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L’épopée d’une idée vitale ne ambition, une solution, une obsession… Dans la tête des décideurs, la croissance est tout cela à la fois. Rien de plus lo- gique ! Pour le dirigeant d’une entreprise, c’est le meilleur U moyen de servir les actionnaires. La progression des profits passe d’abord par celle de l’activité. Les experts en management classent d’ail- leurs les bons leaders en deux catégories : les tueurs - ceux qui sabrent dans les coûts - et les « PDG de croissance ». Pour le gouvernant d’un pays, c’est le meilleur moyen d’oublier l’économie pour se consa- crer à des questions plus sérieuses. « A 3 % de crois- sance, non seulement les équilibres publics sont obtenus sans effort particulier, mais le chômage baisse franche- ment et des “cagnottes” apparaissent, écrit l’économiste Michel Didier à propos de la France (1). En revanche, au-dessous de 1,5 %, les difficultés et les déséquilibres se multiplient rapidement. » Pour les économistes, la question de la crois- sance n’est pas seulement fondamentale : elle est aussi fondatrice. En1776,l’EcossaisAdam Smithpubliait en effet sa fameuse « Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations » (2), considérée comme le premier livre d’économie. Et il a titré son premier chapitre « Des causes du progrès des puissances pro- ductives du travail ». Smith invente donc la discipline avec une interrogation sur la croissance ! Ce qui peut paraître banal aujourd’hui l’était beaucoup moins au XVIII e siècle. En 1794, Saint-Just expliquait que « le bonheur est une idée neuve en Europe ». Il en va de même pour la croissance - qui a des liens avec le bonheur sur lesquels on aura l’occasion de revenir. Avant, la production relevait surtout… de la reproduction. Elle ne changeait guère d’une généra- tion à l’autre.L’essentiel de l’activité était agricole. Elle fluctuait en fonction des caprices du ciel et des bras disponibles pour les semailles et les récoltes. Les autres productions étaient soumises à des contraintes qui paraissent inimaginables aujourd’hui, comme l’insuffi- sance de monnaie. Au XVI e siècle, la découverte de mines d’argent au Pérou permet l’essor qui s’amorce en Europe, contribuant ainsi à la Renaissance ! Au coursdu premier millénaire de notre ère, la production mondiale par tête avait stagné, selon les estimations de l’économiste Angus Maddison (3). De l’an mil jusqu’en 1820, elle monte d’à peine 0,05 % par an. L’historien Emmanuel Le Roy Ladurie parle de l’ « histoire immobile ». Au XVIII e siècle, tout commence à bouger. L’homme domestique l’énergie. Les Anglais décou- vrent comment fabriquer de la fonte à partir du charbon. Et ils accouplent le métier à tisser avec la machine à vapeur. Métallurgie et textile : la première révolution industrielle commence, et lacroissanceavec elle. L’innovation ne s’arrête pas à la technique. Elle touche aussi le politique. Créée en 1694, la Banque d’Angleterreentame ledesserrement d’une contrainte monétaire trop étriquée. Toujours outre-Manche, la montée du parlementarisme donne du pouvoir à une nouvelle bourgeoisie qui fait sauter le verrou des corporations. En France, ces blocages disparaissent sous la Révolution et l’Empire. Dès lors s’enclenche la croissance, cette aug- mentation soutenue à long terme de la production de biens et services. En Europe occidentale, la production par tête augmente grosso modo de 1 % au XIX e siècle et de 2,5 % au XX e . Les chiffres de Maddison sont plus précis :lahausse aurait étéde0,15 % del’anmil jusqu’à 1820, de 1,1 % de 1820 à l’aube de la Première Guerre mondiale et de 2,6 % de 1913 à la fin du XX e siècle. Les écarts peuvent paraître limités. Mais, à 0,15 %, la hausse est insensible : il faut plus de quatre siècles pour que la production double. A 1,1 %, soixante ans suffisent - moins d’une vie. Et à 2,6 %, il ne faut plus que vingt-sept ans - le tiers d’une vie d’aujourd’hui. L’accélération est en réalité phénoménale. Après Adam Smith, les économistes ont pour- suivi les efforts avec plus ou moins d’intensité pour comprendre le mouvement. L’Anglais Malthus le croyait tout bonnement impossible. La terre ne pourra pas produire de quoi nourrir une population, et donc une production durablement croissante, affirme-t-il en 1798. A l’époque, le Royaume-Uni comptait trois fois moins d’habitants qu’aujourd’hui. La suite lui a donc donné tort ! Au XIX e siècle, la croissance a moins intéressé les chercheurs. La science reine était alors la physique. Elle influence fortement les économistes, qui raisonnent surtout en termes d’équilibre, d’échanges, puis de cycle conjoncturel. La croissance est hors champ. Elle intéresse seulement des xx Comment faire de la croissance durable SOMMAIRE L’épopée d’une idée vitale par Jean-Marc Vittori Lire pages 1 et 2 Deux leviers : le capital humain et l’innovation par Guillermo de la Dehesa Lire page 3 Le palmarès mondial de la croissance rentable par Joëlle de Montgolfier Lire page 4 Chris Zook : Pour grandir, il faut redéfinir l’entreprise Propos recueillis par Didier Burg Lire page 5 Que peut apporter la politique économique ? par Jean-Marc Daniel Lire pages 6 et 7 Kyoto Plus : stratégie pour un développement durable par Lutz Wicke Lire page 8 La culture, ce moteur qui nous vient de l’histoire par Pascal Morand Lire page 9 L’obsession du cœur de métier, un modèle vertueux par Bertrand Pointeau et Jean-Pierre Felenbok Lire pages 10 et 11 L’envie de grandir Les entreprises et les nations sont soumises aux mêmes lois que les êtres vivants. Elles naissent, grandissent et vieillissent. Si elles ne veulent pas mourir, elles doivent se transformer. A la différence du règne animal, voué aux parcours linéaires, elles évoluent en ligne brisée. Dans un monde jeune, on veut aller vite et fort. L’envie de créer et de produire est moins intense dans un monde plus mûr. Mais l’initiative de quelques-uns, l’arrivée d’une nouvelle technique ou l’attractivité reconnue d’un territoire peuvent à tout momentréveiller le désir de dépassement. Pendant cinq semaines, « Les Echos » vont analyser les mécanismes qui amènentune collectivité àvouloir agir et grandir. JACQUES BARRAUX JEAN-MARC VITTORI Jeudi 16 novembre 2006

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L'art de la croissance 1/5

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L’épopéed’uneidéevitalene ambition, une solution, uneobsession… Dans la tête desdécideurs, la croissance est toutcela à la fois. Rien de plus lo-gique ! Pour le dirigeant d’uneentreprise, c’est le meilleurUmoyendeservir lesactionnaires.

La progression des profits passe d’abord par celle del’activité. Les experts en management classent d’ail-leurs les bons leaders en deux catégories : les tueurs− ceux qui sabrent dans les coûts − et les « PDG decroissance ». Pour le gouvernant d’un pays, c’est lemeilleur moyen d’oublier l’économie pour se consa-crer à des questions plus sérieuses. « A 3 % de crois-sance, nonseulement leséquilibrespublics sontobtenussans effort particulier, mais le chômage baisse franche-mentetdes “cagnottes” apparaissent,écrit l’économisteMichel Didier à propos de la France (1). En revanche,au-dessousde 1,5 %, lesdifficultés et lesdéséquilibres semultiplient rapidement. »

Pour les économistes, la question de la crois-sance n’est pas seulement fondamentale : elle est aussifondatrice.En1776,l’EcossaisAdamSmithpubliaiteneffetsa fameuse« Recherchesurla natureet les causesde la richesse des nations » (2), considérée comme lepremier livre d’économie. Et il a titré son premierchapitre « Des causes du progrès des puissances pro-ductives du travail ». Smith invente donc la disciplineavec une interrogation sur la croissance ! Ce qui peutparaître banal aujourd’hui l’était beaucoup moins au

XVIIIe siècle. En 1794, Saint-Just expliquait que « lebonheur est une idée neuve en Europe ». Il en va demême pour la croissance − qui a des liens avec lebonheur sur lesquels on aura l’occasion de revenir.

Avant, la production relevait surtout… de lareproduction. Elle ne changeait guère d’une généra-tionàl’autre.L’essentieldel’activitéétaitagricole.Ellefluctuait en fonction des caprices du ciel et des brasdisponibles pourlessemaillesetles récoltes.Lesautresproductions étaient soumises à des contraintes quiparaissent inimaginablesaujourd’hui,commel’insuffi-sance de monnaie. Au XVIe siècle, la découverte demines d’argent au Pérou permet l’essor qui s’amorceen Europe, contribuant ainsi à la Renaissance ! Aucoursdupremiermillénairedenotreère,laproductionmondialepartêteavaitstagné, selonlesestimationsdel’économiste Angus Maddison (3). De l’an miljusqu’en 1820, elle monte d’à peine 0,05 % par an.L’historien Emmanuel Le Roy Ladurie parle del’« histoire immobile ».

Au XVIIIe siècle, tout commence à bouger.L’homme domestique l’énergie. Les Anglais décou-vrent comment fabriquer de la fonte à partir ducharbon. Et ils accouplent le métier à tisser avec lamachine à vapeur. Métallurgie et textile : la premièrerévolutionindustriellecommence,etlacroissanceavecelle. L’innovation ne s’arrête pas à la technique. Elletouche aussi le politique. Créée en 1694, la Banqued’Angleterreentameledesserrementd’unecontraintemonétaire trop étriquée. Toujours outre-Manche, lamontée du parlementarisme donne du pouvoir à unenouvelle bourgeoisie qui fait sauter le verrou descorporations. En France, ces blocages disparaissentsous la Révolution et l’Empire.

Dès lors s’enclenche la croissance, cette aug-mentation soutenue à long terme de la production debiensetservices.EnEuropeoccidentale,laproductionpar têteaugmente grossomodode 1 %auXIXe siècleetde2,5 %auXXe.Leschiffres deMaddisonsont plusprécis :lahausseauraitétéde0,15 %del’anmil jusqu’à1820, de 1,1 % de 1820à l’aubede laPremière Guerremondialeetde2,6 %de1913à la finduXXe siècle.Lesécarts peuvent paraître limités. Mais, à 0,15 %, lahausseest insensible : ilfautplusdequatresièclespourque la production double. A 1,1 %, soixante anssuffisent − moins d’une vie. Et à 2,6 %, il ne faut plusque vingt-sept ans − le tiers d’une vie d’aujourd’hui.L’accélération est en réalité phénoménale.

Après Adam Smith, les économistes ontpour-suivi les efforts avec plus ou moins d’intensité pourcomprendre le mouvement. L’Anglais Malthus lecroyait toutbonnementimpossible. Laterrenepourrapas produire de quoi nourrir une population, et doncuneproductiondurablementcroissante,affirme-t-ilen1798. A l’époque, le Royaume-Uni comptait trois foismoins d’habitants qu’aujourd’hui. La suite lui a doncdonné tort ! Au XIXe siècle, la croissance a moinsintéressé les chercheurs. La science reine était alors laphysique. Elle influence fortement les économistes,qui raisonnent surtout en termes d’équilibre,d’échanges, puis de cycle conjoncturel. La croissanceest hors champ. Elle intéresse seulement des x x

Comment faire de la croissance durable

SOMMAIREL’épopée d’une idée vitalepar Jean-Marc Vittori

Lire pages 1 et 2

Deux leviers : le capitalhumain et l’innovationpar Guillermo de la Dehesa

Lire page 3

Le palmarès mondialde la croissance rentablepar Joëlle de Montgolfier

Lire page 4

Chris Zook : Pour grandir,il faut redéfinir l’entreprisePropos recueillis par Didier Burg

Lire page 5

Que peut apporter lapolitique économique ?par Jean-Marc Daniel

Lire pages 6 et 7

Kyoto Plus : stratégie pourun développement durablepar Lutz Wicke Lire page 8

La culture, ce moteurqui nous vientde l’histoirepar Pascal Morand

Lire page 9

L’obsessiondu cœur de métier,un modèle vertueuxpar Bertrand Pointeauet Jean-Pierre Felenbok

Lire pages 10 et 11

L’enviede grandirLesentrepriseset lesnationssontsoumisesauxmêmesloisquelesêtresvivants.Ellesnaissent,grandissentetvieillissent.Siellesneveulentpasmourir,ellesdoiventsetransformer.Aladifférencedurègneanimal,vouéauxparcourslinéaires,ellesévoluentenlignebrisée.Dansunmondejeune,onveutallerviteetfort.L’enviedecréeretdeproduireestmoinsintensedansunmondeplusmûr.Maisl’initiativedequelques-uns, l’arrivéed’unenouvelletechniqueoul’attractivitéreconnued’unterritoirepeuventàtoutmomentréveillerledésirdedépassement.Pendantcinqsemaines,« LesEchos »vontanalyserlesmécanismesquiamènentunecollectivitéàvouloiragiretgrandir.

