Écrire-construire. pour une comparaison entre architecture
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Livraisons de l'histoire de l'architecture 42 | 20212001-2021 / numéro anniversaire
Écrire-construire. Pour une comparaison entrearchitecture, littérature et sciences socialesWriting-constructing. For a comparison between architecture, literature andsocial sciencesSchreiben ‒ konstruieren. Für einen Vergleich zwischen Architektur, Literaturund Sozialwissenschaften
Ivan Jablonka
Édition électroniqueURL : https://journals.openedition.org/lha/4040DOI : 10.4000/lha.4040ISSN : 1960-5994
ÉditeurAssociation Livraisons d’histoire de l’architecture - LHA
Référence électroniqueIvan Jablonka, « Écrire-construire. Pour une comparaison entre architecture, littérature et sciencessociales », Livraisons de l'histoire de l'architecture [En ligne], 42 | 2021, mis en ligne le 11 décembre2021, consulté le 11 décembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/lha/4040 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lha.4040
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Écrire-construire. Pour unecomparaison entre architecture,littérature et sciences socialesWriting-constructing. For a comparison between architecture, literature and
social sciences
Schreiben ‒ konstruieren. Für einen Vergleich zwischen Architektur, Literatur
und Sozialwissenschaften
Ivan Jablonka
1 Cet article s’efforce de resserrer le lien entre architecture et littérature, jusqu’à être
capable de les penser ensemble. Pour ce faire, on doit opérer un double mouvement :
comparer l’architecture à la littérature et la littérature à l’architecture. Je défendrai
l’idée qu’un édifice s’écrit et que, à l’inverse, un texte se construit. La dimension
grammaticale et linguistique de l’architecture a pour symétrique la dimension spatiale
et structurale de la littérature. Enfin, rapprochant l’architecture moderne de la
littérature d’enquête, j’introduirai un troisième terme à la comparaison : les sciences
sociales.
Écrire l’architecture
2 Commençons par la thèse classique de Panofsky. On peut établir, à partir du XIIe siècle,
une homologie entre l’architecture gothique et la pensée scolastique, entre la
cathédrale et la somme thomiste. Avec son agencement formel, le portail clarifie un
contenu narratif, le tympan étant divisé en trois registres dans certaines cathédrales1.
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Ill. 1. Tympan du portail central de la cathédrale d’Amiens (XIIIe siècle)
Lien : http://mondesetmerveilles.fr/wp-content/uploads/2017/08/portail-cathedrale.jpg © wikipediaCC BY-SA3.0
3 Le rapport entre architecture et langage est développé par plusieurs théoriciens. Pour
Jean-Nicolas-Louis Durand, professeur à l’École polytechnique au début du XIXe siècle,
l’architecture se réduit à « quelques combinaisons simples et peu nombreuses, mais
dont les résultats sont aussi riches et aussi variés que ceux de la combinaison des
éléments du langage »2. En 1896, dans son article « The Tall Office Building », Sullivan
revendique la liberté d’inventer un langage nouveau, simple et national, en rupture
avec les académies européennes : « L’architecture pourrait devenir une forme vivante
de langage (a living form of speech) »3.
4 Cette thèse admet une variante originale : l’identification entre l’architecte et
l’écrivain. Des architectes-écrivains comme Viollet-le-Duc, Wright, Le Corbusier et
Perret manifestent une « pulsion scripturale »4 qui redouble leur effort créateur.
5 Le corpus des livres et articles de Le Corbusier représente une véritable œuvre. Non
seulement ce dernier contrôle l’ensemble de la chaîne éditoriale, mais encore il
revendique sa littérarité5. Son maître ouvrage, Vers une architecture (1923), regorge
d’aphorismes, de sentences, de slogans, de prophéties, expressions d’un talent
rhétorique vibrant au cœur d’une écriture. Sa revue L’Esprit nouveau emprunte son titre
à Apollinaire, qui avait donné en 1917 une conférence sur « l’esprit nouveau et les
poètes ».
