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Un recueil de 10 nouvelles humoristiques, étranges ou fantastiques. Le lecteur y croisera la route d'un renard, d'un loup, d'un chat et de bien autres animaux pas plus recommandables...

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DORIAN EVERGREEN

(et autres nouvelles

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BERNARD VIALLET

DORIAN EVERGREEN

(Et autres nouvelles)

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DU MEME AUTEUR-------------------------

Le Mammouth m’a tuer (Editions Tempora)Ulla Sundström (TheBookEdition)Les Faux As (TheBookEdition)Bienvenue sur Déliciosa (TheBookEdition)Opération Baucent (OSP &TheBookEdition)Montburgonde (OSP & Amazon.fr)

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A Joëlle, Emmanuelle, Marianne et Benoît.

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DORIAN EVERGREEN

François Régis d’Autun, le présentateur-vedette de la chaîne de télévision Channel Two, n’en peut plus de l’étrange petit bonhomme rondouillard assis en face de lui qui n’arrête pas de répondre à ses questions par une suite de sottises invraisemblables.

– Mais est-ce que vous vous rendez vraiment compte de ce que vous me racontez, Monsieur Evergreen. Vous osez affirmer que vous avez été fait prisonnier à la bataille de Pavie en compagnie du roi François Ier ?

– Absolument, j’étais à l’époque un de ses valets de pied comme on disait. Ah ! C’était un grand roi notre François, un bel homme, bien planté, robuste et sportif. Pourquoi nous a-t-il entraîné dans cette Lombardie ? Et qu’est-ce qu’ils ont mis comme temps pour apporter la rançon… soupira le bonhomme.

– Enfin, Monsieur Evergreen, si vous étiez à Pavie, cela voudrait dire que vous avez environ cinq cent ans, c’est inconcevable, inimaginable…

– Je suis peut-être encore plus âgé que vous ne l’imaginez, François-Régis, fit l’autre avec un fin sourire. J’ai également assisté au supplice du dernier grand maître des Templiers, Jacques de Molay, brûlé vif sur le bûcher de l’îlot aux Juifs, à la pointe de l’île de la Cité sur l’ordre de l’abominable Philippe le Bel, sadique, faux-monnayeur et mécréant s’il en fut !

– C’est étrange, mais vous en parlez, comme si vous l’aviez connu, remarqua le présentateur.

– J’ai été un intime de Monsieur de Molay, c’était un des plus grands esprits de son temps, un initié, un personnage hors du commun. Sa mort fut un grand malheur pour l’humanité.

Sur le plateau de l’émission «Les Coulisses de l'Etrange »,

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l’ambiance est électrique, le standard saturé d’appels de téléspectateurs furieux qu’on les prenne pour des crétins et d’autres qui veulent à tout prix connaître le secret de l’éternelle jeunesse de ce petit monsieur en redingote verte et gilet chamarré. La régie n’arrête pas d’appeler d’Autun dans son oreillette pour l’aider à piéger Evergreen.

– Donc, si j’ai bien compris, vous êtes immortel, vous venez tout bonnement nous l’annoncer à la télévision et vous vous imaginez que les téléspectateurs vont vous croire ?

– Pas du tout, j’ai un secret qui me permet de vivre plus vieux que mes contemporains, mais pas de vivre éternellement.

– Vous avez signé un pacte avec le diable, comme le bon docteur Faust ? lança le présentateur, pensant le coincer.

– Non, j’ai simplement étudié, énormément étudié…– Et vous avez fait une découverte essentielle au sujet du

processus de vieillissement humain, je suppose ?– Vous me permettrez de rester discret sur la question, elle

est beaucoup trop grave pour être traitée à la volée. Et puis, après tout, croyez-vous que mon sort soit à envier ? Tous mes amis sont morts depuis bien longtemps et la vie moderne m’insupporte tout particulièrement.

Jingle.Page de publicité. Quelque part dans la capitale, Marc-Antoine de Charlus,

obscur avocat au barreau de Paris, est vautré devant son poste de télévision. Pour couper le son, il appuie sur une touche de la télécommande, reste un bon moment songeur puis attrape son portable pour appeler son vieux copain journaliste free-lance, Arsène Furet. Il faut absolument le mettre sur le coup avec son acolyte le paparazzo Jacques dit « Coco » Tardif. Charlus est certain qu’ils tiennent là un scoop aussi formidable que rémunérateur. Il suffit qu’ils arrivent avant que Dorian Evergreen quitte les studios du «Hameau de la Communication » d’où l’émission est diffusée en direct, le

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filent discrètement que l’affaire soit dans le sac.– Pas de problème, Charlus, lui répond-il. C’est comme si

c’était fait…« Les Coulisses de l'Etrange » se terminèrent dans la

confusion la plus totale. Il fut vaguement question d’un élixir et d’un caisson hyperbare, puis sans transition, on passa à la séquence suivante avec une sorte de fakir qui utilisait de grandes aiguilles pour se transpercer les joues et la langue. Finalement l’émission se termina par le numéro d’un contorsionniste qui peina à s’insérer dans une minuscule cage de verre. Il était temps d’éteindre le poste et d’aller se coucher.

Le lendemain matin, tous les médias, presse, radio et télé ne parlaient plus que d’Evergreen. « Escroc ou immortel ?» titrait un journal. « Jusqu’où peut bien aller la télé-réalité ? » se scandalisait un autre, plus intellectuel. Les « Echos de la Plaine » se fendaient d’un magnifique article du Furet intitulé : « Quand la télé se moque du monde ». Après un court résumé de l’émission de la veille, le lecteur pouvait pénétrer plus avant dans l’intimité de l’étrange personnage. Il apprenait qu’il vivait dans un petit pavillon de banlieue, à Montreuil, sans chauffage ni électricité mais avec une vingtaine de chats. Chez lui, aucun appareil moderne, ni ordinateur, ni radio, ni télévision, pas même un quelconque réfrigérateur. Le mobilier datait d’un siècle ou plus et son propriétaire n’aimait rien tant que se vêtir comme s’il était encore sous Napoléon III, jouer du piano et monter à cheval.

Charlus referma le journal en se disant que ses amis lui devaient une fière chandelle. Du jour au lendemain, le bonhomme était devenu une vedette des médias. Il se répandit dans de nombreuses autres émissions de télé ou de radios, sans jamais rien révéler de plus sur son secret.

Jusqu’au jour où éclata le scandale de l’élixir de longue vie. Une publicité fut éditée dans les journaux télé avec la photo d’Evergreen et un slogan : « Doublez ou triplez votre durée de

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vie en prenant chaque jour trois cuillerées à soupe de notre élixir ! ». La bouteille était facturée la bagatelle de 50 dolros avec un certificat de garantie orné de la signature du charlatan de la télé. Bien entendu, il s’en vendit des centaines peut-être même des milliers, tant la crédulité humaine est grande et son désir de jouissance insatiable.

L’ennui, c’est qu’un petit vieillard en fit une cure et décéda au bout de trois semaines. La famille porta plainte pour escroquerie et abus de faiblesse. Sans enquête préliminaire vraiment sérieuse, le juge d’instruction plaça Evergreen en détention provisoire et c’est là que maître Charlus intervint. Sa défense fut des plus simples : Evergreen n’était pour rien dans la vente de cet élixir. Elle ne lui avait rien rapporté. Un autre escroc s’était servi de son nom et de son image pour vendre sa potion à des naïfs.

Une rapide enquête permit d’ailleurs de découvrir qu’Evergreen n’avait pas menti. L’élixir, qui, après analyse, se révéla n’être qu’un simple distillat de menthe, thym et verveine, était fabriqué en Chine et exporté par une société anonyme basée aux îles Caïmans. Il ne fut guère difficile à l’avocat d’obtenir la relaxe de son client.

Mais le mystère restait entier. Quel était le secret de cet homme ? Avait-il vraiment vécu aussi longtemps ? Comment cela était-il possible ?

Evergreen invita plusieurs fois Charlus à Montreuil pour des dîners aux chandelles. Il réussissait fort bien des recettes un peu désuètes sur son antique cuisinière à bois…

Selon lui, il devait sa longévité à une hygiène de vie très stricte. Il se disait végétarien comme les pythagoriciens et les yogis, commençait toutes ses journées par un jus d’herbe de blé ou d’orge, (le vrai élixir ?), pratiquait l’oxygénation, le yoga et la méditation. Il avait été initié à toutes ces techniques par de grands sages hindouistes et avait l’air de s’en porter fort bien. Il ne se déclarait pas immortel, mais plutôt d’une longévité

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exceptionnelle.– Et puis, j’ai eu d’illustres prédécesseurs : Cagliostro,

Joseph Balsamo ou le comte de Saint-Germain…– Ainsi qu’ « Highlander » au cinéma, mais tout cela ce

n’est que de la fiction…Vingt ans passèrent. Un soir, Evergreen, sur lequel le temps

semblait n’avoir nulle prise, appela son avocat au téléphone. Ce dernier ne reconnut pas sa voix. C’était celle d’un grand malade, d’une sorte d’agonisant. Il se précipita à Montreuil pour se trouver face à un individu ridé, courbé en deux, amaigri, amoindri. Il était devenu totalement méconnaissable.

– C’est la fin, Charlus, lui dit-il. Je n’en ai plus pour bien longtemps.

Une violente quinte de toux s’empara de lui. Il se laissa tomber dans un fauteuil et s’éteignit très vite dans un dernier spasme. Evergreen n’était donc pas immortel, mais avait-il vraiment vécu aussi longtemps qu’il l’avait prétendu ? Sans doute allait-il emporter son secret dans la tombe ? Charlus en était là de ses réflexions quand, se tournant vers le fauteuil, il eut la stupéfaction de ne retrouver à la place de son cadavre, qu’un tout petit tas de cendres…

Quinze jours plus tard, un certain Ettore Pozzo Longo apparaissait dans une émission de la RAI. Il déclarait avoir été au camp du Drap d’or avec Charles-Quint et au pont d’Arcole parmi les impériaux bousculés par Bonaparte. Le plus étrange c’est qu’il ressemblait trait pour trait à Dorian Evergreen…

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OBJET CULTUREL

Ce soir-là, je me trouvais devant une magnifique librairie, avec une luxueuse vitrine illuminée et de rares livres présentés sur leurs socles, un peu à la manière des bijoux et des parures que l’on admire dans les joailleries de la Place Vendôme. J’avais eu beaucoup de difficulté à la trouver, c’était la dernière à proposer de véritables livres avec une couverture cartonnée et un certain nombre de pages recouvertes de signes imprimés. Parmi les quatre livres présentés, trônait sur un piédestal recouvert de velours rouge un ouvrage sans doute d’importance majeure vu le nombre de spots braqués sur lui et la banderole dorée indiquant : « Le dernier livre de Stéphane de Villetord, celui que tout homme intelligent se doit d’avoir lu... »

Un peu intimidé par une telle présentation, à une époque où l’on trouvait des visiolivres partout et de vrais livres quasiment nulle part, je me décidais à rentrer dans ce magasin si select. Moquette épaisse, lumière tamisée, musique d’ambiance, fauteuils profonds, une sorte de compromis entre le musée et la maison de haute couture.

Quelques messieurs d’âge mûr, sans doute de grands professeurs ou des bibliophiles experts, consultaient les ouvrages qui étaient présentés un par casier, la couverture tournée vers l’extérieur. Les plus précieux étaient même enfermés dans des vitrines aux parois de verre blindé.

Une hôtesse vêtue d’un tailleur bleu s’avança vers moi en me demandant : « Puis-je vous aider ? »

– Oui, lui répondis-je. Dans votre vitrine, je viens de remarquer le livre de Monsieur de Villetord...

– Excellent choix, Monsieur. C’est le livre du moment, celui qu’il faut absolument avoir lu !

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Et comme par enchantement, elle m’en présente un exemplaire en me demandant de l’examiner tranquillement. La quatrième de couverture m’intrigue. « Le livre fondamental pour notre époque déboussolée... Une réflexion totalement nouvelle sur l’absurde... L’actualité brutale d’une pensée décapante... L’oeuvre inégalée d’un penseur exceptionnel… Le poète du vacillement, de l’incertitude et de l’incommunicable à l’apogée de son art... ». Avec des éloges aussi dithyrambiques on ne peut qu’avoir envie d’acheter l’ouvrage.

Comme je le fais toujours, j’ouvre le livre au hasard et j’en lis quelques lignes. Ou plutôt j’essaie sans vraiment y arriver. Des mots, par centaines, par milliers, des phrases qui me semblent obscures, absconses. Je n’y comprends rien. Je me demande même si tout cela a un sens, si l’auteur a voulu transmettre quelque chose ou s’il a simplement souhaité se faire plaisir. Sans doute se comprend-il ? Moi, je n’y arrive pas.

La charmante hôtesse blonde revient vers moi...– Il est excellent, n’est-ce pas? L’ouvrage est publié chez

Gallirion... Savez-vous que c’est le tout dernier grand éditeur du pays ? Il publie six livres par an. Certains titres, comme celui-ci, atteignent jusqu’à mille exemplaires !

– L’ennui, c’est que je n’ai pas très bien compris le peu que je viens d’en lire...

– C’est normal, au début avec les grands auteurs, on peut avoir un peu de difficulté, mais en s’accrochant, on finit par entrer dans le livre.

– J’ai bien l’impression que moi, je ne vais pas y arriver du tout. Je n’ai pas fait beaucoup d’études. Je travaille toute la journée et il ne me reste que la nuit pour me cultiver...

– Dans ce cas, c’est tout à fait ce qu’il vous faut. C’est un ouvrage très complet à la fois philosophique, littéraire et poétique. Vous verrez, vous ne serez pas déçu. Le tout est de ne pas vous décourager à la première difficulté...

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– Vous savez, je n’ai eu que 35 au test de Warchild, alors je suis loin d’être une lumière. J’ai même l’impression qu’il doit falloir au moins 90 ou 100 pour avoir une chance de comprendre..

– Evidemment, reprit-elle, songeuse. 35 au Warchild... Eh bien, c’est prévu. Pour les gens comme vous, l’éditeur vient de publier un livre d’accompagnement et de décryptage qui vous permettra de tout appréhender sans difficulté.

C’était proposé si gentiment et avec un si charmant sourire que j’acceptais. Quelle ne fut pas surprise quand elle m’annonça la somme à régler pour les deux ouvrages : 1350 dolros !

– Mais, il y en a pour une fortune, m’écriai-je.– Oui, le prix du livre a beaucoup augmenté ces temps-ci.

C’est dû au cours du papier qui a explosé depuis le choc de la filière bois, aux tirages de plus en plus réduits et surtout au monopole de la maison Gallirion.

– C’est vraiment trop cher pour moi, avouai-je piteusement. Je n’ai que l’allocation de solidarité pour vivre...

– J'admets que l’objet culturel « livre sur papier » devient un véritable produit de luxe de nos jours. Quelque chose de rare, d’excessivement recherché. Et ce qui est rare est cher. Pourquoi croyez-vous que nous mettons certains in-quarto sous vitrine de protection ?

– J’essaie simplement d’acquérir un peu de culture et ce n’est pas facile. Les bibliothèques papier ont disparu au profit des bibliothèques sur support digital et ce n’est pas la même chose du tout. Rien que du spectaculaire ou du divertissement. Moi, je voulais commencer ma rééducation par la philosophie...

– Dans ce cas, Monsieur, il faut faire cet indispensable effort financier.

Quand on aime, on ne compte pas. J’avais déjà deux vrais livres à la maison, celui-ci serait mon troisième et mon plus précieux. Un véritable embryon de bibliothèque.

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– Je suis sûre que vous ne regretterez pas votre décision, ajouta-t-elle en faisant passer ma carte de paiement devant un lecteur laser. Au revoir, Monsieur et bonne lecture ! Je vous ai ajouté une petite plaquette de mots croisés à titre d’échantillon... Ne me remerciez pas, c’est offert juste pour vous donner un avant goût du véritable recueil qui compte plus de 1000 pages avec reliure pleine peau...

Elle devait parler d’un ouvrage-vedette de l’éditeur, un de ceux qui avaient droit à la vitrine individuelle, aux drapés de velours rouge ou vert et aux spots entrecroisés. A peine de retour chez moi, je me mis au décryptage. J’en perdis l’appétit et le sommeil à m’échiner sur ces pages, ces phrases amphigouriques, ce salmigondis imbuvable, ces notes de plusieurs pages, ces addenda censés éclairer les méandres d’une pensée labyrinthique et ténébreuse. Le livre d’accompagnement, au lieu de m’aider à comprendre, m’enfonçait un peu plus à chaque paragraphe dans les marécages insalubres de l’incompréhension. De deux choses l’une : ou j’étais crétin ou Monsieur de Villetord se moquait du monde. Ou les deux. Ou rien de tout cela. En tout cas, l’auteur, son interprète et moi, nous ne nous comprenions pas. Sans doute parlions-nous des langages différents. M’étant accordé une semaine pour entrer dans le bouquin et n’y étant toujours pas parvenu, je me présentai à nouveau dans la librairie de luxe. L’hôtesse blonde n’était plus là. Ce fut une brune qui me reçut avec un grand sourire.

– Qu’y a-t-il pour votre service ?– Je vous rapporte « Code Léonard » ainsi que son livre

d’explications « Code Léonard décrypté ». Ca ne me convient pas du tout...

– Ah, oui ... C’est du Villetord. C’est un peu particulier... – Serait-il possible que vous me le repreniez ou que vous me

l’échangiez ?

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– Je suis désolée, Monsieur, mais la maison ne reprend pas les ouvrages vendus ! Nous ne commercialisons que du neuf…

– C’est qu’ils m’ont coûté fort cher et que ça m’aurait arrangé si vous me les aviez remboursés...

– Ce n’est pas possible, répondit-elle. Voyez sur le marché de l’occasion. Du Villetord de cette qualité, en vélin 90 g entièrement piqué main avec couverture skivertex, vous trouverez facilement un amateur...

– Vous croyez ? lançais-je dubitatif.– En tout cas, en neuf, ça ne reste pas. « Code Léonard » est

notre meilleure vente depuis soixante cinq semaines, c’est tout dire !

Le lendemain, je me retrouvai au square du Lendit, sorte de marché aux puces miniature où quelques passants vendaient aux pieds de statues abstraites un bric à brac d’objets de brocante des plus divers : épaves du passé devenues inutiles tels machines à écrire, tourne-disques ou magnétophones à bande par exemple. La Mairie tolérait ce minuscule marché noir à la condition que tous les objets d’un même vendeur tiennent sur un seul et unique morceau de tissu d'un mètre carré maximum et puissent être immédiatement enlevés si un agent de la force publique de mauvaise humeur vous le demandait. J’installais mes deux livres bien à plat sur un grand mouchoir à carreaux et attendis le chaland, assis sur un banc. Comme je devais être le seul à proposer de la littérature, je pensais ne pas avoir à attendre longtemps. Quelle erreur! La matinée passa, puis l’après-midi. Rien. Les gens défilaient, regardaient de loin, sans montrer le moindre signe d’intérêt. Vers le soir, j’en étais venu à les interpeller. « Une affaire ! Le dernier Villetord pour 100 dolros ! N’hésitez pas, c’est unique ! »

Quelques badauds s’arrêtaient, regardaient, soupesaient l’ouvrage, comptaient le nombre de pages... J’essayais de faire l’article : « Vous allez voir, c’est un excellent essai, très bien écrit, très facile à lire… »

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Comme je n’ai jamais vraiment su mentir, je ne devais pas être bien convaincant. J’attaquai sur l’objet lui-même : « Vous avez vu la couverture ? C’est du solide, de la qualité. Ca vient du meilleur éditeur, Gallirion, pensez donc, y a pas mieux... Et le papier, du vélin authentique ! »

Les gens tripotaient, hésitaient puis reposaient l’ouvrage avec une petite grimace.

