissent moins comme une intériorisation des
normes de temps de travail qu’une manière de se « conformer » à celles-ci pour ne
pas être isolés ou mis à part dans le milieu organisationnel ou encore pour ne pas
attirer l’attention sur soi et sur un investissement au travail qui pourrait être perçu
comme une « faiblesse » (travailler 35-40 heures) dans un environnement où
l’hypertravail est fortement valorisé.
375
Finalement, selon la signification qu’ils accordent à leurs conduites d’hypertravail,
les sujets peuvent contribuer à transformer les normes de temps de travail dans leur
organisation. Nous avons vu que la flexibilité de la gestion du temps de travail est
saisie par les sujets du cas-type 1 pour délimiter un investissement au travail
davantage conforme à leurs valeurs et à leurs désirs. En raison de la valeur qu’ils
accordent à la vie professionnelle et à leurs projets dans cette sphère de vie, ils ne se
conforment pas à la norme habituelle du milieu de travail, plus proche d’un
investissement « standard ». Ces salariés et salariées peuvent ainsi instaurer des
pressions à la flexibilisation et à l’augmentation du temps de travail dans
l’organisation.
7.5 À propos de la construction de l’hypertravail et du
genre dans deux secteurs à forte prédominance masculine
Les résultats qui sont rapportés dans la thèse nous amènent plus globalement à
réfléchir à la place du travail à l’ère des TIC, dans des secteurs à forte prédominance
masculine, de même qu’aux effets différenciés de l’hypertravail selon le genre.
D’emblée, si la taille restreinte de l’échantillon permet difficilement de faire une
généralisation, les résultats que nous avons observés ne nous permettent pas de
conclure à la présence d’un processus menant à l’hypertravail qui serait plus
particulièrement féminin ou masculin. Les huit femmes de notre échantillon sont
équitablement réparties entre les trois cas-types observés (3-3-2) et elles peuvent être
amenées à vivre l’un ou l’autre des processus identifiés.
Au-delà de ce constat général, une analyse plus fine indique toutefois que les
répercussions de l’hypertravail sur le « modèle de vie » ne semblent pas avoir les
mêmes implications pour les hommes que pour les femmes. Essentiellement, ce sont
surtout les dilemmes et les conflits internes que pose l’engagement dans d’autres
rôles de vie qui sont vécus différemment pour les hommes et pour les femmes qui
adoptent des conduites d’hypertravail et qui n’ont pas les mêmes impacts sur leur vie.
376
Pour certaines femmes, la conduite d’hypertravail peut sous-entendre une forme de
contestation du rôle social assigné de la mère dévouée à ses enfants ou de la femme
chef du foyer. Pour Sandrine, affiliée au processus de développement d’une identité
professionnelle de grand travailleur, nous avons vu que la conduite d’hypertravail
s’inscrit clairement dans son parcours en réponse à son retrait prolongé du marché du
travail pour s’occuper de son mari et de son enfant – difficilement vécu – et peut en
partie s’expliquer comme une affirmation de sa place comme travailleuse dans la
société. Pour défendre cette place et continuer à construire cette identité de « grande
travailleuse », elle n’hésite pas à travailler plus et, conséquemment, à délaisser et à
transférer à son conjoint une plus grande part des tâches familiales et domestiques. Il
s’agit alors d’une façon claire de s’imposer comme sujet, d’affirmer ses désirs et ses
ambitions personnelles. Une façon aussi, plus globalement, de mener une lutte sociale
visant à préserver cette place, où l’engagement des hommes apparaît essentiel pour la
gagner. En effet, pour les femmes qui ont des enfants, il apparaît difficile de
maintenir un tel investissement temporel au travail sans obtenir un fort soutien de leur
conjoint. Un soutien qui dépend beaucoup de la situation de travail et du degré
d’investissement temporel de ces derniers : la répartition des rôles au sein du couple
et de la famille, lorsqu’un des deux conjoints travaille de longues heures
(généralement les hommes), entraîne bien souvent une baisse des activités de travail
pour l’autre conjoint (généralement les femmes) (Cha, 2010 ; 2013).
On a aussi observé que les femmes, comme les hommes, peuvent se trouver
suraffiliées à l’organisation. L’image du « travailleur idéal » fortement investi au
travail et entièrement disponible pour son travail (car libre de toutes responsabilités
extra-professionnelles) n’est pas non plus qu’une affaire d’hommes : ce cas-type
regroupe justement des femmes sans enfant30 et qui envisagent sérieusement de ne
pas en avoir. Ici encore, le fait de s’engager dans des rôles extra-professionnels aussi
importants et aussi exigeants en termes de temps que celui d’être parent – et les
conséquences anticipées de cet engagement sur la vie professionnelle – diffèrent pour
les hommes et pour les femmes. Pour les femmes, un tel choix implique
30 Puisque Florence partage sa vie avec les enfants de son conjoint.
377
nécessairement une sortie relativement longue du marché du travail et est difficile à
concevoir : cela pourrait être perçu comme une forme de démission, un
désengagement susceptible d’arrêter nette la progression de leur carrière et de détruire
la relation privilégiée qu’elles entretiennent avec l’organisation. Alors qu’elles ont
travaillé tellement fort pour obtenir cette place et développer cette relation, la
question de vouloir ou non des enfants est posée et signifiée par rapport aux effets
perçus sur la vie professionnelle à un moment où cette sphère est au centre de leur
vie. Or, répondre à cette question existentielle exige de faire un travail réflexif sur ses
projections d’avenir, sur ses valeurs et sur ses objectifs de vie, un travail de
personnalisation qui peut être difficile dans un contexte de forte pression temporelle,
où l’urgence force constamment ces travailleuses à vivre l’instant présent et à se
projeter pas beaucoup plus loin que le prochain délai de livraison (Mègement et
Dupuy, 2013). Si ce choix de ne pas vouloir d’enfants est tout à fait personnel et
légitime, on peut toutefois soulever le problème que pose le contexte dans lequel ces
décisions sont prises pour les travailleuses en situation d’hypertravail. Cela nous
amène à soulever l’importance de mettre en place des conditions de travail qui
favorisent un plus grand équilibre entre la vie professionnelle et les autres sphères de
vie.
Enfin, deux femmes maintiennent des conduites d’hypertravail défensives en raison
du contexte organisationnel et des pressions au travail. Si elles ne parviennent pas
pour l’instant à se « déprendre » de l’hypertravail et s’engagent toujours vis-à-vis de
leur employeur à faire des longues heures, l’engagement anticipé dans un rôle de
parent pourra leur permettre de réviser durablement ce mode de vie, qui répond de
moins en moins à leurs attentes et à leurs objectifs. L’engagement dans ce nouveau
rôle constituera un motif suffisamment sérieux pour réduire « dignement » leur
investissement au travail sans que cela puisse être perçu comme une « faiblesse ». On
peut aussi supposer qu’elles soient nombreuses à quitter l’industrie après quelques
années ou lorsqu’elles s’engagent dans des rôles familiaux. En effet, les longues
heures de travail et la forte disponibilité temporelle que ces métiers exigent – peu
favorable à la conciliation travail-famille – pourraient en partie expliquer la
décroissance observée des femmes dans les métiers des TIC (Chartier, 2013).
378
******
Cette recherche a permis de répondre à l’ambition formulée dans la thèse
d’appréhender les processus de construction des conduites d’hypertravail à partir
d’une perspective multidimensionnelle et systémique. Cette recherche vient nuancer
les définitions que nous avions du phénomène de l’hypertravail et permet ainsi de
l’enrichir au regard de l’articulation d’un point de vue diachronique et synchronique.
Nos résultats ont montré que tant les événements vécus au cours du parcours
professionnel que l’investissement des sujets dans leurs autres sphères de vie peuvent
intervenir de manière contrastée dans le développement des conduites d’hypertravail
et de leur maintien. Notre analyse montre que la signification qu’attribuent les sujets
à leurs conduites d’hypertravail est essentielle pour appréhender la construction de
l’hypertravail et que cette signification dépend notamment des événements, des
valeurs, des représentations de soi et des interactions avec les autrui significatifs de la
vie au travail et hors-travail. Ces résultats ont également montré que le rôle des
organisations et des collectifs de travail, dans l’adoption de ces conduites, se
différencie selon les caractéristiques de l’environnement organisationnel et des
pratiques managériales rapportées par les salariés et salariées. Le poids des facteurs
organisationnels est par conséquent variable selon les trois cas-types observés. Le
premier illustre davantage un processus de personnalisation (Malrieu, 2003), tandis
que les deuxième et troisième cas-types traduisent la force du processus de
socialisation, voire d’aliénation (Aubert et de Gaulejac, 1991 ; Dejours, 2004). Ces
résultats viennent nuancer certaines études qui affirment que l’organisation a toujours
un impact sur le développement des conduites d’hypertravail et que cet impact serait
uniforme (ex. Dejours, 2004). Au final, notre étude montre qu’aucun facteur ni
aucune dimension n’est à lui seul déterminant dans le développement des conduites
d’hypertravail et qu’il importe de les saisir en interaction dynamique, en tenant
compte de la manière dont ceux-ci sont signifiés par les sujets, au regard de
l’ensemble de leurs sphères de vie.
379
Conclusion
Le questionnement de départ de cette thèse a émergé du constat étonnant d’une
augmentation du nombre de travailleurs et de travailleuses qui font régulièrement de
longues heures de travail, constat particulièrement saillant chez ceux et celles qui sont
rattachés aux secteurs de l’économie du savoir (De Peuter et Dyer-Witheford, 2005;
Lapointe, 2005 ; Legault et Ouellet, 2012). Aujourd’hui, entre 10 et 20% de la main-
d’œuvre travaille 48 heures ou plus par semaine (Annuaire québécois des statistiques
du travail, 2010 ; Devetter, 2008; Lee, 2007; Usalcas, 2008). Au regard de l’évolution
historique du temps de travail dans les sociétés occidentales depuis plus de 150 ans,
marquée par la diminution progressive mais constante de la durée du travail au fur et
à mesure de la croissance de la productivité, cette situation surprend (Fridenson et
Reynaud, 2004; Lallement, 2003; Thoemmes, 2000). La tendance a déjà été à ce point
lourde qu’en 1931, John Maynard Keynes, économiste américain, avait prédit que le
temps libre serait dominant, avançant même qu’en 2030, la semaine de 15 heures
serait la norme pour les travailleurs (Fridenson et Reynaud, 2004). Ajouté au fait que,
depuis une trentaine d’années, la conciliation travail-vie personnelle est devenue une
préoccupation sociale fortement mise de l’avant, la situation inverse, c’est-à-dire une
réduction du temps consacré au travail, était plutôt attendue.