6 L’admiration entre Auguste Perret et Paul Valéry s’explique par leur commune
prédilection pour l’architecture classique, mais aussi par la volonté de recourir à la
littérature comme un support théorique et pédagogique. Du reste, les conseils que
Perret donne à ses élèves relient l’architecture au langage : « Parlez béton ou parlez
pierre. […] Chaque matériau a son langage propre6. »
7 S’il est donc vrai que l’architecture est un texte, alors l’architecte écrit au sens fort.
Abordons maintenant la réciproque : l’écrivain construit.
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De la littérature comme structure
8 La littérature peut être considérée comme un espace bâti. Elle repose sur trois
structures : le milieu, le système et la règle. Le milieu correspond à la notion de
« champ littéraire » élaborée par Bourdieu, univers social composé des institutions,
académies, groupes de pairs, médias et récompenses qui assurent aux écrivains une
reconnaissance financière ou symbolique7.
9 On peut évoquer le système à travers la construction des mythes. De Moïse à
Sémiramis, d’Œdipe à Rémus et Romulus, la plupart des grands récits politico-religieux
mettent en scène un enfant né « de travers », recueilli par un couple pauvre, qui
s’accomplit dans la révélation de sa destinée héroïque. Les textes sacrés du judaïsme
sont bâtis comme un édifice à quatre étages – Bible, Michna, Talmud, exégèse –, bâtisse
spirituelle grâce à laquelle l’âme peut s’élever.
10 Au XXe siècle, Saussure, Propp et Lévi-Strauss ont montré que, par-delà leur variété, les
mythes possédaient une structure commune. Dans les années 1960, Barthes identifie
trois niveaux de description : la fonction, par laquelle tout ce qui est noté est notable ;
l’action, qui classe les personnages par rapport à ce qu’ils font (donateur ou
destinataire, adjuvant ou opposant) ; la narration, ensemble des points de vue et
situations de récit. Dans Sur Racine (1963), il s’intéresse à l’« anthropologie racinienne, à
la fois structurale et analytique », qui se diffracte en lieux et actions comme la
Méditerranée, la Chambre, les relations d’amour, les techniques d’agression, etc8.
11 Après le milieu social et le système des signes, un troisième élément fonde
l’architecture littéraire : les règles du genre. À partir du XVIIe siècle, une pièce de
théâtre est divisée en actes, scènes, entractes ; elle appartient à un sous-genre
(comédie, tragédie, drame) et peut s’astreindre à la règle des trois unités.
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Ill. 2. Racine, Iphigénie (1674)
© BNF - catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31169276w
12 Le roman social du XIXe siècle raconte une histoire qui comprend une mise en intrigue,
un état civil des personnages, un espace-temps diégétique, un certain rapport à la
réalité. De la même manière, les séries télévisées du XXIe siècle reposent sur un
scénario construit en quatre étapes : la « bible », document qui énumère les données
techniques de la série ; les « arches », résumé de la série et du parcours des
personnages sur une saison ; le « séquencier », qui fournit le contenu de chaque
séquence, scène à scène, épisode par épisode ; la « version dialoguée » ou scénario
complet.
13 Quel que soit son genre, un texte se présente donc comme une architecture, avec ses
structures sociales et narratives, ses règles de construction, son matériau, sa logique
interne. On peut même envisager ce cas de figure : l’auteur-constructeur, symétrique
de l’architecte-écrivain.
Les auteurs-constructeurs
14 Il arrive que l’architecture soit l’héroïne du récit. Un monument, une ville inspirent les
romanciers du XIXe siècle. Dans Notre-Dame de Paris, Hugo écrit que, « jusqu’à
Gutenberg, l’architecture est l’écriture principale » : la pensée humaine s’exprime dans
ces livres qu’on appelle temples ou cathédrales9. Dans Les Cinq Cents millions de la Bégum,
Jules Verne oppose la ville parfaite du Dr Sarrasin à la menaçante Stahlstadt de
l’Allemand. Au bonheur des dames de Zola introduit le lecteur sous la voûte des grands
magasins.