– ... et l’encre, vous avez vu la qualité de l’encre ? continuais-je allégrement. Touchez, c’est quasiment sublime... Vous pouvez frottez, pas de traces sur les doigts, n’est-ce pas merveilleux ?

Finalement un vieux monsieur qui semblait intéressé me demanda : « C’est écrit en quelle langue ? ».

– En français standard, enfin en hexagonal universitaire...– Ca ne m’intéresse pas, je cherche un livre écrit en

hébreu...Avec ses lunettes, sa barbe blanche, son grand manteau noir,

il avait tout du vieux professeur. Je le regardais avec de grands yeux étonnés ;

– Mais, oui, jeune homme, en hébreu... La langue divine, la langue révélée aux hommes, la langue de la Sagesse, que dis-je, des Sagesses, la langue de la kabbale ! Je voudrais lire tout ce qui reste de disponible dans ce divin langage avant l'arrivée de la grande catastrophe finale...

– De quoi voulez-vous parler, Monsieur ?– De la catastrophe des catastrophes ! Du cataclysme des

cataclysmes ! L'Apocalypse, l'Armaguéddon qui se produira immanquablement le jour où le dernier androïde brûlera le dernier livre en hébreu ! Croyez-moi, jeune homme, ce jour n’est pas loin...

Et il s’éloigna d’un pas traînant. Un jeune me demanda s’il y avait une version visio et un autre combien on y trouvait de photos d’illustration.

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– Je suis désolé, cet ouvrage ne comporte pas la moindre photo, c’est un livre sérieux.

La nuit venue, je remballai ma marchandise et me dirigeai vers les entrepôts de la banlieue. Un des autres vendeurs m’avait parlé d’un récupérateur de papier qui rachetait de vieux livres.

– Si tu n’arrives pas à vendre, tu peux toujours te rabattre là-dessus. L’ennui, c’est qu’il reprend pour pas cher. Un vrai voleur...

Avec un peu de difficulté, je parvins à dénicher l’endroit où il se cachait. Une cour sale, encombrée de déchets divers et de grandes flaques d’eaux zébrées de traces irisées de gas-oil. La grille d’entrée était surmontée par un panneau rouillé sur lequel était écrit : « Célestin Marceau, récupération en tous genres ». Le portail était ouvert, les portes des hangars également. Je tombais sur un type bedonnant vêtu d’une salopette bleue pleine de taches.

– Si c’est pour la ferraille, c’est trop tard ! Arthur a fermé le hangar 3 et j’ai pas la clé...

– Non, Monsieur, c’est pour vous proposer deux beaux ouvrages...

– M’en moque, ici on s’occupe juste du poids de papier...Je lui tendis les deux livres qu’il prit du bout des doigts avec

dédain, un peu comme si c’était quelque chose de malpropre.– Juste ces deux-là ? Ca va pas faire lourd...Il les posa sur une antique balance à cristaux liquides très

semblable à celles qu’utilisaient autrefois les poissonniers et annonça péremptoire : « Cinquante centimes les deux.. »

– C’est pas possible ! Ils sont comme neufs ! Je viens juste de les acheter..

– Vieux ou neufs, pour moi c’est du pareil au même, qu’il me répondit.

– Mais c’est un Villetord, un ouvrage capital, un sommet de la philosophie...

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– Rien à secouer, mon gars. D'ici, tout part au pilon. Alors que ce soit la Bible, le Coran ou le dernier torchecul, c’est toujours la même chose pour nous !

– Mais quand même, je les ai payé 1350 dolros…Il me jeta un regard plein de commisération et me dit : « Le

prix d’une centaine de visios! Faut vraiment être sonné pour gaspiller le pognon comme ça... »

J’étais à court d’arguments. Je m’étais fait avoir...– Alors, à cinquante centimes, il marche ?J’acquiesçai d’un simple signe de tête. Il sortit une pièce

orange de son tiroir-caisse, la posa sur le comptoir juste devant moi et lança à la volée les deux bouquins qui atterrirent sur un grand tas de journaux, bouquins et paperasses diverses qui emplissait presque entièrement une benne métallique. Je tournai les talons et rentrai chez moi, bien décidé à ne plus jamais me laisser prendre à cet étrange miroir aux alouettes que certains appellent Culture...

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LE LOUP ET LE RENARD

L’automne avait teinté de rouge les feuilles des érables du parc. Déjà celles des marronniers commençaient à tomber en tourbillonnant. Chaque frondaison se dotait d’une teinte différente de brun, d’ocre ou de jaune. L’air était doux, le temps agréable. Il fallait profiter de ces derniers beaux jours, de cet été indien qui annonçait l’arrivée des rigueurs de l’hiver.

Le long d’une allée, près d'un banc de pierre, deux hommes revêtus d’un pyjama rayé devisaient. Le plus grand qui devait avoir dans les trente ans, était une sorte de colosse à la nuque plate et dont le crâne tondu semblait plus étroit que la mâchoire. Deux petits yeux d’un gris bleu métallique, un nez écrasé comme celui des boxeurs et un large menton proéminent achevaient de donner une impression peu rassurante de l’individu qui répondait au nom tout ce qu’il y a de banal de Louis Dubois. Il avait été enregistré comme ouvrier agricole, mais ne travaillait plus dans cette branche depuis fort longtemps.

Son interlocuteur, un peu plus âgé, donnait l'impression d'être tout son opposé. C’était un petit brun, fluet à la limite de la maigreur avec un profil en lame de couteau, des yeux noirs, brillants d’une vive intelligence et une bouche aux plis légèrement méprisants. On sentait que cet homme devait avoir une haute opinion de lui-même. Autant le géant avançait lourdement et légèrement voûté, autant l'autre marchait d’un pas assuré, en se tenant bien droit. Il s’appelait Jacques Lerenard et avait exercé la profession d’expert comptable pendant des années.

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– Encore heureux qu’on a la promenade, dit Lerenard. Il y a de quoi devenir neurasthénique à rester comme ça, des mois dans cet hôpital…

– Qu’est ce que c’est neurasthé…truc ? demande l’autre.– Laisse tomber, Loup (Il préférait l’appeler ainsi, cela lui

permettait de ne pas utiliser son vrai prénom qui lui rappelait de mauvais souvenirs). C’est juste un mot difficile pour dire quelque chose comme dingue ou fou, tu vois ?

– Renard, je ne suis ni dingue ni fou, s’exclame le costaud. Et j’en ai assez que tu me prennes pour un débile mental…

– Et moi, j’en ai assez que tu m’appelles Renard, réplique l’autre. Je veux que tu utilises mon vrai nom, Monsieur Lerenard ou, à l’extrême rigueur Lerenard tout seul, mais Renard, ça n’est pas très respectueux !

– J’t’en foutrais du respect, moi, une grande baffe dans ta gueule, ouais ! Tu m’appelles bien Loup et je dis rien, moi. Et Louis c’était qui au fait ?

– Mon petit frangin, répond le maigrichon en dégageant la mèche brune et grasse qui tombait sur son front étroit. Il avait dix ans quand c’est arrivé… Le puits, dans la cour de la ferme… Il était penché en avant, il voulait voir le fond… Il a trop avancé son buste, sa tête… Ca a entraîné tout le corps qui a basculé dans le puits…

– Il a pas gueulé en tombant ?– Si, avoue Renard, c’était horrible. Je voulais rien entendre,

alors j’ai rabattu les deux lourds panneaux de bois qui fermaient l’ouverture du puits. Du coup, personne n’est venu à son secours et il a crevé dans le noir !

– C’est bien toi qui l’as tué, conclut logiquement Loup. Comme je te connais, t’as bien dû le pousser dans le dos !

– Non, je l’ai pas tué que je te dis, gros demeuré, il est tombé tout seul, tout seul, tu entends ! Et j’avais bien le droit de pas vouloir supporter ses hurlements ! s’énerve le petit homme.

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Loup s’y met à son tour. Il l’attrape par le col de la veste de pyjama rayé et braille en approchant sa grosse face de celle de son interlocuteur : « Ne m’appelle plus jamais demeuré, tu entends ! Je ne suis pas très malin, mais je ne suis pas demeuré du tout et surtout, je ne suis pas un assassin comme toi ! »

– Et la petite que tu as étranglée ?– J’ai pas senti ma force, c’est pas pareil ! J’ai serré un peu

trop, c’est tout. C’est quoi ? Un accident…– Pourtant tu l’avais violée avant, et plusieurs fois, avec ta

grosse queue…Bizarrement, cette dernière parole a l’air d’avoir désarçonné

le grand costaud qui repose Lerenard délicatement sur le banc et avoue piteusement : « C’est pas pareil que toi, je l’aimais, moi ! »

– Avoue que t’es brutal…Même avec moi…– C’est vrai, mais je m’intéresse pas aux petits garçons, moi,

lance Loup qui reprend du poil de la bête et repart à la charge.– Arrête tes conneries, tu sais très bien que c’était un

accident… Il est tombé celui-là, il s’est empalé en escaladant la grille de fer forgé de chez moi. Même le juge l’a reconnu…

– T’as même pas l’excuse de la force…T’es qu’une loque vicieuse, lance Louis, méprisant.

Renard ne répondait pas. C’était toutes les après-midi le même cérémonial. Il fallait qu’ils se chamaillent, qu’ils se lancent à la figure leurs crapuleries respectives, c’était plus fort qu’eux. Ils s’étaient connus en taule, lieu ou les «pointeurs » n’ont pas la vie belle. Loup avait pris Renard sous sa protection. Renard avait usé de son intelligence pour éviter à Louis Dubois qui avait un cerveau de la taille d’un pois chiche, de faire de grossières erreurs d’appréciation. Ils formaient un couple étrange et solide que les autres détenus apprirent à respecter.

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– Et t’étais bien content de m’avoir en taule. Je sais pas comment t’aurais pu t’en sortir sans moi. J’en ai corrigé des types à cause de toi.

– Oui, mais c’est grâce à qui si on est dans cet HP, hein ? plastronne Renard. Elle était pas géniale ma combine ?

– Ouais ! Mais je suis pas dingue et ça fait six mois qu’on est là. J’en ai marre. Maintenant, je veux sortir !

– Moi aussi, j’ai envie de me barrer… admet le maigrelet. Et je suis sûr qu’on va y arriver. Le bon truc, c'est d’être sage, d’avoir l’air calme, normal et le Docteur Meyer va bien finir par nous libérer…

– Tu les prends tes médicaments, toi ? demanda Loup en changeant de sujet. Ca rend tout mou, moi j’aime pas…

– Fais comme moi… Gruge ! Tu les mets dans ta bouche et tu les recraches quand l’infirmière te regarde plus…

– J’y arrive pas bien, avoue le grand.– T’es nul, déclare le petit, péremptoire.– Ah, j’aimerais bien avoir une fille…– Moi aussi, soupira Renard, mais plutôt jeune, presque pas

formée…– Elles sont gentilles et douces à cet âge-là. Mais faut pas

qu’elles crient, ça m’énerve, je supporte pas !– …ou même pas du tout formée, j’aime pas ces petits

débuts de seins comme des mandarines…Et puis, pas de poils, c’est vilain, ça fait sale…

– Arrête, s’écrie Loup. Tu m’excites déjà. Faudrait que ce soit une petite blonde aux yeux bleus, j’aime pas les brunes, elles sont pas assez douces.

– Moi, je m’en fous…– Toi, tu vas lui faire du mal. Tu es méchant, tu aimes faire

souffrir…– Pas du tout, je veux l’embrasser, la caresser, rien de

plus…– J'te crois pas.

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– Il faudra que tu me laisses commencer. Si tu t’en occupes en premier, tu risques de lui faire du mal…

– Non, je te promets que je ferai attention, j’irai tout doucement…

– Allez, on n’en est pas là. Faut déjà savoir comment on va faire…

– Ben, c’est simple, on en prend une à la sortie d’une école.– Comme ça, devant tout le monde ! Ma parole, mais t’es

complètement crétin, mon pauvre Loup ! D’abord il faut un véhicule genre fourgonnette blanche, discrète, le truc qu’on remarque pas. Tu sais conduire ?

– Ben non, avoue piteusement Loup.– Donc, je conduirai. Il faudra en repérer une qui rentre

seule sur un trajet assez long et qui passe dans un coin désert…– Tu en as dans la tête, toi, apprécie le colosse.– Au moment voulu, faudra faire très vite, continue le

cerveau. Tu sortiras sur le trottoir, tu l’attraperas à bras le corps et tu l’enfourneras vite fait dans le fourgon. Et qu’est-ce que tu dois pas oublier ?

– Je sais pas.– De lui mettre la main sur la bouche pour pas qu’elle

braille, banane ! Et après ?– Après, c’est gagné. On fait ce qu’on veut, elle est à nous.

Mais je te rappelle que je veux commencer parce que toi tu es méchant et que tu vas lui faire du mal.

– Mais qu’il est con, mais qu’il est con ! Une masse de connerie pareille, c’est pas possible ! soupire Lerenard. Ca fait trois semaines que tous les jours je te fais répéter la scène et tu n’y arrives toujours pas. Mais qu’est-ce que t’as dans ton crâne, de la gélatine ?

– Non, je suis pas con non plus, en tous cas, pas plus con que toi ! Le docteur Meyer, il a dit que j’ai la barano ou la parado, enfin juste un truc dans le genre. En tous cas, pas la vacherie et la méchanceté comme toi !

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– Moi, il a trouvé que j’étais dépressif le toubib, pas paranoïaque, crétin qui se souvient même pas du nom de sa maladie !

– Ca va finir mal, Renard…Va falloir que je t’étrangle pour que t’arrêtes de m’emmerder…

– Bon, j’arrête… Et on revient à la fille…Quand on l’aura embarquée dans le camion, faudra que tu la tiennes couchée sur le plancher de la cabine. Ensuite, on filera dans une maison discrète qui devra avoir obligatoirement une cave qu’on aura trafiquée auparavant. Ca te revient ?

– On y cachera la petite pour pas qu’ils nous la reprennent…– Il devra y avoir deux caves et pas une seule, espèce de

noix ! Et pour passer de l’une à l’autre, faudra qu’on aménage un panneau pivotant masqué par des rayonnages de telle sorte qu’on puisse pas deviner ce qu’il y a derrière, même si quelqu’un parvient jusqu’à la première…

– C’est vraiment fort ça, j’y aurais jamais pensé tout seul, avoue Loup.

– Evidemment avec une queue plus grosse que la cervelle, tu risques pas de penser à grand chose ! asséne le petit teigneux.

L’autre voit rouge. Il attrape pour la seconde fois Lerenard par le cou et serre en disant : « T’as p’t-être un gros cerveau, mais t’as qu’un p’tit vermicelle entre les pattes et c’est pour ça que t’es méchant ! »

– Suffit, Messieurs ! intime l’infirmière qui surgit pour les inviter à rentrer. Réintégrez, s’il vous plaît, l’intérieur du pavillon, c’est l’heure des soins …

Ensuite, ce serait l’heure du repas du soir, puis l’heure de la télé, puis la dernière distribution des substances indispensables à la camisole chimique et enfin l’extinction des feux. Pas une journée qui différait des autres. Les deux inséparables répétaient interminablement leur numéro. Loup voulait toujours étrangler Renard, mais il n’y arrivait jamais.

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Trois mois plus tard, le bon docteur Meyer, après consultation de ses assistants et malgré des dossiers plus qu’inquiétants (exhibitionnisme et pédophilie pour Loup, sadisme et meurtre pour Renard) renvoya les deux individus dans la société à quelques jours d’intervalle avec la bonne conscience du scientifique qui est persuadé que son traitement a réussi.

Quelques temps après, une gamine de dix ans, prénommée Estelle, jolie blondinette, joyeuse et pleine de vie, sortait de l’école après l’étude un soir brumeux de novembre et disparaissait sur le chemin de son domicile. A ce jour, et malgré une mobilisation sans précédent des forces de l’ordre et de la population de toute la région, ses parents ne l’ont toujours pas retrouvée. Fait étrange, lors des battues, un groupe de gendarmes découvrit le cadavre étranglé d’un petit homme sec et brun dont l’autopsie montra des vertèbres cervicales broyées comme par un étau. Dans son portefeuille, on retrouva une carte d’identité au nom de Lerenard Jacques.

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PENSEE INIQUE

Déjà plus d’une heure, qu’assis sur un banc, encadré par deux flics, j’attends devant le bureau du juge d’instruction. Très tôt ce matin, ils ont frappé à ma porte et m’ont cueilli au saut du lit, à peine réveillé, comme un malfaiteur. Ils m’ont présenté un mandat d’amener signé de ce juge qui m’oblige à faire antichambre.

– Mais pourquoi m’avez-vous emmené ici ? Je ne me sens coupable de rien.

Les autres ne daignent pas répondre. Peut-être même n’en savent-ils strictement rien. On leur donne l’ordre d’amener, ils amènent. Sans ménagement, ils m’ont passé les menottes et embarqué dans le panier à salade sous le regard des voisins qui ne s’étonnent même plus. Je dois être le six ou septième de l’immeuble à partir comme cela. Ce qui m’inquiète un peu, c’est que je n’en ai pas vu un seul revenir jusqu’à présent.

– Et de quoi m’accuse-t-on ?Je m’adresse ouvertement à mes deux accompagnateurs en

uniforme qui baillent d’ennui et qui aimeraient bien en avoir fini avec moi.

– Un peu de patience, le juge va vous le dire, me répond le plus fort des deux.

– Et c’est fréquent qu’il fasse attendre aussi longtemps ? – Cela lui arrive assez souvent. C'est un méticulent. Il

travaille très lentement. En fin de journée, il peut avoir jusqu’à trois ou quatre heures de retard sur son planning…

Finalement, je suis introduit dans un minuscule bureau encombré de dossiers. Les armoires sont pleines à craquer, la paperasse forme des piles qui s’alignent le long des murs, s’entassent sur le dessus des meubles et montent par endroit

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jusqu’au plafond. Un homme relativement jeune, au visage ovale assez quelconque et au crâne affligé d’une calvitie précoce m’invite à m’asseoir sur une chaise paillée dont les pieds ont du être raccourcis car je me retrouve en position d’infériorité, très bas, le nez juste à la hauteur de son bureau. Derrière ses lunettes rondes aux montures d’acier, ses petits yeux noirs me regardent un long moment d’un air inquisiteur. Il commence par l’interrogatoire d’identité et enchaîne par un : « C’est donc vous ? » où je crois lire une certaine déception.

– Mais, Monsieur le juge, qu’ai-je fait pour qu’on vienne me chercher chez moi dès potron-minet et qu’on m’amène ici menottes aux poignets comme un vulgaire criminel ?

Il croise les doigts, se frotte les mains, tripote son stylo avant de répondre d’une voix douce : « Le chef d’accusation pourrait bien être Complot contre la sûreté de l’Etat ou Révisionnisme ou Négationnisme ou Défaitisme ou Anti-fédéralisme… »

– Vous ne pouvez m’accuser d’aucun de ces crimes. Je n’ai rien fait, rien du tout ! m’écriai-je.

– Monsieur, vous êtes un ennemi de l’Etat. J’ai de très gros soupçons à votre sujet. Nous sommes ici pour établir définitivement votre culpabilité…

– Mais, je ne suis inscrit dans aucun parti politique, je n’ai jamais assisté à la moindre réunion, au moindre meeting…

– Justement ! C’est bien cela qui m’intrigue. Un bon citoyen se doit de participer à la vie démocratique de la Fédération Galactique en militant dans l’un des deux partis autorisés.

