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DÉVELOPPEMENT DURABLE : LA NOUVELLE sTRATÉgiE NUMÉRO HORS SÉRIE - AOÛT 2012 - 24 Olivier APPERT Gilles BERHAULT Dominique BIDOU Sonia COLLAVIZZA Nathalie GIROUARD Alain LIPIETZ Thierry MARIANI Christian de PERTHUIS Katheline SCHUBERT Pascal SÉCULA Alain TRANNOY Nicolas WOLFF Dossier RIO+20 : L’avenir que nous voulons

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Page 1: D ELOPPEMEN D RABLE : LA NO ELLE s RA giE · e numéro spécial de la RPP s’achève au moment où Delphine Batho, nouvelle ministre de l’Écologie, du Développement durable et

DÉVELOPPEMENT DURABLE : LA NOUVELLE sTRATÉgiE

NUMÉRO HORS SÉRIE - AOÛT 2012 - 24 €

Olivier APPERTGilles BERHAULTDominique BIDOUSonia COLLAVIZZANathalie GIROUARDAlain LIPIETZ

Thierry MARIANIChristian de PERTHUISKatheline SCHUBERT

Pascal SÉCULAAlain TRANNOYNicolas WOLFF

Dossier RIO+20 : L’avenir que nous voulons

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Ce numéro spécial de la RPP s’achève au moment où DelphineBatho, nouvelle ministre de l’Écologie, du Développement durableet de l’Énergie annonce le lancement d’une Conférence environne-

mentale annuelle. La toute première aura lieu les 14 et 15 septembre pro-chains et elle aura pour objectifs de fixer les priorités du gouvernement enmatière de développement durable, principalement sur les questions de latransition énergétique et de la préservation de la biodiversité.

Selon les informations que nous avons recueillies, cette première rencont-re permettra également d’ouvrir de nouveaux chantiers, notamment sur lafiscalité écologique, les relations environnement et santé, et les efforts dela France pour la mise en place d’une nouvelle gouvernance écologique.

Delphine Batho a également confirmé que dans la perspective d’une nou-velle stratégie du développement durable, il convenait de rassembler etmobiliser tous les acteurs concernés au titre du Grenelle de l’environne-ment. Mais plus qu’un suivi, il s’agit pour le nouveau gouvernement « d’a-gir dans la concertation et dans la durée face aux enjeux du réchauffementclimatique, de la perte de la biodiversité et de la crise énergétique ». C’estainsi qu’aux côtés des organisations non gouvernementales, des syndicatsde salariés et d’employeurs, des élus et de l’État, ce dernier associera auxtravaux de la Conférence environnementale annuelle des représentantsd’associations de consommateurs.

Le chemin parcouru depuis le premier Sommet de la Terre à Rio en 1992jusqu’au Grenelle de l’Environnement et à la récente rencontre – toujoursà Rio – du 22 juin, nous permet de tirer des leçons sur les réussites et leséchecs des stratégies successives choisies pour rendre efficient le dévelop-pement durable.

La prise de conscience sur les défis auxquels nous sommes confrontésest désormais générale sur le plan national comme au niveau internatio-nal. Les contributions rassemblées ici le démontrent à l’évidence : cher-cheurs, économistes, élus, hommes d’entreprises déclinent leurs analyseset leurs préoccupations tout en adoptant, d’un commun accord, trois

Avant-propos

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idées qui fondent une véritable stratégie nationale en matière de dévelop-pement durable :g il n’y a pas d’action en matière de développement durable sans accepta-

tion d’une réelle transversalité : en d’autres termes les services de l’État,les collectivités locales, les producteurs et les consommateurs doiventavoir des actions concertées les impliquant ensemble et dégageant auniveau local, régional et national des objectifs acceptés par tous ;

g il n’y a pas d’action en matière de développement durable sans fiscalitéadaptée : la fiscalité française est à cet égard contradictoire. D’un côtéelle subventionne ou exonère les activités polluantes et de l’autre ellefinance la protection de l’environnement. 50 milliards d’euros seraientainsi dépensés de manière inappropriée. Il est donc urgent qu’une fiscali-té verte et cohérente se mette en place car il n’y a pas de stratégie écono-mique sans levier fiscal adapté ;

g il n’y a pas d’action de développement durable sans définition d’unmodèle économique et social acceptable. S’il est utile d’insister sur uneévidente sobriété de nos consommations d’énergie, d’une plus grandeprudence dans l’utilisation de l’espace et des ressources naturelles ainsique sur une modification de nos moyens de déplacement, de nos modesde consommation et de production, il est clair que l’on ne peut parlerd’économie verte sans oublier de préserver le nombre d’emplois, favori-ser la recherche, l’innovation, soutenir notre compétitivité et donc pren-dre en compte tous les aspects « du vouloir vivre ensemble » qui caracté-rise la France.

Ces trois idées sont abordées par nos collaborateurs par le biais du prismequi les caractérise chacun mais résument bien les principes à l’origine decette stratégie nouvelle du développement durable dont chacun reconnaîtaujourd’hui la nécessitée.

Pour ce qui la concerne, la Revue Politique et Parlementaire ne manquerapas de suivre régulièrement la Conférence environnementale annuelle etd’en rendre compte sans oublier - pour reprendre l’expression du professeurMichel Godet - qu’ « il ne sert à rien de sauver les baleines s’il n’y a plusd’enfants pour les regarder ».

Bertrand Cluzel Directeur de la publication

Avant-propos

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Avant-ProposBertrand CLUZEL

La créativité au secours de la croissance et du développement durableDominique BIDOU

La fiscalité n’est pas assez « verte » selon un réseau d’associations etd’économistesSonia COLLAVIZZA

Quels enseignements tirer des modèles économiques de croissance ?Katheline SCHUBERT

Un cadre d’action pour une croissance verteNathalie GIROUARD

Clivages idéologiques, approches alternativesAlain TRANNOY

Sortir d’un mauvais dilemme : l’économique ou le climat ?Christian de PERTHUIS

Technologies numériques pour la ville durable Gilles BERHAULT

Quelles régulations internationales pour le XXIe siècle ?Alain LIPIETZ

Le recyclage, une filière d’avenirPascal SÉCULA

Transports : le Grenelle en action Thierry MARIANI

L'après-pétrole : où en sommes-nous ?Olivier APPERT

L’energie éolienne : une filière dont il faut accélérer l’elanNicolas WOLFF

L’avenir que nous voulons

RIO+20

Sommaire1

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C’est l’agence internationale del’énergie qui l’affirme : le mondedépense 7 fois plus d’argent à

subventionner les énergies fossiles qu’àaider les énergies renouvelables2. Et cettetendance ne faiblit pas. Nous avons vrai-ment du mal à entrer dans le monde dedemain, un monde sans carbone. Il n’est pasquestion d’abandonner brutalement le char-bon, le pétrole et le gaz, mais d’arrêter d’enchercher de nouveaux gisements, de mettrenotre argent et nos meilleurs ingénieurs auservice de l’économie d’hier.

Un pari sur l’intelligence

Dans ce domaine de l’énergie, pourtantobjet de toutes les attentions, les raisonne-ments et les initiatives sont encore forte-ment marqués par le passé. Nous sommestoujours en train de craindre la pénurie, etfaisons des efforts considérables pour allerchercher des ressources dans des conditions

extrêmes. Tous ces efforts techniques etfinanciers vont à l’encontre de la nécessairetransition. La préoccupation majeure dedemain n’est pas la fin des énergies fossiles,il y en a encore beaucoup d’accessibles à100 $ de baril de pétrole. Elle réside dansles rejets consécutifs à leur utilisation,notamment l’effet de serre et les produitsradioactifs. C’est dans cette direction quel’essentiel des efforts doivent se concentrer,avec en première réponse l’efficacité, àsavoir rendre plus de services avec moinsd’énergie. La meilleure énergie est celle quel’on ne consomme pas, à condition bien sûrde disposer du même confort et des mêmesperformances techniques. Les puissanceséconomiques, industrielles, étant histori-quement du côté de la production, la transi-

La créativité au secours de la croissance et

du développement durableLa science du cerveau nous apprend que nous avons recours à des « modes men-

taux » pour résoudre nos problèmes. Mode mental « automatique », pour les ques-

tions récurrentes, avec des réponses connues, accumulées dans des catalogues

situés dans le cerveau reptilien ; mode mental « préfrontal », passionné par tout ce

que le mode automatique ne sait pas faire1, c’est à dire tout ce qui sort de l’ordinai-

re, l’innovation, la créativité, l’imprévu, et installé dans notre néocortex préfrontal.

