Écrire-construire. pour une comparaison entre architecture

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Livraisons de l'histoire de l'architecture 42 | 2021 2001-2021 / numéro anniversaire Écrire-construire. Pour une comparaison entre architecture, littérature et sciences sociales Writing-constructing. For a comparison between architecture, literature and social sciences Schreiben konstruieren. Für einen Vergleich zwischen Architektur, Literatur und Sozialwissenschaften Ivan Jablonka Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/lha/4040 DOI : 10.4000/lha.4040 ISSN : 1960-5994 Éditeur Association Livraisons d’histoire de l’architecture - LHA Référence électronique Ivan Jablonka, « Écrire-construire. Pour une comparaison entre architecture, littérature et sciences sociales », Livraisons de l'histoire de l'architecture [En ligne], 42 | 2021, mis en ligne le 11 décembre 2021, consulté le 11 décembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/lha/4040 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/lha.4040 Ce document a été généré automatiquement le 11 décembre 2021. Tous droits réservés à l'Association LHA

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Page 1: Écrire-construire. Pour une comparaison entre architecture

Livraisons de l'histoire de l'architecture 42 | 20212001-2021 / numéro anniversaire

Écrire-construire. Pour une comparaison entrearchitecture, littérature et sciences socialesWriting-constructing. For a comparison between architecture, literature andsocial sciencesSchreiben ‒ konstruieren. Für einen Vergleich zwischen Architektur, Literaturund Sozialwissenschaften

Ivan Jablonka

Édition électroniqueURL : https://journals.openedition.org/lha/4040DOI : 10.4000/lha.4040ISSN : 1960-5994

ÉditeurAssociation Livraisons d’histoire de l’architecture - LHA

Référence électroniqueIvan Jablonka, « Écrire-construire. Pour une comparaison entre architecture, littérature et sciencessociales », Livraisons de l'histoire de l'architecture [En ligne], 42 | 2021, mis en ligne le 11 décembre2021, consulté le 11 décembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/lha/4040 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lha.4040

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Page 2: Écrire-construire. Pour une comparaison entre architecture

Écrire-construire. Pour unecomparaison entre architecture,littérature et sciences socialesWriting-constructing. For a comparison between architecture, literature and

social sciences

Schreiben ‒ konstruieren. Für einen Vergleich zwischen Architektur, Literatur

und Sozialwissenschaften

Ivan Jablonka

1 Cet article s’efforce de resserrer le lien entre architecture et littérature, jusqu’à être

capable de les penser ensemble. Pour ce faire, on doit opérer un double mouvement :

comparer l’architecture à la littérature et la littérature à l’architecture. Je défendrai

l’idée qu’un édifice s’écrit et que, à l’inverse, un texte se construit. La dimension

grammaticale et linguistique de l’architecture a pour symétrique la dimension spatiale

et structurale de la littérature. Enfin, rapprochant l’architecture moderne de la

littérature d’enquête, j’introduirai un troisième terme à la comparaison : les sciences

sociales.

Écrire l’architecture

2 Commençons par la thèse classique de Panofsky. On peut établir, à partir du XIIe siècle,

une homologie entre l’architecture gothique et la pensée scolastique, entre la

cathédrale et la somme thomiste. Avec son agencement formel, le portail clarifie un

contenu narratif, le tympan étant divisé en trois registres dans certaines cathédrales1.

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Ill. 1. Tympan du portail central de la cathédrale d’Amiens (XIIIe siècle)

Lien : http://mondesetmerveilles.fr/wp-content/uploads/2017/08/portail-cathedrale.jpg © wikipediaCC BY-SA3.0

3 Le rapport entre architecture et langage est développé par plusieurs théoriciens. Pour

Jean-Nicolas-Louis Durand, professeur à l’École polytechnique au début du XIXe siècle,

l’architecture se réduit à « quelques combinaisons simples et peu nombreuses, mais

dont les résultats sont aussi riches et aussi variés que ceux de la combinaison des

éléments du langage »2. En 1896, dans son article « The Tall Office Building », Sullivan

revendique la liberté d’inventer un langage nouveau, simple et national, en rupture

avec les académies européennes : « L’architecture pourrait devenir une forme vivante

de langage (a living form of speech) »3.

