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Terroirs du monde et alimentation des hommes. Au moment où les projections démographiques nous annoncent 9 milliards sur la planète, ce qui n'a rien d'inquiétant en soi, mais quand les crises alimentaires semblent devenir la règle, n'y aurait-il que désespoir à l'horizon ? Les combats des organisations paysannes dans le monde comme l'action d'associations internationales expriment des voies d'espoir. "Quelle contribution des terroirs pour nourrir les hommes en cultivant les diversités" … C'était le thème d'une rencontre internationale organisée à Paris le 1 er décembre dernier par Terroirs et Cultures en partenariat avec l'Unesco. Une bonne occasion d'alimenter les réflexions et de bâtir des liens. La fin d'un modèle ? Dominique Chardon, président de Terroirs et Cultures introduisait la journée : "Il est temps de se préparer à une part plus active des terroirs dans lʼalimentation, à lʼheure où lʼon assiste à lʼincapacité du modèle agro-industriel mondial à se réformer en profondeur ». Nous avions vécu la "modernisation" intensive de l'agriculture en France (notamment) dans les années 60 et 70. D'une agriculture paysanne jugée obsolète et dépassée par nombre de politiques ou de chercheurs, on était passé à une agriculture productiviste par une diminution constante des "exploitations", leur intégration dans le système industriel de l'agro-alimentaire ou de la chimie et dans le système bancaire. Forts de ses apparents succès de court terme, nos "élites" ont exporté ce qui était devenu modèle dans le monde entier, de l'Afrique à l'Inde ou l'Amérique latine . Ce modèle agro-industriel domine les échanges agro-alimentaires mondiaux … même si ceux-ci concernent une faible partie des productions. "Lié à des groupes industriels et à des puissances agricoles dans le monde, il nʼa ni la volonté ni les moyens de se rénover, bien quʼil reste encore la référence dominante et quʼil parvienne à garder une audience chez les universitaires et dans les instances internationales …" . Jacques Lefort, ex agronome-chercheur au Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement) et secrétaire général de Terroirs & Cultures, en parle avec sa longue expérience de terrain. Ce système agro-industriel parvient encore à dominer ou même à éliminer des millions de paysans dans le monde, tant dans les pays du Sud que dans ceux du Nord. Il est source dʼinstabilité économique et de coûts très élevés en énergie du fait des distances parcourues entre les étapes de production, de transformation, de distribution. Ici, nous pourrions apporter nombre d'éléments chiffrés pour appuyer le propos (ndlr). Jacques Lefort et François Casabianca (Université de Corte) expriment ce que le prix Nobel d'économie Amartya Sen argumente avec force : l'alimentation dans le monde n'est pas d'abord question de production mais essentiellement d'accès à la nourriture, de maîtrise foncière et de marchés locaux. Des alternatives ! "Le modèle craque de partout" et les expériences de construction de terroirs ouvrent des pistes alternatives à ce modèle. "Elles autorisent à proposer un cadre de développement local respectueux des communautés humaines, des diversités et des ressources matérielles et immatérielles » Les terroirs doivent se poser en alternatives pour contribuer à nourrir le monde, le modèle agro-industriel fournissant moins de la moitié de la nourriture mondiale. Les terroirs ? Oui mais quels terroirs ? Depuis le travail de définition - et nommer n'est-ce pas faire exister ? - que Terroirs et Cultures a réalisé avec l'Unesco (qui est la branche "culturelle et scientifique" de l''Organisation des Nations Unies) nous pouvons dire que le terroir n'est pas seulement le produit déterminé d'une rencontre entre un sol et un climat . Il est la production d'une société humaine en interaction avec son milieu, en quelque sorte révélé par l'activité humaine. Et voilà l'humain, être social, capable par son expérience, la production de connaissances à partager, de développer le "génie" propre des lieux et l'autonomie des communautés. Autonomie qui n'est ni autarcie puisqu'elle est toujours en échange, ni identité cristallisée repliée sur elle-même avec ses autochtones ", ces purs "de souche" comme on entend parfois avec effroi. Le terroir, dans cette optique, est un chemin de développement global pour le bien-être et la satisfaction durable es besoins essentiels des humains. Alimentation et Terroirs - Paris 1/12/2011 - 1 / 3