Tout l’art est de solliciter le bon mode mental en fonction des situations. Les chan-

gements profonds auxquels notre société est confrontée nous incitent à privilégier

l’approche préfrontale, mais comment amener notre « corps social », en désarroi, à

ne pas se réfugier dans le mode automatique ? La difficulté n’est pas de compren-

dre les idées nouvelles, mais d’échapper aux idées anciennes, disait Keynes. La

croissance de demain dépendra de notre capacité à surmonter cette difficulté.

Dominique BiDouConsultant en développement durable

(1) Selon Jacques Fradin, L’intelligence du stress,Eyrolles, 2008(2) Edition 2012 du rapport Energy technologyPerspectives

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La créativité au secours de la croissance et du développement durableDominique BIDOU

tion vers une économie de l’usage est diffi-cile à obtenir. De nouveaux instrumentscomme les quotas ou les certificats d’écono-mie d’énergie ont été lancés, espérons qu’ilsmodifieront les attitudes des « produc-teurs ». L’enjeu n’est plus l’expansion quan-titative, impossible à poursuivre durable-ment, mais l’intensification de la valorisa-tion des ressources utilisées. De la sensibili-té, du talent, du savoir faire, du brevet, enun mot des ressources humaines, à la placede ressources matérielles. Tel est le sens dela transition historique à entreprendreaujourd’hui. Le développement durable estun pari sur l’intelligence.

Le changement durable

Le changement est d’autant plus nécessairequ’il ne s’agit pas de simples ajustements.Nous vivons une époque particulière : le21e siècle sera celui où la population mon-diale va culminer à 9 ou 10 milliards, où nosémissions dans les milieux, air, mer et eaudouce, sols, et même espace, vont toucherles capacités productives de la planète etréduire les protections dont nous avonsbénéficié depuis la nuit des temps. Lesenquêtes le disent clairement, nos conci-toyens craignent que leurs enfants ne viventmoins bien qu’eux. La prolongation d’unmode de développement fondé sur unevision du monde sans limites, encore bienprésente dans les esprits, nous conduit àl’impasse : il faut entrer dans l’ère du mon-de « fini », comme le disait Paul Valéry dès1945. C’est la fin du « Croissez et multi-pliez » de la Genèse, il faut trouver une aut-re forme d’évolution. Une « métamorpho-se », dirait Edgar Morin3. Il est temps debasculer du cerveau reptilien au préfrontal.

C’est une transition profonde qu’il fautengager avant d’y être contraints par uneréalité qui apparaîtra alors bien dure. Un

changement de cap est toujours difficile. Lasagesse, et même le bon sens sont toujoursconservateurs, ils font référence à ce quel’on a toujours fait, alors que justement, ilfaut faire autrement. Il y a la peur de l’in-connu, la peur de lâcher ce que l’on connaitbien sans distinguer clairement les repèresde demain. On ne peut se lancer brutale-ment dans la transition, sauf à susciter desrésistances massives, ou à « passer en for-ce », avec les leaders éclairés, vision bienhasardeuse et d’une autre époque. Il fautfaire adhérer à l’idée même d’un nouveau« business model », sans doute exigeantmais porteur d’espoir. Un « businessmodel » à imaginer ensemble, qui prend sesracines dans le génie propre d’une société,et non dans des modèles importés d’ailleurs.Quel est donc le génie propre à la France,telle qu’elle est aujourd’hui, dans sa diversi-té et au sein de la « vieille Europe »? C’estce génie qu’il faut identifier et remettre envaleur, pour redonner de l’espoir et orienterles efforts pour sortir de la crise.

De la peur à l’espoir

L’importance des émotions en géopolitiquea été parfaitement décrite par DominiqueMoïsi4. Trois émotions constituent l’essen-tiel du paysage qu’il nous présente, l’espoir,l’humiliation, et la peur. Ce sont trois filsque l’on peut tirer, et auxquels sont attachésla plupart des sentiments collectifs, commela confiance d’une population en elle-même. La confiance, un capital social déter-minant. C’est lui qui communique sa dyna-mique à une société, lui donne des perspec-tives et contribue puissamment à la cohé-sion sociale tant recherchée. Comment par-

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(3) Eloge de la métamorphose, dans « Le Monde »du 9 janvier 2010(4) Dominique MOÏSI, La géopolitique de l’émo-tion, Flammarion, 2008

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La créativité au secours de la croissance et du développement durableDominique BIDOU

ticiper à une construction collective, et for-cément à des confrontations, si l’on n’a pasconfiance en soi ? Nous avons tous besoinde figurer dignement dans notre milieu, not-re micro société, face à nos voisins, nos col-lègues, nos partenaires, tous ceux que nouscôtoyons régulièrement ou occasionnelle-ment. Nous en avons besoin pour nous sen-tir crédibles, légitimes dans nos échanges,chacun avec son origine, sa culture, sonexpérience. À l’heure à la fois de la mondia-lisation, avec les brassages de populationsqu’elle provoque, et du développementdurable, avec l’innovation en tous genresqu’il exige, la confiance en soi est indispen-sable pour donner de l’espoir. DominiqueMOÏSI nous dit qu’aujourd’hui la peur estdominante dans le monde occidental, alorsque l’espoir dynamise l’Orient et les paysémergents. Comment espérer relancer lacroissance, sans susciter préalablement laconfiance en soi, porteuse d’espoir ?

Le problème est que l’espoir et la confiancene figurent pas dans les comptes de lanation. Nous parlons là de capitaux immaté-riels, incontournables mais négligés dansles calculs économiques. C’est là,d’ailleurs, que le politique peut pleinements’exprimer et influencer les équations tradi-tionnelles de l’économie. Il y a plein de cho-ses qui n’apparaissent pas dans les bilans, etqui comptent quand même. Ce sont lesactifs immatériels, qui contribuent pour unegrande part à la production d’une entreprisecomme d’une nation.

Les actifs immatériels sont nombreux, et ilsne sont pas toujours faciles à valoriser.Comment traduire la qualité de la relationavec vos clients, ou les qualités accumuléesde votre personnel et la bonne ambiancequi règne dans votre entreprise ?L’Observatoire de l’immatériel5 distingue10 capitaux élémentaires, Capital client,

Capital marques, Capital organisationnel,Capital humain, Capital technologique,Capital actionnaires, Capital fournisseur/partenaire, Capital systèmes d’information,Capital sociétal, Capital naturel.

Cette simple liste d’actifs illustre bien l’im-portance de l’immatériel. Le futur d’uneentreprise ou d’un pays est largement déter-miné par ces facteurs qui n’apparaissent pasdans les bilans. La décote qui apparait entrela valeur de capitalisation boursière de cer-taines grandes entreprises et la simple som-me de leurs actifs matériels traduit une pertede confiance dans l’avenir et une chute ducapital immatériel. Le changement durablecommence par une revalorisation de cecapital immatériel, et notamment du capitalhumain, essentiel à de multiples points devue. Celui-ci, selon l’Observatoire de l’im-matériel, revêt de nombreuses formes, éla-borées à l’échelle de l’entreprise maistransposables pour les nations : le climat quirègne dans l’entreprise, la qualité de l’enca-drement, du double point de vue de sonexpertise et de son leadership, la fidélité dessalariés, leur compétence et leur motivation,dont dépendent leurs performances.

La tentation de la « protection »

Il est de bon ton, notamment dans les cam-pagnes électorales, de proposer auxFrançais une forme de protection.Protectionnisme pur et dur pour certains,mais le plus souvent une protection contreles agressions venant de la mondialisation etde la dureté des temps. Le gouvernementdoit protéger les Français, et à une autreéchelle, l’Europe doit être une protectioncontre la mondialisation.

