cusson - la déviance

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Maurice CUSSONProfesseur lcole de Criminologie Chercheur, Centre international de Criminologie compare, Universit de Montral.

(1992)

Dviance

Table des matiresI. La nature de la dviance Premire approximation Dfinition Relativit et universalit de la dviance La dviance comme construction sociale Sens ou non-sens de la raction sociale L'unit et la diversit du phnomne II. La thorie du contrle social Le suicide de Durkheim La postrit du Suicide Dviances et intgration sociale Urbanisation et aires de dlinquance La sociologie de la dlinquance juvnile Toxicomanie et dsinsertion sociale La contrle social comme processus III. Le paradigme actionniste Raisons et rationalit L'analyse des situations L'opportunit Les marchs L'organisation sociale La croissance des vols dans les dmocraties occidentales Le cas des suicides anglais IV. La conjoncture prsente

Bibliographie

Maurice Cusson [professeur lcole de Criminologie, chercheur au Centre international de Criminologie compare de lUniversit de Montral] Dviance. Un article publi dans l'ouvrage sous la direction de Raymond Boudon, Trait de sociologie, chapitre 10, pp. 389-422. Paris: Les Presses universitaires de France, 1992, 1re dition, 575 pp.

LA NATURE DE LA DVIANCE Premire approximation

Retour la table des matires Les sociologues utilisent le terme dviance pour dsigner un ensemble disparate de transgressions, de conduites dsapprouves et d'individus marginaux. Pour donner au lecteur une ide concrte de ce qui est considr comme de la dviance en sociologie, nous commencerons par en faire une premire classification. Elle comporte sept catgories. 1/ Les crimes et dlits. Ds le XIXe sicle, les sociologues ont analys les statistiques de la criminalit. Plus tard, ils ont ralis des travaux sur l'homicide, le vol, le crime en col blanc, les voleurs professionnels, les bandes de jeunes dlinquants... 2/ Le suicide est, depuis la clbre tude de Durkheim, un thme important de la sociologie de la dviance. 3/ L'abus de drogue et le monde des toxicomanes intressent les sociologues qui ont tudi les aspects sociaux de la consommation de la marijuana, du haschisch, des opiacs, de la cocane, de l'alcool, etc. 4/ Les transgressions sexuelles. La prostitution, l'homosexualit et la pornographie ont fait l'objet de nombreux travaux. Il se trouve aussi des sociologues amricains qui incluent l'adultre et les autres formes de sexualit extraconjugale dans le chapitre des dviances sexuelles. 5/ Les dviances religieuses. Les sociologues partagent avec les historiens un intrt pour la sorcellerie, les hrsies et le sectarisme religieux. 6/ Les maladies mentales ont aussi t considres sous leur angle social. On a trait de l'origine sociale de certains symptmes psychiques, de la distribution des troubles mentaux et du monde social des asiles.

7/ Les handicaps physiques. Quelques sociologues ont tudi les relations tendues que l'on observe quand des gens normaux interagissent avec les sourds, les aveugles, les obses, les handicaps... Est-il opportun d'inclure dans la dviance des choses aussi diffrentes que l'homicide et la surdit ? Avant de rpondre cette question, il importe d'abord de souligner qu'il existe une gradation dans l'univers de la dviance allant du parfaitement volontaire l'involontaire. En s'inspirant de Merton (1971, pp. 829-831), de Moscovici (1976) et de Montanino et Sagarin (1977), on peut distinguer quatre catgories de dviants allant du plus au moins volontaire. 1/ Les dviants sous-culturels. Merton parle ce propos de non-conformistes et Moscovici de processus rgulateurs grce auxquels les socits. Nous sommes ici en prsence d'individus qui mettent carrment en question la lgitimit des normes qu'ils violent. Ils s'efforcent de promouvoir des normes et valeurs de substitution et militent en ce sens. Les terroristes, les dissidents et les membres de sectes religieuses appartiennent cette catgorie de dviants qui assument leur dviance et en revendiquent la lgitimit. 2/ Les transgresseurs sont des dviants qui violent dlibrment une norme dont ils reconnaissent la validit. Ils n'agissent pas par principe mais par intrt, par opportunisme, ou encore ils se laissent emporter par la passion ou la concupiscence. La plupart des dlinquants sont de simples transgresseurs : ils violent des normes dont ils ne rcusent pas vraiment la lgitimit. 3/ Les individus qui ont des troubles de comportement. On entre ici dans une zone intermdiaire o le caractre volontaire de l'acte n'est ni acquis ni exclu. C'est ainsi que les alcooliques et les toxicomanes agissent, au moins durant les premires phases de leur volution, de manire volontaire, mais si la dpendance s'instaure, ils cessent d'tre tout fait libres. Il existe aussi des troubles mentaux comme la nvrose, la sociopathie, les troubles du caractre o il est difficile de distinguer la part de compulsion et la part de dtermination. 4/ Les handicaps. On quitte le domaine de l'action volontaire quand on traite des sourds, des aveugles, des bossus, des paraplgiques, des dbiles et des malades mentaux dont le trouble rsulte d'une lsion organique. Certains sociologues se sont intresss la manire dont se droule l'interaction des handicaps physiques et des gens de leur entourage. Goffman (1963) a consacr un livre la stigmatisation et aux stratgies relationnelles qui s'laborent entre les handicaps et les gens qui se considrent comme normaux. Cependant, il ne nous parat pas opportun de faire entrer ces phnomnes dans le champ de la dviance. Dans ce chapitre, l'attention se portera essentiellement sur les formes de dviance les plus souvent tudies en sociologie : les crimes, les suicides et les toxicomanies. Dfinition Retour la table des matires La dviance est l'ensemble des conduites et des tats que les membres d'un groupe jugent non conformes leurs attentes, leurs normes ou leurs valeurs et qui, de ce fait, risquent de susciter de leur part rprobation et sanctions. C'est donc dire que le sociologue considre comme dviantes les actions et les manires d'tre qui sont mal vues et sanctionnes par la plupart des membres d'un groupe. Cette

dfinition n'est pas exempte d'ambiguts. Nous nous efforcerons de les dissiper en ayant conscience qu'il est probablement impossible de formuler une dfinition de la dviance qui serait totalement transparente. Attentes, normes et valeurs. La dviance apparat d'emble comme une activit qui doit une attente, qui viole une norme sociale ou qui nie une valeur. La notion de dviance prsuppose l'existence d'un univers normatif On ne saurait parler de criminel, d'hrtique, de fou, ou de pervers si l'on n'a au pralable des ides assez nettes sur le juste et l'injuste, sur le vrai et le faux, sur le normal et le pathologique, sur le bien et le mal. Un acte dviant est d'abord un acte blm et il ne saurait l'tre si l'on n'avait au dpart une conception de ce qui est blmable ou non. Cependant l'univers normatif d'un groupe n'est que rarement un ensemble homogne et aisment reprable. La plupart des attentes sont implicites et changeantes. Si certaines normes sont incontestes, d'autres sont acceptes par les uns et rcuses par les autres. Finalement, le groupe de rfrence est souvent difficile circonscrire dans un monde o la plupart des individus appartiennent simultanment plusieurs units sociales ayant des normes fort diffrentes. C'est donc dire que la distinction entre la dviance et la non-dviance risque d'tre problmatique et variable. Interaction. Durkheim (1893, p. 48) disait du crime : Nous ne le rprouvons pas parce qu'il est un crime mais il est un crime parce que nous le rprouvons. Ceci vaut tout aussi bien pour la dviance : c'est parce qu'un acte est dsapprouv que le sociologue affirme qu'il est dviant. La dviance est essentiellement le produit d'un jugement port sur une conduite ou sur une manire d'tre. Elle n'est pas comme telle une proprit inhrente certains comportements, mais bien une qualit qui leur est attribue par l'entourage (Erikson, 1966, p. 6). Le critre majeur de la dviance est donc la raction qu'elle provoque : rprimande, sarcasme, rprobation, dnonciation, isolement, ostracisme, traitement obligatoire, enfermement, excution... Quand un acte autrefois jug dviant ne fait plus ragir, c'est qu'il a cess d'tre dviant. La notion de dviance ne saurait tre comprise en dehors de l'interaction du dviant et de ceux qui le jugent. Distribution. La normalit et la dviance sont des notions qui vhiculent un sens statistique. On le conoit bien, les conduites normales sont frquentes et les actes dviants sont rares. Allons plus loin : plus un acte est dviant, plus il est rare. Sur ce point, l'analyse de Wilkins (1964) a t largement accepte aussi bien en sociologie de la dviance qu'en criminologie. Cet auteur reprsente la distribution des conduites morales sur une courbe de Gauss comme celle qui est couramment utilise pour dcrire les rsultats aux tests de quotient intellectuel. une des extrmits de la distribution, est reprsent un tout petit nombre de conduites criminelles (ou mauvaises, condamnables, perverses, etc.), l'autre extrmit, se trouve une trs faible quantit de conduites extrmement bonnes, vertueuses, admirables. Au centre, se dresse la masse des conduites ordinaires, ni trs bonnes ni trs mauvaises. L'intensit de la dviance varie en raison inverse de sa frquence parce qu'il est impossible au sein d'un groupe que les gens rprouvent avec une indignation extrme des agissements frquents. L'hrsie protestante tant condamne avec force par la majorit catholique du XVIe sicle, nous sommes autoriss penser que c'tait, pour l'poque, une forme de dviance. Mais partir du moment o un pourcentage croissant d'Allemands ou d'Anglais s'affirment protestants, le protestantisme devient de moins en moins dviant. Plus les adolescents sont nombreux fumer occasionnellement un joint de marijuana, moins cette conduite paratra condamnable, moins elle sera dviante. Une activit quelconque ne peut pas tre la fois habituelle et dviante. La dviance au sens sociologique rejoint la

dviance au sens statistique d'cart de la tendance centrale d'un groupe avec cette diffrence que ce qui est sociologiquement dviant est ncessairement dsapprouv. La dviance est une diffrence ngativement perue. La ncessaire relation entre dviance et raret tient non seulement ce qu'il est difficile de rprouver fortement des pratiques courantes, mais aussi ce que les majorits finissent tt ou tard par imposer leur critre de normalit.