– Mais, c’est bonnet blanc et blanc bonnet, ils proposent exactement la même chose. Il n’y a pas de choix, pas d’alternative. Disons sociaux-démocrates ou démocrates-sociaux, quelle rigolade ! Où est la démocratie là-dedans, où est le débat ?

– Ne vous emballez pas, Monsieur Martin, je connais tous vos slogans… Je vois qu’ils vous tiennent à cœur, que vous les

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proclamez haut et fort. Donc nous sortons des présomptions de culpabilité. Nous établissons clairement le délit de Négationnisme. En effet, vous niez l’essence démocratique de la Fédération Galactique, c’est gravissime !

Et le petit juge s’empare d’une liasse de feuilles en disant : « J'ai là une copie d'écran, je vous cite : sans débat contradictoire, pas de démocratie…Voilà une véritable preuve ! »

Enfin, je comprenais la raison de toute cette mascarade. Tout venait de ce satané blogue, ce misérable petit journal intime sur lequel je notais de temps en temps des pensées, des réflexions… Quelquefois, cela pouvait tourner au billet d’humeur féroce mais je jugeais cela bien inoffensif et sans grande conséquence.

En effet, quatre mois plus tôt, j’étais tombé par hasard sur le site Internet d’Airblog qui héberge plus de cinquante mille autres blogues du même genre. Je m’y étais inscrit et j’avais commencé à y écrire mes petites divagations. Je me disais que peut-être deux ou trois surfeurs égarés les liraient. Jamais je ne me serais imaginé que le célèbre juge Burger, grand traqueur d’opposants et de déviants, s’intéresserait à ma modeste personne…

– Je lis également ceci : « Qui n’écoute qu’une cloche n’entend qu’un son ». Est-ce que vous savez que votre slogan a été repris dans plus de trois mille autres sites et pages Fesse-Bouc et que c’est à cause de vous que des tas de petites cloches bombées au pochoir apparaissent tous les jours sur les murs de notre ville et un peu partout en Europe ?

– Vous me faites trop d’honneur… Cette phrase n’est qu’un dicton archi-connu. Je suis réellement désolé qu’il puisse vous irriter…

– Dicton ou pas, il était tombé en désuétude et c’est vous qui l’avez remis au goût du jour. Tous les autres auteurs l’ont

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repris un ou plusieurs jours après vous et nous n’avons trouvé personne qui l’avait noté auparavant.

– Il y a des gens qui ont du temps à perdre, commentais-je.– Je ne vous permets pas d’ironiser sur le COC, notre

courageuse petite « Cellule d’Orthodoxie Citoyenne ». Ses fonctionnaires produisent un travail remarquable. Dotés de moyens très puissants, ils utilisent leurs ordinateurs pour lutter contre des centaines, que dis-je, des millions d’autres. Vous pensez bien qu’ils ne perdent pas leur temps à lire in extenso toutes vos sornettes. Ils lancent des mots-clés sur un moteur de recherche, par exemple : démocratie, vérité, liberté, Histoire ou Holocauste. Et la machine fait le travail à leur place. Ils ont oublié de noter « cloche », résultat, il y a eu contamination. Vos idées ont pollué la toile, vos miasmes ont proliféré…

– Comme vous y allez… dis-je pour minimiser. Un malheureux petit proverbe de rien du tout…

– Et s’il n’y avait que cela ! éructa Burger en brandissant son paquet de feuilles. On trouve de tout là-dedans. De l'anarchisme, comme votre fameux : « Osez dire non ! » que l’on retrouve en Grande-Bretagne sous la forme « Dare say No ! » et en Allemagne avec leur « Sagen Sie Nein ! ».

– Ce slogan n’est pas de moi, il vient des groupes alternatifs anti-OBM... (Organismes bassement modifiés)

Burger devient rouge, il se tortille sur sa chaise...– Je vous prierai de garder pour vous vos grossièretés et de

ne citer aucun groupe, aucune secte ou parti politique non autorisé ou non représenté dans les diverses assemblées.

– Pendant que vous y êtes, il y avait aussi : « Sous les pavés, la plage », « Jouissez sans entrave » et « Il est interdit d’interdire »..., lançai-je par provocation.

– Vous ne les avez pas utilisés, ces trois-là ! reprend le petit juge en s’épongeant le front. Restons-en au texte, voulez-vous... Vous vous êtes autorisé un très vilain : « Elections, pièges à cons ! » qui, à lui seul, étaie parfaitement l’accusation

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de défaitisme. Et il y a encore pire... Vous avez osé écrire que l’Histoire est toujours écrite par les vainqueurs...

– Et par qui d’autre est-elle écrite, selon vous? Par les vaincus peut-être ? ironisai-je.

Mal m’en prit, car la réplique me tomba dessus, cinglante : « Révisionnisme, Monsieur Martin Jacques, révisionnisme. Ce postulat monstrueux peut amener à toutes les dérives de ces pseudos historiens qui tentent, sans jamais y parvenir, de réécrire l’Histoire dans le sens qui leur convient. »

– L’ennui, c’est que vous sortez les phrases que j’ai écrites de leur contexte. Dans ce cas précis, je parlais de la guerre des Gaules telle qu’elle a été décrite par Jules César...

– Et alors, guerre des Gaules ou deuxième guerre mondiale, c’est toujours la même chose...

– Je ne vous le fais pas dire...- Il n’empêche, reprit-il, que je note chez vous une véritable

obsession de la liberté... Tenez, par exemple : « La Vérité vous rendra libres » et celle-là : « Si la Vérité n’est pas libre, la Liberté n’est pas vraie ».

– Rien de tout ce que vous citez n’est de moi, rétorquai-je.– Mais vous adhérez à ces idées ! lança-t-il. Et c’est cela qui

est important et même déterminant pour jauger votre taux de culpabilité. Enfin, je ne vous comprends pas. Qu’est-ce que la Vérité? Une chimère. Il y a autant de vérités que de gens qui affirment la détenir. Et la Liberté que vous reliez si vicieusement à elle? Une illusion. D’ailleurs, il serait plus correct de dire les vérités et les libertés, ainsi vous seriez plus respectueux des diverses opinions...

– Parlons-en des opinions ! Moi qui croyais que la liberté d’opinion était gravée dans le marbre de la Constitution de la Fédération Galactique...

– Vous ne faites pas erreur, Monsieur Martin, vous avez le droit d’avoir toutes les opinions, mêmes les plus farfelues, c’est

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sûr. Tout ce que nous vous reprochons c’est de les avoir exprimées et répandues sur le web...

Devant tant d’incompréhension, j’en reste muet. Inutile de discuter avec ce fonctionnaire muré dans ses propres certitudes et acharné à défendre le dogme de cette nouvelle religion universelle. Il parle un bon moment, persuadé d’avoir réussi à établir définitivement ma culpabilité et en vient à la conclusion : « ...En conséquence de quoi, le site Airblog devra faire disparaître tous vos textes. Quand à vous, je vous mets en détention provisoire en attendant que vous comparaissiez... »

Quelques semaines plus tard, je me retrouvai à la prison de Remogis les Roses qui a dû être agrandie jusqu’à quadrupler de volume. Depuis que la Fédération regroupe plus de 458 pays répartis sur 7 planètes et s’étend sur Terre quasiment de l’Atlantique à l’Oural sans oublier l’Afrique, l’Asie, l’Amérique et l’Océanie, un programme de construction gigantesque de « lieux de liberté restreinte » a été réalisé un peu partout. Je n’en verrai jamais les effets bénéfiques puisque pendant six mois, il me faudra cohabiter avec sept détenus dans une cellule prévue pour deux puis aménagée pour quatre.

Par chance, je n’y rencontrerai pratiquement que de bonnes personnes : professeurs de lycées ou d’université ayant dérapé lors d’un cours d’histoire ou d’éducation citoyenne, journalistes de minuscules feuilles semi clandestines, automobilistes ayant dépassé de quelques kilomètres à l’heure la vitesse autorisée et un grand nombre de potaches ayant écrit sur leurs comptes « Tuteur » de petites sottises sur leurs professeurs. Il y avait bien quelques droits communs, voleurs, assassins ou trafiquants de drogues. Mais ils ne restaient jamais bien longtemps, deux, trois mois au maximum. Ils pouvaient profiter de toutes les amnisties et remises de peines dont nous, les politiques, étions exclus. Et ils ne se privaient jamais du plaisir de nous narguer quand ils partaient...

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Des mois après, mon procès arriva enfin. Le président du Tribunal des délits d’opinion répondait au nom terrible de Cognard Charles et était réputé pour son manque total d’humanité. L’avocat général reprit mot pour mot toutes les accusations de Burger en citant les mêmes extraits de mon lamentable blogue. Par chance, le jeune avocat commis d’office réussit à faire merveille. Il retrouva tous les véritables auteurs et toutes les références relatives aux extraits incriminés, ce qui atténuait considérablement ma propre responsabilité et me donnait la caution des plus grands noms et des plus grands textes.

– Vous pouvez vous rendre compte que Monsieur Martin n’a fait que reproduire des dictons, des proverbes ou des phrases d’auteurs célèbres. Tout au plus peut-on l’accuser de plagiat...

Cognard reconnut la validité de l’argument, il en fut même relativement désarçonné. Mais comme je paraissais devant lui après six mois de préventive, il fallait bien qu’il trouve quelque chose pour les régulariser.

– Accusé, le procès a établi votre culpabilité pleine et entière pour le chef d’accusation de défaitisme démocratique. En conséquence, la cour vous condamne à six mois de détention ferme...

La séance levée, je me retrouvai donc libre, alors que la majeure partie des autres opposants repartait pour des périodes de six mois ou un an supplémentaires. Je me jurai bien de ne plus jamais rien partager sur la toile. J'ai compris que toute vérité n’est pas forcément bonne à dire. Et puis, si le prurit scribouillard me reprend, il me restera toujours la possibilité de mettre en scène des animaux comme un certain Jean de la Fontaine !

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CHAT PERCHE

– Mademoiselle Eléonore, s’exclama la baronne, voyons, vous n’avez plus dix ans. Vous êtes maintenant une adolescente... Il ne saurait être question de poursuivre vos jeux d’enfants avec Albin et Charles-André. Vous avez passé l’âge !

La ravissante blondinette sent les larmes lui monter aux yeux. Elle essaie de discuter.

– Mais, mère, vous ne pouvez pas m’interdire d’aller dans le parc et de profiter de notre cabane.

– C’est exactement ce que je viens de vous dire. Terminés les jeux de sauvageons. Une demoiselle de votre rang ne grimpe pas aux arbres, ne se roule pas dans la boue et surtout ne reste pas des après-midi entières avec des gamins mal dégrossis qui ne risquent pas de lui apprendre les bonnes manières.

– Mais...– Il n’y a pas de mais, Mademoiselle Eléonore. Vous serez

désormais consignée dans votre chambre et n’en sortirez qu’en ma compagnie ou sous la surveillance d’Adèle, notre fidèle cuisinière. Et que je ne vous surprenne pas à essayer de revoir les deux chenapans que vous fréquentiez enfant.

– Ma mère, ayez pitié. Ce sont mes seuls amis. Nous sommes tellement isolés au château...

– Et j’ai décidé qu’à la rentrée, vous iriez poursuivre vos études dans l’internat des dominicaines de Champlieu, déclara la baronne imperméable à tout argument.

Ce jour marqua la fin de l’enfance pour Eléonore Villedieu d’Arbanville, Charles-André Riguebie et Albin Lechat que l’on surnommait les inséparables. C’en était définitivement terminé

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de leurs naïfs jeux d’enfants. Plus jamais de courses à perdre haleine dans le parc, plus d'acrobaties dans les arbres, plus de cueillettes de mûres et de fraises des bois. Et surtout, il se retrouvait définitivement mort, le trio magique. Il ne restait plus que deux adolescents boutonneux qui se sentaient tout bêtes d’avoir perdu Eléonore, leur amie, leur soeur, leur confidente. Ils avaient grandi ensemble dans ce parc magnifique et avaient pris l’habitude de se retrouver tous les jours de congé dans la clairière des Trois Chênes et ceci, depuis leur plus jeune âge.

Charles-André était le fils d’un voisin. Son père, marchand de biens récemment enrichi par quelques fructueuses opérations immobilières, avait acquis un petit manoir voisin des terres de la baronne. Il descendait d’un arrière-grand-père métayer et d’un grand-père contremaître de la famille d’Arbanville.

Albin Lechat venait d’encore plus bas. Son père, Alphonse était officiellement le chauffeur de la baronne, mais également son factotum alors que sa mère, Adèle servait comme cuisinière et femme de chambre. Depuis le décès du baron, la famille Villedieu vivait sur les restes de sa splendeur passée et ne pouvait plus entretenir qu’un minimum de domesticité.

En 1946, Albin avait dix ans quand Alphonse, avec l’aide de deux autres paysans entreprit, pour le compte de la baronne, la construction d’une cabane dans la clairière des Trois Chênes. Il récupéra planches, tasseaux et madriers et réussit à monter à environ cinq mètres du sol une plate-forme percée d’un orifice pour l’arrivée d'une échelle. Puis, il y bâtit une armature, fixa une porte, une fenêtre et recouvrit le tout de tôles ondulées de récupération.

Alors débutèrent des années de bonheur pour les enfants. Ils avaient une cachette, un refuge perché dans les arbres. Ils se sentaient comme des aigles sur leur aire. Tout là-haut, la vue était dégagée, ils avaient l’impression de dominer le monde. Ils

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étaient les rois. Chaque jour des vacances d'été et même à la mauvaise saison, ils s’y retrouvaient. Ils n’étaient qu’à cent mètres du château et à peu près à la même distance du manoir, mais pour eux, c’était tout à la fois le Canada, la Patagonie et le Mato Grosso.

Ils s’y inventaient des histoires, ils se voyaient en Tarzan et Jane, en aventuriers, en Pirates des Caraïbes. Plus rien ne limitait leur imagination. Jusqu’au jour maudit où la baronne brisa leur rêve.

Albin et Charles se retrouvèrent face à face, comme deux nigauds. Ils ne se l’avouaient pas, mais ils étaient chacun à leur manière amoureux d’Eléonore et cette interdiction incompréhensible exacerba leurs sentiments. Ils restèrent amis, mais insensiblement une rivalité bizarre s’insinua entre eux. Ils se mirent à rôder sous les fenêtres d’Eléonore. Albin utilisa sa fronde pour lui envoyer de petits messages lestés avec un caillou. Plus audacieux, Charles-André alla jusqu’à escalader la façade en utilisant la gouttière...

Eléonore les aimait tous les deux. Elle attendait la nuit. Et quand elle était sûre que sa mère était endormie, souple comme une chatte, elle enjambait l’appui de la fenêtre de sa chambre, se laissait glisser le long de la gouttière et courait rejoindre l’un ou l’autre des garçons dans la fameuse cabane. Les privautés qu’elle leur accordait étaient à la mesure de l’époque, c’est à dire relativement chastes. Cela n’allait jamais au delà des câlins et des baisers. L’important pour les garçons était d’avoir chacun l’impression d’être le préféré, l’unique élu de la belle.

Tout cessa à l’automne, avec la rentrée. Eléonore devenue pensionnaire chez les dominicaines et Charles-André chez les oratoriens, Albin se retrouva seul. Il n’abandonna pas la cabane. Il y passait de longs séjours à rêver, à se souvenir des jours heureux devant le magnifique paysage des coteaux du Perche. L’image d’Eléonore gravée dans son coeur, il décida d’attendre son retour. L’ennui, c’est qu’elle ne revint pas. La

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baronne avait-elle surpris le manège de sa fille ? Se doutait-elle de quelque chose? Toujours est-il qu’elle fit en sorte qu’aux vacances, Eléonore soit prise en charge par une de ses tantes et qu’ainsi, elle n’ait plus à revenir au château.

Albin et Charles-André sombrèrent l’un et l’autre dans la tristesse et dans la mélancolie. Mais ils réagirent différemment. Charles-André se lança à corps perdu dans les études pour devenir un brillant directeur de marketing alors qu’Albin se montra rétif à tout enseignement, restant à mûrir au fond des classes, rêveur, comme tout bon cancre qui se respecte. Il quitta l’école vers quinze ans, sans aucun diplôme. Il travailla d'abord comme apprenti mécanicien, puis comme carreleur, puis comme menuisier. Les patrons perdaient patience devant un apprenti aussi peu motivé. Au bout de deux ou trois mois, ils s’empressaient de s’en débarrasser. Albin retournait à la cabane et se promenait dans le bois en rêvant à Eléonore.

– Tu n’es qu’un bon à rien, lui disaient ses parents. Tu nous désespères. Qu’est-ce qu’on va pouvoir faire de toi ? On n’ose même pas demander à la baronne de t’embaucher comme jardinier...

Albin venait de fêter ses dix huit ans quand, dans les rues du Mans où il se trouvait pour ses journées de préparation militaire, il rencontra par hasard un couple qui marchait enlacé et visiblement très amoureux. Il reconnut immédiatement Eléonore et Charles-André et en resta comme sonné sur place. Il s’assit sur un banc, resta de longs moments à réfléchir. Il n’y avait plus rien à attendre ni à espérer. Elle avait choisi l’autre, il était tellement plus brillant que lui.

Albin retourna à la caserne et demanda à signer un contrat d’engagement de cinq ans dans les parachutistes. Après une courte période de formation, il arriva en Indochine. Il eut la chance de ne pas se trouver dans l’enfer de Dien Bien Phu, mais il en connut bien d’autres. Sa compagnie rejoignit ensuite l’Algérie. Dans les Aurès, Albin participa à plusieurs

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opérations pudiquement appelées de « pacification ». L’armée s'était efforcée de le transformer en machine à tuer, en bête de guerre. Lui, se sentait complètement détruit de l’intérieur. Il n’avait plus goût à rien et à l’issue de ses cinq années, il ne rempila pas.

Quand il rentra au pays, il ne reconnut plus rien. Nous étions début 1960, la France commençait tout doucement à entrer dans la société de consommation. Les jeunes portaient des blue-jeans, écoutaient des 45 tours de rock n’roll sur des Teppaz au son de casseroles, roulaient en solex ou en mobylettes pétaradantes et n’avaient qu’une peur : partir en Algérie avec le contingent. Albin en revenait pratiquement sans blessure, tondu et déphasé. Il avait vingt trois ans passés.

Son père était mort l’année précédente. Sa mère était toujours au service de la baronne dont la santé déclinait mystérieusement. Revoir le pays de son enfance lui réchauffa le coeur. La première chose qu’il fît après avoir embrassé sa mère, fut de revenir à la cabane. Elle était toute délabrée, pleine de feuilles, de poussière, de toiles d’araignées et de fientes d’oiseaux. Un panneau de tôle ondulée s’était détaché et gisait à terre. La grande échelle de bois avait disparu. Albin la remplaça par une échelle de corde, nettoya à fond l’intérieur et répara le toit. Quelques planches étaient pourries. Il les changea. Quand tout redevint habitable, il annonça à sa mère qu’il avait pris la décision d’en faire son unique domicile.

– Tu es complètement malade, mon pauvre garçon. Tu ferais mieux de chercher du travail... Tu n’as plus l’âge des gamineries. Tu ne vas quand même pas te mettre à vivre comme un homme de Cro-Magnon !

– Et si moi ça me plait ? rétorqua Albin.– Malheureux, de quoi vivras-tu ?– Je rentre avec cinq ans de solde à peine entamée... Comme

je n’ai que de tout petits besoins, cette cagnotte peut me durer pas mal de temps.

