discours journalistique

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Semen 22 (2006) Énonciation et responsabilité dans les médias ................. ................. .................. ................. .................. ................. .................. ................. .................. ................. .................. ................. .................. ................. .................. ................. ......... Patrick Charaudeau Discours journalistique et positionnements énonciatifs. Frontières et dérives ................. ................. .................. ................. .................. ................. .................. ................. .................. ................. .................. ................. .................. ................. .................. ................. ......... Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du docume nt.  T oute autre reproduction est interdite sau f accord préalable de l'éditeur, en d ehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................. ................. .................. ................. .................. ................. .................. ................. .................. ................. .................. ................. .................. ................. .................. ................. ......... Référence électronique Patrick Charaudeau, « Discours journalistique et positionnements énonciatifs. Frontières et dérives », Semen [En ligne], 22 | 2006, mis en ligne le 01 mai 2007, consulté le 17 juin 2015. URL : http://semen.revues.org/2793 Éditeur : Presses universitaires de Franche-Comté http://semen.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://semen.revues.org/2793 Document généré automatiquement le 17 juin 2015. © Presses universitaires de Franche-Comté

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Semen22 (2006)Énonciation et responsabilité dans les médias

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Patrick Charaudeau

Discours journalistique etpositionnements énonciatifs.Frontières et dérives

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Avertissement

Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'éditionélectronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

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Référence électroniquePatrick Charaudeau, « Discours journalistique et positionnements énonciatifs. Frontières et dérives », Semen [Enligne], 22 | 2006, mis en ligne le 01 mai 2007, consulté le 17 juin 2015. URL : http://semen.revues.org/2793

Éditeur : Presses universitaires de Franche-Comtéhttp://semen.revues.orghttp://www.revues.org

Document accessible en ligne sur :http://semen.revues.org/2793Document généré automatiquement le 17 juin 2015.© Presses universitaires de Franche-Comté

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Patrick Charaudeau

Discours journalistique et positionnementsénonciatifs. Frontières et dérives

1. Introduction1 Je rappellerai ici quelques présupposés du modèle socio-communicationnel d’analyse du

discours dans lequel je me situe, et sans lesquels mon propos perdrait de sa pertinence.2 Tout acte de langage est un acte d’échange interactionnel1  entre deux partenaires (sujet

communicant et sujet interprétant) liés par un principe d’intentionnalité, cet échange seproduisant toujours dans une certaine situation de communication.

3 Le sujet communicant, en prenant possession de la parole s’institue en sujet énonçant,ou énonciateur, et institue du même coup le sujet interprétant en sujet destinataire.Le positionnement du sujet énonciateur dépend donc des données de la situation decommunication dans laquelle se trouve le sujet communicant.

4 Ces données sont d’ordre socio-communicationnel dans la mesure où elles déterminent, en

même temps et dans des rapports de réciprocité, la nature identitaire des partenaires del’échange, la relation que ceux-ci entretiennent entre eux2, la visée d’influence qui justifie le

fait de prendre la parole3. Ce qui me fait définir la situation de communication comme uncadre fonctionnel instaurant des places et des relations autour d’un dispositif qui détermine :l’identité des sujets en termes de statuts et de rôles selon certains rapports hiérarchiques, lafinalité de la relation en termes de visées pragmatiques (de « prescription », d’« incitation »,d’« information », d’« instruction », etc.4), le propos échangé en termes d’univers de discoursthématisé (à ce niveau « macro-thématisé »), les circonstances matérielles selon le type desituation locutive (interlocutive/monolocutive) et de support de transmission de la parole (écrit,audio-oral, audio-visuel, etc.).

5 Ces données fournissent (imposent) au sujet parlant des »instructions discursives » sur la

façon de se comporter en tant qu’énonciateur, à propos de l’identité qu’il doit attribuer à sonpartenaire en tant que sujet destinataire, à propos de la façon d’organiser son discours (demanière descriptive, narrative et/ou argumentative), sur les topiques sémantiques qu’il doitconvoquer. Cet ensemble de données externes et d’instructions discursives constituent ce que j’appelle un « contrat de communication », ou genre situationnel, qui surdétermine (en partie)les partenaires de l’échange. Ainsi peuvent être distingués divers types de contrats (ou genressituationnels), tel le publicitaire, le politique, le didactique, le médiatique, etc.5

6 Ici, il sera question de ce dernier, le médiatique, à propos duquel sera traitée plusparticulièrement la mise en scène énonciative.

2. Du contrat de communication médiatique au contratd’énonciation journalistique

7 Encore une précision résultant des considérations précédentes : à force d’échangeslangagiers, les comportements des partenaires se stabilisent en instaurant des normescommunicationnelles. Ainsi se construisent des types de situation de communication qui,comme on vient de le dire, assignent des places et des rôles aux instances de l’échange etdéfinissent leurs relations autour d’un dispositif socio-communicationnel. Mais il ne faut pasconfondre ce dispositif avec l’acte de mise en scène du discours. Le dispositif fait partiedes conditions contractuelles de production de l’acte langagier, avec les instructions qu’ildonne au sujet, mais il n’en constitue pas la totalité. C’est pourquoi il convient de distingueracte de communication (englobant) et acte d’énonciation (spécifiant), et donc situation de

communication et situation d’énonciation6.8 Mais en même temps, il y a rapport de réciprocité non symétrique entre les deux. Si la situation

de communication surdétermine en partie le sujet en lui imposant des instructions discursives,celui-ci dispose d’une certaine marge de liberté pour procéder à une mise en scène énonciative

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qui respecte ces instructions, mise en scène qui d’ailleurs peut avoir, à terme, une influencesur le contrat lui-même7.