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(5) http://observatoire-immateriel.com

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La créativité au secours de la croissance et du développement durableDominique BIDOU

Le mot même de protection en implique unautre : fragilité. A trop mettre en avant lebesoin de protection, on renforce le senti-ment de faiblesse, et par suite la peur décri-te par Dominique Moïsi. Au lieu de créerune dynamique, on provoque du repli sursoi. L’État protecteur, terme souventemployé pour supplanter l’État Providence,porte en soi la défaite qu’il annonce. On estloin de l’État mobilisateur et entraînant, quiseul peut apporter l’espoir.

La fragilité, qui appelle la protection, est lerésultat de la mauvaise adaptation aucontexte. La crainte du changement pro-voque souvent des retards face à l’évolutiondu monde. Pendant des siècles cette évolu-tion était lente, avec toutefois quelquespériodes d’accélération comme l’émergencede l’imprimerie ou la révolution industrielle.Elle a malgré tout été fatale à certainessociétés, qui n’ont pas vu la terre se dérobaitsous leurs pieds et se sont montrées incapa-bles de s’adapter. Le célèbre ouvrage deJared Diamond, Effondrement6, nous relateabondamment l’histoire de ces civilisationsqui se sont laissé surprendre.

Aujourd’hui la situation est différente. C’està l’échelle de la planète que l’équationpopulation/consommation/capacité produc-tive se pose. Et les choses vont très vite.Même si l’on prévoit une stabilisation de lapopulation mondiale dans les années 2050,celle-ci se sera multipliée par deux en moinsde 50 ans, par 4 au cours du dernier siècle.La consommation par tête a explosé et ren-force le volume des nouveaux besoins. Pourne prendre qu’un exemple, la populationchinoise augmente de moins d’un point paran, alors que sa consommation croît dix foisplus vite. Le mode de vie accentue la pres-sion bien plus fortement que la croissancedémographique, mais celle-ci lui apporteune inertie extraordinaire : même si la

consommation moyenne par tête de terriense stabilisait aujourd’hui, nos besoins glo-baux continueraient d’augmenter d’un tiersd’ici le milieu du siècle. Parallèlement àcette hausse des besoins, des capacités pro-ductives de la planète sont menacées.Malgré les progrès techniques, la producti-vité primaire, le bas de la pyramide, pointde départ de toute production matérielle, estaffectée. Les causes en sont multiples,exploitation anarchique, artificialisation desterres et des côtes, le réchauffement clima-tique, etc.

Le changement durable, pour éviter l’impasseLe constat est donc clair, il faut changerd’orientations et trouver de nouveauxmodes de développement qui, au lieu denous conduire dans l’impasse, ouvriraientnouvelles perspectives. Le terme de protec-tion, si souvent employé, pourrait être aisé-ment associé à l’impasse. Bien sûr, si nousnous y retrouvons, nous ressentirons tous unbesoin de protection. Mais l’objet du poli-tique est justement de faire en sorte quenous ne nous y retrouvions pas prisonniers.De même que la meilleure défense est l’at-taque, la vraie protection est la recherche dece nouveau mode de vie, de production et deconsommation, de cette nouvelle attitudeface à la nature et aux ressources qu’ellenous procure, qui permettraient de résoudredurablement l’équation évoquée ci-dessus.C‘est ce qui constituerait un changementdurable.

Cette recherche et la nécessaire transitionentre la situation actuelle et le futur que nousespérons affaibliront la situation de certains,auxquels il faudra bien sûr accorder une pro-

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(6) Gallimard, 2006

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tection. Il s’agit alors d’une forme de solida-rité pour permettre à chacun d’entrer dansl’ère du développement durable. Des ajuste-ments seront parfois douloureux, des sec-teurs que l’on croyait être des valeurs suresdevront se reconvertir. La tentation sera forted’offrir une protection aux victimes de cestransformations, et de s’en satisfaire. Ceserait un gâchis si, préalablement, le maxi-mum n’a pas été tenté pour recycler lessavoirs et les talents des personnes engagéesdans ces activités. Les ressources dont nousavons besoin ne sont pas que matérielles,elles sont aussi humaines et sociales.

La protection n’est donc qu’une mesurecomplémentaire à toutes celles qu’il auraitfallu prendre pour assurer la transition versun mode de vie durable, un filet tendu danslequel il vaudrait mieux éviter de tomber.Ou alors, parlons de la couche d’ozone quinous protège de certains rayonnements dan-gereux pour la santé. S’il y a une urgencedans le monde de la protection, c’est bienpar là qu’il faut la chercher.

Un pacte pour la croissance

Si la « protection » a le vent en poupe, c’estque la situation économique de l’Europe estpréoccupante. Taux de chômage élevé, dettespubliques sans précédent, compétitivité dou-teuse et précaire, face aux ambitions des paysémergents. Une situation de tous les dangers,provoquant des mouvements d’opinion radi-caux. Une relance de la croissance apparaîtdans ces conditions indispensable pour résou-dre tous les problèmes, proposer de l’emploi,financer les dettes, et répondre aux aspira-tions des populations, les rassurer sur leuravenir. Les nombreuses solidarités qui unis-sent les pays européens rendraient hasardeuseune relance strictement nationale, et l’idéed’une politique commune, concrétisée par unpacte, semble s’imposer.

Il reste malgré tout à s’interroger sur un pré-alable : quelle croissance ? Le risque estgrand, en effet, pour aller vite car il y aurgence, de se raccrocher à une visionancienne de la croissance. Une croissancetout azimut conçue pour relancer la produc-tion sans égard aux facteurs limitant appa-rus au cours des dernières décennies. Unecroissance fondée sur la quantité plutôt quesur la qualité. Le développement durablen’est que la prise de conscience de ce quel’on appelle la « finitude » du monde. Lacroissance doit s’inscrire dans un systèmecontraint, pour utiliser un vocabulaire tech-nocratique. L’important n’est pas de produi-re plus, mais de créer plus de bien-être, touten consommant moins de matières premiè-res. Le mot-clé est donc « efficacité ». Lacroissance moderne, celle que l’on peutattendre d’un pacte, est celle de l’efficacité.

La vieille Europe, souvent considérée com-me à la traîne, a de bons atouts à faire valoirdans ce domaine. Le niveau de formation, laqualité de l’organisation sociale y sont par-ticulièrement élevés. La densité de popula-tion et la faiblesse des ressources minièresnous ont conduits depuis longtemps à privi-légier l’efficacité. Un exemple frappantpeut être donné pour illustrer cet avantage.Les économistes britanniques de la NewEconomics Foundation7, ont créé un indica-teur composite pour évaluer la bonne santédes pays, le HPI, Happy Planet Index. On yretrouve un volet économique, sur laconsommation et calculée en intégrant lePIB, un volet social avec le niveau d’éduca-tion, l’espérance de vie etc., et un voletenvironnemental à partir des prélèvementsde ressources opérés pour satisfaire lesbesoins. La comparaison des États-Unis etde l’Allemagne nous montre que pour des

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(7) NEF, www.neweconomics.org

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niveaux comparables de prospérité écono-mique et de bien-être social, les États-Unisconsomment deux fois plus de ressourcesque l’Allemagne. Un écart considérable.L’abondance des ressources dont bénéfi-cient les Américains ne les a pas conduits àfaire des économies. Il en résulte un diffé-rentiel très important en faveur de l’Europeen termes d’efficacité.

Cet atout n’est pas toujours considéré à sajuste valeur. Les modèles économiquesaméricains ou asiatiques fondés sur d’im-menses réservoirs de ressources naturellesou de main-d’œuvre, nous éblouissent sou-vent. Ils ont effectivement très bien fonc-tionné jusqu’à présent. Ils le feront sansdoute encore quelques années, tant que nouspourrons puiser des ressources nouvelles,parfois dans des conditions inquiétantes parles risques que nous faisons courir à notre« capital nature ». La compétition pour l’ac-cès à certains ingrédients indispensables,comme les terres rares dont on parle beau-coup aujourd’hui, sont d’ailleurs une autresource d’inquiétude que le modèle tradi-tionnel de croissance peut inspirer.