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15 La littérature moderne intègre l’architecture comme une dimension à part entière de la
création. Les calligrammes d’Apollinaire sont, au sens propre, construits. Une
littérature de lieux et d’espaces urbains naît à la fin du XXe siècle : les « espèces
d’espaces » de Georges Perec, l’autoroute A6 de Julio Cortázar et Carol Dunlop dans Les
Autonautes de la cosmoroute, le RER B de François Maspero dans Les Passagers du Roissy-
Express, le périphérique parisien d’Olivier Rolin dans Tigre en papier, la rue Férou de
Lydia Flem dans Paris fantasme.
Ill. 3. Apollinaire, Calligramme de la tour Eiffel (1918)
Lien : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Guillaume_Apollinaire_Calligramme.JPG© Guillaume Apollinaire, domaine public, via Wikimedia Commons
16 Mais c’est surtout la méthode qui importe : la composition de l’œuvre – son
architecture – permet de concevoir la littérature comme un art de construire. Pour le
XXe siècle, deux maîtres d’œuvre s’imposent : Proust et Borges.
17 Il a été dit que La Recherche avait été conçue comme une cathédrale, et l’on sait que
Proust était un grand lecteur de Viollet-le-Duc et de Ruskin, également passionné par le
livre d’Émile Mâle, L’Art religieux du XIIIe siècle en France. La madeleine de tante Léonie,
portant l’« édifice immense du souvenir », déploie une architecture. Car, grâce à son
odeur et à sa saveur, « tout Combray » apparaît. Le village revient d’abord sous la forme
du chemin de fer, de l’église, des remparts, c’est-à-dire par sa géométrie horizontale,
verticale ou circulaire ; puis c’est au tour des maisons et des rues ; enfin surgissent les
pierres tombales, les vitraux, les murs, l’abside, la crypte de l’église10. La structure
mémorielle correspond à une structure spatiale.
18 La bibliothèque de Babel inventée par Borges, composée d’un nombre infini
d’hexagones reliés entre eux, juxtapose plusieurs architectures matérielles et
symboliques : la bibliothèque comme lieu (l’univers), l’ensemble des livres existants (les
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objets en papier) et leur contenu (une intertextualité incohérente). La nouvelle
« L’Immortel » fournit un autre exemple : un palais qui serait chaos et folie, avec des
couloirs sans issue, de hautes fenêtres inaccessibles, des portes colossales donnant sur
une cellule ou un puits, des escaliers qui s’achèvent dans une coupole11. Dans les deux
cas, le dédale est spatial autant que scriptural.
L’inspiration architectonique
19 Si toute littérature est un espace construit, les écrivains sont des architectes et leurs
œuvres, des édifices. En inversant cette relation, on s’aperçoit que l’architecture du
XXe siècle aide à théoriser une nouvelle littérature : les écritures du réel.
20 Enquêtes, reportages, récits de vie, carnets de bord, relations de voyage,
autobiographies composent une littérature qui permet de comprendre le monde. Les
sciences sociales y ont toute leur place. En faisant le récit de son enquête, en incarnant
une méthode dans un texte, le chercheur devient un « écrivain en sciences sociales »12.
Comme l’architecture moderne, cette littérature du raisonnement a pour principe de
révéler ses structures. Qu’on l’appelle « non-fiction », « journalisme littéraire » ou
« littérature d’enquête », elle constitue une révolution intellectuelle symétrique de la
révolution architecturale du XXe siècle. Elle apparaît comme une Baukunst, un art de
construire qui obéit à cinq principes.