9 C’est en me basant sur cette distinction que je propose de distinguer contrat de communicationmédiatique et contrat d’énonciation journalistique : le premier renvoie aux caractéristiquesdu dispositif impliquant une instance de production médiatique et une instance de réception-public, reliés par une visée d’information ; le second correspond à la façon dont l’énonciateur journaliste met en scène le discours d’information à l’adresse d’un destinataire imposé en

partie par le dispositif et en plus imaginé et construit par lui. Examinons donc ce jeu entredispositif, instructions discursives et positionnement énonciatif du sujet journaliste.

10 Le contrat médiatique a été décrit dans mon ouvrage sur le discours d’information(Charaudeau, 2005c) et donc je me contenterai d’en rappeler les données essentielles.L’information médiatique est déterminée par un dispositif dont les caractéristiques sont lessuivantes.

11 Une instance de production composite comprenant divers acteurs ayant chacun des rôles biendéterminés, ce qui rend difficile l’attribution de la responsabilité des propos tenus. Cependant,cette instance se définit globalement à travers cinq types de rôles qui englobent tous lesautres : de chercheur d’informations, ce qui la conduit à s’organiser pour aller aux sourcesde ces informations (réseau avec les Agences de presse, correspondants de terrain, envoyés

spéciaux, relais d’indicateurs) ; de pourvoyeur d’informations, ce qui l’amène à sélectionnerl’ensembles des informations recueillies en fonction d’un certain nombre de critères (voir ci-dessous la double finalité) ; de transmetteur d’informations, ce qui la conduit à mettre enscène les informations sélectionnées en fonction d’un certain nombre de visées d’effet, et en jouant sur des manières de décrire et de raconter ; de commentateur de ces informations, cequi l’amène à produire un discours explicatif tentant d’établir des relations de cause à effetentre les événements (ou les déclarations) rapportés ; enfin, de provocateur de débats destinésà confronter les points de vue de différents acteurs sociaux.

12 Une instance de réception, elle aussi composite, mais sans détermination de rôles spécifiques,ce qui la rend on ne peut plus floue. On sait qu’en réalité, cette instance est double, car ilne faut pas confondre l’instance-cible, celle à laquelle s’adresse l’instance de production enl’imaginant, et l’instance-public, celle qui reçoit effectivement l’information et qui l’interprète(ibid. : 62 et sq). Cette dernière est difficile à saisir, ce qui n’empêche pas l’instance médiatiquede tenter de la cerner à grands coups de sondages et enquêtes. Dès lors, l’instance-cibledevient une construction imaginée à partir des résultats de ces sondages, mais surtout à partird’hypothèses sur ce que sont les capacités de compréhension du public visé (cible intellective),ses intérêts et ses désirs (cible affective) (ibid. : 64).

13 Quant à la finalité de ce contrat, on sait qu’elle est double : une finalité éthique de transmissiond’informations au nom de valeurs démocratiques : il faut informer le citoyen pour qu’il prennepart à la vie publique ; une finalité commerciale de conquête du plus grand nombre de lecteurs,auditeurs, téléspectateurs, puisque l’organe d’information est soumis à la concurrence et nepeut vivre (survivre) qu’à la condition de vendre (ou d’engranger des recettes publicitaires). Lafinalité éthique oblige l’instance de production à traiter l’information, à rapporter et commenter

les événements de la façon la plus crédible possible : elle se trouve surdéterminée par un enjeude crédibilité. La finalité commerciale oblige l’instance médiatique à traiter l’information defaçon à capter le plus grand nombre de récepteurs possible : elle se trouve surdéterminée parun enjeu de captation (ibid. : 71-73).

14 Ces données du dispositif médiatique assignent au sujet journaliste, en tant qu’énonciateur,certaines instructions discursives qui peuvent varier selon qu’elles obéissent à l’enjeu decrédibilité ou de captation.

15 Tout d’abord, des instructions sur le positionnement énonciatif, au regard du possible« engagement » du sujet énonçant » : l’enjeu de crédibilité exige de celui-ci qu’il ne prenne pasparti8. D’où une délocutivité obligée de l’attitude énonciative qui devrait faire disparaître le Jesous des constructions phrastiques impersonnelles et nominalisées. Ce n’est pas à proprement

parler de l’objectivité, mais c’est le jeu de l’objectivité par l’effacement énonciatif 9. On verra,cependant, que l’enjeu de captation le conduira parfois à prendre position.

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16 Ensuite, l’événement ayant été sélectionné (selon des critères de saillance10), il s’agit pour le journaliste de rapporter les faits de la façon la plus précise possible, avec, comme on le diten narratologie, un point de vue de narrateur externe qui tenterait de décrire fidèlement lasuccession des faits, et de mettre en évidence (ou à suggérer quand il n’en a pas la preuve)la logique d’enchaînements entre ceux-ci. Il en est de même pour l’activité qui consisteà rapporter des paroles, des déclarations, des discours et les réactions qui s’ensuivent. Lamise en scène de ce que l’on appelle le discours rapporté devrait également satisfaire à un

principe de distance et de neutralité qui oblige le rapporteur journaliste à s’effacer, et dont lamarque essentielle est l’emploi des guillemets encadrant le propos rapporté. C’est là encore sesoumettre à l’enjeu de crédibilité, mais on verra que ces principes de distance et de neutraliténe sont pas toujours respectés à des fins de captation.

