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It may perhaps be of some use to remark, that the chief, if not only spur to human industry and action is uneasiness. John Locke, Book 2, Ch. XX, « Of Modes and Pleasures », An Essay Concerning Human Understanding, 1690. S’il fut jamais un temps où l’ethnographie allait de soi – mais il suffit peut-être de relire le journal de Malinowski pour constater que « l’art magique de l’ethnographe » dont il parle dans l’introduction des Argonautes du Pacifique occidental [1922, 1989, p. 63] est bien moins assuré que ne le laisse supposer l’énoncé canonique de sa méthode – tel n’est certainement plus le cas. C’est de cette illusion perdue qu’est née l’idée de ce livre. Non pour la déplorer, pour regretter une époque qui a surtout existé dans l’imaginaire des anthropologues et pour ébaucher une chronique de la mort plusieurs fois annoncée de l’anthropologie. Mais plutôt pour en saisir les enseignements épistémologiques, éthiques et surtout politiques – et, peut-être aussi, pour s’en réjouir. Car au fond, qui pourrait douter que ce qui constitue le socle de l’enquête mais aussi de l’expérience ethnographiques, à savoir l’immersion dans une altérité volontiers lointaine et souvent exotique, est aujourd’hui – et aurait dû toujours être – éminemment problématique ? Gage de scientificité et rite d’initiation, le « travail de terrain » fondé sur l’observation participante du chercheur vivant plus ou moins au milieu de « ses indigènes », est certainement, dans l’exploration de mondes sociaux différents, un atout précieux – en anglais le terme fieldwork en est venu, selon Roger Keesing et Andrew Strathern [1998], à subsumer toute l’entreprise eth- nographique. Pour autant, il est loin d’avoir les qualités de transparence épistémologique, d’évidence éthique et de neutralité politique qui lui ont longtemps été attribuées. Qu’on reconnaisse les problèmes posés par ce travail de terrain, qu’on s’en préoccupe, qu’on en tire les conséquences Introduction L’inquiétude ethnographique Didier Fassin

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It may perhaps be of some use to remark, that the chief, if not only spur to human industry and action is uneasiness.

John Locke, Book 2, Ch. XX, « Of Modes and Pleasures »,An Essay Concerning Human Understanding, 1690.

S’il fut jamais un temps où l’ethnographie allait de soi – mais il suffitpeut-être de relire le journal de Malinowski pour constater que « l’artmagique de l’ethnographe » dont il parle dans l’introduction desArgonautes du Pacifique occidental [1922, 1989, p. 63] est bien moinsassuré que ne le laisse supposer l’énoncé canonique de sa méthode – teln’est certainement plus le cas. C’est de cette illusion perdue qu’est néel’idée de ce livre. Non pour la déplorer, pour regretter une époque qui asurtout existé dans l’imaginaire des anthropologues et pour ébaucherune chronique de la mort plusieurs fois annoncée de l’anthropologie.Mais plutôt pour en saisir les enseignements épistémologiques, éthiqueset surtout politiques – et, peut-être aussi, pour s’en réjouir. Car au fond,qui pourrait douter que ce qui constitue le socle de l’enquête mais ausside l’expérience ethnographiques, à savoir l’immersion dans une altéritévolontiers lointaine et souvent exotique, est aujourd’hui – et aurait dûtoujours être – éminemment problématique ? Gage de scientificité et rited’initiation, le « travail de terrain » fondé sur l’observation participantedu chercheur vivant plus ou moins au milieu de « ses indigènes », estcertainement, dans l’exploration de mondes sociaux différents, un atoutprécieux – en anglais le terme fieldwork en est venu, selon RogerKeesing et Andrew Strathern [1998], à subsumer toute l’entreprise eth-nographique. Pour autant, il est loin d’avoir les qualités de transparenceépistémologique, d’évidence éthique et de neutralité politique qui lui ontlongtemps été attribuées. Qu’on reconnaisse les problèmes posés par cetravail de terrain, qu’on s’en préoccupe, qu’on en tire les conséquences

Introduction

L’inquiétude ethnographique

Didier Fassin

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pour le statut de la connaissance ethnographique, pour la qualité de larelation d’enquête et pour l’engagement des sciences sociales dans lacité, est donc assurément une bonne nouvelle.