Les nouveaux emplois de l’économie du savoir, plus autonomes et plus qualifiés, ont
certainement pu accroître l’intérêt des personnes à s’investir dans la vie
professionnelle (Linhart, 2008; Mercure et Vultur, 2010). Cependant, les
transformations majeures des organisations depuis plus de 40 ans – sous le poids de la
forte concurrence internationale et d’une économie mondiale capitalisée – jumelées à
des pratiques managériales ainsi qu’à des formes de contrôle des salariés et salariées
plus insidieuses, ont aussi pu inciter ces derniers à travailler plus (Berrebi-Hoffmann,
2012 ; Chasserio et Legault, 2005 ; Cingolani, 2012 a; 2012 b ; Malenfant et
Bellemare, 2009; Mercure, 2013). Or, c’est justement ce dilemme relatif aux tensions
en jeu entre les contextes sociaux et organisationnels et la volonté individuelle dans
380
l’adoption de conduites d’hypertravail – c’est-à-dire un fort investissement a priori «
volontaire » au travail – qui a constitué le questionnement central de cette thèse.
Les réponses apportées par les études recensées (cf. Chapitre 2) – qui mettent en
relief différentes approches et modèles pour comprendre l’adoption de ce type de
conduites – se sont avérées insatisfaisantes à certains égards. Par exemple, celles-ci
n’ont pas permis de mettre en lumière les mécanismes favorisant l’entrée dans
l’hypertravail ni, non plus, de saisir les interactions dynamiques entre la vie
professionnelle et la vie personnelle au regard des tensions et des échanges que
suppose un tel investissement dans la sphère professionnelle.
C’est notamment pour éclairer ces angles d’études spécifiques que nous avons réalisé
cette recherche. Celle-ci a visé à mieux comprendre les processus de construction des
conduites d’hypertravail des salariés et salariées des secteurs du multimédia et des
services informatiques, deux secteurs associés à la nouvelle économie du savoir et
aux évolutions récentes des organisations (Lesemann et Goyette, 2003). Pour y
parvenir, quatre objectifs spécifiques de recherche ont été formulés. Le premier
objectif visait à analyser les événements critiques et les étapes charnières qui, au
cours du parcours professionnel, ont contribué à l’adoption de ces conduites. Le
deuxième objectif visait à appréhender le poids des facteurs psychosociaux et
organisationnels en jeu dans l’adoption de conduites d’hypertravail et à observer la
manière dont ils s’articulent entre eux pour éclairer l’entrée et le maintien en
hypertravail. Le troisième objectif cherchait à mieux comprendre les relations entre
les conduites d’hypertravail et les activités, engagements et priorités poursuivis dans
les autres sphères de vie. Enfin, le quatrième et dernier objectif consistait à examiner
les différentes significations attribuées par les sujets à leurs conduites d’hypertravail.
Pour atteindre ces objectifs et répondre à nos questions, nous avons choisi une
approche qui permet de penser l’articulation de l’individuel et du social à partir d’une
grille d’analyse multidimensionnelle (Doise, 1982) et d’une analyse systémique
étayée sur les deux modèles du système psycho-organisationnel « encadrant » la
relation employé-employeur (Aubert et de Gaulejac, 1991) et du Système des
Activités développé par les sujets (Baubion-Broye et Hajjar, 1998; Malrieu, 2003).
381
Cet ancrage de la recherche en psychologie sociale nous a ainsi permis d’appréhender
la manière dont les individus construisent leurs conduites d’hypertravail à la croisée
d’une articulation diachronique et synchronique et à partir de cinq niveaux d’analyse.
L’approche que nous avons retenue a mis en dialogue un modèle systémique du
développement des activités (Almudever et al., 1999 ; Baubion-Broye et Hajjar, 1998
; Baubion-Broye et al., 2013 ; Curie, 2000), avec un modèle psycho-organisationnel
dit managinaire, fondé sur l’imaginaire de l’excellence (Aubert et de Gaulejac, 1991 ;
2007) pour expliquer le développement de ces conduites.
Nous avons privilégié une méthode qualitative, fortement adaptée à l’étude des
processus (Savoie-Zajc, 2002; Blanchet et Gotman, 2007; Bouchard et Cyr, 2010).
L’enquête, par entretiens biographiques, a été menée auprès d’un échantillon de 34
salariés et salariées (n=34) des secteurs des services informatiques et du multimédia
travaillant régulièrement 48 heures et plus par semaine depuis au moins une année.
La méthode d’analyse des entretiens s’est appuyée sur une démarche structurée en 6
étapes (L’Écuyer, 1990) et tous les extraits repérés ont été codifiés dans un logiciel
d’analyse.
Les résultats obtenus sont présentés dans deux chapitres distincts (cf. Chapitres 5 et
6). À partir des données brutes, le cinquième chapitre décrit la catégorisation établie à
la suite de l’analyse de contenu pour chacun des facteurs identifiés. Au regard de la
diversité des catégories observées pour chacun des facteurs, ce chapitre a permis de
montrer que les conduites d’hypertravail prennent formes dans des contextes
organisationnels et des situations de vie personnelle bien différents. Par exemple, de
telles conduites peuvent se développer qu’il existe ou non une culture des longues
heures de travail dans l’entreprise ou, encore, qu’il y ait de fortes ou faibles mesures
de reconnaissance et de récompenses. Il montre également qu’aucun facteur de la
grille d’analyse n’a, à lui seul, un poids suffisamment important pour expliquer le
développement de ces conduites.
Le sixième chapitre, à partir de cette catégorisation, distingue et reconstruit trois cas-
types menant à l’adoption de conduites d’hypertravail. Il s’agit du renforcement de
l’identité professionnelle de grand travailleur, qui rend compte d’un processus qui,
382
au fur et à mesure de la consolidation de leur ancrage dans une position
professionnelle difficilement acquise sur le marché du travail, renforcent leur identité
par rapport au travail; d’un assujettissement progressif de la vie hors-travail à une
suraffiliation organisationnelle, favorisée par les stratégies managériales de
reconnaissance et par la cohésion groupale; et de conduites d’hypertravail défensives
dans un contexte de mise à l’épreuve professionnelle, où les sujets, confrontés à une
dégradation de leurs conditions de travail et de leur environnement organisationnel,
entreprennent un processus de révision de leur fort investissement au travail au regard
des autres domaines de vie.
Ces trois cas-types reconstruits sur la base des événements, des significations et des
facteurs déterminants dans le développement et le maintien des conduites
d’hypertravail constituent en soi une contribution importante à la compréhension de
ces conduites et justifient l’intérêt de distinguer l’hypertravail du fort investissement
au travail. Nos résultats mettent notamment en évidence la diversité des rapports entre
individu, collectif et organisation susceptibles de soutenir les conduites d’hypertravail
et de participer à leur mise en œuvre. Ils exposent également, selon une perspective à
la fois diachronique (par ex. événements du parcours professionnel) et synchronique
(entre vie au travail et vie hors-travail), les différentes significations qui peuvent être
attribuées à un tel investissement temporel au travail. Nous avons vu, par exemple,
que tant des événements positifs que négatifs vécus au cours du parcours peuvent
initier ou consolider le développement d’un « modèle de vie » fondé sur
l’hypertravail. Par ailleurs, le fait de parvenir à donner du sens à ces conduites
n’exclut pas d’être durablement confrontés à des conflits internes et des
questionnements persistants sur l’allocation de ses ressources temporelles entre
diverses sphères de vie, comme on a pu l’observer dans le cas-type 3. Les choix
théoriques et méthodologique que nous avons adoptés – visant notamment à saisir les
événements marquants du parcours professionnel (et plus largement du parcours de
vie) et la manière dont ils sont marquants pour la personne au regard de son histoire
et de l’articulation singulière de ses sphères de vie – nous ont ainsi permis d’affiner
notre compréhension des processus de construction des conduites d’hypertravail.
383
On retiendra également de cette recherche le rôle important de l’entourage proximal
professionnel et extra-professionnel (collègues et équipe de travail, amis, parents)
dans le développement de l’hypertravail, réaffirmant le recul du pouvoir représenté
par un chef emblématique au profit d’un éparpillement et d’une décentralisation des
formes de pouvoir et d’influences à travailler plus. Les pressions pour allonger le
temps de travail proviennent dorénavant de ceux qui défendaient jadis, à leurs côtés,
la réduction du temps de travail. Derrière un travail « en équipe » qui laisse croire à
une forte solidarité entre les collègues, se cache une érosion des coopérations et des
forces « ouvrières » qui ont traditionnement permis aux travailleurs de se rebeller et
de lutter, ensemble, contre les demandes excessives des employeurs (Sennett, 2012).
Un peu différemment, le fait que les sources d’influence à travailler plus ne viennent
pas toujours du milieu organisationnel (l’entourage familial, bien plus que
l’entourage organisationnel, interfère dans le développement de l’hypertravail dans le
cas-type 1) soutient l’idée d’une forte intériorisation des normes managériales dans
l’ensemble de la population, parmi lesquelles l’exigence d’une plus grande
disponibilité temporelle envers l’employeur (Mercure et Vultur, 2010).
Ces résultats ont ainsi permis d’éclairer davantage de quelles manières et sous quelles
conditions un fort investissement au travail peut contribuer à la santé au travail et au
développement des personnes et des organisations ou, à l’inverse, y faire obstacle.