17 Le discours journalistique ne peut se contenter de rapporter des faits et des dits, son rôleest également d’en expliquer le pourquoi et le comment, afin d’éclairer le citoyen. D’où uneactivité discursive qui consiste à proposer un questionnement (sans cadre de questionnementpas d’explication possible), élucider différentes positions et tenter d’évaluer chacune de celles-ci 11. Une fois de plus, l’enjeu de crédibilité exige que le journaliste énonciateur —souventspécialisé ou chroniqueur— ne prenne pas lui-même parti, qu’il explique sans esprit partisanet sans volonté d’influencer son lecteur. Mais on verra plus loin pour quelles raisons il s’agit là

d’un exercice quasi impossible, ce discours ne pouvant être ni vraiment didactique, ni vraimentdémonstratif, ni vraiment persuasif. Sans compter que l’enjeu de captation tire parfois cesexplications vers des prises de positions et des explications plus dramatisantes qu’éclairantes.

18 Enfin, les caractéristiques de la vie en société dans un régime démocratique étant d’alimenterl’espace de discussion public pour mieux délibérer et décider de son action citoyenne,l’instance journalistique se donne un rôle d’initiateur et d’animateur de ce débat parl’organisation de rencontres de personnalités politiques, de face à face entre politiques etdiverses instances citoyennes, d’interviews de ces mêmes personnes, de tribunes d’opinions,etc. Selon les formes que prend ce débat social, le rôle du journaliste est varié : complètementeffacé lorsqu’il donne la parole à des personnalités extérieures au journal dans les tribunesd’opinion, ou quand il se contente de jouer le rôle de « sablier », de distributeur du temps de

parole, dans les débats télévisés, il peut être très présent dans la façon de mener une interviewet d’interpeller les acteurs de la vis sociale. Ici, les principes de distance et de neutralité sontencore plus difficiles à tenir, car c’est le journaliste qui procède à la sélection des invitésextérieurs, à la distribution des paroles et c’est lui qui par ses questions impose des cadres dequestionnement. Parfois même l’enjeu de captation peut entraîner le journaliste à exacerber lesantagonismes de façon à provoquer une polémique qui relève plus d’un spectacle pugilistiqueque d’un débat d’opinions.

3. Les frontières énonciatives du discours journalistique

19 Le journaliste doit raconter, expliquer, capter, mais ce n’est point en historien, en savant, enpolitique.

3.1. La frontière du récit historique

20 L’histoire est une discipline qui, avec sa technique de recueil des données dans les archives,sa méthode critique et ses principes d’interprétation, rapporte des événements du passé en enproposant une vision explicative. Le discours journalistique confronté à la façon de relater lesévénements qui viennent de se produire ne peut prétendre à une méthode du même type.

21 Tout d’abord, évidemment, en raison de son rapport au temps. Le temps de l’histoire n’estpas celui des médias. Les événements rapportés par les médias doivent faire partie de« l’actualité », c’est-à-dire d’un temps encore présent, considéré nécessairement comme tel,car il est ce qui définit (fantasmatiquement) « la nouvelle ». Celle-ci a donc une existenceen soi, autonome, figée dans un présent de son énonciation. Les événements dont s’occupel’histoire appartiennent à un passé qui n’a plus de connexion avec le présent et dont l’existencedépend d’un réseau événementiel d’avant et d’après, de passé et de présent que l’historiendoit ordonner et rendre cohérent. Le temps des médias n’a pas d’épaisseur, alors que celui de

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l’histoire n’est qu’épaisseur, et l’événement qui s’y trouve est comme un îlot perdu dans unespace archipélique dépourvu de tout principe de cohérence. Sans compter qu’un autre aspectdu temps différencie la démarche historique de la démarche médiatique : la première s’étenddans un long temps de recherche de données, de vérifications, de recoupements, qui établitune grande distance entre le moment de l’investigation et le moment du récit, alors que ladeuxième ne vit que dans l’immédiateté, toute temporisation pouvant lui être dommageabledans le rapport de concurrence aux autres organes d’information.

22 De cette différence temporelle, il résulte que l’événement médiatique se présente (prétend seprésenter) à l’état brut comme fantasme d’authenticité justifiant l’acte d’information : « Jevous dis ce qui vient de surgir dans le monde ». L’explication causale n’a donc qu’une seuledimension, celle d’un avant immédiat dont on ne sait si c’est seulement un avant dans l’ordre dela succession des faits ou d’un avant origine et cause. L’événement historique, lui, n’est jamaisprésenté à l’état brut, il est une catégorie résultant d’une reconstruction explicative complexeà deux dimensions, un avant et un après en relation de causalité, dans laquelle interviennentun ensemble de « causes finales, des causes matérielles et des causes accidentelles » (Prost,1996). Cela explique que le récit historique apporte une explication interprétative considéréecomme provisoire (jusqu’à preuve du contraire), ce dont est dépourvu le récit médiatique.

