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Rhiannon Goldthorpe Les Mots : « Soi-même comme un autre » In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1998, N°50. pp. 231-245. Citer ce document / Cite this document : Goldthorpe Rhiannon. Les Mots : « Soi-même comme un autre ». In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1998, N°50. pp. 231-245. doi : 10.3406/caief.1998.1321 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1998_num_50_1_1321

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RHIANNON GOLDTHORPE

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Rhiannon Goldthorpe

Les Mots : « Soi-même comme un autre »In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1998, N°50. pp. 231-245.

Citer ce document / Cite this document :

Goldthorpe Rhiannon. Les Mots : « Soi-même comme un autre ». In: Cahiers de l'Association internationale des étudesfrancaises, 1998, N°50. pp. 231-245.

doi : 10.3406/caief.1998.1321

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1998_num_50_1_1321

LES MOTS:

« SOI-MÊME COMME UN AUTRE »

Communication de Mme Rhiannon GOLDTHORPE

(Université d'Oxford)

au XLIXe Congrès de l'Association, le 10 juillet 1997

Pour apprécier le statut du soi dans l'œuvre de Sartre, et surtout dans Les Mots, il faudrait suivre l'évolution de la pensée sartrienne à partir de l'essai philosophique La Transcendance de l'Ego (publié en 1937), et faire allusion, brièvement, à la théorie de l'ipséité esquissée dans un passage fondamental de L'Etre et le Néant (1943). Il faudrait aussi constater que cette évolution est faite de continuités et de ruptures, dont la transition entre les deux ouvrages autobiographiques, les Carnets de la drôle de guerre (écrits en 1939-40) et Les Mots (1964), n'est certainement pas la moins intéressante. Je ne m'attarderai pas sur la genèse et la composition des Mots, qui ont été analysées si magistralement par Michel Contât et ses collègues dans un beau livre : Pourquoi et comment Sartre a écrit « Les Mots » (1). Mon propos principal sera de situer Les Mots dans la problématique sartrienne du soi et surtout de l'altérité du soi — une problématique tou-

(1) Pourquoi et comment Sartre a écrit « Les Mots » : Genèse d'une autobiographie, publié sous la direction de Michel Contât, Paris, Presses Universitaires de France, 1996.

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jours capitale pour la réflexion philosophique et littéraire de notre époque (2).

* * *

Si nous consultons le Dictionnaire Robert nous trouvons sous la rubrique « soi, philosophique » les définitions suivantes : « tout sujet de personne » ; « la présence à soi » ; « la conscience, la personnalité, le moi de chacun, de chaque sujet » ; « l'être en tant qu'il est pour lui- même ». Autant de cercles vicieux, semble-t-il, surtout en ce qui concerne la conception sartrienne du soi. Car dès l'abord Sartre établit une distinction fondamentale entre la conscience et l'Ego ; pour le jeune Sartre la conscience est impersonnelle, l'Ego, dont le Je et le Moi constituent les deux faces, loin d'être le sujet de la conscience, est un objet pour la conscience : « l'Ego n'est ni formellement ni matériellement dans la conscience : il est dehors, dans le monde ; c'est un être du monde, comme l'Ego d'autrui » (3). Au niveau le plus fondamental le soi est déjà « comme un autre ». La conscience, donc, n'est pas le soi ; de plus, les états, les qualités — le caractère, en somme — du soi sont du côté de l'Ego ; ils n'appartiennent pas en propre à la conscience. Celle-ci n'est qu'une activité spontanée, translucide. Toutefois, ce sont les actes

(2) C'est pour cette raison que j'ai eu la témérité d'adopter le titre du livre de Paul Ricœur : Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, Í990. Pour Sartre, la conscience n'est jamais « la même » car l'altérité habite le cœur même de la conscience. C'est cette altérité qui rend possible notre conscience de l'existence d'autrui : « Que peut-être, en effet, l'altérité, sinon le chassé-croisé de reflété et de reflétant que nous avons décrit au sein du pour-soi, car la seule façon dont l'autre puisse exister comme autre, c'est d'être conscience (d')être autre. L'altérité est, en effet, négation interne et seule une conscience peut se constituer comme négation interne » (L'Etre et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 712). (3) La Transcendance de l'Ego : Esquisse d'une description phénoménologique,

(1936-37), éd. Sylvie Le Bon, Paris, Librairie philosophique Vrin, 1965, p. 14.