21 Dans l’architecture moderne, la solidité renvoie autant à un mode de construction qu’à
des matériaux (acier, béton armé). Pour assurer la stabilité de l’édifice, il faut une
charpente, des piliers, des poutrelles, des échafaudages, des calculs assistés par
ordinateur. Ces prouesses techniques permettent d’atteindre des hauteurs inconnues
jusqu’alors : la tour Eiffel culminant à 312 mètres à la fin du XIXe siècle,
l’Empire State Building à 443 mètres dans les années 1930, le Burj Khalifa à 828 mètres
au début du XXIe siècle.
22 De même, c’est la solidité du raisonnement qui permet à l’enquête de « tenir ». Les
sources, transformées en preuves, assurent la robustesse de l’ensemble. Le
rapprochement entre architecture et sciences sociales rappelle que ces dernières sont
par nature structurales, indépendamment de la vogue « structuraliste » des
années 1960. On peut dire la même chose de la littérature d’enquête, fût-elle écrite par
des journalistes comme Emmanuel Carrère (dans L’Adversaire) ou Florence Aubenas
(dans Le Quai de Ouistreham).
23 L’honnêteté s’entend de deux manières. La vérité du matériau consiste à proclamer la
dignité de celui qu’on utilise, par exemple le béton, humble mélange d’éléments sans
prestige. L’honnêteté de la structure est un idéal qui traverse toute l’architecture
moderne. C’est le geste fondateur d’Eiffel jetant ses viaducs dans le vide et sa tour dans
le ciel. Perret affirme que « celui qui dissimule une partie quelconque de la charpente
se prive du seul légitime et plus bel ornement de l’architecture »13. Dans The Natural
House (1954), Frank Lloyd Wright fait l’éloge de l’honnêteté (integrity), qui existe chez
un individu autant que dans un bâtiment : cette qualité est nécessaire en architecture
comme dans la vie.
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Ill. 4. La construction de la tour Eiffel (1888)
Lien : https://gallica.bnf.fr/anthologie/notices/01206.htm. Libre de droits by Wikipedia
24 La vérité architecturale suppose donc d’assumer des matériaux sans noblesse, tout en
exprimant la structure du bâtiment, avec sa charpente d’acier ou ses poteaux-poutres
en béton. On retrouve ce principe dans la littérature d’enquête et les sciences sociales.
En premier lieu, il s’agit d’admettre qu’elles ne disposent que d’un matériau prosaïque :
entretiens, citations, archives, paperasses, objets au rebut, tout un assortiment
d’« aspect très répugnant »14. Il s’agit ensuite de montrer comment l’enquête est faite.
En la racontant, le chercheur-écrivain révèle les structures de sa recherche, qui sont à
la fois cognitives et littéraires. L’honnêteté consiste enfin à reconnaître, au sein du
texte, ses doutes, les failles de l’enquête.
25 La concision définit un style. La simplicité minimaliste, cet « art difficile d’être simple15 »
qu’on retrouve chez Sullivan, Le Corbusier ou Mies, représente un effort pour aller à
l’essentiel. Le Wainwright Building est un acte de foi. Le dépouillement du Seagram
Building et la pureté de lignes de la maison Farnsworth correspondent, sur le plan
littéraire, à la sobriété, à l’économie de moyens grâce à laquelle chaque mot compte.
26 Ce style correspond à une manière d’écrire : la sobriété, rigorisme qu’on retrouve chez
des auteurs aussi différents que Primo Levi, Annie Ernaux, Patrick Modiano et
Svetlana Alexievitch. Leur phrase est une architecture moderne, avec ses formes
rectilignes, sa simplicité radicale, son esthétique de la forme. Chez eux comme chez
Mies, la rigueur ne signifie pas déperdition, mais exigence ; le dépouillement, richesse ;
et l’expressivité provient de l’absence de superflu. Produite par le raisonnement,
l’émotion a donc toute sa place dans les sciences sociales : c’est de la concision et de la
pudeur que jaillit l’intensité. Quant à Le Corbusier, il définit l’architecture comme le
fait d’« établir des rapports émouvants » à l’aide de matériaux bruts16.