4 Cette thèse admet une variante originale : l’identification entre l’architecte et

l’écrivain. Des architectes-écrivains comme Viollet-le-Duc, Wright, Le Corbusier et

Perret manifestent une « pulsion scripturale »4 qui redouble leur effort créateur.

5 Le corpus des livres et articles de Le Corbusier représente une véritable œuvre. Non

seulement ce dernier contrôle l’ensemble de la chaîne éditoriale, mais encore il

revendique sa littérarité5. Son maître ouvrage, Vers une architecture (1923), regorge

d’aphorismes, de sentences, de slogans, de prophéties, expressions d’un talent

rhétorique vibrant au cœur d’une écriture. Sa revue L’Esprit nouveau emprunte son titre

à Apollinaire, qui avait donné en 1917 une conférence sur « l’esprit nouveau et les

poètes ».

6 L’admiration entre Auguste Perret et Paul Valéry s’explique par leur commune

prédilection pour l’architecture classique, mais aussi par la volonté de recourir à la

littérature comme un support théorique et pédagogique. Du reste, les conseils que

Perret donne à ses élèves relient l’architecture au langage : « Parlez béton ou parlez

pierre. […] Chaque matériau a son langage propre6. »

7 S’il est donc vrai que l’architecture est un texte, alors l’architecte écrit au sens fort.

Abordons maintenant la réciproque : l’écrivain construit.

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De la littérature comme structure

8 La littérature peut être considérée comme un espace bâti. Elle repose sur trois

structures : le milieu, le système et la règle. Le milieu correspond à la notion de

« champ littéraire » élaborée par Bourdieu, univers social composé des institutions,

académies, groupes de pairs, médias et récompenses qui assurent aux écrivains une

reconnaissance financière ou symbolique7.

9 On peut évoquer le système à travers la construction des mythes. De Moïse à

Sémiramis, d’Œdipe à Rémus et Romulus, la plupart des grands récits politico-religieux

mettent en scène un enfant né « de travers », recueilli par un couple pauvre, qui

s’accomplit dans la révélation de sa destinée héroïque. Les textes sacrés du judaïsme

sont bâtis comme un édifice à quatre étages – Bible, Michna, Talmud, exégèse –, bâtisse

spirituelle grâce à laquelle l’âme peut s’élever.

10 Au XXe siècle, Saussure, Propp et Lévi-Strauss ont montré que, par-delà leur variété, les

mythes possédaient une structure commune. Dans les années 1960, Barthes identifie

trois niveaux de description : la fonction, par laquelle tout ce qui est noté est notable ;

l’action, qui classe les personnages par rapport à ce qu’ils font (donateur ou

destinataire, adjuvant ou opposant) ; la narration, ensemble des points de vue et

situations de récit. Dans Sur Racine (1963), il s’intéresse à l’« anthropologie racinienne, à

la fois structurale et analytique », qui se diffracte en lieux et actions comme la

Méditerranée, la Chambre, les relations d’amour, les techniques d’agression, etc8.

11 Après le milieu social et le système des signes, un troisième élément fonde

l’architecture littéraire : les règles du genre. À partir du XVIIe siècle, une pièce de

théâtre est divisée en actes, scènes, entractes ; elle appartient à un sous-genre

(comédie, tragédie, drame) et peut s’astreindre à la règle des trois unités.

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Ill. 2. Racine, Iphigénie (1674)

© BNF - catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31169276w

12 Le roman social du XIXe siècle raconte une histoire qui comprend une mise en intrigue,

un état civil des personnages, un espace-temps diégétique, un certain rapport à la

réalité. De la même manière, les séries télévisées du XXIe siècle reposent sur un

scénario construit en quatre étapes : la « bible », document qui énumère les données

techniques de la série ; les « arches », résumé de la série et du parcours des

personnages sur une saison ; le « séquencier », qui fournit le contenu de chaque

séquence, scène à scène, épisode par épisode ; la « version dialoguée » ou scénario

complet.