LES MOTS 233

de réflexion de la conscience impersonnelle et réfléchissante, les actes de ce que Sartre appelle la réflexion impure, qui font naître le Moi dans la conscience réfléchie. Et le Moi ainsi créé comme objet pour et par la conscience a pour fonction de masquer la spontanéité impersonnelle et la liberté de la conscience, et de lui imposer une unité en vérité fugace, factice et illusoire. Mais s'il arrive à la structure de l'Ego de s'effondrer, cet effondrement révèle la « liberté vertigineuse » de la conscience : « ce vertige n'est compréhensible que si la conscience s'apparaît soudain à elle-même comme débordant infiniment dans ses possibilités le Je qui lui sert d'unité à l'ordinaire » (4). Cette intuition est l'effet de ce que Sartre appelle « la réflexion pure », qui suspend notre croyance dans l'unité illusoire de l'Ego, qui provoque l'angoisse, et qui révèle « une conscience absolue [qui] lorsqu'elle est purifiée du Je, n'a plus rien d'un sujet » (5). Et Sartre de citer la « fameuse phrase » de Rimbaud : « Je est un autre » (6).

Or, on pourrait soutenir que la création de l'Ego par la conscience opérant un acte de réflexion impure a des conséquences à la fois psychologiques, épistémologiques, éthiques et littéraires. C'est la réflexion pure qui révèle la liberté de la conscience et qui nous délivre de « la vie intérieure » (7), de la « philosophie douillette de l'immanence » et des « dorlotements de l'intimité » (8) que Sartre avait tant en horreur ; c'est dans la réflexion impure ou complice que la conscience, comme nous l'avons vu, essaie de construire pour elle-même une unité cohérente de dispositions psychiques qui créerait un caractère stable et consistant. Sartre affirme que c'est l'Ego, ainsi constitué par la réflexion impure, qui est le sujet du journal intime, et l'objet prétendu de l'introspection, et qui fournit la

(4) Ibid., p. 81. (5) Ibid., p. 87. (6) Ibid., p. 78. (7) Ibid., p. 74. (8) « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : L'Inten-

tionnalité », Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 34.

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matière de la vie intérieure. En fait, la conscience se trompe lorsqu'elle croit que l'Ego puisse lui fournir l'identité à laquelle elle aspire, et qui supprimerait la liberté, ou entraînerait son reniement. Pourtant, l'Ego peut offrir un refuge, dans la mauvaise foi, contre l'angoisse provoquée par la liberté et par le manque d'identité — un refuge inauthentique en ce que nous nous persuadons que les états et les qualités de l'Ego déterminent nos conduites et nos choix. Sartre insiste sur l'inauthenticité d'un tel comportement dans L'Etre et le Néant, où il reste fidèle à la conception de l'Ego déjà exposée. Toutefois, nous constatons à la fois une rupture et une évolution majeure dans la pensée de Sartre entre l'essai sur la Transcendance de l'Ego et L'Etre et le Néant — entre 1937 et 1943. Dans L'Etre et le Néant, Sartre affirme de la conscience — rigoureusement impersonnelle dans La Transcendance, comme nous l'avons vu — que,

dès qu'elle surgit, la conscience par le pur mouvement néan- tisant de la réflexion se fait personnelle : car ce qui confère à un être l'existence personnelle, ce n'est pas la possession d'un Ego — qui n'est que le signe de la personnalité — mais c'est le fait d'exister pour soi comme présence à soi (9).

Toutefois, « la présence à soi » proposée par Sartre n'est pas ce qu'elle paraît au premier abord. C'est que maintenant la conscience se projette vers la possibilité d'une présence à soi qu'elle ne pourrait jamais atteindre : un projet qui implique une nouvelle distinction radicale entre le soi/ Ego (le soi inauthentique que nous connaissons déjà), et le nouveau concept du soi/ipse, qui a plus de chances d'éviter l'inauthenticité. C'est une distinction qui souligne encore une fois le thème de l'altérité : le soi/Ego est autre que le soi/ipse. Voici la définition sartrienne du soi/ipse : la conscience (ou le pour-soi, pour emprunter la nouvelle terminologie de Sartre)

(9) Op. cit., p. 148.