Relativit et universalit de la dviance Retour la table des matires Pour souligner la relativit des critres partir desquels nous distinguons le juste de l'injuste, Pascal crivait : le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants et des pres, tout a eu sa place entre les actions vertueuses (p. 152). Aujourd'hui la relativit de la dviance est un des lieux communs de la sociologie. Il importe d'abord d'viter certaines confusions. Quand on dit de la dviance qu'elle est relative, cela peut vouloir dire trois choses fort diffrentes : 1/ Un acte sera condamn s'il est pos dans telle situation et il ne le sera pas dans d'autres circonstances. Soit un homme et une femme en train de faire l'amour. Cette activit paratra tout fait normale si les bats du couple se droulent dans une chambre coucher et si la femme est consentante. Elle sera juge indcente si la copulation se fait en plein jour dans un parc public. Enfin, si la femme n'est pas consentante, l'homme risque d'tre poursuivi pour viol. Il va de soi que l'on ne peut isoler un acte de la situation dans laquelle il se produit si on veut en dcouvrir le sens et la qualit propres. 2/ Un acte sera ou non dviant selon le statut ou le rle de son auteur. Dans une socit o le suicide est rprouv, il pourra cependant arriver qu'un capitaine qui a accept de prir lors du naufrage de son navire soit dcor titre posthume. Tuer est un crime extrmement grave, mais pas pour le soldat en temps de guerre. 3/ Finalement, la dviance d'un acte sera relative au contexte normatif dans lequel il est pos. Ce qui est condamn, au sein d'une culture ou une poque, est trs souvent tolr ailleurs ou en d'autres temps. Il importe de s'tendre un peu sur cet aspect du problme cause de son importance dans les dbats contemporains. Les drogues qui sont aujourd'hui hors la loi semblent avoir t fort bien acceptes en d'autres temps. Les Arabes ont tolr la consommation du haschisch pendant des sicles. Durant le XIXe sicle et au dbut du XXe sicle, la morphine tait utilise comme mdicament mais aussi pour ses effets psychoactifs. Aux tats-Unis, on estime qu'entre 200 000 et 500 000 morphinomanes entretenaient leur dpendance au dbut du sicle par des mdicaments vendus en pharmacie. Parmi eux, il se trouvait plusieurs mdecins (Clausen, 1971, p. 185187). Par la suite, une campagne dnonant la narcomanie dbouche, en 1914, sur une loi qui ferme l'accs lgal aux opiacs et pousse les narcomanes dans l'illgalit. Les attitudes sociales vis--vis du tabac ont connu aussi de fortes fluctuations. Il y a deux sicles, plusieurs pays, dont la Russie, dictaient des lois trs dures visant rprimer le tabagisme, Puis la tolrance vint. Enfin, depuis quelques annes, on note un regain de l'intolrance la cigarette, surtout en Amrique du Nord. Autrefois, l'glise catholique refusait la spulture chrtienne celui qui s'tait suicid et les autorits civiles confisquaient ses biens. Avec l'allongement de la vie, nous devenons de plus en plus tolrants vis--vis du suicide, surtout s'il est le fait de vieillards. Dans certaines provinces du sous-continent indien, quand un homme puissant mourait, sa veuve tait dans l'obligation de le suivre dans la mort.

Le relativisme - c'est--dire la position d'aprs laquelle normes et valeurs sont variables et dpendent de chaque socit - est une attitude ncessaire au sociologue qui veut comprendre un groupe qui n'est pas le sien. Il fait partie de son bagage mthodologique. Le chercheur en a besoin pour viter de juger les diverses cultures travers le prisme de son propre systme culturel. Mais de l conclure que tout est relatif il y a un pas qu'il faut hsiter franchir. Si on accepte que tous les tres humains appartiennent la mme espce, on ne saurait exclure la possibilit qu'il y a quelque chose d'universel dans les attitudes des membres de l'espce vis-vis de la dviance. L'existence de jugements crateurs de dviance est un fait universel en ce sens que, dans tous les groupes humains connus, il s'est trouv des conduites blmes et sanctionnes. Si la nature de ce qui est trait comme de la dviance varie normment, le phnomne de la dviance est prsent partout. Dans un passage bien connu traitant de la distinction entre le normal et le pathologique, Durkheim (1895, p. 65 s.) rappelait qu'on trouve, dans toutes les socits humaines, des hommes qui s'attirent la rpression pnale. Le crime lui apparaissait comme un fait de sociologie normale, car il fait partie intgrante de la vie en socit. Dans la mesure o la solidarit sociale demande que tous partagent certains sentiments collectifs, la tolrance des actes qui les heurtent mettrait en cause un ciment social essentiel. Comme il est impossible que tous les membres d'un groupe partagent les sentiments collectifs avec la mme force, il s'en trouvera quelques-uns qui poseront des actes jugs offensants par les autres et qui se verront infliger une sanction pnale. Un argument semblable vaut pour la dviance. Au fil de l'interaction des individus, mergent des attentes rciproques, des valeurs partages et des normes, c'est--dire des rgles qui fixent ce que chacun doit faire, doit admettre et peut exiger (Weil, 1956, p. 36). Les hommes n'tant pas tous identiques, il est invitable que certains passent outre certaines rgles. Et alors ceux qui sont convaincus de leur ncessit ne pourront pas s'abstenir de manifester leur rprobation. La sanction impose au dviant n'est que la consquence de l'attachement une norme sociale. La dviance est l'autre face de la norme. L'universalit de la dviance n'est pas seulement formelle. Elle apparat aussi dans un petit nombre d'actes qui, sauf de trs rares exceptions, ont t partout et toujours prohibs. Les conduites universellement rprimes sont au nombre de quatre (Clifford, 1977 ; Cohen, 1966, p. 35 ; Cusson, 1983, p. 294-296) : 1/ l'inceste entre mre et fils, entre pre et fille et entre frre et sur 1 ; 2/ l'enlvement et le viol d'une femme marie ; 3/ le meurtre, plus prcisment, l'acte de tuer volontairement un membre de son propre groupe ; 4/ le vol. Les jugements crateurs de dviance apparaissent partout o les tres humains sont en interaction durable, et, partout, on s'entend pour introduire formellement un mme petit noyau d'actes. Dans les socits pluralistes, les controverses sur le juste et l'injuste, sur l'acceptable et l'inacceptable et sur le bien et le mal sont si nombreuses et si vives qu'on finit par croire que tout, absolument tout, est relatif C'est oublier les questions qui sont exclues du dbat.1

L'gypte antique nous apporte l'exception la mieux connue cette rgle. Dans la famille pharaonique, le mariage entre frre et sur tait lgitime et, de fait, plusieurs pharaons pousrent trs officiellement leur sur. Cependant, le mariage du pharaon avec sa mre ou sa fille restait prohib.

L'inceste pre-fille devrait-il tre tolr ? Faut-il dcriminaliser le meurtre, le viol, le vol ? Ces questions ne sont pas srieusement dbattues parce que nulle personne sense doute de la rponse. La dviance comme construction sociale Retour la table des matires Dans un passage maintes fois cit, Becker (1963, p. 8) crivait : Les groupes sociaux crent la dviance en dictant des rgles dont l'infraction constitue la dviance et en appliquant ces rgles des individus qui sont tiquets comme "outsiders". Ce texte se prte deux interprtations. Selon la premire, l'existence mme de la dviance prsuppose des rgles et des jugements poss sur ceux qui les transgressent. Ce point est indiscutable : il dcoule de la dfinition mme de la dviance. Selon la deuxime interprtation, la dviance est une cration artificielle parce qu'elle est le produit d'un processus de dfinition arbitraire. C'est cette conception qui a prvalu chez des criminologues comme Landreville (1986, p. 20) et parmi bon nombre de sociologues de la dviance, notamment Douglas et Walker (1982, p. 23). Selon eux, nul comportement n'est intrinsquement dviant ; il ne le devient que si on dcide de lui apposer cette tiquette. Un groupe en position de force isole un acte, il le reconstruit de telle manire qu'il apparat rprhensible ou pathologique et, au bout de la ligne, on obtient une perversion, un crime, une immoralit sexuelle, une toxicomanie, etc. La subjectivit de ce processus de reconstruction est souligne. Un individu ne devient dviant que parce que son comportement a fait l'objet d'une certaine interprtation assortie de jugement de valeur. C'est ce qui faisait dire Simmons (1969) que la dviance, comme la beaut, est dans les yeux de celui qui la regarde. Selon cette conception, le pouvoir est la fois la condition et l'enjeu de la cration de dviance. Il faut occuper une position dominante pour russir imposer sa propre conception du bien et du mal, du normal et du pathologique. Simultanment, l'tiquetage peut servir, au cours des luttes pour le pouvoir, discrditer et marginaliser l'adversaire. Un candidat la prsidence des tats-Unis est perdu si on russit lui apposer l'tiquette de fornicateur. Dans Surveiller et punir, Foucault (1975) prsente une thse qui s'inscrit dans cette vision des choses. Il suggre que la vritable fonction de la prison n'est pas de supprimer les infractions, mais d'en assurer la gestion en oprant une distinction entre illgalisme et dlinquance. Au constat que la prison choue rduire le crime, il faut peut-tre substituer l'hypothse que la prison a fort bien russi produire la dlinquance, type spcifi, forme politiquement ou conomiquement moins dangereuse - la limite utilisable -d'illgalisme ; produire les dlinquants, milieu apparemment marginalis mais centralement contrl ; produire le dlinquant comme sujet pathologis (p. 282). En effet, poursuit Foucault, le dlinquant qui sort de prison est relativement inoffensif : fich, contrl par la police, isol, prsent comme redoutable, il est rduit a retrouver ses semblables et se rabattre vers des formes artisanales d'illgalismes ; l'occasion, il peut servir d'indicateur, de mouchard, ou d'agent provocateur. Simultanment, en dirigeant l'attention vers la dlinquance - illgalisme devenu voyant -, la prison permet de laisser dans l'ombre les infractions que l'on prfre tolrer. La pnalit devient alors une manire de

grer les illgalismes, de dessiner les limites de la tolrance, de donner du champ certaines, de faire pression sur d'autres (p. 277). L'argument de Foucault repose sur l'ide selon laquelle la prison n'a aucun effet sur la criminalit. Bien que cette thse soit bien reue dans certains milieux, elle est loin d'tre dmontre. On ne peut pas, comme le fait Foucault, imputer la croissance du crime au XIXe sicle l'chec de la prison puisque la probabilit de l'incarcration pour un crime donn a eu tendance baisser durant le XIXe sicle (et aussi durant le XXe sicle d'ailleurs). Les travaux les plus rigoureux (Par exemple, Sampson, 1986) montrent que, toutes autres choses tant gales par ailleurs, la criminalit varie en raison inverse de la probabilit de l'incarcration. La thse de l'chec de la prison ne fait l'unanimit ni parmi les chercheurs ni parmi les praticiens de la justice. Ces derniers ne sont pas mcontents d'avoir leur disposition la solution carcrale quand ils ont juger de grands criminels. Et ils prononcent des peines de prison ferme non seulement pour dissuader ou pour neutraliser des criminels apparemment dangereux, mais aussi pour exprimer leur rprobation devant des crimes si graves qu'une peine moindre que l'incarcration apparatrait comme de la complaisance. Comme Il explique Boudon (1986), Foucault commet une erreur de mthode quand il explique le maintien de la prison par une fonction non voulue qui aurait t de fabriquer cette forme commode d'illgalisme qu'est la dlinquance. Et si cette fin fut voulue, le secret en fut fort bien gard. Mais il est peu vraisemblable que la vritable fin d'une institution aussi importante et aussi discute que la prison soit reste cache pendant plus d'un sicle. Si la dviance n'est rien d'autre que la consquence de jugements de valeur gratuits et de dcisions arbitraires, elle n'aura ni ralit propre ni spcificit. L'intrt scientifique d'une discipline consacre l'tude de la dviance apparat donc nul. On comprend alors le dclin de la criminologie et de la sociologie de la dviance au cours des annes soixante-dix. Elle fut alors supplante par la sociologie de la raction sociale. Il tait normal que l'on se dsintresse d'un objet qui apparaissait factice et dpourvu de consistance. Le champ fut donc vacu par plusieurs. Mais comment dfinir la raction sociale si ce n'est en rfrence a cette dviance dont on dit qu'elle n'a pas de ralit propre ? Une tude interactionniste de la dviance et des ractions qu'elle provoque est possible la condition de pouvoir dfinir l'un et l'autre terme et la condition que l'un et l'autre aient suffisamment de ralit pour qu'il y ait action rciproque. Si la dviance est un pur construit social et si le dviant n'est que le produit de l'tiquetage, l'objet se dissout dans la raction sociale et il ne reste plus que cette dernire tudier. Mais on se donne alors un bien curieux sujet d'tude : l'action d'un groupe qui cre de toutes pices ses propres ennemis pour ensuite les pourfendre ; les charges de Don Quichotte contre de purs fantasmes. Sens ou non-sens de la raction sociale Retour la table des matires Tout naturellement, la plupart des sociologues de la dviance ont t conduits raction sociale avec les yeux des dviants qu'ils tudiaient. Pour crire son livre Goffman (1961) frquente pendant un an un hpital psychiatrique ; il fraternise patients et tente de dcouvrir comment ceux-ci peroivent l'institution. C'est partir de rfrence des malades que son livre est crit. H. Becker fut, durant sa jeunesse, voir la Asylums, avec les du cadre musicien