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27 Le texte structural de l’enquête, recherche qui est aussi une recherche sur sa forme,
parvient à un dépouillement qui est le contraire de l’art monumental. Car le style
verbeux, le trop-plein d’adjectifs, la pléthore de détails érudits sont pareils à ces
ornements en trop que Loos compare à un « crime ». Suivant ce principe, le chercheur-
écrivain peut construire des édifices aussi laconiques et émouvants que les villas de Le
Corbusier et les gratte-ciels de Mies. Lyrisme de la sobriété.
Ill. 5. Mies van der Rohe, Seagram Building (1958)
Ezra Stoller - https://www.amc-archi.com/photos/la-trajectoire-exceptionnelle-de-phyllis-lambert-exposition,6369/ezra-stoller-seagram-building.2 © CCA
28 La composition architecturale consiste à créer un rythme en combinant différents
éléments. Marbres, verres, coloris, bassins mettent en mouvement le Pavillon allemand
de Barcelone, tout comme la « promenade architecturale » de la maison La Roche
travaille l’ombre et la lumière, les perspectives et les points de vue, pour faire voyager
le visiteur. Dans la maison Schröder de Rietveld comme dans la cité Frugès de
Le Corbusier, le jeu des couleurs, des formes et des lignes provoque une asymétrie
polychromique, rythme qu’on peut définir comme l’équilibre d’un déséquilibre.
29 De même, l’enquête entraîne le lecteur dans une « promenade architecturale », un
chemin de découvertes, une circulation de savoirs. Ce que le Pavillon de Barcelone et la
maison La Roche permettent dans l’espace, l’enquête le réussit à travers le temps et les
sociétés. La dramaturgie des sciences sociales ne signifie pas mise en scène ni pathos,
mais randonnée intellectuelle, mise en tension du temps, mise en mouvement des
forces sociales à l’œuvre dans chacun de nos gestes.
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Ill. 6. Le Corbusier, La maison La Roche (1925)
Lien : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Rampa_Interior.jpg © Commons Wikimedia. CCA 3.0
30 L’architecture permet de créer un volume. Grâce à sa méthode et à ses raisonnements
pluridisciplinaires, l’enquête s’écrit elle aussi en plusieurs dimensions. Ainsi, une
biographie – le parcours sociohistorique d’un individu – comporte une dimension
horizontale (éducation, habitus, socialisation, genre, ethnicité), une dimension
verticale (jeux d’échelles, circulations de sens entre les niveaux individuel, familial,
social, étatique, mondial) et une dimension comparatiste (ressemblances et différences
avec d’autres parcours). Si l’enquête ouvre un espace, produit du volume, c’est parce
qu’elle pratique une écriture pluridisciplinaire et pluridimensionnelle. On aboutit à une
« architexture », sorte d’axonométrie littéraire.
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Ill. 7. Theo van Doesburg, Cornelis van Eesteren, Contra-Construction Project (1923)
MoMA - Gift of Edgar Kaufmann, Jr. © Domaine public
31 Cette méthode de construction est un modèle d’écriture : montrer comment « c’est
fait », pourquoi « ça tient ». En d’autres termes, on construit un texte avec poutres
apparentes, une écriture pan de fer, un livre Ironbridge, un récit viaduc de Garabit, une
biographie Lake Shore Drive, une enquête tour Eiffel ou Notre-Dame du Raincy. Cet
idéal définit tout à la fois une esthétique et une éthique, ce que Perret appelle la
« splendeur du vrai »17.
Penser en construction
32 Les architectes écrivent, les écrivains construisent : ils produisent deux sortes de bâti. Il
en résulte tout un jeu de réciprocités : de même que l’architecture est une écriture
(Sullivan, Viollet-le-Duc, Le Corbusier, Perret), de même le texte est un édifice (Proust,
Borges, Ernaux, Perec). La dimension spatiale de la littérature répond à la dimension
scripturaire de l’architecture. Construire, c’est écrire ; écrire, c’est construire.