L’intelligence au service de la croissanceEn période de transition, comme celle quenous connaissons actuellement, les réponsestraditionnelles et universelles ne fonction-nent pas. Adieu la « grosse cavalerie » ducerveau reptilien, il va falloir être intelligentet mobiliser le préfrontal.

La question du pouvoir d’achat illustre cetteexigence. La réponse traditionnelle est dedonner plus d’argent, de mobiliser plus deressources, pour faire face aux besoins.C’est évidemment une réponse commode,et qui crée mécaniquement une forme decroissance économique. Le volume de l’ar-

gent distribué, le chiffre d’affaires de notresociété en quelque sorte, ne peut qu’aug-menter avec ces pratiques. Jusqu’à quand ?Est-ce la seule manière d’améliorer nosconditions de vie ? Cette formule a en effetun défaut, celui de ne pas s’interroger sur laqualité de la prestation fournie, sur lamanière dont elle répond effectivement ànos besoins. Elle ne pousse pas à l’efficaci-té. C’est le volume des échanges qui comp-te, avec en arrière plan la nécessité de pro-duire toujours plus, et non le désir de mieuxsatisfaire les besoins.

L’intelligence est de repartir des besoins, devoir s’il n’est pas une autre manière d’assu-rer la croissance, la croissance en termes deservices rendus et de bien-être. Les consé-quences sur la production ne sont pas ànégliger, mais prenons les pour des contin-gences et non des objectifs à atteindre à toutprix. Le mode de pensée actuel privilégie laproduction, et le service rendu est instru-mentalisé à son profit. Peut-on inversercette vision ?

Une des façons d’entrer, de manière opéra-tionnelle, dans le développement durableest résumée par l’expression : facteur 4, soit2x2. Deux fois plus de bien-être, en préle-vant deux fois moins de ressources8.Croissance, donc, pour la qualité de vie et leplaisir, et décroissance de la pression sur laplanète. Pendant des années, le postulatimplicite était que le bonheur dépendait derichesses matérielles, elles-mêmes obtenuesen exploitant la nature, qu’il s’agisse debiens en stock (minéraux, charbon, etc.) oude produits renouvelables au rythme dessaisons. La terre était infinie et le problème

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(8) Nous reprenons ici le titre d’un rapport auClub de Rome daté de 1997, Facteur 4, d’Ernst U.Von Weizsäcker, Amory B. Lovins, et L. HunterLovins, Terre Vivante pour l’édition française.

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La créativité au secours de la croissance et du développement durableDominique BIDOU

essentiel consistait à surmonter les difficul-tés d’accès et d’extraction de ses ressources.Le facteur 4 casse cette logique. Arrêtonsd’accepter comme une fatalité que la crois-sance du bien-être est indissolublement liéeà celle des prélèvements. Il est vrai que cet-te idée est profondément ancrée en nous.Pour ne prendre qu’un exemple, le WWFnous invite régulièrement, depuis 2007, àmanifester notre amour de la planète enéteignant la lumière 1 heure, le derniersamedi de mars. Privons-nous de lumièrepour la planète. Une idée sympathique, maisqui va à l’encontre de l’objectif recherché.Elle affirme le lien entre bien-être et prélè-vements. Pour réduire les prélèvements, ilfaut donc se priver et réduire notre train devie. Cette « heure pour la planète », ou« earth hour », va à l’encontre du principed’efficacité. Nous sommes loin du « décou-plage » recherché entre bonheur et pressionsur la planète.

Un pari sur notre talent collectif

Il faut donc s’extraire d’un mode de penséeancien, et construire un futur débarrassé defausses certitudes. Le danger ne vient pasde ce que nous ignorons, mais de ce quenous tenons pour vrai et qui ne l’est pas,disait mark Twain. Adoptons de nouvellesgrilles d’analyse de la situation écono-mique, en prenant pour référence la satis-faction des besoins et de nos envies. Noussommes ainsi dans une économie dite « defonctionnalité ». Il s’agit de traiter convena-blement la fonction mobilité, ou la fonctionhabitat, la fonction santé, la fonction ali-mentation, etc.

La croissance industrielle que nous avonsconnue ne nous a pas incités à être judi-cieux. Le « toujours plus » ne fait pas appelà l’intelligence. La réduction des prélève-ments de ressources sans réduction de not-

re train de vie, voilà un chalenge intéres-sant qui va stimuler nos neurones. C’est unpari sur notre talent collectif, c’est unchangement dans nos modes de pensée.Nous avons du mal à faire le saut, la tenta-tion est toujours forte de prolonger aumaximum le confort du passé. Ce seraitbien sûr une impasse, où il ne faut pass’engager. Soyons intelligents, ayonsconfiance en nos capacités. C’est tellementplus passionnant. C’est là que réside le« redressement productif ». C’est la voiedu développement durable.

Les pièges de la compétitivité et de la sélectionNotre pays manque de compétitivité. Leverdict est souvent annoncé, en référenceà ce que produisent les pays émergents et,plus proches de nous, les autres pays euro-péens, comme l’Allemagne, avec lesquelsnous sommes aussi en compétition. Maisladite compétition se fait sur un terrain, eton ne s’interroge pas suffisamment sur lanature de ce terrain. N’allons-nous pasnous battre sur les terrains de l’adversaire,là où il dispose d’un contexte favorableavant même d’avoir ouvert les hostilités,pour rester dans un vocabulaire guerrier ?La France, avec son esprit gaulois, n’estpeut-être pas faite pour des productions demasse, anonymes, uniformes, mais plutôtpour du sur mesure, de la petite série, per-sonnalisée. Son efficacité réside sans dou-te plus dans sa sensibilité que dans sa dis-cipline. Le célèbre nombre de fromagesfabriqués en France est la marque d’unmode de production, d’une organisationéconomique, d’une forme de génie, qu’ilserait bien dommage de passer par perteset profits. Ce n’est pas le « nombre dedivisions » de notre pays, 1 % de la popu-lation mondiale, qui contribue à sonrayonnement, mais son style, sa culture, sa

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personnalité. Alors que la bataille estgagnée si on choisit bien le terrain où elleest menée, tout se passe comme si l’on seplaçait sur des terrains défavorables. Lacompétitivité ne consiste pas à pas courirderrière les autres, réputés plus perfor-mants, en essayant d’adopter leurs modè-les, mais à attirer les autres sur son propremodèle de développement. Tourisme etluxe sont aujourd’hui les deux vecteurs decette approche, pourquoi ne pas chercher àl’étendre à d’autres secteurs ?

Un autre piège est la sélection, toujoursbien vue au pays des concours et de laméritocratie. Certes, l’émulation est un sti-mulant à exploiter, mais il faut en trouverles bonnes applications. La sélection sup-pose en effet que l’on a a priori une idéeprécise des qualités attendues, et que l’onsait par conséquent de quoi l’avenir serafait. Le cerveau reptilien, et ses réponsestoutes faites. Insuffisant pour faire face àl’imprévu, et pour sortir des modèles quis’avèrent de fausses solutions. La néces-saire imagination, l’innovation, nousconduisent souvent à sortir des voies habi-tuelles, à transgresser ce qui apparait lebon sens et la sagesse. Einstein a beau nousdire que l’on ne résout pas les problèmesavec l’état d’esprit qui les a créés, nousnous évertuons à sélectionner les cerveauxles plus conformes aux modèles domi-nants. Sans jeter aux orties le principe d’u-ne émulation, il faut savoir prendre le reculsuffisant pour ne pas reproduire à l’infinides schémas obsolètes.