de danse et, l'occasion, il fumait un peu de marijuana avec ses collgues. C'est la description de ce milieu qui devait donner Outsiders en 1963. Un bon nombre d'ouvrages en sociologie de la dviance sont fonds sur des entrevues ralises auprs de dlinquants, d'homosexuels, de prostitues, etc., et tentent de prsenter leur vision des choses. Dans ces conditions, il n'est pas trs surprenant que les sujets ainsi tudis soient prsents en termes soit sympathiques, soit neutres. A cet effet, le mot dviant lui-mme est fort utile. Il y en a bien d'autres qui servent minimiser les problmes que pose la dviance : infracteur, situation problme, acte cens indsirable, culture de la drogue... Mais la neutralit qui sied si bien l'homme de science est rserve au dviant. Quand vient le moment de dcrire la raction sociale, les jugements de valeur fusent : elle serait gratuite, partiale, subjective, discriminatoire, rpressive, intolrante. Archer (1985, p. 751) voque la raction victorienne la dviance sexuelle en des termes qui ne sont pas prcisment neutres : elle aurait t fiercely monogamist, narrowly procreative. L'assimilation d'une raction quelconque une chasse aux sorcires est une technique rhtorique communment utilise dans cette littrature. Comme le souligne Gassin (1988, p. 52), en criminologie, cette attitude aboutit une banalisation du crime et une dramatisation de la raction sociale. L'intrt de la sociologie pnale est limit si celle-ci se contente de ressasser les jugements des dviants sur les jugements crateurs de dviance. Heureusement les travaux portant directement sur les ractions sociales ont contribu largir notre perspective. C'est ainsi qu'en criminologie, on a multipli les recherches sur les dcisions de dnoncer un crime, sur les dcisions policires, sur les dcisions d'entamer des poursuites et sur le choix de la peine. (Un excellent bilan de ces travaux a t publi sous forme de livre par Gottfredson et Gottfredson en 1980). Les rsultats de ces recherches sont remarquablement convergents. Ils permettent d'avancer que les dcisions pnales sont gnralement prises en tenant compte de trois facteurs. 1/ Plus le dlit est grave, plus il est probable que la victime le rapporte la police, que le policier arrte le suspect et que le juge prononce une peine svre. Signalons aussi que les recherches sur la perception de la gravit de divers dlits concluent que, d'une classe sociale l'autre, et d'un pays l'autre, il existe un consensus marqu dans la perception de l'ordre de gravit des crimes allant de l'assassinat au vol le plus bnin (Sellin et Wolfgang, 1964 ; Normandeau, 1970 ; Miethe, 1982). 2/ Plus les antcdents judiciaires d'un dlinquant sont importants, plus la probabilit de l'arrestation et de la poursuite sera leve. l'tape de la sentence, la svrit de la peine est fortement influence par les dlits passs. En d'autres termes, les rcidivistes sont traits plus durement que les dlinquants primaires. 3/ On est plus enclin la tolrance et la clmence quand le dlinquant est un parent ou un ami de la victime que lorsqu'ils sont des trangers l'un pour l'autre. Bref, les dlits qui suscitent les ractions les plus vives de la part des citoyens, des policiers et des magistrats se distinguent par l'importance des prjudices qu'ils causent. Par ailleurs, les dlinquants qui ont les plus fortes chances d'tre tiquets et punis sont ceux qui n'en sont pas leurs premires armes et qui s'en prennent des inconnus. La raction pnale n'est pas toujours gratuite et artificielle. Bien souvent elle procde d'une volont de faire face des agissements qui posent des problmes srieux ou des individus qui transgressent les lois de faon rpte dans un contexte o les pressions des proches ne peuvent s'exercer.

La dviance n'est pas une construction sociale tout fait fantaisiste. La plupart du temps, les jugements crateurs de dviance sont des ractions des actes qui victimisent autrui, qui perturbent srieusement les proches du dviant ou qui affectent gravement le dviant luimme. Il existe bel et bien un donn antrieur au construit . Le suicide n'est pas seulement un acte que de bonnes mes ont dcid de rprouver, c'est d'abord un acte d'autodestruction. Le viol n'est pas seulement une infraction au Code pnal, c'est aussi un attentat qui laisse de graves squelles. La narcomanie n'est pas seulement la consommation d'une drogue illicite, c'est aussi l'absorption d'un poison qui a des effets dvastateurs sur le narcomane. Ceci dit, les ractions la dviance ne sauraient tre rduites des considrations utilitaires. Une agression non provoque ne choque pas seulement la victime, elle indigne aussi les tiers qui ne sont pas directement touchs. L'unit et la diversit du phnomne Retour la table des matires La premire difficult sur laquelle bute le sociologue qui cherche les causes de la dviance porte sur l'objet mme de son explication : les divers actes dviants procdent-ils d'une causalit commune ? La dfinition sociologique de la dviance tant essentiellement formelle, une rponse positive ne va aucunement de soi. Et, a priori, une telle rponse est peu vraisemblable. Comment des conduites aussi diffrentes les unes des autres que le vol, la prostitution, l'agression, ou la toxicomanie pourraient-elles procder des mmes causes ? Et pourtant on ne peut pas l'exclure compltement quand on voit jusqu' quel point diverses formes de dviance ont tendance s'agglutiner. C'est ainsi que la dviance scolaire va de pair avec la dlinquance juvnile ; les corrlations entre ces deux variables sont si fortes qu'on a peine les dissocier. l'cole, les jeunes dlinquants sont indisciplins, agits, tricheurs ; ils sont souvent expulss de la classe ou de l'cole et ils font l'cole buissonnire (S. et E. Glueck, 1950 ; Malewska et Peyre, 1973 ; West et Farrington, 1973 ; Frchette et LeBlanc, 1987). Les dlinquants rcidivistes ne sont que rarement des spcialistes. Pour la plupart, ils passent sans transition du vol bnin au vol grave, du vandalisme aux voies de fait, du viol la vente de drogues. On a parl ce propos de polyvalence, de versatilit, de polymorphisme. Ce trait explique pourquoi les criminologues n'ont pas russi s'entendre sur une typologie de dlinquants fonde sur la nature du dlit. Les individus qui s'adonnent au vol commettent souvent des agressions et ils ne ddaignent pas le trafic de drogue ou, l'occasion, le viol (West et Farrington, 1977, p. 107 ; Conklin, 1981, p. 354 ; Klein, 1984 ; Frchette et LeBlanc, 1987, pp. 118-128). L'troitesse du rapport qui lie la dlinquance et les toxicomanies (incluant l'alcoolisme) est un des faits les mieux tablis de la criminologie. Pas moins de 78% des dtenus des pnitenciers amricains ont dj utilis une drogue illgale quelconque ; le pourcentage quivalent dans la population gnrale est de 37%. On trouve aussi parmi ces mmes dtenus trois fois plus d'alcooliques que parmi les Amricains moyens (US Department of Justice, 1988). Chez les dlinquants, l'alcoolisme est un facteur de rcidive. Les jeunes dlinquants sont plus nombreux que leurs camarades qui respectent la loi consommer de la drogue et abuser de l'alcool. Dans les questionnaires d'autoconfession, les corrlations entre le vol et la consommation de drogues sont toujours positives (West et Farrington, 1977, pp. 45-54 ;

Caplan, 1973, p. 232 ; Ross et Lightfoot, 1985, pp. 20-21). Depuis quelques annes, les policiers de certaines villes amricaines ont fait des analyses d'urine d'individus arrts pour des dlits srieux non directement relis la drogue. Il en ressort qu'entre 58 et 74% d'entre eux ont des rsidus de cocane ou d'hrone dans leur organisme (Kaplan, 1988). Deux dtenus amricains sur cinq reconnaissent qu'ils taient sous l'influence d'une drogue illgale ou qu'ils taient ivres au moment de commettre leur dlit. La frquence de l'activit criminelle fluctue avec le niveau de consommation d'hrone (Gropper, 1985 ; US Department of Justice, 1988). L'ide selon laquelle il y aurait une relation inverse entre le suicide et l'homicide a fait couler beaucoup d'encre, pour tre finalement rfute par Durkheim (1897, p. 386 s.). Souvent les taux de suicides varient indpendamment des taux d'homicides ; cependant, aux tats-Unis, on observe d'assez troites relations entre ces deux types de dviance. Le groupe qui a le taux le plus lev d'homicides, savoir celui des jeunes Noirs de sexe masculin vivant en milieu urbain, a aussi les taux de suicides les plus levs. Entre 1920 et 1980, la courbe des suicides et celle des homicides voluent paralllement (Chesnais, 1981, p. 203 ; Hendin, 1982, p. 86 ; Holinger et al., 1987, p. 86). Les rapports entre la toxicomanie et le suicide sont aussi relativement troits. Les suicides et les tentatives de suicide sont trs frquents chez les individus qui abusent de psychotropes (Diekstra et Moritz, 1987, p. 22). Il ne s'agit pas de suggrer que toutes les formes de dviance vont de pair, car il s'en trouve qui voluent indpendamment les unes des autres. C'est notamment le cas de la maladie mentale et du vol dont les liens semblent fort tnus. On pense aussi au sectarisme religieux qui semble participer d'une autre dynamique que les types de dviance qui ont t voqus plus haut. La tendance de diverses dviances s'agglutiner vaut surtout pour le vol, la violence, la toxicomanie, l'alcoolisme et le suicide. Plusieurs raisons expliquent cette attraction des dviances les unes par les autres. Le vol va de pair avec la violence parce que cette dernire est un moyen rapide de s'approprier le bien d'autrui et parce que certaines victimes sont prtes recourir la force pour dfendre leurs possessions. L'alcool rduit les inhibitions ; il n'est donc pas surprenant que les ivrognes tiennent des propos blessants et en viennent infliger des coups et blessures. Un toxicomane devient facilement revendeur de drogues ; s'il appartient un rseau, il peut tre entran dans une succession de rglements de compte. Des recherches ralises New York, Baltimore et en Californie attestent que la frquence des vols fluctue avec le niveau de la toxicomanie, ce qui permet de penser qu'une forte consommation d'hrone agit comme un acclrateur sur l'activit de vol. Par exemple, les narcomanes de Harlem qui absorbent de l'hrone quotidiennement commettent cinq fois plus de vols qualifis et de cambriolages que les consommateurs irrguliers. Quand un hronomane dlinquant a rduit son niveau de consommation de drogue, le nombre de dlits contre la proprit qu'il commet annuellement baisse substantiellement (Gropper, 1985 ; us Department of justice, 1988, p. 50). Cependant, dire que la drogue conduit au crime n'est qu'une vrit partielle, car la plupart des narcomanes amricains arrts par la police avaient dbut leur activit dlinquante avant d'avoir consomm de la drogue (US Department of Justice, 1988, p. 51), Il est probable que les liens trs troits entre la toxicomanie et le vol ne soient pas seulement dus au fait que l'une cause l'autre, mais aussi des facteurs communs agissant sur l'une et l'autre. Cette hypothse gagne en vraisemblance quand on sait que les recherches comparant des groupes de dlinquants toxicomanes et de dlinquants non toxicomanes ne permettent pas de dceler