33 Mais il y a davantage : l’architecture moderne aide à théoriser la littérature du réel –
rencontre entre deux grandes révolutions du XXe siècle. L’inspiration architectonique
permet de réconcilier la création littéraire et la recherche en sciences sociales. Elle
caractérise une littérature fondée sur la solidité, l’honnêteté, la concision, le rythme et
la pluridisciplinarité, capable de mettre au jour ses propres structures.
L’« architexte »18 est un édifice écrit, une littérature pour habiter le monde.
34 Le rapprochement entre architecture, littérature et sciences sociales permet de
dégager leur noyau commun : l’art de la construction. Le chercheur-écrivain ne
« sculpte » pas, ne « cisèle » pas, ne « polit » pas ; le chercheur-écrivain construit. Sa
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vocation n’est pas de pratiquer une « déconstruction » sans fin, mais une construction,
c’est-à-dire une activité de conception et de création. Il est moins un narrateur qu’un
« maître de la forme » au sens du Bauhaus. Dégageant les structures du réel, il pratique
une architecture indissociablement cognitive et littéraire : le texte-recherche.
35 En 1935, Perret proposait cette définition : « Qu’est-ce que l’architecte ? Un poète qui
parle et pense en construction19. » J’aimerais demander, pour lui faire écho : qu’est-ce
que le chercheur ? Un écrivain qui parle et pense en construction.
NOTES
1. Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Paris, Minuit, 1967.
2. Jean-Nicolas-Louis Durand, Précis des leçons d’architecture données à l’École royale polytechnique,
Paris, Didot, 1823, vol. 1, p. 30.
3. Louis Sullivan, « The Tall Office Building Artistically Considered » (1896), consultable sur
https://www.pca-stream.com/fr/articles/de-la-tour-de-bureaux-artistiquement-consideree-48.
4. Jean-Louis Cohen, Architecture, modernité, modernisation, Paris, Fayard, 2017, p. 22.
5. Guillemette Morel Journel, Le Corbusier, l’écrivain. Arpenter « Sur les quatre routes », thèse
d’architecture, EHESS, 2010.
6. Cité par Joseph Abram, Perret et l’école du classicisme structurel (1910-1960), ENSA de Nancy, 1985,
vol. 1, p. 128. Voir aussi Patricia Signorile, La Philosophie de l’architecture chez Paul Valéry. Son
architectonique à la lumière des "Cahiers", thèse de philosophie, université d’Aix-Marseille 1, 1987.
7. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.
8. Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », in Communications, 8.
L’Analyse structurale du récit, Paris, Seuil, 1966 ; et Sur Racine, Paris, Seuil, 1963, notamment p. 9.
9. Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Paris, Gallimard, « Folio », 1966 (1831), p. 237 sq.
10. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, in À la recherche du temps perdu , Paris, Gallimard,
« Pléiade », 1954, p. 47-48. Voir Luc Fraisse, L’Œuvre cathédrale. Proust et l’architecture médiévale ,
Paris, Classiques Garnier, 2014.
11. Jorge Luis Borges, « La Bibliothèque de Babel » (1941), in Fictions, Paris, Gallimard, « Folio »,
1957, p. 71-81 ; et « L’Immortel », in L’Aleph, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1967, p. 13-36.
12. Je me permets de renvoyer à Ivan Jablonka, « La création en sciences sociales », Esprit, n° 439,
novembre 2017, p. 92-105.
13. Auguste Perret, « Contribution à une théorie de l’architecture » (1949), consultable sur
https://www.erudit.org/fr/revues/va/1956-n1-va1209720/55351ac.pdf
14. Charles Seignobos, « Séance du 30 mai 1907. Les conditions pratiques de la recherche des
causes dans le travail historique », Bulletin de la Société française de philosophie, 1907, tome VII,
p. 274.