3.2. La frontière de l’explication savante23 Lorsque le discours journalistique doit se livrer à une activité de commentaire, il le fait, a-

t-on dit, en produisant un discours d’analyse et d’explication. Mais celui-ci ne peut être lemême que celui du discours savant. Le discours savant a cette double caractéristique d’êtreà la fois démonstratif et ouvert à la discussion. Démonstratif, cela veut dire – mais de façonvariable selon les disciplines scientifiques – qu’il participe d’un raisonnement hypothético-déductif qui s’appuie sur des observations raisonnées ou sur des expérimentations : il s’inscritdans un certain cadre théorique, suit une certaine méthodologie, manipule des notions etdes concepts préalablement définis pour établir une certaine vérité. Mais comme celle-ci estsoumise à discussion, l’établissement de cette vérité est présenté sur le mode hypothétique,et son énonciateur, tout en s’effaçant derrière un sujet analysant, le sujet de la science – cequi est marqué par l’emploi de pronoms indéterminés (« on »), ou d’un pronom « je » qui

représente un sujet pensant –, ce sujet émaille son discours de prudence énonciative, ce quise manifeste par des verbes et adverbes de modalités (« il est probable que.. », « on peutdire que… », « vraisemblablement »). Rien de tel dans le discours journalistique. Celui-ci ne peut se référer à aucun cadre d’explication théorique, ne suit aucune méthodologieparticulière, ne manipule aucun concept, ce qui s’explique par la supposition qu’en font les journalistes, à savoir que le public indéfini auquel ils s’adressent ne serait pas en mesure decomprendre des commentaires renvoyant à un cadre de référence qu’il ne possède pas. Enoutre, et paradoxalement, si l’énonciateur journalistique cherche à s’effacer derrière un sujetexpliquant indéterminé, il n’emploie guère de marques de modalisation du discours, car, auxdires du milieu journalistique elles risqueraient de produire un effet d’incertitude, de doute,contradictoire avec les attentes (une fois de plus supposées) des lecteurs. C’est pourquoi le

discours explicatif journalistique se présente sous la modalité de l’affirmation : modaliserserait une preuve de faiblesse au regard de la visée de crédibilité de la machine informative.C’est également pourquoi un débat médiatique ne peut ressembler à un colloque scientifique,les enjeux de la parole n’étant pas les mêmes. En cela le discours de commentaire journalistiques’apparente davantage à un discours de vulgarisation, sans en avoir la prétention car ce pourraitêtre contre-productif.

3.3. La frontière du discours persuasif24 Le discours journalistique, de par ses conditions médiatiques ne peut être confondu avec le

discours politique. Ce dernier procède d’une visée d’incitation dans la mesure où il s’agitpour le sujet politique de persuader le citoyen des bienfaits de son projet ou de son actionpolitique : il cherche à « faire faire » en « faisant croire ». A cette fin, il a recours à des stratégiesdiscursives de crédibilité et de captation qui lui sont propres : se construire une image de leaderincontestable, séduire son public pour l’amener à adhérer à sa politique (Charaudeau, 2005 c).

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Le discours journalistique, selon ses conditions médiatiques, obéit à une visée d’information,c’est-à-dire de « faire savoir », et non de « faire faire » (à moins que l’organe d’information soitau service d’un parti politique). En conséquence les positionnements des énonciateurs dansl’un et l’autre cas ne sont pas les mêmes. L’énonciateur homme politique doit se construire unethos de conviction, d’autorité, de puissance, voire de séduction (ibid. : 87 et sq), toujours enopposition à celui de son adversaire, car il n’y a pas de discours politique qui ne s’inscrive dansun rapport d’antagonisme entre deux opposants : chaque énonciateur politique doit éliminer

l’autre, et son discours est un discours « en contre » de celui de son adversaire. L’énonciateur journaliste, lui, en principe, ne devrait être préoccupé que par sa crédibilité aux yeux de sonlecteur en se construisant un ethos de savoir. Cependant, on sait que l’organe d’informationdans lequel il écrit se trouve en position de concurrence avec d’autres organes d’information :rapport de concurrence et non de rivalité. Dans le premier il s’agit d’être contre l’autre ; dansle second d’être meilleur que l’autre. Aussi le discours journalistique est-il conduit, au nom dela finalité commerciale et de l’enjeu de captation qu’elle entraîne, à glisser vers un discourspersuasif, ce qui n’est pas inscrit dans le contrat médiatique : abondance de témoignagesprésentés comme seule preuve de l’authenticité des faits ou de l’explication donnée – ce quine l’apparente pas pour autant au discours judiciaire dans lequel le témoignage n’est jamaispreuve mais indice possible de preuve – ; mise en cause de certaines personnes du monde

politique et commentaires prétendant révéler des faits ou des intentions tenues cachées par cesmêmes personnes. Du même coup, l’énonciateur journaliste est amené à prendre position ense fabriquant une image de dénonciateur, et son discours passe d’une visée de « faire savoir »à une visée de « faire penser ».

25 On ne peut dire pour autant que ce discours soit un discours critique. Un discours critique nerelève pas de la même posture énonciative qu’un discours de dénonciation. Celui-ci consisteseulement à révéler un fait ou une intention cachée (jugée inavouable) en en apportant la preuvemais sans nécessairement en faire une analyse. Le discours critique en revanche – qu’il nefaut pas confondre avec un discours polémique – procède d’une analyse : il part de la priseen considération d’une vérité qui se veut établie, il l’analyse, la décortique, l’interroge, et meten évidence ses contradictions, ses insuffisances ou ses contrevérités. Le discours critique est

contre-argumentatif et lui-même discutable. Le discours de dénonciation s’affiche comme teldans une affirmation péremptoire et s’épuise en lui-même, il est en quelque sorte performatif.

4. Les dérives énonciatives du discours journalistique26 Lorsque l’enjeu de captation est dominant – et il l’est souvent –, la visée informative disparaît

au profit d’un jeu de spectacularisation et de dramatisation. Il finit par produire des dérivesqui ne répondent plus à l’exigence d’éthique qui est celle de l’information citoyenne.