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Rencontres Internationales Planète Terroirs

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Page 1: Article Jacques Deplace

Terroirs du monde et alimentation des hommes.Au moment où les projections démographiques nous annoncent 9 milliards sur la planète, ce qui n'a rien d'inquiétant en soi, mais quand les crises alimentaires semblent devenir la règle, n'y aurait-il que désespoir à l'horizon ? Les combats des organisations paysannes dans le monde comme l'action d'associations internationales expriment des voies d'espoir. "Quelle contribution des terroirs pour nourrir les hommes en cultivant les diversités" … C'était le thème d'une rencontre internationale organisée à Paris le 1er décembre dernier par Terroirs et Cultures en partenariat avec l'Unesco. Une bonne occasion d'alimenter les réflexions et de bâtir des liens.

La fin d'un modèle ?

Dominique Chardon, président de Terroirs et Cultures introduisait la journée : "Il est temps de se préparer à une part plus active des terroirs dans lʼalimentation, à lʼheure où lʼon assiste à lʼincapacité du modèle agro-industriel mondial à se réformer en profondeur ». Nous avions vécu la "modernisation" intensive de l'agriculture en France (notamment) dans les années 60 et 70. D'une agriculture paysanne jugée obsolète et dépassée par nombre de politiques ou de chercheurs, on était passé à une agriculture productiviste par une diminution constante des "exploitations", leur intégration dans le système industriel de l'agro-alimentaire ou de la chimie et dans le système bancaire. Forts de ses apparents succès de court terme, nos "élites" ont exporté ce qui était devenu modèle dans le monde entier, de l'Afrique à l'Inde ou l'Amérique latine . Ce modèle agro-industriel domine les échanges agro-alimentaires mondiaux … même si ceux-ci concernent une faible partie des productions. "Lié à des groupes industriels et à des puissances agricoles dans le monde, il nʼa ni la volonté ni les moyens de se rénover, bien quʼil reste encore la référence dominante et quʼil parvienne à garder une audience chez les universitaires et dans les instances internationales …" . Jacques Lefort, ex agronome-chercheur au Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement) et secrétaire général de Terroirs & Cultures, en parle avec sa longue expérience de terrain. Ce système agro-industriel parvient encore à dominer ou même à éliminer des millions de paysans dans le monde, tant dans les pays du Sud que dans ceux du Nord. Il est source dʼinstabilité économique et de coûts très élevés en énergie du fait des distances parcourues entre les étapes de production, de transformation, de distribution. Ici, nous pourrions apporter nombre d'éléments chiffrés pour appuyer le propos (ndlr). Jacques Lefort et François Casabianca (Université de Corte) expriment ce que le prix Nobel d'économie Amartya Sen argumente avec force : l'alimentation dans le monde n'est pas d'abord question de production mais essentiellement d'accès à la nourriture, de maîtrise foncière et de marchés locaux.

Des alternatives !

"Le modèle craque de partout" et les expériences de construction de terroirs ouvrent des pistes alternatives à ce modèle. "Elles autorisent à proposer un cadre de développement local respectueux des communautés humaines, des diversités et des ressources matérielles et immatérielles »Les terroirs doivent se poser en alternatives pour contribuer à nourrir le monde, le modèle agro-industriel fournissant moins de la moitié de la nourriture mondiale. Les terroirs ? Oui mais quels terroirs ? Depuis le travail de définition - et nommer n'est-ce pas faire exister ? - que Terroirs et Cultures a réalisé avec l'Unesco (qui est la branche "culturelle et scientifique" de l''Organisation des Nations Unies) nous pouvons dire que le terroir n'est pas seulement le produit déterminé d'une rencontre entre un sol et un climat . Il est la production d'une société humaine en interaction avec son milieu, en quelque sorte révélé par l'activité humaine. Et voilà l'humain, être social, capable par son expérience, la production de connaissances à partager, de développer le "génie" propre des lieux et l'autonomie des communautés. Autonomie qui n'est ni autarcie puisqu'elle est toujours en échange, ni identité cristallisée repliée sur elle-même avec ses autochtones ", ces purs "de souche" comme on entend parfois avec effroi. Le terroir, dans cette optique, est un chemin de développement global pour le bien-être et la satisfaction durable es besoins essentiels des humains.