des diffrences significatives sur les plans de la personnalit, des attitudes et de la vie familiale (Bennett, 1986, p. 86). Les trois faits que l'on vient de rapporter, savoir, premirement, la polyvalence des dlinquants rcidivistes, deuximement, les rapports trs troits entre la dviance scolaire et la dlinquance juvnile, et troisimement, les corrlations entre le vol, l'agression, le suicide et la toxicomanie donnent penser qu'il existe chez certains individus une prdisposition la dviance qui se manifeste par des transgressions polymorphes. Les criminologues ont ralis de multiples recherches au cours desquelles ils comparaient des dlinquants et des non-dlinquants. Il en ressort qu'il existe des diffrences interindividuelles assez marques et relativement stables dans la propension commettre divers dlits. La stabilit de ces diffrences est suffisamment leve pour que l'on puisse prdire la rcidive jusqu' un certain point. Si on admet que les individus qui ont un fort penchant au crime ont aussi tendance tre dviants ailleurs que dans le domaine de la dlinquance comme telle, il parat lgitime de parler de penchant la dviance pour dsigner cette propension relativement stable poser des actes dviants trs divers qui caractrise certains individus. C'est toute une tradition de recherche en criminologie qui nous force conclure qu'il existe chez certains individus une virtualit diffuse susceptible de s'actualiser dans un grand nombre de conduites rprouves incluant les diffrentes manifestations de la dlinquance, la toxicomanie, la violence et le suicide ; ce penchant la dviance est d'une intensit trs variable d'un individu l'autre. Une des tches de la thorie de la dviance est de rendre compte de ce penchant qui se traduit par des transgressions polymorphes. Cependant l'explication qui en sortira sera, coup sr, aspcifique. Il semble impossible de proposer une thorie qui rendrait compte d'une prdisposition diffuse la dviance et, du mme souffle, de manifestations aussi diffrentes que le vol, l'agression, le suicide ou l'abus de drogue. Comme ces actes sont intrinsquement diffrents les uns des autres, des explications spcifiques sont souhaitables. Deux niveaux d'interprtation doivent donc tre distingus ; au premier, il s'agira de dire pourquoi certains individus sont ports plus que d'autres transgresser les normes sociales. Au second, il s'agira de rendre compte du fait que, dans telle ou telle circonstance, ce penchant se fixe sur un type particulier de transgression. Cette distinction est ncessaire parce que, vraisemblablement, les variables associes une prdisposition gnrale la dviance ne sont pas celles qui sont l'origine de ses manifestations particulires. La mthode qui sera privilgie au premier niveau d'interprtation sera de dcouvrir les caractristiques des individus qui se distinguent par une activit dviante frquente. Le choix du type de dviance importe assez peu cette tape, car les unes et les autres sont considres comme des symptmes sensiblement quivalents d'un mme tat fondamental. Au second niveau d'interprtation, il importe d'abord d'isoler un type homogne et bien spcifique de dviance ; ensuite, on analyse le processus qui conduit les individus ports la dviance opter pour ce type de transgression et non pour tel autre. La thorie sociologique qui, l'exprience, s'est avre la plus clairante pour comprendre le penchant la dviance est la thorie du contrle social. Durkheim en avait jet les bases dans Le suicide. Pour l'essentiel, elle revient dire qu'une intgration sociale insuffisante libre l'individu de l'influence socialisante de son entourage, ce qui affaiblit sa motivation fournir l'effort ncessaire pour respecter les normes sociales. Quand vient le moment de rendre compte des fluctuations d'une forme de dviance trs particulire, il est indiqu d'examiner les circonstances immdiates qui encouragent

l'apparition du comportement en question. Pour en apprhender le sens, le chercheur se laisse guider par le paradigme actionniste (appel aussi l'analyse stratgique). Ici, l'acte dviant est conu comme le rsultat d'une dcision prise par des individus soucieux de maximiser leurs satisfactions. On cherche le sens de tel type de vol, d'agression ou de suicide dans les rsultats que visent leurs auteurs. Ces actes sont alors envisags comme des moyens mis au service d'une fin, comme les solutions d'un problme ou comme les lments d'une stratgie. Le paradigme actionniste n'est pas une thorie au sens strict. Il se contente de proposer au sociologue quelques principes gnraux qui devraient l'aider rendre compte de la dviance spcifique qu'il tudie. Il suggre quelques-unes des questions qu'il pourrait se poser, la principale pouvant tre formule dans les termes suivants. Comment les circonstances dans lesquelles sont poss tels actes dviants dterminent-elles la balance des avantages et des inconvnients des options qui se posaient leurs auteurs ? Le plan des deux parties qui suivent dcoule de la position qui vient d'tre prise. La premire sera consacre la contribution de la thorie du contrle social l'tude du penchant la dviance. La seconde traitera du paradigme actionniste.

LA THORIE DU CONTRLE SOCIAL Le suicide de Durkheim

Retour la table des matires La publication, en 1897, du Suicide de Durkheim apparat rtrospectivement comme la premire tape de la constitution de la thorie du contrle social. L'organisation de l'ouvrage repose sur l'hypothse qu'il existe trois types principaux de suicide, chacun ayant sa causalit propre : le suicide goste, le suicide altruiste et le suicide anomique. Dans une note infrapaginale, Durkheim voque un quatrime type : le suicide fataliste, celui que commettent les esclaves et les poux trop jeunes. Dans de tels cas, on se tue parce que l'on est sous un joug intolrable et que l'avenir est irrmdiablement bouch. Cependant, le suicide fataliste paraissait si rare Durkheim son poque qu'il ne l'a pas analys. Durkheim commence son analyse du suicide goste en prsentant une srie d'observations. En Europe, les taux de suicides sont remarquablement bas dans les pays catholiques comme l'Espagne alors qu'ils sont fort levs dans les pays protestants comme la Prusse. | l'intrieur de la Suisse, de la Bavire et de la Prusse, les cantons ou provinces catholiques ont aussi des taux de suicides infrieurs ceux des rgions o les protestants dominent. Enfin, la frquence des suicides est faible chez les juifs. Durkheim rend compte de ces variations par le concept d'intgration religieuse. Chez les protestants, l'habitude du libre examen et le fait que l'on compte relativement peu de pratiques et de croyances communes cre une situation o les individus sont moins attachs leur glise. De leur ct, les juifs sont forcs d'tre solidaires parce qu'ils sont entours de l'animosit gnrale. L'ouvrage se poursuit par une analyse fouille des rapports entre le suicide et la famille. Un fait majeur s'en dgage : les gens maris qui ont des enfants ont des taux de suicides plus bas que les clibataires et les veufs. Passant la socit politique, le sociologue franais dmontre que les taux de suicides chutent durant les rvolutions et les guerres aussi bien chez les femmes que chez les hommes. Il apparat que les grandes commotions politiques stimulent le patriotisme et concentrent les esprits vers un but commun. Durkheim dgage de ces observations une proposition gnrale : Le suicide varie en raison inverse du degr d'intgration de la socit religieuse, domestique et politique (p. 222). Les membres d'un groupe insuffisamment intgr chappent son influence et ne se laissent plus guider que par leurs intrts privs. Si donc on convient d'appeler gosme cet tat o le moi individuel s'affirme avec excs en face du moi social et au dpens de ce dernier, nous pourrons donner le nom d'goste au type particulier de suicide qui rsulte d'une individuation dmesure (p. 223). Comme on peut s'y attendre, le suicide altruiste est le contraire du suicide goste. Les exemples ne manquent pas. Chez les Esquimaux, le vieillard qui est devenu un fardeau pour la bande se laisse mourir dans le froid. En Inde, il arrivait qu' la mort du mari ou du matre, la femme et les serviteurs s'immolent le jour des funrailles. En Europe, les militaires - et en particulier ceux qui font partie d'un corps d'lite - ont des taux de suicides remarquablement levs. Dans tous les cas, il semble que la socit exerce une emprise excessive sur l'individu, l'obligeant renoncer sa personne propre et lui imposant le sacrifice de sa vie.