Le bilan de compétences pour affronterl’inconnuLe choix exclusif de la sélection est d’autantplus navrant qu’il existe dans notre pays unerichesse humaine exceptionnelle. Depuistoujours, grâce à sa situation géographique

privilégiée, la France a accueilli une diver-sité de population avec leurs apports cultu-rels propres. Un « bouillon de culture »pourrait-on dire. Il s’agit aujourd’hui d’entirer le maximum. L’utilisation d’une grillede sélection laisse de côté, par définition,tous ceux qui ne répondent pas aux critèresretenus, groupes humains et territoires,alors que l’on a besoin de tous pour progres-ser. Pour affronter l’inconnu, mieux vautpréserver la plus large gamme de compéten-ces disponibles, et lui permettre de s’expri-mer pleinement. Pour choisir son avenir etne pas le subir, aussi. Nous venons d’enavoir un exemple frappant avec la recon-naissance par l’UNESCO du bassin minierdu Nord-Pas de Calais au titre du patrimoi-ne mondial de l’humanité. Quelle perspica-cité et quelle opiniâtreté a-t-il fallu aux éluset aux forces vives du pays minier pour fai-re reconnaître une compétence particulière àce territoire, si facile à condamner au nomd’une vision étroite et dépassée du progrès !La « compétence » s’exprimez de millemanières, il faut savoir l’identifier et la met-tre en valeur.

Le recentrage, que l’on observe de plus enplus vers le cœur de métier et les valeurssures, avec l’abandon de tout ce qui paraitsecondaire, est souvent nécessaire, maisattention à ne pas brader ainsi des riches-ses, au motif qu’on saurait mal en tirerprofit, ou que celui-ci est diffus. Si je suisagriculteur, je produis des denrées agrico-les pour le marché, si je suis postier, jedistribue des lettres, je suis industriel, jefabrique des produits d’usine, etc. Unepriorité, et puis tant pis pour le reste. Lasimplification des objectifs peut effective-ment apporter des réponses immédiates,mais elle ne va pas dans le sens de la vie.La vie est complexe. Chacune de nosactions, même si elle vise un objectif prin-cipal, a des effets secondaires.

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L’importance des fonctions « gratuites »Le travail, pour commencer, a de nombreu-ses fonctions : produire, bien sûr, mais aussiassurer des revenus, offrir une place dans lasociété, un statut social, permettre des ren-contres et contribuer à la vie collective, etbien d’autres choses encore. Et même lepremier poste, la production, est à décliner.Le travail des champs, ce n’est pas que de laproduction de denrées, c’est aussi la préser-vation des sols, la régularisation du régimedes eaux, la création de paysages, la créa-tion de la biodiversité, etc.

Bref, la concentration sur un objectif uniquepeut se révéler satisfaisante pour une entre-prise, elle ne l’est pas forcément pour la col-lectivité. Une série de fonctions prises encharge « spontanément » et gratuitement seretrouvent orphelines. Pour certaines, cen’est pas grave, mais ça l’est beaucoup pluspour d’autres. Le chômage n’est pas qu’unproblème économique, c’est un drame per-sonnel, une déqualification, une désociali-sation, une humiliation pour certains. Lecoût direct, supporté par l’économie desentreprises et les prélèvements sociaux assissur le travail, ne représente qu’une partie ducoût réel, tout compris, et qui n’est pas quemonétaire.

Il n’y a pas si longtemps, les métiers consti-tuaient aussi un statut dans la société. Leboulanger n’est pas qu’un fabricant de pain,il occupe une place spécifique dans la socié-té, avec des responsabilités associées à cetteplace. Le commerçant ambulant était unlien et un « media » autant qu’un vendeur demarchandises. Les exemples peuvent êtremultipliés à l’envie. Au-delà de sa missionofficielle, chacun se sentait investi d’unrôle, qu’il mettait un point d’honneur à tenirindépendamment de toute considérationmercantile ou financière. Les retombées qui

en résultaient constituaient une richesseconsidérable, dont le tort principal est de nepas apparaître dans les comptes.

Les limites du management financier

La société du management financier et ducontrôle de gestion ignore ces aspectssecondaires. Ils n’entrent pas dans lescomptes, si ce n’est en termes de temps pas-sé pour ne pas dire perdu. La chasse à cesactivités périphériques est donc ouverte, àgrands coup d’audits et de rapports d’activi-té. Le postier ne fera que distribuer ses lett-res, l’agriculteur tirera le maximum de pro-fit de sa terre, les yeux fixés sur les coursdes céréales. C’est toute une richesse quidisparait de fait, et en silence puisqu’ellen’apparaissait nulle part, si ce n’est dans lavie des gens. On ne parle pas de pouvoird’achat, mais il s’agit bien d’un appauvris-sement, dont les plus modestes sont les pre-mières victimes. La disparition de serviceset de réseaux sociaux traditionnels se faitdiscrètement. Au début, c’est sans impor-tance, et puis, à force, on atteint des seuilscritiques et les problèmes apparaissent, avecdes coûts sociaux qui finissent par entrerdans les comptes.

La rigueur budgétaire affecte aujourd’huiles comptes publics. C’est le temps de larévision générale des politiques publiques.Les effets indirects de ces politiques et de laprésence de l’État sont oubliés, au profit dela stricte application de règles administrati-ves. Les services publics sont épurés de tou-tes les utilités secondaires, comme apporterde la chaleur humaine ou créer du lien. A nese soucier que de l’essentiel, on abandonneune foule de services secondaires mais dontla somme contribue à la vie économique etsociale. Le « moral des troupes » n’apparaitguère dans les missions des servicespublics, la sensibilisation à des valeurs col-

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lectives non plus, alors que nous savons quec’est là que se fonde la dynamique d’unesociété. Une approche purement comptableet fonctionnelle ne donne qu’une vision trèspartielle de la bonne santé du pays, y com-pris la santé économique. Oui, il faut de larigueur dans la gestion publique, mais pasd’aveuglement, surtout pour prendre encharge des services diffus, personnels oucollectifs, qu’aucun acteur économique pri-vé ne peut assurer. Toutes les dimensions dela vie, comptables ou non, doivent être pri-ses en considération, le cœur de métier nedoit pas faire oublier les à-côtés, qui, cumu-lés, finissent par être aussi importants que lecœur de métier lui-même.

Les bons calculs

Dans la légitime recherche d’économies,certaines dépenses sont souvent citées.L’environnement, notamment, coûte cher.Le Grenelle a fait frémir nombre de finan-ciers. La question symétrique, du coût de lanon prise en compte de l’environnement, estmoins souvent abordée. Dans son dernierrapport, concernant l’année 2011, laCommission consultative d’évaluation desnormes s’inquiète du prix pour les collecti-vités des mesures de lutte contre la pollu-tion de l’air intérieur, 41 M€, alors que l’im-pact sanitaire de la pollution de l’air coûtechaque année en France entre 20 et 30milliards d’euros9. L’OCDE l’affirme, il estnécessaire et urgent d’engager dès à pré-sent une action globale de manière à éviterles coûts et conséquences considérables del’inaction, tant du point de vue économiqueque sur le plan humain10. C’est un cri d’a-larme qui est lancé et qui met en avant lesrisques du « rien faire ». C’est tellementfacile de ne rien faire, de reporter telle outelle action, telle ou telle dépense. Merci, larègle d’or ! En plus, dans le cas fréquent deprogrammes partagés entre plusieurs pays,

ou de vastes programmes internationauxcomme la lutte contre l’effet de serre ou lapréservation des ressources halieutiques, ladécision est tellement difficile à obtenir.L’OCDE s’inquiète particulièrement de cesenjeux qu’elle a classés en quatre grandsdéfis : changement climatique, biodiversité,eau, santé et environnement.