15. Phyllis Lambert, Mies van der Rohe. L’art difficile d’être simple = the difficult art of the simple,
Montréal, Canadian Centre for Architecture, 2001. Voir Jean-Louis Cohen, « Mies van der Rohe et
la construction de la métropole, de Berlin à Chicago », cours au Collège de France, mai-
juillet 2020, consultable sur https://www.college-de-france.fr/site/jean-louis-cohen/
course-2019-2020.htm
16. Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Flammarion, « Champs », 1995 (1923), p. 121.
17. Auguste Perret, « Contribution à une théorie de l’architecture », art. cit.
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18. On doit cette notion à Gérard Genette, Introduction à l’architexte, Paris, Seuil, « Poétique, »
1979. Je l’utilise ici dans un sens différent.
19. Cité par Christophe Laurent, Guy Lambert et Joseph Abram (dir.), Auguste Perret. Anthologie des
écrits, conférences et entretiens, Paris, Le Moniteur, 2006, p. 327.
RÉSUMÉS
Cet article s’efforce de resserrer le lien entre architecture et littérature. Il défend l’idée qu’un
édifice s’écrit et que, à l’inverse, un texte se construit. La dimension grammaticale et linguistique
de l’architecture a pour symétrique la dimension spatiale et structurale de la littérature. En
rapprochant l’architecture moderne de la littérature d’enquête, on peut introduire un troisième
terme à la comparaison : les sciences sociales. Finalement, toutes ces disciplines ont un noyau
commun : l’art de la construction. Par conséquent, la vocation du chercheur-écrivain n’est pas de
pratiquer une « déconstruction » sans fin, mais une construction, c’est-à-dire une activité de
conception et de création. Dégageant les structures du réel, il pratique une architecture
indissociablement cognitive et littéraire : le texte-recherche.
This article attempts to strengthen the link between architecture and literature. It defends the
idea that a building is written and that, conversely, a text is constructed. The grammatical and
linguistic dimension of architecture is symmetrical with the spatial and structural dimension of
literature. By bringing modern architecture closer to survey literature, we can introduce a third
term to the comparison: the social sciences. Ultimately, all these disciplines have a common core:
the art of construction. Therefore, the vocation of the researcher-writer is not to practice an
endless “deconstruction”, but a construction, that is to say an activity of conception and
creation. Releasing the structures of reality, he practices an inseparably cognitive and literary
architecture: the text-research.
Dieser Beitrag zielt darauf ab, die Verbindungen zwischen Architektur und Literatur zu stärken.
Er vertritt die Idee, dass ein Bauwerk „geschrieben“ wird, wohingegen ein Text „erbaut“ wird.
Die grammatikalische und linguistische Dimension der Architektur findet dabei ihre
Entsprechung in der räumlichen und strukturellen Dimension der Literatur. Indem man moderne
Architektur und Rechercheliteratur einander annähert, kann man zudem einen dritten Begriff in
den Vergleich einbinden, nämlich den der Sozialwissenschaften. Alle Disziplinen haben
schließlich einen gemeinsamen Kern: die Kunst der Konstruktion. Daraus ergibt sich, dass die
Aufgabe eines „Forschungsautoren“ es nicht ist, bis ins Unendliche zu dekonstruieren, sondern
vielmehr zu konstruieren, das heißt eine konzipierende und schöpferische Tätigkeit zu
verfolgen. Indem er die Strukturen des Realen offenlegt, praktiziert er damit gewissermaßen
eine untrennbar kognitive und literarische Architektur, nämlich jene des Recherchetextes.
AUTEUR
IVAN JABLONKA
Historien, écrivain et éditeur, Ivan Jablonka est professeur à l’université Sorbonne Paris Nord,
membre de l’Institut universitaire de France. Il a notamment publié, aux Éditions du
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Seuil, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (prix du Sénat du livre d’histoire 2012), Laëtitia
ou la fin des hommes (prix Médicis 2016) et En camping-car (prix France Télévisions 2018). Ses livres
sont traduits dans une quinzaine de langues.
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