13 Quel que soit son genre, un texte se présente donc comme une architecture, avec ses

structures sociales et narratives, ses règles de construction, son matériau, sa logique

interne. On peut même envisager ce cas de figure : l’auteur-constructeur, symétrique

de l’architecte-écrivain.

Les auteurs-constructeurs

14 Il arrive que l’architecture soit l’héroïne du récit. Un monument, une ville inspirent les

romanciers du XIXe siècle. Dans Notre-Dame de Paris, Hugo écrit que, « jusqu’à

Gutenberg, l’architecture est l’écriture principale » : la pensée humaine s’exprime dans

ces livres qu’on appelle temples ou cathédrales9. Dans Les Cinq Cents millions de la Bégum,

Jules Verne oppose la ville parfaite du Dr Sarrasin à la menaçante Stahlstadt de

l’Allemand. Au bonheur des dames de Zola introduit le lecteur sous la voûte des grands

magasins.

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15 La littérature moderne intègre l’architecture comme une dimension à part entière de la

création. Les calligrammes d’Apollinaire sont, au sens propre, construits. Une

littérature de lieux et d’espaces urbains naît à la fin du XXe siècle : les « espèces

d’espaces » de Georges Perec, l’autoroute A6 de Julio Cortázar et Carol Dunlop dans Les

Autonautes de la cosmoroute, le RER B de François Maspero dans Les Passagers du Roissy-

Express, le périphérique parisien d’Olivier Rolin dans Tigre en papier, la rue Férou de

Lydia Flem dans Paris fantasme.

Ill. 3. Apollinaire, Calligramme de la tour Eiffel (1918)

Lien : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Guillaume_Apollinaire_Calligramme.JPG© Guillaume Apollinaire, domaine public, via Wikimedia Commons

16 Mais c’est surtout la méthode qui importe : la composition de l’œuvre – son

architecture – permet de concevoir la littérature comme un art de construire. Pour le

XXe siècle, deux maîtres d’œuvre s’imposent : Proust et Borges.

17 Il a été dit que La Recherche avait été conçue comme une cathédrale, et l’on sait que

Proust était un grand lecteur de Viollet-le-Duc et de Ruskin, également passionné par le

livre d’Émile Mâle, L’Art religieux du XIIIe siècle en France. La madeleine de tante Léonie,

portant l’« édifice immense du souvenir », déploie une architecture. Car, grâce à son

odeur et à sa saveur, « tout Combray » apparaît. Le village revient d’abord sous la forme

du chemin de fer, de l’église, des remparts, c’est-à-dire par sa géométrie horizontale,

verticale ou circulaire ; puis c’est au tour des maisons et des rues ; enfin surgissent les

pierres tombales, les vitraux, les murs, l’abside, la crypte de l’église10. La structure

mémorielle correspond à une structure spatiale.

18 La bibliothèque de Babel inventée par Borges, composée d’un nombre infini

d’hexagones reliés entre eux, juxtapose plusieurs architectures matérielles et

symboliques : la bibliothèque comme lieu (l’univers), l’ensemble des livres existants (les

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objets en papier) et leur contenu (une intertextualité incohérente). La nouvelle

« L’Immortel » fournit un autre exemple : un palais qui serait chaos et folie, avec des

couloirs sans issue, de hautes fenêtres inaccessibles, des portes colossales donnant sur

une cellule ou un puits, des escaliers qui s’achèvent dans une coupole11. Dans les deux

cas, le dédale est spatial autant que scriptural.

L’inspiration architectonique

19 Si toute littérature est un espace construit, les écrivains sont des architectes et leurs

œuvres, des édifices. En inversant cette relation, on s’aperçoit que l’architecture du

XXe siècle aide à théoriser une nouvelle littérature : les écritures du réel.

20 Enquêtes, reportages, récits de vie, carnets de bord, relations de voyage,

autobiographies composent une littérature qui permet de comprendre le monde. Les

sciences sociales y ont toute leur place. En faisant le récit de son enquête, en incarnant

une méthode dans un texte, le chercheur devient un « écrivain en sciences sociales »12.