L’enquête empirique a aussi permis de montrer la complexité et la diversité des
processus qui sous-tendent l’adoption des conduites d’hypertravail, dans un contexte
où la nécessité de revoir les balises servant à délimiter les frontières temporelles du
travail et du hors-travail ainsi que de redéfinir en profondeur les normes et les règles
de temps de travail apparaissent indéniables. Confrontés à des libertés et à des
pressions temporelles nouvelles, les travailleurs et travailleuses des domaines des
services informatiques et du multimédia naviguent en zone floue pour établir leurs
repères temporels et décider du temps qu’il convient d’investir au travail. Pour ces
travailleurs, le temps de travail est moins prévisible, plus souple et bien souvent
enchevêtré avec les autres temps de vie. Si ces travailleurs détiennent davantage de
marges de manœuvre pour choisir les heures d’entrée et de sortie du bureau, ils le
paient souvent par un envahissement du travail sur l’ensemble de leurs sphères de vie
384
et par un allongement parfois insidieux des heures consacrées à leurs activités
professionnelles (Cingolani, 2012; Chasserio et Legault, 2005). Peu à peu, ils en
viennent à « travailler tant qu’il le faudra » (Thoemmes, 2000), toujours disponibles
pour répondre aux demandes du travail et pour faire avancer les objectifs de
l’organisation. Loin d’en être malheureux, ils s’investissent sans compter, portés par
l’urgence et par l’adrénaline, satisfaits d’être en mouvement et constamment dans
l’action, signes de leur valeur indéniable pour l’organisation et dans le monde du
travail.
******
Pour terminer, nous nous attarderons à quelques-unes des retombées possibles de la
thèse pour les organisations et pour les individus, de même que nous identifierons de
nouvelles avenues de recherche.
Les retombées et les implications pratiques de la recherche pour les organisations : des
politiques de temps de travail efficaces pour des milieux de vie sains
Cette recherche a des implications pratiques pour les organisations. Elle invite
d’abord à une réflexion en profondeur en ce qui concerne les politiques relatives au
temps de travail à mettre en place pour assurer des conditions favorables au maintien
d’une bonne santé psychologique des travailleurs et travailleuses et à la rétention du
personnel. Premièrement, la recherche indique que, pour qu’elles soient efficaces, les
politiques de conciliation travail-vie personnelle ou de conciliation travail-famille
devraient être soutenues par une culture organisationnelle favorable à une telle
conciliation. Plus précisément, nous avons vu que les pratiques et les normes
informelles observées dans le milieu de travail influencent bien souvent les conduites
adoptées par les salariés et salariées, et ce, même si les politiques officielles
soutiennent un modèle d’investissement « standard ». Cette observation nous amène à
affirmer, à l’instar de Chrétien et Létourneau (2010), que les mesures favorisant la
conciliation du travail et de la vie personnelle, telles que la flexibilité des horaires de
travail ou la possibilité de travailler à distance, seront peu efficaces si elles ne sont
pas soutenues par une culture d’entreprise favorable à un réel équilibre entre le travail
et la vie personnelle. Pour mener aux effets attendus, ces pratiques doivent être plus
385
largement soutenues par une culture et des valeurs organisationnelles qui valorisent et
respectent explicitement l’investissement structurant dans d’autres sphères de vie.
Ainsi, la présente recherche invite les professionnels de la gestion des ressources
humaines et les cadres supérieurs confrontés à la propagation des conduites
d’hypertravail au sein de leur organisation, à réviser les politiques et les règles
organisationnelles de temps de travail à la lumière des normes et des pratiques
informelles développées dans leur organisation.
Notre recherche suggère ensuite de réviser ou de développer des outils de gestion du
temps de travail plus efficaces et mieux adaptés aux nouvelles réalités du travail. En
raison de la délimitation plus difficile des balises temporelles dans les emplois de
l’économie du savoir et de la complexité des facteurs en jeu dans l’établissement des
conduites d’investissement au travail, de tels outils seraient très utiles. Ils
permettraient aux gestionnaires de planifier et de gérer plus efficacement le temps de
travail des employés sous leur supervision, pour éviter ainsi des problèmes de
surtemps chronique. Par ailleurs, la mise en place de tels outils devrait
impérativement être accompagnée de formations adéquates afin que les gestionnaires
et les cadres puissent parvenir à mieux cerner les enjeux liés à l’importance du
maintien de pratiques saines et respectueuses de l’équilibre de vie des salariés et
salariées et, également, puissent intervenir efficacement auprès de leurs employés qui
adoptent de telles conduites d’hypertravail.
Les retombées de la recherche pour les pratiques d’accompagnement individuel :
déséquilibre entre vie professionnelle et vie personnelle et nouvelles perspectives
d’intervention en psychologie et en counseling
Nos résultats suggèrent également des pistes de réflexion sur les pratiques
d’accompagnement individuel auprès de personnes qui souffrent d’un déséquilibre lié
à leur investissement entre leurs différentes sphères de vie. Ils invitent d’abors les
conseillers et conseillères d’orientation, psychologues et autres psychothérapeutes à
accorder une importance au récit des personnes afin de retracer les événements et les
contextes personnel et organisationnel à l’origine d’une telle conduite, de même que
de leur évolution jusqu’à la situation actuelle, source de souffrance.
386
Ils suggèrent ensuite des pistes de réflexion pour aider les personnes à
« décristalliser » certaines normes intériorisées, par exemple à travers des groupes de
discussion, et à les outiller pour définir, conformément à leurs valeurs et à leurs
objectifs, un investissement conforme à leurs aspirations entre la vie au travail et la
vie hors-travail.
De nouvelles avenues de recherche
Si l’intérêt de mieux comprendre les conduites d’hypertravail à partir de l’approche
retenue est confirmé, notre recherche soulève des questions additionnelles qui ouvrent
à de nouvelles perspectives de recherche. Trois avenues nous apparaissent
particulièrement prometteuses.
La première avenue propose de confronter et d’enrichir notre modèle de construction
des conduites d’hypertravail. Notre étude, bien qu’intéressante, présente toutefois
quelques limites qui pourraient être dépassées d’au moins deux manières. D’abord, le
modèle pourrait être enrichi en réalisant une étude qualitative auprès d’une plus large
population de salariés et salariées de l’économie du savoir. Une telle étude, davantage
étendue et plus représentative des diverses catégories professionnelles et des divers
secteurs de l’économie du savoir, permettrait d’examiner dans quelle mesure ces
processus psychosociaux sont repérés chez d’autres salariés et salariées ou,
différemment, s’ils s’en distinguent et sur la base de quels facteurs. Par ailleurs, celle-
ci permettrait d’enrichir les descriptions de la grille d’analyse et, sans doute, de
bonifier les catégorisations actuelles, par exemple en ce qui concerne les règles et les
pratiques relatives au temps de travail. Ensuite, une étude quantitative réalisée auprès
d’un échantillon plus grand permettrait de confronter le modèle sur le plan statistique.
Si la méthodologie qualitative de recherche s’est avérée un choix judicieux pour
explorer en profondeur les mécanismes individuels et organisationnels susceptibles
de concourir à l’hypertravail et nous a permis de répondre à nos objectifs de
recherche, cette méthodologie ne permet pas de vérifier la force des liens mis en
évidence ni la validité du modèle au plan statistique. Un échantillon plus grand
permettrait par ailleurs des analyses statistiques complémentaires pour vérifier, par
exemple, le rôle des facteurs de soutien dans le maintien d’une bonne santé
387
psychologique au travail malgré l’hypertravail. Enfin, une telle étude permettrait de
vérifier dans quelle mesure des variables objectives telles que l’âge, la catégorie
d’emploi ainsi que la taille de l’entreprise peuvent être associées à ces conduites.
La deuxième avenue s’adresse plus largement aux chercheurs qui s’inscrivent dans le
champ de la psychologie sociale du travail et des organisations. Sur le plan
méthodologique, l’approche du Parcours de Vie s’est avérée fructueuse pour aborder
les processus psychosociaux conduisant à l’hypertravail. Elle s’est avérée utile pour
retracer les principales délibérations, interférences ou pertes vécues depuis l’entrée
sur le marché du travail, de même qu’elle a permis de rendre compte des principaux
échanges établis par la personne entre la sphère du travail et les autres sphères de vie.
Ces éléments ont permis de mieux comprendre la manière dont ces interférences et
ces échanges viennent influencer ou soutenir le développement des conduites
d’hypertravail. La réalisation d’une étude longitudinale permettrait de détailler plus
finement les changements de contextes organisationnels et individuels dans lesquels
se développent l’hypertravail, par exemple pour approfondir la manière dont le
système des activités est progressivement reconstruit et re-signifié, à la lumière des
réinvestissements opérés entre travail et hors-travail.
Par ailleurs, les constats posés amènent à considérer que l’hypertravail est un objet
d’étude intéressant pour la psychologie sociale. En analysant les processus
psychosociaux menant à ces conduites selon les différents niveaux d’analyse
distingués par Doise (1982), la recherche met non seulement l’accent sur le rôle de
chacun des niveaux dans le développement de l’hypertravail, mais, au regard de
l’articulation de ces niveaux, elle confirme aussi le pouvoir explicatif de la
psychologie sociale pour notre objet d’étude.
En outre, il pourrait être utile de développer les travaux sur l’hypertravail au regard
de chacun de ces niveaux. Au niveau intra-individuel, il serait intéressant de
s’attarder davantage à comprendre le développement de l’identité personnelle des
individus qui adoptent des conduites d’hypertravail. Il serait également important de
cerner plus finement les représentations de soi et les processus internes qui sous-
tendent les conflits, les questionnements et les choix de s’investir fortement au travail
388
au détriment des autres sphères de vie. Au niveau interindividuel, les témoignages des
proches et des collègues soutenant les personnes qui adoptent des conduites
d’hypertravail pourraient nous permettre d’affiner notre compréhension des
interactions sociales susceptibles de jouer un rôle de « catalyseur » (Perret-Clermont,
2004) dans le développement et le maintien de ces conduites. Le niveau positionnel
pourrait être approfondi par des travaux sur l’identité professionnelle des salariés et
salariées dont les catégories d’emploi sont les plus touchées par les longues heures de
travail, ou des travaux sur les effets des comparaisons sociales entre groupes d’une
même entreprise. Enfin, au niveau idéologique, il serait intéressant de mieux
comprendre l’effet des croyances et des idéologies propagées dans les organisations
et la société sur l’adoption de conduites d’hypertravail en comparant à plus grande
échelle des entreprises des jeux vidéo et des services informatiques avec d’autres
entreprises de l’économie du savoir, voire, établir une comparaison internationale.