4.1. De l’actualité à la suractualité27 Deux procédés discursifs transforment l’actualité événementielle en « suractualité » en

produisant des effets déformants.28 Le procédé de focalisation qui consiste à amener un événement sur le devant de la scène (par

les titres de journaux, l’annonce en début de journal télévisé ou du bulletin radiophonique). Ilproduit un effet de grossissement. La nouvelle sélectionnée est mise en exergue, et du mêmecoup elle envahit le champ de l’information donnant l’impression qu’elle est la seule digned’intérêt. Cela participe d’un phénomène discursif plus général : toute prise de parole est unacte d’imposition de sa présence de locuteur à l’interlocuteur, et donc celle-ci doit pourvoir être justifiée. Ce qui la justifie est que le propos qu’elle véhicule est obligatoirement digne d’intérêt,c’est-à-dire : pertinent. On retrouve là le principe d’intentionnalité. Dans la communicationmédiatique, le sujet qui informe étant légitimé par avance (contrat de communication), lepropos véhiculé prend encore plus d’importance au point de faire oublier d’autres nouvellespossibles. Il impose une « thématisation » du monde.

29 Le procédé de répétition qui consiste à passer une même information en boucle d’un bulletind’information à l’autre, d’un journal télévisé à l’autre, d’un journal à l’autre et d’un jour àl’autre. Cette information, répétée de la même façon ou avec des variantes, produit un effet deréification : la nouvelle prend une existence en soi, se trouve par là même authentifiée, se fige et

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donc s’inscrit de façon indélébile dans la mémoire. A preuve que ce sont ces nouvelles qui sontensuite le plus facilement colportées dans les conversations ordinaires, se transformant parfoisen rumeur. Il s’agit là encore d’un phénomène discursif général : la répétition d’un propos dansune configuration identique à elle-même donne l’impression d’être le gage d’une vérité : « LaFrance n’est jamais autant la France que quand elle est la France ». Cette forme tautologiquesi décriée dans le modèle scolaire du bien écrire est pourtant bien utile dans une perspective depersuasion : elle « essentialise » le propos tenu et ce faisant paralyse à l’avance toute possibilité

de contestation. Ici, c’est la répétition en boucle d’une catastrophe (le Tsunami), d’une prised’otages, d’un attentat, de quelques cas d’affection virale (la grippe aviaire), d’actes de révolte(les banlieues), etc. qui finissent par essentialiser ces nouvelles, supprimant la possibilité deles recevoir avec esprit critique.

30 Par ces deux procédés et les effets qu’ils produisent l’énonciateur journaliste a beau disparaîtrederrière une absence de marques personnelles (« trois nouveaux cas de grippe aviaire ») oul’emploi de marques impersonnelles (« Voilà ce que l’on peut dire à l’heure actuelle sur cetteaffaire »), la prise de parole focalisante et la récurrence essentialisante imposent au récepteurde la nouvelle une suractualisation événementielle.

4.2. De la dramatisation à la surdramatisation

31 La dramatisation est un processus de stratégie discursive qui consiste à toucher l’affect dudestinataire. Un affect socialisé, ce pourquoi il est possible d’avoir recours à des procédésdiscursifs qui ont des chances d’avoir un certain impact sur le récepteur12. Depuis la rhétoriquearistotélicienne, bien des écrits ont traité de la question des émotions pour ne pas avoir besoinde justifier ce type de stratégie. Les médias en usent et abusent parce qu’il est le meilleur

moyen de satisfaire l’enjeu de captation13. On relèvera un cas de dramatisation particulièrementredondant dans la mise en scène médiatique des nouvelles du monde, celle de la triade victime/ agresseur/sauveur. D’où trois types de discours : de victimisation, de portrait de l’ennemi,d’héroïsation, le tout obtenu par un procédé d’amalgame.

32 Le discours de victimisation met en scène toutes sortes de victimes : victimes présentéesen grand nombre (pour compenser leur anonymat), ou victimes singulières différemment

qualifiées : célèbres, ou innocentes, victimes du hasard ou de la fatalité, victimes de la logiquede guerre ou victimes sacrificielles, etc. On se reportera à l’analyse que Manuel Fernandeza mené dans l’étude que le Centre d’Analyse du Discours a consacré au conflit en ex-Yougoslavie, pour en voir la catégorisation14. Un tel discours est une invite de la part del’énonciateur à partager la souffrance des autres, d’autant que celle-ci est rapportée soit parles victimes elles-mêmes, soit par des témoins extérieurs mais proches, et l’on sait que parolesde victimes et paroles de témoins sont in-discutables. Lecteur, auditeur ou téléspectateur setrouvent alors dans la position de devoir entrer dans une relation compassionnelle, relationcompassionnelle vis-à-vis des victimes mais qu’ils auraient en partage avec l’énonciateur. Les

voilà donc encore soumis au diktat de l’énonciateur qui se fait le porteur d’une voix tiers15

qui dit le devoir de compatir. Le destinataire est mis en lieu et place d’un otage, otage de