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Sa mère essaya de le dissuader en lui parlant des hivers glacés, pluvieux, de l’horreur de vivre seul comme un oiseau perdu dans les arbres. Rien n’entama la détermination d’Albin. La baronne ne vit aucun inconvénient à cette installation. Elle déclara même qu’elle le prenait comme garde forestier, bénévole, cela va de soi !

Le premier hiver fut effectivement terrible. Mais Albin, grâce à un petit brasero et un lot de couvertures prêtées par sa mère réussit à le traverser sans même avoir à souffrir d’un rhume. Il était devenu un véritable homme des bois, silencieux, quasi mutique, semblant faire corps avec la forêt et toujours attentif au plus petit bruit émanant de ses hôtes. Son état se rapprochait plus de la contemplation que de la béatitude.

Aux premiers beaux jours, un cancer généralisé emporta la baronne. Albin suivit de très loin son enterrement. Dans le petit cimetière du village, les derniers Villedieu d’Arbanville passaient un à un devant le caveau pour jeter une rose sur le cercueil. Tout de noir vêtue, Eléonore était au milieu d’eux. Chacun se dirigea vers sa voiture. En quelques pas, Eléonore se retrouva à la hauteur d’Albin qui fut d’abord pris par l’envie de fuir, mais qu’une force étrange obligea à rester sur place. Il réalisa qu’elle n’avait jamais été aussi belle. Il y avait en elle une grâce, une plénitude et une sensualité qui le laissaient sans voix.

Elle parla pour deux, l’invita au Château, lui offrit le thé et les gâteaux secs. Avec une immense douceur, elle s’efforça de l’apprivoiser en lui parlant comme s’il était un confident de toujours.

– Je ne suis pas heureuse, Albin, lui dit-elle. Charles-André ne pense qu’à son travail. Il me délaisse, me néglige et me trompe peut-être. Aujourd’hui même, il est en déplacement à l’étranger alors que j’ai tant besoin de soutien, de réconfort...

Elle séjourna quelques jours au domaine et vint même jusqu’à la cabane. Au pied des trois chênes, elle s’aperçut

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qu’elle ne pouvait plus grimper comme autrefois. La reine de beauté sophistiquée avait complètement pris le pas sur la sauvageonne. Albin lui proposa de l’aider, de la porter même jusque là-haut. Il la sentait s’abandonner contre lui. Peut-être l’aimait-elle encore?

– Laissez, mon ami, lui dit-elle. Laissez, je préfère oublier toutes ces sottises d’enfance.

– Je n’ai aucun autre bon souvenir que celui-là, lui avoua-t-il piteusement.

Elle rentra à Paris non sans le prévenir qu’elle ne pourrait pas garder la propriété. Les toitures du château étaient à refaire, l’entretien d’une telle bâtisse n’était qu’un gouffre à millions. Il ne pouvait y avoir d’autre solution que de s’en séparer.

– Et moi que vais-je devenir? lui demanda Albin.– Le nouveau propriétaire te laissera peut-être la jouissance

de la cabane...Une société civile immobilière gérée par une banque

américaine fit l'acquisition du domaine. Le château se transforma en hôtel de luxe. La partie de la forêt qui abritait la cabane était destinée à devenir un lotissement composé d’une trentaine de pavillons de « standing » avec golf. Les arbres allaient donc être sacrifiés sur l’autel du profit. Les gendarmes mirent Albin en demeure de déguerpir avant que les bulldozers n’attaquent leur sale besogne.

Du haut de son perchoir, Albin les vit arriver un jour dans un bruit infernal. Il rentra dans la cabane, rassembla ses quelques affaires. Elles tenaient dans un gros sac de sport. Il quitta les lieux d’un pas rapide. Quelques minutes plus tard, trois bûcherons armés de puissantes tronçonneuses s’attaquèrent à la base des trois chênes centenaires. Les machines vrombirent rageusement. La sciure vola et retomba au sol. Une blessure de plus en plus profonde entailla le tronc rugueux du premier mastodonte végétal. Un sinistre craquement résonna dans le parc.

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A cet instant précis, Albin porta sa main à sa poitrine. Une violente douleur lui perçait le coeur. Il était encore tout prêt de la clairière que les bûcherons ravageaient et il entendait tout. Au second craquement, le premier chêne vacilla sur sa base et commença à pencher lentement, dangereusement. Il s’abattit d’un seul coup en faisant exploser la cabane du bonheur. Alban tomba sur les genoux. Il avait l’impression d’avoir reçu un second coup de poignard en plein coeur.

A la chute du deuxième chêne, Albin ressentit une douleur si violente qu’il s’effondra de tout son long, face contre terre. La souffrance était insupportable. Et quand, dans un énorme fracas, le troisième chêne s’effondra sur les derniers fragments de la petite maison de bois, le corps d’Albin, fut secoué d’un ultime spasme et ne bougea plus.

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SOS MACHOS

Treize heures. Le café du Commerce sert habituellement de lieu de rendez-vous à Albert et Medhi, deux joyeux trentenaires originaires de Tunisie. Le premier se déclare juif sépharade et le second beur, deuxième génération. Leur grande spécialité : la tchatche. Leur seul intérêt dans la vie : draguer un maximum de nanas sans trop se fatiguer. Albert exerce le métier de vendeur de fringues de basse qualité sur les marchés de Provence. Medhi, lui, après quelques essais calamiteux comme chanteur de raï, traîne sa carcasse de Rmiste du côté des quartiers Nord et passe plus de temps à courir les jupons qu’à passer des entretiens d’embauche. Leur seul atout : tous deux sont bruns de type méditerranéen, dotés d’une belle gueule et pensent être d’excellents amants…

– Tu comprends, Medhi, déclare Albert enthousiaste, ça serait super de joindre l’utile à l’agréable. Ne plus se prendre la tête pour le pognon. Tous les deux, on pourrait aisément vivre de notre don…

– Je ne vois pas trop comment, lui répond l’autre. Je me suis bien fait quelques vieilles qui m’ont offert de petits cadeaux… Tu vois le genre… Tiens, la gourmette en or à mon poignet, elle me vient d’une ancêtre de la rue Paradis. Elle me trouvait mignon, elle voulait coucher avec moi. J’ai opéré en m’imaginant que je m’envoyais en l’air avec Claudia Schouffleur et voilà le résultat !

– Je t’arrête tout de suite… On ne va pas s’embarquer dans des histoires de gigolos à la con. C’est toujours aléatoire. C’est bidon, dégradant. En fait, t’es rien qu’une sorte de mendiant… Non, je vois un truc plus classe, plus porteur et bien plus sympa pour nous…

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– Ben moi, je vois pas…– Ecoute, Medhi, nous sommes en 2048, plus en 2012,

bordel ! Les homos sont partout. Ils ont tout envahi, il y en a plein les rues… Quand à ceux qui ne le sont pas, ils se disent métros ou je ne sais quelle autre connerie de dégénérés. Ils passent tout leur temps à se maquiller, à se passer des crèmes et à faire plein de petites manières devant leur miroir… Des vrais mecs, comme nous, avec de bonnes grosses queues bien efficaces, ça devient aussi rare que l’or ! C’est pour ça que ça marche fort pour nos pommes, tu piges, le beur ?

– Oui c’est sûr, admit Medhi, qu’on n’est plus beaucoup…– D’un autre côté, des femmes, genre business women

brillantes et pleines de fric, ça ne manque pas. La plupart du temps, elles sont célibataires et leurs histoires de cœur, elles les font passer bien loin derrière leur carrière…

– Elles pourraient faire appel à nous…– Et nous jeter après consommation…– Et alors, c’est pas ça qui nous plait ?– Oui, fit Albert, surtout que les marchés, je commence à en

avoir sérieusement marre. Me lever tous les matins à cinq plombes et me les geler l’hiver pour ramasser trois fois rien, ça commence à bien faire. Je pense de plus en plus à nous monter un vrai job basé sur ce concept…

– Tu serais pas en train de me dire qu’on va jouer les putes, non ? s’écria Medhi.

– Mais non, on va juste vendre de la semence humaine plutôt que des fringues fabriquées en Chine !

– Quoi ? Mais tu déconnes complètement, Albert !– Pas du tout, reprend l’autre, en terminant son Martini gin.

Toutes ces bonnes femmes managers finiront forcément par avoir, un jour ou l’autre, une folle envie de procréer, d’avoir un môme, si tu préfères. Mais elles veulent toujours garder la main, tout régenter sans partage. Au fond, leur rêve c’est de tout réaliser à la fois sans s’encombrer d’un mec…

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– Bien vu, ça, admit Medhi.– Et là, on intervient. On se propose, moyennant finance, de

les engrosser à volonté…– Mais c’est complètement dingue, ton truc ! Pendant des

années, fallait tirer les meufs sans jamais faire de gosse. Pilule, capote, stérilet, avortement, tout était bon et maintenant, on en serait à baiser uniquement pour repeupler la planète. On n’est pas assez nombreux comme ça ! Mais tu as perdu la boule, mon pauvre Bébert…

– Pas du tout. Et je te fiche mon billet qu’elles trouveront normal de payer pour une bonne prestation. Au début, on pourrait demander, je ne sais pas, quelque chose comme 400 ou 500 dolros de forfait ?

– Des putes, je te dis… Tu veux nous faire virer putes !– Pas du tout, se récrie Albert, c’est un service qu’on rend.

Toute peine mérite salaire… J’ai même pensé à un petit dépliant publicitaire…

Et il sortit de la poche de son jean un vilain bout de papier tout froissé.

« Madame, Mademoiselle, Vous êtes tentée par l’idée de devenir mère et comme toute

femme digne de ce nom, vous mourez d’envie de vivre l’expérience inoubliable de la grossesse et de donner vous aussi la vie à un petit être. SOS-MACHOS est à vos côtés pour réaliser ce désir si légitime. Dans la plus absolue discrétion, nous pouvons mettre à votre disposition nos meilleurs reproducteurs. Travail rapide et soigné. Tarif raisonnable. »

Le tout suivi d’un simple numéro de portable…– Mais, c’est complètement ouf ton truc. Jamais ça ne

pourra marcher… Les femmes peuvent toujours se faire inséminer artificiellement ou attraper dans la rue le premier mec venu pour coucher avec lui un soir où elles sont fertiles…

– A ceci près que l’insémination artificielle oblige à un tas de démarches non accessibles aux célibataires et que la chasse

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dans les rues ou en boîte ne manque pas de risques divers… sans oublier que les pas trop belles ou les vraiment moches ne draguent pas aussi facilement que tu crois.

– Alors, il va falloir qu’on ne se tape plus que des moches ?– Peut-être, admit Albert. Mais plus pour que dalle. On va

s’en mettre plein les fouilles avec ce joli petit business…– Ca gave un peu ton truc…– Allez, me raconte pas ça. Tu passes ton temps à me répéter

que tu es toujours prêt à tirer…– Enfin, c’est quand même plus sympa avec une fille bien

roulée…– On n’aura qu’à s’inspirer des mères porteuses. On sera des

géniteurs d’emprunt. On aura un bureau, une secrétaire et même un book où nos clientes pourront choisir leur étalon sur catalogue !

– Tu verrais pas un peu grand, Albert ? – Non, si on se débrouille bien, ça va se développer vitesse

grand V cette affaire, je le sens bien…Le café du Commerce commençait à se vider doucement.

Leur petit noir avalé, les employés regagnaient un à un leurs bureaux respectifs et les ouvriers leurs chantiers. L’après-midi s’annonçait agréable et nos deux gigolos continuaient allègrement à fantasmer sur leur avenir.

– Au début, il faudrait que la secrétaire réponde au téléphone. Nous nous répartirions les clientes. Pour commencer, il suffirait d’en dégoter chacun une dizaine par mois pour vivre à l’aise.

– Tu délires, Bébert, tu délires…– Non, j’organise simplement, rétorqua Albert avec son

sourire le plus charmeur.– Pour la secrétaire, je crois que j’ai ce qu’il nous faut. Ma

sœur Zoubida, c’est une grosse maline. Elle saura les enrober bien comme il faut, les meufs !

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– Il ne nous reste plus qu’à taper dans notre cœur de cible : les business women entre trente et quarante et de leur balancer nos flyers.

– Facile, en théorie, ton truc ! lança Medhi en le fixant de ses grands yeux bleus de kabyle.

– D’accord avec toi, on ne peut pas les envoyer à n’importe qui…

Albert, le tune carré et costaud avait les idées claires et la déduction rapide. Il expliqua à son pote beur plus mince, mais plus lent à la comprenette, qu’il suffirait de bien étudier les annuaires, la presse économique, les feuilles de chou locales, les organigrammes d’entreprises ou de services publics pour trouver nombre d’éventuelles clientes. Medhi n’était qu’à demi convaincu. Finalement Albert se leva, posa quelques dolros dans la sébile que le serveur venait d’apporter avec la note et se dirigea vers la porte, suivi de près par son ami.

– Tu vas voir, on va se goinfrer. Ca va tourner au taf en or, je te dis !

– Et qu’est-ce qu’elles vont préférer ? blagua lourdement Medhi. La grosse et courte ou la fine et longue ?

– La grosse et longue avec un énorme cerveau au bout, popopopopo ! lui répondit Albert dans un grand rire.

***Ségolène Lefort exerçait la noble fonction d’administratrice

territoriale à la Mairie de Marseille. Trente deux ans, célibataire, bien faite, mais un petit visage rébarbatif en raison d’une paire de lunettes d’écaille peu avantageuse et d’une expression perpétuellement sévère. Voilà plus de cinq années que, d’une main de fer, elle gérait le service voirie depuis un grand bureau clair et lumineux. Chaque jour, elle passait en soupirant devant la même boutique Natalys. Elle ne pouvait croiser une poussette ou un landau avec un poupon emmitouflé à l’intérieur sans immédiatement ressentir un véritable coup au

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cœur. La cliente idéale pour la petite entreprise d’Albert et Medhi. Elle pressa une touche de son interphone.

– Vanessa, vous pouvez m’apporter le courrier, s’il vous plait ?

Deux minutes plus tard, sa secrétaire, une petite eurasienne pimpante et sexy déposa sur son bureau une impressionnante pile de lettres et documents divers. S’armant d’un coupe papier, Mademoiselle Lefort commença à tout dépouiller consciencieusement. Elle aimait ce travail autant qu’elle le détestait. Elle aurait pu le laisser à Vanessa, mais elle aurait eu l’impression de lui laisser prendre barre sur elle. Ségolène avait une sainte horreur de déléguer. Un tas de lettres concernaient le boulot et quantité de prospectus publicitaires plus ou moins intéressants avaient en général vocation à filer au classement vertical à peine l’enveloppe était-elle examinée ou la première ligne entr’aperçue. Et là, dans le tas, un pli sans mention particulière portait son nom et son adresse. Ne reconnaissant pas l’écriture, Ségolène l’ouvrit immédiatement. Ce simple morceau de papier la plongea soudain dans un abîme de réflexions… Et si ce service « SOS-MACHOS » était la solution à son problème ? Elle glissa la feuille dans son agenda et poursuivit ses activités comme si de rien n’était. Elle répondit au téléphone, reçut ses collaborateurs, mit au point les différents plannings de travail et signa un tas de courriers présentés par Vanessa dans un parapheur rouge. Le tout un peu machinalement car, sans arrêt, la malsaine proposition de cette étrange société parasitait sa réflexion. Le soir même, elle ne pût s’empêcher de téléphoner à Corinne, sa meilleure amie. Immédiatement, elle orienta la conversation sur son désir éperdu d’enfant.

– Tu n’arrêtes pas de m’en parler. C’est lassant à la fin ! Tu as une solution toute simple. Si c’est tellement indispensable à ta survie, drague dans la rue le premier mec venu et surtout, opère le jour propice. C’est pas compliqué…

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– Mais pas forcément facile, répliqua Ségolène qui n’avait pas grande confiance dans ses capacités de séduction. Imagine qu’une société te propose la même chose sous forme d’un service bien organisé…

– Ca existe un truc comme ça ?– Imagine simplement, Corinne, imagine…– Ben moi, à ta place, j’essaierai. Juste pour voir. Qu’est-ce

que tu risques après tout ? De tomber enceinte…Et c’est avec le feu vert de son amie Corinne, chef de

travaux dans une grande entreprise privée de BTP de la région, que Ségolène décrocha son téléphone le lendemain matin. La voix melliflue de Zoubida lui susurra : « SOS-MACHOS, j’écoute… Qu’y a-t-il pour votre service ? »

– J’ai reçu votre dépliant, Mademoiselle et j’aimerais avoir quelques précisions sur vos prestations, vos tarifs, la confidentialité que vous apportez, les conditions de la rencontre, les garanties, etc.…

Zoubida sut répondre à tout. Les deux femmes convinrent d’un rendez-vous discret au bureau de Ségolène.

Le jour dit, Zoubida lui présenta le fameux book composé essentiellement de photos présentant de manière avantageuse Albert et Medhi, en maillot de bain, en string et même dans le plus simple appareil. Ils s’étaient inspirés des calendriers de rugbymen et n’étaient pas peu fiers du résultat obtenu. Musculature un peu massive avec petits bourrelets discrètement effacés pour Albert grâce au logiciel Bingoshop. Silhouette plus gracile pour Medhi, mais également légèrement retouchée en sens inverse. Peaux huilées, torses épilés, tout pour faire saliver les femmes. Ségolène examina très soigneusement les clichés. Il y avait comme un éclat de gourmandise dans son regard et Zoubida, fine mouche, le remarqua tout de suite.

– Ils sont beaux gosses, vous ne trouvez pas ?

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– On ne peut pas dire le contraire, admit Ségolène, sans vouloir se montrer trop enthousiaste.

– Alors, lequel préférez-vous ?– Vous n’en auriez pas d’autres à me proposer ?– Ecoutez, je vous conseille vivement ces deux-là. Ils sont

particulièrement performants et surtout immédiatement disponibles.

Finalement, Ségolène se décida pour Medhi.– Il a l’air plus tendre que l’autre. Et puis j’ai un faible pour

les yeux bleus. Mais, au niveau de l’intelligence… qu’est-ce que je peux en attendre ?

– Ne vous inquiétez surtout pas pour ça ! Tous nos reproducteurs ont d’excellents QI. Ils ont tous poursuivi des études supérieures. Vous n’avez absolument rien à redouter de ce côté-là…

La première rencontre eut lieu dans un restaurant branché, proche de la Canebière. Le beau Medhi mit tout son cœur à se montrer galant homme. En fait, il fut tout de suite impressionné par Ségolène, qui, sans être vraiment jolie, dégageait un certain charme. Brune aux cheveux courts, on la sentait dynamique, intelligente et déterminée. Medhi sentit que cette femme savait exactement ce qu’elle voulait dans la vie et avait l’habitude que rien ne lui résiste. Le dîner fut aussi fin qu’agréable. Medhi se répandit en sourires et plaisanteries qu’il jugeait irrésistibles, ce qui n’était pas tout à fait l’avis de Ségolène. Grand seigneur, il tenta de régler l’addition, mais il n’en eut pas le loisir. Le serveur lui indiqua discrètement que Madame avait déjà tout réglé à l’avance…

Ségolène l’entraîna ensuite dans un petit théâtre où se jouait une pièce peu connue de Paul Glaudel. Le gentil kabyle manqua de s’endormir à la fin du premier acte. Sa partenaire fit mine de ne rien remarquer et lui proposa de venir prendre un dernier verre dans son loft. Medhi, peu habitué aux manières bourgeoises, découvrait qu’il pouvait trouver agréable de se

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laisser mener par une femme surtout quand celle-ci prenait l’initiative de le dévêtir et de l’embrasser fougueusement alors qu’il en était encore à déguster une coupe de champagne, vautré dans le canapé…

Du début à la fin, jamais Ségolène n’abandonna la direction des opérations et Medhi ne s’en plaignit pas. Il trouva cela étonnant et un tantinet exotique. Dès le lendemain matin, il retrouva son complice au café du Commerce.