Les réponses proposées par l’OCDE couv-rent un large spectre, avec les soucis d’unevérité des prix et du choix résolu de l’ave-nir. On y trouve le point évoqué en tête decet article, la suppression des subventionsaux actions préjudiciables à l’environne-ment. La production et l’utilisation decombustibles fossiles, par exemple, ontbénéficié ces dernières années de 45 à 75milliards de dollars américains par an desubventions dans les pays de l’OCDE.Faut-il continuer à financer une économiecoûteuse à tous égards, et qui plus est obs-olète, sans avenir, au lieu de consacrer cetargent à l’économie de demain, décarbo-née ? Une autre mesure proposée est de fai-re en sorte que les prix reflètent mieux lavéritable valeur du patrimoine naturel etdes services éco systémiques, avec l’exem-ple notable de l’eau. Toujours dans lechamp de l’économie, il convient ensuitede rendre la pollution plus coûteuse queles solutions plus vertes. On évoque ainsiles taxes ou des systèmes d’échange depermis d’émissions. Autre piste, très clas-sique : encourager l’innovation verte, avecun soutien public à la R&D. Enfin, conce-

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(9) Selon les résultats rendus publics en juillet2012 d’une étude commandée par le ministère del’Ecologie à la Commission des comptes de l’éco-nomie et de l’environnement (CCEE), sous le titreSanté et qualité de l’air extérieur.(10) Perspectives de l’environnement de l’OCDE àl’horizon 2050 : les conséquences de l’inaction.Mars 2012

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voir des réglementations et des normes effi-caces. C’est donc un ensemble de mesuresfinancières, industrielles et réglementairesqui est proposée par l’OCDE pour réduireou même supprimer les conséquences de l’i-naction. L’enjeu est clairement affiché : ladégradation et l’érosion notre capital envi-ronnemental naturel risque de se poursuivrejusqu’en 2050, entraînant des changementsirréversibles qui pourraient mettre en périlles acquis de deux siècles d’améliorationdes niveaux de vie.

Des réglementations rentables

La Commission européenne ne dit pas autrechose, dans une communication relative àl’amélioration de la mise en œuvre du droitde l’environnement au sein de l’Union euro-péenne, adoptée le 7 mars dernier. On yapprend que ces réglementations, souventaccusées de coûter cher et de freiner ledéveloppement économique, sont en réalitérentables et sources de nombreux emplois.La mise en œuvre de la politique desdéchets par exemple, permet de créer400 000 emplois et d’économiser 72milliards d’euros par an par rapport à unscénario où la réglementation ne serait pasappliquée. Globalement, les défauts d’ap-plication des réglementations entraînent uncoût évalué à 50 milliards d’euros chaqueannée.

La négligence dans l’application des textesa des effets économiques multiples. Il y abien sûr la réparation des dégâts sur la santéhumaine et sur l’environnement, dont lecoût peut être bien supérieur à leur préven-tion. Il y a aussi une insécurité juridiquepour les entreprises, dont on connaît leseffets désastreux sur leur capacité à se pro-jeter dans le futur et à investir. Les fonde-ments du marché européen, du marchéunique, sont remis en question par des

applications fantaisistes des réglementa-tions sur l’environnement. Cette situationest d’autant plus inquiétante que de nom-breuses entreprises privées pourraient tirerbénéfice de ces réglementations, à conditionde les intégrer dans leurs stratégies. Unmeilleur dialogue entre les autoritéspubliques et les entreprises est d’ailleursrecommandé pour améliorer l’applicationdes réglementations.

Une illusion de croissance

Il n’y a pas qu’en Europe que les pollutionscoûtent cher. Nous sommes impressionnéspar la croissance longtemps à deux chiffresde la Chine, mais une étude récente montreque le coût des agressions et de la dégrada-tion du patrimoine naturel y serait chaqueannée de l’ordre de 9 % du PIB11. On le voitla croissance de la Chine n’est, pour l’es-sentiel, que la réalisation d’un capital déjàexistant. Ce n’est pas une création derichesse nette. Il ne s’agit, en fin de compte,que d’un prélèvement de ressources, qui faitpasser la dégradation du capital pour de lacroissance. Une fausse croissance pourrait-on dire, une croissance apparente qui, selonla banque mondiale, pourrait précipiter laChine dans une crise économique et socia-le. Dans le même rapport, la banque mon-diale précise que la dégradation de l’envi-ronnement ne pèse que 1 % dans d’autreséconomies, comme celle de la Corée du Sudet du Japon. Elle suggère donc une transfor-mation en profondeur de l’économie chinoi-se, pour réduire son coût environnementalet s’orienter vers de nouvelles productions.C’est un modèle de croissance verte qui est

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(11) The World Bank & Development ResearchCenter of the State Council, the People’s Republicof China, China 2030, Building a Modern,Harmonious, and Creative High-Income Society,2012

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proposé : Seizing the Opportunity of GreenDevelopment in China.

En France, les pollutions d’origine agricoleont dégradé la qualité de l’eau au robinet :2 millions de foyers sont, dit-on, desservisavec de l’eau dont la teneur en nitrates etautres pesticides dépasse les limites autori-sées. Notre ressource en eau se dégrade, cequi signifie qu’il faut chercher l’eau doucetoujours plus loin ou plus profond, ou enco-re qu’il faut la traiter avec des moyens deplus en plus sophistiqués et de plus en plusonéreux. C’est la collectivité qui paye, cha-cun de nous, dans notre facture d’eau. Lesexcédents de produits répandus par l’agri-culture donnent aussi des marées vertes,avec des algues nocives, mauvaises pour lapêche, les coquillages et le tourisme, sansparler de la richesse biologique. La produc-tivité de la mer se constitue essentiellementsur les côtes, et la dégradation de la qualitébiologique des eaux littorales se traduitinévitablement par une réduction de la res-source halieutique. Opportunément horsbilan !

Notre comptabilité reste indifférente auxcoûts des prélèvements et de la dégradationdu capital productif. Il n’y a alors que laréglementation qui puisse nous y conduire,une réglementation internationale dans biendes cas. Le Grenelle de l’environnementavait affiché un objectif de réduction demoitié des émissions de produits phytosani-taires dans les prochaines années. Un chan-gement de cap intéressant, même si on pou-vait espérer mieux. Tiendrons-nous cetengagement ? Il est permis d’en douter à lalecture d’une circulaire du ministère de l’a-griculture, datée du 5 mars 2012, qui facilitela pratique de l’épandage aérien des pestici-des. Cet épandage est interdit mais il y a denombreuses exceptions, et la liste de cesexceptions vient d’être étendue.

Ce type de décision va à l’encontre du sensde l’histoire. Il s’agit manifestement degagner du temps, de tirer encore sur lesvieilles pratiques avant qu’elles ne soientinterdites. Nous ne pourrons plus longtempsnous permettre la schizophrénie qui consis-te à polluer allègrement d’un côté, et del’autre, à entonner officiellement le discoursde la sagesse écologique. Le tout sur fondde crise des finances publiques, où la luttecontre les pollutions pèse de plus en pluslourd.

Une adaptation volontariste

Il faut donc changer d’économie.Abandonner l’économie du passé, fondéesur l’idée d’un monde infini, où l’on peutprélever et rejeter à l’envie, et adopter l’é-conomie de demain, qui permet de progres-ser dans un monde « fini ». Une économiede l’efficacité dans l’usage des ressourcesplutôt que dans leur exploitation « miniè-re ». Une économie fondée également surnotre génie propre, et non à la remorqued’autres économies partenaires. Il va falloiragir sur nos structures de production, résul-tat de processus historique, biologique,technique, sociaux etc. Il faut les adapter encontinu aux besoins de l’époque. En périodede croissance, l’adaptation profite de l’aug-mentation numérique du corps social. Sansréduire l’effectif des catégories qui doiventdécroître, on augmente celui des groupesqui doivent prendre de l’importance. Onprofite du départ des anciens, aux tech-niques du même âge, pour incorporer desjeunes formés aux pratiques les plus récen-tes. Heureuse croissance, donc, qui permetde procéder aux ajustements sans douleur.

On notera toutefois qu’il faut anticiper. Laformation de nouveaux entrants a été, dansle passé, trop souvent marquée par les struc-tures existantes au lieu d’intégrer les

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besoins de demain. La structure même ducorps enseignant reflète la composition ducorps social existant, et tend, bien évidem-ment, à se reproduire alors qu’elle devraitévoluer. La croissance ne suffit donc pas, ilfaut y ajouter une vision prospective et unecapacité d’anticipation.