LES MOTS 235

est soi là-bas, hors d'atteinte, au lointain de ses possibilités. Et c'est cette libre nécessité d'être là-bas ce qu'on est sous forme de manque, qui constitue l'ipséité ou second aspect de la personne (10).

C'est maintenant la présence de la conscience au monde, et non pas la simple présence à soi, qui constitue l'ipséité précaire et fugace de la conscience. Le monde est le corrélatif nécessaire de la conscience dans son mouvement vers ses possibilités et vers le soi/ ipse. Le monde et la personne sont impliqués dans un « circuit de l'ipséité » : « sans monde, pas d'ipséité, pas de personne ; sans l'ipséité, sans la personne, pas de monde » (11). Nous sommes loin, semble-t-il, des thèses de La Transcendance de l'Ego, où le monde et le moi sont simplement « deux objets pour la conscience absolue, impersonnelle » (12).

Ce n'est qu'avec la publication des Carnets que nous sont révélés les motifs de cette rupture assez abrupte, et ce sont des motifs en effet personnels plutôt que philosophiques. C'est le pressentiment d'événements irréparables qui a appris au jeune Sartre que le réel n'était pas un décor, que « tout pouvait arriver à moi » (13). Et c'était sous la menace de l'irréparable qu'il avait cherché un refuge contre l'angoisse et, nous pouvons l'inférer, contre son moi, dans

une conscience suprême, absolue et contemplative, pour laquelle mon destin et l'effondrement même de ma personne n'étaient que les avatars d'un objet privilégié. L'objet pouvait disparaître, la conscience n'en était pas touchée ; ma personne n'était qu'une incarnation transitoire de cette conscience (14).

(10) Ibid. (11) Ibid. (12) Op. cit., p. 87. (13) Carnets de la drôle de guerre : septembre 1939-mars 1940, Paris, Gallimard,

1995, p. 575. (14) Ibid.

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Le refuge dans ce qu'il appelle la tour d'ivoire de la conscience semble aussi inauthentique que la stabilité illusoire de l'Ego, mais il reconnaît que la « conscience- refuge » était l'attitude qu'il avait choisie en 1938-39 devant les menaces de la guerre. « C'est elle aussi », affir- me-t-il,

qui m'inspira un peu plus tôt mon article sur la transcendance de l'Ego, où je mets tout bonnement le Moi à la porte de la conscience, comme un visiteur indiscret. Je n'avais pas avec moi-même cette intimité caressante qui fait qu'il y a des adhérences, comme on dit en médecine, du Moi à la conscience, et qu'on craindrait, en essayant de l'en ôter, de la déchirer (15).

En même temps Sartre, tout en continuant d'admettre l'inauthenticité du caractère tel qu'on le conçoit traditionnellement, en offre une nouvelle définition, destinée à faire fortune :

Longtemps j'ai cru d'ailleurs qu'on ne pouvait concilier l'existence d'un caractère avec la liberté de la conscience ; je pensais que le caractère n'était rien autre que le bouquet de maximes, plus morales que psychologiques, où le voisin résume son expérience de nous [...]. C'est cette année seulement, à l'occasion de la guerre, que j'ai compris la vérité : certes le caractère ne doit pas se confondre avec toutes ces maximes-recettes des moralistes, « il est coléreux, il est paresseux, etc. », mais c'est le projet premier et libre de notre être dans le monde (16).

On se demande, pourtant, s'il n'y a pas un peu de mauvaise foi dans cette nouvelle définition, qui permet à Sartre d'attribuer, paradoxalement, les traits les plus persistants de son caractère à « un premier projet de mon

(15) Ibid., p. 576. (16) Ibid.