Durkheim isole un troisime type de suicide qu'il appelle anomique. Il en discerne les premiers signes en tudiant les rapports entre les suicides et les mouvements de la vie conomique. Les taux de morts volontaires augmentent non seulement durant les phases de rcession mais aussi en priode de croissance conomique rapide. Dans le commerce et l'industrie - mondes en tat d'effervescence constant - les gens se tuent plus souvent, en tous les cas, bien plus souvent que dans le monde de l'agriculture. Les crises qui bouleversent l'ordre familial ont aussi des rpercussions sur le suicide. Les veufs et les divorcs se tuent avec une frquence relativement leve. La diffusion du divorce dans certains pays europens affaiblit l'institution du mariage et rend la socit matrimoniale moins capable de rglementer la vie passionnelle, d'o sursuicidit. Ces faits seraient rvlateurs d'un tat d'anomie. Si l'influence rgulatrice de la socit cesse de s'exercer, l'individu ne saura trouver en lui-mme les raisons de s'imposer des limites ; emport par des dsirs insatiables, il risque tout moment de sombrer dans la dmesure. En temps normal, la socit fixe une limite aux aspirations de chacun. Or, cette action rgulatrice du groupe social ne peut s'exercer durant les priodes de changements rapides comme lors d'une crise de croissance ou lors d'une rcession ou au cours d'un divorce ou encore, dans le climat d'bullition qui caractrise le monde de l'industrie. L'anomie est prcisment cet tat de drglement qui fait sombrer l'individu dans le mal de l'infini . Ne sachant plus quelle borne fixer ses dsirs, il poursuit une qute sans issue au cours de laquelle il accumule les checs et les dceptions. L'ide d'en finir avec la vie risque de lui apparatre un jour comme le seul moyen de se reposer de cette course extnuante. La postrit du Suicide Retour la table des matires Le suicide continue de susciter dbats et commentaires parmi les sociologues, mais son actualit tient surtout au fait qu'il est l'origine d'une tradition de recherche qui, de proche en proche, finit par englober la plupart des conduites dviantes qui proccupent nos contemporains. Un des points les plus chaudement dbattus a trait la validit des statistiques du suicide. Nous ne nous attardons pas ici sur cette question 2. Toute l'attention se portera sur les problmes thoriques que soulve cet ouvrage et sur la puissance explicative de ses principaux concepts. Les difficults de la distinction entre suicide goste et suicide anomique. Plusieurs commentateurs ont marqu leur scepticisme devant la distinction entre le suicide goste qui serait li un dfaut d'intgration sociale et le suicide anomique qui dcoulerait d'un manque de rgulation. Durkheim reconnaissait que ce sont l deux aspects d'un mme tat social (p. 325). Il continuait en ces termes Il est mme presque invitable que l'goste ait quelque aptitude au drglement car, comme il est dtach de la socit, elle n'a pas assez de prise2

Les sociologues ont longuement polmiqu sur la valeur des statistiques du suicide et du crime. La position qui est adopte ici est qu'elles peuvent nous donner une ide valable des variations relles de ces deux problmes sociaux la condition de prendre toutes les prcautions mthodologiques ncessaires. Le lecteur intress aux diffrents points de vue sur les statistiques du suicide pourra consulter Douglas (1967), Gibbs (1971), Baechler (1975), Besnard (1976), Chesnais (1981). Sur les statistiques de la criminalit, il aura une bonne ide de la question en consultant : Sellin et Wolfgang (1964), Gurr (1977), Robert (1977), Gove et al. (1985), Gottfredson (1986), Gassin (1988).

sur lui pour le rgler (id.). L'troitesse des rapports entre ces deux dimensions pose de srieuses difficults au chercheur qui veut les mesurer. Comment trouver un indicateur d'un dfaut d'intgration qui ne soit pas en mme temps une mesure de l'anomie ? Le divorce, pour ne prendre qu'un exemple, a certainement des rpercussions autant sur l'intgration que sur la rgulation. Il se pourrait que Durkheim n'ait pas t parfaitement cohrent avec lui-mme quand il oprait, comme regret, cette sparation entre gosme et anomie. En effet, selon une de ses intuitions majeures, la contrainte est au cur du phnomne social. Vivre en socit et tre soumis sa puissance imprative sont deux expriences indissociables. Si, comme le pense Durkheim, les rapports sociaux sont ncessairement normatifs, on ne voit pas comment l'intgration et la rgulation pourraient varier indpendamment l'une de l'autre. Les tribulations de l'anomie. Les commentateurs les plus rigoureux du Suicide ont maintenant tendance tre d'accord sur le fait que l'anomie est un concept quivoque qui introduit beaucoup de confusion dans l'analyse de la dviance. Comme le souligne Besnard (1987), l'anomie comporte tellement d'ambigut qu'il a t possible Merton (1938) de l'incorporer dans une thorie qui n'a pratiquement rien voir avec la thorie durkhmienne. S'il est vrai que les dpressions conomiques s'accompagnent d'une hausse des suicides, on n'a pas besoin de la notion d'anomie pour comprendre ce phnomne. Par contre, Halbwachs (1930) puis Henry et Short (1954, p. 42-3) Ont contredit Durkheim en montrant que les priodes de croissance conomique rapide (les crises de prosprit ) ne s'accompagnent pas d'une croissance des suicides ; au contraire, les suicides ont alors tendance baisser. Ainsi les faits que Durkheim croyait pouvoir expliquer par l'anomie, soit ne sont pas corrobors, soit peuvent s'expliquer plus parcimonieusement. Avec le recul, il semble bien que ce chapitre de l'uvre du grand sociologue nous ait conduits dans une impasse. Par contre, sa thorie de l'intgration sociale vieillit beaucoup mieux. Aujourd'hui encore, les pays de tradition protestante ont des taux de suicides beaucoup plus levs que les pays catholiques (nous y reviendrons). En temps de guerre, la frquence des suicides baisse aussi bien au XXe sicle qu'au XIXe sicle (Baechler, 1975, p. 450-451 ; Chesnais, 1981, p. 183). Le mariage continue de donner aux conjoints une relle immunit contre le suicide : sauf entre 15 et 19 ans, les personnes maries se tuent plus rarement que les veufs, les divorcs ou les clibataires. Le fait d'avoir des enfants fait encore plus baisser les taux (Henry et Short, 1954 ; Gibbs, 1971 ; Chesnais, 1981, p. 179-190 ; Charron, 1981, p. 56 ; Davidson et Philippe, 1986). Le concept d'intgration familiale pourrait aussi nous aider comprendre les suicides des jeunes gens. Effectivement, on constate que les adolescents qui se tuent appartiennent gnralement des familles clates : divorce, absence du pre, carence parentale... (Baechler, 1975, p. 344). La thorie de l'intgration nous permet de prdire que tout vnement qui dsinsre les individus de leur groupe sera suivi d'une hausse des morts volontaires. Les individus qui sont en mobilit descendante prsentent des taux de suicides assez levs : le dclassement isole (Porterfield et Gibbs, 1960). | l'chelon le plus bas de la stratification sociale, on se tue plus souvent qu' tous les autres niveaux (Chesnais, 1981, pp. 245-246). En effet, dans le sousproltariat, le rseau social est gnralement trs peu tendu. Henry et Short (1954) posent l'hypothse que la probabilit du suicide et celle de l'homicide varient en raison inverse de la force du systme relationnel d'un individu parce que la contrainte sociale peut s'y exercer plus efficacement. L'analyse empirique confirme

l'hypothse : les taux de suicides et d'homicides sont relativement bas chez les gens maries, en milieu rural et dans les quartiers urbains rsidentiels (par opposition aux centres-villes dsorganiss et anonymes), donc parmi les individus insrs dans un rseau relationnel dense. Catholiques et protestants. En cette deuxime moiti du XXe sicle, les diffrences de taux de suicides qui opposent les pays catholiques et protestants continuent de se manifester comme au XIXe sicle et ce, malgr les progrs de la scularisation. En 1975 comme en 1875, la plupart des pays traditionnellement catholiques (l'Irlande, l'Italie, l'Espagne, le Portugal...) ont des niveaux de suicide nettement infrieurs ceux des pays protestants (RFA, RDA, Danemark...) 3 (Chesnais, 198 1, p. 193-194). Il est possible de reprendre ici ce problme pour montrer que l'explication propose par Durkheim vaut toujours, la condition d'y introduire une ou deux corrections mineures. Au dbut du sicle, on pouvait, comme l'a fait Halbwachs (1930), avancer que la religion comme telle n'a pas grand-chose voir dans la forte tendance des protestants se supprimer. Celle-ci s'expliquerait, en ralit, par l'urbanisation et l'industrialisation qui s'taient ralises un rythme plus rapide l o la Rforme a pris racine. Mais partir du moment o les pays catholiques rattrapent ce retard et que leurs taux de suicides restent bas, il faut trouver autre chose. A une poque o la participation religieuse est faible et o l'influence des glises s'est amenuise, on ne saurait cependant surestimer le facteur religieux stricto sensu. L'hypothse qui pourrait le mieux rendre compte des faits serait que la sociabilit qui s'est forge au fil des sicles dans les socits catholiques favorise une meilleure intgration sociale et une plus grande acceptation des transgresseurs que dans les socits protestantes. Durkheim avait bien vu que la religion catholique est plus institutionnelle que les religions luthriennes ou calvinistes. Les prtres et la hirarchie y occupent une plus grande place. Les dogmes et les sacrements y sont plus nombreux. Les rgles qui se rapportent la frquentation religieuse y sont aussi plus contraignantes. La cohsion de la paroisse catholique est favorise par le souci des autorits de dlimiter le territoire paroissial de manire que tous les catholiques puissent aller la messe le dimanche sans avoir parcourir une trop grande distance. Chez les luthriens et les calvinistes, la religion est plus intrieure et plus individualiste. Le protestant a moins de comptes rendre ; il jouit d'une plus grande indpendance. Il peut profiter de cette autonomie pour entreprendre, innover, s'enrichir. On sait son rle dans le dveloppement du capitalisme. Mais il peut aussi dcider de s'extraire d'une communaut dont l'emprise est de toute manire assez faible. Catholiques et protestants se distinguent aussi par leurs ractions devant le pch. Si la foi catholique est barde de dogmes qui ne souffrent pas la discussion publique, leur application est douce pour celui qui avoue ses fautes. Dans la pnombre du confessionnal, la dmarcation entre pch mortel et pch vniel ne se discerne pas toujours bien. Et, aprs tout, la confession est le sacrement du pardon. Chez les luthriens et les calvinistes, on devine une plus grande intransigeance devant le pch et le pcheur. Une telle rigueur est propice des attitudes de rejet.3

Parmi les exceptions, on trouve l'Angleterre. Mais l'glise anglicane qui domine dans ce pays est un compromis entre le luthranisme et le catholicisme. Durkheim (1897, pp. 160-161) avait montr que l'glise anglicane est plus intgre que les autres glises protestantes, que les obligations y sont plus nombreuses et que le respect des traditions y est plus prononc qu'ailleurs.