Comme l’architecture moderne, cette littérature du raisonnement a pour principe de

révéler ses structures. Qu’on l’appelle « non-fiction », « journalisme littéraire » ou

« littérature d’enquête », elle constitue une révolution intellectuelle symétrique de la

révolution architecturale du XXe siècle. Elle apparaît comme une Baukunst, un art de

construire qui obéit à cinq principes.

21 Dans l’architecture moderne, la solidité renvoie autant à un mode de construction qu’à

des matériaux (acier, béton armé). Pour assurer la stabilité de l’édifice, il faut une

charpente, des piliers, des poutrelles, des échafaudages, des calculs assistés par

ordinateur. Ces prouesses techniques permettent d’atteindre des hauteurs inconnues

jusqu’alors : la tour Eiffel culminant à 312 mètres à la fin du XIXe siècle,

l’Empire State Building à 443 mètres dans les années 1930, le Burj Khalifa à 828 mètres

au début du XXIe siècle.

22 De même, c’est la solidité du raisonnement qui permet à l’enquête de « tenir ». Les

sources, transformées en preuves, assurent la robustesse de l’ensemble. Le

rapprochement entre architecture et sciences sociales rappelle que ces dernières sont

par nature structurales, indépendamment de la vogue « structuraliste » des

années 1960. On peut dire la même chose de la littérature d’enquête, fût-elle écrite par

des journalistes comme Emmanuel Carrère (dans L’Adversaire) ou Florence Aubenas

(dans Le Quai de Ouistreham).

23 L’honnêteté s’entend de deux manières. La vérité du matériau consiste à proclamer la

dignité de celui qu’on utilise, par exemple le béton, humble mélange d’éléments sans

prestige. L’honnêteté de la structure est un idéal qui traverse toute l’architecture

moderne. C’est le geste fondateur d’Eiffel jetant ses viaducs dans le vide et sa tour dans

le ciel. Perret affirme que « celui qui dissimule une partie quelconque de la charpente

se prive du seul légitime et plus bel ornement de l’architecture »13. Dans The Natural

House (1954), Frank Lloyd Wright fait l’éloge de l’honnêteté (integrity), qui existe chez

un individu autant que dans un bâtiment : cette qualité est nécessaire en architecture

comme dans la vie.

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Ill. 4. La construction de la tour Eiffel (1888)

Lien : https://gallica.bnf.fr/anthologie/notices/01206.htm. Libre de droits by Wikipedia

24 La vérité architecturale suppose donc d’assumer des matériaux sans noblesse, tout en

exprimant la structure du bâtiment, avec sa charpente d’acier ou ses poteaux-poutres

en béton. On retrouve ce principe dans la littérature d’enquête et les sciences sociales.

En premier lieu, il s’agit d’admettre qu’elles ne disposent que d’un matériau prosaïque :

entretiens, citations, archives, paperasses, objets au rebut, tout un assortiment

d’« aspect très répugnant »14. Il s’agit ensuite de montrer comment l’enquête est faite.

En la racontant, le chercheur-écrivain révèle les structures de sa recherche, qui sont à

la fois cognitives et littéraires. L’honnêteté consiste enfin à reconnaître, au sein du

texte, ses doutes, les failles de l’enquête.

25 La concision définit un style. La simplicité minimaliste, cet « art difficile d’être simple15 »

qu’on retrouve chez Sullivan, Le Corbusier ou Mies, représente un effort pour aller à

l’essentiel. Le Wainwright Building est un acte de foi. Le dépouillement du Seagram

Building et la pureté de lignes de la maison Farnsworth correspondent, sur le plan

littéraire, à la sobriété, à l’économie de moyens grâce à laquelle chaque mot compte.

26 Ce style correspond à une manière d’écrire : la sobriété, rigorisme qu’on retrouve chez

des auteurs aussi différents que Primo Levi, Annie Ernaux, Patrick Modiano et

Svetlana Alexievitch. Leur phrase est une architecture moderne, avec ses formes

rectilignes, sa simplicité radicale, son esthétique de la forme. Chez eux comme chez

Mies, la rigueur ne signifie pas déperdition, mais exigence ; le dépouillement, richesse ;

et l’expressivité provient de l’absence de superflu. Produite par le raisonnement,

l’émotion a donc toute sa place dans les sciences sociales : c’est de la concision et de la

pudeur que jaillit l’intensité. Quant à Le Corbusier, il définit l’architecture comme le

fait d’« établir des rapports émouvants » à l’aide de matériaux bruts16.