– Alors, Medhi, raconte…– J’ai passé une soirée merveilleuse. Cette fille, c’est de la

bombe ! Elle m’a tout fait, tu ne peux pas savoir. On ne dirait pas à la voir comme ça, avec son air sérieux, BCBG. Au pieu, c’est une vraie s… Elle ne m’a pas lâché une minute. J’ai tout donné, elle m’a carrément épuisé. En plus, sur le coup de six heures, elle m’a montré la porte sans même me filer un petit café !

– Fallait pas t’attendre à mieux !– En tous cas, j’en ai eu des nanas, mais une comme ça,

jamais ! J’espère que je l’ai pas mise enceinte… J’ai trop envie de refaire l’amour avec elle !

– Calme-toi, Medhi, c’était qu’un boulot…– Et puis, elle est fine, intelligente, marrante… Elle me fait

craquer…– Arrête ! Tu ne vas pas en tomber amoureux quand même ?– Tu me connais, Bébert, ça risque rien !– Et les quatre cents dolros, tu les as récupérés ?– Ben non. J’étais tellement parti dans le trip baise que je

n’y ai même pas pensé…– Malheureux, tu sais bien qu’il faut toujours récupérer le

pognon AVANT, sinon t’es foutu !– Bof, c’est pas si grave… Zoubida aura qu’à lui envoyer la

facture !– C’est ça ! On est pas des plombiers quand même !

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– De toutes façons, je sais où elle habite. Je vais essayer de la revoir…

– Oui, d’accord. Mais juste pour récupérer le pognon.Le lendemain, sur le coup de dix huit heures, Medhi se mit

en planque devant l’immeuble de Ségolène. Il n’eut pas trop longtemps à attendre. Elle était devant sa porte une demie heure plus tard.

– Tu ne peux pas savoir comme ça me fait plaisir de te revoir, attaqua Medhi, je passais dans le coin… On pourrait aller boire un verre ensemble ?

– Ecoutez, Medhi, ce soir, je ne suis pas disponible… Un autre jour, peut-être. Je vous ferai signe moi-même par l’intermédiaire de votre secrétaire…

Et elle referma la porte presque sur le nez du pauvre Medhi qui n’en revenait pas.

Plus d’un mois plus tard, elle rappela Zoubida. Les tests de grossesse étaient formels : elle n’était pas enceinte. Elle voulait recommencer, mais certainement pas avec le jeune beur.

– Je peux vous proposer un autre de nos reproducteurs. Il est très beau, très galant, très agréable. Il s’appelle Albert.

– Va pour votre Albert ! lança Ségolène qui prit rendez-vous pour le mois suivant.

Trois semaine plus tard, elle retrouva son amie Corinne dans une brasserie du centre.

– Tu ne sais pas, ma Ségolène, commença-t-elle, mais j’ai une énorme nouvelle à t’annoncer…

– Tu n’es pas enceinte, quand même ?– Et si ! Mon gynéco est formel, déclara Corinne avec un

immense sourire de satisfaction.– C’est pas possible ! Mais comment as-tu fait ?– Ben, je me suis adressée à la même boîte que toi. Ils m’ont

envoyé un super mec brun et bien baraqué. Il est marrant, tu peux pas savoir ! Mais c’est un macho, un baratineur, un dragueur ! Il a une tchache d’enfer et il fait l’amour comme un

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dieu. Je n’ai regretté ni mon temps ni mon argent. J’en suis raide dingue ! Il m’a promis qu’on allait se revoir prochainement.

En fait, Ségolène le rencontra quasiment en même temps qu'elle. Elle aussi crut tomber sur son type d’homme idéal : solide, rassurant et amusant à la fois. Dès la première rencontre, elle se retrouva immédiatement sur un petit nuage. Albert sut assurer comme un prince non sans oublier de réclamer le petit cadeau que Ségolène se fit un plaisir de lui donner. Le rapport sexuel fut si intense que Ségolène eut l’impression de découvrir l’orgasme entre les bras du séduisant gigolo qui avait su lui faire enfin lâcher les commandes…

Au petit matin, il la quitta discrètement. Etendue complètement nue en travers du lit, elle dormait du profond sommeil des amantes satisfaites. Quand enfin elle se réveilla, elle se sentit légère, comblée et heureuse comme une gamine…

Et, cerise sur le gâteau, là où Medhi avait raté, Albert avait parfaitement réussi. Elle se retrouva on ne peut plus enceinte quelques semaines plus tard !

De son côté, Medhi continuait jour après jour à traîner son ennui. Toutes ses tentatives pour approcher Ségolène se soldaient par de cuisants échecs. Les râteaux s’ajoutaient aux râteaux. De quoi approvisionner tout un rayon de jardinerie. Sans ménagement aucun, la responsable territoriale le rembarrait si sauvagement que le malheureux n’osait plus approcher. Pendant ce temps, chacune de leur côté, Corinne et Ségolène assaillaient Albert dans le vain espoir de le revoir et d’essayer d’en obtenir l’exclusivité. Mais lui savait se faire désirer. Il ne détestait pas les deux femmes, il les appréciait même, mais on ne pouvait pas parler d’amour à son sujet. Au maximum, pouvait-on dire qu’il aimait être aimé. Et pour l’instant, il n’en était même pas question. Il tenait à poursuivre sur sa lancée et à assurer le succès de son agence. Et ce n’était pas vraiment bien parti. Zoubida s’arrachait les cheveux. Les

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clientes commençaient à affluer et son jeune frère accumulait bides et échecs en tout genre…

– Tu comprends, disait-il quand elle lui demandait une explication, je pense tellement à Ségolène que je n’arrive pas du tout à m’intéresser aux autres !

– C’est vraiment ennuyeux. Ca m’oblige à filer tout le boulot à Albert. Il fait de son mieux, mais j’ai l’impression qu’il commence à fatiguer…

– Moi j’en ai marre de votre truc à la noix…– Pourtant, je t’aiguille sur les moins moches et tu n’arrives

à rien. Les femmes se plaignent que tu n’es pas prévenant. Et au lit, je te dis pas ! Il y a même des furieuses qui prétendent que tu n’arrives même pas à bander !

Sous le flot de critiques humiliantes lancées par sa sœur, Medhi baissa la tête avant de s’énerver de la pire façon.

– Tu me fais chier ! Je te le laisse ce foutu boulot à la con ! J’ai jamais été une pute comme Albert, moi. Je suis juste un mec normal. Il faut que je ressente quelque chose pour que la machine fonctionne !

– L’ennui, c’est que je ne peux pas faire marcher la boîte avec un seul macho…

– Rien à battre !Et il la planta là. Albert n’eut guère plus de succès. Leur

belle amitié en avait pris un sacré coup…– Ta carrière aura été plutôt courte et c’est vraiment

dommage…– J’en ai rien à foutre, s’entêta l’autre. J’abandonne et c’est

tout !– Tu ne peux pas me faire cela. C’est tout le concept SOS-

MACHOS que tu démolis au moment où ça commençait à marcher du feu de Dieu…

– Pas du tout. Je peux te mettre en contact avec dix gugusses prêts à me remplacer sans aucun problème.

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– Et bien, moi je sais ce qu’il me reste à faire, conclut Albert en lui serrant la main. A la revoyure, camarade !

Il n’y en eut jamais. Medhi disparut de la circulation du jour au lendemain. Certaines mauvaises langues racontent qu’il vit maintenant dans un squat rempli de junkies et de travelos et qu’il ne s’intéresse plus du tout aux femmes…

Après avoir abandonné très vite la chimère de son agence de géniteurs, Albert a poursuivi en solo une honnête carrière de gigolo le temps de ses belles années avant d’enfin se ranger des voitures. Aujourd’hui, il partage son temps entre trois foyers, quelques occasionnelles qui d’ailleurs le font payer (on ne peut être et avoir été) et une ribambelle d’enfants adorables et tous un tantinet basanés. Un jour ici, un jour là, un troisième ailleurs, il croit avoir organisé sa vie sur une sorte de routine idéale respectant un équilibre précaire entre continuité et renouvellement. En apparence, son petit univers féminin semble s’en être très bien accommodé. Pour preuve, il n’est plus jamais retourné bosser sur un marché depuis l’histoire de « SOS-MACHOS »…

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MAURICE et MALVINA

Qu’il pleuve, neige ou vente, Malvina reste fidèle à son poste de travail de la forêt de Ferrières, un vieux camping-car aménagé qui n’est plus de la première jeunesse et dans lequel elle reçoit toute la journée sa clientèle de mâles affamés pour un tarif des plus raisonnables. Malvina, de son vrai nom Huguette Ledoux, a cinquante huit ans, une forte poitrine un peu tombante, un visage plutôt ingrat et des cheveux d’un blond platine qui n’ont rien de naturel. Elle ne lésine pas sur le rouge à lèvres ni sur le fond de teint dont l'épaisse couche est censée masquer ses rides. Avec ses talons hauts, ses cuissardes, ses bas résilles et sa minijupe moulante en cuir noir, impossible de se tromper sur ses activités professionnelles... A l’époque où elle était jeune et belle, elle avait commencé sa carrière dans de plus jolis quartiers. Puis, au fil des ans et du déclin inéluctable qu’amène l’âge, elle avait officié dans les rues réservées de la capitale avant de finir dans ce bois agréable quatre mois par an mais sinistre et glacial tout le reste du temps.

Elle se sent rassurée par la présence de Monsieur Pascal qui la surveille pratiquement sans interruption depuis sa Renault 25 gris métallisé garée sur le parking en face ou un peu plus loin sur la route. Un peu plus âgé qu’elle, il fait partie des tout derniers membres du milieu d’autrefois et n’arrête pas de récriminer sur celui d’aujourd’hui avec sa violence gratuite et surtout son manque de parole et de sens de l’honneur. Il porte encore assez beau avec sa casquette à carreaux, ses bretelles et ses gilets à fleurs. Il considère Malvina comme sa toute dernière «gagneuse ». Elle est bien loin l’époque bénie où il gérait une demi-douzaine de filles de joie rue Sainte-Appolline, tout près de la rue Saint-Denis !

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Grandeur et décadence. Maintenant il se trouve relégué dans cette affreuse forêt, à surveiller cette misérable clientèle de routiers, de péquenots et de frustrés en tous genres. Il vit dans sa voiture, fume cigarettes sur cigarettes, écoute la radio, lit son Paris-Turf et prépare ses divers tiercés et lotos. Son rêve secret est de se ranger définitivement des voitures, de s’installer du côté du Raincy ou de Nogent avec sa protégée pour jouir enfin d’une retraite bien méritée. Mais, comme il sait que la probabilité de réussite par ce biais est relativement mince, il continue à longueur d’années à suivre le train-train du déplaisir dans ce bois minable.

Maurice Germain, soixante et un ans, retraité SNCF, est un des clients les plus fidèles de Malvina. Il vient régulièrement la voir tous les vendredis, depuis des années. C’est réglé comme du papier à musique. Huguette-Malvina a une certaine tendresse pour Maurice. Tant de constance, ça crée des liens. L’ancien cheminot vit seul. Il a toujours été célibataire. Peu recherché par les «honnêtes» femmes, il s’est souvent consolé avec celles qui vendent leurs charmes et cela dès sa terne jeunesse. Il ne s’en porte apparemment pas plus mal. Pas d’attache, pas d’enfants, pas de souci, le tout pour un prix modique et même défiant toute concurrence. L’ennui, c’est qu’il vieillit, commence à souffrir de petites misères et de grandes douleurs. Une compagne pour ses vieux jours lui semble maintenant nécessaire, ne serait-ce que pour s’occuper du ménage et pour lui servir d’infirmière s’il tombe malade... Il a bien essayé de trouver une compagne par le biais de petites annonces, mais cela n’a rien donné. Et il ne sait pas trop pourquoi. En se regardant dans la glace, il admet volontiers qu’il n’est pas beau. Il ne l’a jamais été d’ailleurs. Ses traits sont mous, quelconques et donnent l’impression de quelqu’un de veule, triste et sans intérêt. Tout l’opposé de ce que recherchent les femmes disponibles du même âge qui veulent

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redémarrer dans la vie avec un homme vigoureux, drôle et dynamique !

Alors, il lui reste Malvina. D’ailleurs, il a même commencé à s’inventer tout un film à son sujet. A plusieurs reprises, il a déjà essayé de lui parler par allusions, mais sans grand succès.

– Mon pauvre Momo, lui disait-elle, t’es qu’un gentil petit micheton pour moi. Reste-le ! Qu’est-ce que tu pourrais bien faire avec une vieille peau comme moi !

Mais comme un certain nombre de faibles et de velléitaires, il est buté et ne veut pas en démordre. Ce sera Malvina ou rien. Il doit sans doute la voir avec les yeux de l’amour, c’est à dire sans la vulgarité de l’allure et des traits, sans les rides et les bourrelets...

Il est parfaitement au courant des habitudes du maquereau. Il sait qu’il ne lâche pas sa tapineuse d’une semelle, sauf quand il va se soulager contre un arbre ou chercher un journal et deux sandwichs au village. Il faudrait profiter de ces instants pour agir. Ce qu’il fait. Ce jour-là, Malvina est en mains, elle vient d’embarquer à l’intérieur de son J5 aménagé un petit vieux un peu chenu, lui a déjà demandé son petit cadeau et l’a confortablement installé dans le lit recouvert d’une couverture de velours rouge.

– Mets-toi à l’aise, chéri, j’arrive...En quelques coups de couteau, Maurice Germain vient de

crever les deux pneus arrière de la R25 de Monsieur Paul pendant que celui-ci est au bar-tabac du village. Il a aussitôt rejoint le parking du bois qui se trouve à cinq minutes en voiture. Quand il ouvre la porte du camping-car côté conducteur, Malvina écrase de tout son poids le petit vieux qui soupire et grogne tour à tour. Elle s’active vigoureusement, ses seins ballottent et elle n’oublie pas d’encourager les ardeurs de son sénile client avec des : « Oui, encore, vas-y, plus fort ! », histoire qu’il ne s’éternise pas.

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Par chance, la clé de contact est sur le tableau de bord. Il la tourne, le moteur toussote, crachote et finit par démarrer difficilement en évacuant un gros nuage de fumée noire.

– Mais qu’est-ce que tu fabriques Momo ? braille Malvina.– Je t’emmène faire un tour, voilà tout !Le fourgon s’engage maintenant sur la route, dans la

direction opposée au village. – Mais ça va pas, t’es complètement sonné ou quoi ? lance

la prostituée en remettant sa grosse poitrine dans un soutien-gorge rouge taille 105 B.

– Si, ça va très bien. Nous partons ensemble, comme ça, je t’aurais toute à moi, lui dit-il presque joyeusement.

L’autre en est à remettre son slip sous sa minijupe en se tortillant puis à le rejoindre dans la cabine de pilotage toute tendue d’une épaisse moquette beige pisseux.

– Mais tu fais vraiment chier, Momo, arrête-toi ici immédiatement et demi-tour !

Alors, il sortit de sa ceinture un Colt 45, ce qui calma le jeu immédiatement.

– Pas croyable ! s’exclama Malvina. Un flingue, toi. Mais tu veux me kidnapper !

– C’est ça ! Tu vas commencer par me virer ton client vite fait...

Il arrêta immédiatement le camping-car le long de la route et l’autre descend en tenant à deux mains un pantalon qu’il n’a même pas eu le temps d’ajuster correctement. Et il redémarre aussitôt en laissant le petit vieux renâcler qu’il n’en a pas eu pour son argent...

– On va prendre l’autoroute, Malvina. On file vers le Sud, le soleil, la mer, le ciel bleu ! Tu vas voir, on va se la couler douce... Plus de tapin, la belle vie, quoi !

– Mais t’es complètement barge, Momo, faut revenir sur terre... Tu oublies complètement Monsieur Pascal. Il va pas te

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lâcher lui, il va te traquer, te retrouver vite fait et je préfère pas être à ta place quand il te dérouillera.

Les quatre premières mesures de la 5ème de Beethoven résonnent doucement à l’intérieur du baise-en-ville de Malvina. Elle sort son portable et appuie sur la touche verte : « Allô ! Oui, chéri, ne t’inquiète pas, je suis là, bien vivante... Figure-toi que c’est ce pauvre naze de Momo qui s’est mis dans sa tête de demeuré de m’emmener en balade avec le fourgon... »

– Il dit qu’il va te tuer si tu ne fais pas demi-tour immédiatement, fait-elle en se tournant vers Maurice.

– Dis-lui que je suis armé et qu’il vienne pas s’y frotter...– Il dit qu’il est déjà en train de faire réparer ses pneus et

qu’il va pas tarder à nous retrouver...Le dialogue s’arrête là parce que Maurice arrache le

portable des mains de Malvina et le balance rageusement sur la route où il finit sous les roues d’un camion roulant en sens inverse.

– Salopard ! Un portable de plus de six cent cinquante dolros qui faisait des photos et plein d'autres trucs...

Malvina lui fait maintenant ouvertement la gueule en fumant cigarette sur cigarette. Maurice voudrait bien détendre l’atmosphère.

– Alors on est pas contente de partir avec son petit Momo ?– Pas du tout, j’t’ai jamais demandé cela...– Mais des fois on causait. Tu me disais que j’étais ton

préféré...– Je raconte ça à tous les caves qui passent ducon ! Tu l’as

quand même pas cru...– Et puis tu disais aussi que tu en avais marre de ce boulot.– Ca c’est vrai ! Tous ces dégueulasses, ces vicieux, ces

mecs pas propres... Des fois, rien qu’à les sentir, j’ai presque envie de gerber...

– Alors ma proposition devrait te convenir...

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– Admettons que j’accepte de te suivre un moment, un tout petit moment, hein ! On va vivre de quoi ?

Aussitôt Maurice exhibe une liasse de billets de banque qu’il a sortie du distributeur en plusieurs fois.

– De ça, dit-il calmement. J’ai tout prévu. Tu ne manqueras de rien.

Et il y a combien ? demande la putain soudain intéressée.

Suffisamment, répondit Maurice en remettant le tout dans sa poche.

Il s’était engagé sur la bretelle d’accès de l’autoroute A6 et avait parcouru une petite quinzaine de kilomètres quand le moteur se mit à hoqueter, à s’étouffer puis à s’arrêter. Le véhicule termina en roue libre sur la bande d’arrêt d’urgence. Maurice essaya de relancer le moteur, rien ne réagissait, pas un bruit. Soudain, il remarqua que l’aiguille de l’indicateur de niveau d’essence était bien au-dessous du zéro. Il n’y avait pas prêté attention car la lampe rouge qui aurait dû s’allumer pour prévenir le conducteur était grillée.

– On est sûrement en panne sèche, conclut-il piteusement.– Tu vois que t’avais pas tout prévu, banane! T’as plus qu’à

aller chercher de l’essence à pinces et t’as intérêt à foncer, parce qu’il va pas tarder à nous retrouver, mon Pascal.

En effet, le souteneur n’était plus très loin. Il avait roulé à la main jusqu’au garage du village la première roue qu’il avait dû déboulonner lui-même. Puis, le mécano prit obligeamment les choses en main. Il mit la voiture sur cric et récupéra l’autre.