Bref, la sociabilit qui s'est dveloppe au fil des sicles dans les paroisses catholiques se caractrise par des interactions frquentes donnant aux pressions sociales de multiples occasions de s'exercer. Paralllement, le pardon du pcheur qui reconnat sa faute prvient la marginalisation des fautifs. Dans une civilisation catholique, un individu risque d'tre moins libre de ses mouvements, mais aussi moins seul qu'en milieu protestant. S'il en vient tre tent d'en finir avec la vie, il aura de meilleures chances de trouver support et rconfort. De son ct, le protestant volue dans une socit ouverte qui lui permet de donner libre cours son esprit d'entreprise. Mais, priv du cocon protecteur d'une communaut qui, la fois, le contrle et le protge, il sera plus sujet transgresser les rgles de son milieu et, alors, il sera en butte l'intolrance de ses pairs. On peut donc penser que la marginalisation sera plus frquente l o rgne une sociabilit protestante. Dviances et intgration sociale Sans donner une extension indue au concept d'intgration, il est possible de montrer qu'il s'applique non seulement au suicide et l'homicide, mais aussi la dlinquance juvnile et la toxicomanie. C'est ce qui ressort de recherches varies sur les quartiers urbains forte criminalit, sur les jeunes dlinquants et sur les jeunes gens qui consomment des drogues illgales. Urbanisation et aires de dlinquance Retour la table des matires Le fait que l'urbanisation s'accompagne de plusieurs formes de dviances est pratiquement devenu un lieu commun de la sociologie. Halbwachs (1930) avait dmontr que, durant le XIXe sicle et le dbut du XXe sicle, partout o la vie urbaine supplante la vie rurale, les taux de suicides passent pratiquement du simple au double. Les rapports entre l'urbanisation et la criminalit sont encore mieux connus : la frquence des crimes varie en raison directe de la taille des villes. Une importante nuance doit cependant tre apporte. Le crime se distribue trs ingalement au sein mme du territoire urbain. Ce constat a t fait Chicago par Shaw et McKay (1942). Dans cette ville, on trouve des quartiers qui ont de trs fortes concentrations de jeunes dlinquants et de criminels, cependant que certains quartiers priphriques ont des taux comparables ceux des zones rurales. Fait signaler : la distribution spatiale de la criminalit change trs peu durant une priode de vingt ans. Les criminologues utilisent l'expression aires de dlinquance pour dsigner ces zones urbaines o se concentrent les dlinquants. Or, il se trouve que ces aires prsentent aussi les taux de suicides, d'alcoolisme et de toxicomanie particulirement levs. De plus, ces secteurs se distinguent par des taux levs d'individus vivant seuls, de familles monoparentales, de naissances illgitimes, de mobilits rsidentielles et de dpendance conomique (Brantingham et Brantingham, 1984 ; Reiss et Tonry, d., 1986). Ces faits permettent de dgager trois conclusions : premirement, ce n'est pas tant l'opposition ville-campagne qui importe, mais le phnomne de la concentration de dlinquants dans certains secteurs des grandes villes ; deuximement, ces zones pourraient tout aussi bien tre appeles des aires de dviance puisqu'on n'y retrouve pas seulement une forte criminalit, mais aussi des suicides en surnombre et un grand nombre de toxicomanes. Troisimement, ces zones de dviance souffrent manifestement d'un dfaut d'intgration sociale, ce qui est perceptible dans la solitude de ses habitants et dans

leur mobilit. Tout indique que les aires de dviance sont des mondes o les rapports sociaux sont pauvres, intermittents, anonymes et distants. La sociologie de la dlinquance juvnile Retour la table des matires Au milieu du XXe sicle, plusieurs sociologues amricains proposent des ides assez semblables celles qui avaient t labores par Durkheim pour expliquer le suicide goste, mais cette fois-ci ils veulent rendre compte de la dlinquance juvnile (Reiss, 1951 ; Nye, 1958 ; Matza, 1964 ; Reckless, 1967 ; Hirschi, 1969). L'hypothse centrale du livre de Hirschi, Causes of Delinquency, est que la dlinquance juvnile dcoule de l'affaiblissement du lien qui devrait en principe unir l'adolescent la socit. Les composantes de ce lien sont au nombre de quatre : 1/ l'attachement autrui qui motive l'individu tenir compte de ses attentes ; 2/ l'engagement de l'adolescent dans un projet acadmique ou professionnel qui lui donne des raisons d'viter ce qui pourrait en compromettre la ralisation ; 3/ l'implication dans des activits qui lui laissent peu de loisirs, et 4/ la croyance qui est simplement la conviction que les lois devraient tre respectes. Cette conceptualisation devait se rvler utile pour comprendre le sens de toute une srie d'observations sur les caractristiques familiales et scolaires des adolescents qui ont une activit dlinquante particulirement leve. On a en effet maintes fois tabli que ces jeunes gens ne sont pas en bons termes avec leurs parents, que ces derniers sont de pitres ducateurs, tant passifs, inconstants et trs peu intresss connatre les activits de leur progniture. Tout rcemment, Frchette et LeBlanc (1987), se fondant sur une srie impressionnante de donnes empiriques, pouvaient dcrire en ces termes les familles de jeunes dlinquants rcidivistes : Il rgne donc dans ces familles un tat de ngligence gnralis, les parents n'tablissant pas de discipline claire et se montrant plus ou moins intresss au va-et-vient et l'volution de leurs enfants ; en outre les membres sont faiblement lis entre eux et peu proccups par leur sort respectif (p. 155). La situation scolaire des dlinquants prsente elle aussi des caractristiques qui trahissent un manque d'intgration : dgot de l'cole, pitres rsultats acadmiques, peu d'intrt pour les tudes, absence de projet scolaire, indiscipline, cole buissonnire... (Malewska et Peyre, 1973). Toxicomanie et dsinsertion sociale Retour la table des matires Depuis prs de vingt ans, les sociologues mesurent la dlinquance juvnile par des rponses des questionnaires (on parle ce propos d'autoconfession). Or, ils se sont aviss que les indices de dlinquance classique (vol, violence) taient suffisamment associs aux indices de consommation de drogues comme la marijuana et l'hrone, qu'on pouvait en faire un indice unique, lequel est troitement li ngativement aux indicateurs d'intgration sociale (LeBlanc et Biron, 1980 et LeBlanc, 1986). La dmarche suivie par Elliott et ses collaborateurs (1985), dans une recherche portant sur la dlinquance et la consommation de drogues dans un chantillon national d'adolescents amricains est un peu diffrente, mais conduit des rsultats semblables.

Il est donc clair que la thorie de l'intgration ne vaut pas seulement pour le suicide, mais aussi pour d'autres formes de conduites dviantes. Ceci se comprend aisment ds lors que les diverses manifestations de la dviance ont constamment tendance s'agglutiner les unes aux autres. Malheureusement, ce que la thorie gagne en extension, elle le perd en spcificit. Par exemple, elle ne peut rendre compte du fait qu'un dfaut d'intgration conduit au suicide dans certains cas alors qu'il pousse au vol dans d'autres circonstances.

La contrle social comme processus Retour la table des matires Nous venons de voir qu'au fil des ans, s'est constitu un corpus de concepts et d'observations qui s'avre fort utile pour comprendre la dviance. On utilise l'expression thorie du contrle social pour dsigner ce corpus (on parle aussi de la thorie de la rgulation sociale et aussi de la thorie de l'intgration sociale). Cependant, les sociologues ont, la suite de Durkheim, tendance considrer que le contrle social rsulte de l'action d'une entit supra-individuelle - la socit , le groupe - sur les membres qui la composent. Il n'est pas ncessaire de postuler l'existence d'une telle totalit pour rendre compte de la conformit ou de la dviance. L'intelligibilit de ces conduites devrait mieux ressortir si nous les concevons comme les rsultats de processus qui se droulent au coeur mme de l'interaction sociale. Selon cette perspective, la rgulation sociale merge spontanment des actions poses par des individus qui tentent de s'influencer mutuellement. Ainsi conu, le contrle social sera dfini comme l'ensemble des processus par lesquels les membres d'un groupe s'encouragent les uns les autres tenir compte de leurs attentes rciproques et respecter les normes qu'ils se donnent 4. Que l'intgration sociale entretienne d'troits rapports avec les phnomnes de rgulation, ressort avec vidence de ce qui prcde. L'intgration sociale est dfinie par la qualit et la frquence des relations qui se nouent au sein d'un groupe ainsi que par le degr d'engagement de ses membres dans des activits communes. Un groupe est intgr quand ceux qui le composent se connaissent, se parlent, s'apprcient, s'aident mutuellement et sont engags dans des activits partages. Le contrle social est une forme d'influence qui se ralise dans et par les relations interpersonnelles. L'intgration rend possible cette influence en donnant l'occasion l'un de manifester ses attentes et l'autre d'y tre rceptif Si je veux rester en bons termes avec mon collaborateur, je ne peux ignorer tout fait ses attentes mon gard et rciproquement. Une relation interpersonnelle positive ne saurait durer si chacun des partenaires ne se plie aux attentes de l'autre, du moins celles auxquelles celui-ci tient vraiment. Le refus d'en tenir compte quivaut un refus de l'autre et on s'achemine vers la rupture. Si la relation se maintient, les attentes mutuelles ont de fortes chances de se cristalliser en normes, de revtir un caractre obligatoire. L'obligation fait partie intgrante de tout rapport social qui s'inscrit dans la dure tout simplement parce que la conformit aux attentes de l'autre est ncessaire la prservation de relations harmonieuses. Des rapports prolongs ne peuvent rester exempts de toute coloration normative tout en restant non conflictuels. Un comportement peru comme dviant par un des partenaires de la relation ne peut tre rpt indfiniment. Il conduira soit la rupture, soit une forme quelconque de tolrance, auquel cas, il cessera d'tre dviant. La causalit joue aussi dans l'autre sens : une interaction anmique favorise la dviance. En effet, l o les rapports se distendent, se dgradent ou se dissolvent dans l'indiffrence, les pressions sociales perdent leur vertu et les comportements4

La thorie du contrle social qui sera maintenant propose tient compte des travaux qui viennent d'tre rsums et aussi de conceptualisations proposes par Homans (1950a et 1950b), Lemert (1951) et Becker (1963). Elle reprend aussi des ides que j'ai dfendues dans Le contrle social du crime (1983).