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27 Le texte structural de l’enquête, recherche qui est aussi une recherche sur sa forme,

parvient à un dépouillement qui est le contraire de l’art monumental. Car le style

verbeux, le trop-plein d’adjectifs, la pléthore de détails érudits sont pareils à ces

ornements en trop que Loos compare à un « crime ». Suivant ce principe, le chercheur-

écrivain peut construire des édifices aussi laconiques et émouvants que les villas de Le

Corbusier et les gratte-ciels de Mies. Lyrisme de la sobriété.

Ill. 5. Mies van der Rohe, Seagram Building (1958)

Ezra Stoller - https://www.amc-archi.com/photos/la-trajectoire-exceptionnelle-de-phyllis-lambert-exposition,6369/ezra-stoller-seagram-building.2 © CCA

28 La composition architecturale consiste à créer un rythme en combinant différents

éléments. Marbres, verres, coloris, bassins mettent en mouvement le Pavillon allemand

de Barcelone, tout comme la « promenade architecturale » de la maison La Roche

travaille l’ombre et la lumière, les perspectives et les points de vue, pour faire voyager

le visiteur. Dans la maison Schröder de Rietveld comme dans la cité Frugès de

Le Corbusier, le jeu des couleurs, des formes et des lignes provoque une asymétrie

polychromique, rythme qu’on peut définir comme l’équilibre d’un déséquilibre.

29 De même, l’enquête entraîne le lecteur dans une « promenade architecturale », un

chemin de découvertes, une circulation de savoirs. Ce que le Pavillon de Barcelone et la

maison La Roche permettent dans l’espace, l’enquête le réussit à travers le temps et les

sociétés. La dramaturgie des sciences sociales ne signifie pas mise en scène ni pathos,

mais randonnée intellectuelle, mise en tension du temps, mise en mouvement des

forces sociales à l’œuvre dans chacun de nos gestes.

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Ill. 6. Le Corbusier, La maison La Roche (1925)

Lien : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Rampa_Interior.jpg © Commons Wikimedia. CCA 3.0

30 L’architecture permet de créer un volume. Grâce à sa méthode et à ses raisonnements

pluridisciplinaires, l’enquête s’écrit elle aussi en plusieurs dimensions. Ainsi, une

biographie – le parcours sociohistorique d’un individu – comporte une dimension

horizontale (éducation, habitus, socialisation, genre, ethnicité), une dimension

verticale (jeux d’échelles, circulations de sens entre les niveaux individuel, familial,

social, étatique, mondial) et une dimension comparatiste (ressemblances et différences

avec d’autres parcours). Si l’enquête ouvre un espace, produit du volume, c’est parce

qu’elle pratique une écriture pluridisciplinaire et pluridimensionnelle. On aboutit à une

« architexture », sorte d’axonométrie littéraire.

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Ill. 7. Theo van Doesburg, Cornelis van Eesteren, Contra-Construction Project (1923)

MoMA - Gift of Edgar Kaufmann, Jr. © Domaine public

31 Cette méthode de construction est un modèle d’écriture : montrer comment « c’est

fait », pourquoi « ça tient ». En d’autres termes, on construit un texte avec poutres

apparentes, une écriture pan de fer, un livre Ironbridge, un récit viaduc de Garabit, une

biographie Lake Shore Drive, une enquête tour Eiffel ou Notre-Dame du Raincy. Cet

idéal définit tout à la fois une esthétique et une éthique, ce que Perret appelle la

« splendeur du vrai »17.

Penser en construction

32 Les architectes écrivent, les écrivains construisent : ils produisent deux sortes de bâti. Il

en résulte tout un jeu de réciprocités : de même que l’architecture est une écriture

(Sullivan, Viollet-le-Duc, Le Corbusier, Perret), de même le texte est un édifice (Proust,

Borges, Ernaux, Perec). La dimension spatiale de la littérature répond à la dimension

scripturaire de l’architecture. Construire, c’est écrire ; écrire, c’est construire.