– Faites vite ! suppliait Monsieur Pascal. Je suis très pressé. J’ai une affaire d’une extrême urgence à régler.

– L’ennui, c’est que votre pneu a été crevé sur le flan avec quelque chose comme un couteau ou un gros tournevis et qu’il n’est pas réparable du tout. Il va falloir changer les deux pneus, Monsieur...

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– Changez ! Changez tout, mais faîtes vite, bon sang, s’énervait le souteneur.

– Mais je n’ai pas ce modèle au garage... Il va falloir commander...

– Et ça va prendre combien de temps ?– Le temps de passer un coup de fil et que le livreur les

amènent. Après, la pose, c’est une affaire de quelques minutes.Pascal Tricard trépignait sur place, tordait sa casquette,

tripotait sans arrêt son portable. Son Huguette ne répondait plus, ce qui l’inquiétait beaucoup. Derrière la vitrine, il n’avait pas cessé de surveiller la route nationale et n’avait rien vu passer. Cela signifiait que le camping-car avait dû prendre la direction opposée et sans doute s’engager plein sud en direction de l’autoroute.

De son côté, Maurice Germain mit près d’une heure pour rejoindre à pied la plus proche station-service de l’autoroute. Il trouva difficilement un jerrycan de cinq litres à la boutique et bien sûr personne ne lui proposa de l’aider, pas plus au retour qu’à l’aller. Huguette Ledoux l’avait attendu bien sagement couchée sur le lit, tous rideaux de brocard rouge tirés. Après deux heures de marche le long de l’autoroute, l’excitation du début était retombée. Il regarda d’un œil froid la grosse pute défraîchie qu’il retrouva endormie et que le bruit de la porte coulissante réveilla. Pour la première fois, il n’avait pas vraiment envie d’elle.

– Tu te magnes un peu ! J’en ai marre d’être secouée à chaque passage de poids lourds. J’étais beaucoup mieux dans mon bois de Ferrières ! Se plaignit-elle.

Il alla remplir le réservoir, s’installa au volant et essaya de relancer le moteur qui se fit prier aussi longtemps qu’il y eut de l’air dans l’arrivée d’essence. Finalement, le vieux moulin fatigué accepta de repartir et l’engin de camping se remit à tailler mollement la route.

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– On pourrait peut-être s’arrêter, faire une petite pause, proposa au bout d’un moment une Malvina qui se voulait coquine.

– Pas question, répliqua Germain. Je tiens à mettre le plus de kilomètres possibles entre nous et ton proxo !

Bien entendu, elle revint plusieurs fois à la charge au cours de la journée, mais il ne s’arrêta que vers le soir pour manger dans un Presto-grill, sur l'aire de repos du chevreuil.

– Et tu te tiens à carreau, lui conseilla-t-il, n’oublie pas que mon flingue est braqué sur toi...

Elle obtempéra, mais au moment de repartir, elle sut l’attirer vers l’arrière du véhicule-baisodrome et l’entraîner dans une turlute experte. Elle en avait du métier, la Malvina. Même moche et décatie, il ne pouvait pas résister à ses arguments. La partie de jambes en l’air dut fatiguer particulièrement le pauvre Maurice Germain. A moins que ce ne soit les émotions inhabituelles pour un homme menant une vie sans surprise, toujours est-il qu’après l’amour, il s’endormit comme un bienheureux... Réflexe immédiat, Huguette récupéra le flingue qui lui sembla extraordinairement léger : il était en plastique. Un vulgaire jouet, bien imité, mais totalement inoffensif. Ensuite, elle fouilla les poches de la veste de Maurice et récupéra l’argent qu’elle compta en vitesse. Il y avait presque deux mille dolros...

– J’ai pas perdu ma journée, il va être content mon Pascal, se dit-elle.

Il ne lui restait plus qu’à neutraliser le dormeur, ce qu’elle exécuta en lui assénant sur le crâne un magistral coup de manivelle. Elle n’eut plus qu’à le ligoter, à le bâillonner et à lui prendre son téléphone portable.

Quand le pauvre Maurice Germain se réveilla, il ressentit une violente douleur à la tête. Il était couché sur le lit, un peu de sang avait coulé sur la couverture rouge. Il ne pouvait ni

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bouger ni crier. Il comprit immédiatement que la situation avait tourné, mais pas en sa faveur.

Le fourgon roulait assez vite, de façon régulière et sans s’arrêter. Il en conclut qu’il était encore sur l’autoroute. Puis il y eut un arrêt et le revêtement lui sembla moins lisse et moins confortable. Ils devaient rouler sur le réseau secondaire. Au bout d’environ une heure, le véhicule s’arrêta. Il entendit la porte latérale coulissante s’ouvrir avec fracas. Malvina l’attrapa par les pieds, le souteneur par les épaules. Ils s’étaient arrêtés au milieu d’un pont, en pleine campagne. Il faisait nuit noire. Pas un chat aux alentours. Ils le passèrent au-dessus du parapet. Ils n’allaient pas faire ça ? Ils n’hésitèrent pas une seconde. Ils le balancèrent dans le vide. Il paraît qu’entre le pont et l’arrivée dans l’eau glacée de la rivière, il eut le temps de voir défiler tout le film de sa vie...

En guise d’éloge funèbre, l’élégant Pascal Tricard déclara : « On va pas se faire emmerder par un crétin de client, même si c'est un fidèle parmi les fidèles ! »

Trois semaines plus tard, la brigade fluviale découvrait, flottant à fleur d’eau, bien loin en aval, le cadavre d’un homme d’une soixantaine d’années encore bâillonné et ligoté. Le long séjour dans l’eau rendit son identification particulièrement difficile.

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QUEEN LATIFA

JanMimi ne se souvient pas très bien comment il a atterri dans cet « after » étrange à la lumière bleutée digne d’un fond d’aquarium. Sa fausse Rolex lui annonce trois plombes du matin. Il se sent un brin dans le potage, le cerveau embrumé et les jambes plutôt molles. Sa tête résonne sous les coups de marteau-piqueur de la techno de merde que le DJ impose à tous les joyeux fêtards qui se déchaînent sur la piste de danse…

Une grosse boule lumineuse dans le style « Saturday night fever » balance des éclairs qui zèbrent la masse mouvante et laisse apparaître une silhouette désarticulée puis une autre. Des lasers se déchaînent, trouant la nuit. Soudain, JanMimi distingue une beauté, un vrai canon qui émerge du magma juste le temps d’une seconde. Ce n’est pas possible, il a dû rêver… Il ne peut plus détacher le regard d’une grande nana aux longs cheveux bruns, aux traits fins et à la bouche pulpeuse qui a l’air de s’en donner en se trémoussant… A chaque nouveau passage du spot, il découvre un nouvel aspect de la merveilleuse beauté dansante… Taille fine, poitrine généreuse, jambes interminables. Elle a vraiment tout pour faire craquer un mec, cette belle enfant…

D’un pas un peu chancelant, JanMimi s’approche d’elle. Il ne sait pas trop où il est, ce qu’il a fait, ce qu’il a bu depuis le début de la soirée et surtout où sont passés les potes qui l’accompagnaient quelques heures plus tôt. Maintenant, il se retrouve seul et s’en moque totalement. Il n’y a plus que la belle inconnue qui l’intéresse… Et par chance, voilà que cette techno abrutissante s’arrête brutalement. Une série de vieux slows des années soixante commence à prendre le relais. Il reconnaît les premiers accords de « A whiter shade of pale » du

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mythique Procol Harum. La beauté brune quitte la piste de danse pour s’approcher du bar… Allez, JanMimi, c’est le moment de saisir ta chance, même si tu risques le râteau. Comme dirait l’autre, sur un malentendu, ça pourrait peut-être fonctionner…

Pourtant quelque chose lui dit qu’un pareil canon, ça ne peut en aucun cas être pour lui…

– Excusez-moi, Mademoiselle…La fille se retourne et examine de la tête au pied le grand

blond un peu gauche qui vient d’oser l’interpeller. Un sourire légèrement moqueur se dessine sur ses lèvres pulpeuses…

– Permettez-moi de vous offrir un verre… Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

– Une vodka orange, ça pourrait le faire…JanMimi en commande aussitôt deux à un barman assiégé et

entraîne la beauté vers une table libre dans le coin le plus sombre de la salle.

– Je manque à tous mes devoirs, s’excuse JanMimi, je ne me suis pas présenté. Jean-Michel Dubois, JanMimi pour les intimes. J’ai 29 ans, je suis commercial chez ASVPT.

– Enchantée, répond la belle en suçotant sa paille d’un air coquin, moi c’est Queen Latifa…

– A en juger par votre type de beauté, vous êtes méditerranéenne, ou je me trompe ?

– Tu ne te gourres pas, beau blond, je suis d’origine beur, mais française à 100%. Je viens de la Duchère.

– Et moi de Perrache…De fil en aiguille, la conversation s’oriente sur toutes sortes

de futilités, caractéristiques des premiers pas, des manœuvres d’approche. La vodka orange ne dure qu’un moment. Très vite, ils passent au verre suivant, puis à un autre. De plus en plus titubant, JanMimi entraîne quand même Queen Latifa vers la piste de danse pour une nouvelle série de slows. La magnifique maghrébine se colle à lui lascive, abandonnée.

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– C’est bizarre, lui glisse-t-elle à l’oreille. D’habitude, j’ai une sainte horreur des blonds. Je les trouve fades, insignifiants. Moi, je kiffe vraiment que les bruns, très bronzés, très virils.

Elle frotte son bas-ventre contre celui de JanMimi tout en ondulant doucement. Une douce chaleur s’insinue sous la ceinture du pantalon qui commence à présenter un renflement caractéristique…

– On pourrait aller s’en griller une dehors, propose la belle, il fait une chaleur ici…

Sur le trottoir, JanMimi se montre plus pressant. Il se serre contre elle, lui pelote un peu les fesses qu’elle a bien fermes et remonte jusqu’à la poitrine qui lui semble aussi généreuse qu’épanouie…

– Du calme, garçon, lui fait Latifa en le repoussant doucement. Je ne sais pas si j’ai vraiment envie de continuer avec toi…

Il n’en faut pas plus pour calmer les ardeurs de JanMimi qui sort une tige de son paquet et l’allume en lui lançant un regard boudeur.

– Je déconne, reprend la fille. On va chez toi ou on va chez moi ?

– C'est-à-dire que j’habite pas dans le coin, bredouille JanMimi.

– Tu vas pas te dégonfler… Allez, t’as bien une caisse ?– Oui, c’est la Méglane qu’est garée, là-bas, dit-il en

désignant du doigt une voiture un peu déglinguée.– C’est vraiment ton jour de chance, petit gars. D’habitude,

je ne monte jamais en dessous de la Saab turbo… Faut vraiment que tu m’aies tapé dans l’œil, minaude-t-elle.

A peine installés dans la bagnole, Latifa se précipite sur la braguette du futal de JanMimi, la déboutonne adroitement pour en sortir le battant de cloche turgescent qu’elle enfourne vite fait dans la chaleur de son immense bouche pulpeuse. JanMimi ferme les yeux. Un flash de volupté inonde son cerveau. Le va

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et vient se fait plus insistant. Il se retient un temps, mais ne peut résister bien longtemps au savoir-faire buccal de Queen Latifa. Il se retrouve très vite au bord de l’explosion. Il n’a même pas conscience que son pantalon est sur ses chevilles et que d’une main vigoureuse, Queen Latifa vient de le retourner comme une crêpe suzette. Elle se mouille l’index et le lui plante délicatement dans le fondement. Non, ce n’est pas possible… JanMimi sent quelque chose de chaud se rapprocher de son anus. Il se retourne à demi et découvre un gros braquemart poilu entre les jambes fuselées de la charmante beurette… C’est un cauchemar, ce n’est pas à une Queen Latifa qu’il a affaire, mais à un King Mohamed prêt à le sodomiser ! C’est monstrueux. Il voudrait hurler. Mais il ne peut pas. L’autre lui plaque une main vigoureuse sur la bouche… Ca y est. Il sent la chaleur s’insinuer en lui. L’autre insiste. S’attendant à la douleur du déchirement final, JanMimi se crispe au maximum…

Et c’est à cet instant précis qu’il se réveille en sueur. Tout cela n’était finalement qu’un mauvais rêve. Il reprend petit à petit ses esprits. Il est couché de tout son long sur la banquette arrière de la Mégane. Sa montre indique 4 heures 45. La voiture est garée dans une sombre ruelle complètement déserte. Pas plus d’ « after » que de Queen Latifa dans ce coin paumé du vieux Lyon. Seuls témoins de cette nuit agitée : une monstrueuse gueule de bois, un reste de dégueulis sur le col de sa veste et des traces blanchâtres sur son pantalon déboutonné et empêtré dans ses chaussures. Il ne lui reste plus qu’à récupérer un string roulé en boule sous la pédale d’embrayage… Pauvre JanMimi !…

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LES BONS SAMARITAINS

Le froid pinçait dur quand Pabo le clodo, sortit de l’escalator du Forum des Halles sur le coup de 22 heures. Un vent glacé balayait la rue Saint Denis. Un tas de gens marchaient en tous sens, vaquant sans doute à leurs derniers achats de Noël. Cette année, on allait encore dévaliser les marchands de jouets, piller les supermarchés, engloutir des tonnes de riches nourritures et avaler des hectolitres de boissons pleines de bulles. Personne ne se souciait de Pabo. Pour être honnête, il faut préciser que Pabo n’avait pas grand-chose d’attirant. Il portait de grosses godasses crasseuses et éculées et un pantalon sans forme ni couleur définie qui recouvrait un jean dépassant un peu en bas. Il protégeait sa tête à l’aide d’un bonnet péruvien si sale et si usé qu’on n’en distinguait plus les dessins ni les couleurs et son torse paraissait énorme en raison des chemises, pulls troués, veste et blouson qu’il portait les uns sur les autres… Malgré cette accumulation de couches de vêtements, Pabo se sentit saisi par le froid glacial de cette fin décembre et se mit à grelotter. Avec son baluchon de misérables affaires entassées dans un sac plastique, il se mit à remonter la rue, histoire de se réchauffer un peu…

Sur les marches du parvis de la petite église Saint Leu, il aperçut quelques miséreux de son acabit. Il s’en approcha. Dans le coin, il était impossible de faire un pas sans rencontrer un SDF. Pabo n’appréciait pas spécialement leur compagnie surtout depuis qu’il avait été frappé puis dépouillé d’une belle paire de bottes par deux d’entre eux. Ceux-là avaient l’air assez inoffensif. La porte de l’église était ouverte. On entendait de la musique et des chants qui venaient de l’intérieur.

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– C’est la jolie Madone qui chante avec ses anges, fit une vieille aussi puante qu’édentée…

Pabo tendit l’oreille. Les voix étaient douces, les chants beaux et rythmés, mais on ne pouvait pas vraiment en profiter à cause du bruit de la rue.

– Pourquoi qu’on n’entre pas ? demanda Pabo.– Faut pas déranger la Madone. Elle est trop belle, on est

trop sales, lui répondit un vieux vêtu d’un caban et d’une casquette de marin. Pabo fut immédiatement incommodé par son haleine avinée. Il remarqua la bouteille de rouge qui dépassait de sa poche. «Ils font ça tous les samedis soirs et quand ils sortent, ils oublient jamais de me donner un p’tit soleil ! » précisa le clodo de la marine.

Ce n’était pas la pièce de un ou deux dolros qui intéressait Pabo, mais plutôt l’abri et la chaleur relative qu’il aurait pu trouver à l’intérieur de l’église Saint Leu. Comme il n’osait pas se montrer plus inconvenant que les autres, il s’assit sur les marches et attendit. A l’intérieur, Violaine, une magnifique brune aux traits délicats et Jérôme, son ami qui l’accompagnait à la guitare, animaient de leurs chants la veillée hebdomadaire du groupe de prière charismatique qu’ils venaient de fonder. Le curé avait accepté de prêter son église à ces jeunes chrétiens à la condition expresse qu’ils n’oublient pas de se consacrer par la même occasion aux plus démunis de sa paroisse. Il ne voulait surtout pas que cette célébration ne soit qu’un caprice de gosses de riches. Il avait eu les plus grandes craintes quand Jérôme lui avait annoncé tout de go que son unique but dans la vie était de devenir « saint » et quand Violaine lui avait calmement assuré qu’elle se marierait vierge…

Pour une veillée de Noël, l’assemblée était encore moins nombreuse que d’habitude. Seuls Pierre et Paul, les plus fidèles du groupe, étaient venus et chantaient à s’époumoner pour compenser les défections. Ils venaient de terminer les habituels cantiques de louange quand Jérôme déclara : « Je ne peux pas

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continuer ainsi… alors qu’il y a tant d’enfants du Seigneur dans le froid… Nos invités ne sont pas venus ce soir… Convions les vrais amis de notre Dieu tout puissant, les pauvres, les malheureux, tous ceux qui souffrent, à partager avec nous ce grand moment de bonheur, cette naissance d'un Sauveur dans une pauvre étable… »

Pierre et Paul se regardèrent, interloqués. Un doux sourire illumina le beau visage de Violaine. Elle avait compris. En se tenant par la main, les deux amoureux platoniques quittèrent le chœur et se présentèrent à la porte donnant sur la rue. D’une voix claire et joyeuse, ils invitèrent le petit groupe de clochards qui battait la semelle à se joindre à eux : « Entrez, entrez, frères et sœurs, le Seigneur vous appelle, vous aussi ! » Jérôme reprit sa guitare et attaqua les premiers accords de « Venez, chantons notre Dieu ». Le chant de louange s’éleva d’abord timidement, puis une voix, puis deux se joignirent au chœur et tout le monde suivit le groupe à l’intérieur de l’église. Venus d’un peu partout, les pauvres, les passants, les badauds se mirent à entrer petit à petit, les uns entraînant les autres. Les travées remplies, la célébration devint joyeuse et magnifique, fervente et recueillie. Dans la pénombre à peine éclairée par les cierges et les bougies, on ne distinguait plus vraiment qui venait de la rue, qui était issu des beaux quartiers. Pendant une heure, on assista à la communion spirituelle d’un joyeux groupe d’enfants de Dieu qui chantait, célébrait et priait à l'unisson…

Perdu dans la foule, Pabo était aux anges. Il y avait tellement longtemps qu’il n’avait pas entendu de musique, qu’il n’avait pas ressenti pareille impression de sérénité et de recueillement. Il ne savait plus vraiment s’il chantait, s’il priait ou s’il planait. Cela devait être ça, le paradis… Les yeux de Violaine et de Jérôme brillaient. Ils exultaient de joie. Jamais ils n’avaient animé une aussi belle cérémonie… « Merci, Seigneur ! Amen… Halleluyah ! », s’exclamèrent-ils. « Et surtout, Joyeux Noël à tous ! »

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Le curé de Saint Leu s’approcha du micro et après avoir remercié ses jeunes animateurs, s’adressa à la foule : « Amis de la rue, la fête ne fait que commencer ! Nous vous invitons tous à rejoindre la place de l’Hôtel de Ville où on vous attend pour vous servir un vrai repas de réveillon sous un chapiteau chauffé. Ne ratez surtout pas ça !... » Puis la foule s’écoula lentement dehors, toute à sa joie de pouvoir continuer les festivités. Seul Pabo restait assis sur sa chaise, voulant sans doute encore prolonger un peu cet instant de bonheur. La douce Violaine s’approcha de lui… « Frère, vous ne suivez pas le mouvement ? »

– Non, répondit le clochard. Je n’en ai pas envie. Je veux juste rester encore un peu ici. J’ai l’impression d’entendre votre belle musique chanter dans ma tête…

– C’est trop aimable, mon ami… Merci ! Mais vous devriez quand même vous rendre au réveillon du Secours Cahotique comme vous l’a conseillé le père Claude… C’est Noël, restons tous dans la joie du Seigneur !