JACQUES BARRAUX

JEAN-MARC VITTORI

Jeudi 16 novembre 2006

2 - Les Echos - Jeudi 16 novembre 2006 L’ART DE LA CROISSANCE

RÉSUMÉLa croissance est au cœurde la science économiquedepuis ses origines.Passage en revue desavancées et des limitesd’une réflexion féconde.

xx chercheurs isolés, comme un certain Karl Marx,qui prévoyait une inévitable crise de surproduction.

C’est le grand Keynes qui remettra la crois-sancesurlemétierdeséconomistes.Certes,letermenefigure pas une seule fois dans laversion française de sa« Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de lademande », publiée en 1936 (4). Mais le penseuranglais (encore un !) met l’accent sur la demande et lechômage. Quand l’économie ne tourne pas bien, lademandes’affaiblit trop,cequi fait monter le chômageen freinant la production. Après guerre, les gouver-nants des grands pays en sont tous convaincus : lepolitique doit soutenir l’économique. Il faut s’efforcerd’encourager la croissance.

DemeilleuresrecettesDès lors, les économistes doivent dire comment faire.En 1957, l’Américain Robert Solow établit le modèlede base qui permet d’expliquer la croissance, et qui luivaudra le prix Nobel trente ans plus tard (5). Leraisonnement de départ est simple. Pour produire, ilfaut des bras et des machines. C’est donc l’accroisse-ment du nombre de bras (le facteur « travail », évaluéparleniveaud’emploi)etceluidunombredemachines(le facteur « capital », que fait grossir l’investissement)qui déterminent la croissance. Solow évalue leurcontributionàl’aided’unefonctionditedeCobb-Dou-glas, qui deviendra aussi utilisée par les économistesque le pied à coulisse par les mécaniciens. Mais letravailetlecapitaln’expliquentpastout, même en raffinant le modèleavecuntravailplusoumoinsquali-fié, des machines plus ou moinsrécentes. Il y a un résidu, un grosrésidu même. Solow le nomme le« progrès technique ».

Avec la méthode Solow,Edward Denison mesure lescontributions de chaque facteuraux Etats -Unis ( période1929-1982). 41 % de la croissancevientde l’accroissementdu facteur« travail » (davantage d’actifs,mieuxformés),et12%del’accrois-sement du facteur « capital ». Lereste, soit près de la moitié, relèvedepursgainsdeproductivité.Ilsviennentdecefameuxprogrès technique, qui comprend aussi des économiesd’échelle, le déversement d’actifs de l’agriculture versl’industrie ou la division du travail − identifiée parAdamSmithcommelacausepremière duprogrès.EnFrance, des travaux menés sur l’après-guerre aboutis-sent aussi à une croissance expliquée pour moitié parl’accroissement des facteurs travail et capital (6).

A l’échelle macroéconomique, la premièreleçon est claire : la croissance, c’est d’abord du travail.OrlaFranceaaujourd’huipleindetravailàmobiliser !Ses salariés travaillent en moyenne deux cent cin-quanteheuresdemoinsparanqueceuxdesautrespaysdéveloppés. Ils arrivent plus âgés sur le marché dutravailquedanslesautrespays,etlequittentplustôt.Etsi la croissance a été plus forte ces dernières décenniesaux Etats-Unis qu’en Europe, c’est d’abord parce queles Américains travaillent aujourd’hui moitié plus queles Français ou les Allemands alors qu’il faisaientmoins d’heures de travail qu’eux au début des années1970, comme l’a calculé Edward Prescott, prix Nobeld’économie 2004 (7). A l’échelon microéconomique,c’est encore plus évident. Tout chef d’entreprise nor-malement constitué sait l’importance de ses « res-sources humaines », de leur quantité, de leur qualité.Même si l’acharnement à organiser par exemple desdéparts en préretraite peut amener à se poser desquestions.

La deuxième leçon vient d’une nouvelle géné-ration de travaux sur la croissance lancée par PaulRomer et d’autres économistes américains dans lesannées 1980. Chez Solow, le « progrès technique »tombaitduciel.PourRomer,leprogrèstechniquepeutse fabriquer avec des dépenses de recherche-dévelop-pement.Plus largement, lacroissance« endogène »eststimulée par les efforts d’innovation technique (nou-veaux produits) ou managériaux (nouvelle organisa-tion du travail). Romer rejoint ainsi les intuitions deJoseph Schumpeter, le grand théoricien de l’innova-tion de la première moitié du XXe siècle, dont lestravaux étaient restés très isolés. Pour résumer sestravaux, il fait l’analogie avec… la gastronomie :« L’histoire nous enseigne que la croissance écono-mique vient de meilleures recettes, et pas juste du fait decuisiner de plus grandes quantités (8). » Voilà la troi-sième leçon : la croissance vient aussi et surtout del’innovation technique et managériale.

L’amélioration des recettes, c’est d’abord de larecherche. Ferran Adrià ne dira pas le contraire : lechefdu célèbre restaurantcatalan El Bulli, surnommé« le porte-drapeau de la cuisine moléculaire », met aupoint ses dernières trouvailles avec l’aide de scienti-fiques. Mais la recette n’est pas seulement technique.

Elle relève aussi de l’organisation. Et Dieu sait si c’estimportant autour des fourneaux ! Elle tient une largepart dans la progression de la productivité. Si laproduction par tête augmente de 2 % à 3 % auxEtats-Unisdepuisunedécennie,contreseulement1 %en Europe, c’est surtout parce que les entreprisesaméricaines redessinent toute la filière de production,de la matière première jusqu’au client, en exploitant àfond les possibilités offertes par Internet et les autrestechnologies de l’information. C’est vrai dans l’indus-trie comme dans la banque ou le commerce (Wal-Mart).

Dans la lignée des nouvelles recherches sur lacroissance, une multitude d’économistes montre l’in-fluence des mécanismes « institutionnels ». Pour quel’économieprogresse, il fautavoir des lois pour définirlesrèglesdujeu,unEtatpourlesfairerespecteretpourproduire les « biens publics » comme la connaissance,des routes et des réseaux téléphoniques pour fairecirculer les marchandises et l’information, des institu-tions financières efficaces pour financer les projets desunsavecl’épargnedesautres.C’estlaquatrièmeleçon :pourlacroissance,toutestimportant.Pasdeprospéritédurable sans bonnes banques. De bonnes banques nesuffisent cependant pas à garantir une prospéritédurable !

Maisfaut-ils’obstineràchercherlacroissance ?La question peut paraître provocante. Encore faut-ilsavoir de quelle croissance il s’agit. Au XVIIIe siècle,AdamSmiths’intéressaità larichesse.AuXIXe siècle,les économistes ont beaucoup planché sur l’utilité. Au

XXe siècle, les catégories maniées par Keynes − lademande, la consommation, l’investissement − ontdébouché sur la comptabilité nationale, qui calcule lefameux produit intérieur brut, somme de toutes lesproductions mesurées par la valeur ajoutée. Plus oumoinsconsciemment,cePIBa peuàpeuété assimiléàlarichesse,àl’utilité,aubien-êtreetmêmeaubonheur.Et sa croissance est devenue l’indicateur économiquele plus scruté dans le monde entier.

UnenécessaireréinventionDans l’entreprise, les limites d’une conception tropétroitedelacroissancesontconnuesdepuislongtemps.Si la plupart des patrons rêvent de développer leurentreprise, ils saventqu’ilnefautpas le faire n’importecomment. S’ils veulent encore exister l’an prochain,pas question de faire exploser leurs ventes ou leursprofits en vendant leurs murs ou leurs brevets. Al’échelle d’un pays, il en va un peu autrement. Car unfacteur de production, et donc de croissance, a étéoublié au XXe siècle, alors que les économistes duXVIIIe siècle le plaçaient au cœur de leurs raisonne-ments : la ressource naturelle, disponible en quantitélimitée. La bonne vieille Cobb-Douglas est une bicy-clette qui avance sur les deux roues du capital et dutravail. Solow l’a transformée en tricycle avec leprogrès technique. Mais il y a aussi la terre hier, lepétrole et le fer aujourd’hui, l’eau et l’air peut-êtredemain. C’est pour cette raison que Paul Samuelson,distinguéparlejuryNobel en1970pouravoir « élevé leniveau de la science économique », évoque dans ladernière édition de son manuel (9), qui a formé desgénération d’étudiants, « les quatre roues de la crois-sance » dont « l’abondance de la terre et des autresressources naturelles ».

C’estl’unedesexplicationsdelacroissancesansprécédent connue par la planète au cours du derniersiècle : l’homme a puisé sans compter des ressourcesnaturellespourproduirel’énergie,qui aétéaucœurdela première révolution industrielle puis de l’explosiondestransports,vecteurindispensablede lamondialisa-tion. Il a remplacé le bois, matière renouvelable, pard’autresquinelesontpas :lecharbon, lepétrole,legaz,l’uranium. Il a aussi extrait de quoi produire des biensen quantité « industrielle », toujours plus abondante :le fer, lecuivre, l’aluminium, lepétroleànouveaupourfabriquer les plastiques. Sans en avoir conscience, il apeut-être altéré irrémédiablement le climat de laplanète par ses pollutions.

Cette inconscience se retrouve dans les instru-ments de mesure. La comptabilité nationale, qui

permetdecalculerlePIB,estbienmoinscomplètequela comptabilité privée. C’est seulement un compted’exploitation, qui n’est pas articulé avec un bilan.Dans ses tableaux, le pétrole et le fer soustrait desentrailles de la planète n’est pas déduit de l’« actif »d’un pays ou de ladite planète. Nous faisons de lacroissance en vendant les murs de notre maison ! Çan’est évidemment pas tenable. D’où l’émergence detoutes les réflexions autour du « développement du-rable », amorcées dans les années 1960 et florissantesdepuis une quinzaine d’années.

« Développement » et non croissance : le glis-sement est délibéré. Car la croissance, plus précisé-ment celle du PIB, est une mesure limitée dont on aabusé. C’est devenu la référence absolue, l’aune de laréussite et même du bonheur, unefin au lieu d’être unmoyen. Pourtant, comme l’écrivit un manifestant deMai 68 sur les murs de Paris, « on ne tombe pasamoureux d’un taux de croissance » ! Depuis une oudeuxdécennies,unemyriadedenouveauxchiffresontété proposés. Avec le prix Nobel Amartya Sen, leProgramme des Nations uniespour le développementa mis au point l’« indicateur du développement hu-main » (10), qui combine le PIB par tête avec desindicateurs sociaux : le niveau d’instruction et l’espé-rance de vie.