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Plusieurs pistes, présentées lors du colloque, sont actuellement explorées par des organisations, syndicats paysans ou associations dans le monde :

Relocaliser les productions.Les petites régions peuvent concourir davantage à lʼalimentation des petites villes et des entreprises de transformation les plus proches. La promotion des modes culinaires locaux est une façon de protéger les marchés de proximité en même temps que la possibilité d'expression culturelle spécifique, celle à l'œuvre dans la construction de terroirs. La mondialisation est compatible avec l'identité locale pour peu que l'autonomie alimentaire notamment soit développée. Cette "localisation" passe par l'organisation des paysans pour la maîtrise de leurs productions et de leurs commercialisations. Ibrahim Coulibaly (photo à droite) et Mamadou Cissokho responsables paysans maliens nous décrivent l'action de leur organisation qui rassemble des milliers d'associations paysannes de l'Afrique de l'Ouest (Réseau des organisations paysannes et de producteurs dʼAfrique de lʼOuest (Roppa) : du Nigerau Sénégal. Ibrahim Coulibaly est par ailleurs responsable Nord Afrique du syndicat paysan international Via Campesina. Le Roppa est un interlocuteur des Etats qui, malgré la faiblesse politique et administrative de nombre d'entre eux, mettent en place des unions économiques et, parfois, des actions concertées de souveraineté alimentaire. Après l'Aubrac 2006, les Dentelles de Montmirail 2008, Chefchaouen (Maroc) 2010, le prochain forum Planète terroirs se tiendra d'ailleurs à Dakar en novembre 2012 : après le Forum Social Mondial 2010, l'Afrique de l'Ouest comme centre du monde !

Le continent sud américain n'est pas en reste : José Antonio Villena Sierra est impliqué dans la commercialisation du café et du cacao (et chocolat) produit par des coopératives paysannes de l'Equateur. Productions locales ne veut pas dire fermeture : elles s'échangent avec des pays du monde qui n'en ont pas les conditions de production.

Labelliser les produits.C'est un moyen dʼidentifier leur origine géographique (IGP, Indication géographique protégée), leur origine et leur mode de production (AOP, Appellation dʼorigine protégée), leur qual i té organoleptique (Label rouge), leur qual i té environnementale (Agriculture Biologique). Tous ces modes de labellisation "peuvent redonner confiance à des agriculteurs qui sont tentés dʼabandonner leurs productions". C'est donc une façon de (re)donner de la fierté à un métier, c'est aussi un moyen de valoriser des productions capables de faire reculer les cultures "illicite" (par exemple le haschich au Maroc ou au Liban). Même sans labelliser des produits au sens légal du terme, la question de la qualité et de la spécificité concerne aussi la conservation (au minimum) et le développement des espèces ou variétés végétales, les espèces et races animales, capables dans leur diversité de valoriser avec performance les ressources du milieu tout en permettant sa reconstitution permanente. Jacques Weber,

économiste et anthropologue nous a clairement exprimé ici les enjeux de la biodiversité à laquelle participe l'agriculture familiale ou paysanne.

Orienter les politiques publiques.Christine Nieuwenhuyse (directrice du bureau exécutif du PAM)), a exposé la nouvelle orientation du Programme Alimentaire Mondial. Après des décennies d'intervention d'urgence à partir de stocks achetés sur le marché mondial, le PAM, aujourd'hui achète pour 1,25 milliard de dollars de produits alimentaires à des paysans dʼAfrique, dʼAmérique latine et dʼAsie selon des normes que nous pourrions qualifier d'équitables (prix et quantité garantis à l'avance notamment), à travers plus de mille organisations représentant 1,1 million dʼagriculteurs. Nourrir le monde dans l'urgence, cela se prépare, et justement à partir de politiques qui appuient le développement des productions localisées. Stéphane Le Moing, chargé

Esquisses de politiques agricoles communes en Afrique. (extrait de Trans Rural Initiatives n°403, 02/2011En 2005 les 15 pays membres de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (Cedao) adoptent l'Ecowap, politique agr icole régionale v isant à contr ibuer durablement à la satisfaction des besoins alimentaires, au développement économique et social et à la réduction de la pauvreté … en mêlant la promotion de l'agro-business et l'accompagnement de l'agriculture familiale!