Et elle retourna vers les trois garçons qui rangeaient le matériel et s’apprêtaient à partir. Ils discutèrent un moment et revinrent vers Pabo.

– Qu’allez-vous faire l’ami, si vous n’allez pas au banquet avec les autres ? lui demanda Jérôme.

– Je vais traîner tout seul, encore plus triste qu’avant… Vous savez je m’appelle Pablo et tous les autres, ils se moquent de moi en transformant mon nom en « Pabo ». C’est vrai que je suis sale, moche et puant, mais comment être autrement en vivant dans la rue…

– Eh bien, c’est simple, nous vous invitons à venir dîner avec nous… Ca vous convient ?

– Ah non, je suis trop dégueulasse, je ne peux aller nulle part dans l'état où je suis…

- Aucun problème, on se chargera de tout…

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Les quatre jeunes l’escortèrent jusqu’au petit studio de Jérôme où il fut lavé, rasé et facilement rhabillé de pied en cap car il avait à peu près la même taille que le jeune guitariste. En se regardant dans le miroir de la salle de bains, il eut l’impression d’être un autre ou plutôt d’être redevenu lui-même, c'est-à-dire Pablo Dos Santos, tourneur au chômage, divorcé et père de trois enfants. La soirée puis le réveillon lui semblèrent ni plus ni moins que magiques. Les quatre jeunes l’entraînèrent dans un bar à la mode pour prendre l’apéritif dans une joyeuse ambiance. Ils passèrent ensuite le réveillon dans un restaurant chic avec orchestre tsigane. Pablo goûta de tout, mangea de grand appétit, apprécia vins fins et champagne et s’endormit même une petite heure sur la banquette de maroquin rouge. Au moment de se quitter, Violaine et Jérôme lui proposèrent de l’héberger, histoire de lui éviter de dormir dehors par une nuit aussi glaciale. Il refusa fièrement. Il n’y eut rien à faire pour le décider…

Le froid de la rue venait de lui rappeler qu’il n’était et ne resterait toujours que Pabo, le clodo. Il venait de vivre une parenthèse de bonheur inespéré dont il les remercia chaleureusement. Mais il lui était impossible de se remettre dans la peau de celui qu’il avait été autrefois et qu’il ne pourrait plus jamais redevenir.

– Nous respectons ta décision, mon frère, lui dit Jérôme. Mais tu sais maintenant où nous nous trouvons. Viens nous voir quand tu veux… On verra ce qu’on pourra faire pour t’aider…

Vêtu de ses beaux habits de bourgeois, Pabo se dirigea à petits pas vers la Seine. Le froid avait encore pris de l’intensité. Il regretta un instant son accumulation de fripes pouilleuses. Il se dit qu’il irait dès que possible les récupérer chez ses bienfaiteurs…

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Le lendemain, le SAMU social le retrouva sur le coup de huit heures. Mort de froid une nuit de Noël dans le square du Vert Galant…

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LES THANATOPHORES

La section SD 65 occupe la totalité du 25ème étage de l’immense building de verre et d’acier du Ministère de la Famille et de la Qualité de la Vie. Un bataillon d’employés de bureau, de secrétaires et de chefs de service s’y active, les yeux rivés sur leurs écrans d’ordinateurs ou les mains occupées à fouiller dans une accumulation de paperasses diverses. Cette section, considérée comme le Saint des Saints de cette machinerie administrative, n’est bien entendu jamais accessible au grand public. On y regroupe des informations confidentielles, des documents très privés sur une certaine frange de la population, celle des « nouveaux Seniors »… En effet, quand les citoyens de la Comté atteignent l’âge fatidique de 65 ans, ils se retrouvent pris en charge ici au titre d’un très officiel « Processus d’Aide à la Fin de Vie ». Il s’agit de faire en sorte que leur existence ne s’éternise pas au-delà du raisonnable et qu’elle coûte le moins possible à la société. De savants travaux d’économistes réputés ont montré qu’en fin de vie, un individu peut représenter une très lourde charge : versements de retraites supérieures à la totalité des gains obtenus par le travail et surtout frais médicaux dépassant en quelques années ceux de toute une vie. Sans oublier le frein à l’innovation, la pesanteur intellectuelle, politique ou sociale que représente le poids insupportable d’une majorité de personnes vieillissantes pour une société qui se retrouve plombée et incapable du moindre élan ou de la plus infime impulsion…

Tout a commencé lorsque le philosophe, politicien et banquier Hâte Ali osa écrire dans « L’Homme nomade »: « Dès qu’il dépasse 60/65 ans, l’homme vit plus longtemps

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qu’il ne produit et il coûte alors cher à la société : il est bien préférable que la machine humaine s’arrête brutalement, plutôt qu’elle ne se détériore progressivement… Je crois que dans la logique même du système industriel dans lequel nous nous trouvons, l’allongement de la durée de la vie n’est plus un objectif souhaité par la logique du pouvoir… L’euthanasie sera un des instruments essentiels de nos sociétés futures dans tous les cas de figure… » Et personne ne protesta… Très vite, il apparut que les jeunes générations se retrouvaient avec un fardeau insupportable sur les épaules. Chaque actif devait financer un minimum de deux retraités en plus de la sienne propre. Pire, les caisses seraient vides quand ils deviendraient inactifs à leur tour. Ainsi, leurs salaires se retrouvaient aisément amputés de 50 à 70%. Tout espoir d’une vie semblable à celle de leurs parents ou même simplement décente s’était évanoui quand en 12022, le social-démocrate Caillevent, candidat au titre de Gouverneur Hexagonal se fit élire triomphalement sur un programme d’aménagement de la fin de vie. (PAFV)

Suite à diverses affaires particulièrement douloureuses qui avaient ému l’opinion publique, une loi autorisant l’euthanasie des grands malades qui le demandaient fut votée en 12010. Elle fut discrètement étendue aux handicapés moteurs et mentaux, en respectant leur volonté, bien entendu. De nombreux prisonniers condamnés à perpétuité demandèrent également à en bénéficier, ce qui finit par leur être accordé. Suite à l’application de ces mesures, les services de soins palliatifs, de gériatrie ainsi que des instituts et des prisons virent leurs effectifs baisser considérablement ce qui eut des effets contradictoires : une réduction très marginale de la monstrueuse dette d’une part et un important accroissement du chômage de l’autre.

Les seniors représentaient les véritables gros bataillons des improductifs. Si en moyenne ils avaient travaillé 43 ans et six

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mois, s’ils avaient coûté de l’argent pour leur éducation et leur formation durant vingt et un ans et six mois et s’ils restaient une charge pour la société pendant plus de onze années, c'est-à-dire s’ils dépassaient les soixante seize ans, ils coûtaient plus que tout ce qu’ils avaient pu rapporter pendant leur vie active. De savants calculs d’économistes distingués l’avaient prouvé. D’où la nécessité de ce PAFV mis en place dès les premières semaines de l’arrivée au pouvoir du gouverneur Caillevent…

Le chef de service de la Section SD 65 se nommait Bjorn Chérifi. Il avait hérité ce peu courant prénom de sa mère suédoise et non d’une mode venue d’un quelconque feuilleton venu du froid. C’était un grand rouquin costaud et flegmatique qui s’acquittait de sa tâche avec lenteur et ténacité. Il avait convoqué deux de ses adjoints, Tokugawa Haréré, soignant sino-malien et Carlos Demba, négociateur ibéro sénégalais. Les deux hommes présentaient bien avec leurs costumes sombres de coupe soignée, leurs chemises d’un blanc immaculé, leurs cravates rouges et leur écusson blanc fixé au niveau de la pochette et représentant un caducée entouré de cette inscription brodée de fil d’argent « PAFV- Sérénité définitive ».

– Ce projet est loin d’être une sinécure, Messieurs, et ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre. Dans ce service, arrivent chaque mois des milliers de dossiers. Nous les étudions avec le plus grand soin. Il s’agit de mettre en attente les seniors encore actifs, encore utiles et de faire porter notre effort sur les plus de 76 ans, ceux qui sont déjà complètement à la charge de la société et qui risquent de le devenir de plus en plus dans l’avenir. Et qu’est-ce que je constate ? Des résultats on ne peut plus médiocres. Votre rendement n’est même pas de un sur cent !

Les deux métis regardaient le bout de leurs mocassins noirs. Chérifi crut même découvrir une certaine rougeur sur le front de Demba dont la peau était légèrement plus claire que la sienne. Les yeux bridés d’Haréré ne formaient plus qu’une

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ligne noire qui cachait l’énervement d’avoir à subir un énième remontage de bretelles de la part du patron.

– Si je reprends vos résultats d’hier. Quatre visites, quatre négociations et rien n’a pu être concrétisé. Avant-hier, trois visites, rien à l’arrivée. Lundi, rien. Vendredi, rien non plus. Et je peux remonter loin, très loin avant de trouver une signature d’accord pour « Sérénité Définitive » ! Qu’est-ce que vous fabriquez tous les deux ? Vous avez été longuement formés dans nos centres. Vous connaissez par cœur tout notre argumentaire. Cela ne devrait pas être difficile de les décider à franchir le pas, ces vieux…

– C’est là qu’est le problème, intervint Carlos, il faut les convaincre, arriver à les persuader du bien-fondé de la démarche…

– Rendez-vous compte… Le Ministère nous a fixé des quotas que nous sommes à mille lieues d’atteindre… Nous allons en prendre pour notre grade quand ils vont mettre leur nez dans nos résultats. Je ne vous cache pas qu’il se pourrait que des mesures de rétorsion soient prises et que certains d’entre vous se voient montrer le chemin de la sortie…

– La difficulté, dit Haréré Tokugawa, c’est que ces seniors sont d’un total égoïsme. Pas un seul qui veuille bien se sacrifier pour la communauté. Tant qu’elle reposera sur le volontariat, cette loi sera complètement inapplicable…

– Malheureusement il en est ainsi, soupira Bjorn Chérifi, et nous devons travailler dans ce cadre. Il est évident que si cette mesure était obligatoire, on pourrait travailler par tranches d’âge successives avec un taux de 100 pour 100 de réussite. Mais faut pas rêver.

– Est-ce qu’on ne pourrait pas donner comme argument que la loi d’interdiction de dépassement des 72 ans est déjà en préparation ? risqua Haréré.

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– Je vous l’interdis formellement, répondit le suédo-maghrébin. Vous avez déjà suffisamment d’arguments à votre disposition…

– Mais ce ne serait pas vraiment un mensonge, juste une légère anticipation, ajouta l’afro-japonais, juste un truc pour emporter la décision. Nous sommes souvent tout près du but. Quelquefois, il suffirait de pas grand-chose…

– Non, non et non, dit Chérifi. Je vous donne ces cinq dossiers pour aujourd’hui. Je vous rappelle qu’il y a 3000 dolros de prime d’Etat en cas de réussite. Alors, essayez de vous défoncer.

Les deux métis quittèrent le bureau du patron pour rejoindre leur glisseur. A bord de leur mini véhicule sur coussin d’air, ils purent se laisser aller à quelques plaisanteries, histoire de faire retomber la pression.

– Tu as vu Toku, lança Carlos, comme il était furax, le Shérif, de se retrouver avec toutes ses fiches « Wanted » sur les bras et pas un seul vieillard de pendu aux branches…

– Tu l’as dit, Dem, lui répondit l’autre, il nous gave l’arabe rouquin. Il n’a qu’à se les trucider lui-même, tous ces vieux et toutes ces vieilles…

– Tu ne peux pas m’appeler Demba ? C’est mon nom et pas Dem.

– Fallait pas commencer toi-même avec tes « Toku » et tes « Réré » !

– Eh, c’est normal de chercher à raccourcir… On n’a pas idée d’un nom pareil « Tokugawa Haréré »… Un vrai nom à coucher dehors avec un billet de logement !

***Ils garèrent le glisseur de fonction devant un petit pavillon

construit dans les années soixante dix du siècle précédent. Ils étaient bien au 45 de la rue Emile Zola comme c’était noté dans le dossier. L’endroit était calme. A travers une grille de fer forgé peinte en vert, ils purent apercevoir un petit jardin dont la

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majeure partie était cultivée en potager. Une ligne de poireaux avait résisté à l’hiver et un carré de salade voyait de jeunes pousses d’un vert tendre pointer en ce début de printemps. Carlos appuya sur le bouton de la sonnette. Une femme âgée, vêtue d’un tablier bleu apparut sur le seuil de la porte, encadrée de deux gros chiens noirs qui se mirent aussitôt à aboyer.

– Madame Castaing ? demanda Carlos Demba depuis la grille.

– C’est moi, qu’est-ce que vous voulez ?– Juste avoir un bref entretien avec vous au sujet d’un

programme très intéressant…– Je n’ai besoin de rien ! Passez votre chemin…– Il s’agit de « Sérénité Définitive », Madame. Nous

pouvons vous permettre d’obtenir des avantages fiscaux et même des indemnités.

– Attendez, j’attache les chiens et je viens vous ouvrir…Dem lança un clin d’œil malicieux à son complice qui savait

bien qu’il venait d’utiliser son joker, les expressions « avantages fiscaux » et « indemnités », mots qui jusque là leur avaient ouvert toutes les portes.

– Entrez, Messieurs, entrez, je vous en prie…Vue de près, elle ne faisait pas les 76 ans qui étaient notés

dans le dossier. Elle était bien un peu ridée et un peu forte, mais ses cheveux teints et son allure dynamique la rajeunissaient considérablement. Ils s’installèrent dans une cuisine toute équipée de style assez ancien. Ils remarquèrent même une grosse cuisinière à charbon en s’installant sur un banc de bois brut devant une grande table de monastère.

– Laissez-nous nous présenter, chère Madame. Je suis Monsieur Carlos Demba, fonctionnaire au Ministère de la Famille et de la Qualité de la Vie et mon collègue ici présent s’appelle Monsieur…

– … Tokugawa Haréré, continua le sino-malien en inclinant la tête et en joignant les mains.

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– … chargé de la partie technique et disons… médicale de notre affaire.

– Je n’ai guère de temps à vous accorder, Messieurs. Venez-en au plus vite à l’essentiel. Les avantages fiscaux et les indemnités.

– J’y arrive tout de suite, dit le négociateur conciliant, mais il faut d’abord que je vous donne deux mots d’explication sur notre proposition « Sérénité Définitive » qui fait partie du Programme d’Aménagement de la Fin de Vie, le PAFV, comme nous l’appelons dans notre jargon…

– Mais je ne suis pas en fin de vie. Je suis en pleine forme et en parfaite santé. C’est à peine si j’ai quelques douleurs dans les doigts et les poignets quand le temps tourne à l’humide…

– Il ne s’agit pas de cela, Madame, mais de planifier, de prévoir l’avenir. Vous n’êtes pas éternelle. De graves maladies, des handicaps de toutes sortes peuvent rendre votre existence insupportable…

– Je viens de vous dire que ce n’est pas mon cas.– Vous pouvez tout simplement commencer à être lassée de

l’existence. Je vois dans le dossier que vous vivez seule, que vous n’avez pas été mariée et que vous n’êtes mère que d’un seul enfant. Est-ce exact ?

– Parfaitement.– Votre enfant est un garçon.– Etait un garçon, corrigea Madame Castaing. A vingt cinq

ans, comme il ne trouvait pas de travail, il s’est engagé dans l’armée et quatre ans plus tard, il est mort, fauché dans une embuscade lors d’une opération de pacification au Varlouchistan occidental.

– C’est très dur pour une mère de porter le deuil de son enfant, s’apitoya Dem alors que Toku hochait la tête d’un air approbateur.

– Je ne vous le fais pas dire, répliqua la femme. Enfin, c’était il y a longtemps…

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– Et ce n’a pas dû être facile pour son père non plus…– Kévin n’a jamais eu de père. Dès que son géniteur a su

que j’étais enceinte, il a disparu sans laisser d’adresse. J’ai élevé mon fils toute seule et son père biologique ne s’est jamais inquiété de son existence. Pire, Kévin a essayé par tous les moyens de le retrouver quand il a eu vingt ans passés et il n’y est pas parvenu. Il est peut-être mort lui aussi…

– Vous avez donc eu largement votre lot de souffrances et de tristesse, reprit le négociateur, il serait parfaitement normal que vous souhaitiez en finir dignement, sereinement, au moment où vous le décidez, sans attendre indéfiniment dans un état semi dépressif…

– Non, mais de quoi me parlez-vous, Monsieur ? Je n’ai accepté de vous écouter que parce que vous m’avez proposé un avantage fiscal et des indemnités. Je ne dispose que d’une ridicule retraite d’enseignante qui ne fait que baisser depuis l’application de vos lois dégressives. J’en suis réduite à me nourrir des légumes de mon potager, à vendre les livres de ma bibliothèque et tout ce que je peux trouver comme objets peu indispensables. Ma vieille voiture a plus de trente ans. Elle rouille sur le bord du trottoir depuis qu'elle n’est plus autorisée à rouler en centre ville. Parait qu'elle pollue trop. Et je ne peux même pas m’acheter un manteau neuf…

– L’avantage fiscal signifie que vous serez dispensée de tout impôt, local, foncier, sur le revenu, sur l’eau, l’air etc… si vous signez un contrat vous engageant à mettre en place « Sérénité Définitive » dans les vingt quatre mois. L’indemnité consiste en la prise en charge par l’Administration de tous vos frais d’obsèques…

– Je vois le genre, caisse en cagette de sapin et fosse commune !

– Nous pouvons vous proposer plusieurs produits, plusieurs formules… Le Penthotal sous diverses formes. Nous pouvons vous laisser le matériel dans le cas où voudriez mettre fin à vos

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jours par vous-même à moins que vous ne préfériez profiter de notre savoir faire. Nous pouvons nous charger de tout. Au moment souhaité, le Docteur Toku ici présent, pourra procéder à l’injection finale que l’on aura fait précéder de l’ingestion d’un puissant antiémétique. Tout cela se passera sans la moindre douleur… Vous aurez l’impression de vous endormir, c’est tout…

– Cela ne m’intéresse absolument pas. Je suis dans le troisième âge, celui où l’on organise enfin sa vie comme on le désire, pas dans le quatrième ni dans le cinquième ! Je ne suis pas un légume grabataire, moi.

– Mais Madame, notre Service ne vous mettra jamais le couteau sous la gorge… Vous aurez largement le temps de réfléchir avant de prendre une décision. Pensez donc, un délai de deux ans, ce n’est pas rien. Et une dispense de tout impôt ? Et des funérailles gratuites ? Ca ne se laisse pas passer comme cela…

– Je ne dis pas, mais il faudrait que j’en aie assez de la vie… Vous seriez venus au moment de la mort de mon fils, je n’aurais peut-être pas dit non, mais aujourd’hui, avec toutes mes activités, tous les gens qui ont besoin de moi…

– Vos activités, Madame, mais de quoi me parlez-vous ? Je ne vois rien de marqué de tel dans votre dossier.