l’assignation à s’émouvoir.33 Le discours centré sur la description de l’agresseur consiste à mettre en scène le portrait del’ennemi. Et là, la surdramatisation est encore à l’œuvre, car ce n’est que dans la figure du« méchant absolu » que pourrait se produire (c’est une hypothèse) un effet de « catharsis »sociale. Le méchant, représentant du mal absolu, est à la fois objet d’attirance et objet derejet, autrement dit de fascination. Ce n’est plus le « comment peut-on être Persan » deMontesquieu, c’est le « comment peut-on être à ce point maléfique » si ce n’est parce qu’ona partie liée avec des forces démoniaques. C’est le « côté obscur de la force », la puissancedu diable que l’on retrouve de façon omniprésente dans les fictions fantastiques du cinémamoderne. Nous est donc livré le portrait d’un ennemi puissant dans son désir de malfaisanceet surtout indestructible ou renaissant en permanence de ses cendres. Naguère Hitler, Staline,les Nazis de Nuremberg ; plus récemment Milosevic, Karadzic et le bras sans visage dusniper (Charaudeau, 2001 a : 148), Saddam Hussein, bourreau du peuple avant son arrestation,puis dans sa déchéance de prisonnier, et de nouveau vigoureux dans son arrogance face à

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ses juges ; enfin, Ben Laden et ses sbires exécutants des basses œuvres, d’autant plus imageméphistophélique qu’il est peu visible et s’évanouit lorsqu’on croit le saisir. Voilà donc lepublic, spectateur ou lecteur de cette mise en scène, assigné au rôle du devant/pouvant « purgerses passions » par le fait d’un énonciateur qui tout en s’effaçant jette sur son public les retsd’une fascination ensorcelante.

34 Le discours d’héroïsation consiste à mettre en scène une figure de héros, réparateur d’undésordre social ou du mal qui affecte ces victimes. Cette figure peut être celle de sauveteurs

occasionnels (telle personne portant assistance), ou officiels (pompiers, services médicaux,Croix rouge, etc.). Ce peut être également celle d’un Grand sauveur porteur de valeurssymboliques comme ce fut le cas de G.W. Bush après l’attentat du 11 septembre qui, parses déclarations contre « l’empire du Mal », pris simultanément plusieurs figures : celle deVengeur, comme bras d’une volonté divine, du Dieu de la Bible qui châtie ; celle de grandCow-boy justicier (« Wanted. Ben Laden ») comme retour aux sources de la fondation del’Amérique à travers l’imaginaire de l’Ouest ; celle de Chevalier moyenâgeux, sans peuret sans reproche, qui appelle à la « Croisade contre les islamistes qui déclarent la guerre àl’Occident ». Si parfois, c’est le discours politique qui est créateur de ce genre de figure, lesmédias, quand ils ne les créent pas, contribuent à les diffuser, les colporter, voire les louer àtravers des descriptions qui empruntent au discours épidictique. On voit de nouveau à l’œuvre

cette stratégie discursive dans laquelle l’énonciateur tout en s’effaçant donne en pâture aupublic des figures de héros, l’assignant à s’y projeter et/ou à s’identifier à elles de manièreaveuglante, ayant pour effet de suspendre tout esprit critique.

35 Cette stratégie de dramatisation est mise en scène à l’aide de divers procédés discursifs parmilesquels : l’amalgame. L’amalgame est, pourrait-on dire, un procédé d’analogie abusif : deuxévénements, deux faits, deux phénomènes sont rapprochés sans mise à distance qui permettraitque cette comparaison eût un effet explicatif. En effet, lorsqu’une comparaison n’est pasd’ordre objectif, c’est-à-dire vérifiable (« Il est aussi grand que son père »), elle ne peut êtreexplicative qu’à la condition de préciser le point de vue qui doit être pris en considérationen mettant tous les autres à distance (« Il est aussi organisé que son père », sous-entenduseulement de ce point de vue). Les médias, en faisant des rapprochements entre des événementsdifférents afin d’apporter une explication à leur existence, sans préciser l’aspect sur lequelil y a similitude, produisent un effet de globalisation qui empêche l’intervention de l’espritcritique : ici, ce sera l’analogie entre la découverte de camps de prisonniers en Bosnie etles camps de concentration nazis, ce qui aura pour effet de faire se confondre la purificationethnique serbe avec la shoah ; là, particulièrement à l’étranger, ce sera l’amalgame entre lesrécents événements des banlieues et les révoltes sociales dont la France serait coutumière, làencore le rapprochement entre la menace d’une épidémie de grippe aviaire et la pandémie dela grippe espagnole du siècle dernier. Ce procédé est d’autant plus pernicieux et malhonnêteau regard de l’éthique de l’information qu’il suit la pente dite « naturelle » du processusd’interprétation étudié par la psychosociologie, à savoir : s’appuyer sur une mémoire globale,non-discriminante, qui met tout dans le même panier d’une émotion interprétative, et évite dese livrer à un effort d’analyse. L’effet est encore d’»essentialisation » auquel on a fait allusion

plus haut. Ainsi le procédé d’amalgame est-il un moyen, pour l’énonciateur de garantir l’effetde sa visée de captation, tout en ayant l’air de s’effacer.

4.3. De l’interrogation à l’interpellation dénonciatrice

36 L’interrogation est une catégorie discursive (et non grammaticale16) ambivalente du point devue du rapport de force qu’elle instaure entre locuteur et interlocuteur. Position d’inférioritédu locuteur lorsqu’il demande une information (demande de dire) ou un service (demande defaire), mettant l’autre en position de supériorité, l’interrogation peut mettre ce même sujet enposition de supériorité lorsque la question est une intimation à dire comme dans la salle declasse (le maître ou le professeur interroge un élève), ou dans le commissariat de police (unreprésentant de l’institution policière questionne un prévenu). L’interrogation peut égalementplacer le sujet qui interroge en position de maîtrise du raisonnement, lorsque celle-ci estadressée à un destinataire tiers jouant le rôle tantôt d’allié, tantôt d’opposant, alors que le

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locuteur connaît la réponse (question rhétorique). Une variante de la question rhétorique estla question interpellatrice : elle est lancée à la cantonade, s’adresse à un public qui est pris àtémoin, met en cause la responsabilité d’un tiers (la mise en cause peut même être accusatrice),en implicitant une réponse qui devrait faire l’objet d’un consensus (c’est le fameux : « que faitla police ? », réponse : « rien », ou « pas ce qu’elle devrait faire »).