Au final, faut-il jeter la croissance aux orties ?Certains se font déjà les apôtres de la« décroissance ».C’est même le titre d’un journal créé en 2004, auxantipodes de « L’Expansion », lancé en 1967 ! Cettetendanceseretrouveaussi enentreprise. YvonChoui-nard, le patron du groupe de vêtements sportifsPatagonia,expliquequ’« unecroissancecontrôléed’en-viron 5 % par an » suffit amplement. Gageons cepen-dant que ces réflexions resteront marginales. La crois-sancepermetderegarderl’aveniravecoptimisme.Elleest sourcedemotivation.Etrestelemeilleur moyendelutter contre la pauvreté. Ce qui est sûr, en revanche,c’estquenous devronslaréinventer,plus respectueusedel’environnement,surtoutdanslesservicesoùellenebutera plus sur des contraintes physiques. Les 6 mil-liards d’humains ne peuvent pas posséder chacun unevoiture.Maisilspeuventchacunécouterde lamusiqueou apprendre sur Internet.

La croissance « mécanique » appartient pourl’essentiel au passé. Celle de l’avenir dépendra de plusen plus de notre capacité d’innovation et d’invention.Cen’estpas unhasard si le forum de Davos, qui réunitchaqueannéelesdirigeantsdeplusgrandesentreprisesmondiales, accueille de plus en plus d’artistes ! Lacroissance, certains lacroient science. Mais elle seradeplus en plus un art l

(1) « Des idées pour la croissance », Economica-Rexecode, 2003.(2) Très bonne traduction chez Economica, 2000.(3) A. Maddison, « The World Economy, a Millennium Pers-pective », OCDE, 2006.(4) Traduction Payot de 1942. Dans l’édition originale en anglais,le terme équivalent « growth » figure seulement à vingt reprises, etsurtout à la fin de l’ouvrage.(5) Voir une synthèse lumineuse de ses travaux dans son discoursde réception du prix : http://nobelprize.org/nobel−prizes/econo-mics/laureates/1987/solow-lecture.html.(6) J.-J. Carré, P. Dubois et E. Malinvaud, « La Croissancefrançaise. Un essai d’analyse économique causale de l’après-guerre », Editions du Seuil, 1972.(7) E. Prescott, « Why Do Americans Work So Much More ThanEuropeans ? », in « Federal Reserve Board of Minneapolis Qua-terly Review », vol. 28, no 1, juillet 2004.(8) P. Romer, « Economic Growth », in « The Concise Encyclo-pedia of Economics », disponible sur Internet (http://www.econ-lib.org/library/CEECategory.html).(9) P. Samuelson et W. Nordhaus, « Economie », 16e édition,Economica, 2000.(10) Voir le « Rapport mondial sur le développement humain2006 », PNUD, accessible via http://hdr.undp.org

La croissance, plus précisément celledu PIB, est une mesure limitée donton a abusé. C’est devenu la référenceabsolue, l’aune de la réussite et dubonheur, une fin au lieu d’être unmoyen. Pourtant, « on ne tombe pasamoureux d’un taux de croissance » !

Jean-Marc Vittoriest éditorialiste aux« Echos ».

De 1820 à l’aube dela Première Guerre mondiale, la productionpar tête augmentede 1,1 %en Europe occidentale.

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- 3Les Echos - Jeudi 16 novembre 2006L’ART DE LA CROISSANCE

Deuxleviers : lecapitalhumainetl’innovation

MUTATIONS Pour les théoriciens de la croissance endogène, les décisionsd’investissement en capital humain et en recherche, développement et innovationaccélèrent le taux de progrès technique et la productivité totale des facteurs.

urant les cinquante dernièresan-nées,aucours desquelles leséco-nomistes ontconçuet développéles modèles de croissance, deschangements fondamentauxsont intervenus dans la compré-Dhension des facteurs détermi-

nant le taux de croissance d’un pays. Le progrèstechnique est passédu statutd’exogène àcelui d’endo-gène ; les rendementsd’échelleliés à l’accumulationducapital, après avoir étéconsidérés commedécroissants,sontmaintenant considérés comme constants ou crois-sants ; alors qu’on attachait la plus grande importanceau capital physique pour comprendre la croissance, onse concentre aujourd’hui sur le capital humain, et lespolitiques économiques, considérées auparavantcomme peu importantes pour la croissance, sontdeve-nues fondamentales pour stimuler la connaissance, larecherche, ledéveloppement et l’innovation,afind’ob-tenir une croissance soutenue à long terme.

Lespremiersmodèlesnéoclassiquesdesannées1950 et 1960 de Solow, Swan, Cass et Koopmansétablissaientque la productionaugmenteavec l’utilisa-tionet l’accumulation ducapital physique etdu travail,les deux facteurs de production fondamentaux, leurproductivité augmentant conjointement à long terme,sur la base d’un taux donné de progrès techniquetotalement exogène au modèle. Comme l’accumula-tion de capital physique montre des rendementsd’échelle décroissants, vient un moment où on arrive àun « état stable », dans lequel le stock de capitalaugmenteenligneaveclePIBetoùla relation capital-production tendà être constante à long terme. Cesmodèles veulent dire, étant donnél’existence de rendementsd’échelledécroissantsouconstants,qu’il existe une convergence decroissance à long terme entre lespays qui ont une moindre accumu-lation de capital physique et ceuxqui en ont davantage. Les étudesempiriques postérieures à ces mo-dèles ont montré, d’un côté, queladiteconvergenceentrelespaysn’estpasabsolue,maisseulement conditionnelle, c’est-à-dire intervient entredes pays ayant des taux d’épargne et de fécondité trèssimilaires (Barro), et, de l’autre côté, que les payscroissentbiendavantageparlacontributionduprogrèstechnique exogène, ou productivité totale des facteurs(PTF) (ici intervient le « résidu de Solow », expliquantcette croissance qui ne tient pas à l’accumulation decapital et de travail), que par la pure accumulationendogène de capital et de travail (Denison).

Cette théorie néoclassique, dans laquelle leprogrèstechniqueestexogène,aétéremiseenquestion,àlafindesannées1980etaudébutdesannées1990,parles nouveaux modèles dits de « croissance endogène »,dans lesquels le progrès technique est endogène. Lesmodèles de Romer, Lucas, Rebelo, Aghion et Howittexpliquent en effet que la croissance à long terme estexpliquée par des facteurs endogènes et que les poli-tiqueséconomiquesontunpoidsbeaucoupplusimpor-tant dans la croissance, en remettant en cause l’hypo-thèse de rendements décroissants du capital, et ensupposant que le progrès technique est endogène aumodèle et que l’accumulation de capital physique, etparticulièrement de capital humain, génère des rende-ments d’échelle constants ou même croissants.

De plus, certains de ces modèles (Romer etLucas) introduisent des « externalités » dans le stockaccumulé de capital humain, dans le sens où, bien queles entreprises investissent dans la connaissance privéeavec des rendements d’échelle décroissants, ellescontribuentinfineaustockdeconnaissancepubliqueàpartir dumomentoùleursrendements sociauxdevien-nent croissants. Dans certains cas, ces externalitésprennent la forme de l’apprentissage par l’expérienceoudu« learningbydoing »(Arrow,Romeret Young),c’est-à-dire que les nouvelles idées peuvent surgir del’utilisation continue des anciennes. Dans d’autres cas,on y parvient par la recherche, le développement et

l’innovation (Romer, Grossman, Helpman, Aghion etHowitt). Aveccesmodèles, letauxdecroissanceàlongterme devient endogène, puisqu’il dépend du fait queles décisions d’investissement en capital humain et enrecherche, développement et innovation, avec desrendements d’échelle constants ou croissants, accélè-rent le taux de progrès technique et la productivitétotale des facteurs (PTF).

DestructioncréatriceCe sont, pour autant, les externalités que génèrel’accumulationdesidéesetdelaconnaissancequipasseau premier plan dans la croissance, puisque, comme lemontrent Arrow, Romer et Jones, les idées sontindépendantesdesobjets etque,deplus,à la différencedeceux-ci,ellesnesontpasrivales,c’est-à-direque,bienque l’utilisation d’un objet (un atome, un ordinateur,unevoiture)parunepersonneexcluesonutilisationparuneautrepersonne,lesidéesetlaconnaissancepeuvents’utiliserenmêmetempspartoutlemondesansaucuneexclusion.Unefoisqu’onainventéledesignd’unepuce,ilpeut êtreutilisédans lemondeentiersans avoir àêtrereproduit pour chaque puce. Cela signifie que lacroissanceéconomiquepeutêtresoutenableàpartirdumomentoùlesobjetssontproduits,puisqueàtraverslesidées et la connaissance on peut trouver, à partir desmêmes atomes, de nouvelles formes d’organisationpour produireplus d’objets. Donc, il est raisonnable deconsidérer que si les facteurs de production qui sont

rivaux (travail, capital et terre) ont des rendementsd’échelle constants, les idées non rivales font que laconnaissance produit des rendements croissants.

Apartirdumomentoùcesexternalitésexistentà travers les nouvelles idées et la connaissance, on doitlesretrouverdanslesactivitésderecherche,développe-ment et innovation. Griliches a montré que les rende-ments de l’investissementprivé enrecherche, dévelop-pement et innovation tendaient à être deux fois plusimportants que ceux de l’investissement en capitalphysique, ce phénomène se dupliquant si l’on tientcompte des effets de propagation (« spillover ») auxautres entreprises du même secteur.

Ce type de croissance basée sur l’innovationcontinue est un processus de destruction créatrice, à laSchumpeter, dans lequel chaque nouvelle idée,connaissance ou chaque nouveau produit améliorantqualité, technologie et variété détruit les opportunitésdemarchédesidéesetdesproduitslesplusanciensetdequalité et différenciation moindres (Grossman, Help-man, Romer, Aghion et Howitt). Dans une étude surl’économie des Etats-Unis, Jones estime que, entre1950 et 1993, l’augmentation de quatre ans de lascolarité explique 30 % dela croissancede la producti-vité horaire du travail et que les 70 % restants sontattribuablesàl’augmentationdustockdesidéesdanscepays.Mohnenatrouvéque,danslespaysdel’OCDE,lacroissance de l’investissement dans la recherche, ledéveloppementetl’innovationestresponsablede40 %à 60 % de la productivité totale des facteurs (PTF).

De surcroît, l’idée des rendements d’échellecroissants entre enconflit avec la concurrence parfaite,puisque la rémunération des vieilles idées non rivales,en accord avec leur coût marginal courant, qui est dezéro, ne produit aucune incitation à chercher de nou-velles idées. C’est ainsi que s’introduit un système deconcurrenceimparfaiteoumonopolistiqueconsistantàprotéger l’élaborationdenouvelles idées ou inventions

pendantune période d’exploitation du brevet selon unrégime de monopole permettant de dédommager ducoût d’effort de recherche.

Naturellement, toutes les idées, inventions oudéveloppements de produits ne sont pas identiques. Ilexiste de grandes inventions révolutionnaires, commel’ont été la machine à vapeur, l’électricité, le moteur àcombustion, l’ordinateur, le microprocesseur ou Inter-net, qui sont devenues des technologies d’applicationgénérale puisqu’elles ontchangé la formeet l’organisa-tiondesprocessusproductifs.Dansleurmajeurepartie,les inventions ont seulement été de petites améliora-tions de processus de production déterminés, de pro-duits ou de services.

L’adaptation rapide aux nouvelles inventionsou technologies donne un avantage très important auxentreprises ou aux pays qui y parviennent, puisqu’ilsdeviennent plus productifs, efficaces et compétitifs, enréduisant les coûts et en augmentant la productivité,faceaceuxquin’yparviennentpas.Parexemple,laplusgrandeetplusrapideutilisationdesnouvellestechnolo-giesdel’informationetdelacommunication(TIC)auxEtats-Unis, par rapport à l’Union européenne (UE), acontribué à ce que la productivité totale des facteursaugmentede60 % dans lepremier cas etde 40 %dansle second (O’Mahony et Van Ark).