LES MOTS 237

existence (on y trouve en effet l'orgueil, la liberté, la déso- lidarisation de soi-même) » (17). Toutefois, ici c'est la phrase « notre être dans le monde » qui doit retenir notre attention. Sartre admet que jusque-là il n'avait jamais pris le monde au sérieux ; maintenant, c'est le monde, révélé par la guerre, et par la lecture de Heidegger, qui confirme l'existence du soi/ ipse ; Heidegger lui montre qu'il n'y a rien au-delà du projet par quoi la réalité humaine se réalisait soi-même :

Est-ce à dire que je vais laisser rentrer le Moi ? Non, certes. Mais l'ipséité ou totalité du pour-soi n'est pas le Moi et pourtant elle est la personne. Je suis en train d'apprendre, au fond, à être une personne (18).

Toutefois, la découverte du soi/ ipse ne saurait réussir à imposer une nouvelle unité à la personne, minée jusque- là par l'altérité de la conscience et de l'Ego. Sartre vient de constater de nouveau que l'ipséité n'est pas le Moi, et, de nouveau, pour des motifs personnels, car, paradoxalement, un de ses traits les plus persistants est l'horreur de la continuité et de la consistance — de l'unité, en somme : « Chaque fois que quelqu'un semble frappé par la permanence de mon moi, je suis égaré d'inquiétude » (19). Ce « manque de solidarité avec moi-même » (20) implique aussi une théorie du temps élaborée dans le onzième Carnet et longuement reprise dans L'Etre et le Néant. Elle souligne la discontinuité de la conscience et, par extension, du soi/ ipse : « mon présent c'est la négation de ce que je suis » (21). Et voilà une discontinuité que le souvenir ne saurait surmonter. Plus tard, dans le quatorzième Carnet, Sartre évoque avec précision, intensité et poésie une promenade par une nuit « embaumée » à Rouen, avec Olga

(17) Ibid. (18) Ibid., p. 577. (19) Ibid., p. 189. (20) Ibid., p. 436. (21) Ibid., p. 441.

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(22). Ce fut pour lui, dans une allusion sans doute délibérée à Proust, un moment privilégié. Et pourtant, loin de garantir la continuité du soi, ce souvenir en souligne la discontinuité et l'altérité, accentuées par une rupture de style typiquement sartrienne, où le lyrisme fait place au quotidien :

Le souvenir [...] n'a pas mordu sur moi. [...] Il n'est pas de période de sa vie à laquelle on puisse s'attacher comme la crème brûlée « attache » au fond de la casserole [...]. Cette nuit passée est pour moi comme la nuit d'un autre. Le passé [...] n'agit pas plus sur nous que s'il n'existait pas (23).

Sartre affirme ailleurs dans les Carnets, et dans son ouvrage antérieur sur l'imaginaire, que pour lui le souvenir n'était pas un moyen de conserver le passé, mais plutôt un moyen d'en créer une représentation imaginaire dans le présent — de créer ce qu'il appelle une « fiction vraie » (24). Les théories sartriennes de l'imaginaire soulignent la fragilité de cette fiction : il soutient que l'objet imaginaire est affecté par une triple irréalité, du temps, de l'espace, et des rapports intra-mondains, où la stabilité et le degré d'individualisation de l'objet réel font défaut. De plus, l'acte d'imaginer « déréalise » non seulement le monde, mais notre « moi » mondain. Les objets imaginaires que nous créons sont chargés d'une forte affectivité, mais nous sommes conscients, en même temps, du « néant » de ces objets (25). D'où, peut-être, l'effet paradoxal des souvenirs sartriens, qu'ils soient évoqués dans les Carnets ou dans Les Mots, et qui sont faits à la fois d'intensité et de détachement.

*

(22) Ibid., p. 588. (23) Ibid., pp. 588-89. (24) Ibid., p. 436. (25) L'Imaginaire, Paris, Gallimard, 1940, p. 163 sq.