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Au premier plan Dounia Akhoury (Projet Terroir Deir El Ahmar, plaine de la Bekaa Liban)

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des relations internationales au ministère de lʼAgriculture, représentant Bruno Le Maire, a tenté (selon l'auteur de ces lignes, ndlr) un "grand écart" entre la politique menée au niveau français comme européen et l'orientation "terroir" centrale dans ce colloque. Il a tenté d'apporter une note de réflexion en pointant le danger du piège passéiste encore attaché au terroir et l'importance de l'adaptation des agricultures de terroir dans un contexte difficile. Espérons - sans trop d'illusion - que les forces paysannes et de terroir puissent peser assez lourd dans l'orientation de la Politique Agricole Commune en finalisation dans l'Union Européenne à l'échéance 2013. L'essentiel n'est-il pas de faire ce qui dépend de nous ?

Labelliser les expériences. Parviz Koohafkan, directeur de la division de lʼeau et des terres à la FAO (Agence des Nations Unies pour lʼalimentation et lʼagriculture), a exposé les actions entreprises sous lʼangle de la biodiversité à travers les Systèmes ingénieux des patrimoines agricoles mondiales (Sipam), qui "encouragent lʼusage coutumier des ressources biologiques conformément aux pratiques culturelles traditionnelles qui sont compatibles avec la conservation ou de leur utilisation durable". En présentant une réflexion sur les "systèmes alimentaires de proximité", Jean Louis Rastoin (chercheur ) Supagro Montpellier) indiquait quelques éléments théoriques qui pourraient fonder un nouveau "système" généralisable (avec toutes les précautions nécessaires, ndlr).

Une action résolue : bâtir des réseaux pour créer d'autres possibles du monde. Le monde n'est pas le champ d'action de l'innocence, il est le "théâtre" de rapports de force, de domination dans lequel les acteurs peuvent jouer des scènes de solidarité, de justice, de liberté. C'est dans ce cadre que Terroirs et Cultures, par son expérience en Aubrac (sous l'animation d'André Valadier), en Valloire, ou dans les Costières de Nîmes appuie, par des missions et coopérations, la construction de terroirs autour de Chefchaouen au Maroc ou de Deir el Ahmar dans la vallée de la Bekaa au Liban. Dounia Akhoury anime une association de femmes dans cette zone proche de la frontière syrienne. Zone où vivent des chrétiens

maronites très attachés à leur rite autour de la Vierge Marie, marquée par les guerres (civiles des années 70-90 ou d'invasion israélienne dans les années 80 ou 2000). Dounia nous décrit le travail opiniatre pour un développement autonome et une transmission innovante de la tradition … à 2 h de Beyrouth la capitale. Dans ces deux derniers territoires, Chaouen, Deir El Ahmar (photo ci-contre), la construction de terroirs offre non seulement une alternative aux cultures "il l icites" concurrentes de fort rendement à court terme et dangereuses socialement à long terme, mais aussi une alternative globale de développement à la fois économique, social, culturel. Chaque terroir qui tente de valoriser le "panier de biens et de services" qui lui est spécifique ouvre

une piste d'avenir. Nous parlons de "biens et services", en effet, c'est bien d'une valorisation croisée dont il s'agit entre l'alimentation avec ses produits et les modèles alimentaires associés (dont la diversité est source de richesse), l'artisanat, le tourisme … Et parler enfin de démarche participative, associant le maximum d'acteurs dans la construction de "leur" terroir, cela donne sens aux processus démocratiques et à leurs exigences pour une "gouvernance" qui soit citoyenne du monde. Le partenariat entre Terroirs et Cultures et l'Unesco a exprimé ce jour-là en peu de temps, les recherches, expériences, orientations qui donnent du poids à nos responsabilités en ce début d'année et pour un futur qui puisse ouvrir d'autres possibles du monde.

Jacques Deplace

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Unesco, Paris : une métaphore du monde ?