Plus récemment, Aghion et Howitt ont déve-loppé un modèle explicatif des différents taux etniveaux decroissance des Etats-Unis et de l’UE,etdesraisons pour lesquelles celle-ci a pris du retard. Cemodèle distingue les pays plus avancés qui sont à la« frontière technologique », comme c’est le cas desEtats-Unisaujourd’hui,oùl’innovationestlaprincipalesource de croissance, et les pays qui sont en retard, quine développent et n’utilisent pas les technologies lesplus avancées, mais plutôt celles qui existent déjà,chaque fois avec de meilleures méthodes de produc-tion.Lepremierenseignementdecemodèleestquelespolitiques macroéconomiques qui sont plus efficacesdans le pays situé à la « frontière technologique »peuventnepasêtre lesplusadéquates dans les paysquinesesituentpassurcettefrontière.Parexemple,danslepays situéàla frontière,lacroissancedépenddeplus enplus du niveau d’éducation universitaire de la force detravail, alors que pour ceux situés qui sont à l’arrière,c’estlepoidsdel’éducationsecondairedansletotaldelapopulation employée qui importe davantage, mais ilsdevront augmenter le niveau universitaire s’ils veulents’approcherdecettefrontière.Lesecondenseignementest l’utilisationdela« destructioncréatrice »,quiétablitque mêmesi la plus grande partie des modèlesmettenten exergue l’accumulation du capital, il peut parfoiss’avérer beaucoup plus efficace de la détruire. Autre-ment dit, la croissance d’un pays peut être plus rapide,quandils’approchedelafrontièretechnologique,sil’oncontinue d’ouvrir les marchés aux nouvelles idées ouauxnouveauxconcurrentsquisoitrendentobsolèteslesanciennesidéesouexcluentlesentreprisesétablies,soitles incitent à investir pour survivre. Aux Etats-Unis, letaux de mortalité et de naissance de l’entreprise estbeaucoup plus élevé que dans l’Union européenne.

Le troisième enseignement se réfère aux poli-tiques macroéconomiques, puisque, face à l’idée denombreux économistes, pour lesquels la politique fis-cale et financière doit s’appliquer à court terme dansune économie, le modèle établit qu’une politiquemacroéconomique anticyclique peut aider à la crois-sance à long terme. Dans les pays qui ont des marchésfinanciers plus développés, tels les Etats-Unis, lesentreprisesplussainespeuventobteniraussiunfinance-ment durant les récessions, alors que dans les pays auxmarchés financiers moins développés, comme ceux del’Union(saufleRoyaume-Uni), ilestnécessairequelespolitiques macroéconomiques s’orientent vers l’adou-cissement du cycle et d’éviter les récessions pourempêcher la disparition de nombre d’entreprisesviables. Or, il s’avère que la politique fiscale dansl’Union a été procyclique, expansive dans les phaseshautes du cycle et restrictive dans ses phases basses.

Il importe d’intégrer ces modèles dans la com-préhensiondelacroissance etd’entirer les leçons pourl’élaboration des politiques économiques l

RÉSUMÉLes politiqueséconomiques,considérées auparavantcomme peu importantespour la croissance, sontdevenues fondamentalespour stimuler laconnaissance, larecherche, ledéveloppement etl’innovation, afind’obtenir une croissancesoutenue à long terme.D’où l’importance des’appuyer sur lesnouveaux modèles de lacroissance endogène.

GUILLERMO DE LA DEHESA

Les rendements de l’investissementprivé en recherche, développementet innovation tendraient à être deuxfois plus importants que ceux del’investissement en capital physique.

Guillermo de la Dehesaest président du SteeringCommittee européen del’ESCP-EAP et présidentde l’ESCP-EAP Madrid. Ilest président du CEPR(Center for EconomicPolicy Research),vice-président deGoldman Sachs Europe,administrateur de labanque Santander. Il aété notamment secrétaired’Etat au Commerce, puissecrétaire d’Etat àl’Economie de l’Espagne,conseiller au FMI pour lagestion de la detteextérieure, consultantpour la Banque mondiale.Il est l’auteur d’un grandnombre d’articles etd’ouvrages et a publié en2005 « Europe at thecrossroads », EditionsMcGraw Hill.

4 - Les Echos - Jeudi 16 novembre 2006 L’ART DE LA CROISSANCE

Lepalmarèsmondialdelacroissancerentable

ÉTUDE Bain & Company a scruté les performances de 1.700 entreprises générant plus de500 millions de dollars de chiffre d’affaires. Seules 11% d’entre elles affichent une croissancerentable. Et les meilleurs élèves ne sont pas forcément ceux que l’on attendait...

epuis 1997, Bain & Companyscrute les performances finan-cières et managériales des plusgrandes entreprises mondiales.Pour entrer dans le panel denotreétudesurlacroissance,uneDseule condition : générer un

chiffre d’affaires de plus de 500 millions de dollars.Notre base de données de 8.000 entreprises, filtrée surce critère, comprend finalement 1.700 entreprisesréparties dans 8 pays : États-Unis, Grande-Bretagne,Allemagne, France, Italie, Australie, Japon et Coréedu Sud. Année après année, nos équipes suivent cesentreprisespourdécortiquerleurmodèledecroissancerentable.

Pour qualifier la croissance de rentable, nousutilisons trois critères qui doivent être respectés enmoyenne sur une période de dix ans :

− accroissement du chiffre d’affaires : l’aug-mentation doit dépasser une moyenne de 5,5 % paran ;

− amélioration des résultats : conjointement àlacroissancedesrevenus,lerésultatnetdoitprogresserde 5,5 % par an en moyenne ;

− création de valeur pour l’actionnaire : lesrendements aux actionnaires doivent être supérieursau coût du capital sur la période concernée.

Cinq enseignements sont à retirer de cetteétude.

Beaucoup d’appelés,peu d’élusEn dépit de la relative douceur de ces critères (qu’est-ce, après tout, que 5,5 % de croissance du chiffred’affaires, alors que les objectifs annoncés par lessociétés dépassent souvent ce seuil ?), force est deconstater que très peu d’entreprises mondiales seretrouventaupalmarèsdeschampionsdelacroissancerentable. Deux entreprises sur 3 échouent à fairecroître leurchiffred’affaires deplusde 5,5 %paran,et3entreprisessur4échouentàdévelopperlasociétéetàen améliorer les bénéfices dans les proportions rete-nues pour notre étude. Au final, seules 11 % de cesentreprises ont vraiment connu de la croissance ren-tableselonnoscritères…soit1entreprisesur10.Parmices champions, on retrouve sans surprise Dell ouWal-Mart, habitués des classements mondiaux. Maisaussi l’américain Berkshire Hathaway (holding departicipations de Warren Buffett), l’allemand SAP,fabricantdeprogicielsdegestion,oulefrançaisZodiac,fournisseur d’équipements aéronautiques et navals.

Lavaleurpour l’actionnairedépendde l’équilibrede laperformanceUnautreconstatinstructif :c’estlacroissanceconjointeet parallèle du chiffre d’affaires et du résultat net quipermet de créer leplus devaleur pour les actionnaires.Une entreprise qui aura fait progresser de 3 % sesrevenus en même temps que ses résultats aura crééautant de valeur qu’une autre ayant réussi à fairecroître ses ventes de plus de 15 %, mais pas sesbénéfices.Ouencoreuneautrequi auraaugmentésonrésultat net de 15 % sans faire croître ses ventes.Comment interpréter cette analyse ? Les entreprisesdevraient-elles se contenter d’objectifs modestes entermesdecroissance ?Yaurait-iluneformedeprimeàl’inaction ? Pas du tout. La prime va à la performanceéquilibréedes ventesetdes bénéfices.Lesrendementsexceptionnels couronnent à la fois l’audace et lacapacitéàgérerl’activité.Ilspeuventfriserles20 %silechiffre d’affaires et les bénéfices augmentent l’un etl’autre de plus de 15 % par an en moyenne. Alors queles entreprises qui ont une progression héroïque, maissur une seule dimension, n’atteignent que 5 % derendement pour l’actionnaire.

EnFrance, leschampionsde lacroissancenesontpas forcément ceuxque l’oncroitTreize champions figurent à notre palmarès national2006.D’unepériodeà l’autre,nous avons constatéquela liste que nous établissons reste relativement stable,en nombre et en composition. Certains noms, peut-être inattendus pour le grand public, reviennent régu-

lièrement depuis plusieurs années : Colas, Vinci, Zo-diac, Essilor, etc. En revanche, on ne retrouve pas, oupas toujours, les stars habituelles du CAC 40. Etcertains grands noms qui la composaient encore ré-cemmentn’y figurentpas cetteannée, mais pourraientde nouveau rejoindre les rangs à l’avenir : L’Oréal,Carrefour, Société Générale, BNP Paribas...

Il n’yapas de fatalité liéeausecteurNos champions appartiennent à une grande variété desecteurs d’activité, où se retrouvent pêle-mêle laconstruction, la logistique, le nettoyage industriel oul’optique. Aucune entreprise n’est condamnée à lasous-performance parce qu’elle interviendrait dans unsecteur difficile. Près de la moitié des championsfrançais proviennent de secteurs industriels lourds,réputés peu attrayants. Près de 70 % fournissent desproduits ou des services à l’industrie, seules 4 entre-prisessontencontactdirectavecleconsommateurfinalfrançais. Il n’y a pas de fatalité : le dynamisme et lacroissancepeuventaussiécloredansdessecteursconsi-dérés comme vieillissants, peu dynamiques ou peurentables. D’autres travaux deBain auniveau mondialmontrentque l’appartenanceàunsecteur n’influequ’àhauteur de 15 % à 20 % sur la performance. De quoitordre le cou à de tenaces idées reçues, qui voudraientnotamment que seuls les secteurs de pointe et lesservices soient économiquement attrayants...

Uneobsession : le leadership sur lecœurdemétierLa majorité de nos champions exerce un métier auxcontours bien définis. Ils croissent selon un cycletrilogique de focalisation, expansion et redéfinition deleur métierdebase(lire pages10et11).Beaucoupplusque le secteur, un cœur de métier bien défini et uneposition concurrentielle forte s’avèrent déterminantsdans la performance économique. Les entreprisesleaders dans un secteur réputé difficile peuvent avoirdes résultats sept fois supérieurs à ceux des entreprises« suiveuses » dans des secteurs plus attrayants. Maisaucun acteur en position de « suiveur », quel que soitson secteur, n’a jamais réussi à entrer dans notrepalmarès...

Leschampions françaisprésentsdans leclassementeuropéenSur 44 entreprises européennes qui rejoignent noscritères de croissance rentable, 13 sont françaises(contre 13britanniques,12allemandes et6 italiennes).Et, mieux encore, dans la course européenne à lacréation de valeur, 4 entreprises françaises figurentdans le peloton de tête (10 premières). Les championsfrançais présents dans le classement des 10 premièresentreprises européennes ne figurent pas encore sur lalistedes10gagnantes mondiales en termes decréationde valeur. Au prochain classement ? l

RÉSUMÉLe palmarès deschampions mondiaux,européens et français dela croissance rentable,établi par le cabinetBain & Company, réservebien des surprises et cinqgrands enseignements.

JOËLLE DE MONTGOLFIER

Joëlle de Montgolfierest directeur d’étudeschez Bain & Company àParis. Elle est spécialistedes secteurs de ladistribution et de lagrande consommation enEurope. Depuis treizeans, elle a mené pour sesclients plus d’unequarantaine de projets destratégie de croissance etd’amélioration desrésultats.