LES MOTS 239

II est clair que les théories sartriennes que je viens d'esquisser — ses théories de la conscience et du soi, de la temporalité, du souvenir et de l'imaginaire — mettent radicalement en question la réflexion sur le soi que supposent le journal intime et l'autobiographie. L'acte d'écrire est-il un moyen d'explorer les états et les qualités du soi/Ego, ou est-ce qu'il s'agit plutôt de « l'être dans le monde » du soi/ ipse ? Quelle méthode faut-il adopter pour révéler le circuit d'ipséité de la conscience et du monde si, comme Sartre, on essaie d'éviter l'introspection classique ? Est-il possible de résoudre les problèmes habituels de la sincérité, ou de la fragilité et de l'incohérence du souvenir ? Est-il possible de viser et de transcrire nos actes de réflexion, qu'ils soient primaires ou secondaires, purs ou impurs ? Le Sartre des Carnets est certainement conscient des pièges du journal intime :

J'avais horreur des carnets intimes et je pensais que l'homme n'est pas fait pour se voir, qu'il doit toujours fixer son regard devant lui. Je n'ai pas changé. Simplement il me semble qu'on peut [...] quand on est en train de changer de vie, comme le serpent qui mue, regarder cette peau morte, cette image cassante de serpent qu'on laisse derrière soi, et faire le point (26).

Il est permis de se demander s'il est possible de changer de vie sans changer ; quoi qu'il en soit, l'auteur quinquagénaire des Mots admet, lui, qu'il a certainement changé. Selon lui, son autobiographie est un adieu à la littérature. Il ne fixe plus, ou du moins rarement, son regard devant lui : il regarde la peau morte de son passé. Il ne fait plus le point : dans Les Mots il dénonce plutôt l'imposture que comporte son projet d'écrire, et fustige la mauvaise foi et la vocation inauthentique de son moi passé. Son autobiographie met donc en scène, d'une façon particulièrement frappante, les paradoxes de la continuité, de la rupture, et

(26) Op. cit., p. 352.

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de l'altérité ; car lorsqu'il se détache de son passé, Sartre reconnaît que les traits de l'enfant sont toujours ceux de l'adulte — y compris, précisément, la tendance à se désolidariser de son passé. Toutefois, le désir de s'arracher au passé et au présent n'est plus un garant de la liberté : ce désir est lui-même conditionné, aussi bien que « le beau mandat d'être infidèle à tout » (27). C'est le fait d'avoir intériorisé et radicalise « l'optimisme bourgeois » et la croyance au progrès de sa classe qui l'avait amené à subordonner le passé au présent et le présent à l'avenir, et à « transformer un évolutionnisme tranquille en un catas- trophisme révolutionnaire et discontinu », incarné plus tard par les personnages de son théâtre, faits à son image (28).

Le texte des Mots a les deux visages de Janus : il fait l'épreuve, d'une part, des théories les plus récentes de Sartre sur les rapports dialectiques entre le soi et le monde, et d'autre part, il remonte à ses premières réflexions sur le statut du soi. D'une part, la façon dont le jeune Sartre adopte les valeurs de sa classe nous rappelle la théorie des médiations élaborée dans la Critique de la raison dialectique — une théorie qui a pris la place de celle, moins complexe, du « circuit de l'ipséité » esquissée dans L'Etre et le Néant. La théorie des médiations a pour but de révéler l'effet réciproque et dialectique du projet de l'individu et du conditionnement social, d'examiner la façon dont l'individu, dans l'opacité de l'enfance et par l'intermédiaire singulier de sa famille, a intériorisé et vécu les conditions socio-politiques d'une conjoncture historique, et de révéler aussi la façon dont, éventuellement, il les dépasse. Dans cette perspective le choix par l'enfant Sartre d'une vocation d'écrivain est présentée par l'écrivain Sartre comme surdéterminé par la pression exercée sur lui par sa famille, et par la culture, le contexte économique et l'idéologie de la bourgeoisie. Et Sartre l'adulte

(27) Les Mots, Paris, Gallimard, 1964, p. 202. (28) Ibid., p. 198.

LES MOTS 241

d'évoquer les idiosyncrasies de son milieu familial : l'enfant « surnuméraire » se fera écrivain afin de justifier son existence, de se créer une illusion de nécessité, d'échapper, en somme, au sentiment d'être « de trop » qu'il doit à la mort prématurée de son père. L'enfant doit le « mandat » d'écrire au culte voué par le XIXe siècle aux « grands auteurs », et à « l'illusion rétrospective » de la notoriété posthume que son grand-père lui avait transmise. L'idée de l'écriture comme une vocation sacrée témoigne de la religiosité assez vague qui a survécu à la déchristianisation de la société, et qui est partagée par sa famille. Les protagonistes de ses premiers efforts littéraires, autant de « moi » de remplacement, doivent leur héroïsme à l'individualisme puritain et bourgeois de son milieu.