Enfin, la troisième avenue porte sur la question de la mobilisation des salariés et
salariées et met en dialogue la psychologie sociale du travail et des organisations avec
les sciences du management. Cette thèse renforce les ponts établis depuis deux
décennies entre les sciences du management et les sciences cognitives et
développementales de la psychologie sociale du travail et des organisations (Bouvier,
2009 ; Chanlat, 1998). De fait, les approches qui s’intéressent aux modes de
fonctionnement des systèmes enrichissent le management, défini globalement
« comme la manière de conduire, diriger, structurer et développer une organisation »
(Thietart, 2014 p.1). Notre approche systémique des conduites d’hypertravail,
comprise à partir des modes de fonctionnement individuel et organisationnel, a pour
prétention de contribuer à certaines réflexions propres à ce champ scientifique pour
lequel « l’animation de groupes d’hommes et de femmes qui doivent travailler
ensemble dans le but d’une action collective finalisée » est centrale (Thietart, 2014
p.1).
Il serait par exemple intéressant de confronter nos résultats empiriques, obtenus à
partir du récit des salariés et salariées, avec les directives, politiques, valeurs et
missions officielles de l’organisation. Cette confrontation entre le mode de
389
fonctionnement organisationnel « objectif » et le récit qu’en font les salariés et
salariées en hypertravail nous permettrait de saisir plus finement le développement
des représentations que ces derniers forgent à la lumière des politiques formelles. Par
ailleurs, une telle étude réalisée à partir de techniques de recueil de données variées
(ex. documents de l’organisation, entrevues individuelles et de groupe auprès des
superviseurs) permettrait de décrire plus avant les pratiques managériales impliquées
dans la délimitation du temps de travail et d’affiner notre compréhension du rôle
organisationnel joué dans l’adoption des conduites d’hypertravail. Il serait par ailleurs
important de continuer à investiguer les effets liés à la déstandardisation des pratiques
de gestion du temps de travail et à l’individualisation de la relation d’emploi pour
établir dans quelle mesure ces pratiques actuelles de gestion du temps de travail
contribuent ou nuisent au management des organisations.
La mise en dialogue de notre recherche avec les sciences du management soulève
aussi de nouvelles interrogations. Mobiliser les salariés et salariées autour d’un
investissement temporel au travail presque sans limites permet-il au management de
réussir son pari vis-à-vis de l’organisation? Chercher à centrer les existences
humaines autour du travail permet-il ou non de « mieux » travailler ensemble dans le
but d’une action collective finalisée ? Ces questions pourront faire l’objet de travaux
futurs.
390
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415
Annexe 1 : Guide d’entretien
Le guide d’entretien31
Le guide d’entretien est composé de cinq parties. Il regroupe diverses questions
générales, à partir desquelles ont été formulées des questions de relance. Ces
dernières ont été rédigées pour proposer des pistes de relance à l’interviewer et elles
ne seront pas systématiquement posées lors de l’entrevue.
PARTIE 1 : INFORMATIONS SOCIOBIOGRAPHIQUES ET OBJECTIVES (5 minutes)
Il s’agira ici de recueillir les informations objectives les plus pertinentes de façon à
distinguer les sujets de l’échantillon à partir de certaines caractéristiques
sociobiographiques et de mieux connaître leur situation professionnelle actuelle. Ces
informations permettront également de vérifier les résultats obtenus avec ceux qui ont
été rapportés dans les études quantitatives qui se sont intéressées à ce phénomène.
Caractéristiques sociobiographiques
1.1. Sexe :
Féminin □
Masculin □
1.2. « Quel est votre âge » : _________
25-29 ans □
30-34 ans □
35-39 ans □
40-45 ans □
1.3.a. « Quelle est votre situation conjugale actuelle »?
31 Guide d’entrevue inspiré de Fournier, Bujold, Croteau et Pelletier (2000) et Fournier et Gauthier
(2004).
-Fournier, G., Bujold, C., Croteau, L. et Pelletier, R. (2000). Protocole d’entrevue sur la
précarité d’emploi. Université Laval, Centre de recherche et d’intervention sur l’éducation et
la vie au travail.
-Fournier, G. et Gauthier C. (2004). Protocole d’entrevue sur le travail atypique et les
travailleurs et travailleuses de 45 ans et plus. Université Laval, Centre de recherche et
d’intervention sur l’éducation et la vie au travail.
416
Célibataire □
En couple □
1.3.b. « Est-ce que votre conjoint/e travaille? » (s’il y a lieu)
Oui, à temps plein □
Oui, à temps partiel □
Non □
1.3.c. « Quel est votre état civil? »
Marié-e □
Conjoint-e de fait □
Divorcé-e / séparé-e / veuf □
Célibataire □
1.4. a « Avez-vous des enfants à charge? »
Oui □
Non □
1.4. b « Si oui, combien d’enfants? » ___________
1.4. c « Quel est l’âge de chacun de vos enfants? »
___________________________________
1.4. d « Est-ce que vos enfants habitent avec vous? »
Oui, à temps plein □
Oui, mais en garde partagée □
Non □
1.5. « Quel est le plus haut niveau de qualification atteint » :
secondaire □
collégial général □
collégial professionnel □
universitaire 1er cycle □
universitaire 2e cycle □
417
universitaire 3e cycle □
1.6. « Dans quel domaine de formation avez-vous obtenu ce diplôme? »
_________________________________
Informations objectives liées à la situation d’emploi actuelle
1.7. « Depuis combien d’années êtes-vous salarié de l’entreprise qui vous emploi
actuellement? »
______________________________
1.8. « Quel est votre statut d’emploi au sein de cette entreprise? »
(Permanent, contractuel renouvelable, contractuel non renouvelable)
______________________________
1.9. « Dans votre emploi actuel, quel est votre salaire annuel brut? »
Moins de 20 000$ □
20 000 à 39 999$ □
40 000 à 59 999$ □
60 000 à 79 999$ □
80 000$ et plus □
1.10. « Quel est le titre exact de l’emploi que vous occupez présentement? »
_______________________________
1.11. « Quel est votre statut professionnel? »
(Professionnel, technicien)
_______________________________
1.12. « Combien d’heures travaillez-vous en moyenne chaque semaine, incluant les
heures réalisées en dehors du lieu de travail »?
__________________
1.13. « Depuis combien de mois ou d’années travaillez-vous plus de 48 heures par
semaine?
__________________
418
Informations objectives liées à l’entreprise
1.14. « Quel est le secteur d’activités de l’entreprise pour laquelle vous travaillez? »
Multimédia □
Services informatiques □
1.15. « Il y a combien de travailleurs dans cette entreprise ? »
___________________________
50 et moins □
Entre 51 et 100 □
Entre 101 et 500 □
Entre 501 et 1000 □
Plus de 1000 □
419
PARTIE 2 : LE PARCOURS PROFESSIONNEL DEPUIS LES ÉTUDES ET L’ENTRÉE SUR LE
MARCHÉ DU TRAVAIL : REGARD RÉTROSPECTIF (25-30 minutes)
Cette partie du guide d’entretien a pour objectifs de connaître les principaux
événements qui ont ponctué le parcours professionnel des sujets depuis leur entrée sur
le marché du travail, de comprendre leurs enchaînements et de saisir la manière dont
ils ont été vécus et signifiés par les personnes (choix, décisions, questionnements). Il
s’agit ici de comprendre le « fil conducteur » qui relie l’ensemble des événements du
parcours, à partir d’informations objectives (par ex. durée des événements) mais
surtout subjectives (par ex. perceptions du contexte et décisions). Cette partie
permettra aussi d’identifier le moment de passage à l’hypertravail et d’approfondir
cette situation, en regard des contextes individuel et organisationnel.
Parcours professionnel et principaux événements de vie
2.1. « Racontez-moi votre parcours professionnel, depuis le début de vos études
jusqu’à aujourd’hui ».
- Comment avez-vous choisi votre programme d’études? Qu’est-ce qui vous a mené à
ce choix? Qu’est-ce qui vous a attiré? Pendant la formation, avez-vous eu des
hésitations ou des doutes par rapport à ce choix? Pourquoi?
- Parlez-moi de votre insertion sur le marché du travail : comment ça s’est passé?
Qu’est-ce que vous retenez de cette période de votre vie professionnelle?
-Parlez-moi du déroulement et de l’enchaînement des événements marquants qui sont
survenus dans votre vie professionnelle depuis votre entrée sur le marché du travail.
-Y a-t-il des événements de votre vie hors-travail qui ont pu avoir une incidence sur
votre parcours professionnel?
-Y a-t-il des événements de votre vie professionnelle qui ont pu avoir eu une
incidence sur votre vie hors-travail?
-Plus précisément par rapport à cet emploi ou à cet événement, comment avez-vous
vécu cette situation? Pourquoi avez-vous pris cette décision? Qu’est-ce que ça
changé pour vous dans votre vie? Pourquoi cet emploi a pris fin? Qu’est-ce qui s’est
passé ensuite? Par rapport aux heures de travail que vous faisiez à ce moment-là,
qu’est-ce que vous pourriez-nous dire?
Niveau 1 (parcours et
événements,
choix de vie et
transitions)
Infos objectives
Entrée MT
Durée de l’évén.
Nb d’heures $
Titre du poste
Statut
420
Regard rétrospectif sur le parcours professionnel : évolution du rapport au travail
2.2. « Si vous regardez l’ensemble de votre parcours professionnel, est-ce que
l’importance que vous accordez au travail s’est modifiée depuis votre entrée sur le
marché du travail jusqu’à aujourd’hui? »
-Est-ce que le travail a déjà été moins important pour vous dans votre vie? Plus
important? Pourquoi selon vous cela a changé?
-Si c’est le cas, à quel moment de votre parcours avez-vous eu le sentiment
d’accroître (de réduire) votre investissement au travail? Quel a été l’élément
déclencheur? Pourquoi à ce moment-là et comment ça s’est passé?
Niveau 1
(évolution
du rapport
au travail,
centralité) Affectif
Temporel
Approfondissement du moment de passage à l’hypertravail et des contextes
individuel et organisationnel (si autre organisation que la situation actuelle)
Transition : J’aimerais maintenant que l’on prenne une dizaine de minutes pour
approfondir votre situation professionnelle et personnelle au moment où vous avez
commencé à travailler de longues heures par semaine (plus de 48 heures par
semaine).