dviants peuvent se manifester sans rencontrer d'obstacle. L'individu socialement dsinsr chappe l'influence d'autrui et il perd facilement le sens de la mesure. Les ractions la dviance peuvent susciter un mouvement centripte qui attire le dviant vers le respect de la rgle. Elles peuvent aussi dclencher un mouvement centrifuge qui l'loigne de plus en plus de la normativit. Les recherches sur la dlinquance juvnile nous donnent comme une image inverse des ractions la dviance gnratrices de conformit. Les parents de dlinquants chroniques ont tendance tre passifs, laissant passer un grand nombre de fautes et ngligeant de s'informer des activits de l'enfant ; ils sont inconstants, punissant aujourd'hui ce qu'ils tolraient hier ; ils sont excessifs, explosant priodiquement et rouant de coups leur enfant. Bref, ils ragissent de manire injuste, imprvisible et dmesure (S. E. Glueck, 1950 ; Cusson, 1983 ; LeBlanc et Frchette, 1987). Par dduction, il est possible d'entrevoir quelles pourraient tre les ractions gnratrices de conformit : elles seraient caractrises par la sollicitude, fondes sur une bonne connaissance du dviant, constantes, quitables et modres. Une autre manire de ragir la dviance est de la tolrer. On s'abstient, on accepte ou on supporte en silence la conduite autrefois rprouve. Par dfinition, l'acte cesse alors d'tre dviant car c'est en ragissant ou en s'abstenant de ragir que l'on trace les frontires normatives d'un groupe (Erickson, 1966). Contrairement ce que d'aucuns prtendent, si on tolre un comportement, il ne disparatra pas de lui-mme. Les suicides ont tendance tre plus frquents l o prvaut une morale nuance qui en accepte certaines manifestations, par exemple, au japon. Une des raisons pour lesquelles les crimes de sang sont beaucoup moins frquents aujourd'hui qu'au Moyen Age, c'est que nous sommes devenus beaucoup plus intolrants vis--vis de la violence. La dlinquance est plus frquente dans les milieux o elle n'est pas vigoureusement blme (Cusson, 1983, p. 124-125). Toutes les formes de sanctions qui s'abattent sur le dviant sont autant de cots qui lui seront pargns quand la tolrance prvaudra. La tolrance peut produire deux rsultats fort diffrents. S'il s'agit de tolrer des conduites qui ne posent pas de problmes srieux autrui ou au fonctionnement du groupe, on est en prsence d'une manire conomique de rsorber une forme de dviance. Mais si on tente de tolrer des pratiques insupportables, les tensions iront en s'accumulant et les relations interpersonnelles iront en se dgradant. Un troisime type de raction la dviance peut tre appel la stigmatisation. On dsigne par l des ractions qui risquent d'exacerber la dviance au lieu de la rprimer. Cela se produit quand un dviant subit une mesure d'exclusion qui le rejette de la sphre d'influence du groupe. Ce phnomne a tout particulirement intress des sociologues comme Tannenbaum (1938), Lemert (1951), Becker (1963) et Archer (1985). Ces auteurs dfendent deux thses qui se situent sur des registres trs diffrents mais qui sont complmentaires. Selon la premire - qui a t voque au dbut de ce chapitre - la dviance est un pur construit social. Selon la deuxime, certaines caractristiques des dviants rsultent de ractions stigmatisantes. C'est cette seconde thse qui est reprise ici. Les dviants stigmatiss - c'est--dire tiquets et exclus -seront contraints d'laborer des solutions qui leur permettront de survivre tant bien que mal au rejet. Lemert (1951 et 1967) a forg le terme dviant secondaire pour dsigner celui qui doit s'adapter des ractions stigmatisantes. S'il a perdu son travail et que toutes les portes lui sont fermes, il pourra tre conduit au vol pour subvenir ses besoins. S'il trouve trop pnible le mpris et l'hostilit qui marquent ses rapports avec les conformistes, il prfrera frquenter des dviants comme lui.

La stigmatisation peut donc conduire l'essaimage des dviants. Dans certains cas, se formeront de vritables sous-cultures, c'est--dire des groupes qui ont leur propre systme normatif et dans lesquels on valorise ce qui est rprouv dans la majorit. Les risques apparaissent bien rels que l'individu ainsi tiquet et exclu ne s'enracine dans sa dviance ; pour trois raisons. Premirement, il sera surexpos l'influence de pairs antisociaux. Deuximement, s'il se dit qu'il est vou tre ce que l'on dit qu'il est, il risquera de se donner une image dsesprante de lui-mme qui le laissera sans force devant la tentation. Troisimement, tant marginalis, il chappera l'influence des conformistes et il ne craindra plus leurs reproches. Une fois largues les amarres qui rattachaient le dviant son groupe, il partira la drive et alors, n'ayant plus grand-chose perdre, toute transgression deviendra possible (Matza, 1964). On voit pourquoi la dviance et la marginalit sont indissociables : le comportement dviant pousse son auteur aux marges du groupe, prcisment l o les pressions la conformit ne s'exercent plus. Avec Wilkins (1964, p. 92), on peut parler d'amplification de la dviance pour dsigner ce mouvement la fois circulaire et centrifuge dclench par la stigmatisation. L'on est ici en prsence d'un effet pervers : plutt que de rsorber la conduite dviante, la raction sociale accrot la probabilit qu'elle se perptue et favorise l'enracinement dans la dviance, LE PARADIGME ACTIONNISTE La notion de penchant la dviance est valable pour rendre compte des aspects aspcifiques et statiques du phnomne ; elle est bien loin d'avoir puis toute la question, Pour rendre compte d'actes dviants prcis, on trouve en criminologie et en sociologie de la dviance un ensemble de travaux qui s'intressent moins au dviant qu' des actes dviants spcifiques comme le suicide, la consommation de drogue, le vandalisme et le cambriolage. Les sociologues qui uvrent dans cette voie renouent avec des classiques comme Beccaria (1764), Bentham (1789) ou mme Tarde (1886). Ils partent de l'ide que l'acte dviant est le fruit d'une dcision au cours de laquelle son auteur a pes plus ou moins sommairement les avantages et les inconvnients des options qui se prsentaient lui. Ensuite, ils tentent de rendre compte des particularits d'une activit dviante donne en identifiant les circonstances qui auraient pu affecter le calcul des avantages et des inconvnients de leurs auteurs. Ce paradigme a reu des appellations diverses : l'analyse stratgique, la thorie des opportunits, la perspective du choix rationnel, la rationalit limite et la thorie conomique du crime. Il correspond, pour l'essentiel, ce que nous appelons ici la sociologie actionniste. Nous ne sommes pas ici en prsence d'une thorie au sens strict, mais d'un cadre trs gnral susceptible d'aider le sociologue qui veut rendre intelligible un type d'acte dviant spcifique. Raisons et rationalit Retour la table des matires L'analyse stratgique ou actionniste prend le contre-pied du modle mdical qui rduit le crime, le suicide ou la toxicomanie au statut de symptme et elle pose que l'acte dviant peut tre conu comme la solution d'un problme ou comme un moyen au service d'une fin. Ce qui vaut pour l'action sociale en gnral vaut pour les actes dviants : il importe d'en chercher le sens. S'agissant d'un meurtrier, d'un voleur ou de tout autre dviant, il est utile de prsumer

que, dans la situation qui tait la sienne, il avait de bonnes raisons d'agir comme il l'a fait (voir le premier chapitre de ce manuel). Les raisons de dvier sont varies et il n'est pas sr qu'elles soient tellement diffrentes des raisons pour lesquelles on agit en conformit avec les rgles sociales. Par exemple, Baechler (1975) a dmontr qu'on se suicide pour chapper une situation ressentie comme insupportable, pour expier une faute, pour culpabiliser un proche ou mme pour le simple plaisir de jouer avec sa vie. J'ai tent de dmontrer que les jeunes dlinquants se laissent souvent entraner dans des transgressions varies simplement pour prouver des sensations fortes (Cusson, 1981). Ainsi un acte apparemment sans rime ni raison comme le vandalisme peut tre compris comme une activit ludique, la fois excitante et amusante. Ds lors que la dviance est conue en termes de rapports entre moyens et fins, on n'a qu'un pas de plus faire pour l'assimiler une action rationnelle. Mais comment s'y rsigner quand on songe tous ces dviants qui s'acharnent faire leur propre malheur ? Si le concept de rationalit peut nous tre d'une quelconque utilit, ce n'est que dans un cadre soigneusement dlimit. Partons d'une affirmation qui ne devrait pas poser de grande difficult : un acte dviant, comme tout autre acte intentionnel, est une tentative pour amliorer la situation de son auteur. Celui-ci s'efforce de remplacer un tat de choses qui le satisfait moins par un tat qui devrait le satisfaire davantage. Pour y arriver, il dploiera une certaine activit intellectuelle. Celle-ci sera conue - comme le fait Boudon au chapitre premier de cet ouvrage - en termes de rationalit subjective. Il ne s'agit donc pas de prtendre que le dviant choisit les moyens objectivement les meilleurs pour raliser ses fins. Mieux vaut le considrer comme un tre intellectuellement actif qui peut fort bien se tromper. Dans le cas des dviants, les possibilits d'erreurs sont considrables parce qu'ils sont confronts des situations incertaines. Le cambrioleur qui est sur le point d'entrer par effraction dans une maison doit se rsoudre laisser plusieurs questions sans rponse. Quelle sera l'importance de son butin ? Un voisin estil en train de l'pier ? Les habitants des lieux reviendront-ils avant qu'il n'ait fini ? Sera-t-il dnonc par son receleur ? Dans l'incertitude o il se trouve, il devra se rabattre sur des conjectures et avancer dans le noir. S'il finit par chouer en prison, il ne s'ensuit pas ncessairement que l'acte tait irrationnel. En 1982, seulement 15% des cambriolages connus de la police franaise furent lucids (Robert, 1985, p. 61). Qui plus est, les chances qu'un cambrioleur soit incarcr ds sa premire condamnation sont trs minces. | en juger par les risques encourus, quelqu'un a de bonnes raisons de commettre des vols dans les domiciles. Cependant, une raison qui vaut dans l'immdiat ne tient pas toujours long terme. La plupart des dlits contre les biens font raliser leurs auteurs d'intressants bnfices au prix d'efforts peu prs nuls. Ce n'est que plus tard et la longue que les voleurs finissent par payer. Car, cause des risques cumulatifs de l'arrestation lis la commission d'un grand nombre de dlits, la plupart des dlinquants d'habitude finissent par chouer en prison. Or, on sait que les dlinquants chroniques ont trs souvent un horizon temporel troit ; ils ont tendance se fixer dans le moment prsent ; ils tiennent assez peu compte des consquences lointaines de leurs actes et ils manquent de persvrance (Cusson, 1981). L'analyse se concentre donc sur les gains et les cots des options qui se prsentent au dviant au moment o il est sur le point de passer l'action. Un gain sera toute satisfaction obtenue par un acte dviant ou toute solution un problme qui se pose lui. C'est donc dire que tout ce qui contribue la ralisation d'une quelconque fin vise par un dviant peut tre

assimil un gain. Le cot de la dviance se dfinit par tout ce que le dviant perd ou risque de perdre quand il passe l'acte. Les cots principaux de la dviance dcoulent de la raction sociale : riposte des victimes, blme, conflit avec les proches, exclusion, arrestation, incarcration... Si d'aucuns sont disposs admettre que la notion de rationalit subjective peut apporter un clairage utile sur certains aspects du vol, ils seront plus rticents devant la toxicomanie. L'image du narcomane totalement subjugu par un besoin irrpressible et souffrant mille morts quand il est priv de sa drogue n'est pas prcisment celle d'un individu rationnel. Cependant, les recherches rcentes montrent que cette image d'Epinal est surfaite. En Angleterre, Bennett (1986) menait rcemment une enqute auprs de 135 hronomanes. Il ressort de ses entrevues que le dsir d'chapper aux symptmes de manque n'est qu'une des raisons pour lesquelles on s'injecte de l'hrone. On le fait aussi pour jouir du high, pour prouver des sentiments de bien-tre, pour rester l'unisson avec ses amis, pour se donner de l'assurance dans ses rapports sociaux, etc. La plupart du temps, on commence prendre de l'hrone par curiosit. Plus de 58% des rpondants estiment que cela leur a pris au moins un an et un trs grand nombre d'injections avant qu'apparaissent les symptmes d'une vritable dpendance physique. La progression de la consommation occasionnelle un usage rgulier n'apparat donc pas invitable. De nombreux hronomanes russissent s'abstenir de toute drogue durant des priodes qui peuvent durer quelques annes. Les sujets tudis par Bennett exercent aussi un contrle sur les doses qu'ils prennent. Ainsi, la dpendance physique n'est qu'un aspect de la narcomanie et elle masque le fait que plusieurs hronomanes modulent leur consommation dans le but d'en maximiser les bnfices et d'en minimiser les cots. L'analyse des situations Retour la table des matires Les problmes qui se posent un moment donn un acteur, les solutions qui s'offrent lui, les avantages et les inconvnients de chacune d'elles sont trs largement dtermins par la situation dans laquelle il se trouve. La situation est ici conue comme l'ensemble des circonstances extrieures qui prcdent et qui entourent immdiatement la commission d'un acte dviant et qui rendent cet acte plus ou moins ralisable, plus ou moins profitable et plus ou moins risqu. cette tape de l'analyse, on inverse la dmarche qui est suivie dans l'tude de la propension la dviance. Au lieu de poser par hypothse que les circonstances sont constantes et que le penchant la dviance est variable, on pose que le penchant la dviance est constant et on fait varier les circonstances. Il s'agit alors de dcouvrir les situations qui encouragent tel ou tel acte dviant en examinant la conjoncture qui se prsente l'acteur quand il pose le geste que l'on veut expliquer. Par hypothse, une situation est gnratrice d'une forme donne de dviance quand l'acteur est plac dans une conjoncture telle que ce type de dviance lui paratra le meilleur moyen pour arriver ses fins ou pour rsoudre son problme. Trois concepts sont utiles dans l'analyse des composantes d'une situation susceptible de favoriser une dviance quelconque : l'opportunit, les marchs, les organisations.