Comme nous l'avons vu, le soi/ ipse du circuit de l'ipséi- té avait existé comme une présence au monde, libre de se projeter au-delà du monde vers ses propres possibilités et vers une présence à soi toujours hors d'atteinte. Dans Les Mots, le projet s'est transformé en prédestination. De plus, la réflexion spontanée impliquée dans la constitution du soi /ipse est remplacée par une conscience de soi qui essaie de se faire objet pour elle-même et qui se rapproche inexorablement de la constitution de l'Ego. L'enfant cherche le soi en adoptant les rôles qui lui sont imposés par les adultes de son milieu, et, notamment, par les psychodrames du grand-père, dans une mauvaise foi inévitable et réciproque. Il faudrait se rappeler, aussi, que pour Sartre philosophe de la conscience, les catégories du sujet et de l'objet ne font pas partie intégrante de la conscience ni du soi /ipse. Elles se dégagent de la constitution du soi/Ego, et le comportement du jeune Jean-Paul en offre une mise en scène remarquable. Selon Sartre adulte, Pou- lou ne cherche pas seulement à se faire objet aux yeux d'autrui ; sa vocation lui révèle qu'il est un « pur objet » ; en plus, il aspire à être « autre enfin, autre que moi, autre que les autres, autre que tout » (29). Pour Poulou, cette

(29) Ibid., pp. 160-161.

242 RHIANNONGOLDTHORPE

recherche aboutit à un sentiment radical d'aliénation, et d'aliénation de soi. De surcroît, dans Les Mots l'auteur adulte adopte souvent vis-à-vis de l'enfant le point de vue d'un autre. Tandis que dans les Carnets la promenade nocturne à Rouen « est pour moi comme la nuit d'un autre » (30), le lecteur n'a pas le sentiment que Sartre, en la racontant, s'était réduit à un objet pour la conscience d'un autre. Plutôt, le souvenir avait témoigné de la liberté de son moi présent. Dans Les Mots Sartre, désabusé, reconnaît les limites que le passé impose à notre liberté, et le lecteur a une forte impression de la réification du soi. Elle ressort non seulement de la collaboration inauthentique de l'enfant aux rôles que lui imposent ses aînés, mais aussi du ressentiment exprimé et, paraît-il, éprouvé par Sartre l'auteur, un ressentiment aliénant qui a pour objet à la fois le milieu familial de l'enfant, et l'enfant lui-même, — un ressentiment quelquefois atténué, il est vrai, par l'humour, mais plus souvent exacerbé par l'ironie. On peut noter, entre parenthèses, que la notion du ressentiment, empruntée au philosophe allemand Scheler, et élaborée par Sartre, constitue une des catégories majeures de la psychanalyse existentielle sartrienne, et que le ressentiment est étroitement lié aux conduites d'inauthenticité. Donc, réification, aliénation, altérité. Mais nous savons aussi, à partir de la Transcendance de l'Ego, que pour Sartre l'introspection, ou la constitution du soi/ Ego, est toujours vouée à l'échec, car la tentative de prendre sur soi-même le point de vue de l'autre n'aboutit qu'à un mirage toujours trompeur (31). De plus, dans Les Mots l'enfant-objet se transforme en objet imaginaire ou objet-en-image : en « enfant imaginaire » selon Sartre (32), déréalisé, sans doute, par les adultes qui provoquent ses impostures, par la complicité ou par les conduites d'évasion de l'enfant lui-même et, surtout, par l'évocation du passé, de la part

(30) Op. cit., p. 589. (31) Op. cit., p. 69. (32) Op. cit., p. 92.

LES MOTS 243

de l'auteur, dans le monde imaginaire. Pour Sartre, son autobiographie est « un roman auquel je crois » (33) — et son ouvrage sur l'imaginaire nous fait savoir que lorsque nous créons un objet imaginaire, nous y croyons pour la seule raison qu'il ne contient que ce que nous y avons mis.