33 Mais il y a davantage : l’architecture moderne aide à théoriser la littérature du réel –

rencontre entre deux grandes révolutions du XXe siècle. L’inspiration architectonique

permet de réconcilier la création littéraire et la recherche en sciences sociales. Elle

caractérise une littérature fondée sur la solidité, l’honnêteté, la concision, le rythme et

la pluridisciplinarité, capable de mettre au jour ses propres structures.

L’« architexte »18 est un édifice écrit, une littérature pour habiter le monde.

34 Le rapprochement entre architecture, littérature et sciences sociales permet de

dégager leur noyau commun : l’art de la construction. Le chercheur-écrivain ne

« sculpte » pas, ne « cisèle » pas, ne « polit » pas ; le chercheur-écrivain construit. Sa

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vocation n’est pas de pratiquer une « déconstruction » sans fin, mais une construction,

c’est-à-dire une activité de conception et de création. Il est moins un narrateur qu’un

« maître de la forme » au sens du Bauhaus. Dégageant les structures du réel, il pratique

une architecture indissociablement cognitive et littéraire : le texte-recherche.

35 En 1935, Perret proposait cette définition : « Qu’est-ce que l’architecte ? Un poète qui

parle et pense en construction19. » J’aimerais demander, pour lui faire écho : qu’est-ce

que le chercheur ? Un écrivain qui parle et pense en construction.

NOTES

1. Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Paris, Minuit, 1967.

2. Jean-Nicolas-Louis Durand, Précis des leçons d’architecture données à l’École royale polytechnique,

Paris, Didot, 1823, vol. 1, p. 30.

3. Louis Sullivan, « The Tall Office Building Artistically Considered » (1896), consultable sur

https://www.pca-stream.com/fr/articles/de-la-tour-de-bureaux-artistiquement-consideree-48.

4. Jean-Louis Cohen, Architecture, modernité, modernisation, Paris, Fayard, 2017, p. 22.

5. Guillemette Morel Journel, Le Corbusier, l’écrivain. Arpenter « Sur les quatre routes », thèse

d’architecture, EHESS, 2010.

6. Cité par Joseph Abram, Perret et l’école du classicisme structurel (1910-1960), ENSA de Nancy, 1985,

vol. 1, p. 128. Voir aussi Patricia Signorile, La Philosophie de l’architecture chez Paul Valéry. Son

architectonique à la lumière des "Cahiers", thèse de philosophie, université d’Aix-Marseille 1, 1987.

7. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.

8. Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », in Communications, 8.

L’Analyse structurale du récit, Paris, Seuil, 1966 ; et Sur Racine, Paris, Seuil, 1963, notamment p. 9.

9. Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Paris, Gallimard, « Folio », 1966 (1831), p. 237 sq.

10. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, in À la recherche du temps perdu , Paris, Gallimard,

« Pléiade », 1954, p. 47-48. Voir Luc Fraisse, L’Œuvre cathédrale. Proust et l’architecture médiévale ,

Paris, Classiques Garnier, 2014.

11. Jorge Luis Borges, « La Bibliothèque de Babel » (1941), in Fictions, Paris, Gallimard, « Folio »,

1957, p. 71-81 ; et « L’Immortel », in L’Aleph, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1967, p. 13-36.

12. Je me permets de renvoyer à Ivan Jablonka, « La création en sciences sociales », Esprit, n° 439,

novembre 2017, p. 92-105.

13. Auguste Perret, « Contribution à une théorie de l’architecture » (1949), consultable sur

https://www.erudit.org/fr/revues/va/1956-n1-va1209720/55351ac.pdf

14. Charles Seignobos, « Séance du 30 mai 1907. Les conditions pratiques de la recherche des

causes dans le travail historique », Bulletin de la Société française de philosophie, 1907, tome VII,

p. 274.