L'opportunit Retour la table des matires Par opportunit, on entend la convergence, un moment et en un lieu donns, des circonstances matrielles favorables l'excution d'un acte dviant. Un vol ne saurait tre commis si un dlinquant potentiel n'entre pas en contact avec une cible intressante. Un suicidant devra diffrer son projet s'il ne trouve ni arme, ni poison, ni gaz, ni corde, ni d'autre moyen convenable pour se donner la mort. L'hronomane qui perd la trace du seul revendeur de drogue qu'il connat devra se rsigner l'abstinence tant qu'il n'aura pas renou avec un quelconque fournisseur. Toutes choses tant gales par ailleurs, plus les opportunits sont nombreuses, plus la dviance qu'elles facilitent sera frquente. Une liste exhaustive d'opportunits la dviance serait impossible tablir. Les plus connues peuvent tre numres sous trois rubriques (cf Cohen et Felson, 1979 ; Cusson, 1986) : 1/ Les habitudes de vie qui favorisent les contacts entre les dlinquants et leurs cibles le style de vie des uns et des autres, les lieux qu'ils ont l'habitude de frquenter, les trajets qu'ils empruntent, les quartiers qu'ils habitent... 2/ L'intrt et la vulnrabilit des cibles : voitures non verrouilles, rsidences inoccupes, les personnes sans dfense qui se promnent seules la nuit... 3/ L'accs aux instruments ou aux substances ncessaires la ralisation de divers actes dviants : armes, poison, gaz, pinces-monseigneur, automobile, seringue, drogues. Les marchs Si on admet que les dviants ne sont pas totalement insensibles ce qu'ils peuvent gagner ou perdre, la conjoncture des prix des biens et services associs une activit dviante ne saurait tre ignore. Parmi ces prix, on trouve : la valeur de revente des objets vols, les prix des drogues illicites, ceux des armes et des instruments ncessaires l'excution de certains actes dviants, les tarifs pratiqus par les prostitues, ce que leurs proxntes exigent d'elles, la probabilit et la svrit des sanctions sociales et pnales. Ces prix s'tablissent sur divers marchs : march noir des objets vols, march des drogues, march de la prostitution, march des peines (la demande pnale s'exprimant par les journaux, les parlements, les groupes de victimes, etc., et l'offre de peine provenant des juges et des autorits correctionnelles). S'il existe une forte demande d'automobiles sur le march des voitures voles, leur prix aura tendance monter, ce qui encouragera les voleurs d'automobiles devenir plus actifs. Si les douaniers et les policiers russissent dtruire d'importants stocks d'hrone, les prix augmenteront et certains hronomanes seront forcs de rduire leur consommation. Si les policiers russissent faire condamner un plus grand pourcentage de cambrioleurs, les autres auront tendance rduire leur activit dans ce domaine. L'organisation sociale Retour la table des matires

Un des acquis les plus solides de la sociologie est que la dviance est soumise l'influence sociale (Tarde, 1890 ; Sutherland, 1937 ; Sutherland et Cressey, 1934). Les adolescents qui ont des amis dlinquants commettent plus souvent des dlits que ceux qui n'en ont pas. La probabilit individuelle de fumer de la marijuana varie en raison directe du nombre d'amis qui sont des fumeurs de marijuana. On s'initie la consommation d'hrone l'instigation d'amis ou de connaissances (Becker, 1963 ; Bennett, 1986, p. 89-90). Mme le suicide est sujet l'influence sociale. Lorsque les journaux rapportent un suicide en premire page, il s'ensuit une recrudescence de suicides durant le mois qui suit. Pour faire la dmonstration de ce phnomne, Phillips (1974) a commenc par calculer des taux mensuels attendus de suicides pour une anne donne t en combinant les taux du mois des annes antrieures et ceux de l'anne suivante t + 1. Il a ensuite compar les taux attendus et les taux rels durant les mois qui suivaient la description d'un suicide en premire page du New York Times. Dans 28 cas sur 34, les taux rels taient suprieurs aux taux attendus et quand un suicide est longuement rapport dans le journal, l'augmentation des suicides qui s'ensuit est particulirement sensible. Confront un problme nouveau, on a tendance opter pour des solutions toutes faites. C'est ce qui explique la diffusion de formes particulires de dviance. Baechler (1975, p. 89) parle ce propos de solutions typiques. Dans une socit, les divers problmes que rencontrent les individus ne sont pas en nombre illimit et, au fil des gnrations, on finit par inventer un rpertoire assez complet de solutions typiques. Ces dernires seront adoptes de prfrence aux autres par les individus confronts aux problmes correspondants. Ainsi on conomise l'effort d'inventer des solutions indites et on minimise les risques d'chec puisque, par dfinition, ces solutions sont bien rodes. Becker (1963, p. 41-59) a dcrit l'apprentissage du fumeur de marijuana novice. Ses camarades lui montrent comment inhaler la fume de la cigarette pour qu'elle puisse faire effet. Ensuite, ils lui apprennent reconnatre les sensations assez subtiles du high. Enfin, ils lui montrent comment apprcier les effets de la drogue. En matire de dlits contre la proprit, il existe des pratiques criminelles qui sont des manires de faire structures, des programmes , des mthodes prouves qui accroissent l'efficacit du voleur. La frquentation de pairs dviants est un lment dcisif dans la gense et la ritration de la dviance parce qu'elle favorise l'apprentissage de solutions typiques. L'influence des pairs dviants tient aussi au fait que certaines activits sont irralisables par un individu isol. Il est pratiquement impossible d'attaquer seul un camion blind. Dans les rues de Marseille, une femme ne peut faire carrire dans la prostitution si elle ne travaille pas pour un souteneur. Le vol d'appareils de tlvision ne saurait tre bien rentable sans un contact avec un receleur. Si on admet qu'une action ne sera rpte qu'aussi longtemps qu'elle contribuera avancer dans la direction du but vis, on peut penser que la prsence, l'exemple et l'aide de pairs dviants contribueront la ritration de la dviance. Bref, le sociologue actionniste pose que le dviant est intellectuellement actif, cherchant exploiter les situations et s'adapter aux circonstances. Un tel acteur, comme nous tous, est la recherche de la solution la plus commode, la plus facile, la plus efficace, la moins blmable et la moins risque. Durant cette qute, il se saisira des occasions les meilleures ; il tiendra compte des prix affrents aux options possibles et il ne ddaignera ni les solutions bien rodes, ni l'aide offerte par ses camarades.

Si nous transposons ce raisonnement l'chelle macroscopique, nous pouvons en dgager une hypothse : la frquence d'un acte dviant sera affecte par tout changement social qui modifiera la balance de ses avantages et de ses inconvnients. Une telle hypothse s'avre utile dans l'explication des fluctuations des taux d'actes dviants, comme on peut le voir dans les deux illustrations qui suivent. La premire est consacre l'volution des dlits contre les biens dans les dmocraties occidentales durant les annes soixante et soixante-dix. La seconde porte sur la diminution des taux de suicide en Angleterre aprs 1962.

La croissance des vols dans les dmocraties occidentales Retour la table des matires Entre 1960 et 1975, les statistiques criminelles de la plupart des nations occidentales enregistrent une hausse marque du nombre des dlits contre la proprit : les vols simples d'abord, mais aussi les cambriolages et les vols main arme. l'a plupart des dmocraties dveloppes sont touches : la France, le Canada, les tats-Unis d'Amrique, le Royaume-Uni, l'Allemagne fdrale, les pays scandinaves... Cette pidmie d'atteintes contre la proprit va de pair avec une croissance sensible des toxicomanies, des suicides chez les jeunes et des homicides. La question s'impose : pourquoi tous ces actes dviants ont-ils t emports par un mme mouvement au mme moment dans la plupart des pays de notre aire de civilisation ? J'y ai consacr un livre (Cusson, 1989). Le phnomne n'est pas pass inaperu aux tats-Unis. Les criminologues de l-bas l'attribuent principalement la modification de la pyramide des ges conscutive au baby boom de l'aprs-guerre. Ds lors que l'activit dlinquante se concentre fortement entre 14 et 24 ans, la croissance de la criminalit apparat comme le rsultat mathmatique du gonflement de ce groupe d'ge auquel s'ajoutent les difficults d'insertion sociale de ses membres, trop nombreux et mal encadrs. Cependant, en dpit de ses mrites, cette explication est incomplte car elle ne peut rendre compte de deux faits. Premirement, c'est d'abord et avant tout au chapitre des dlits contre la proprit que le problme se fait sentir. Deuximement, la Suisse et le japon - deux dmocraties dveloppes - n'ont pas connu d'augmentation de leur criminalit durant la priode considre, bien que, aprs la guerre, le baby boom s'y soit aussi produit. Une dmarche actionniste fait faire un pas de plus. On prend appui sur la thorie des opportunits selon laquelle la frquence des vols est fonction des circonstances matrielles favorables leur excution. On en dduit que le nombre de dlits contre les biens augmente quand les cibles pouvant intresser les voleurs virtuels deviennent plus nombreuses, plus accessibles et plus vulnrables. Or, c'est prcisment ce qu'on observe en Europe occidentale et en Amrique du Nord entre 1945 et 1975. La croissance conomique y fut importante et soutenue. Malheureusement, l'enrichissement des Occidentaux devait s'accompagner de tout un train de changements propices l'closion des opportunits criminelles. Ils sont ici regroups sous