confitures, compotes et gelées

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  • Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    Section 5 : Intgration

    La vie, cest comme le Schweppes. La premire fois quon en gote, cest amer et pas trs agrable. Et pourtant, force, on ne peut plus sen passer.

    Mardi 20 mai

    Ces vnements se situent entre 14 h 15 et 21 h 05

    Daccord, je vais le faire. Mais je te prviens, cest la dernire fois.

    tienne a lair satisfait. Il passe une main derrire sa nuque, bille et ramasse les revues qui tranaient sur mon bureau.

    Tes crev ? Tu reprends tes affaires ?

    Tu recevras un mail dans laprs-midi, enchane-t-il. Il tindiquera les points dobservation et tous les dtails techniques pour ne pas te faire reprer.

    Comment vous avez fait ?

    Cela fait un bout de temps que nous prparons cette opration.

    Tu parles bien de toi, Sophie et Isa ?

    Oui, et quelques autres.

    Je fais une moue. Combien de membres compte lorganisation cimondiste, prsent ?

    Mais cest la dernire fois.

    Oui, oui. Ne tinquite pas. Cest juste quon pense que tu es la personne la plus habilite soccuper de Stphanie.

    Il dgage une aura de maturit que je navais jamais vue chez lui. Il saisit des gadgets entasss prs de mon unit centrale (la maquette dun croiseur spatial et une figurine de Han Solo), puis se dirige vers la porte.

    Tu vas o ?

    mon bureau, me rpond-il comme si ctait une vidence.

    Il disparat.

    La journe passe rapidement. Je ne le revois pas. Je travaille, je prends ma pause-caf avec Chantal et Julien, je travaille.

    Jai peine le temps de remplir mes objectifs quil est vingt heures. Je devrais dj tre parti depuis une heure. Dailleurs, il rgne un silence inhabituel dans les locaux. Je range mes affaires, puis je me rappelle que je dois suivre Stphanie. Jespre quelle nest pas partie.

    Je me penche au sol, embrassant pratiquement la moquette. Sa lampe de bureau irradie au milieu de lopen space. Elle est encore l, elle travaille.

    Quest-ce que je fais ? Je dcide aprs mre rflexion de sortir immdiatement, histoire de ne pas trop attirer lattention, et de me dissimuler dans le recoin indiqu sur la carte (envoye comme promis par tienne dans laprs-midi), vers le parking, derrire un pilier. Un plan estampill Cimonde , avec un petit pictogramme en forme de cercle qui commence ressembler un logo. tienne na pas voulu aller contre mon ide, mais il na pas rsist la tentation.

    Je mets ma veste. Dans un rflexe, je scrute les alentours. Personne ne menace de partir en mme temps que moi et de se retrouver avec moi dans lascenseur.

    Je passe dans le couloir pas de loup.

    Bonne soire.

    Je tourne la tte. Cest Stphanie qui vient de me parler. Elle a d me confondre avec quelquun dautre. Je lui rponds par politesse, et je me dirige vers lascenseur. la sortie du btiment, je bifurque droite. Je marche une vingtaine de mtres, je me cale lendroit prvu et jattends.

    Jattends, jattends. Ce nest qu 21 h quelle sort. Je ne pensais pas quelle tait aussi acharne au travail

    Je suis fatigu, frigorifi, et rien qu lide de la suivre chez elle comme un pervers, jen ai une boule au creux de lestomac. Je repense ma btise davoir instaur ce protocole vigilance . Jaurais mieux fait de me casser une jambe ce jour-l.

    Je la traque distance, je cale mon pas sur le sien, elle se dirige vers le parking. Elle prend sa voiture pour rentrer chez elle Je suis stupide. Avec ma carte de mtro, jaurai du mal la suivre.

    Ma poursuite aura dur moins de vingt secondes.

    Bravo

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    Ou la naissance du mouvement qui changea le monde

    J. Heska

    ditions Seconde Chance

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    Section 2 : Acceptation

    La vie, cest comme une pute. Si on en veut une bonne, il faut la payer cher.

    Samedi 8 mars

    Plus de deux semaines que je navais pas crit sur ce carnet. Les choses ont beaucoup volu depuis. Enfin, un petit peu. Dj, jai arrach les pages des exercices sur le MensuPsycho et je les ai balances la poubelle. a ne servait rien de persvrer dans cette stupidit. Et puis, jai beaucoup appris sur moi-mme.

    Je suis un gentil.

    Donc faible.

    Je suis timide, craintif, angoiss, jai peur des femmes, je ne suis pas orgueilleux, ni insolent, ni important, je nai aucun sens de la rpartie (mes blagues ou autres jeux de mots arrivent toujours trop tard), et surtout, je suis transparent.

    La transparence, cest cette facult de toujours passer inaperu, de ne pas obtenir de retours lorsque je tente dexprimer de rares ides loral, et de ntre jamais regard, mme quand je lance la plaisanterie du sicle, de ne pas tre visible pour la plupart des gens.

    La transparence est une tare dans notre socit, o lexubrance est de plus en plus valorise. Il ny a qu voir les missions de tlvision, les candidats gesticulent comme sils taient agits de TOC, surjouent, se concurrencent coups de mimiques et de phrases plus grotesques les unes que les autres.

    Mes dfauts me poussent me sentir de plus en plus mal dans une socit o la timidit est une faiblesse de lesprit, o lesprit nest quun sous-produit du physique, o le physique cultive avant tout un dsir dappartenir au star-system, et o le star-system phagocyte la volont des individus en encourageant des attitudes burlesques.

    La faiblesse de mon tre attire alors toutes sortes de rapaces autour de moi, qui se dlectent de ma carcasse dj bien entame au fil des ans.

    Mais comment viter dtre dvor par les mchants ? Je dois peut-tre assumer ma transparence, arrter de vouloir tout prix tre intgr dans une socit que je hais. Je dois mlever au-dessus de tout cela. Je suis seul, unique, dans ce monde surpeupl.

    Maintenant, je dois lassumer.

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    La vie, cest comme un champignon. Plus elle parat belle, et plus elle est dangereuse.

    Mardi 27 mai

    Ces vnements se situent entre 09 h 30 et 09 h 35

    Je tente de me concentrer sur mon travail. Mais ds que je suis inactif plus de trois secondes, je pense notre soire dhier avec Stphanie. Je mattendais trouver quelquun dgocentrique et dinintressant, je dois avouer que jai dcouvert une fille sensible et sympa. Le dner tait savoureux, et nous avons russi discuter sans ces fameux blancs dans la conversation, ou ces moments de gne. Ctait mme assez naturel.

    Je dois arrter de cogiter, danalyser chaque phrase et de triturer chaque mot prononc afin de savoir si je ne suis pas pass pour le dernier des crtins.

    Aujourdhui est un autre jour. Chacun retourne sa vie. Elle avec Delphine et les autres. Moi avec moi-mme. Je vais quand mme essayer de me rendre en salle de pause, pour voir un peu de monde.

    Soudain, quelquun apparat dans lencadrement de la porte. Cest elle. Je ne peux mempcher de lui envoyer un immense sourire. Elle y rpond avec des yeux ptillants.

    Tu viens boire un caf ?

    Je rflchis un instant. Je nai pas trop envie de me retrouver avec toute la bande.

    Les autres doivent boucler le dossier Vaulier. Tu devras me supporter seule.

    Elle lit dans mes penses Et me lance un grand sourire. Je me lve. Un cappuccino double crme la vanille ne pourra pas me faire de mal, aprs tout.

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    La vie, cest comme une mauvaise viande. Cest coriace et cest dur avaler.

    Vendredi 16 mai

    Jai rflchi toute la journe lide dtienne et dIsa. Les brigades citoyennes pour la libert , je trouve a assez limite. Leur seconde proposition, citoyens du monde , me gne aussi. On a limpression davoir affaire une gurilla marxiste. Ils ont lair de tenir au mot citoyen, pourtant je crois que cest ce terme qui est connot. Je vais travailler sur un acronyme

    tienne est venu me rejoindre dans mon bureau deux minutes avant que je ne men aille. Il ma forc participer une de leurs oprations, qui avait lieu ce soir. Un problme de voisinage, visiblement.

    Ces vnements se situent entre 21 h 30 et 22 h 30

    Attention, il va commencer, tenez-vous prts !

    Jenfonce mes boules Quies. tienne a loreille colle au mur. Moi, jai le doigt quelques centimtres du bouton de la chane hi-fi. Je ne connais pas les deux autres, mais ils ont lair dprouver un immense respect, presque gnant, mon gard. Le premier, le jeune occupant de lappartement, Amaury, maintient un caisson de basse contre la cloison ; le second, un ingnieur acoustique (selon tienne), vrifie de drles de schmas sur son cran dordinateur portable. Jinspire, je profite des derniers instants de silence.

    Il commence, allez-y !

    Jappuie sur le bouton. Le CD de rock tourne dans le lecteur, le caisson grsille, puis un son sourd et profond monte lentement. Je nentends presque rien, mais je le sens se rpercuter dans mon estomac. Mes tripes dansent sous la puissance des pulsations.

    Amaury a des difficults maintenir le coffrage tant les vibrations le font trembler. Lingnieur se promne dans lappartement et prend des mesures avec ses appareils. Il vrifie chaque instant que le niveau sonore nest pas dommageable pour les voisins. Seule notre cible percevra laffreuse mlodie qui se dgage du baffle, les autres ne distingueront quun imperceptible murmure perdu dans le tumulte des bruits quotidiens.

    Je ne peux mempcher de penser son voisin. Il a d vouloir mettre sa musique, comme dhabitude fond, parce quil aime a, quil ne peut lapprcier que lorsquelle lui explose les tympans, et quil se fout royalement des autres. Il a d commencer se dandiner sur les rythmes hip-hop, et puis, tout coup, il a d percevoir cette immense vague qui lui a peut-tre mme fait craindre pour lintgrit du pltre, ses cheveux ont d se dresser sur sa tte tandis que les sons affreux envahissaient petit petit lespace confin de son appartement.

    Nous avons attendu vingt minutes. Mille deux cents secondes durant lesquelles je pouvais limaginer faire les cent pas, esprer que ce bruit cesse enfin. Et puis, des coups nerveux se sont fait sentir contre le mur. Un, deux, une succession. Le silence nouveau, puis trois percussions endiables, cette fois contre la porte.

    Noublie pas de faire ce quon a dit ! lance tienne. Tu dois rester calme et serein !

    Amaury pose le caisson au sol, lgrement anxieux. Je baisse immdiatement le volume de la musique, qui devient une complainte inaudible, et je lui donne une tape fraternelle sur lpaule. Il me rpond par un sourire discret. Je suis ensuite tienne et lingnieur dans la cuisine. Je retire mes boules Quies. Le bruit du frigo et de lvacuation dair emplit aussitt mes tympans.

    Le verrou se dbloque, la porte grince.

    Bonsoir, grommelle une voix nerveuse. Dites, cette musique, a vient de chez vous ?

    Oui, rpond le locataire. Jaime bien, le soir, a me dtend.

    a vous ennuierait de baisser un peu le son ?

    Oh non, pas de problme !

    Ds quil a referm la porte, nous rinstallons notre petit systme. Je monte le volume.

    Le voisin revient peu aprs. Amaury se montre poli et courtois, puis refait le mme mange. Quand le voisin revient pour la troisime fois, il est au bord de la crise de nerfs.

