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M. Jean-Francois Perrin Jean-Thomas Nordmann, Taine et la critique scientifique In: Romantisme, 1995, n°88. pp. 126-127. Citer ce document / Cite this document : Perrin Jean-Francois. Jean-Thomas Nordmann, Taine et la critique scientifique. In: Romantisme, 1995, n°88. pp. 126-127. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1995_num_25_88_3005

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M. Jean-Francois Perrin

Jean-Thomas Nordmann, Taine et la critique scientifiqueIn: Romantisme, 1995, n°88. pp. 126-127.

Citer ce document / Cite this document :

Perrin Jean-Francois. Jean-Thomas Nordmann, Taine et la critique scientifique. In: Romantisme, 1995, n°88. pp. 126-127.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1995_num_25_88_3005

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126 Nouvelles éditions, nouvelles lectures

Le volume I (Leçons de psychologie et de métaphysique) se fonde sur deux cours naguère déposés à la Bibliothèque Jacques-Doucet par Jean Guitton, qui les avait acquis d'un admirateur clermontois de Bergson, Joseph Désaymard. Ils sont datés des années 1888-1889, et sont donc contemporains de la préparation de la fameuse thèse dédiée à Jules Lachelier (V Essai sur les données immédiates de la conscience de 1889). Le deuxième volume (établi par Henri Hude en collaboration avec J.-L. Dumas) comporte une Introduction générale au Cours de philosophie de Clermont-Ferrand (1887), des Leçons d'esthétique, et un important ensemble de leçons datant de l'époque d'Henri IV (sans doute 1891-1893) et consacrées à la philosophie morale et politique, à la psychologie (avec notamment des développements substantiels sur la liberté, la mémoire et la perception) et à trois notions de métaphysique (l'espace, le temps et la matière). Les liens avec les œuvres personnelles du philosophe {Matière et Mémoire de 1896, mais aussi Les Deux Sources de la morale et la religion, qui est un ouvrage beaucoup plus tardif) sont évidents.

Le volume III qui regroupe les Leçons d'histoire de la philosophie moderne et contemporaine devrait être suivi par un quatrième sur l'histoire de la philosophie grecque. Ces leçons (sur Descartes, Leibniz, Kant, etc.) sont complétées par un exposé de 1894 sur « les théories de l'âme » qui éclaire naturellement, là encore, la genèse de Matière et Mémoire. Ces cours, d'orientation plus historique que les analyses dogmatiques des deux précédents volumes, révèlent un Bergson familier des grands auteurs de la tradition, très respectueux de Descartes et des cartésiens (Malebranche, Spinoza), admirateur de Leibniz, plus critique vis-à-vis de Kant, qu'il étudie en détail. On lira avec une attention particulière les quelques pages que Bergson consacre à la philosophie française du XIXe siècle, et en particulier à « l'école spiritualiste » : Maine de Biran qui, par l'effort, croit retrouver l'essence métaphysique du moi, Royer-Collard, « plutôt orateur », Victor Cousin, dont la philosophie éclectique est « fertile en contradictions » mais « qui a eu le mérite d'avoir conduit les esprits aux études historiques ». Bergson réserve ses critiques à l'autre école, au positivisme, notamment à Comte dont la doctrine serait en fait, malgré ses dénégations, dominée par une idée tout entière métaphysique, selon laquelle le supérieur s'explique par l'inférieur.

Ces Cours ne sont pas seulement d'un grand intérêt pour qui veut étudier la genèse et l'évolution des idées de Bergson entre Y Essai de 1889 et Matière et Mémoire ; il faut les prendre pour ce qu'ils sont, non des œuvres, mais des documents de tout premier ordre sur l'enseignement de la philosophie à la fin du XIXe siècle dans les lycées de province et de Paris. Ils font entendre de façon miraculeusement fidèle la voix d'un professeur d'exception qui a su faire la synthèse entre sa propre réflexion, que l'on devine en filigrane, et les exigences de son métier.

Jean Lacoste

• Taine

— Jean-Thomas Nordmann, Taine et la critique scientifique, PUF écrivains, 1992, 406 p.

C'est une réévaluation générale de l'œuvre de Taine que propose ici Jean-Thomas Nordmann, qui rompt avec la vulgate des stéréotypes la concernant, en montrant sa valeur véritablement fondatrice à l'égard de la critique moderne.