2.3. « J’aimerais que vous me parliez de votre situation professionnelle à ce moment-
là et de votre situation personnelle ».
-Quelle était votre fonction? Combien d’heures faisiez-vous à ce moment-là?
- Qu’est-ce qui vous a motivé? Aviez-vous l’impression que c’était choisi?
- Qu’est-ce que vous retenez de ce moment de passage à l’augmentation de vos
heures de travail? Est-ce que ce fût une belle période ou une période difficile dans
votre vie? Est-ce que ça occasionné des impacts sur vos autres sphères de vie?
- Y a-t-il des rôles ou des engagements qui étaient importants pour vous et qui sont
devenus moins importants au fil du temps?
-Pouvez-vous nous parler du contexte de travail à ce moment-là?
-Jusqu’à quel point vous sentiez-vous apprécié et reconnu par votre superviseur? Par
vos collègues?
- Est-ce que vous diriez que vous étiez plutôt satisfait ou insatisfait de votre vie
professionnelle à ce moment-là?
- Est-ce que cette augmentation du nombre d’heures consacrées au travail vous a
amené à réduire vos implications et vos engagements en dehors du travail (par ex.
engagement communautaire, relations amicales)?
421
- Si vous nous parliez du soutien que vous avez mobilisé ou reçu à ce moment-là? De
qui provenait le soutien reçu? Étiez-vous en couple à ce moment-là? Aviez-vous des
enfants?
Niveaux 1 à 5
Obtenir des
informations à
tous les
niveaux.
PARTIE 3 : APPROFONDISSEMENT DE LA SITUATION PROFESSIONNELLE ACTUELLE ET DU
VÉCU DE L’HYPERTRAVAIL (25-30 minutes)
Cette partie de l’entretien porte sur la situation professionnelle et personnelle actuelle
et le vécu de l’hypertravail. Elle vise à mieux comprendre le processus qui, entre le
sujet et l’organisation, favorise le maintien (ou le développement) de cette conduite,
en prenant en compte également les autres sphères de vie.
A- Approfondissement de la situation professionnelle actuelle
Transition (ex.) : J’aimerais que l’on approfondisse maintenant votre situation
professionnelle actuelle, en commençant par les attentes que vous percevez de votre
milieu professionnel à l’égard de vos fonctions. Ces attentes peuvent provenir de
différents groupes, par exemple des collègues ou de votre superviseur.
Attentes du milieu professionnel à l’égard du rôle et du statut professionnel
3.1. a. « En quoi consiste votre fonction actuelle ?
- Parlez-moi un peu plus de votre travail… tâches, responsabilités, charge réel de
travail
- Jusqu’à quel point êtes-vous satisfait ou insatisfait de votre travail? D’occuper cette
fonction-là?
Niveau 3 (attentes du
milieu prof face au rôle prof)
3.1. b. « Selon vous, qu’est-ce que vos collègues de travail attendent de vous? »
-Par rapport à ces attentes, dans quelle mesure avez-vous le sentiment de pouvoir y
répondre? Pourquoi? Comment percevez-vous ces attentes-là?
Niveau 3 (attentes du milieu prof face
au rôle prof)
422
3.1. c. « Qu’est-ce que votre superviseur attends de vous au travail ? »
-Par rapport à ces attentes, dans quelle mesure avez-vous le sentiment de pouvoir y
répondre? Pourquoi? Comment percevez-vous ces attentes-là?
Niveau 3 (attentes du
milieu prof face
au rôle prof)
3.1.d. « Et la direction? »
-Par rapport à ces attentes, dans quelle mesure avez-vous le sentiment de pouvoir y
répondre? Pourquoi? Comment percevez-vous ces attentes-là?
Niveau 3 (attentes du milieu prof face
au rôle prof)
Charge de travail, flexibilité et latitude décisionnelle
3.2. « En ce qui concerne le travail que vous faites et la façon dont il est organisé (par
ex. charge de travail, horaire, lieu de travail, degré de liberté pour organiser le
travail), qu’est-ce que vous pourriez-nous dire? »
- Par rapport aux lieux de travail et aux horaires de travail, diriez-vous que c’est
plutôt flexible ou plutôt inflexible?
- Qu’est-ce que vous diriez à propos de votre charge de travail? (charge prescrite VS
réelle) Avez-vous la possibilité d’augmenter ou de réduire cette charge de travail?
- Si vous le souhaitiez, dans quelle mesure vous serait-il possible de réduire vos
heures de travail? Pourquoi?
- Par rapport à l’autonomie dont vous disposez pour organiser vos tâches et votre
travail, qu’est-ce que vous pourriez-nous dire?
Niveau 5 (charge,
flexibilité,
latitude déc)
Dispositif organisationnel d’évaluation du rendement et de récompenses
3.3. « Si l’on parlait de la façon dont votre travail est évalué et récompensé depuis
que vous êtes salarié dans cette entreprise, qu’est-ce que vous pourriez-nous dire ? »
- Qu’est-ce que vous retenez de votre première et de votre dernière évaluation?
Comment ça s’est passé?
423
- Jusqu’à quel point avez-vous le sentiment d’être apprécié et reconnu par votre
superviseur?
-Quelles sont les principales marques de reconnaissance que vous avez reçues depuis
que vous êtes dans cette organisation? Reconnaissance financière? Liée à la
carrière?
- Selon vous, par rapport à votre performance au travail, qu’est-ce que
l’organisation attend de vous ?
Niveau 5 (mécanismes
d’évaluation et
reconnaissance)
Qualité des relations interpersonnelles dans le domaine professionnel
3.4. a. « Comment décririez-vous les relations que vous entretenez avec vos
collègues? »
3.4. b. « Comment décririez-vous les relations que vous entretenez avec votre
superviseur? »
- Relations cordiales, amicales, compétitives?
-Si vous nous parliez de l’ambiance de travail…
Niveau 2 (qualité des
relations
prof.)
Normes et règles relatives à l’implication au travail dans l’organisation
3.5. « Si vous nous parliez du nombre d’heures que vous travaillez, en comparaison
avec celui de vos collègues et de votre superviseur, qu’est-ce que vous pourriez-nous
dire? »
-Faites-vous plus ou moins d’heures que vos collègues? Qu’est-ce qui explique cette
différence selon vous?
-Qu’est-ce que vous pourriez-nous dire à propos des pratiques et des normes
relatives au temps de travail dans cette entreprise, i.e. à propos de ce qui se fait et de
ce qui ne se fait pas? Et à propos du temps supplémentaire?
-Selon vous, quelles sont les attentes de l’organisation vis-à-vis de votre implication
travail?
-Au sein de cette entreprise, avez-vous toujours travaillé autant?
424
Niveau 4 (normes et
règles pour
implication
organisation)
Philosophie, culture et valeurs de l’organisation
3.6. « Si l’on parlait maintenant plus globalement de l’entreprise pour laquelle vous
travaillez, qu’est-ce qui, d’après vous, caractérise le mieux la mission poursuivie par
cette entreprise ?»
-Jusqu’à quel point avez-vous le sentiment que cette mission est réalisable? De
pouvoir y contribuer? Comment percevez-vous cette mission? S’agit-il de la mission
officielle ou officieuse?
-Quelles sont selon vous les principales valeurs prônées par l’organisation? En
existe-t-il des plus importantes pour vous? Diriez-vous que vous partagez ces
valeurs? Pourquoi?
-Comment avez-vous pris connaissance de ces valeurs?
Niveau 4 (philosophie,
culture et
valeurs de
l’entreprise)
B- Approfondissement de la situation professionnelle actuelle en relation avec les
autres domaines de vie
Transition (ex.) : Les prochaines questions vont porter sur votre vie professionnelle
actuelle en lien avec vos autres sphères de vie. Elles visent à approfondir les liens
entre votre fort investissement temporel au travail et votre vie personnelle, familiale
et sociale.
Centralité absolue et relative du travail
3.7. a. « Si l’on parlait de l’importance du travail pour vous, qu’est-ce que vous
pourriez-nous dire? »
-Jusqu’à quel point considérez-vous le travail comme important? Pourquoi?
-Qu’est-ce que vous diriez à propos du sens que prend le travail dans votre vie?
-Que diriez-vous à propos de l’importance que vous accordez ou non au
développement de votre carrière?
Niveau 1 (centralité
absolue du
425
travail)
3.7. b. « Si l’on parlait de la place qu’occupe le travail dans votre vie, qu’est-ce que
vous pourriez-nous dire? »
- Jusqu’à quel point le travail occupe une place importante dans votre vie par
rapport à vos autres sphères de vie? Occupe-t-il trop de place, une juste place, pas
assez de place?
- Quelle sphère de vie occupe pour vous la première place? La deuxième?
Niveau 1 (centralité
relative du
travail)
Satisfaction dans les différents domaines de vie (satisfaction professionnelle relative)
3.8. « Si l’on parlait de votre satisfaction dans vos différents domaines de vie, qu’est-
ce que vous pourriez-nous dire? »
- Jusqu’à quel point êtes-vous satisfait de l’équilibre entre vos sphères de vie?
Reflète-t-il bien vos objectifs et priorités de vie?
-Par rapport à votre vie hors-travail et à vos engagements en dehors du travail,
jusqu’à quel point êtes-vous satisfait?
- Avez-vous le sentiment de pouvoir vous investir comme vous le souhaitez dans vos
différents domaines de vie?
- Si vous comparez l’ensemble de vos sphères de vie, laquelle (lesquelles) vous donne
le plus de satisfaction? Pourquoi?
Niveau 1 (satisfaction
de l’équilibre
entre les
sphères de
vie)
Attentes à l’égard des rôles et des engagements extra-professionnels et qualité des
relations extra-professionnelles
3.9. a. « Plus précisément dans votre vie hors-travail, si l’on s’intéressait maintenant
aux différents rôles et engagements que vous avez en dehors du travail, quel serait
pour vous les rôles ou les engagements les plus significatifs? »
426
- Est-ce que ces engagements ont pu avoir des impacts sur la façon dont votre modèle
de vie est organisé?