Société

Monde

Les champions (1995-2005)*

*Classement par ordre alphabétique

Audi Constructionautomobile

Allemagne

Dell Constructioninformatique

Etats-Unis

ExpressScripts

Couverture médicaleEtats-Unis

First American Gestion d'informationsfinancières

Etats-Unis

Forest CityEnterprises

ImmobilierEtats-Unis

HoyaCorporation

Verre de performance(informatique, optique,art-de-vivre)

Japon

Next Distributionde prêt-à-porter

Grande-Bretagne

Ross Stores Distributionde prêt-à-porter

Etats-Unis

UniversalHealth Services

Gestion d'hôpitaux etde centres médicaux

Etats-Unis

idé

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urce

: P

FTC

Dat

abas

e, B

ain

Ana

lysi

s

194 groupes mondiaux ont connu une croissance rentable de 1995 à 2005

TransportEtats-UnisExpeditorsInternationalof Washington

Société

Europe

Audi Constructionautomobile

Allemagne

Colas Constructionde routes

France

HugoBoss

Fabricationet distributionde prêt-à-porter

Allemagne

Manitou Equipementde manutentionet d'élévation

France

Next Distributionde prêt-à-porter

Grande-Bretagne

Pendragon Concessionnaireautomobile

Grande-Bretagne

Rheinmetall Equipementierindustriel

Allemagne

Saipem Constructionparaénergétique

Italie

Vinci Concessionset construction

France

Optiqueophtalmique

FranceEssilorInternational

Société

France

Air Liquide

Casino Guichard-Perrachon

Gaz à usage industrielet médical

Distributionalimentaire

Christian Dior Fabrication et distributiond'articles de luxe

Colas Constructionde routes

EssilorInternational

Optiqueophtalmique

HermèsInternational

Fabrication et distributiond'articles de luxe

Imerys Extraction et valorisationde minéraux

Manitou Matériel de manutentionet d'élévation

NorbertDentressangle

Logistique de transportet d'entreposage

Onet Nettoyage industrielet sécurité

Vicat Ciment, bétonet granulats

Vinci Concessionset construction

Zodiac Equipements pour la construc-tion aéronautique et navale

1.748 entreprises(100%)*

*% des entreprises remplissant les critères de filtrage successifs

562 entreprises(32%)* 438 entreprises

(25%)*

Univers considéré Croissance moyennedu chiffre d'affaires > 5,5 % / an

Croissance moyennedu résultat net > 5,5 % / an

194 entreprises(11%)*

Rendements aux actionnaires> coût du capital

Casino, Air Liquide, Colas, Essilor, Vinci, Imerys : les noms qui ressortent en tête du classement établi sur la base de données de Bain ne sont guèresurprenants pour la France. Même si beaucoup des champions du CAC 40 n’y figurent pas. En revanche, les groupes émergeant du palmarès mondialsont peu connus en Europe. Parmi eux, un japonais, Hoya, spécialiste du verre optique, porté par l’essor des produits électro-optiques, et un anglais,Next, chaîne de magasins d’habillement, très rodée également dans les ventes sur catalogue et sur Internet. Aux Etats-Unis, le panel est plus ouvert :logistique, promotionetprêts immobiliers, optimisation de la gestionet de la couverture des frais de santé.

- 5Les Echos - Jeudi 16 novembre 2006L’ART DE LA CROISSANCE

ChrisZook :Pourgrandir,l’entreprisedoitseredéfinir

INTERVIEW Miser sur la croissance interne plutôt que sur une diversificationou des acquisitions : c’est le leitmotiv de Chris Zook, gourou du conseil aux entreprisesen matière de croissance. Ce qui implique donc de se concentrer sur son métier de base.

abitué des plateaux de télévisionet des studios radiophoniques,Chris Zook, associé du cabinetde conseil en stratégie et mana-gementBain,estungouroudansle conseil aux entreprises en ma-Htière de croissance. Son premier

ouvrage, « Beyond the Core : Expand your Marketwithout Abandoning your Roots », comme le deu-xième, « Profit from the Core : Growth Strategy in anEra of Turbulence » font référence dans le domaine.Son credo : exploiter le cœur du métier sous toutes sesformes pour créer de la croissance durable.

Vousallezpubliervotretroisièmelivresurlacroissanceau printemps prochain. Quels conseils donnez-vouscette fois-ci aux dirigeants d’entreprise ?Après mon premier livre, qui se consacrait à la crois-sance sur le métier de base, et le deuxième sur lacroissance à partir de secteurs adjacents − avecl’exemple de Nike à l’appui −, le prochain termine uncycle. Il s’agit de voir comment une entreprise doit seredéfinir lorsque son modèle de croissance du passé aatteint ses limites.

Pourquoi ce « hobby » de la croissance ?Celafaitdesannéesquejeressensl’importancedusujet.A force d’essayer de comprendre pourquoi les entre-prises réalisentdes bénéfices, je mesuis intéresséà leurmanière spécifique de trouver des relais de croissance.J’ai constaté toute la science des spécialistes sur l’amé-liorationdes profits et laréductiondes coûts,mais aussiqu’aucun d’eux ne s’intéressait aux investissementssystématiques en matière de croissance. Je parle biensûrdecroissancedurable.Enl’absencedestatistiquesetd’études comparatives sur ce sujet, Bain a décidéd’étudier sérieusement les phénomènes de croissance.Outre une base de données des exercices sur vingt ansde 8.000 entreprises, les archives de nos clients ont étéexaminées, et à ces informations ont été ajoutées lesinterviews de dirigeants ayant servi à mes livres.

La croissance est-elle une préoccupation primordialepour les présidents des grands groupes ?Le sujet fait en général partie de leurs trois premièrespriorités avec les questions de réorganisation et degouvernance. Mais les études montrent que leur em-ploi du temps ne leur permet pas de consacrer plus de2 % à 4 % de leur activité aux questions de croissance.Les présidents d’entreprise sont en perpétuelle luttecontre le temps alors que la recherche de croissancedevient de plus en plus difficile. Et leur mandat, quiétait en moyenne de huit à dix ans auparavant, estaujourd’hui en moyenne de quatre ans. Un présidentest coincé entre les visites aux filiales, les questionsfinancières, les problèmes sociaux, les assembléesgénérales, les conférences de presse.

Pourquoi la croissance est-elle devenue une denréeplus rare aujourd’hui ?Parce que tout va plus vite, la vie d’une entreprise oud’un secteur comme celle du mandat des présidents.Les actionnaires conservaient en moyenne leurs ac-tions huit ans dans les années 1970,et aujourd’hui huitmois. Les cycles enmatière de produitsetd’investisse-ment se sont réduits. Les capitaux se déplacent plusvite. Cette dynamique crée un environnement pluscompétitif dans lequel il est difficile de conserver sonavantage concurrentiel.

Danslesfaitsquellessontlesentreprisesquicroissent ?Le pourcentage de groupes affichant une croissancedurable est très faible et en chute. Sur 200 entreprisesétudiéesen1992,seules13 %avaientpudégagerendixansuneaugmentationde5,5 %deleurchiffred’affaireset de leurs bénéfices.Entre 1996 et 2006,elles n’étaientque11 % àréalisercettehausse. Les meilleuresperfor-mancesdecroissancedurablenesontjamaisprovenuesde secteurs technologiques, mais de marchés en pro-gression annuelle inférieure à 5 % sur lesquels lesentreprises gagnantes surpassent ce chiffre. Des socié-téscommeArcelor,L’Oréal,Tesco,Tetrapak,UPSontdes positions concurrentielles sur des marchés tradi-

tionnelsquineconnaissentpaslesfortescroissancesdestechnologies.Ellesontbâtileurcroissanceàpartird’uneplate-formed’activitésautourdeleurcœurdemétier,etnon avec des acquisitions de nouvelles capacités. C’estl’inverse des cas d’espèce Vivendi ou Daewoo.

Vous bannissez donc les diversifications des stratégiesgagnantes au profit du recentrage sur le cœur demétier ?En cas de diversification, il faut avant tout voir lenombre d’étapes franchies hors du cœur de métier,qu’elles concernent le réseau de distribution, la clien-tèle, les fournisseurs,etc. Tout est une question d’équi-libre. Le monde ne récompense que les entreprisesversées dans des secteurs multiples, mais ayant desrelations entre eux. Au-delà de deux étapes franchieshors du métier de base, moins de 10 % des entreprisesdiversifiées dégagent de la croissance. Regardez Citi-corp., qui a revendu sacompagnie d’assurances Trave-lers,Philipssabranchesemi-conducteurs,TPGsonpôlelogistique. La diversification doit être proche du cœurde métier afin d’utiliser les actifs de l’entreprise à denouvelles sources de croissance. C’est l’exempled’Apple,qui,enproieàsaperteavecseulement3 %dumarché des ordinateurs, s’est diversifié dans le secteurdelamusique.Maistouteslesentreprisesn’ontpascettechance à portée de main.

Les conglomérats indiens et chinois aux activités mul-tiples risquent-ils donc d’être pénalisés ?Comme au Japon et en Corée, le développementéconomique de la Chine et de l’Inde aboutira audémantèlementdesconglomérats. Quoiqu’ilensoit, lemodèle de fonctionnement des sociétés indiennes ouchinoisesest très différentde celuide leurs concurrentsdes économies développées. Elles bénéficient naturel-lement de coûts structurels plus faibles, ce qui les placeen position avantageuse.

Les acquisitions sont-elle à bannir comme les diversifi-cations au profit de la croissance interne ?Lesgrossesacquisitionsnesontpaslameilleurechoseàfaire. Elles n’ouvrent pas la voie à une croissancedurable.Ellesfontgrossirl’entreprise,maisnerésolventpas ses problèmes en profondeur. Le taux de succèsn’estque de 20 %. Mais il peutatteindre 60 % pour depetites acquisitions répétitives renforçant le cœur demétier par de nouvelles capacités.Par exemple, Voda-phone, qui a grossi en acquérant des sociétés leadersdans la téléphonie mobile d’autres pays. Mais la crois-sance interne reste de loin la plus prévisible, la pluscontrôlable et celle avec le plus de valeur.

Lemieuxest-ilalorsderacheterunàunsesconcurrentsles plus modestes ?Profiterdesconsolidationsfaiteffectivement partiedesmeilleures stratégies, comme cela s’est passé dans le

secteurdelabièreavecInbevoudansl’acieravec Arcelor.

Et ensuite, la croissance n’atteint-elle passon niveau maximum ?Il existe trois moyens pour une entreprisede rebondir en trouvant de nouveaux po-tentiels. D’abord, enrestant sur sonpropresecteuretavecsespropresproduits,maisenregardantcomment acquérir davantage departs de marché que ses concurrents. En-suite en se développant sur des secteurs oudes marchés adjacents, au niveau géogra-phiqueoudesesformatscommerciaux.Defabricant de chaussures de sport, Nike estainsi devenu un spécialiste du vêtement etde l’équipement sportifs. La troisième voieest de redéfinir son cœur de métier et dechanger de modèle.

Dans quelles situations cette révolutionest-elle inéluctable ?Avant tout, l’entreprise doit se redéfinir avec sespropresactifsetsespossibilités. Maisquandsonpropremodèle est attaqué par un autre modèle, comme lesgrandes majors musicales avec la distribution de mu-sique sur lenet, elledoit redéfinir sonchamp d’activité.Ou encore lorsque son secteur présente des bénéficestrop faibles, comme la téléphonie fixe oul’automobile.Ou enfin quand sa diversification a atteint ses limites.

L’innovation a-t-elle donc toutes les vertus ?C’estunmotgalvaudéquineveutplusriendire.Ya-t-ilinnovation lorsque une entreprise change de siège oud’organisation ?Celadit,laclefenmatièred’innovationest qu’elle intervienne au bon moment et au bonendroit, même si la réduction des coûts et la recherchede nouveaux segments de clientèle demeurent despostesplusimportantsàconsidérer. C’estcequ’aréussiNike, mais aussi Starbucks en lançant de nouveauxlieux de dégustation de café.