    Merde ! Vous vous foutez de ma gueule ou quoi ?

    Bien sr, rpond Amaury, stoque.

    Putain, pourquoi vous faites a ?

    Il lui tend alors un casque infrarouge.

    Voil pour vous. Cadeau. Maintenant, vous lutiliserez tout le temps. La prochaine fois que je dois subir du hip-hop ou du porno jusqu deux heures du mat, je refais le mme bordel trois jours daffile.

    Il referme la porte.

    Mission accomplie. Nous sortons de la cuisine. Amaury souffle de soulagement. A priori, lautre ne rcidivera plus. Il a compris. Et dans le cas contraire, nous serons toujours l

    Il nous remercie. Il nous confie quel point il se sent bien. Il nen pouvait plus de ce voisin qui se cachait derrire une faade de libert et de droit de faire ce qui lui chantait dans son appartement : couter des MP3 volume fond, hurler nimporte quelle heure du jour et de la nuit, taper contre les murs. Je me demande ce que a fait, de se prendre la libert en pleine gueule.

    Je me suis bien amus, ce soir.

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    dcouvrir, du mme auteur

    On ne peut pas lutter contre le systme

    Le systme financier mondial vient de scrouler. Il ne sen relvera pas, plongeant toute une civilisation dans le chaos.

    Lawrence Newton a accept sa destine. Il a renonc ses espoirs, ses convictions, et lamour de sa vie pour suivre les traces de son pre au sein du consortium HONOLA.

    Samson Bimda est le chef dun village au nord de lOuganda. Les semences OGM vendues par la compagnie ruinent ses champs et ne lui permettent plus dassurer sa subsistance.

    Clara, Hakim et Louise sont trois militants au sein du mouvement cologiste GreenForce. Au hasard dune de leurs actions, ils tombent sur des documents compromettants qui vont modifier radicalement la face du monde.

    la veille du plus grand sommet europen dterminant lavenir de millions de personnes, chacun doit dfendre ses intrts, quitte en payer le prix le plus lourd.

    Extrait

    Londres

    4 jours aprs le GEAD

    Elle voulait sa mort.

    Une foule furieuse. Qui lanait des pavs sur les vitres, qui brlait des pneus sur la chausse, qui vocifrait des insultes, qui fondait sur les employs schappant du building pour les tabasser. Il effleura la fentre du bout des doigts. La clameur faisait vibrer le verre, mme au trente-cinquime tage de la tour HONOLA. Du haut de son pidestal, les manifestants taient peine visibles. Insectes voraces. Au loin, le soleil amorait sa chute, en cho celle des marchs financiers.

    Le souffle dune explosion lointaine secoua la structure du btiment. Les volutes de fume menaient Lime Street, o des rvolts avaient enflamm un camion de livraison, sous les yeux impuissants des policiers et des pompiers qui se contentaient de passer de rue en rue, sirnes hurlantes, et darracher sporadiquement un trader du lynchage.

    Il caressa le cuir de son sige. Doux, confortable, agrable au toucher. Il ouvrit la porte de son bureau. La fume cre provoque par un directeur qui avait voulu faire disparatre des dossiers compromettants sans passer par la broyeuse se colla aussitt lui. Il toussa. Le couloir tait jonch de dtritus. Des lambeaux de documents que les fuyards avaient perdus dans la prcipitation, des vtements dchirs, du matriel de bureau bris.

    Il longea la galerie dpossde de ses sculptures et de ses tableaux, jusqu dboucher sur la salle du conseil dadministration. Vide. Ses honorables membres avaient dcamp ds que la situation stait envenime. Probablement tous clotrs lheure actuelle dans le luxe des jets privs, rallier des pays qui ne pratiquaient pas lextradition pour crimes conomiques. Limmense toile reprsentant les six branches de lentreprise navait pas boug au dessus du sige de Henry Harold Henrichter, alias Triple H, le prsident du groupe. Quelquun avait trouv le temps dy marquer un gros FUCK la peinture noire.

    Soudain, les portes de la salle se dchirrent sur un Frederic Lancaster furieux. Avec ses 95 kilos pour son mtre quatre-vingt dix, rouge comme une tomate, transpirant, il semblait revenir dun match de rugby. Il avait desserr sa cravate, son costume sur-mesure tait sens dessus dessous.

    Lawrence, merde !

    Il tait accompagn dAngela, la secrtaire particulire de Lawrence, qui portait son bandage au poignet.

    Plus dune demi-heure que jessaie de te joindre ! Quest-ce que tu fais encore l ? Cest la guerre civile en bas ! Ivanovitch et les gars de la scurit se sont barrs, on est seuls !

    Lawrence se servit un verre deau gazeuse au bar roulant. Il saisit une rondelle de citron sur un lit de glace avec une pince en argent. Leau bouillonna autour de la tranche jauntre comme un cachet daspirine.

    Je suis l pour lacte final.

    Angela avait les yeux rouges, elle avait d pleurer.

    Que vont-ils faire de vous, monsieur Newton ?

    Ctait la premire fois que Lawrence voyait cette femme aux nerfs dacier, si professionnelle, si dvoue, engage par son pre il y a plus de vingt-cinq ans sans que celui-ci nait jamais pu la prendre en dfaut, dpasse par la situation.

    Ce quils voudront.

    Lancaster ncoutait pas, il pianotait fbrilement sur son smartphone.

    O est la nazie ? lcha-t-il finalement en relevant son crne dgarni ruisselant de sueur.

    Partie il y a un quart dheure. Toute fire de son plan dvacuation. Elle va avoir une belle surprise.

    Un bip schappa du tlphone. Cela rassura visiblement Lancaster.

    Lhlicoptre est sur le toit. En route, mauvaise troupe.

    Non, dit Lawrence. Je vais tirer ma rvrence avec le peu dhonneur quil me reste.

    Quest-ce que tu racontes ?

    Newton inspira bruyamment. Il jeta un il aux ordinateurs portables aligns sur la table de runion et oublis l. Ils ronronnaient tranquillement, affichant sans dfaillir la srie de graphiques plongeants qui marquaient la fin dun empire.

    Ma sortie se fera par la grande porte.

    Lancaster, tonn, ouvrit la bouche, comme pour expulser un secret, mais se ravisa aussitt.

    Frederic, reprit Lawrence. Durant toutes ces annes, nous avons saccag, pill, ruin. Lgalement. prsent, il faut en finir dfinitivement. Donner un responsable.

    Il aspira une gorge deau ptillante, qui lui chatouilla la langue.

    Cest maintenant que tu te lances dans des envoles lyriques ? Nous en avons dj largement discut. Safia et Henry sont tout dsigns pour payer laddition.

    Lawrence acquiesa, sans bouger pour autant. Angela sapprocha de lui et lui mit la main sur lpaule.

    Votre pre aurait souhait que vous nous accompagniez.

    ces mots, il hsita entre fondre en larmes et fracasser un ordinateur au sol. Il ravala ses sentiments et se concentra sur les images qui dfilaient sur lcran TFT plant au mur. Des journalistes affols, des traders hystriques Wall Street qui balanaient des liasses de papier au milieu de ce qui semblait tre un dbut dincendie, des arrestations, des pleurs, des cris, des foules en furie, des hommes politiques qui rclamaient justice le poing lev. Et surtout, un flash spcial consacr larrestation des dirigeants de HONOLA, avec un gros plan sur une srie de voitures, gyrophares allums, qui se garaient devant le sige.

    Ils arrivent. Partez, tous les deux.

    Ils hsitrent.

    Je ne le rpterai pas.

    Angela serra Lawrence dans ses bras.

    Vous avez toujours t l pour ma famille, Angela. Il est temps de prendre un repos bien mrit, je me suis assur que vous ne manqueriez de rien.

    Elle lui jeta un regard interrogateur, et sans chercher plus comprendre, rejoignit Lancaster. Les portes claqurent.

    Le ciel sassombrissait, le soleil disparaissait derrire la ligne dhorizon. Il fouilla dans le col de sa chemise, et retira une chane au bout de laquelle pendait son alliance. Il la serra longuement au creux de sa main. Tant dannes gches loin delle, pensa-t-il, saisi dune mlancolie inhabituelle. Il sortit sa plaquette moiti consomme de vrapamil de la poche de son pantalon, ainsi que la bote de pellicule photo dans laquelle il cachait sa codine. Il nen aurait plus besoin, alors il les jeta dans la corbeille papiers.

    Un brouhaha rsonna dans ltage. Des pas montrent dans le bureau de Triple H, de Safia et de Lancaster et, pour finir, le sien. Des grognements et des jurons fusrent. Enfin, les portes de la salle de la runion souvrirent violemment. Il ne prit pas la peine de se retourner.

    Il en reste un ici ! Je crois que cest Lawrence Newton !

    Son rythme cardiaque sacclra. Une arme dhommes en uniformes se dversa autour de lui. Les quelques secondes qui suivirent, et durant lesquelles personne nosa bouger, lui parurent interminables.

    Monsieur Lawrence Newton ? dclara finalement une voix bourrue.

    Lintress accomplit un simple mouvement de tte en direction de lofficier au casque bomb qui pointait gauchement sa matraque vers sa poitrine.

    Oui ?

    Vous tes en tat darrestation.

    Aussitt, il se sentit tir en arrire et plaqu contre la table. Ctait douloureux. Il se dbattit, renversant des ordinateurs au sol.

    Bougez pas, pourriture ! grogna lun des hommes en enfonant son genou dans sa colonne vertbrale.

    Un gmissement de douleur naquit dans sa bouche. La seule pense qui lui vint lesprit fut que ce flic zl devait tre un petit actionnaire, comme tant dautres. Quil venait de perdre les conomies de toute une vie et quil allait devoir expliquer sa femme en rentrant que leurs gamins ne feraient plus dtudes. Il pourrait se racheter en se vantant davoir tabass Lawrence Newton.

    On lui rabattit douloureusement les deux bras derrire le dos et on le menotta. Son alliance lui chappa, il se tortilla pour la rattraper mais un coup de matraque dans le ventre len empcha. Il roula au sol.

    Bougez pas, je vous ai dit !

    Des larmes de rage coulrent sur ses joues. La bague tait pose devant lui, impossible atteindre.

    On le releva sans mnagement et on lescorta dans lascenseur. Le hall, enfin. Toute activit avait cess. Les htesses si souriantes du comptoir daccueil avaient vid les lieux. Des morceaux de verre taient parpills partout. Ils crissaient sous les semelles. Les baies vitres taient brises. Celles qui tenaient encore debout taient macules de diverses substances : eau, huile, lait, ufs, excrments. Des dtritus jonchaient le marbre que Henry avait import spcialement des carrires de Carrare, en Italie.

    Un des hommes porta un talkie-walkie sa bouche.

    On sort. Prparez le dispositif.

    Une rponse grsilla. Ngative, visiblement. On fit attendre Lawrence. Des protestations retentirent dehors. Newton ne voyait rien, cach par un mur humain de bobbies.

    Nouveau chuintement de talkie. On poussa Lawrence sur le portillon rotatif moiti dtruit. Ds quil mit un pied lextrieur, une immense vague sonore le submergea. Londe de haine faillit lui faire perdre connaissance. Les gens hurlaient, lanaient des objets, agitaient des pancartes, crachaient. Un couloir scuris de policiers menait jusqu un fourgon blind. Une haie dhonneur de boucliers en plexiglas, qui essayait de contenir la foule furieuse qui rclamait sa mort.