Niveau 2 (attentes à
l’égard des rôles
extra-prof)
3.9. b. « Par rapport à ces rôles et à ces engagements, jusqu’à quel point avez-vous le
sentiment de pouvoir répondre à ce que l’on attend de vous? »
-Comment percevez-vous ces attentes? Jusqu’à quel point avez-vous le sentiment de
pouvoir y faire face? Par rapport à cette situation, jusqu’à quel point êtes-vous
satisfait?
Niveau 2 (attentes à
l’égard des rôles
extra-prof)
Soutien social extra-professionnel
3.10. « On sait que faire beaucoup d’heures de travail peut, à certains moments, être
plus difficile à vivre. Considérant vos longues heures de travail, qu’est-ce que vous
pourriez-nous dire à propos du soutien de vos proches? »
- Dans quelle mesure avez-vous eu besoin du soutien de vos proches et jusqu’à quel
point l’avez-vous reçu?
- Comment réagissent vos proches par rapport au nombre d’heures que vous
consacrez au travail?
- Depuis que vous faites plus d’heures de travail, est-ce ça causé des tensions avec
votre conjoint-e?
- Considérant ces longues heures de travail, comment vous arrangez-vous avec votre
conjoint/e? Avec votre vie de famille?
Niveau 2-3 (soutien
social extra-
prof., qualité
des relations)
Soutien social professionnel
427
3.11. « Considérant vos longues heures de travail, qu’est-ce que vous pourriez-nous
dire à propos du soutien au travail? »
- Dans quelle mesure avez-vous eu besoin du soutien de vos collègues ou de votre
superviseur considérant la situation des longues heures de travail? Jusqu’à quel
point l’avez-vous reçu?
- Avez-vous le sentiment d’obtenir du soutien de votre organisation? Quel type de
soutien avez-vous demandé, reçu?
Niveau 2 (soutien social
professionnel)
PARTIE 4 : REGARD PROSPECTIF SUR L’AVENIR PROFESSIONNEL ET PERSONNEL (5-10
minutes)
Cette partie est très courte. Elle vise à cerner le regard que jettent les sujets sur leur
avenir professionnel à court et moyen terme et, plus brièvement, sur les projets
personnels les plus importants. Il s’agira globalement de cerner les projets
professionnels des travailleurs en situation d’hypertravail et de la manière dont ces
projets s’articulent à ceux poursuivis dans les sphères de vie hors-travail.
Transition (par ex.) : Avant d’aborder la dernière partie de l’entretien, nous allons
prendre ici quelques minutes pour mieux comprendre les objectifs que vous
poursuivez et les projets professionnels que vous avez élaborés pour l’avenir, à court
et moyen terme.
Projets professionnels et objectifs poursuivis
4.1. a. « Parlez-moi de vos projets professionnels les plus importants à court terme (à
peu près 6 mois), et à moyen terme (à peu près deux ans) »?
- Quels sont les objectifs que vous poursuivez dans votre vie professionnelle?
- Avez-vous des projets professionnels pour les six prochains mois? Si oui, quels sont-
ils?
- D’ici deux ans, qu’est-ce que vous entrevoyez dans votre vie professionnelle, pour
votre carrière? Qu’est-ce qui répond le mieux à vos attentes : rester dans votre
emploi actuel, obtenir une promotion, trouver un emploi dans une autre entreprise,
changer de domaine professionnel, …
428
-Jusqu’à quel point l’organisation qui vous emploie peut vous aider à atteindre vos
objectifs? À réaliser vos projets professionnels? Comment entrevoyez-vous votre
avenir dans cette organisation?
- En ce qui concerne votre maintien sur le marché du travail, qu’est-ce que vous
pourriez-nous dire? Comment l’envisagez-vous?
4.1. b. « Dans votre vie personnelle et d’ici les deux prochaines années, quel est le
projet le plus important (ou les deux projets les plus importants) que vous
poursuivez? »
Niveau 1 (projets
professionnels
et objectifs)
L’articulation des projets professionnels avec les projets en dehors du travail
4.2. « Comment entrevoyez-vous la conciliation de vos projets professionnels avec
vos projets personnels »?
- Est-ce que ça vous apparaît plutôt difficile ou facile de réaliser vos projets
professionnels, en regard des projets que vous poursuivez en dehors du travail?
-Dans quelle mesure ces projets professionnels vous amèneront à modifier, à retarder
ou à renoncer à d’autres projets en dehors du travail? Et à l’inverse, est-ce que vos
projets personnels vous amèneront à renoncer ou à revoir certains projets
professionnels?
Niveau 1 (projets
professionnels
et objectifs)
PARTIE 5 : APPROFONDISSEMENT DE LA CONDUITE ET DU VÉCU DE L’HYPERTRAVAIL ET
QUELQUES REPRÉSENTATIONS (15 minutes)
Il s’agira dans cette partie de faire un retour sur les éléments qui apparaissent les plus
importants de l’entretien pour comprendre ce qui a pu mener le sujet à l’hypertravail.
Il s’agira plus particulièrement de revenir et d’expliciter certains aspects de l’entretien
qui apparaissent importants pour mieux comprendre la conduite d’hypertravail et la
manière dont elle est vécue.
Sur la base d’un échange aller-retour, l’interviewer cherchera à rendre plus explicite
certains de ces éléments, que le sujet pourra valider ou infirmer, bonifier ou réviser.
Transition (ex.) : Nous allons maintenant revenir sur quelques éléments de
l’entretien que j’aimerais expliciter avec vous, pour mieux comprendre cette conduite
429
de fort investissement temporel au travail et la manière dont vous vivez cette situation
dans votre vie.
(Pour l’interviewer : S’assurer de bien comprendre les choix- les non choix de vie, les
renoncements, le pourquoi on accepte de se lancer dans une telle aventure, qu’est-ce
qu’on y cherche, qu’est-ce qu’on y trouve qu’on ne trouve pas nécessairement
ailleurs… comprendre le contexte mais surtout pour saisir ce qui contribue ou qui
facilite le passage à l’hypertravail)
5.1. « J’aimerais revenir un peu sur l’entretien pour mieux comprendre la
signification pour vous de cet investissement au travail, vous diriez quoi à propos du
sens que ça prend pour vous de faire ces longues heures de travail? »
Quelques exemples de questions de relance :
-Qu’est-ce que vous diriez à propos de cette conduite de votre fort investissement
temporel dans votre vie?
- Qu’est-ce que vous attendez en retour de ces heures de travail? Qu’est-ce que ça
vous rapporte de faire ces heures supplémentaires? Qu’est-ce qu’on perd si on ne le
fait pas?
- Qu’est-ce que vous diriez à propos du caractère volontaire et choisi de ces longues
heures de travail?
- Si l’on parlait de la manière dont vous vivez le fait de travailler de longues heures
de travail, qu’est-ce que vous pourriez-nous dire? Espérez-vous maintenir ce rythme
de travail? Avez-vous hâte que ça prenne fin?
Objectif D (significations
de
l’hypertravail)
Trois courtes questions pour terminer…. (5-10 minutes)
Représentation d’un mode d’implication idéal au travail
5.1. a. « C’est quoi pour vous un mode d’implication idéal au travail » ?
430
(Quel est l’idéal pour toi du temps qu’on doit consacrer au travail? Y a-t-il une ou
des personnes dans votre entourage qui incarnent cet idéal?)
5.1. b. « Sur une échelle de 1 à 5, jusqu’à quel point êtes-vous dans ce mode
d’implication au travail? Pourquoi? »
1________________2________________3_______________4________________5
Niveau 4 (normes et
règles de
l’implication
idéale-société)
Représentation du travailleur idéal
5.2. a. « Comment définiriez-vous le travailleur idéal? »
(Y a-t-il une ou des personnes dans votre entourage qui incarnent cet idéal?)
5.2. b. « Sur une échelle de 1 à 5, jusqu’à quel point considérez-vous être un
travailleur idéal selon votre définition? Pourquoi? »
1________________2________________3_______________4________________5
Niveau 4 (normes et
règles de
l’implication
idéale-société)
Représentation de l’hypertravail
5.3. « Pour terminer, comment définiriez-vous un travailleur en hypertravail ? »
(Y a-t-il une ou des personnes dans votre entourage qui correspond à cette
définition?)
5.3. b. « Sur une échelle de 1 à 5, jusqu’à point vous considérez-vous comme un
travailleur en hypertravail ? Pourquoi ? »
431
1________________2________________3_______________4________________5
Objectif D
Significations
de
l’hypertravail
432
Annexe 2 : Appel à participer à une recherche
APPEL A PARTICIPER A UNE RECHERCHE
CRIEVAT
Centre de recherche et
d’intervention
sur l'éducation et la vie au
travail
UNIVERSITÉ
LAVAL
LAVAL LA
Travailleurs du multimédia et des services informatiques RECHERCHÉS
qui travaillent régulièrement 48 heures ou plus par semaine
Je suis étudiante au doctorat en sciences de l’orientation et je m’intéresse aux personnes qui s’investissent
fortement au travail. Je suis présentement à la recherche de 30 à 40 volontaires, hommes et femmes, qui
souhaitent partager leur expérience.
Je m’intéresse plus particulièrement aux événements marquants de votre parcours professionnel depuis vos
études, à vos principaux objectifs au travail et hors-travail, de même qu’à votre situation professionnelle et
personnelle actuelle (ex. fonctions dans l’organisation, rapport au travail, projets en dehors du travail). Je
m’intéresse aussi à la façon dont vous vivez cette situation. Plus globalement, je cherche à mieux comprendre
les raisons qui vous amènent à investir fortement la sphère professionnelle et à saisir quel sens cet
investissement prend pour vous.
Pour participer vous devez :
Travailler régulièrement 48 heures ou plus par semaine (incluant, par exemple, le travail apporté à la
maison et les activités informelles avec les collègues de travail) ;
Être âgé entre 25 et 45 ans ;
Être un salarié.
La participation à cette recherche consiste à réaliser un seul entretien, à un moment qui vous convient, d’une
durée approximative de 90 minutes. Il s'agit d'un entretien individuel et totalement confidentiel qui, je crois,
peut être un moment d'échange très stimulant et réflexif, notamment sur vos priorités de vie et sur votre
rapport au travail.