Se concentrer sur son métier de base, cela revient-il àdirequelesentreprisesdoivent avanttoutchouchouterleurs clients ?Le premier mot en affaires demeure le client. Degrandes différences tenant à la performance desentreprises proviennent en majeure partie de leurconnaissance de leurs clients. Ils sont une source deprofits. Le premier objectifde General Electric est demesurerlasatisfactiondesesclientsetd’augmentercetaux. A ce propos, une étude a fait part d’uneconclusion édifiante. Alors que 80 % des dirigeantsconsidèrentqueleurentreprisesedistinguefortementde ses concurrents, seuls 8 % des clients interrogésestiment qu’il existe une différence entre les concur-rents en question l

RÉSUMÉDes PDG qui ne peuventpas consacrer plus de2 % à 4 % de leur tempsaux questions decroissance, unenvironnement où toutva toujours plus vite, unefuite en avant dans desacquisitions ou desdiversifications rarementgagnantes : on nes’étonnera pas si lacroissance est devenueune denrée rare. Tropd’entreprises oublientd’exploiter tout lepotentiel de leur cœur demétier, qui reste lameilleure stratégie.

PROPOS RECUEILLIS PAR DIDIER BURG

Chris Zook.

DR

6 - Les Echos - Jeudi 16 novembre 2006 L’ART DE LA CROISSANCE

Quepeutapporterlapolitiqueéconomique ?

MODÈLES Derrière la croissance américaine des dix dernières années, on peut voirune nouvelle forme de « keynésianisme hydraulique ». L’Europe, elle, a renoncé à la facilitéillusoire de cette politique économique et fait le pari de la croissance sans inflation.

l y a quelque quarante ans, l’économisteWalterHeller, alors à la têtede l’équipedesconseillers deJohnKennedy, affirmaitdansune conférence devenue célèbre que lascience économique avait atteint un telniveaudedéveloppementetdecompréhen-Ision des mécanismes de la croissance qu’il

était possible à tout gouvernement d’atteindre leplein-emploi. Cet enthousiasme et cette convictionparaissent aujourd’hui bien excessifs alors que l’Eu-rope n’arrive pas à se défaire du chômage et que sontaux de croissance semble voué à osciller autour de2 %. La politique économique, c’est-à-dire l’interven-tiondel’Etatparlebiaisdelapolitiquebudgétaireetdela banque centrale en tant que responsable de lapolitique monétaire,estsouventconsidéréedésormaiscomme impuissante. François Mitterrand résumaitassez bien ce sentiment en proclamant, résigné :« Contre le chômage, on a tout essayé. »

Ce que traduit la formule de l’ancien présidentde la République, c’est moins le constat d’un échec dela politique économique que le dépit lié aux suitesimprévues de la relance de 1981. Ce qui a échoué, cen’estpasla réflexionéconomique,c’estune interpréta-tionschématiquedesthéorieskeynésiennesque,dèslemilieu des années 1950, certains économistes avaientpris l’habitudedequalifier de« keynésianismehydrau-lique ». Le fondement du keynésianisme hydrauliqueest de prendre le contre-pied des idées classiques surl’efficacitédel’économiedemarché.Puisquelathéorielibérale n’a su répondre à l’enchaînement dramatiquede déflation et de chômage des années 1930 que parl’inertie et l’affirmation fataliste que le marché finiraitpar résoudre le problème, il était devenu clair pourcertains que cette théorie s’était déconsidérée. Ils seconvainquirent rapidement que pour reconstruirel’économie politique, il fallait inverser systématique-ment les postulats classiques libéraux. Le résultat leplusnotabledeleurdémarchefutl’inversiondelaloideSay.Al’affirmationselonlaquellel’offrecréesapropredemande, ils substituèrent celle selon laquelle la de-mandecréesapropreoffre.Enmettantlademandeaucentre de la pratique économique, le keynésianismehydraulique a légitimé les politiques de relance par ledéficit budgétaire, mais aussi a donné des certitudes àtoute une génération d’économistes qui, à l’instar deHeller, a cru avoir trouvé la panacée. Le succèsintellectuel du keynésianisme hydraulique s’est, enoutre, conforté des facilités qu’il accordait aux diri-geants politiques. Comment ceux-ci auraient-ils purefuserunethéoriefaisantdelaconsommationnonpasla conséquence du travail et de l’effort, mais l’originemême de ce travail ? Comment refuser une vision dumonde où l’augmentation des sa-lairesnepeutêtrequebénéfiqueetne pose jamais aucun problème ?Lessalariésquivoientleurpouvoird’achat croître, et donc leurconsommation augmenter, sontravis, les chômeurs qui retrouventdu travail grâce à la relance issuedece surcroîtde consommation lesonttoutautant, lesentreprisesquitrouventainsidenouveauxdébou-chés ne peuvent pas se plaindre.Pourtant, dès la fin des années1950, certains ont crié casse-cou.La consommation moteur de lacroissance, la réduction du tempsdetravail moyendecréer des emplois, la croissancedela masse monétaire source de production : autantd’idées approximatives ou carrément fausses qui, infine, n’induisent que de l’inflation. C’est ce que PaulSamuelson écrivit à Kennedy au moment où WalterHeller militaitpourunebaissedel’impôtsurlerevenu.

Entre Heller et aujourd’hui, le keynésianismehydrauliqueaétéenapparenceemporté,et ceàcause,effectivement, de l’inflation. Dans les années 1970, lespolitiques de relance sont incapables d’endiguer lesous-emploi et ne réussissent qu’à mettre à mal lesystème financier. Le chômage augmente, le systèmemonétaire international agonise et l’inflation s’em-

balle. C’est lastagflation, redoutable cumul d’inflationetde chômagequisembledonnerraisonauxavertisse-ments de Samuelson. Toutefois, elle a aussi été inter-prétée comme un démenti d’un autre aspect de lapenséedeSamuelson.Eneffet, il avaitdans les années1960rebondisurlestravauxduNéo-ZélandaisPhillips.StatisticienàlaLondonSchoolofEconomics,Phillipsaétabli unerelation inverseentre le chômage et l’évolu-tion des salaires. Samuelson s’appuie sur ses travauxpourdéfinirl’arbitrageditdePhillipsentrel’inflationetle chômage. Pour lui, l’inflation ne fait son apparitionquequand lechômagea disparuou quand la politiqueéconomiqueest radicalementenoppositionàcelle quipermet effectivement de réduire ce chômage. Si Sa-muelsonprendunepositiontranchéesurl’arbitragedePhillips, c’est que d’autres économistes de son tempsn’associentpasinflationetfortecroissance.JanTinber-gen− le premier prix Nobel d’économie de l’histoire −voit dans l’inflation un mécanisme très spécifiquerelevant de la gestion par la banque centrale del’activité de crédit. Dès lors, elle ne doit pas êtreanalysée en lien avec l’action de l’Etat pour réduire lechômage. Pour Tinbergen, l’Etat use de la politiquebudgétairepour augmenterlademandeetorganiser lacroissance, tandis que la banque centrale contrôle, deson côté, l’inflation. Le couple Etat-banque centrale ala possibilité de conduireune croissancenoninflation-niste.

A regarder l’histoire économique récente desEtats-Unis, on pourrait penser que Tinbergen avaitraison et que l’inflation ne menace pas une politiquebienconduitedeluttecontrelechômage.Enrevanche,unlaxismegénéraliséconduiraitàunesituationcombi-nantdérivedesprixetchômage.Ladeuxièmesituationseserait incarnéedanslastagflationdesannées1970, lapremière dans la croissance de l’économie américainedes dix dernières années, encadrée avec talent et briopar Alan Greenspan.

Actualitéde l’arbitrage inflation-chômageOr l’analyse de cette réalité américaine n’a pasconvaincu Samuelson de se rallier aux thèses deTinbergen. En 2004, dans un manifeste de soutien à lacandidature du démocrate John Kerry, il a dénoncé lapolitique de multiplication des liquidités monétairesmenée par Greenspan, l’accusant de provoquer uneinflation débridée. Sa prise de position en a surprisbeaucoup qui, brandissant l’évolution des prix à laconsommation aux Etats-Unis, se demandèrent où levieux prix Nobel avait vu de l’inflation.

Enfait,Samuelson,danssaperspicacitéécono-mique toujours aussi vive, acompris depuis longtempsque la fin du système de changes fixes a déplacé la

natureetlamanifestationdel’inflation.Augmenterlessalairessansaucunlienaveclaproductivité, favoriserlaconsommation, injecter par le biais du déficit budgé-tairedes moyens depaiement supplémentaires sans sesoucier de leurcontenu, autantde mesures qui condui-sentà l’inflation en ce sens qu’elles fontnaîtreun écartentre l’offre et la demande. L’arbitrage de Phillipsdemeure pertinent : en période de fort chômage, lesentreprises disposent de réserves de production qu’unsurcroîtdedemandepeutpermettredemobiliser.Maisensituationcourante,ellesrépondentàtoutemodifica-tion de leur environnement économique par lahaussedeleurs prix.Sidoncl’arbitragedePhillipsest toujours

d’actualité, la question subsiste : où est l’inflationdénoncée par Samuelson ? Elle est tout simplementdansleconstatqueledéséquilibreoffre-demandenesetraduit plus dans le cas des Etats-Unis par une haussedes prix, mais par l’importation massive d’une offreétrangère. Le keynésianisme hydraulique a survécuauxEtats-Unisdansuneversionnonassumée.Décon-sidéré par la stagflation, il s’est maintenu par le biaisétrange des politiques ouvertement hostiles à l’actionpublique.Lesbaissesd’impôtsdécidéesparlesrépubli-cains ont débouché sur des déficits budgétaires colos-saux et une relance par la demande assez clairementinflationniste.Pour éviterla haussedes prix induite, lesEtats-Unis ont accepté un gonflement abyssal de leurdéficit extérieur.

L’efficacité tant vantée de la politique écono-mique américaine repose sur un tour de passe-passequi permet de masquer l’inflation. Au milieu deslouanges mais aussi des cris d’alarme d’économisteslucides comme Samuelson, Greenspan et Bush ontparadoxalementdonnéunsecondsouffleaukeynésia-nisme hydraulique tout en faisant mine de le fustiger.Pratique malsaine, en fait, car elle consiste à utiliser lapolitique économique non comme un vecteur decroissance, mais comme un moyen de reporter dans letemps les problèmesenusant eten abusantde l’endet-tement extérieur. Tandis que les dollars s’accumulentdans les caisses des banques centrales de Chine et duJapon, une demande américaine sans frein et sanslimiteserépandsurlemonde,assurantauxAméricainsun niveau de vie sans équivalent grâce au travailasiatique.

Keynes lui-même n’ignorait pas que ses idéespouvaientêtrerésumées enlesramenantàunegestionhabile de l’inflation. Derrière les affirmations tran-chéesdeses disciples tels queWalter Helleretderrière

JEAN-MARC DANIEL

Tandis que les dollars s’accumulentdans les banques centrales de Chineet du Japon, une demande américainesans frein et sans limite se répandsur le monde, assurant auxAméricains un niveau de vie sanséquivalent grâce au travail asiatique.

Jean-Marc Danielest professeur associé àl’ESCP-EAP (campus deParis). Il enseignel’économie. Il est aussichargé de cours à l’Ecoledes mines de Paris. Ildirige la revue« Sociétal ». Spécialisted’histoire de la penséeéconomique et de l’étudedes finances publiques, ilest ancien élève del’Ecole polytechnique, del’Ensae et de l’IEP Paris.Il est l’auteur denombreux ouvrages etvient de publier « Dettepublique un débatpolitique », Les Carnetsde l’Info.

La politique économique, c’est-à-dire l’intervention de l’Etat par le biais de la politiquebudgétaire et de la banque centrale en tant que responsable de la politique monétaire,est souvent considérée désormais comme impuissante.

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- 7Les Echos - Jeudi 16 novembre 2006L’ART DE LA CROISSANCE

les modèles plus ou moins élaborés qui les soute-naient, il y avait surtout la conviction que l’économielibérale avait répondu aux problèmes par lesous-em-ploi alors que le keynésianisme y répondrait au pirepar l’inflation. Et celle-ci est un mal politiquementbeaucoup moins dangereux que le chômage. Indo-lore tant qu’elle reste limitée, elle offre en outre cetavantage, selon Keynes, d’assurer l’« euthanasie desrentiers ». L’Etat keynésien de naguère s’endettaitpour accroître la demande et recevait en retour unecombinaison plus ou moins heureuse de croissanceetd’inflation qui, en tout état de cause, le libérait de sadette.L’EtatpostkeynésiendeGreenspanetdeBushcontinue à s’endetter pour entretenir de vains etinutiles « MacJobs ».Mais le rentier à euthanasier estchinois ou japonais. Et il se laissera probablementmoins faire que le rentier national.