    Lawrence recula. Il ny arriverait jamais. Un bobby le chassa en avant. Il se recroquevilla. Aussitt, des tonnes de projectiles grlrent sur les parois transparentes. Lawrence crt mme apercevoir un chien agonisant dans la tempte de pavs, de bouteilles deau et de mallettes qui sabattait.

    La police ploya sous le nombre, le couloir se rtracta autour de lui. Il tomba au sol, face contre terre, immobilis comme une tortue dans sa carapace. Des bombes lacrymognes furent dgaines par les forces de scurit, les jets puissants aspergrent la foule. Des tirs de Flash-Ball achevrent de prcipiter la retraite des plus rcalcitrants. Lawrence sentit une force le tirer vers le haut, manquant de lui casser le bras.

    Au fourgon si vous ne voulez pas y rester ! lui cria un bobby aux oreilles.

    Son regard fut attir par une silhouette au milieu de la foule. Elle tait l. Il frona les sourcils. Ctait impossible

    Un souffle glac sempara de ses entrailles. Les gens autour de lui reculrent dun bond. De lespace, enfin. Et le silence.

    Puis ce fut la panique. Le cordon de policiers se dsagrgea. Des doigts dsignrent les fentres dun immeuble adjacent. Lawrence comprit quand il baissa la tte vers sa poitrine. Un liquide rouge imprgnait la chemise mauve dun jeune crateur italien, dj trempe par la sueur et les jets des manifestants. Une bouteille de ketchup, pensa-t-il sottement avant de seffondrer sur le bitume.

    Enfoir ! Tu nas que ce que tu mrites ! cria une femme.

    Le tireur est au cinquime tage ! hurla un policier dans son talkie.

    Un froid glacial envahit son corps. La foule sagitait autour de lui. Mais il nentendait rien. Sa respiration se fit plus lente, son cur cognait moins vite dans sa poitrine. Ses paupires se fermrent.

    Il sourit lide de la rejoindre.

    On ne peut pas lutter contre le systme, disponible sur E-book !

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    Remerciements

    Cette rdition de Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir a une saveur particulire pour moi, puisque, plus dun an aprs la premire dition et beaucoup dmotion, elle sinscrit dans un nouveau virage ditorial plus proche de mes convictions.

    Un grand merci aux proches qui mont toujours soutenu depuis le dbut. Vanessa, lamour de ma vie et ma premire lectrice, ma maman Laurence et ma petite surette Latitia. Mais aussi mon papa, Jean-Marc, et mon frangin, Sbastien.

    Une pense particulire pour Gervaise, qui sest normment investi sur cet ouvrage. Merci pour tout.

    Je noublie pas ceux qui me suivent quotidiennement sur mon blog (ils se reconnatront), cest aussi grce leur soutien que vous tenez ce livre entre vos mains.

    Et enfin, merci vous, lecteurs du livre. Jespre que vous avez pris autant de plaisir le lire que jen ai eu lcrire !

    bientt pour de nouvelles aventures.

    J. Heska

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    La vie, cest comme Mario Bros 1.

    On passe son temps trimer pour ramasser des pices, on est obligs davancer pour affronter de nouveaux dangers, on subit sans cesse les mmes preuves rptitives, le temps est limit et on finira quand mme par mourir.

    Mais surtout, on a beau poursuivre laventure, la princesse est toujours dans un autre chteau.

    Mercredi 13 fvrier

    Je mappelle Jrme et je ne suis pas quelquun de populaire. Invisible pour mon entourage, insipide pour mes collgues, insignifiant pour ma petite amie.

    Et ceci est mon journal, qui nat officiellement en ce jour du 13 fvrier.

    Pourquoi jai dcid de coucher ma vie par crit ? Pour rpondre aux objectifs du MensuPsycho de ce mois de fvrier (mme si personne ne devrait jamais avouer lire MensuPsycho).Jai tudi larticle dont le titre stalait en gros sur la couverture saumon : En finir avec tous vos problmes de femme active et trouver les cls du bonheur. Des femmes exposaient leur mal-tre, leur incapacit construire une relation durable, trouver leur place dans une socit complexe, tmoignaient de la difficult de concilier vie de mre et vie professionnelle, de la gne afficher leur fminit dans des milieux machistes. Je me suis trouv pas mal de points communs, except pour la fminit.

    Il y avait plusieurs commandements, et le premier nous conseillait de lister les obstacles pour mieux les apprhender. Bien entendu, hors de question de le faire sur ordinateur, il fallait graver tout a sur papier, dans un endroit calme, de sa plus belle plume, avec des lumires tamises et des bougies la camomille. Jai remplac la camomille par la senteur ocan tumultueux . Tumultueux pour le ct viril, des vrais hommes qui partent sur les chalutiers au milieu de la nuit et se gaussent des temptes et des ouragans. En plus, la cire est fabrique base de cristaux de sel marin, il parat que cest bon pour la peau.

    Jai aussi achet un cahier spirale 3, 90 euros. Un peu cher, surtout pour un choix limit entre une couverture avec des curs roses ou une autre avec des petits bonshommes bizarres en hlicoptre. Et je me suis rsolu y narrer mon exprience. Le MensuPsycho conseillait (deuxime commandement) dy inscrire une aventure dont je me souvenais avec amertume. Il fallait la raconter au prsent, pour donner plus de force au rcit, mieux revivre la situation afin de lvacuer.

    Hmmmmm

    Laquelle pourrais-je choisir ? Jai lembarras du choix Mon exploit la fte foraine o jai vomi devant tout le monde ? Celui du mtro, du magasin dlectromnager, ou du supermarch ?

    Finalement, je ne vais pas le faire. Peut-tre quand jaurai limpression dvoluer. En attendant, je vais laisser le premier texte que jai crit sous le coup de limpulsivit (et puis, jestime que me faire griller vie par la stagiaire est suffisamment humiliant pour rpondre aux objectifs). Je vais directement passer au troisime commandement, le rcit de mon quotidien, avec la srie de trente exercices prconiss pour accrotre mes comptences sociales et devenir la coqueluche de mon cercle de vie .

    Ainsi, je devrais tenir la cl pour comprendre votre existence actuelle et vous panouir dans votre corps et votre esprit de femme .

    Mouais

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    La vie, cest comme un vtement blanc. On finit toujours par y trouver des taches.

    Lundi 7 avril

    Javance bien. Jai invent une sorte de cercle vertueux, qui permet de poser les bases philosophiques de la pense contre les mchants . Un cercle avec trois composantes.

    Cest dingue.

    Bon, il ne faut pas que je memballe. Mais peut-tre qutienne a raison, peut-tre que ce que je fais pourra aider dautres personnes.

    Je ne sais pas si nous parviendrons neutraliser les mchants, il y en aura toujours des nouveaux qui dbarqueront. Mais je veux leur faire comprendre que nous ne subirons plus a, que les gentils ont dcid de se rebeller, quils ne seront plus des victimes.

    Dornavant, les gentils ne se feront plus avoir.

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    La vie, cest comme un boomerang. On finit toujours par se la prendre en pleine figure.

    Dimanche 18 mai

    Jai eu la flemme de tout aujourdhui. Je ne voulais mme pas rpondre au tlphone. Mais il a refus de me laisser tranquille plus dune demi-heure. Et jai eu cette conversation surraliste.

    Ces vnements se situent entre 11 h 30 et 11 h 45

    La sonnerie retentit une nouvelle fois. Probablement tienne qui veut me faire participer une de ses expditions punitives. Je ne dcroche pas. Je nirai pas. Je ne prends aucun plaisir faire a. Je pensais que mon rle de justicier me satisferait. Eh bien, non. Et a ne sert rien de faire semblant encore pendant des semaines.

    Je vais lui dire. Je nai pas la foi comme lui. Je ne veux pas changer le monde, je veux simplement y trouver ma place.

    La mlodie stridente emplit lespace.

    Jen ai marre. Il doit appeler toutes les trois minutes. Je vais lui balancer ses quatre vrits en pleine gueule.

    Allo

    Jrme, cest tienne. Tu ne te connectes pas sur MSN Je dois te parler.

    Moi aussi. Et de choses importantes.

    Mon souffle se suspend. Je ne suis plus trs sr prsent de vouloir tout lui avouer.

    Tu sais, tout a, les actions, je ne peux plus. Je veux dire, a ne sert rien de me mler a, ce nest pas ma vibration

    Je peux deviner sa bouche se muer en une expression torture. Son monde doit scrouler. Sans moi, il doit tre perdu, il doit se sentir seul.

    OK.

    Ah, ben il est moins dsempar que prvu

    Heu Je suis content que tu le prennes comme a.

    Enfin, non. Tu es notre matre spirituel Tu ne peux pas nous lcher de la sorte

    Il a lair de plonger dans le dsarroi prsent. Cela me fait mal. Je suis embarrass lide de le rendre triste, ou pire encore, de provoquer chez lui une nouvelle pulsion suicidaire.

    Je ne vous abandonne pas, au contraire. Comme tu le disais, je suis un matre spirituel. Je suis lempereur, et toi Dark euh, le seigneur du Bien. Tu agis, et quand tu as besoin daide, tu peux aller voir ton vieil instructeur en exil dans un monastre bouddhiste sur le plus haut plateau de la plus haute montagne.

    Silence au bout de la ligne.

    Tu as raison. Je dois me dtacher de ton autorit et enfin apprendre voler de mes propres ailes. Tu mas confi la responsabilit de ce mouvement, je dois tre digne de ta pense.

    Il se moque de moi. Ou il a compltement pt les plombs.

    Jaurais toutefois une dernire chose te demander.

    Oui dis-je dune voix mfiante.

    Nous avons tudi la cible Stphanie afin de commencer sa rducation et nous avons dcouvert quelques aspects intressants de sa personnalit. On aimerait, pour ton ultime mission, que tu la suives. Pour avis.

    Oui, effectivement, il a compltement pt les plombs. Il veut que jespionne Stphanie. Il veut signer mon arrt de mort, cest a ?

    Je vais y rflchir.

    Et je raccroche. Avec un peu de chance, il aura oubli demain.

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    La vie, cest pas comme un chamallow.

    Cest loin dtre rose.

    Dimanche 17 fvrier

    Les exercices ne donnent pas de grands rsultats. Exercice 3 : se rveiller tous les matins en faisant une srie dtirements et en rptant haute voix que vous vous sentez bien dans votre corps de femme. Exercice 6 : apprendre smerveiller de choses que vous considriez comme futiles, afin de retrouver une me denfant ; la pluie qui tape sur votre paule, le vent dans vos cheveux, le sourire dun homme dans la rue. Exercice 15 : apprendre discuter de la pluie et du beau temps. Commencer sentraner avec les professions en contact permanent avec le public : coiffeuses, esthticiennes, etc. Exercice 16 : enrichir vos conversations de dtails plus personnels pour intresser peu peu les gens votre vie. Exercice 27 : se dbarrasser de son fardeau personnel en linscrivant sur un gros caillou et en le lanant dans un lac/une rivire/un tang.

    Cest nul, a ne marche pas. Et a ne mintresse pas.