Du reste, elle n’est pas si récente, comme le rappelle Daniel Cefaï[2003]. Bien des travaux, depuis les analyses de Paul Rabinow [1977]et Vincent Crapanzano [1980] sur leurs informateurs marocains, ontmis en question « l’autorité en ethnographie », selon la formule deJames Clifford [1983]. Cette réflexivité portait cependant plus sur ladiscipline, sa méthode, son écriture, débouchant ainsi sur une sorte decritique épistémologique radicale que Johannes Fabian [1983] a porté àson comble dans sa mise en cause de la construction de « l’autre commeicône ». Parallèlement, un questionnement éthique a été conduit autourde l’ethnographie, en particulier au sein de l’anthropologie états-unienne, parfois à la suite d’ouvrages qui ont suscité de vivespolémiques au sein de la discipline, à commencer par ceux d’OscarLewis [1963] et de Colin Turnbull [1973]. Au-delà de ces controverses,s’est développée, comme le rappelle Peter Pels [1999], une importanteproduction de réflexions, de débats et même de codes visant à régulermais aussi à protéger la profession anthropologique, y compris contrece que Charles Bosk [2007] appelle les « nouvelles bureaucraties de lavertu », à savoir les comités éthiques imposés de plus en plus souventpar les institutions de la recherche avant toute enquête sur des « sujetshumains » – ce qui inclut de fait, et quoiqu’on en pense, l’ethnographie.Enfin, de multiples courants, au sein de l’anthropologie, en ont contestéles fondements historiques et donc politiques, soit en critiquant son rôledans ce que Talal Asad [1973] appelle la « rencontre coloniale », soiten prolongeant cette mise en cause dans ce qu’Achille Mbembe [2000]nomme « la post-colonie ». Probablement les attaques les plus violentessont-elles venues des « indigènes » eux-mêmes, qu’ils soientAmérindiens, comme Vine Deloria [1969], ou Aborigènes, commeLinda Tuhiwai Smith [1999], dont on sait que les uns comme les autresentendent de plus en plus souvent exercer un contrôle sur les savoirs lesconcernant. Si cette triple critique a été relativement peu développée ausein de l’anthropologie française, certains auteurs ont joué un rôle pion-nier pour l’engager, de Dan Sperber [1982] autour de l’épistémologie àJean Copans [1974] sur les enjeux politiques, en passant par JeanneFavret-Saada [1977] en ce qui concerne les questions éthiques. C’estdire qu’en nous efforçant, dans ce livre, de nouer ces trois dimensionsde la critique, nous nous inscrivons dans une lignée bien établie de tra-vaux anthropologiques, mais également, quoique dans une moindremesure, sociologiques, qui ont en somme déconstruit la naturalité del’ethnographie.

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Notre propos n’est toutefois pas tant de revenir sur ces critiques, aufond, de plus en plus acceptées, que d’en prendre acte empiriquementet d’en tirer les leçons théoriques. De ce point de vue, notre position estclaire et, pour paraphraser une formule de Norbert Elias [1993, 1983,p. 63], nous croyons que le chercheur lorsqu’il nous parle des indi-vidus, des groupes et des sociétés qu’il étudie doit nous en apprendreplus sur ces derniers que sur lui-même ou sur sa discipline. Dans cetouvrage, la réflexivité que nous nous efforçons de mettre en œuvre necherche donc pas à poser un regard sur l’expérience intime de l’ethno-graphe pour en décrire les états d’âme, mais vise avant tout à mieuxcomprendre celles et ceux dont nous parlons. L’analyse critique de lasituation ethnographique – en tant que scène historique où se joue larencontre entre l’anthropologue et ses interlocuteurs – et de la relationethnographique – en tant que rapport inégal qui se noue entre l’enquê-teur et les enquêtés – est pour nous la condition de possibilité d’unsavoir anthropologique ou sociologique.

Pendant longtemps, les chercheurs ont pu croire ce savoir assuré,solidement ancré dans des modèles théoriques – fonctionnaliste,culturaliste, structuraliste, marxiste – qui réduisaient l’enquêteethnographique à un rôle de validation et les sociétés ethnographiées àdes objets d’étude. Probablement est-ce l’un des acquis les plus décisifsdes dernières décennies – dont on déplore souvent la perte des grandsparadigmes alors qu’on devrait précisément comprendre qu’elle participede la construction d’un véritable savoir sur les mondes sociaux – qued’avoir définitivement ébranlé cette assurance. L’influence deWittgenstein et moins directement de Foucault, l’impact des Subalternstudies et des études féministes, le dialogue avec la littérature et lacritique littéraire ont largement participé de ce mouvement, certainementmoins perceptible de ce côté de l’Atlantique que de l’autre.Simultanément, la contestation, par les membres des sociétés ou desgroupes étudiés, de l’entreprise de réification qu’ils affirmaient conduiteà leurs dépens a parfois pris des formes paroxystiques, s’agissant depopulations autochtones notamment, mais la remise en cause est bien plusdiffuse, y compris sur des terrains proches, et chaque chercheur pourraitprobablement établir une liste des lieux dont on lui a rendu l’accèsdifficile ou parfois même impossible. Toutefois, là où beaucoup tendent àvoir un obstacle à la connaissance et même à se plaindre de conditions deplus en plus difficiles faites à l’ethnographie, nous considérons aucontraire qu’il est utile et souhaitable que ces incertitudes théoriques etces difficultés empiriques existent : utile, car les problèmes rencontrésénoncent une vérité permettant d’approfondir la compréhension desindividus, des groupes ou des sociétés étudiés ; souhaitable, car ils ne font