Un montant de 25$ vous sera remis à titre de dédommagement pour les frais encourus
Vous courez également la chance de gagner un certificat-cadeau d’une valeur de 100$ dans
un restaurant de votre choix (1 chance sur 40 environ de gagner)
Si ce projet vous intéresse ou si vous avez des questions, contactez Christine Gauthier
-par téléphone au xxx-xxxx
-par courriel à xxxxxx@xxxxx
Titre de la recherche
Significations et déterminants des conduites d’hypertravail : une approche psychosociale et systémique. Le
cas de travailleurs du secteur du multimédia et du secteur des services informatiques.
Ce projet de recherche de doctorat est réalisé par Christine Gauthier, doctorante en sciences de l’orientation,
sous la direction de Mme Geneviève Fournier, professeure au département des fondements et pratiques en
433
éducation de la Faculté des sciences de l’éducation à l’Université Laval, et sous la codirection de Mme
Brigitte Almudever, professeure au département de psychologie sociale du travail et des organisations de
l’Université de Toulouse II-Le Mirail.
Christine Gauthier, doctorante en sciences de l’orientation
N. B. Si vous acceptez de le faire, je vous serais très reconnaissante de bien vouloir faire parvenir cette
annonce aux personnes que vous connaissez et qui pourraient être intéressées par cette recherche.
Ce projet a été approuvé par le Comité d’éthique de la recherche de l’Université Laval : No d’approbation
2011-118 A-2 / 21-11-2011.
434
Annexe 3 : Feuillet d’informations destiné aux responsables
des ressources humaines
FEUILLET D’INFORMATIONS DESTINE AUX RESPONSABLES DES RESSOURCES
HUMAINES
CRIEVAT
Centre de recherche et d’intervention sur l'éducation et la vie au travail
_______________________________
Pavillon des sciences de
l'éducation
2320, rue des Bibliothèques
Local 658, Université Laval
Québec (Québec) G1V 0A6
UNIVERSITÉ
LAVAL
LAVAL LA
Faculté des sciences de
l’éducation
Dép. des fondements et
pratiques en éducation
Cité universitaire
Québec, Canada G1V 0A6
Projet de recherche intitulé : Significations et déterminants des conduites
d’hypertravail : une approche psychosociale et systémique. Le cas de
travailleurs du secteur du multimédia et du secteur des services informatiques
*Ce projet a été approuvé par le Comité d’éthique de la recherche avec des êtres
humains de l’Université Laval : No d’approbation 2011-118 / 06/06/2011
Cette recherche est réalisée par une étudiante au doctorat en sciences de l’orientation
de l’Université Laval. Elle est dirigée par Madame Geneviève Fournier, professeure
au département des fondements et pratiques en éducation de l’Université Laval, et co-
dirigée par Madame Brigitte Almudever, professeure en psychologie sociale du
travail et des organisations de l’Université de Toulouse-II Le Mirail.
Contexte de l’étude
Dans la plupart des pays occidentaux, on constate depuis plusieurs années une
augmentation du nombre de travailleurs qui font de longues heures de travail (Lee,
2007). Au Canada, 1 travailleur à temps plein sur 4 travaillerait 48 heures ou plus par
semaine (Duxbury et Higgins, 2003). Ainsi, plusieurs spécialistes du marché du
travail observent l’effet de polarisation de la main-d’œuvre divisée entre, d’une part,
ceux qui travaillent en deçà de la semaine normale de travail et, d’autre part, ceux qui
travaillent au-delà de la semaine normale de travail (Hall, 1999; Jacobs et Gerson,
2004; Lapointe, 2005; Usalcas, 2008). Les travailleurs qualifiés des secteurs liés à
l’économie du savoir se situent le plus souvent à l’extrémité de ce dernier pôle. Au
Québec, ce sont les professions rattachées à ces secteurs qui ont connu la plus forte
435
croissance au cours des dernières années alors qu’elles regroupaient, en 2002, 35%
des emplois du marché du travail (Lapointe, 2005). Si le fait de travailler de longues
heures était autrefois associé à certaines professions libérales (ex. médecin, avocat),
force nous est de constater que le phénomène s’est aujourd’hui propagé à une
multitude de professions et de métiers.
Plus qu’une réponse à une surcharge de travail temporaire, de plus en plus d’auteurs
parlent d’hypertravail ou d’hyperactivité professionnelle pour désigner ce phénomène
(Gaulejac, 2008; Maranda et al., 2006; Rhéaume, 2006). Impulsé à la fois par le
contexte de travail et à la fois par un fort investissement subjectif envers son travail,
l’hypertravail résulte d’un processus complexe où interagit une multitude de facteurs
psychosociaux et organisationnels, dont il est difficile de cerner les apports réels.
Ainsi, quels sont les facteurs à l’œuvre dans l’adoption, par les salariés et salariées, de
ce type de conduite ? Par quels processus les individus en viennent-ils à investir de
longues heures au travail ? Quel est le sens, du point de vue des personnes, de cette
forte implication au travail ?
Objectifs de la recherche
L’objectif général de la recherche consiste à comprendre les processus psychosociaux
qui mènent les travailleurs et les travailleuses des secteurs du multimédia et des
services informatiques à investir de longues heures au travail (48 heures ou plus par
semaine). Plus spécifiquement, nous voulons :
Saisir l’importance et le poids relatifs de facteurs psychosociaux et de facteurs
organisationnels dans l’adoption de la conduite d’hypertravail ;
Analyser les relations entre ces facteurs ;
Identifier les événements critiques et les étapes charnières qui ont mené les
travailleurs à faire de longues heures de travail au cours de leur parcours
professionnel ;
Dégager les différentes significations que ces travailleurs attribuent à leur
conduite.
Retombées anticipées de la recherche
Plusieurs retombées sont anticipées de cette recherche, dont celle par exemple
d’identifier les situations dans lesquelles le fait de faire de longues heures de travail
est favorable au développement de l’individu et par le fait même de l’organisation ou,
à l’inverse, leur est nuisible. Dans cette foulée, nous souhaitons identifier quelles sont
les pratiques organisationnelles qui permettent de répondre, conjointement et
équitablement, aux besoins des individus et des organisations.
Au plan social, les retombées anticipées de cette recherche touchent au moins deux
aspects. Dans un contexte où les pratiques organisationnelles et individuelles en
termes de temps de travail sont de plus en plus variées, les résultats de cette recherche
pourront aider les conseillers-ères en gestion des ressources humaines et les
gestionnaires d’entreprises à orienter leurs décisions en ce qui concerne
l’aménagement du temps de travail. Par ailleurs, cette recherche permettra d’identifier
436
les situations où les longues heures de travail sont les plus à risque pour les
travailleurs et créent de la souffrance ou, à l’inverse, les situations où cette conduite
est relativement bien vécue.
Les implications de la participation
Votre participation consiste uniquement à transmettre le document « Appel à
participer à une recherche » aux salariés et salariées de votre organisation qui se
trouve en pièce jointe.
La participation des travailleurs concernés et intéressés par ce projet consiste à
réaliser un entretien individuel et confidentiel d’une durée approximative de 90 à 120
minutes. Cet entretien sera réalisé en dehors du lieu de travail et en dehors des heures
de travail du salarié. Il s’agit d’une participation individuelle et volontaire et qui
n’engage en aucun cas l’organisation.
Autres informations disponibles sur demande
Pour obtenir davantage d’informations à propos de cette recherche, n’hésitez pas à
contacter Christine Gauthier au numéro de téléphone suivant : xxx-xxxx.
Merci de votre collaboration !
____________________________________________________
Christine Gauthier, doctorante en sciences de l’orientation à l’Université Laval
____________________________________________________
Geneviève Fournier, directrice de thèse et professeure au département des fondements
et pratiques en éducation de l’Université Laval
437
Annexe 4 : Appel (révisé) à participer à une recherche
APPEL A PARTICIPER A UNE RECHERCHE
CRIEVAT
Centre de
recherche et
d’intervention
sur l'éducation et la
vie au travail
UNIVERSITÉ
LAVAL
LAVAL LA
Travailleurs du multimédia et des services informatiques RECHERCHÉS
qui travaillent régulièrement 48 heures ou plus par semaine
Je suis étudiante au doctorat en sciences de l’orientation et je m’intéresse aux personnes qui
s’investissent fortement au travail. Je suis présentement à la recherche de 30 à 40 volontaires, hommes
et femmes, qui souhaitent partager leur expérience.
Je m’intéresse plus particulièrement aux événements marquants de votre parcours professionnel depuis
vos études, à vos principaux objectifs au travail et hors-travail, de même qu’à votre situation
professionnelle et personnelle actuelle (ex. fonctions dans l’organisation, rapport au travail, projets en
dehors du travail). Je m’intéresse aussi à la façon dont vous vivez cette situation. Plus globalement, je
cherche à mieux comprendre les raisons qui vous amènent à investir fortement la sphère
professionnelle et à saisir quel sens cet investissement prend pour vous.
Pour participer vous devez :
Travailler régulièrement 48 heures ou plus par semaine (incluant, par exemple, le travail
apporté à la maison et les activités informelles avec les collègues de travail) ;
Être âgé entre 25 et 45 ans ;
Être un salarié.
La participation à cette recherche consiste à réaliser un seul entretien, à un moment qui vous convient,
d’une durée approximative de 90 minutes. Il s'agit d'un entretien individuel et totalement confidentiel
qui, je crois, peut être un moment d'échange très stimulant et réflexif, notamment sur vos priorités de
vie et sur votre rapport au travail.
Un montant de 25$ vous sera remis à titre de dédommagement pour les frais
encourus
Vous courez également la chance de gagner un certificat-cadeau d’une valeur de
100$ dans un restaurant de votre choix (1 chance sur 40 environ de gagner)
Si ce projet vous intéresse ou si vous avez des questions, contactez Christine
Gauthier
-par téléphone au xxx-xxxx
-par courriel à xxxx@xxxxxxxx
Titre de la recherche
Significations et déterminants des conduites d’hypertravail : une approche psychosociale et
systémique. Le cas de travailleurs du secteur du multimédia et du secteur des services informatiques.