    Jai cette sensation au creux de mes entrailles de ne pas appartenir ce monde, que lespce humaine na rien voir avec moi Je suis si diffrent, si anonyme, si incomprhensible pour des tres qui me sont pourtant semblables au plan physique : deux yeux, deux bras, deux jambes, un cur, deux poumons, un cerveau

    Ce nest pas facile vivre comme situation, extraterrestre sur sa propre plante

    Quelles sont les causes de mon mal-tre ? Aprs presque une semaine dintrospection dans ce journal ridicule, je devrais tre en mesure dy rpondre. Jai relu mes notes. Rien. Jai essay de voir ce qui clochait chez moi. Jai interrog des moteurs de recherche, tudi quelques articles encyclopdiques, pluch des forums de discussion. Et je nai rien trouv, rien qui expliquerait ma pathologie. part des mots comme dpression , problme psychique , manque de confiance en soi , et dautres trucs qui ne me correspondent pas. Le MensuPsycho parlait galement dinsatisfaction chronique Mais merde, est-ce trop demander que dtre aim pour ce que lon est ?

    Je suis normal, et pourtant je me promne sans arrt avec un poids sur la poitrine, celui dune humanit que je narrive pas comprendre.

    Le fait de se sentir diffrent fait-il de moi une personne anormale ? moins que ce ne soit le reste du monde, qui est anormal

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    La vie, cest comme les gens quon croise dans la rue. Ils nous sourient si on leur sourit.

    Vendredi 23 mai

    Ces vnements se situent entre 09 h 00 et 09 h 05

    Ding.

    Les portes de lascenseur souvrent sur une nouvelle journe. Je pntre dans lopen space, le cur lger. Je croise Nathalie, elle me lance un regard trange. Je continue. Dautres illades fusent. Je ralentis mon allure, mon genou se bloque.

    Je pensais en avoir fini avec ces crises de paranoa. Non, cest trop bte de rgresser

    Bravo.

    Jaccomplis une volte-face nerveuse. Cest Solne.

    Quoi ?

    Tu es le hros du jour, reprend-elle de sa voix douce. Stef nous a racont pour hier soir.

    Elle repart sans attendre de rponse. Je poursuis ma route. Tout le monde me regarde. Des sourires, des pouces levs intervalles rguliers. Ce nest donc pas une crise de paranoa, ce nest que la ralit, simplement la ralit.

    Ce dont jai toujours rv, tre aim de tous, est en train de se raliser. Et je napprcie mme pas. Je ne me sens pas puissant, je naime pas tre sur le devant de la scne. Je veux aller dans mon bureau, je veux tre tranquille. Je veux quon me laisse en paix.

    Je menferme dans ma cellule. Enfin seul.

    Jai peine le temps de reprendre mes esprits quon frappe la porte. Je minstalle sur mon sige, le plus vite possible. Je respire, jessaye de prendre une attitude naturelle. Jinvite la personne entrer.

    Cest Stphanie. Quest-ce quelle veut encore, celle-l ?

    Salut.

    Elle reste devant moi, ne sachant que faire. Elle a lair stresse. Cest sr, je suis en train de rver. On est dans un monde parallle.

    a va ? me demande-t-elle.

    Je devrais plutt te retourner la question.

    Je dois me calmer, mon ton a peut-tre t un peu agressif.

    a va en partie grce toi. Tu sais, un des gars disait quil voulait me Enfin, voil quoi. Tu as t cool Jai vraiment eu peur.

    Jignorais ce dtail . Il faut avouer que nous navons pas beaucoup parl hier soir, dans la voiture.

    Je je pensais quils voulaient juste temmerder un peu

    Peut-tre que je suis un vrai hros.

    Elle se dandine sur ses pieds.

    Jaurais bien aim, pour te remercier, tinviter dner si tu es daccord.

    Une alarme rsonne dans mon crne. Non, il ne faut pas. Je ne saurais pas quoi lui raconter. Pour se regarder en chiens de faence pendant deux heures, non merci. Et lui rvler ma personnalit pathtique et inintressante ne menchante gure plus. Il vaudrait mieux quelle reste sur sa bonne impression.

    Javale ma salive.

    a va tre difficile en ce moment. Jai pas mal de boulot.

    Daccord. Peut-tre plus tard, alors.

    Elle disparat.

    Je me penche sur mon ordinateur. Il faut que je travaille, a me fera du bien. Je ne suis pas habitu ce que le monde change si vite autour de moi.

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    La vie, cest comme un camembert. Soit elle pue, soit elle est insipide, mais elle est rarement pile-poil comme il faut.

    Mercredi 16 avril

    Ces vnements se situent entre 19 h 00 et 20 h 00

    Rendez-vous avec Isabelle place Bellecour. Elle arrive avec tienne et une fille que je ne connais pas. Sophie, probablement. Elle est beaucoup plus mignonne quIsa. Des yeux bleu glac, des cheveux bruns mi-longs, un visage gracieux et des courbes harmonieuses. Elle est habille plutt mode. Une personne normale et quilibre qui na srement rien faire ici.

    Je ressens ce froissement au creux de mes reins, caractristique lorsque je me retrouve face des individus que je considre comme beaux. Je ne vais pas pouvoir tre naturel avec elle, je ne vais jamais russir mexprimer correctement. Jaurais prfr quelle soit plus moche.

    Je nai pas le temps de lui tendre la main. Elle me saute au visage pour me faire la bise.

    Je suis dsole, sexclame-t-elle dans la foule, prenant conscience de lincongruit de son salut. Je suis un peu stresse. Je Jai Cest un honneur.

    Je la dvisage. Je dois faire attention. Elle est peut-tre en train de se moquer de moi. Comment tre stress lide de me rencontrer, admirer un travail quon ne connat que depuis deux jours, et surtout, me vouvoyer ?

    Elle me lance un sourire timide. Ses pupilles pntrent mon me. Si je lavais croise dans la rue, jaurais t gn. Si elle stait approche de moi en me demandant un renseignement, je serais parti en baissant la tte et en baragouinant des phrases maladroites. Mais l, je sens que cest diffrent. Peut-tre que de partager un secret et de savoir quelle a admir ma classification a cr un bouleversement intrieur qui fait que je peux avoir une relation sociale presque normale avec elle.

    Je je suis Jrme.

    Merde, jai bgay. Pour les relations sociales normales, on repassera.

    Sophie.

    Elle a lair gentille. Je suis sr quelle a des amis, une famille, et peut-tre mme un petit ami. Mais quest-ce quelle peut bien faire ici ?

    On peut aller dans les boutiques, intervient immdiatement Isa. La FNAC nest pas loin, on y repre des gens intressants.

    Nous passons ltape suprieure, renchrit tienne.

    Il me lance aussitt un regard vocateur. Jinspire bruyamment. Je me prpare rciter le discours que nous avons mis au point plus tt.

    Exactement. Notre cible privilgie sera les individus de niveau deux, ceux qui ont peur de lautre ou deux-mmes, et qui par consquent dveloppent des comportements agressifs : snobisme, arrogance, irrespect. Nous pensons avec tienne avoir conu une technique de redressement. Comme on ne peut pas compter sur le jugement social, il faut entrer dans une logique de dialogue pour duquer et dconstruire le raisonnement antipathique de lindividu. Laction devrait normalement tre plus suivie, mais pour ce soir, nous allons nous contenter dune intervention localise. Phase dinvestigation. On repre, on suit, on observe. Phase dinteraction. On frappe l o a fait mal.

    Les autres acquiescent. Sans plus de discussion, nous nous dirigeons vers la rue de la Rpublique. Nous nous arrtons au passage clout, attendons patiemment que le flot de voitures veuille bien cesser, et nous nous engageons dans lavenue pitonne.

    Lenseigne lumineuse FNAC claire les alentours. Alors que je me retourne pour voir si les autres suivent, une voix minterpelle au loin :

    Excuse-moi, monsieur !

    Mince, la meute de hynes nous a reprs. Elles pullulent dans cette zone de la ville, se rassasiant de passants, de touristes, ou de simples promeneurs.

    Oh, monsieur !

    Quel discours va-t-il dbiter pour mentortiller ? Va-t-il axer son argumentaire sur les pauvres qui nont pas assez dargent pour se payer manger, sur les enfants dAfrique massacrs coups de machettes dans lindiffrence gnrale, sur les personnes atteintes de maladies gntiques orphelines qui meurent dans des souffrances inimaginables, ou (plus rarement) sur les femmes battues ? En gnral, je ne les coute jamais, je passe sans les regarder et ils abandonnent leur poursuite pour fondre sur une proie plus vulnrable, ou ils me font lhonneur des politesses dusage : Casse-toi, sale raciste ! Vas-y tu ten fous des enfants africains qui crvent ! ; Bravo, les femmes battues vont mourir cause de vous, monsieur ! ; Et les enfants atteints de maladies gntiques, tu ten tapes ?

    Eh !

    Je poursuis ma route, sourd ces interpellations. Isa, Sophie et tienne font de mme.

    Nous entrons dans le magasin. Le flux nous happe immdiatement. Nous nous sparons pour plus de facilit, sans pour autant nous loigner les uns des autres. Je regarde droite, gauche, je cherche un antipathe dans tout ce foutoir. Je narrive pas me concentrer. Jai le cerveau en bullition. Cette foule mexaspre, cette chaleur humide qui se dgage des corps, ces haleines surcharges, ces transpirations acides, tous ces effluves qui se librent et se mlangent pour donner naissance aux senteurs les plus infectes. Je rprime un haut-le-cur

    Soudain, je suis attir par le regard dtienne. Il me pointe une personne, juste ct de lui. Immdiatement, nous nous rapprochons avec Isa et Sophie. La cible est un homme dune cinquantaine dannes. Genre cadre dynamique.

    Je me place proximit de lui et du vendeur, en faisant semblant de mintresser un disque pris au hasard. Le single de Gnther, Tutti Frutti Summer Love. Cest marrant, surtout que je me suis habitu cette sonnerie de portable maintenant, jy ai mme pris got.

    Jcoute la conversation. tienne a eu le nez creux. Cest un gros poisson, il ne snerve pas, ne fait pas de scandale que nous pourrions facilement rsorber par une rprimande. Il est froid, distant, et signifie lemploy son incomptence retrouver un livre quil a vu en rayon ici mme la semaine dernire. Le monsieur FNAC ne dit rien, cherche dans sa base de donnes, tente un maladroit : Vous lavez peut-tre vu ailleurs ? Le gars se gausse et lance des yeux malins sa femme.

    Oui, cest un vrai antipathe. Un homme dont la peur de lui-mme est telle quil doit absolument prouver sa supriorit aux autres. Ce genre de personnages quon admire, pourtant.

    Je ne supporte pas cette attitude, elle me rpugne.

    Excusez-moi.

    Les deux personnes se tournent vers moi. Je montre le single de Gnther.

    tant donn la sympathie de monsieur, je me disais que vous pourriez peut-tre me renseigner sur la date de sortie de ce CD. Si cest bien le dernier.

    Lemploy me dvisage un instant, puis son client irrespectueux.

    Donnez-moi votre article, monsieur. Je vous rponds immdiatement.

    Gagn. Heureusement que le vendeur a jou le jeu. Lautre fait les gros yeux, me lance des clairs.

    Quest-ce que vous faites ? Pour qui vous prenez-vous ?