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que traduire une forme d’attente démocratique de leur part et d’exigencescientifique des chercheurs. Les sciences sociales ont donc tout à ygagner.

De « l’inquiétude » – uneasiness – John Locke, dans la citationdonnée en exergue de cette introduction, fait une vertu essentielle : « leprincipal sinon le seul aiguillon », écrit-il, de l’activité humaine. Ellel’est en particulier pour l’activité scientifique et singulièrement pourcelle qui a justement pour objet cette réalité si complexe et opaque : ceque font les hommes et les femmes, comment et pourquoi ils le font.Pour le dire autrement, l’inquiétude est une condition de l’intelligibilitéanthropologique et sociologique des sociétés humaines.

Probablement est-ce parce que nous partagions cette inquiétude heu-ristique avec les jeunes chercheurs proches de nous que nous avonsdécidé, Alban Bensa et moi-même, de conduire dans la durée un exerciced’échange et d’écriture avec plusieurs d’entre eux. Nous fondant sur nosexpériences de recherche, nous avons voulu collectivement nous inter-roger sur ce que nous avons appelé des épreuves ethnographiques etnotamment nous demander en quoi leur étude nous permettait de mieuxanalyser et comprendre les faits sociaux auxquels nous nous intéressions.Loin de règles du métier qu’il se serait agi simplement d’appliquer[Fluehr-Lobban, 1991], nous avons voulu saisir, au plus près de notre tra-vail d’enquête, les enjeux épistémologiques, éthiques et politiques del’ethnographie telle que nous la pratiquons. En choisissant d’éclairer unesérie de dimensions de notre expérience du terrain – les rapports de genreet la qualification raciale, les émotions et les affects, les résistances et lescontestations, le récit et la restitution, la confidentialité et l’engagement– nous avons tenté de proposer des pistes de réflexion qui transcendenten quelque sorte la singularité de nos objets – des services de médecineà la brigade des mœurs, des immigrés détenus aux partisans xénophobes,des psychanalystes parisiens aux populations aborigènes – et de nos ter-rains – sur trois continents : l’Europe, l’Afrique et l’Océanie.

Au-delà de cette diversité empirique, nous défendions ainsi plusieurspositions communes. D’abord, nous affirmions que l’ethnographie repré-sente un moment de vérité pour les sciences sociales, au sens où ellepermet d’accéder à une forme spécifique d’intelligence des choses, despersonnes et des faits ; et ce moment de vérité se joue non seulement entant qu’opération d’objectivation, mais également comme travail d’inter-subjectivation par lequel une relation ethnographique se noue, parfois demanière heureuse, parfois dans le déchirement, toujours cependantcomme ce par quoi le savoir arrive. Ensuite, nous considérions que l’eth-nographie ne relève pas d’une discipline, mais procède d’une démarchedont peuvent se réclamer aussi bien les anthropologues que les

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sociologues ; de la même manière, elle ne se limite évidemment pas auxterrains exotiques, mais concerne tout lieu, proche ou lointain, soumis àun travail prolongé d’observation et d’interaction, d’un village néo-calé-donien à un quartier vénitien, d’une réunion familiale à un meetingpolitique, d’un service d’urgence à une boite de nuit. Enfin, nous nousaccordions sur le caractère étroitement dépendant des enjeux épistémo-logiques, éthiques et, finalement, politiques ; certes il est possible de lesdissocier jusqu’à un certain point, mais pour n’en donner qu’un exemple,la prise en compte de la répétition de l’injonction à se raconter à laquellesont soumis certaines catégories de populations, tels que malades men-taux ou demandeurs d’asile, pose des problèmes à la fois sur la validitédes discours recueillis, sur le respect de la parole des personnes et sur lamanière dont l’ethnographe peut se trouver lui-même reproduire lesgestes et les mots des institutions qui exercent un contrôle sur ces per-sonnes. Sur la base de ces postulats partagés, nous abordons une tripledimension de l’épreuve ethnographique.