37 C’est ce dernier type d’interrogation que l’on voit proliférer dans le discours journalistique :le sujet interrogeant est l’énonciateur journaliste, le public pris à témoin est le lecteur citoyen,

le tiers mis en cause est interpellé en tant que responsable individuel ou institutionnel. Ainsi,l’énonciateur journaliste établit un rapport de complicité avec le lecteur citoyen en l’obligeantà accepter la mise en cause. Ce phénomène a été étudié à propos du conflit en ex-Yougoslavie(2001 a : 151) : devant la difficulté à expliquer le pourquoi et le comment du conflit, ona vu l’instance journalistique multiplier ce genre d’interrogation comme pour se dédouanerde l’absence d’explication : « que font les puissances internationales ? ». Cela, d’ailleurs,semble être une caractéristique nouvelle du discours journalistique, pour ce qui est de sarécurrence, toute personnalité ou institution faisant l’objet d’une mise en cause (« que fait… ?,que font… ? ») : Chef d’état, gouvernement, notable, classe politique, diplomatie, etc.

38 Parfois, la mise en cause, voire l’accusation, peut être plus directe. On la trouve dans la paroledes chroniqueurs de la presse et de la radio. Il y a divers type de chroniques, mais la chronique

politique a cette caractéristique de placer le journaliste énonciateur en position d’analyste,plus ou moins spécialisé, qui, au nom de son savoir de spécialiste, peut se permettre de jugeret d’évaluer (ce qui n’est pas dans le contrat global d’information) une situation politico-sociale et/ou ses acteurs. On le voit particulièrement, lorsqu’un pays traverses une crise sociale,connaît une situation de conflit, se déchire à travers des controverses violentes sur des grandesdécisions citoyennes : l’après des élections présidentielles de 2002, le référendum de 2005,la non attribution du siège des jeux Olympiques à la ville de Paris, la révolte des banlieues,l’affaire d’Outreau, etc.

39 A ce propos, il convient de se demander quel rôle jouent les caricatures de presse dansl’ensemble du discours journalistique. Les caricatures qui apparaissent en Une ou à l’intérieurd’un journal ne peuvent être comparées aux gentilles caricatures qui sont proposées auxbelles Étrangères sur la place du Tertre à Paris. Dans un journal, une caricature participe ducommentaire critique sur l’actualité, comme pourrait le faire telle ou telle chronique de société,mais en y ajoutant une manière humoristique. Se pose alors la question de savoir sur quel modeil faut la considérer : la recevoir sur le mode humoristique, c’est atténuer, voire annihiler, sonaspect critique ; l’interpréter sur le mode critique, c’est ne pas voir sa proposition humoristique.La prendre comme à la fois critique et humoristique, c’est suspendre à la fois la pertinencede son aspect critique et enlever à l’aspect humoristique son caractère de plaisir gratuit. Ledoute dans lequel se trouve le lecteur d’une caricature – sérieux ou pas sérieux ? – fait échoaux discours ambivalents qui tendent à justifier la caricature de presse : tantôt est défendu sonaspect critique (« la réalité, c’est aussi ça ! ») pour qu’elle prenne place au milieu du dispositif d’information, tantôt est défendu son aspect humoristique (« c’est pour de rire ») afin de sedédouaner de son effet insultant, irrévérencieux ou iconoclaste.

40 Ce serait avoir une vision naïve de la fonction sociale de l’humour, si on voulait le cantonnerdans le domaine des effets purement ludiques. L’humour n’existe pas en soi, il n’existe quedans une relation, et selon les enjeux de cette relation, il peut avoir un effet de complicitéludique ou un effet destructeur, et parfois bien plus destructeur que celui d’un commentairecritique sérieux17. Dans le cas des caricatures de presse, il prétend produire les deux effets àla fois, car il prend le lecteur comme complice d’un jugement dévalorisant qui porte sur untiers absent qui n’est pas là pour répliquer (et quand il réplique, le mal est déjà fait). Si lelecteur n’est pas du bord de la cible critiquée, ou s’il peut prendre de la distance vis-à-vis de lacritique, il appréciera l’humour, mais en même temps il soulagera une pulsion vengeresse ; lacaricature joue alors un rôle de catharsis sociale. Si le lecteur est du bord de la cible critiquée,au point de prendre fait et cause pour elle, il se sentira lui-même atteint, insulté, offensé, ne

verra pas l’aspect humoristique et criera à l’outrage demandant réparation ; la caricature jouealors un rôle de provocation sociale. Il n’y a pas d’échappatoire, pas d’angélisme possible. La

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caricature de presse n’est jamais anodine et son habillage humoristique ne peut exonérer sonénonciateur. Celui-ci produit une parole publique dont on ne connaît par avance ni la porté nil’effet qu’elle aura sur telle ou telle catégorie d’individus, et qui peut, sinon tuer, du moinsblesser à mort18.