    Rester calme. Cest la cl de tout. Mon cur cogne contre ma cage thoracique. Je me sens nerv, je me sens libr, je me sens stupide. Je ne rponds pas, il faut le mpriser.

    Eh ! Je vous ai pos une question !

    Cest plutt vous quil faudrait le demander.

    Quoi ?

    Pour qui vous prenez-vous Cest plutt vous quil faut le demander.

    Jtais poli ! me crache-t-il sur un ton dfensif.

    Non, vous ne ltiez pas. Mais jai autre chose faire que den dbattre.

    Le vendeur me donne mon renseignement. Je le remercie, puis je tourne les talons.

    Allez trouver un autre abruti pour lui faire une leon de morale !

    Jignore. Je fais le compte dans ma tte, jespre avoir respect les rgles fixes avec tienne (pas dagressivit, phrases courtes, aucune justification que lautre pourrait remettre en cause, etc.). Je rejoins mes camarades un peu plus loin.

    Cest gnial, tu as vu comment tu las retourn ! exulte Isa. Avec a, si a ne le fait pas rflchir !

    Bravo ! renchrit Sophie.

    Des drles de sentiments menvahissent. Ceux de la victoire, de la fiert. Je me sens bien dans ma peau. Enfin non, je ne me sens pas bien. Pourquoi ai-je attaqu ce type ? Je devrais pourtant tre heureux, je nai pas bgay et jai russi tenir tte quelquun qui ne maurait mme pas regard avant.

    Cela ne va pas modifier sa vision des faits. Il va juste penser que jtais un moralisateur la con. Il ne se remettra pas en cause.

    Oui, mais sil existait dautres moralisateurs la con, rpond Isa, il serait bien oblig de le faire un moment ou un autre.

    Elle marque un point.

    Et si on se plantait ? Et si ce gars ntait pas un vrai antipathe, mais simplement quelquun de fatigu, qui a eu une mauvaise journe ?

    Il na pas se comporter comme a, rtorque-t-elle immdiatement. Et mme si tu ttais effectivement plant, il naurait pas d ragir comme il la fait. Il tait sur la dfensive, il savait quil avait tort

    Lexprience est un succs, rplique tienne. Il faut passer au stade suprieur. On va mettre en place une surveillance sur ce gars, et on va lui apprendre la politesse. On pourrait mme crer un systme de blmes et de

    Je ne lcoute plus. Il est parti dans son discours que les filles boivent, bouche grande ouverte et yeux ptillants. Je ne pensais pas tienne capable de ce genre de choses. Il sest taill un rle sur mesure. Je me sens un peu mis de ct, en retrait. Mais pas comme dhabitude, pas parce que les autres mexcluent, mais parce que cest ma propre volont.

    Il faut reproduire cette exprience, continue-t-il. On y retourne et on redresse tous les antipathes.

    Je ne veux pas y aller, je nai plus envie.

    Dsol, a va tre difficile pour moi. Je dois aller faire des courses et les magasins vont bientt fermer. Je nai plus rien manger dans mon frigo.

    Les trois autres font des moues dpites. Isa et Sophie essaient de me convaincre, elles minvitent mme au restaurant. Jhsite craquer, mais ma dcision est irrvocable.

    Tant pis, dclare alors tienne. Tu nous as montr la voie, nous de poursuivre dans cette veine !

    Il lve son pouce vers le haut. Je fais de mme, avant de partir me rfugier dans la bouche de mtro. Ce nest que lorsque les portes automatiques des rames se ferment que jose ressentir cette chose qui sapparente au bonheur.

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    Internet, cest galement le lieu des rencontres, des changes et des associations improbables. [] De trop nombreux mouvements cologistes, humanistes ou religieux pourrissent la toile avec leur pseudo-philosophie. Lun dentre eux, le cimadisme, propage sa doctrine New Age dans le but de toujours penser lautre. Et de crer un monde merveilleux o les gens danseront et chanteront en se tenant la main

    Il y a cinquante ans, jamais personne naurait pu adhrer une thorie pondue un soir de beuverie par un illumin. Aujourdhui, cest possible.

    Magie dInternet.

    Le blog-fentre sur le Web, A. Rubillord, 15 fvrier 2020

    Ce soir, un reportage exclusif dans les coulisses dun groupuscule mconnu du grand public : le mouvement cimondiste. travers le portrait de son leader historique, tienne, et de son mystrieux matre penser, Jrme, nous dresserons un tat des lieux de cette nouvelle faon de vivre si controverse. Thse fanatique et intolrante, ou vritable rvolution du genre humain ? La redouter ou la comprendre ? Nous allons en dbattre dans ce nouveau numro.

    Les nouvelles investigations, 12 mars 2028

    La philosophie cimondiste regroupe plus de cent cinquante millions de membres actifs disperss dans le monde entier. Les prceptes dfinis par le cercle cimondiste constituent prsent la base de la plupart des politiques environnementales, conomiques et sociales. Cette nouvelle pense millnaire, qui doit permettre ltre humain de progresser, ne cesse de stendre et de

    Observateur du sicle, 21 septembre 2034

    Lhumanit cre un ge de la responsabilit, elle devient adulte. Il nest plus possible de faire nimporte quoi sans se soucier des consquences. [] Nous avons enfin trouv une direction dans laquelle nous orienter, sans craindre lintolrance, lobscurantisme, le totalitarisme. Lge de la lumire est venu. Et tout cela, grce Cimonde.

    Les penses de Monsieur Nandal, 3 aot 2050

    Il y a environ soixante-dix ans, dans lindiffrence gnrale, naissait un mouvement qui offrait ltre humain une relle alternative de changement. [] Cette philosophie ne nous impose pas de vnrer une structure religieuse quelconque, une nation, un tre ou une ide, avec un ensemble de rgles svres et inutiles. Elle propose simplement de rflchir aux consquences de chacun de nos actes [] et de rvaluer les principes que nous pensions fondamentaux.

    Nous sommes tous des terriens, condamns vivre ensemble depuis des millnaires et pour encore des millnaires. Il est temps pour nous de chercher enfin nous comprendre.

    Discours dinvestiture de Karine NGalla, Secrtaire

    gnrale des Nations Unies, 7 mars 2083

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    La vie, cest comme une bote de chocolats. Comme le dit la mre de Forrest Gump, on ne sait jamais sur quoi on va tomber. Ce quelle a oubli de prciser, cest que lorsquon veut les partager, les autres piquent toujours les meilleurs

    Lundi 10 mars

    Ces vnements se situent entre 12 h 30 et 12 h 45

    Tutti Frutti Summer Love. Yeah ! Tutti Frutti Summer Love.

    La voix suave de Gnther rsonne dans mes oreilles et me dconcentre immdiatement. Il faudra vraiment que je change cette sonnerie.

    Je me dpche de finir de taper ma commande SQL, et je lance mon regard sur lcran daffichage. Numro inconnu. Cest Sam, encore. Je ne dcroche pas. Elle va me supplier, me dire quelle maime par-dessus tout, quelle ne peut pas se passer de moi, que je suis lhomme de sa vie, quelle est dsole de tout ce quelle a fait auparavant, quelle ne recommencera plus. De grandes dclarations grandiloquentes dont elle narrte pas de mabreuver depuis trois semaines, sans compter les fleurs reues la maison, les chocolats, les lettres romantiques parfumes leau de rose, les mails avec des curs ou des nounours

    Jai tenu bon jusque-l, je lai ignore, mais cela na fait que dchaner son amour pour moi. Je dois tre son dfi de lanne. Quand elle maura de nouveau, elle me rejettera. Parfois, quand je suis seul, le soir, jai envie de craquer. De rpondre. Mais je dois lutter. Sinon, cest le mme cycle qui reprendra.

    La musique svanouit lentement sur un accord de ukull. Redirection sur messagerie. Et un monologue larmoyant de dix minutes effacer.

    Je souffle devant mon cran. Il est 12 h 35. Je me dcide prendre ma pause-djeuner. Jattrape ma veste, je sors du bureau, je traverse lopen space le plus discrtement possible et je rejoins lascenseur. Quand les portes souvrent, mon cur cesse de battre.

    Franois et ses collgues sont lintrieur. Un arc lectrique parcourt mon dos, mes poumons ne captent plus loxygne bienfaiteur de lair ambiant, ma bouche sassche et mes jambes se drobent sous mon poids.

    Je les avais compltement oublis depuis lincident du concert de ragga. Ils ne mont jamais rappel, je nai plus eu de nouvelles. Jignore sils sont rentrs pied sous la pluie en me maudissant chaque pas dans la boue, sils ont russi trouver un idiot qui a accept de les raccompagner, ou sils ont claqu une fortune dans un taxi qui a roul tombeau ouvert dans toute lagglomration, manquant de renverser des pitons chaque acclration. Je sais en tout cas quil nest rien arriv de grave, je me suis renseign auprs dtienne pour savoir sils taient tous prsents au travail le lendemain.

    Je prends mon courage deux mains et je pntre dans la cage exigu en les ignorant. Ils sont troubls, gns, on dirait. Les portes se referment, le silence est lourd, je les sens changer des regards nerveux dans mon dos. Ils ne disent rien, leurs extravagances habituelles ont cess. Moi qui pensais que les reproches fuseraient, quils me feraient un scandale devant tout le monde pour le peu de gentillesse dont javais fait preuve ce soir-l, quils contribueraient pourrir ma rputation en clamant tous les vents ma fiabilit douteuse

    Rez-de-chausse, la sonnerie libratrice rsonne. Je fuis cette atmosphre pesante et presse le pas pour ne pas tre rattrap. Finalement, je ne vais pas aller manger au restaurant dentreprise, je nai pas envie de les croiser l-bas, je vais plutt rejoindre tienne la Part-Dieu.

    Sur le trottoir, je me mets chantonner. Cela ne me ressemble pas, je dois tre heureux. Cest parce que jai obtenu ce que je voulais, je suis libre.

    Mme si je suis tout seul.

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    Exprience humiliante 3

    Cest arriv le jour o ma tlvision ma lch. Je nai pas trs bien compris ce qui stait pass, mais, alors que je regardais des clips, limage stait mise fondre, puis de la fume tait sortie de la grille daration. Note pour lavenir : toujours penser dbrancher la prise de courant avant de lancer une bassine deau sur des composants lectriques.

    tienne ma dit que je devrais prendre un cran plat. Dans tout le discours pseudo-technique quil ma servi, jai cr comprendre que les LED seraient mieux que le LCD ou le plasma. Ou linverse, je ne sais plus. De toute manire, je voulais acheter la moins chre, celle avec le gros cran cathodique pais dun mtre cinquante.

    Ds la sortie du travail, jai fonc au centre commercial de la Part-Dieu. Jai d dployer des trsors dimagination pour viter qutienne ne maccompagne.

    Ces vnements se situent entre 18 h 30 et 19 h 00

    Je dambule dans les alles. Les vendeurs me fixent avec leurs yeux de prdateurs, prts fondre sur leur proie. Lun deux maccoste, je lesquive en affirmant que je ne fais que regarder. Un second surgit, japplique la mme mthode.

    Jatteins le rayon des tlviseurs. Une trentaine dcrans impriment leurs images de qualit ingale sur mes rtines. Et aucun cathodique. Par dfaut, jen repre tout de mme un ou deux qui pourraient convenir. Un troisime vendeur dbarque.

    Bonjour, puis-je vous aider ?