Le keynésianisme hydraulique de Heller atrouvé un nouvel avatar dans la fuite en avant desEtats-Unis d’aujourd’hui. La croissance est là, maisau prix d’une inflation considérable que mesure undéficit extérieur de 6 % du PIB. La politique écono-mique américaine a répondu au défi de la croissanceen spoliant le travail asiatique. Habileté incontes-table,maisquinourritdeuxsources deconflit àvenir :la contestation du privilège monétaire que se sontarrogé les Etats-Unis en faisant de leur devise lamonnaie mondiale ; la montée en puissance destensions avec les pays asiatiques, qui n’ont aucuneraison d’accepter sur le long terme que leur travail etleurs efforts de productivité permettent aux Améri-cains de détenir le niveau de vie le plus élevé dumonde tout en multipliant des emplois sous-produc-tifs, voire quasiment soviétiques.

Investissement et stratégiedeLisbonneFace au modèle américain, l’Europe est souventprésentée comme l’exemple de ce qu’il ne faut pasfaire. Dans les dix annéesqui ontprécédé le passage àl’euro, la moyenne annuelle de croissance des paysengagés dans le processus de construction de lamonnaie unique a été de 2,1 %, contre 3,7 % auxEtats-Unis. Cet écart sert à instruire le procès de lapolitique économique européenne, et singulièrementde l’action de la Banque centrale européenne. Sapolitique monétaire est devenue un sujet rituel dedénigrement. Ce rituel a la caractéristique de tous lesrituels, il estirréfléchiaupointd’endevenir grotesque.En effet, l’Europe a choisi, à la différence des Etats-Unis, lavoiedelacroissancesansinflation,c’est-à-diresans léguer aux générations futures des monceaux dedettes. L’arbitrage de Phillips y conduit ipso facto aurisque de chômage. Ce risque ne sera pas levé,contrairement à ce que l’on peut lire parfois enmodifiant les statuts de la BCE − étrange et naïvevision qui fait d’une phrase un facteur déterminant dela réalité économique… Il sera levé par une action depolitique économique favorable à l’investissement, àla reconstitution des capacités productives, à la misesur pied d’un processus d’accumulation capitalistiquerestaurant le potentiel de croissance. Jean Fourastié,qui est entré dans la légende en lançant l’expressiondes « Trente Glorieuses », le rappelait sans cesse : lacroissancedurablereposesurlesgainsdeproductivité,c’est-à-dire sur l’investissement en capital et sur laformationdes salariés.CettepolitiqueenEuropeaunnom : il s’agit de la stratégie de Lisbonne.

La politique de la BCE s’inscrit dans ce cadre.Ayant fait le choix d’une monnaie unique, et doncd’une politique économique coordonnée, ayant tra-duit ce choix en une volonté d’éviter l’inflation, lespays de l’Union européenne, membres ou non-membres de la zone euro, ont adapté leurs outils depolitique économique à ce choix. La BCE maintientune politique monétaire rigoureuse tendant, qui plusest, à éviter l’inflation importée par une évolutionfavorable des termes de l’échange, c’est-à-dire de laparitéeuro-dollar.Demême,lapolitique budgétairearenoncé aux facilités illusoires du keynésianisme hy-draulique en s’organisant autour du Pacte de stabilitéet de croissance.

Il faut maintenant prolonger la politique éco-nomique vers les deux exigences fortes de la stratégiede Lisbonne : favoriser l’investissement ; améliorer laproductivité du travail.

L’investissement productif en France a reculéde8 points de PIB par rapport à la période desTrenteGlorieuses. Les grandes entreprises ontcertes recons-titué leurs marges, mais le réseau des PME restefragile. La politique économique doit tendre à leurdonner les moyens de leur consolidation. Concrète-ment,plus queversdesbaissesplusoumoinsélectora-listes de la TVA, la politique fiscale françaisedoitêtreorientéeversl’investissement.Lacroissancespectacu-laire des petits pays européens ces dernières années,celle des pays Baltes ou de la Slovaquie, s’est faitegrâce à une quasi-disparition de l’impôt sur les socié-tés. L’Europe dans sa quête d’harmonie fiscale doits’engager dans un allégement, y compris dans lesgrands pays, de la fiscalité des entreprises. Supprimerl’impôt sur les sociétés en France constitue le type de

mesure en thérapie de choc qui est susceptible derelancer la croissance.

Demêmelevoletmain-d’œuvredelastratégiede Lisbonne insiste sur la qualité du travail que doitfournirl’Europe,etdoncsurlaformation.Pensercettepolitiqueenpurstermesdedépensespubliquesd’édu-cation ou de subvention à des laboratoires de re-cherche sans possibilité pratique d’évaluation desrésultats serait contre-productif. En revanche,assurerunrapprochementsystématiqueentrelessystèmesdeformationet les entreprises, entre leschercheurs et lesproducteurs, entre l’intelligence et l’esprit de risqueconstitue le moyen le plus efficace de faire de lastratégie de Lisbonne un élément opérationnel.

LacirculairesurladuréedutempsdetravailenEuropeque prépare la présidence finlandaise va dansle sens de la flexibilité sur le marché du travail,flexibilité qui ne signifie pas précarité, mais adaptabi-lité. Concrètement, là encore, la réflexion sur lesmodalités d’organisation du travail et du droit delicenciement dans un pays comme la France ne doitpas être menée indépendamment de celle sur l’avenirdel’Unedicetsurladéfinitiondesdroitsetobligationsdes salariés privés d’emploi, de celle sur l’avenir de laformation professionnelle et de ses liens avec lemonde de l’entreprise.

Aux débuts du capitalisme moderne, l’écono-

miste David Ricardo insistait sur le danger des appa-rences,desponcifsappuyéssurlebonsensmaisqui,enpratique,conduisent àdesinterprétations erronées dela réalité économique. L’erreur majeure était, selonlui, de croire qu’en augmentant la quantité de mon-naie en circulation, en se laissant aller à développerl’emploi public, en cherchant à contourner la dure loiqui fait du travail la source de toute richesse, onfinissait par réveiller la croissance. Pour éviter lesenthousiasmesinutiles, ilproposait ladisciplinemoné-taire. Il en a vu la mise en place par la Grande-Bre-tagne au travers de l’adoption de l’étalon-or. JacquesRueff en a, à juste titre, déploré la disparition dans laplongée de l’économie britannique des années 1970.Aujourd’hui, la Grande-Bretagne réinvente la lo-gique de Ricardo en se faisant le principal défenseurde la stratégie de Lisbonne. Elle redevient le symboled’une politique économique qui repose sur l’investis-sement,etnonsurl’inflation.LacroissanceenEuropeest acquise pourvu qu’elle adopte sans état d’âme lalogique de la stratégie de Lisbonne. Une telle dé-marche se heurte à deux menaces : la fascination dukeynésianisme hydraulique restauré qui règne auEtats-Unis, malgré la fragilité de ce modèle et sondéclin amorcé ; le maintien de l’Angleterre à l’écartde l’euro, une des composantes les plus abouties duprojet européen l

RÉSUMÉFace au modèleaméricain, l’Europe estsouvent présentéecomme l’exemple à nepas suivre en matière depolitique économique.Mais est-ce si sûr ?Outre-Atlantique, lacroissance actuelle se faitau prix d’une inflationconsidérable que mesureun déficit extérieur de6 % du PIB. Sur le VieuxContinent, la croissancesans inflation est acquiseà condition de favoriserl’investissement etd’améliorer laproductivité du travail,comme l’exige lastratégie de Lisbonne.

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8 - Les Echos - Jeudi 16 novembre 2006 L’ART DE LA CROISSANCE

KyotoPlus :stratégiepourundéveloppementdurable

POLITIQUE Comment transformer efficacement le protocole de Kyoto après 2012 ?Le processus actuel ne permettra pas d’éviter une catastrophe climatique. Avec Kyoto Plus,un système de droits d’émission limiterait les rejets mondiaux de CO2 à un niveau tolérable.

près le succès diplomatique duprotocole de Kyoto, on peutmaintenant discuter ouverte-ment d’une poursuite efficacedu processus après 2012 (KyotoPlus). Cela suppose − comme leAprotocole même l’exige − une

analysesansconcessionspoursavoirsi,aveclesystèmed’engagementdeKyoto, l’objectifeuropéen(aumaxi-mum+ 2 °Cauniveaumondial)pourraêtreatteint.Lerésultat d’une telle évaluation, réalisée par mes soinspour le Land de Wurtemberg, est malheureusementdésastreux : avec l’actuel système Kyoto, le monde seprécipite pratiquement directement vers une catas-trophe climatique, à moins qu’il n’y ait des améliora-tions substantielles. Même si le protocole de Kyotoreste fondamental pour toute politique climatique àl’avenir, le public est trop mal informé de l’efficacitéaffreusement limitée de ce protocole, et la plupart desexperts refoulent cette vérité amère et se leurrent encroyant à la division par deux des émissions jusqu’en2050−pourtantnécessaire−grâceàl’actuelprotocole.

L’évolution est en réalité fatale, d’après lesdernières données (2004 à 2006) de l’Agence interna-tionale de l’énergie : les émissions de dioxyde decarbone(CO2) augmententauniveaumondialtous lesansde500 millions detonnes,etmêmeen2004et2005de 1 milliard de tonnes. Au lieu de compter jusqu’en2050 sur une diminution drastique, l’AIE s’attend àuneaugmentationde190 %àunniveaude58milliardsde tonnes à cette période, c’est-à-dire presque untriplement par rapport à 1990. L’objectif minimal del’Union européenned’une augmentationde la tempé-rature de 2 °C au maximum est avec Kyoto I, de touteévidence, hors de portée.

Ilestaumoinsaussidéprimantdeconstaterquel’anciensystèmed’autoengagementdeKyotomanqueau niveau structurel des conditions essentielles pourgarantir une véritableprotectiondu climat : 1) Kyoto In’a AUCUN objectif climatique défini (bien quel’Union européenne assène en permanence l’objectif+ 2 °C maximum, elle n’a jamais, à ce jour, ancré cetobjectif dans les négociations climatiques) ; 2) Kyoto Itravaille d’après le principe du « grandfathering », quiest ressenti par les pays en voie de développementcomme relevant de l’éco-impérialisme (les diminu-tions ou augmentations des émis-sions des différents Etats doiventpartir des taux d’émission initiaux,avecdesniveauxpartêtetrèsdiffé-rents) ; 3) Les autoengagementsde quelques Etats seront de touteévidencetoujoursfaibles−logiquedu cavalier seul (« free rider ») etproblème de bien collectif ; 4)KyotoI n’offreaucuneincitationàdiminuer davantage le CO2 auniveau mondial ;5)pour respecterleurs autoengagements, les Etatsontbesoin d’entreprendre eux-mêmes des dizaines demilliersd’actions juridiques etadministratives etde lesmettreenœuvre,cequireprésenteunefoienlavolontéetenlacapacitédelaplupartdes200Etats−nullementengagés aujourd’hui dans la protection du climat − etdel’Etatengénéral,toutàfait irréaliste ;6)ilyaZÉROchanced’inclure les pays en voie dedéveloppement etémergents en expansion rapide en raison du système« grandfathering » éco-impérialiste de Kyoto I. Larépartition des émissions par habitant est tout à faitinégale et l’échec des pays industrialisés entre 1990 et2012 (plus 25 % de CO2 au lieu de moins 5 %) estpatent.