La première partie de l'ouvrage retrace avec précision l'histoire complexe des longs travaux philosophiques et scientifiques qui mènent Taine à fonder une « critique expérimentale ». La deuxième partie montre qu'à l'opposé du réductionnisme positiviste dont on l'accuse depuis Péguy, la critique qu'il pratique est d'abord centrée sur l'étude minutieuse des œuvres. L'une de ses lettres est à cet égard très éclairante : « Ce n'est pas par l'étude du milieu et des contemporains qu'il faut commencer ; on se perd de cette façon dans les accessoires et dans l'entourage. Mon expérience m'apprend qu'il faut commencer [...] par l'écrivain, et particulièrement par son chef-d'œuvre » (p. 140). C'est autour de ce « noyau primitif » que s'articule l'étude des conditions matérielles et historiques de la production des œuvres, qui n'a de sens qu'à éclairer

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une psychologie créatrice toujours située dans une perspective herméneutique : « dans le sillage de Mme de Staël, des idéologues, et à bien des égards de Chateaubriand, écrit J.-T. Nordmann, Taine prolonge le mouvement tendant à voir dans l'œuvre le signe révélateur de l'homme incarné dans des manifestations historiques » (p. 380).

Mais si sa pensée est ainsi l'aboutissement de la critique romantique, son encyclopédisme et la profondeur de son enracinement philosophique et scientifique la font surtout porteuse d'avenir ; sa psychologie, qui informe toute sa critique, constitue en effet la première synthèse de la psychologie expérimentale de son temps : sa portée sera immense jusqu'au début du XXe siècle par la théorie de la perception et de l'imagination qu'elle impose. On découvre ainsi une esthétique qui fait déjà de la création une « affaire de vision » et une conception de l'invention poétique qui annonce les thèses de Bergson dans Le Rire (p. 168). Quant au « moi » de l'écrivain, on trouvera, non sans surprise, à propos de Saint-Simon, des formulations quasi proustiennes ; ainsi, « dans un écrivain, il y a deux hommes : le premier qui s'adresse à ses contemporains, flatte leur goût [...] ; le second qui s'adresse aux autres générations et se présente nu dans l'avenir avec ses seuls livres ; je préfère le second ; ce qui est essentiel, c'est la portion durable » (p. 152).

De l'historien, J.-T. Nordmann montre que son intérêt pour les cultures anglaise et allemande en fait « un des créateurs de la littérature comparée » (p. 15) ; mais il prépare également la moderne histoire des mentalités avec la notion d'« esprit du temps », fille d'un « historicisme qualitatif » où la prise en compte du « milieu » et du « moment » ne vise qu'à susciter « l'imagination sympathique par laquelle l'écrivain se transporte dans autrui et reproduit en lui-même un système d'habitudes et de passions contraires aux siennes » (p. 208). J.-T. Nordmann montre en effet qu'à l'opposé de l'empirisme vulgaire à laquelle on la réduit en général, la fameuse trilogie de la « race », du « milieu » et du « moment » constitue un dispositif conceptuel dont il faut retracer l'histoire épistémologique pour en saisir la fonction opératoire dans le travail critique. Il rappelle qu'à l'époque où Taine l'utilise, la notion de race, qui est « une idée du siècle » (p. 181), « a déjà passé de la biologie à l'analyse historique » avec A. Thierry, et à « une sorte de psychologie des peuples » avec Stuart Mill (p. 182). Avec le milieu et le moment, elle constitue « un point de vue sur la réalité plus qu'une force autonome » (p. 200), le moment étant une échelle de référence qui donne la perspective historique et critique, et permet ainsi de cerner « l'altérité du passé ».

On ne dira qu'un mot trop bref de la passionnante troisième partie de l'ouvrage, consacrée à l'esthétique de Taine. Examinant par exemple la notion de « bienfaisance du caractère » dans la Philosophie de l'art, J.-T. Nordmann montre que, loin de se réduire à un moralisme normatif, elle participe d'un dispositif conceptuel visant la spécificité des formes artistiques et de leurs effets, par où Taine fonde déjà une esthétique de la réception en même temps qu'il élabore une « critique des formes » dont certains aperçus conservent d'ailleurs une force étonnante : ainsi lorsqu'il évoque « la poésie de l'avarice » à propos de Grandet (p. 295), ou la capacité de Stendhal à maintenir les faits « au niveau de leur contingence » (p. 317) aussi bien qu'à éviter de « raconter dramatiquement les événements dramatiques » (p. 321). On redécouvrira également cette page étonnante du La Fontaine où il « célèbre l'effacement de l'auteur derrière le mouvement même de son sujet », d'une manière qui annonce « le refus de la composition logique sur lequel s'appuieront [...] les théoriciens du courant de conscience » (p. 324). Très suggestives enfin sont les pages montrant comment Taine s'approche à son insu de l'esthétique kantienne du désintéressement (p. 262 et 274 par ex.).

« Trop peu lus, les textes publiés par Taine ont à eux seuls la saveur de l'inédit », écrit J.- T. Nordmann ; par son érudition précise et ses perspectives excitantes, le « Taine par lui- même » qu'il nous offre constitue un excellent guide pour visiter avec profit cet arrière-pays bien méconnu de notre mémoire critique.

Jean-François Perrin