    Il sourit, dvoilant une range de dents carnassires.

    Mince, je me suis fait harponner. Jai oubli la rgle dor, toujours faire mine de ne sintresser rien. Quand on observe tout dun air dtach, il nest pas difficile de rabrouer un vendeur. Cest diffrent lorsquon est pench sur les tiquettes comparer les prix entre les marques.

    Je cherche une tl.

    Je lui montre immdiatement celle que jai repre, la moins chre. Elle convient largement mes besoins limits (je regarde la plupart des films sur ordinateur). Il fait semblant de ne pas avoir vu mon geste et accomplit une magnifique volte-face vers les crans plats.

    Suivez-moi, me lance-t-il avec son ton autoritaire.

    Il stoppe devant les LED. La moins onreuse est 1 500 euros. Il me dsigne ce magnifique mur de haute technologie et commence me dballer son jargon technique. Et image haute dfinition. Et 3D. Et Avatar (dcidment, tout le monde ne parle que de a). Et promotion spciale seulement aujourdhui. Et trs forte demande, cest la dernire. Et je dois me dcider immdiatement.

    Non. Je voudrais ce produit, l-bas.

    Il se met sur la pointe des pieds, me regarde avec condescendance.

    Allons, monsieur, soyons srieux. Il faut vivre avec son temps.

    Mais pourquoi me parle-t-il sur ce ton ? Tous les vendeurs font a aux clients ? Moi, jai surtout limage dun homme qui vous fait des courbettes. Pas dun gars qui se croit plus malin que vous et qui vous lance des pseudos-vrits la figure.

    Je je ne veux pas vivre avec mon temps.

    Il me fixe. Je fuis son regard. Il se croit plus fort que moi. Il me prend pour une de ces billes asociales qui il peut bazarder sa camelote sans aucune protestation.

    Si cest une question de prix, je peux vous proposer notre solution de financement (en promotion aujourdhui seulement, vous en avez de la chance) avec un crdit seulement 13, 5 %.

    Javale ma salive.

    Daccord, allons voir.

    Il passe devant moi pour me guider vers une partie isole du rayon. Lorsquil bifurque gauche, je poursuis ma trajectoire et je me dirige vers la sortie.

    Monsieur, attendez !

    Trop tard, je disparais dans la masse des acheteurs mergeant des caisses du supermarch du deuxime tage. Je descends par lescalator, et jattends dtre cach derrire un pilier pour souffler. Je respire, jessaie de me ressaisir.

    Ce nest rien, ce ntait quun homme, rien quun homme.

    Je crois que je vais changer de magasin.

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    Journal intgral de Jrme Laplace

    Visa dimpression AY-21.03, 15 janvier 2185

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    Exprience humiliante 2

    Ces vnements se situent entre 08 h 45 et 08 h 55

    Je sors de chez moi 8 h 45, comme dhabitude. Il fait beau aujourdhui, mme si a caille. Je naime pas le soleil, je sais que mon visage devient tout graisseux lorsque ses rayons me touchent. Heureusement, le froid assche tout a

    Je marche pendant dix minutes. Emmitoufl dans mon gros pull, je pntre peine la bouche dentre du mtro que je sens dj la moiteur et la chaleur sincruster au plus profond de mon piderme. Mon col roul me dmange le cou, et, pire que tout, des pointes de transpiration commencent consteller mon front.

    Jattends sur le quai. La rame arrive enfin. Je sue grosses gouttes. Je fouille dans ma poche la recherche dun mouchoir pour messuyer le front, mais je me rends compte que jai oubli mon paquet. Cest malin

    Les portes souvrent. Je laisse sortir les passagers presss et je vais directement masseoir sur une banquette moelleuse. Une jeune femme fait pareil, face moi. Elle est plutt mignonne, elle me regarde de la mme faon que toutes les autres, avec cet air empreint dindiffrence et de piti.

    Bonjour.

    Elle serre son sac contre sa poitrine. Inutile dinsister, je vais me concentrer sur mon journal.

    Le mtro arrive la station Saxe-Gambetta. Les portes souvrent et puis

    Le temps parat se figer tout coup.

    Tous les passagers retiennent leur respiration. Cinq silhouettes en rangs serrs sinfiltrent lentement, toisant chacun des occupants du wagon. Les hommes et les femmes sursautent ou baissent les yeux, les enfants vont se cacher derrire leurs parents.

    Leurs bottes claquent sur le sol. Le chrome de leur arme brille dans les nons blafards du plafonnier. Les blousons sombres portant linsigne couleur sang voquent les trop nombreuses victimes qui ont dj trpass sous leurs coups mortels. Le vent sengouffre dans la rame, les vieux journaux volettent dans le compartiment sous le regard effray de la population. Des sourires carnassiers saffichent sur leurs visages sombres.

    Le gang le plus dur de lagglomration vient dentrer. Sans aucune piti. Hommes, femmes, enfants, ils ne respectent rien ni personne. Les cow-boys du mtro.

    Messieurs dames, contrle des titres de transport, lance la voix fluette et dtermine du chef de section.

    Le groupe sparpille alors entre les banquettes. Les contrleurs rclament les tickets dun ton bourru. Les gens les tendent, parfois fbrilement quand ils savent quils ne sont plus valides.

    Notre wagon est littralement pill par ces barbares. Tout en nous dtroussant, ils prennent le temps de saluer les jeunes femmes (les plus jolies) en levant lgrement leur chapeau de cow-boy, et de chiquer du tabac pour le cracher sur les chaussures des hommes. Les malheureux qui nont rien leur donner sont immdiatement abattus

    Lun dentre eux arrive mon niveau. Il me regarde intensment, prt dgainer. Nous sommes dans une rue dserte, nous sommes deux duellistes saffrontant sans merci. Le bien contre le mal. La libert contre loppression.

    La jeune femme en face de moi tend son ticket, lhomme lui adresse un grand sourire, quelle lui rend, puis il se tourne vers moi. Dun air le plus dtach possible, je mets la main dans ma poche de veste et je mapprte sortir ma carte. Certains arrivent le faire avec cette classe folle, comme si rien quavec ce geste, ils faisaient comprendre leur supriorit intellectuelle et physique.

    Vide.

    Ma poche intrieure ne contient pas ma carte. Cest rat pour leffet.

    Jouvre ma sacoche la recherche du fameux ssame. Je farfouille dans mes autres poches. Il ny a toujours rien. Je ne transpire plus grosses gouttes, je ruisselle. Le contrleur simpatiente.

    Je ne comprends pas, je lai sur moi habituellement.

    Ben voyons me lance-t-il en haussant les yeux.

    Je peux deviner ce que pense la jeune femme. Elle sest replonge dans la lecture de son livre, mais elle ne rsiste pas lenvie de remonter son visage intervalles rguliers et de me fixer dun air rprobateur. Le contrleur met la main dans sa pochette. Il nen sort pas un pistolet pour mabattre, mais un carnet sur lequel il griffonne ses inscriptions.

    Et voil, je suis le gars mort la fin du duel.

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    Ou la naissance du mouvement qui changea le monde...

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    La vie, cest comme une rose. Cest joli, mais il faut aussi savoir en accepter les pines

    Mercredi 18 juin

    Les cimondistes me connaissent mieux que je ne me connais moi-mme. Ils avaient tout prvu. Et ils ne men veulent pas. Le pire dans tout a, cest que je suis toujours le bienvenu chez eux.

    Je crois que je vais arpenter mon propre chemin, prsent. Trouver la paix intrieure, ne pas oublier do je viens, et appliquer les principes de lorganisation, comme tienne le voulait.

    Mon journal va sarrter ici. Je veux vivre, et non plus analyser. Je pense prendre la bonne dcision. Le MensuPsycho du mois de fvrier a accompli pleinement son travail, jai trouv la cl pour comprendre mon existence actuelle et mpanouir dans mon corps et mon esprit.

    Je nai pas encore trouv le courage de tout rvler Stef. Je ne sais pas si je le ferai. Pour le moment, je ne dois surtout pas oublier de confirmer la rservation de la chambre dhtel pour la convention (tienne a russi nous dgotter des places par je ne sais quel miracle, il tait excit comme une puce lide de rencontrer un certain Omega Zell , le plus grand joueur de Horizon 1.0).

    Stphanie est aussi une grande fan de Star Wars et de Gnther.

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    Avis aux lecteurs

    Cet ouvrage a t compil partir du journal de Jrme Laplace, cofondateur du courant de pense cimondiste. Retrouv par hasard il y a deux ans, ce document relate les tats psychiques, les doutes et les actions involontaires dun tre qui, durant toute sa vie, a refus dassumer son uvre et na jamais pu mesurer les consquences de sa vision personnelle sur celle de lhumanit.

    J. Heska

    20 juillet 2185

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    La vie, cest comme une fve dans une galette des Rois. Cest en croquant dedans pleines dents que les ennuis peuvent arriver.

    Vendredi 11 avril

    Aujourdhui, travaux pratiques. Dans un des meilleurs endroits au monde pour reprer les antipathes : le supermarch.

    Ces vnements se situent entre 19 h 00 et 20 h 00

    Nous devons nous en tenir aux catgories les moins virulentes, cest bien a ?

    Je confirme les paroles dIsa. Uniquement la base de la pyramide, les actions dignorance. Celles quon peut traiter par une rprimande publique. Nous ne sommes pas encore assez arms pour affronter plus fort. Ce nest pas encore aujourdhui que nous vaincrons les Marie et autres Stphanie

    Nous contournons la foule qui saccumule devant laccueil. Aprs un passage prilleux entre un chariot rempli de sacs gonfls par les achats et une meute familiale rclamant rparation pour le jouet du petit dernier, nous franchissons les portillons automatiques sous les yeux souponneux du personnel de scurit.

    Nous dbouchons directement sur le premier rayon : llectronique.

    Typique. Toujours la mme disposition, quel que soit le supermarch. droite, les ordinateurs, les tlvisions, les machines laver, puis les livres, la vaisselle, la quincaillerie. gauche, des promotions diverses, et ensuite les rayons vtements, hygine, bb, fruits et lgumes, frais, alimentation, et enfin alcool, eau, jus dorange, etc.

    Les liquides sont toujours placs le plus loin possible de lentre, tout a pour pntrer dans le magasin afin de se procurer une bouteille deau et finalement en ressortir avec un DVD, un livre, trois sachets de bonbons, un paquet de chips aromatises au poulet, des canettes de coca, des gteaux au chocolat et un kilo de pommes. Et en ayant oubli la bouteille deau

    Les objectifs tournent dans ma tte. On redresse les antipathes en se basant sur les conduites normalement dnonces par la socit, mme si chacun les transgresse dans ce lieu hors du temps. Les objets jets au sol que personne ne ramasse, les articles balancs dans les mauvais rayons, lagressivit envers les employs et les autres clients, les pique-niques sauvages, les vols divers, etc.

    Je dambule entre les gondoles foisonnant de victuailles, je massure que Isa et tienne errent proximit. Au bout de quelques minutes de recherche intensive, je repre une cible potentielle, au rayon fruits et lgumes. Un homme, dont la mission sur cette plante semble tre de goter tous les fruits qui passent sa porte et de les reposer, tranquillement, moiti mangs, dans le rayon.

    Je fais un signe discret mes deux compagnons et je me place devant un talage de clmentines 2, 45 euros/kg. Les odeurs piquantes des agrumes remontent jusque dans mes yeux. Je lobserve.