Ce projet de recherche de doctorat est réalisé par Christine Gauthier, doctorante en sciences de
l’orientation, sous la direction de Mme Geneviève Fournier, professeure au département des
438
fondements et pratiques en éducation de la Faculté des sciences de l’éducation à l’Université Laval, et
sous la codirection de Mme Brigitte Almudever, professeure au département de psychologie sociale du
travail et des organisations de l’Université de Toulouse II-Le Mirail.
Christine Gauthier, doctorante en sciences de l’orientation
N. B. Si vous acceptez de le faire, je vous serais très reconnaissante de bien vouloir faire parvenir cette
annonce aux personnes que vous connaissez et qui pourraient être intéressées par cette recherche.
Ce projet a été approuvé par le Comité d’éthique de la recherche de l’Université Laval :
No d’approbation 2011-118 A-2 / 21-11-2011.
439
Annexe 5 : Message diffusé sur les réseaux sociaux
MESSAGE QUI SERA DIFFUSE POUR INVITER LES PERSONNES INTERESSEES A
CONSULTER LA PAGE PUBLIQUE DU PROJET
Bonjour,
Je suis étudiante au doctorat en sciences de l’orientation et je m’intéresse aux
travailleurs des secteurs du multimédia et des services informatiques (TIC) qui
s’investissent fortement au travail (48 h et + par semaine de façon régulière). Je suis
présentement à la recherche de 30 à 40 volontaires, hommes et femmes, qui
souhaitent partager leur expérience.
Si cette situation vous concerne et que vous êtes intéressé à y participer, vous pouvez
me contacter à : xxxxxxxx. Pour avoir plus d'informations à propos de ma recherche,
vous pouvez consulter l'adresse suivante: http://hypertravail.blogspot.ca/
La participation à cette recherche consiste à réaliser un seul entretien, à un moment
qui vous convient, d’une durée approximative de 90 minutes. Il s'agit d'un entretien
individuel et totalement confidentiel qui, je crois, peut être un moment d'échange très
stimulant et réflexif, notamment sur vos priorités de vie et sur votre rapport au travail.
Si ce projet vous intéresse ou si vous avez des questions, contactez Christine
Gauthier
-par téléphone au (xxx) xxx-xxxx -par courriel à xxxxxx@xxxx
440
Annexe 6 : Formulaire de consentement
FORMULAIRE DE CONSENTEMENT
CRIEVAT
Centre de
recherche et
d’intervention
sur
l'éducation et
la vie au
travail
UNIVERSITÉ
LAVAL
LAVAL LA
Présentation du chercheur
Cette recherche est réalisée dans le cadre du projet de doctorat de Christine Gauthier, dirigée
par madame Geneviève Fournier, du département des fondements et pratiques en éducation
de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval, et codirigée par madame
Brigitte Almudever, professeure de psychologie sociale du travail et des organisations de
l’Université de Toulouse II-Le Mirail.
Introduction
Avant d’accepter de participer à ce projet de recherche, veuillez prendre le temps de lire et de
comprendre les renseignements qui suivent. Ce document vous explique le but de ce projet de
recherche, ses procédures, avantages, risques et inconvénients. Nous vous invitons à poser
toutes les questions que vous jugerez utiles à la chercheure-étudiante.
Nature de l’étude
La recherche a pour but de mieux comprendre les processus psychosociaux qui conduisent les
travailleurs et travailleuses des secteurs du multimédia et de l’informatique à l’hypertravail.
Il s’agira plus spécifiquement de connaître les facteurs qui contribuent le plus au fait de
travailler de longues heures de manière régulière et de comprendre le sens que prend ce fort
investissement au travail.
441
Déroulement de la participation
Votre participation à cette recherche consiste à participer à une entrevue d’une durée
d’environ 90 minutes et qui portera sur les éléments suivants :
o Description de votre trajectoire professionnelle depuis le début de vos études post-
secondaires
o Éléments descriptifs de votre situation professionnelle actuelle (ex. vos fonctions, la
qualité de vos relations de travail, la charge de travail)
o Description de votre situation professionnelle actuelle en relation avec vos autres
domaines de vie (ex. satisfaction professionnelle et satisfaction à l’égard de la vie
familiale et la vie amicale, importance du travail)
o Vos anticipations de l’avenir (ex. projets professionnels)
Avantages, risques ou inconvénients possibles liés à votre participation, compensation
Le fait de participer à cette recherche vous offre une occasion de réfléchir et de discuter, en
toute confidentialité, à votre conduite envers la vie professionnelle et plus particulièrement à
votre fort investissement temporel au travail.
Il est possible que le fait de parler de ce que vous vivez par rapport à votre fort
investissement au travail vous amène à éprouver des émotions difficiles. Ainsi, si vous êtes
indisposé par certaines questions, vous pouvez refuser d’y répondre sans avoir à fournir
d’explication.
Un montant de 25$ vous sera remis afin de compenser les frais encourus par votre
participation à cette recherche. De plus, vous courez la chance de gagner un certificat cadeau
d’une valeur de 100$, dans un restaurant de votre choix, qui sera tiré entre tous les
participants. Ce tirage aura lieu à la fin du recrutement qui est prévue approximativement à
l’automne 2012.
Participation volontaire et droit de retrait
Vous êtes libre de participer à ce projet de recherche. Vous pouvez aussi mettre fin à votre
participation sans conséquence négative ou préjudice et sans avoir à justifier votre décision.
Si vous décidez de mettre fin à votre participation, il est important d’en prévenir le chercheur
dont les coordonnées sont incluses dans ce document. Tous les renseignements personnels
vous concernant seront alors détruits.
Confidentialité et gestion des données
Les mesures suivantes seront appliquées pour assurer la confidentialité des renseignements
fournis par les participants :
442
o les noms des participants ne paraîtront dans aucun rapport ;
o les divers documents de la recherche seront codifiés et seuls le chercheur et un
assistant de recherche auront accès à la liste des noms et des codes ;
o les résultats individuels des participants de seront jamais communiqués ;
o les matériaux de la recherche, incluant les données et les enregistrements, seront
conservés dans deux classeurs fermés à clé et dans deux ordinateurs protégés par un
mot de passe, au domicile de la chercheure et à l’Université Laval, au local 630 du
Pavillon des sciences de l’éducation (laboratoire de recherche sur les trajectoires
professionnelles atypiques dirigé par G. Fournier). Ils seront détruits au plus tard à
l’automne 2017 ;
o la recherche fera l’objet de publications dans des revues scientifiques, et aucun
participant ne pourra y être identifié ou reconnu ;
o un court résumé des résultats de la recherche sera expédié aux participants qui en
feront la demande en indiquant l’adresse où ils aimeraient recevoir le document, juste
après l’espace prévu pour les signatures.
Retombées anticipées de la recherche
Plusieurs retombées sont anticipées de cette recherche, dont celle par exemple d’identifier les
situations dans lesquelles le fait de faire de longues heures de travail est favorable au
développement de l’individu et par le fait même de l’organisation ou, à l’inverse, leur est
nuisible. Dans cette foulée, nous souhaitons identifier quelles sont les pratiques
organisationnelles qui permettent de répondre, conjointement et équitablement, aux besoins
des individus et des organisations.
Au plan social, les retombées anticipées de cette recherche touchent au moins deux aspects.
Dans un contexte où les pratiques organisationnelles et individuelles en termes de temps de
travail sont de plus en plus variées, les résultats de cette recherche pourront aider les
conseillers-ères en gestion des ressources humaines et les gestionnaires d’entreprises à
orienter leurs décisions en ce qui concerne l’aménagement du temps de travail. Par ailleurs,
cette recherche permettra d’identifier les situations où les longues heures de travail sont les
plus à risque pour les travailleurs et créent de la souffrance ou, à l’inverse, les situations où
cette conduite est relativement bien vécue.
Renseignements supplémentaires
Si vous avez des questions sur la recherche ou sur les implications de votre participation,
veuillez communiquer avec Christine Gauthier, étudiante au doctorat, au numéro de
téléphone suivant : xxx-xxxx, ou à l’adresse courriel suivante : xxxxx@xxxx
Remerciements
Votre collaboration est précieuse pour nous permettre de réaliser cette étude et nous vous
remercions d’y participer.
443
Signatures
Je soussigné(e) ____________________________ consens librement à participer à la
recherche intitulée : « Significations et déterminants des conduites d’hypertravail : une
approche psychosociale et systémique. Le cas de travailleurs et travailleuses du secteur du
multimédia et du secteur des services informatiques ». J’ai pris connaissance du formulaire et
j’ai compris le but, la nature, les avantages, les risques et les inconvénients du projet de
recherche. Je suis satisfait(e) des explications, précisions et réponses que le chercheur m’a
fournies, le cas échéant, quant à ma participation à ce projet.
__________________________________________ __________________
Signature du participant, de la participante Date
Un court résumé des résultats de la recherche sera expédié aux participants qui en feront la
demande en indiquant l’adresse où ils aimeraient recevoir le document. Les résultats ne
seront pas disponibles avant le __________. Si cette adresse changeait d’ici cette date, vous
êtes invité(e) à informer la chercheure de la nouvelle adresse où vous souhaitez recevoir ce
document.
L’adresse (électronique ou postale) à laquelle je souhaite recevoir un court résumé des
résultats de la recherche est la suivante :
__________________________________________
__________________________________________
__________________________________________
J’ai expliqué le but, la nature, les avantages, les risques et les inconvénients du projet de
recherche au participant. J’ai répondu au meilleur de ma connaissance aux questions posées
et j’ai vérifié la compréhension du participant.
___________________________________________ __________________
Signature de la chercheure Date
Plaintes ou critiques
Toute plainte ou critique sur ce projet de recherche pourra être adressée au Bureau de
l’Ombudsman de l’Université Laval :
Pavillon Alphonse-Desjardins, bureau 3320
2325, rue de l’Université
Université Laval
444
Québec (Québec) G1V 0A6
Renseignements – Secrétariat : (418) 656-3081
Ligne sans frais : 1-866-323-2271
Courriel : [email protected]
Ce projet a été approuvé par le Comité d’éthique de la recherche de l’Université Laval :
No d’approbation 2011-118 A-2 / 21-11-2011 Initiales : _________