Dans une première partie, nous nous intéressons à la manière dont larelation ethnographique informe et modèle la connaissance des mondessociaux étudiés. Alban Bensa, dans un regard rétrospectif sur trente-cinqannées d’enquête dans un même lieu, la Nouvelle-Calédonie, montrecomment cette fidélité et cette constance ont induit une série de déplace-ments dans la position du chercheur au sein de la société kanak etcomment ces déplacements ont à leur tour transformé le type de compré-hension intime qu’il a pu en avoir. Martina Avanza, reprenant larecherche qu’elle a conduite sur un parti politique italien ouvertementxénophobe, la Ligue du nord, s’interroge sur les conséquences qu’a surune enquête le fait d’éprouver de l’hostilité à l’encontre des idées de sesinterlocuteurs voire de l’amusement à l’égard de leurs pratiquesbaroques, mais souligne comment cette situation, relativement inhabi-tuelle car la relation ethnographique est traditionnellement empathique,rappelle une forme de rigueur qui s’impose aux sciences sociales et quiconsiste à prendre au sérieux celles et ceux qu’on étudie. MariekeBlondet, sur la base de sa propre expérience dans les îles Samoa, décritles difficultés et les ressources que représente le fait d’être une jeunefemme sur son terrain et, s’appuyant sur les écrits de femmes anthropo-logues, analyse la question des rapports sociaux de sexe sur le terrain, enparticulier lorsqu’il s’agit de mondes lointains. Sarah Mazouz, à partird’une réflexion sur ses enquêtes conduites auprès de jeunes d’origineimmigrée de la région parisienne, met à jour les dilemmes et les contra-dictions dans lesquels elle se trouve prise pour saisir les enjeux deracialisation et de discrimination, dès lors qu’elle nomme et donc faitexister des catégories identificatoires qu’elle critique, mais elle montre

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aussi comment cette situation paradoxale, et parfois embarrassante, peutdéboucher sur une meilleure intelligence des ambivalences quotidienne-ment vécues par les agents. Gwénaëlle Mainsant enfin, examinant diverscontextes dans lesquels s’expriment la moquerie et l’humour dans leséchanges entre policiers de la brigade de répression du proxénétisme, ycompris avec l’ethnologue, reprend à nouveaux frais la question ethnolo-gique classique de la relation de plaisanterie et suggère de la considérercomme un mode privilégié d’accès à l’expérience de certains mondessociaux.

Dans une seconde partie, nous tentons d’appréhender les contraintesde l’enquête ethnographique et leurs enjeux. À partir de deux recherchesqu’ils ont conduites sur des objets et des terrains bien différents, l’unesur une institution d’administration du patrimoine, l’autre sur lesfamilles d’enfants handicapés mentaux, Aude Béliard et Jean-SébastienEideliman reconsidèrent la double règle déontologique de l’anonymat etde la confidentialité, montre que le premier ne garantit pas la seconde etqu’aucune des deux ne va de soi, notamment dans des univers sociauxd’interconnaissance. En réaction à la remarque d’un patient psychia-trique qui commentait la sollicitation itérative de se raconter à laquelleil se trouvait une fois de plus confronté, Julien Grard s’interroge sur lesdiverses conditions de production de récits de soi et sur les formes varia-bles de mise en scène qui en résultent, explorant en quoi l’attente del’anthropologue diffère de celle des autres professionnels et commentles enquêtés peuvent se saisir de cette différence. Pour avoir travaillédans une zone aéroportuaire d’attente en tant que membre d’une asso-ciation d’aide juridique aux étrangers, seule possibilité d’accéder à celieu pour un chercheur, Chowra Makaremi discute les modalités et lesconséquences de l’inversion du schéma canonique de l’observation par-ticipante en participation observante, situation d’enquête qui s’avère deplus en plus fréquente aujourd’hui. Confrontée à une autre forme d’exi-gence qui tend à se développer, celle d’une restitution des résultats de larecherche aux personnes qui ont été soumises à l’enquête, CarolinaKobelinsky présente trois situations dans lesquelles elle s’est trouvée endemeure de rendre compte de ses travaux, chacune d’elles posant desquestions distinctes et révélant des attentes équivoques à l’égard duchercheur. Finalement, rapportant son expérience d’une recherche surdes populations aborigènes australiennes, Bastien Bosa analyse les prin-cipes et le fonctionnement des comités d’éthique qui ont récemment faitleur apparition dans les pays de langue anglaise en adoptant des formesd’évaluation empruntées à la biomédecine.