    Il prend une poire, la presse dans sa paume comme si ctait une ponge, croque dedans, et, visiblement peu satisfait du rsultat, la repose. Il passe une nouvelle varit, et fait de mme. tienne et Isa me font des signes positifs avec la main. Nous sommes daccord, on tient notre cible. Je lpie une dizaine de secondes en faisant semblant de choisir quelques pommes, puis, alors quil menace nouveau de mordre une nouvelle victime vgtale, je mavance.

    Vous avez besoin dun coup de main ?

    Lhomme sursaute, se demande un instant si cest bien moi qui ai parl, puis se renfrogne.

    De quoi jme mle ?

    Mon cur fait un bond dans ma poitrine. Il ne gagnera pas, je ne baisserai pas les bras, je suis plus fort que jamais.

    Ce nest pas trs propre. Et pour les autres cli Enfin, cest pas terrible.

    Mince, jai bgay. Jai t faible. Il a d le sentir, puisquil lve les yeux au ciel.

    Cest pas ton pognon ? Nan ? Et rien tempche de prendre les autres ? Alors tu tmles de tes fesses et tu vas voir ailleurs.

    Lhomme me tourne le dos et mange son fruit. Je grimace, jai perdu. Je men vais, penaud, rejoindre mes deux compres. tienne tire une mine dsole.

    Ce nest pas grave, dclare Isa. Il ne faut pas quon relche nos efforts, on va trouver une autre cible.

    Je me sens un peu pathtique. Aprs tout, cet homme navait pas tort. Ce ntait pas mon argent, et les supermarchs ne sont que les avatars dun odieux capitalisme qui broie et qui dtruit des vies, partout dans le monde. Jinspire, je me remmore les fondamentaux de ma thorie : ne pas se retrancher derrire des arguments globaux, jagis en fonction de mes possibilits, au niveau local, sur ce qui a une influence mon chelle. Et l, jai raison : dtruire les fruits va mettre dans lembarras le chef de rayon qui aura des pertes plus leves et qui, par consquent, devra sadapter soit en fliquant les clients, soit en augmentant encore les prix. Sans compter le pauvre consommateur qui ne fera pas attention et achtera une poire mchouille

    En plus, Isa a raison, ce nest pas trs important. Je ne pouvais pas savoir quil appartenait une catgorie suprieure dantipathe. Quil assumait ses actes.

    Nous tournons encore quelques minutes et nous apercevons un homme en train de triturer un carton de jouet au rayon enfant. Une sorte de gros oiseau lectronique, Piou-Piou, le petit moineau des cimes joyeuses . Je me mets en planque prs de lui et je surveille.

    Il dballe le jouet, arrache une partie amovible (probablement perdue ou casse sur celui de son fils), et, aprs un rapide coup dil droite et gauche, remet le jouet dans le carton et le repose en rayon. Sympathique pour le prochain client qui ne fera pas forcment attention

    Alors quil schappe derrire la gondole, je linterpelle :

    Monsieur, vous avez oubli ceci.

    Je lui tends son Piou-Piou.

    Vous avez pris la pice mais vous avez oubli le reste.

    Il me lance un regard gn. Il sapprte protester, mais des clients se sont arrts pour observer la scne, alors il se renfrogne.

    Oui, merci, rpond-il finalement, rsign, en marrachant le paquet des mains et en senfuyant dans le rayon des croquettes.

    Cette fois-ci, cest une victoire. Ma respiration se calme lentement. Je me demande si mon cur tiendra le choc si ce genre dexpdition se rpte.

    Bravo, on a russi ! lance Isa en me sautant au cou.

    On sait ce quest la peur prsent, crie tienne. On a affront la mort ! On a vaincu lantipathie !

    Je fixe Isa, elle a pris les paroles dtienne au premier degr. Je hausse les paules. Qui sait, je devrais peut-tre partager cet enthousiasme. Mais obliger une personne acheter un jouet ne sappelle pas pour moi vaincre lantipathie .

    Il faut quon trouve dautres personnes, dit-elle avec une mine srieuse. Maintenant que tu nous as montr, on va essayer dagir nous-mmes.

    Elle a le don de flatter mon orgueil. Mais l, je ny crois plus. Nimporte quel idiot est capable daccomplir ce que je viens de faire. Nul besoin dun apprentissage quelconque.

    Ils sloignent tous les deux. Je dambule dans les rayons. Jobserve. Je ne vois quune succession de comportements similaires. trangement, je nen prouve plus aucun intrt. Je suis fatigu de tout a, je nai pas ressenti avec cet homme la libration indescriptible de mes interventions prcdentes. Quant la satisfaction davoir peut-tre modifi la conduite dune personne, elle est plutt limite.

    Je dois srement vouloir passer autre chose, arriver vaincre les catgories suprieures, comme le gars des poires, Marie ou Stphanie. Et pas me contenter de cinq minutes de balade dans un supermarch. Je rflchis ce que je pourrais retranscrire dans le compte-rendu que je vais mettre en ligne ce soir, quand je reois un coup de fil sur mon portable. Cest Isa, elle me demande de la rejoindre au rayon chaussures. Jignore o cest, je me dirige au hasard vers le rayon vtements, lodeur forte des semelles neuves en plastique prend le relais pour me guider sur les derniers mtres. tienne arrive juste aprs moi, nous nous retrouvons devant une pile de mocassins 9, 99 euros (promotion spciale pour deux paires achetes).

    Je crois que notre mthode nest pas au point, dit-elle en dsignant une tagre du doigt.

    Je suis des yeux la direction indique. Pos sur une paire de baskets, je peux voir un carton balanc la hte.

    Piou-Piou, le petit moineau des cimes joyeuses

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    La vie, cest comme une course de voitures. Cest mieux dtre en tte.

    Lundi 19 mai

    Ces vnements se situent entre 10 h 30 et 11 h 00

    Musique de fond Star Wars. Il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine, trs lointaine, un Jedi combattait les forces du mal. Alors il ne pouvait pas rpondre au tlphone. Laissez-lui un message, il rappellera ds que possible.

    Encore sur rpondeur. Je minquite.

    tienne nest pas venu au travail. Jai tlphon chez lui, sur son portable, je lui ai mme envoy un mail, mais aucun retour. Cela ne lui ressemble pas. Jai essay chez Isa et Sophie, pareil. Quest-ce quils manigancent, encore ?

    Jrme, je peux vous voir une seconde ?

    Je raccroche nerveusement et je pousse sur mes pieds pour faire pivoter mon fauteuil. Cest Karim. Et il veut discuter. Avec moi. La premire fois en cinq ans. Il doit y avoir un problme.

    Oui, oui, bien sr.

    Il pose une fesse sur mon bureau et me dvisage un court instant. Jarrive supporter son regard, je suis content. Il parat lui aussi le remarquer puisquil me lance un sourire imperceptible.

    Je tenais vous fliciter pour votre travail des derniers jours. Le rapport que vous avez rendu vendredi tait de loin le meilleur.

    Mer Merci.

    Cette fois, le sang afflue dans mes tempes.

    Je tenais galement vous encourager sur un plan plus personnel.

    Mes mains se crispent sur les accoudoirs.

    Nous avons tous remarqu vos efforts en ce qui concerne les relations avec vos collgues.

    Alors l, cest le comble. Jessaye de bafouiller quelques mots, mais rien ne sort de ma bouche.

    Bon, en tout cas, continuez comme a. Vous tes sur la bonne voie.

    Il se lve, me donne une petite tape sur lpaule et sort de mon bureau. Mon cur cogne dans ma poitrine, je me sens bien, et je me sens mal.

    Jy ai eu droit moi aussi. cette courtoisie, cette prvenance, cette reconnaissance. Je fais partie du groupe prsent, je suis un membre de lentreprise. Mes poumons se gonflent dun sentiment nouveau. Une forme dorgueil, jai limpression.

    Pris dun lan dallgresse, je dcide daller me chercher un caf. Je pntre dans la salle de pause, Chantal et Julien y sont.

    Je les salue. Ils se retournent tous les deux, me sourient et me renvoient la politesse. Je sors mes pices de monnaie et je choisis un cappuccino. La machine crachote le liquide fumant dans le gobelet.

    Tu as vu Karim ? me demande Chantal. Il te cherchait.

    Je lutte pour ne pas rougir et me sauver en courant. Que veut-elle savoir ? Va-t-elle me cuisiner jusqu ce que javoue que je suis un faible et un lche ? Je tente de rassembler le peu de courage quil me reste.

    Oui, il tait content du rapport que je lui ai donn vendredi.

    Cest a qui est bien avec ce boss, reprend Julien, il sait encourager quand il faut. Dans mon ancienne bote, on savait juste tengueuler quand a partait en cacahute.

    Tu faisais quoi avant ?

    Je narrive pas croire que cest moi qui ai pos la question. Et en plus avec un air naturel qui mtonne moi-mme. Chantal lve aussitt les yeux au ciel en maffirmant que je maventure sur un terrain glissant. Puis elle rit avec moi. Avec moi.

    Julien, qui ne prend pas garde la moquerie, se lance dans un long monologue sur son ancien job, sur les tches quon lui confiait, les problmes hirarchiques quil rencontrait, le manque dorganisation. Ce nest que dix minutes plus tard que Chantal russit larrter. Le temps de pause arrive son terme. Ils jettent leur gobelet la poubelle et mattendent. Comme je nai pas fini, je leur dis dy aller, que je me laisse encore quelques instants.

    Je suis seul, je suis heureux. Jai particip une vraie conversation. Je termine lentement mon cappuccino double crme la vanille, jen profite pour me dtendre.

    Lorsque je lance la tasse en plastique blanc dans le bac, la porte souvre. Stphanie et Delphine entrent dans la salle. Elles hsitent lespace dun instant.

    Bonjour.

    Elles me rpondent en me regardant comme si jtais un extraterrestre.

    Je passe ct delles, je rejoins mon bureau. Jai vraiment limpression que quelque chose vient de changer aujourdhui.

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    La vie, cest comme le baby-foot. Cest mieux quand on est deux.

    Samedi 31 mai

    Ces vnements se situent entre 16 h 25 et 16 h 40

    La fourmi entreprenante stoppe brusquement sur le brin dherbe, ressentant le changement denvironnement. Elle pose ses antennes sur la nappe, mfiante, et procde un examen attentif. Au bout dune minute, peu satisfaite de sa dcouverte, elle se dcide rebrousser chemin. En descendant, elle croise des congnres avec qui elle change des informations, probablement des avertissements, puis disparat dans la vgtation.

    Tu as lair soucieux

    Je lve les yeux du sol. Stphanie, qui a referm son magazine, me regarde en penchant lgrement la tte de ct, comme si elle voulait percer mon me. Je grimace. Ce devait pourtant tre une agrable aprs-midi oisive au parc de la Tte dOr. Au soleil, sur la vaste tendue herbeuse prs du lac, ensemble.

    Ne tinquite pas.

    Arrte, je sais que a ne va pas. Cest cause de la rflexion de Marie propos du ple info ? Il ne faut pas faire attention, elle se met tout le monde dos.

    Non, ce nest pas a. Cest

    Je stoppe immdiatement.

    Quoi, personne ne supporte Marie ?