15. Phyllis Lambert, Mies van der Rohe. L’art difficile d’être simple = the difficult art of the simple,

Montréal, Canadian Centre for Architecture, 2001. Voir Jean-Louis Cohen, « Mies van der Rohe et

la construction de la métropole, de Berlin à Chicago », cours au Collège de France, mai-

juillet 2020, consultable sur https://www.college-de-france.fr/site/jean-louis-cohen/

course-2019-2020.htm

16. Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Flammarion, « Champs », 1995 (1923), p. 121.

17. Auguste Perret, « Contribution à une théorie de l’architecture », art. cit.

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18. On doit cette notion à Gérard Genette, Introduction à l’architexte, Paris, Seuil, « Poétique, »

1979. Je l’utilise ici dans un sens différent.

19. Cité par Christophe Laurent, Guy Lambert et Joseph Abram (dir.), Auguste Perret. Anthologie des

écrits, conférences et entretiens, Paris, Le Moniteur, 2006, p. 327.

RÉSUMÉS

Cet article s’efforce de resserrer le lien entre architecture et littérature. Il défend l’idée qu’un

édifice s’écrit et que, à l’inverse, un texte se construit. La dimension grammaticale et linguistique

de l’architecture a pour symétrique la dimension spatiale et structurale de la littérature. En

rapprochant l’architecture moderne de la littérature d’enquête, on peut introduire un troisième

terme à la comparaison : les sciences sociales. Finalement, toutes ces disciplines ont un noyau

commun : l’art de la construction. Par conséquent, la vocation du chercheur-écrivain n’est pas de

pratiquer une « déconstruction » sans fin, mais une construction, c’est-à-dire une activité de

conception et de création. Dégageant les structures du réel, il pratique une architecture

indissociablement cognitive et littéraire : le texte-recherche.

This article attempts to strengthen the link between architecture and literature. It defends the

idea that a building is written and that, conversely, a text is constructed. The grammatical and

linguistic dimension of architecture is symmetrical with the spatial and structural dimension of

literature. By bringing modern architecture closer to survey literature, we can introduce a third

term to the comparison: the social sciences. Ultimately, all these disciplines have a common core:

the art of construction. Therefore, the vocation of the researcher-writer is not to practice an

endless “deconstruction”, but a construction, that is to say an activity of conception and

creation. Releasing the structures of reality, he practices an inseparably cognitive and literary

architecture: the text-research.

Dieser Beitrag zielt darauf ab, die Verbindungen zwischen Architektur und Literatur zu stärken.

Er vertritt die Idee, dass ein Bauwerk „geschrieben“ wird, wohingegen ein Text „erbaut“ wird.

Die grammatikalische und linguistische Dimension der Architektur findet dabei ihre

Entsprechung in der räumlichen und strukturellen Dimension der Literatur. Indem man moderne

Architektur und Rechercheliteratur einander annähert, kann man zudem einen dritten Begriff in

den Vergleich einbinden, nämlich den der Sozialwissenschaften. Alle Disziplinen haben

schließlich einen gemeinsamen Kern: die Kunst der Konstruktion. Daraus ergibt sich, dass die

Aufgabe eines „Forschungsautoren“ es nicht ist, bis ins Unendliche zu dekonstruieren, sondern

vielmehr zu konstruieren, das heißt eine konzipierende und schöpferische Tätigkeit zu

verfolgen. Indem er die Strukturen des Realen offenlegt, praktiziert er damit gewissermaßen

eine untrennbar kognitive und literarische Architektur, nämlich jene des Recherchetextes.

AUTEUR

IVAN JABLONKA

Historien, écrivain et éditeur, Ivan Jablonka est professeur à l’université Sorbonne Paris Nord,

membre de l’Institut universitaire de France. Il a notamment publié, aux Éditions du

Écrire-construire. Pour une comparaison entre architecture, littérature et sc...

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 42 | 2021

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Page 14: Écrire-construire. Pour une comparaison entre architecture

Seuil, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (prix du Sénat du livre d’histoire 2012), Laëtitia

ou la fin des hommes (prix Médicis 2016) et En camping-car (prix France Télévisions 2018). Ses livres

sont traduits dans une quinzaine de langues.

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