La troisième et dernière partie s’attache à mettre en évidence lamanière dont l’ethnographie en tant que telle se trouve ébranlée par celles

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et ceux qui font l’objet de son attention. Fanny Chabrol, qui a conduit uneenquête sur la prise en charge des malades du sida au Botswana, sedemande ce qu’implique le fait de travailler dans des lieux et sur desthèmes surinvestis par la recherche sous toutes ses formes, avec pourconséquence notamment de dévoiler non seulement des rapports de pou-voir entre pays occidentaux et pays pauvres, mais aussi la relativevulnérabilité des sciences sociales au regard de la question de leur utilitésociale. Antonella Di Trani, qui s’est engagée dans une étude sur le ghettode Venise, raconte comment elle se heurte à une méfiance et une agres-sivité croissantes de ses interlocuteurs et interprète ces réactions à la foiscomme une réalité structurelle de la pratique ethnographique et commela conséquence particulière d’événements violents générateurs de peurs.Samuel Lézé, qui a dû se faire une place dans le milieu des psychana-lystes à Paris pour pouvoir étudier leurs pratiques, propose decomprendre les résistances qui lui sont opposées non pas comme des obs-tacles mais comme une modalité particulière d’une sorte d’éducationscientifique qui implique une relation d’apprentissage mais aussi des rap-ports de savoir. Pour terminer, je reviens moi-même sur les difficultésrencontrées dans la réalisation d’une enquête portant sur les pratiqueséthiques des soignants dans un hôpital d’Afrique du Sud tant dans leséchanges avec les professionnels que surtout dans les discussions avecmes collègues sud-africains et je m’efforce de comprendre les différentsregistres d’autorité, de loyauté, de légitimité et de responsabilité qui sonten cause dans ces conflits autour de ma recherche.

Au-delà de cet ordonnancement thématique, on pourrait égalementlire ce livre comme une sorte de cheminement de l’expérience ethnogra-phique, depuis l’enchantement de la relation d’enquête dont témoigne lepremier chapitre, qui s’inscrit dans une longue tradition anthropologiquedu « going native » [Powdermaker, 1967], c’est-à-dire de la progressivefusion dans l’altérité, jusqu’à la désillusion du rejet par l’autre qu’évoquele dernier texte, mais qui n’est là encore qu’un avatar d’une situation deplus en plus fréquente où « the other talks back » [Brettell, 1993], autre-ment dit où le chercheur doit faire face à la contestation de ses enquêtésou de ses collègues. Cette lecture ne rendrait toutefois pas totalement jus-tice à notre projet. D’abord, il faut bien le reconnaître, ledésenchantement prédomine sur l’illusion dans la plupart des textes ou,plus exactement, l’exercice auquel nous nous sommes livrés procèdeplutôt de la révélation des difficultés et des ambiguïtés du terrain que duportrait de l’anthropologue en héros. Ensuite, et surtout, l’épreuve ethno-graphique signifie pour nous, au-delà de la singularité des expériences,une prise de risque qui commence dans la relation d’enquête et se prolonge dans le travail d’écriture.

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Souvent, les publications anthropologiques ou sociologiques, enFrance notamment, estompent – ou marginalisent dans des notes ou desannexes – ces questions qui, en quelque sorte, détourneraient lechercheur et son lecteur de l’objectif essentiel qui est d’appréhender desmondes sociaux. En adoptant ici une démarche inverse et en sortant cesépreuves ethnographiques des tiroirs où elles demeurent généralementenfouies, nous ne cherchons pas tant à révéler des aspects moins glorieuxou plus problématiques de nos recherches qu’à en comprendre lesenjeux. Or ces enjeux concernent rien moins que les conditions devéridiction de l’enquête, de la relation humaine dans laquelle elle s’ancre,des résultats que nous pouvons en tirer et des effets sociaux que nousproduisons ce faisant. « Peut-on avoir accès à la vérité sans mettre en jeul’être même du sujet qui y accède ? », se demande Michel Foucault[2001, p. 504]. La vérité ethnographique, qui n’est ni absolue nidéfinitive, est à ce prix.

REMERCIEMENTS

Les auteurs sont reconnaissants à Emilie Jacquemot pour la générosité et larigueur de son travail d’accompagnement de ce projet collectif.

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