    Ben non Comment pourrait-on apprcier quelquun qui hurle longueur de journe et fait crise dhystrie sur crise dhystrie ? part les quelques idiots qui la suivent, comme Joseph.

    Moi qui pensais quelle tait admire et vnre de tous

    Cest tienne Je lai vu hier, avant daller chez toi. Il y a un truc. Et je suis ml a

    Dans quel sens ?

    Elle pose sa revue et se colle moi. Une brise vient soulever ses cheveux fins. Je promne mon regard sur les btiments de la Cit internationale qui pointent travers les arbres.

    Quelque chose qui me dpasse un peu Je ne sais pas trop quoi en penser.

    Tu ne veux pas men dire plus ?

    Je prfrerais voir tienne avant.

    Daccord, je te laisse avec tes mystres. De toute faon, il commence faire frais. Et je dois faire quelques courses pour ce soir. Tu peux passer chez lui, et ensuite me rejoindre lappart.

    Je me lve, je lui pose un baiser dans le cou, et nous nous sparons.

    Je marche rapidement. Je dois claircir une fois pour toutes cette histoire avec tienne. Jouvre mon sac, jcarte les papiers dont il est bourr et je force le passage pour y placer ma revue.

    Monsieur, excusez-moi, vous avez perdu ceci.

    Je fais volte-face. Un jeune homme se penche au sol et ramasse un bout de feuille qui a malencontreusement gliss de mon sac.

    Je navais pas vu quil tait tomb

    Ma voix steint. Cette scne a des airs de dj-vu. Je fixe mon interlocuteur, qui me scrute, intrigu. Soudain, ses traits se crispent. Il tourne les talons et sen va.

    Il me connat. Son visage a paru sclairer un instant avant de se murer dans une expression torture.

    Attendez ! Vous savez qui je suis ! Vous mavez dj vu !

    Il acclre le pas. Je me mets sa hauteur, il me lance un regard nerveux, puis dtourne la tte.

    Vous connaissez tienne ? Vous appartenez Cimonde ?

    Laissez-moi ! crie-t-il, avant de courir vers la sortie.

    Je stoppe net. Cette personne faisait partie de lorganisation. Ils sont dans le parc, je suis sr quils le ratissent longueur de journe. Ils doivent entraner les nouveaux ici.

    Je me mords la lvre infrieure. Le mouvement a pris une ampleur insouponne

    Samedi 31 mai (suite)

    Ces vnements se situent entre 18 h 35 et 19 h 25

    Je lance fbrilement ma connexion internet. La page met une seconde se charger, et surprise. Le site nest plus du tout semblable ce que javais connu. Il est professionnel, mconnaissable.

    Je clique au hasard sur un des liens, je dcouvre le cercle de lorganisation cimondiste.

    Mon cercle.

    Mon travail. peine retouch. Je repre aussi les autres prceptes qui font la base du mouvement, les explications sur la phase de transition, la classification des actions antipathes, les profils sociologiques, le test antipathe , etc.

    Cest effrayant. Je clique sur une carte interactive, et, en un instant, les territoires contamins se dvoilent. Cette gangrne sest dj tendue dans de nombreuses cits : Paris, Marseille, Bordeaux, des villes de Belgique, de Suisse et du Qubec. Montral fait mme partie des bases les plus actives.

    Je vois quon peut sinscrire. Il y a un espace ddi.

    Il faut se connecter. tienne ma srement envoy mes codes par mail. Je fais une recherche rapide, je trouve le message en question.

    Identifiant : Matre

    Mot de passe : Spirituel

    Quel sens de lironie

    La page des membres saffiche, et l, jen ai le souffle coup. En grand, sur lcran daccueil, une photo de moi, avec tienne. Celle prise dans le bar, o je suis tout huileux, o jai les yeux ferms, et o je fais la grimace. Et en dessous, la mention : lorigine du mouvement cimondiste, Jrme. Puis une srie de commandements respecter en cas de rencontre avec moi.

    Jaccde ensuite une sorte de bureau virtuel. Avec le rappel des fondements cimondistes, les principes daction, le forum, la base de donnes de retours dexprience et un tas dautres outils que je suis incapable de dfinir.

    En rouge, en haut gauche, scintille mon statut, fondateur , ainsi que le nombre de mails en attente dans ma messagerie, huit mille trois cent cinquante et un.

    Le paquet de messages non lus saffiche. La plupart proviennent dadmirateurs, qui clament que mes thories ont boulevers leur vie, ou de curieux, qui demandent des prcisions sur les doctrines dveloppes.

    Je me promne dans les diffrentes sections. Il y a un listing des dossiers en cours. Des noms, ceux en rouge sont ceux qui sont actuellement soumis au redressement du rseau Vigilance. Des informations trs personnelles, les oprations, les moyens mobiliss, tout est inscrit. Cest effrayant. Je repre le nom de Samantha. Il y a cinq agents sur son cas, chargs de lui faire comprendre son statut de perverse narcissique. Je ne sais mme pas ce quest un pervers narcissique

    Mes yeux se brouillent, je ne me sens pas bien. Il faut absolument que je fasse quelque chose. Il faut que jarrte tout a

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    La vie, cest comme la constipation. On attend des choses, mais souvent rien ne vient.

    Dimanche 13 avril

    Je me doutais bien que mes parents mavaient invit pour une raison particulire : rendre visite mon grand-pre

    Ces vnements se situent entre 14 h 00 et 16 h 00

    Comment peut-on vivre dans un tel endroit ? Le bton crasseux et lzard occupe la totalit du champ de vision. Le soleil narrive mme pas se frayer un chemin dans cette fort de toitures vermoulues. Les alles sont envahies par une mousse jauntre, les matriaux rongs par linfiltration. Tout ici nest que confinement, claustrophobie et curement.

    Veuillez signer le registre.

    Le personnel est encore moins accueillant que les pensionnaires. Je macquitte de ma tche, trace une belle signature, puis je franchis le porche.

    Ce cimetire est dcidment trs laid. Il est grand comme deux stades de foot. Il est surpeupl. Les pierres tombales ne sont spares que par de minces bandes de gravillons, qui roulent pour la plupart sur les alles dasphalte. Pas un seul arbre, pas un seul coin de verdure. Le HLM de la mort. Et pourtant, maman dit quil est pratiquement impossible dobtenir une concession, tant les demandes sont nombreuses.

    Je regarde distraitement les noms gravs dans le marbre, je mattarde sur ceux qui portent des dates marquantes, comme 1916 ou 1943. Certains navaient mme pas vingt ans

    Maman a pris quelques fleurs. Elle espre que a gayera le quotidien de mon grand-pre. Moi non. Je le dtestais. Je ntais dailleurs pas le seul dans la famille, et il nous le rendait bien. Je reste persuad que cest pour cette raison quil a voulu tre enterr, au lieu de se faire incinrer. Uniquement pour nous obliger lui rendre visite tous les ans. Surtout quil a jur maman de la hanter si elle ne le faisait pas. Comment peut-on dire une chose pareille sur son lit de mort ?

    Le seul espoir qui me porte, cest que sa concession de quinze ans sachve sans quelle sen rende compte. Un jour, elle apprendrait que les fossoyeurs ont vid le caveau et balanc les os la poubelle. Un juste retour des choses.

    Mon grand-pre naura pas t quelquun de formidable. Ctait un de ces individus qui lvent linsensibilit ltat dart. Il ne respectait rien ni personne. Son hobby rsumait lui seul sa btise : il adorait prendre en photo les cadavres dans leurs cercueils. Ceux de sa famille, mais aussi de ses amis, et dinconnus quand il arrivait sinviter aux crmonies.

    Il faut tre sacrment tordu pour faire une chose pareille. Jai pris un polarod de son corps le jour de lenterrement. Jai coll le clich glauque en couverture de lalbum et je lai balanc dans sa bote. Le pire, cest que je suis persuad que a aurait t sa dernire volont.

    Jaccompagne maman dans le ddale de couloirs serrs. Les caveaux font rarement plus dun mtre de large et contiennent souvent plusieurs membres dune mme famille. Je me demande comment ils font pour les faire tenir lintrieur.

    Nous arrivons devant la tombe. Mon grand-pre tait un vrai antipathe, quil aurait fallu chtier comme il se doit. Mais comment sy prendre ? Comment aurais-je pu lui faire comprendre sa mchancet ? Une simple remarque en public naurait rien boulevers. Il se moquait compltement de lopinion des autres. Comme le gars des poires. Il en tait un stade suprieur.

    Maman pose les chrysanthmes sur le marbre glacial. Elle le salue, lui donne quelques nouvelles de la famille.

    Et cest l, tandis que je patiente en retrait durant ce moment pnible, que jai la rvlation qui va tout changer.

    Pourquoi les gentils ne se feront plus avoir

    Exprience humiliante 1

    Cette fois, je suis prt raconter une scne de ma vie vraiment honteuse.

    Ces vnements se situent entre 18 h 00 et 18 h 30

    Mouais, il na pas lair si monstrueux

    Cette pense fait peine le tour de mon esprit que la nacelle passe une vitesse hallucinante devant mes yeux. Des visages angoisss se rvlent dans le scintillement frntique des lumires et disparaissent aussitt au sein dun tourbillon color. Le vent fouette les manches de ma chemise et me sature des odeurs de graisse et de plastique trop sollicit. Mes cheveux virevoltent dans tous les sens. Une vague de cris rvulss surgit avec le retard de lcho et se propage au creux de mes tripes.

    Bon, je nai rien dit.

    Une chaleur confuse envahit mon estomac. La musique sourde engourdit tous mes membres. Karim arrive avec les tickets quil distribue lquipe. Peut-tre que si je me sauve en courant, il ne me verra pas

    La fte foraine tait deux pas. On a dambul entre les alles encombres de manges, de boutiques diverses, de jeux o on vous fait croire que vous pouvez gagner une norme peluche ou un beau scooter, alors quen ralit vous repartez toujours avec un porte-cl ou un ourson dont les bras sarracheront au bout de trois heures. Je le sais, je les ai pratiquement tous essays

    Je me suis achet un kebab. Javais faim, mme sil tait encore tt. Marie ma trait de mange-merde en criant tous les vents que ctait de la viande de chien, alors je suis all le finir tout seul, un peu plus loin. Et puis, Karim est parti la recherche du mange le plus effrayant. Il est revenu quelques minutes plus tard, il nous a garanti avoir trouv un vritable monstre. Quand nous sommes arrivs en vue de lobjectif, cest l que jai regrett dtre venu

    Voil ce que vous allez devoir affronter ! Et tous ensemble !

    Je lve les yeux au ciel, je vois les bras tentaculaires se dployer dans la nuit et se mettre pivoter. Ils acclrent brutalement vers le sol, freinent, remontent, redescendent encore. Des centaines dampoules clignotent la vitesse de lclair et accompagnent les cris dhorreur des passagers solidement arrims leur sige, tandis que la voix criarde du forain rsonne :

    Attention, attention, mega looper !

    Le mega triple looper, la terreur de la foire

    Attention ! Attention ! On sattache bien son string ! Mega, mega looper !

    Le forain-pote dilapide ses rimes. Je tourne nerveusement mon ticket entre mes doigts. Dans les nacelles, des mains et des pieds totalement indpendants dcrivent des trajectoires tranges. Je mapproche de Stphanie.

    Alors, pas trop angoisse ?

    Elle se retourne et me regarde avec son air