« Taper dans le dur »

En régime de croisière, de stabilité numé-rique, l’adaptation est plus compliquée. Onne peut pas réduire la part relative d’ungroupe simplement en en gonflant d’autres.Il va falloir « taper dans le dur », demanderà certains d’abandonner leur situation.Même si on leur en offre une nouvelle, c’estun changement et on sait bien que toutchangement provoque des résistances. Etpuis le renouvellement est plus lent, les cor-rections qui pourraient en résulter sont doncplus faibles. Sans croissance, l’inertie desstructures sera plus difficile à secouer.

Les transformations que nécessite l’écono-mie de demain, dans une période de relativestabilité, de croissance faible, sont donc apriori plus difficiles à opérer qu’en période« glorieuse ». Sans actions volontaires d’ac-compagnement, le risque est grand d’ungâchis humain, de personnels dont lessavoirs et les compétences ne correspondentplus aux besoins de l’époque.

L’adaptation des biens et services

Ce qui est vrai des populations peut aussil’être pour des biens matériels. Quand cesbiens se consomment rapidement, enquelques jours ou en quelques années, l’ap-pareil de production doit s’adapter. Il fautjuste éviter l’acharnement qui consisterait àvouloir à tout prix faire durer une consom-mation obsolète. L’effort publicitaireconsenti pour faire durer l’ère de l’automo-

bile, au lieu d’adapter ce secteur à de nou-veaux besoins et de développer une offremoderne de mobilité, semble à ce titre del’énergie perdue. Un effort qui retarde uneadaptation inévitable et la rendra plus durequand elle s’imposera. Quand on sait fabri-quer un objet aussi complexe qu’une auto-mobile, on doit bien savoir faire autrechose, et mettre son talent au service desbesoins de demain.

Avec une gestion prévisionnelle sansœillères, le renouvellement des machineset des process industriels lié tout simple-ment à la modernisation permet en générall’adaptation à la nouvelle demande. Pourles biens de rotation très lente, la questionest plus complexe. Le parc immobilier, parexemple, ne répond plus aux exigences duXXIe siècle, et son taux de renouvellementne permet guère d’espérer une solution« naturelle » au problème. Il faut reprend-re en profondeur le parc existant, ce qui setraduit par une demande accrue pour lesprofessions correspondantes, qui ne sontpas tout à fait les mêmes que pour la cons-truction neuve.

L’immense chantier de rénovation du parcancien de logements et de bureaux nous estimposé au titre de la lutte contre le réchauf-fement climatique. Heureuse pression, quirend impérative l’amélioration de l’habitat,par ailleurs nécessaire pour beaucoup d’aut-res raisons, aucune de ces raisons n’ayantsuffi jusqu’à présent à déclencher l’opéra-tion. Les problèmes tels que les relationsentre propriétaires et locataires ontd’ailleurs plutôt freiné la modernisation,pour le plus grand malheur des deux parties.Cet immense chantier initié par leGrenelle de l’environnement offre uneopportunité de croissance, dont il va fal-loir profiter pour adapter à la fois des pro-fessions du bâtiment et les bâtiments eux-

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mêmes. Il s’agit d’entrer dans une ère nou-velle, avec des exigences nouvelles, desproduits nouveaux, des organisations nou-velles et bien sur des compétences renou-velées. Cette adaptation à une valeur enelle-même. Une grande valeur en termesimmobiliers, des ouvrages qui répondentmieux aux attentes de leurs usagers ; unegrande valeur en termes professionnels,grâce à une avancée significative dessavoir-faire et des modes de « travaillerensemble ». Cette valeur va bien au-delàdu simple coût des travaux engagés. C’estun investissement pour le XXIe siècle.

Il reste la question redoutable de finance-ment de ce chantier. Les instrumentsfinanciers de l’immobilier ont été conçusen une période tellement différente de cel-le que nous vivons. Il y a de la richesse àcréer, et le rendement de cet investisse-ment ne se calcule pas qu’en économiesd’énergie. L’amélioration du parc a deseffets économiques qui dépassent large-ment l’immobilier, et dont toute la sociétébénéficie. Il y a une réflexion à lancer surles structures des financements nécessai-res pour assurer la transition vers l’écono-mie du XXIe siècle.

Les résistances de la vieille économie

La lecture du récent rapport de la Cour desComptes sur La situation et les perspecti-ves des finances publiques, de juillet 2012,laisse supposer que la vieille économiereste vivace. L’évaluation qui en est faitede certaines mesures sur le bâtiment et lestravaux publics, infrastructures detransport notamment, ne fait pas apparaît-re la valeur de l’adaptation de professionset de modes de vie. La mise à niveau desprofessions face aux défis du futur repré-sente un investissement considérable, quine semble pas pris en considération. Une

lecture trop superficielle, peut-être ?Espérons-le.

Bien d’autres acteurs économiques cam-pent toutefois sur les anciennes positions.Les opportunités d’investissement sontbonnes dans les entreprises sur l’ensemblede la chaine des énergies fossiles, en met-tant l’accent sur l’exploration du pétroleet du gaz, affirmait récemment le respon-sable de l’analyse énergie d’une banqueprivée suisse12. La croissance des énergiesfossiles est plus sûre. Bel esprit d’anticipa-tion, qui ignore le facteur limitant duréchauffement climatique. « Jusque là,tout va bien ! » Vous connaissez tous cettehistoire de l’homme qui tombe du 20e

étage, et que l’on entend dire, à chaqueétage au cours de sa chute, « Jusque là,tout va bien ! ». Oui, tout va bien, et lesanalyses financières présentées sont sansdoute justes, sauf que ça finit mal.

Il y a des failles dans ces raisonnements, quipoussent tout droit dans l’impasse. Lesbesoins vont s’accroître, les énergies renou-velables coûtent cher, le nucléaire est remisen question après Fukushima, alors feu vertpour les énergies fossiles. Tout simplement.On reste confondu devant un tel aveugle-ment. L’effet de serre ne rentre pas dans l’é-quation. Sans doute les « experts » transpo-sent dans le domaine de l’énergie le compor-tement souvent entendu après les crisesfinancières : Tout le monde savait que çaallait arriver, mais on ne savait pas où etquand. Nous savons que l’effet de serre vafaire mal, et il a déjà commencé sous la for-me de dérèglements climatiques de plus enplus fréquents, mais chacun se dit que ce seraplus tard, continuons comme s’il n’existaitpas, on verra bien le moment venu.

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(12) Dans la revue « Energie Plus » datée du 1ermai 2012

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Les énergies fossiles présentent beaucoupde commodités, à commencer par celle dene pas avoir à changer nos habitudes ni nosstructures de production. Mais, c’est biendommage, elles n’ont pas d’avenir. Encorequelques dizaines d’années, même si lesréserves que le sol contient pourraient enfournir encore quelques siècles. Compte-tenu de l’inertie de nos sociétés et de noséconomies, le virage doit être pris aussi viteque possible.

De véritables perspectives

Dans ses analyses, l’Agence internationa-le de l’énergie ouvre des perspectives enaffirmant qu’un système énergétiquedurable est encore possible, et peut pro-duire d’importants bénéfices13. Les répon-ses à la crise de l’énergie, permettant decontenir le réchauffement à 2°, y sont hié-rarchisées. En premier, ce sont les écono-mies. On retrouve l’efficacité énergé-tique, pour plus du tiers des baisses d’é-missions, suivi par les énergies renouve-lables, 28 %, le captage/stockage de CO²,22 %, et le nucléaire, loin derrière avec 9 %.On a là des pistes pour sortir de la vieilleéconomie.

Le développement durable, c’est anticiper.Au-delà des raisonnements et des calculstraditionnels, conçus il y a bien longtempsdans des contextes bien différents, quand onpensait que la Terre était infinie.Manifestement, nous allons vers des impas-ses, et plus nous avançons, plus le retour enarrière sera douloureux. D’autres voies dedéveloppement sont possibles, fondées surla valorisation maximum des ressourcesplutôt que sur le prélèvement perpétuel denouvelles ressources. Deux fois plus debien-être en consommant deux fois moins deressources pourrait être un bon slogan pourl’économie de demain.