* * *

L'entreprise autobiographique est-elle donc fatalement vouée à l'échec ? S'agit-il dans Les Mots d'un assemblage de théories hétéroclites et inconciliables du soi, ou s'agit-il d'une véritable synthèse ? Est-ce que le mouvement dialectique des médiations saura dépasser les limites de l'introspection dans une « fiction vraie » (34) ? Plus tard, Sartre suggère en effet que le statut de l'autobiographie est celui d'une fiction heuristique qui nous permettrait de tenter une approche asymptotique de la vérité. Dans Les Mots il semble que cette approche n'aboutisse qu'à une prise de conscience désabusée du soi. Alors que dans les Carnets le projet d'écrire était la conséquence d'un choix libre qui pouvait être librement révoqué, dans Les Mots le projet n'est plus un garant de la liberté : il est réduit à une forme d'inertie. La vocation d'écrire a été imposée à l'enfant avec sa complicité ; adulte, l'écrivain reconnaît que le rôle s'est transformé non seulement en habitude, mais en névrose. C'est une contrainte obsessionnelle : la voix du grand-père, « cette voix enregistrée qui m'éveille en sursaut et me jette à ma table », est devenu la sienne (35). Le soi, ainsi constitué ou déterminé, est pathologique : « on ne se guérit pas de soi » (36). Il apparaît que l'Ego, cette

(33) « Autoportrait à soixante-dix ans », Situations X, Paris, Gallimard, 1976, p. 146. (34) Ibid., p. 148. (35) Op. cit., p. 137. (36) Ibid., p. 211.

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construction secondaire, a supprimé la liberté de la conscience ; selon Sartre, l'imposture est devenue son caractère.

Il est encore plus déconcertant de constater que, là où les Carnets avaient été le creuset de la pensée sartrienne, Les Mots ébranlent radicalement les fondements de cette philosophie. Ils démontrent que la notion de contingence, qui en est le principe même, est elle-même tout à fait relative et contingente, car elle ressort du sentiment de super- fluité provoqué par la mort de son père ; les postulats de la liberté et du choix sont la contrepartie des pressions exercées par le milieu de son enfance et par les jugements de ses proches ; la théorie de la mauvaise foi s'explique par les conduites de l'enfant cabotin. Le principe de l'écriture engagée est mis en question : « longtemps », dit-il, « j'ai pris ma plume pour une épée : à présent je connais notre impuissance » (37). Le lecteur se souvient qu'enfant, Poulou vouait une épée imaginaire à la défense d'héroïnes persécutées mais également imaginaires.

Et pourtant, malgré la démystification quelquefois féroce de la vocation et de la pensée philosophique sartriennes, l'impression que nous laissent Les Mots n'est pas totalement négative. Le texte ébranle constamment les interprétations qu'il sollicite, et par conséquent il mystifie sans doute le lecteur ; mais il offre finalement le sens d'une ouverture modestement optimiste. Il insiste, il est vrai, sur la réification et l'aliénation du sujet, mais à la fin le « miroir critique » de l'écriture, la réflexion, qu'elle soit pure ou impure, de l'homme, indiquent la possibilité de dépasser les limites du soi /Ego et de l'altérité à laquelle il nous astreint. Dans les Carnets Sartre justifie ainsi l'écriture de son journal intime : c'est aussi

le témoignage d'un bourgeois de 1939 mobilisé sur la guerre qu'on lui fait faire. [...]. Mon journal est un témoignage qui

(37) Ibid.

LES MOTS 245

vaut pour des millions d'hommes. C'est un témoignage médiocre et par là-même général (38).

De même, dans Les Mots le soi qui survit à l'impossibilité du salut s'avère, avec une modestie équivoque, être « tout un homme, fait de tous les hommes, et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui » (39). En fin de compte, le soi qui écrit a du moins la possibilité de transformer l'alté- rité en réciprocité.

Rhiannon GOLDTHORPE

(38) Op. cit., p. 263. (39) Op. cit., p. 213.