– Je suis responsable de secteur de l’association « Les Auberges du Cœur ». Nous avons distribué cet hiver plus de mille repas aux miséreux de notre ville. Nous sommes si peu de bénévoles que je me demande ce que cela deviendrait si je me retirais. Et puis, j’ai aussi mes cours d’alphabétisation à assurer. Comme votre dossier doit vous le dire, je suis une ancienne institutrice et je donne des cours trois soirs par semaine à des migrants analphabètes, le lundi, le mercredi et le vendredi. En tout, je m’occupe de plus de cinquante élèves. Qu’est-ce qu’ils deviendraient sans moi ?… J’ai également monté un groupe de jardiniers associatifs pour empêcher les

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chômeurs et les SDF de mourir de faim. Un agriculteur nous a prêté un grand terrain et…

– Je vous arrête tout de suite, Madame Castaing, mais si tout ce que vous venez de nous déclarer est exact, vous ne cadrez absolument pas avec notre « Programme d’aménagement de la fin de vie » et je ne peux malheureusement pas vous proposer de contrat et encore moins vous faire profiter des avantages financiers dont je vous ai parlé…

Ils la saluèrent rapidement et regagnèrent leur glisseur, assez fâchés.

– Cet abruti de « Shérif », il nous a fait perdre notre temps avec ce dossier incomplet ! Il va m’entendre… Passons au suivant…

***Simone de Carvalho, habitait au 78, rue Karl Marx à Saint

Aubin, ville de la proche banlieue de la capitale. Son immeuble, construit au début du siècle précédent, n’avait bénéficié d’aucune rénovation. Sa façade lépreuse, jamais ravalée, était noire d’une crasse accumulée au fil des ans. Au rez de chaussée, le rideau de fer rouillé, bosselé et couvert d’affiches et de graffitis d’un antique Café Bois Charbon n’avait pas été levé depuis plus d’un demi-siècle. De nombreuses fenêtres étaient murées à l’aide de parpaings, d’autres remplacés par des morceaux de bois ou de carton. Des groupes de gamins curieux et braillards jouaient ou se chicanaient à même le trottoir et jusque dans les escaliers.

Les deux négociateurs parquèrent leur glisseur en prenant grand soin de verrouiller le cockpit. Ils savaient que ce genre d’engin de grand luxe ne manquerait pas d’attiser la convoitise des habitants de ce quartier si misérable…

– Il y a longtemps qu’une bâtisse aussi pourrie aurait dû être rasée, dit Dem en s’engageant dans un escalier aux marches branlantes, aux murs noirs, couverts de tags ou d’inscriptions ordurières.

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– Comment peut-on habiter dans un gourbi pareil, fit Toku. Tu sens cette odeur ?

– Oui, fit l’autre. Ca pue la pisse, ni plus ni moins !Le dossier indiquait que l’appartement de Madame

Legendre se trouvait au deuxième étage à droite, qu’elle était âgée de 82 ans, qu’elle était veuve d’un Monsieur De Carvalho, ouvrier dans le bâtiment et qu’ils avaient eu quatre enfants. A l’heure actuelle, elle ne pouvait se réclamer d’aucune activité profitable à la société…

Ils sonnèrent à la porte et entendirent des pas traînants s’approcher.

– Qui va là ? demanda une voix chevrotante.– Nous venons de la part du Ministère de la Famille…– Dîtes donc, vous en avez mis du temps, répliqua la voix

derrière la porte. Il y a quatre mois que je vous ai écrit !– Il n’est jamais trop tard pour bien faire, lança Toku sans

même savoir de quoi il retournait.– Vous venez bien pour mon auxiliaire de vie ? s’assura la

voix, un peu inquiète.Demba sauta sur l’occasion en répondant : « Absolument ! »

sur un ton assez décidé pour que la porte s’ouvre enfin.Madame De Carvalho fit claquer pas moins de trois gros

verrous avant d’apparaître devant eux. Elle leur sembla assez forte dans sa robe de chambre de laine bleu pâle. Elle avait tout de la bonne grand-mère classique : les cheveux blancs tirés en chignon, les lunettes sur le bout du nez, un regard empreint de douceur ou de lassitude dans un visage où pointait un gros nez encadré de deux grosses bajoues pendantes et couperosées.

– Entrez, Messieurs, leur dit-elle d’une voix douce.Elle les fit asseoir dans une salle à manger meublée à

l’ancienne. Un buffet massif de style Louis XIII, une table sombre aux pieds tarabiscotés et quelques chaises assorties. Près de la fenêtre, un vieux fauteuil de skaï marron recouvert de napperons au crochet faisait face à un très ancien poste de

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télévision à écran cathodique et caisson de bois qui ne devait plus servir que de décoration…

– J’ai été très mécontente que vous me retiriez des heures d’assistante à domicile. J’aimais bien ma petite Fatima. Elle venait tous les deux jours, cela me faisait de la visite. Vous comprenez. Maintenant elle ne vient plus qu’une fois par semaine et il est même question qu’elle ne vienne plus du tout !

– Madame, vous ne pouvez pas ignorer que passé 80 ans, toutes les prestations sociales sont revues à la baisse… C’est une simple question de rentabilité. Il y a déjà plusieurs années que vous faîtes partie des personnes à charge. Dans votre dossier, il est noté que vous êtes diabétique insulinodépendante et que vous souffrez d’une forte arthrose incapacitante. Vous avez bénéficié il y a dix ans d’une intervention chirurgicale avec pose d’une prothèse de la hanche.

– Et le docteur dit que maintenant il m’en faudrait autant pour mes genoux. Mais la mutuelle ne veut pas me la payer. Comment voulez-vous que je fasse ? Ils ont déjà baissé deux fois ma pension…

– Madame Legendre, ne croyez-vous pas qu’il serait temps pour vous d’organiser sérieusement votre départ ?

– Mon départ ? Mais je ne souhaite aller nulle part ! Je suis très bien ici. Ah, si… J’aimerais bien partir un jour ou deux sur Déliciosa. Il paraît qu’il y fait toujours beau et que là-bas le ciel est toujours bleu. Ca me changerait de toute cette grisaille et de toute cette pollution…

– Madame De Carvalho, je vous en prie, la supplia Dem, il ne s’agit pas de vous proposer un séjour interplanétaire, mais d’en terminer avec votre existence elle-même… Partir définitivement dans la dignité et la sérénité…

– Vous n’y songez pas, jeune homme ! Cela voudrait dire me suicider. Je suis une vraie catholique, moi ! Et elle leur montra son grand crucifix, ses images de la Vierge, ses portraits des enfants de Fatima ainsi qu’une photo jaunie de

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Sainte Thérèse de Lisieux, le tout décorant de ci de là l’ensemble des murs de la pièce… Se suicider est un péché mortel que je ne commettrai jamais !

– Il ne s’agit nullement de suicide, chère Madame, intervint Toku d’une voix douce, mais d’une simple mort assistée. En dehors d’une petite signature sur un contrat, vous n’aurez strictement rien à faire par vous-même. Nous nous chargerons de tout. Un comprimé pour vous endormir puis une banale injection et vous vous retrouverez directement au Paradis. Nous pouvons même installer chez vous un mur d’images et un diffuseur de parfums pour vous donner l’impression pendant vingt ou trente minutes d’être sur Déliciosa…

– Je ne peux pas faire ça à mes enfants. Ma petite Maria qui m’aime tant et qui s’occupe si bien de sa vieille maman. Elle est même revenue habiter avec moi quand elle a appris que Fatima allait m’abandonner.

– Mais, Madame, cette arthrose, ce diabète doivent vous faire atrocement souffrir, insista Carlos Demba, il n’est pas possible que vous ne souhaitiez pas en finir…

– Sans doute, chaque fois que mes douleurs me prennent, mais je n’y pense plus du tout quand elles s’en vont…

– D’autant plus que je vois dans votre dossier que vous ne bénéficiez plus du remboursement des anti-douleurs…

– Heureusement que Maria me passe les siens !– Madame De Carvalho, il faut absolument que vous

organisiez votre fin de vie. 82 ans c’est déjà un âge canonique. Ne croyez-vous pas que vous êtes restée suffisamment longtemps sur cette terre ?

– Oui, bien sûr. Mais si je pars, qui donc s’occupera de Titi, mon canari et de Mistigri, mon beau minet angora ?

– Et bien, Maria, votre fille… répondit Carlos qui embraya immédiatement sur les avantages fiscaux et la prise en charge des frais d’enterrement qu’il considérait comme ses arguments massue…

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Il en était à présenter le contrat et à tendre le stylo en disant à la vieille femme encore hésitante : « Allez, signez ici ! », quand le bruit d’une clé tournant dans la serrure se fit entendre. Une femme d’une soixantaine d’années, au visage carré et à l’air farouche entra dans l’appartement, posa au sol deux gros cabas remplis de provisions et s’écria : « Qu’est-ce qu’ils font ici, ces deux-là ? »

– Ils veulent me faire signer un contrat de fin de vie.– Un quoi ?– Un truc qui me dispenserait d’impôts pendant deux ans et

qui règlerait tous les frais de mes funérailles… Ils disent qu’ils veulent me faire une petite piqûre et que je partirai comme ça, sans rien sentir, en dormant…

– Non, mais, ça ne va pas la tête, s’écria la femme en s’adressant aux négociateurs. Vous n’avez pas honte ! Vous êtes de véritables monstres sans coeur… On va voir ce qu’on va voir !

Comme une furie, elle se mit à donner de grands coups de balai dans un mur du salon puis dans le plafond de la chambre à coucher. Une minute plus tard, la totalité de la famille De Carvalho envahissait le petit appartement. Les deux frères, Antonio et Domingo, suivis de leurs épouses et d’une série d’enfants âgés pour la plupart de vingt à trente ans, tous costauds et menaçants. Maria déchira ostensiblement le contrat sous le nez des deux négociateurs éberlués. Sans le moindre ménagement, les hommes les levèrent de leurs chaises et les poussèrent vers la sortie avec de grandes bourrades dans le dos.

« Non, mais alors, bande de monstres impies, vous ne pouvez pas laisser tranquille notre pauvre vieille mère ! Elle partira quand Notre Seigneur Jésus Christ l’appellera ! Pas avant ! Jamais vous ne la piquerez comme une vieille bête malade ! Jamais, vous m’entendez, jamais ! » hurlait Maria.

– Mais la pension, les indemnités, l’assurance maladie, tenta encore d’objecter Dem.

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– S’ils ne veulent plus rien nous donner, on s’en fout ! On la nourrira, la mama, on la soignera. Il ne sera jamais dit que les De Carvalho ont abandonné leur vieille maman à une bande de salopards d’assassins comme vous deux !

Et ils se retrouvèrent dans l’escalier, gratifiés de grands coups de pieds dans le derrière pour les aider à débarrasser plus vite le plancher.

– Voilà bien notre veine, se plaignit Toku. Tomber sur une vieille qui n’était même pas abandonnée par sa famille…

– Ils pourraient mieux les fignoler, leurs enquêtes au Ministère ! ajouta Dem en remontant dans le glisseur.

***Ce n’est qu’en fin d’après midi qu’ils arrivèrent au Lys

Chambourcy, jolie cité nichée dans une forêt qui fleurait bon son ghetto de riches. La petite propriété de Gérard Etienne, leur troisième « client », se situait au 28, allée des Lilas. C’était un charmant pavillon d’un étage, construit en pierre meulière et flanqué de deux tourelles qui lui donnaient une allure de modeste manoir ou de maison de maître. Le portail étant grand ouvert. Ils avancèrent jusqu’au perron et en gravirent les cinq marches avant d’appuyer sur le bouton de la sonnette. Presque instantanément, la porte s’ouvrit sur un grand bonhomme un peu raide, avec des cheveux blancs coiffés en une brosse très rase et bizarrement vêtu d’un treillis couleur camouflage et de grosses rangers impeccablement cirées. Son visage était ridé mais bronzé. Ses yeux très bleus, son regard fixe et son menton carré laissaient deviner un caractère bien trempé d’ancien baroudeur.

– Monsieur Etienne ? demanda poliment Dem. Nous venons de la part du Ministère de…

– Colonel Etienne ! l’interrompit-il. Je vous attendais… Entrez… Ah, ces embusqués du Ministère, il leur en faut du temps avant de réagir ! Et tout cela pour m’envoyer de la

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bleusaille, même pas capable de se présenter en tenue réglementaire !

Il les fit s’installer dans un salon qui était entièrement décoré de tableaux représentant de grandes batailles napoléoniennes et de posters de chars de combat, du débarquement du 6 juin 1944 et même de la bataille de Dien Bien Phu. Des épées, lances et boucliers ainsi que divers fusils et carabines placés sur un râtelier au dessus de la cheminée achevaient de créer une ambiance « fana mili ».

– Colonel Gérard Etienne, depuis votre veuvage, vous vous retrouvez seul dans cette grande demeure…

– Ici, vous vous trouvez au poste de commandement du 25ème Dragons. Nom, prénom, grade ? lui répondit Etienne sur un ton sec.

– Je me présente. Carlos Demba, fonctionnaire au Ministère de la famille et de la qualité de la vie.

– Et moi, Tokugawa Haréré, soignant pour le même organisme.

– Bon. Sergent Carlos, vous prenez le commandement du bataillon spécial. Quant à vous, Major, vous allez vous la couler douce. Pour l’instant, nous n’avons pas encore de blessés, mais cela ne saurait tarder. Tenez-vous prêt !

– Monsieur Etienne, tenta de reprendre Dem, nous sommes ici pour vous faire une très intéressante proposition…

– Appelez-moi « Colonel » que diable ! Moi, je vous dis que vous allez en chier ici. Les fells sont partout autour du poste, prêts à nous bondir dessus et à nous égorger si nous ne restons pas sur nos gardes…

– Votre dossier nous indique que vous avez deux enfants. Un fils Charles Alexandre qui est actuellement consultant financier auprès d'une banque crugalaise et une fille Adrienne Philippine qui travaille dans l’humanitaire et se trouve actuellement en mission au Bukablesh occidental.

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– C’est vous qui me l’apprenez… Je la croyais encore au M’Boukivu…

– Vous voyez bien, mon Colonel, que vos enfants vous ont complètement abandonné !

– S’il n’ y avait qu’eux… Et la troupe, où donc est-elle passée ? Les appelés, des incapables et des trouillards qui ont dû tous déserter. Ah, si au moins on m’envoyait un bataillon de gros bras bien décidés, on aurait vite fait de nettoyer tout le secteur, croyez-moi !

– Mais il ne s’agit pas du tout de cela, Colonel, mais de votre avenir. Nous venons tout simplement vous proposer de mettre un terne définitif à votre pauvre existence…

Demba savait parfaitement qu’en disant cela, il s’affranchissait de tous les protocoles prévus et qu’il aurait dû mettre l’accent sur les avantages de la formule, l’intérêt d’éviter la souffrance, de partir dans la dignité. Mais là, c’en était trop, il n’en pouvait plus. Comment pouvait-il s’y prendre avec un dingue pareil, perdu dans son monde fantasmagorique et incapable d’écouter la moindre proposition ?

– Et pourquoi donc ? Tout n’est pas terminé. Nous n’avons pas encore perdu la guerre que je sache !

– Il serait tellement plus simple de signer ce contrat, ajouta Demba en lui présentant le document.

– Ah ! Ca y est, je comprends… J’ai été trahi. Tout est foutu… Vous voulez que je signe ma reddition… Je me doutais bien que vous n’étiez pas de notre bord… Deux basanés… saloperie. C’est pour cela que le GQG ne répondait plus à mes appels. Ces embusqués nous ont encore une fois lâchement abandonnés en rase campagne… Allez, finissons-en, Sergent, passez-moi votre torchon que je le signe…

– En ratifiant ce contrat, vous acceptez d’en finir sous un délai maximum de deux ans, moyennant quoi vous pourrez bénéficier des avantages…

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– Tttt… Laissez. Il ne sera pas dit que le colonel Etienne est parti dans le déshonneur…

Et il se leva brusquement pour se mettre au garde à vous. Il resta figé sur place quelques secondes et finit par déclarer d’une voix solennelle : « Messieurs, je suis à votre disposition. Amenez-moi jusqu’au peloton ! »

– Colonel, il n’est pas question de peloton, répondit Demba d’une voix douce. Il s’agit simplement de vous anesthésier puis de vous injecter une dose de penthotal. Vous serez endormi et ensuite vous ne sentirez rien du tout.

– Décidément, il est plus que temps que je tire ma révérence. La guerre a bien changée… Le monde est devenu fou… Une piqûre ? Pfft… Un peloton d’exécution, ça vous avait une autre gueule. Encore que ce n’était pas grand-chose par rapport à un bel hara-kiri de samouraï ! Mourir en s’endormant, un rêve de lopette ! Enfin, si cette époque infâme fonctionne de cette manière, allons-y ! Je ne survivrai pas à une défaite infligée au cours d'une guerre où je n’ai même pas été autorisé à combattre…

– Avez-vous un dernier désir à satisfaire ? Un dernier vœu à réaliser ? demanda aimablement Toku tout en sortant son matériel.

– Rien. Qu’on en finisse au plus vite !– Souhaitez-vous bénéficier d’un environnement festif ou

romantique pour vous mettre en condition ? s’inquiéta ensuite Carlos Demba.

– Gardez donc vos trucs de tapette pour vous ! Faîtes votre boulot en soldats ! Plantez-moi votre seringue au plus vite que je vous montre comment meurt un vrai guerrier…

Ils le firent étendre sur le canapé du salon, lui proposèrent l’antiémétique accompagné d’un verre de whisky et attendirent qu’il soit endormi pour lui injecter la dose létale. Le colonel perdit progressivement conscience, non sans les avoir copieusement abreuvé de noms d’oiseaux et regretté une

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dernière fois de ne pas être tombé au champ d’honneur comme le preux qu'il estimait être.

La mort clinique dûment constatée, Toku prévint la morgue et le service des pompes funèbres maison. Il n’était pas loin de 18h quand ils purent passer le relais. Leur journée de travail s’achevait avec un taux de 33% de réussite ce qui était un véritable exploit comparé à l’ordinaire… Le lendemain, ils ne pouvaient que s’attendre à des félicitations de la part de leur chef, Bjorn Chérifi…

– Ainsi, vous voilà tout fiers d’avoir réussi à persuader le colonel Etienne de mettre fin à ses jours, leur dit-il sur un ton aigre.

– Oui, répondit Dem, et non seulement il a signé de bon cœur mais en plus il a tenu à ce que l’affaire soit réglée sur le champ !

– Il aurait cent fois mieux valu qu’il utilise son délai de sept jours de réflexion et son droit à rétractation…

– Et pourquoi donc ? s’étonna Toku.– Parce qu’entre temps est tombé une info de la haute

direction nous promettant une prime de 7500 dolros pour lui faire intégrer l’asile psychiatrique de Gorges les Pins…

– Ca, c’est la meilleure, s’écria Carlos. On nous avait dit qu’il fallait se débarrasser de tous les handicapés et de tous les malades mentaux vu qu’ils étaient une charge pour la société…

– Oui, mais jusqu’à un certain point seulement, répondit Chérifi. Pour sauvegarder l’emploi dans certains services, ainsi que pour l’image de marque du Gouvernorat, il nous faut impérativement maintenir en fonctionnement certaines structures comme l’hôpital psychiatrique de Gorges. Et puis, un pays sans le moindre handicapé physique ou mental, cela ne peut que sembler louche. Voilà toute l’explication de cette prime exceptionnelle de 7500 dolros qui vient de nous passer sous le nez à cause de vos excès de zèle !

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– Et notre prime de 2000 dolros, elle sera maintenue quand même ? s’inquiéta Dem.

– Vous pouvez lui dire adieu, mes pauvres amis !

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TABLE DES MATIERES_____________________

Dorian Evergreen Page 7

Objet culturel Page 12

Le loup et le renard Page 20

Pensée inique Page 27

Chat perché Page 34

SOS MACHOS Page 42

Maurice et Malvina Page 55

Queen Latifa Page 64

Les bons samaritains Page 68

Les Thanatophores Page 73

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