Les leçons de Maître Renard

Avant de conclure, et pour donner del’espoir, une petite histoire d’un succès, une« success story » pleine d’enseignements.Il y a quelques années, la rage avait envahiune bonne partie de la France. On luttaitdur, pourtant, pour enrayer l’extension dufléau. Les renards étaient les premiers accu-sés : ce sont eux les vecteurs du virus, il fautles éliminer.

Ainsi fut fait pendant des années. Chasseimpitoyable pour exterminer les renards deszones frontière des territoires contaminés.Tant pis si on mettait à mal des équilibresécologiques, si les proies traditionnelles desrenards pouvaient pulluler tranquillement,elles-mêmes d’ailleurs porteuses de la rage. Jusqu’au jour où on s’est aperçu qu’on fai-sait fausse route : les actions engagéesaidaient à la propagation de la rage, au lieude la freiner. En réduisant la densité derenards dans les zones sensibles, on favori-sait la pénétration de renards venusd’ailleurs, et bien sûr des régions contami-nées. La stratégie de lutte retenue allait àl’encontre du résultat recherché. À l’inver-se, une population dense de renards sainsprotège son territoire, et empêche les intrusde s’y installer. Ajoutons qu’ils font leménage chez les petits rongeurs et autresanimaux susceptibles, eux aussi, de propa-ger la maladie.

C’est en 1986 que l’on a fait volte face. Ilfaut à la fois garder les renards sur place etles conserver en bonne santé. Au lieu de lestuer, on va les vacciner. Changement de capradical, nouvelle politique fondée sur desmoyens nouveaux. Des appâts contenant du

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(13) AIE, Energy Technology Perspectives 2012,Pathways to a Clean Energy System

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vaccin sont répandus massivement dans leszones sensibles. Petit à petit, le nombre dedépartements réputés infectés a diminué, etau bout d’une quinzaine d’années, en 2001,les autorités sanitaires ont déclaré que tousles départements français étaient indemnes.

Ce résultat spectaculaire, rarement mis enavant, est riche d’enseignements : pendantdes dizaines d’années, on avait suivi unemauvaise ligne de conduite. Une mauvaiseanalyse de la situation et des mécanismes dediffusion de la maladie s’était traduite parun massacre bien inutile, avec des consé-quences sur les écosystèmes, sans empêcherla progression du mal. Tel était l’effet d’unaveuglement doctrinaire. Mais, et c’est lecôté donneur d’espoir, le jour où l’on achangé de politique, on a redressé la situa-tion et éliminé la maladie. Les erreurs de lavieille économie peuvent-elles, elles aussi,être corrigées par de nouvelles concep-tions ?

Les politiques contre productives

Ces choix contre productifs ne sont pasexceptionnels. Aujourd’hui, on fait confian-ce à la concurrence pour faire baisser lesprix. Ça peut effectivement donner de bonsrésultats dans de nombreux domaines, là oùles compétences et le talent des hommesfont la différence. L’émulation provoque larecherche et la mise en œuvre de solutionsinnovantes, sources d’économies. Laconcurrence se révèle ainsi un bon moteurde progrès, mais peut-on la généraliser àtous les domaines ? Quand il s’agit de l’ex-ploitation des ressources naturelles, neconduit-elle pas à des impasses, suscepti-bles de ruiner les économies ?

Ces ressources sont limitées, soit en quanti-té globale ou accessibles, soit du fait d’unrythme de renouvellement des stocks, soit

encore du fait des conséquences négativesde leur utilisation : Ressources minièresproches de l’épuisement, populations depoissons en danger d’extinction du fait d’u-ne surpêche, ou effet de serre consécutif àl’utilisation de combustibles fossiles. Laconcurrence pousse chaque opérateur à élar-gir sa part de marché, et à accroitre par tousles moyens ses capacités de prélèvement,alors qu’il faudrait maitriser le volume glo-bal prélevé. La logique des acteurs va àl’encontre de la logique du système global.On s’engouffre dans l’impasse avec déter-mination. Certains disent qu’on fonce dansle mur, et qu’on accélère !

Maître Renard nous dit bien, pourtant, qu’ilfaut raison garder. Il nous dit aussi que l’onpeut obtenir des résultats spectaculaires sion sait changer de cap. Une politique a prio-ri logique peut conduire au résultat inversede celui recherché. L’important n’est pas laressource, mais ce que l’on fait avec, le ser-vice qu’elle rend. La concurrence pour sti-muler la créativité et la performance n’a pasde sens si elle pousse à cette accélération« vers le mur ». Elle en a, bien au contraire,si elle est mise au service de la valorisationdes ressources. Tirer plus de profit pour lasociété de ressources par nature limitées.Plus de bien-être et de qualité de vie avecdes prélèvements maîtrisés. Comme pourdes renards, un changement radical de stra-tégie est nécessaire. Au lieu de mettre dupoison dans les appâts, on y a mis du vac-cin. Transposons ce retournement dans l’ex-ploitation des ressources naturelles. C’est lesens de la transition à opérer.

L’art de la navigation

Le cap de la transition n’est pas intangible.La nouvelle économie ouvrira des voiespour une croissance d’un nouveau type,mais il faut abandonner l’ancienne et s’a-

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Page 21: D ELOPPEMEN D RABLE : LA NO ELLE s RA giE · e numéro spécial de la RPP s’achève au moment où Delphine Batho, nouvelle ministre de l’Écologie, du Développement durable et

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venturer sur de nouvelles mers. Selon queles vents soient favorables ou non, ou quedes écueils se manifestent, pour rester dansune métaphore maritime, il faut savoirnaviguer, louvoyer, contourner des obsta-cles. Ceux-ci prennent la forme d’évène-ments particuliers, de contraintes tech-niques inattendues, de résistances légiti-mes. Il faut accompagner le changementpour faire en sorte que chacun s’y retrouve.Même si la transition entretient sa propredynamique, avec les forces vives qu’elle asu mobiliser, des pauses et des détours sontinévitables.

Quelques règles simples peuvent être énon-cées pour passer ces moments difficiles,dans le respect du principe de réalité. Envoici quelques unes.

Chercher le génie, du lieu, de la communau-té, faire ressortir les compétences d’ungroupe humain ou d’un territoire, pour faire« avec » le plus possible, « contre » le moinspossible14.

Solliciter le néocortex préfrontal de lasociété et sa puissance créatrice, et non soncerveau reptilien, ses vieux réflexes, quiconduisent inévitablement au repli et auconservatisme.

Ne jamais donner l’impression qu’un délai,un ballon d’oxygène temporaire, ne puisseêtre une remise en cause de l’orientationgénérale. Ce serait trahir les acteurs les plusavancés dans la transition, et souvent mettreen difficulté ceux qui ont pris des risques.Le contre choc pétrolier des années 1970 a

fait bien des dégâts et marque encore lesesprits.

Eviter « l’acharnement thérapeutique »qui consisterait, évidemment pour des rai-sons louables, à faire durer artificielle-ment des activités destinées à disparaîtreou à se transformer en profondeur.L’accompagnement doit veiller à l’avenirdes personnes, qui ont vocation à retrouverun nouvel équilibre à la suite de la transi-tion, mais pas de l’activité pour elle-même.Les ressources disponibles, toujours comp-tées, ne doivent pas être détournées de laconduite de la transition.

Veiller à ce que les solutions d’aujourd’hui nesoient pas les problèmes de demain. La tolé-rance vis-à-vis des pollutions agricoles, parexemple, retarde la transition de cette activitéet dégrade des ressources (eau douce, eau lit-torale, paysage, sols, etc.) qui manquerontgravement demain. De même, les solutionsau besoin de logements qui provoqueraientun étalement urbain incontrôlé peuventcoûter très cher, demain, à la fois pour leursoccupants et pour la collectivité.

Beaucoup d’autres règles de ce type pour-raient prolonger cette énumération. Il nes’agit somme toute que d’anticiper, de seprojeter dans l’avenir et de ne pas accepter,parmi les compromis envisageables, ceuxqui affecteraient nos chances d’opérerconvenablement la transition. Une « règled’or » d’un nouveau type.

(14) Gilles Clément, Le jardin planétaire, 2000

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