5. Conclusion

41 Le positionnement  du journaliste énonciateur ne doit pas être évalué à la seule aune desmarques d’énonciation explicite qu’il emploie. Son positionnement peut être révélé en partiepar celle-ci, mais  ce serait une attitude naïve de l’analyste du discours de s’en tenir là.Le positionnement du sujet énonciateur, d’abord n’est pas toujours manifesté de façonexplicite, et peut même jouer sur des apparences trompeuses en ayant l’air de s’effacerdans l’instant même où il impose son point de vue en assignant certaines places à sondestinataire. Son positionnement dépend d’un ensemble de procédés discursifs (descriptifs,narratifs, argumentatifs) et d’un ensemble de mots dont le sémantisme est révélateur deson positionnement au regard de certaines valeurs, le tout en rapport avec les conditionssituationnelles de production. Le linguiste du discours est en cela différent du linguiste dela langue : il ne doit accorder qu’une confiance relative aux marques verbales. Il sait qu’ildoit traquer le sens au-delà de l’emploi des mots et des constructions phrastiques. Aller voirderrière le masque de l’effacement énonciatif, celui du positionnement discursif.

 Bibliographie

BOURDIEU P. [1982] Ce que parler veut dire, Fayard.

CHARAUDEAU P. [1992] Grammaire du sens et de l’expression, Hachette.

CHARAUDEAU P. [2000] « La pathémisation à la télévision comme stratégie d’authenticité », in Les

émotions dans les interactions, Lyon, Presses universitaires de Lyon.

CHARAUDEAU P. [2001a] « La télévision fidèle à sa propre idéologie », in La télévision et la guerre.

 Déformation ou construction de la réalité ?, De Boeck-Ina, Louvain-la Neuve.

CHARAUDEAU P. [2001b] « Visées discursives, genres situationnels et construction textuelle », in Analyse des discours. Types et genres, Éd. Universitaires du Sud, Toulouse.

CHARAUDEAU P. [2004] « Tiers, où es-tu ? », in  La voix cachée du tiers. Des non-dits du discours

L’Harmattan.

CHARAUDEAU P. [2005a] « Quand l’argumentation n’est que visée persuasive. L’exemple du discourspolitique », in Marcel Burger et Guylaine Martel ;  Argumentation et communication dans les médias,

Editions Nota Bene, Québec, 2005.

CHARAUDEAU P [2005 b] Le discours politique, Vuibert.

CHARAUDEAU P [2005 c] Les médias et l’information. L’impossible transparence du discours, DeBoeck-Ina, Louvain-la-Neuve

CHARAUDEAU P. MAINGUENEAU D. dir [2002] Dictionnaire d’analyse du discours, Le Seuil.

PROST A. [1996] Douze leçons sur l’histoire, Le Seuil.

 Notes

1 Je rappelle que j’ai maintes fois précisé que je distingue la notion d’« interaction » commel’une des notions fondatrices de l’acte de langage du fait qu’il est toujours un échange entreun Je et un Tu, de la notion d’« interlocution » qui, elle, concerne la situation locutive decommunication (prise de parole alternée entre les deux interlocuteurs) par opposition à cellede « monolocution » (non alternance immédiate de la prise de parole).2 Toutes choses qui renvoient à la théorie des places traitées par François Flahaut, CatherineKerbrat-Orecchioni et Erving Goffman.

3 On prend toujours la parole à l’adresse d’un autre.4 Voir Charaudeau 2001, b.

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5 Pour plus de détail sur ce modèle ; voir « Un modèle socio-communicationnel du discours.Entre situation de communication et stratégies d’individuation », à paraître dans les actes d’unhommage à Daniel Bougnoux, Université de Grenoble.6 Voir l’entrée « Situation de communication », in Charaudeau Maingueneau (2002).7 Tout n’est donc pas joué par avance dans la situation de communication comme le suggéraitBourdieu 1982.8 N’oublions pas que les conditions du contrat de communication sont à considérer commeconstituant un « idéal-type ». On verra plus loin, ce qu’il en est.9 Pour la question de l’effacement énonciatif, voir ici même l’article d’Alain Rabatel.10 Voir Charaudeau 2005 c : 111.11 Voir Charaudeau 2005 a.12 Voir Charaudeau 2000.13 Voir Charaudeau 2001a : 147 et sq.14 Ibidem., Chapitre 3.15 Voir Charaudeau 2004.16 Il s’agit de distinguer la « phrase interrogative », catégorie linguistique, de l’Interrogation(ou Question), catégorie discursive ; voir Charaudeau 1992 : 591.17 Voir notre prochain « Des catégories pour l’humour ? », à paraître dans la revue Questions

de communication, Metz-Nancy.18 De ce point de vue, et mise à part l’instrumentalisation politique qui en est faite, on peut

comprendre la réaction du monde musulman (comme ce fut le cas en d’autres occasions dumonde catholique) à la publication de caricatures prenant pour cible le Prophète : a été touchéela croyance en son absolu sacré.

 Pour citer cet article

Référence électronique

Patrick Charaudeau, « Discours journalistique et positionnements énonciatifs. Frontières et dérives »,Semen [En ligne], 22 | 2006, mis en ligne le 01 mai 2007, consulté le 17 juin 2015. URL : http:// semen.revues.org/2793

 À propos de l’auteur

Patrick Charaudeau

Centre d’Analyse du Discours - Université de Paris 13

 Droits d’auteur

© Presses universitaires de Franche-Comté

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 Mots-clés : Discours, Enonciation, Communication, Médias, Discours journalistique