Ces erreurs et quelques autres, égalementd’ordre stratégique − en les présentant il y a trois ans,l’auteurapresquefailliêtrebrûlécommehérétiqueparles « protecteurs professionnels du climat » de la« communauté de Kyoto » −, font malheureusementqu’il n’y a avec l’actuel système Kyoto aucune chanced’empêcher une catastrophe climatique.

Comment transformer efficacement le proto-cole de Kyoto après 2012 ? Avec Kyoto Plus, unsystème de commerce de droits d’émission analogue

au modèle européen actuel, mais largement amélioréetglobalisé, limiterait l’émissionmondialedeCO2 àunniveautolérable.Leprincipedémocratique« oneman,one vote » serait appliqué à la protection du climat.« Un homme, un droit d’émission » signifie toutd’abord 5 tonnes de CO2 par tête de la populationmondiale. Avec cette clef de répartition, les pays envoie de développement obtiendraient à travers des« certificats d’excédent »des recettes supplémentairesde20à25milliardsdedollars,participants’ilssontbienutilisésde leurdéveloppement« climatiquement favo-rable ». De plus, ce développement serait soutenu àl’aide d’un plan Marshall écosocial financé par les

mêmes moyens, et la diminution de la pauvreté enserait largement soutenue. Par ces incitations les paysen voie de développement et émergents, c’est-à-diremême l’Inde et la Chine, pourraient pour la premièrefois être intégrés activement dans le système mondial,celui de Kyoto Plus. En tenant compte des objectionsles plus importantes des Etats-Unis contre l’actuelsystème Kyoto, même l’intégration des Etats-Unisdeviendrait imaginable et possible.

Avec Kyoto Plus, le monde pourra être pré-servé des plus graves dangers climatiques − unelimitation mondiale à 30 milliards de tonnes de CO2jusqu’en2030pourraitêtreobtenue.L’alourdissementde l’atmosphère en CO2 atteindrait, dans un premiertemps, un prix de30 dollars la tonne.On mettrait ainsifin à l’utilisation abusive de l’atmosphère en tant quedécharge gratuite de gaz à effet de serre. Cela seraitpossible sans une surcharge de tous les Etats, del’industrie et des consommateurs, et conduirait à unsystème de ressources énergétiques durablement sûr,économique et non nuisible au climat. Les énergiesrenouvelables comme le vent, l’eau, le soleil et labiomasse pourraient connaître, de même que les

centrales à charbon non polluantes − c’est-à-dire sansCO2 (de type Vattenfall ou RWE) −, une percéemondiale. Et à l’échelle mondiale s’imposeraient−parcequ’ellesseraientpartoutbienplusprofitables−des économies d’énergie de même que des voitures,bâtiments et équipements plus efficients du point devue énergétique.

L’offensive sensationnelle de 24 grands diri-geants d’entreprise (entre autres de BP, EON, EDF,Vattenfall, Deutsche Bank, Siemens et Volkswagen)avecunappelenurgence adressé auWorldEconomicForum de Davos en 2005 − d’après le rapport Stern,d’une plus grande actualité aujourd’hui qu’il y adix-huit mois − indique le chemin à suivre. Dans cetappel dramatique aux dirigeants des Etats du G8, cesleaders exigent−demêmequesirNicholasStern−desplafonds clairs pour les expulsions du gaz à effet deserre au niveau mondial et en même temps une fermeprotection du climat, vraiment efficace à travers unsystème global de commerce de droits d’émission.Selon Stern, « il est décisif qu’un prix soit fixé pour leCO2 et que les hommes y trouvent de véritables incita-tions ». Avec Kyoto Plus, ces revendications seraientconverties en une réelle politique du climat. Cespatrons de l’économie mondiale peuvent être pris aumot,car ilsontcompris lesenjeuxet saventtrèsbiencequ’il faut faire (http://www.weforum.org/pdf/g8 clima-techange.pdf).

Ce neseraqu’à travers unprixduCO2 quetousleurs investissements techniques etcomportementauxfavorables au climat seront durablement et mondiale-ment rentables.

Laprochaineprésidenceallemandedel’Unioneuropéenne, en rapport avec le G8, bénéficie de cette« opportunité d’un penalty de politique climatique » del’économie, afin de transformer l’actuelle politiqueclimatique inefficace en un système de protection duclimat mondial. A travers une esquisse de Kyoto Plusou un semblable « cap and trade » global, le tournantclimatique est en effet encore réalisable ; ainsi pourraêtre évité une catastrophe climatique sans problèmeséconomiques graves.

KyotoPlus − quellequesoit la formedéfinitivedu système de droits d’émission − doit cependant êtreobligatoirement complété en Europe de façon exem-plaire par « les devoirs de politique climatique ». A cesseules conditions, un système crédible et consistantd’unestratégieclimatiqueeuropéenneengagéepourravoir le jour l

RÉSUMÉParce qu’il ne mentionneaucun objectif climatiquebien défini, qu’il reposesur l’autoengagementdes Etats ou encoreparce qu’il ne proposeaucune incitation pourdiminuer davantage lesémissions de CO2, leprotocole de Kyoto estd’une efficacité trèslimitée, s’alarme l’auteur.Pour l’après-2012, lasolution passe par KyotoPlus et un système decommerce de droitsd’émission globalisé.

LUTZ WICKE

L’objectif minimal de l’Unioneuropéenne d’une augmentationde la température de 2°Cau maximum est avec Kyoto I,de toute évidence, hors de portée.

Lutz Wickeest professeur àl’ESCP-EAP (campus deBerlin). Il enseignel’économie et lemanagement del’environnement. Il adirigé l’Office fédéralpour l’environnement(Umweltbundesamt) etété secrétaire d’Etat àl’Environnement du Landde Berlin. Il dirigel’Institut du managementde l’environnement(IFUM) à l’ESCP-EAPBerlin. Auteur denombreux ouvrages, il està l’initiative du projetdécrit dans l’ouvragecollectif publié en 2006« Kyoto Plus. Ainsiréussira le tournantclimatique », EditionsBeck.

Les émissions de dioxyde de carbone augmentent auniveau mondial tous les ans de 500 millions de tonnes.

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- 9Les Echos - Jeudi 16 novembre 2006L’ART DE LA CROISSANCE

Laculture,cemoteurquinousvientdel’histoire

ANALYSE L’art de la croissance suppose de prendre appui sur le passé exprimédans sa longue durée. A la suite d’Edmund Phelps, prix Nobel d’économie 2006,une réflexion sur le rôle joué par la culture dans le développement économique.

insi qu’Edmund Phelps, récentprix Nobel d’économie, l’a ex-primé le mois dernier dans lescolonnes du « Handelsblatt », ilest légitime de considérer que laculture joue un rôle clef dans leAdéveloppement économique.

Edmund Phelps rappelle d’ailleurs qu’Adam Smithcomme David Hume, Alexis de Tocqueville commeEmmanuel Kant, n’auraient jamais contesté l’exis-tence de ce lien. Il invoque également Max Weber etses travaux sur l’éthique protestante, également JosefSchumpeter et ses références à l’« esprit entrepreneu-rial ». La théorie néoclassique aurait sonné le glas decette vision du monde, le modèle Arrow-Debreu luidonnant l’estocade. Ce « retour à laculture » aconduitEdmund Phelps à entreprendre des recherchesconcluant que le facteur culturel explique le faibledéveloppement économique de l’Europe d’au-jourd’hui. Précisons qu’il s’agit plus particulièrementdans son esprit de l’Europe continentale, comparéeaux pays anglo-saxons (Etats-Unis, Canada, Grande-Bretagne).

Edmund Phelps s’appuie pour ce faire sur lesrésultats d’unegrande enquêtepolitiqueet sociocultu-relle (« World Values Survey ») à partir de laquelle ilélabore quatre « critères culturels » : l’engagementdans le travail, le sens des responsabilités, la placelaisséeà l’individu, l’espritd’initiative.Cescritères sontmesurésselonlespays,puisestexaminéelacorrélationavec la performance économique. Remarquons qued’autres économistes américains réputés s’attachentégalement désormais à estimer le poids du facteurculturel dans la croissance, tel Robert Barro, soucieuxpour sa part d’isoler le facteurreligieux.

A ces travaux s’ajoutentdans un autre registre des faitssemblant apporter un cuisant dé-menti aux thèses weberiennes, se-lon lesquelles hindouisme, boud-dhisme, confucianisme et taoïsmeseraient d’irrémédiables obstaclesà l’accomplissement du dévelop-pement de l’Asie. La raison enest-elle que les pays concernés sesont nouvellement rapprochés devaleurs, au sens qui leur en estdonné par Edmund Phelps, leurpermettant de s’affranchir du car-can qui autrefois les enferma ?

Si l’on se réfère aux racines culturelles d’unpays, il est difficile de trancher, et opportun de trouverunautreangle d’analyse. Prenons l’exemple du confu-cianisme, qui se distingue des systèmes de penséeoccidentaux, notamment en ce qu’il préconise uneadhésion sans retenue aux valeurs collectives. Il faitainsi partie des mœurs établies, dans les environne-ments qu’il imprègne, de se fondre dans un groupe.Point de valorisation de l’individu dans l’humanismeconfucéen. Faut-il en conclure pour autant que leconfucianisme est une force ou une faiblesse écono-mique ? Associé à l’immobilité du pouvoir mandari-nal, il a longtemps étéperçu comme unfrein. Mais ceciest-il encore d’actualité ? L’essor de la Chine, commed’ailleurs celui de la Corée voilà quelques décennies,doit-il être compris comme un affranchissement duconfucianisme, ou plutôt comme une manière de levivre adaptée au monde contemporain ?

Dans un registre proche, la philosophie dudevoir propre à l’hindouisme, où il convient de sesoumettre à l’ordre sociétal établi en apprenant à sedéfaire de son ego, bride-t-elle par nature l’engage-ment indispensable à l’innovation économique ? Etfaut-il dès lors en déduire que l’explosion de la crois-sance en Inde y traduit le fait que l’hindouisme n’estqu’une des composantes de la culture indienne, voireque les valeurs occidentales y ont pris le pouvoir, aupoint d’y être interprétées mieux encore que par ceuxqui en ont écrit la partition ?

Ou encore, la pesanteur sociale inhérente à laloi coranique est-elle un obstacle infranchissable à

l’esprit d’initiative, expliquant la difficulté des paysmusulmans à se mettre au diapason économique despays occidentaux et désormais asiatiques ? Peut-onimaginerquelacrainteindividuelledel’aléapuisseêtredépasséepar la prisede risquecollectif, plus conformeà l’appartenance à l’« umma » musulmane ?

LiendynamiqueOn peut discuter à l’envi de la bonne manière de tirerson épingle du jeu dans le monde d’aujourd’hui. Si lescritères de Phelps semblent raisonnables, ils ne recou-vrentqu’unepartiedelaréalitédesmarchés,délaissantenparticulier lerapportautemps età l’espace, commela force du collectif lorsqu’il s’exerce vigoureusement.Egalement, ils mésestiment l’aptitude à donner à lacréativitéetà l’imaginaireunvisageadapté auxaspira-tionsdesconsommateurs,notammentdanslessociétéspostmodernes. Mais si jalonné d’embûches soit-il, lesentierdelacroissanceetdudéveloppementest-ilpourautantunique ?Touslespaysémergentsdoivent-ilss’yprécipiterpouryfaire leurplaceensedébarrassantdesoripeaux qui empêchent leur mutation ? Et l’Europe,qui avait pour habitude d’y occuper un rang enviable,s’en est-elle éloignée au péril de son avenir ?

L’enjeu, pour chaque pays et chaque culture,est de se connecter au monde, alors même que lestechnologies de l’information et de la communicationont vivement accéléré le temps économique, que lamondialisation représente à la fois un formidablecatalyseur d’opportunités et une redoutable forcecentrifuge, un terrain de convergence des comporte-mentsmaisaussidediversitéetdecomplexité.Trouver

ougarder le cap àtenir estuneconditiondecroissanceet de vitalité économique. Dire qu’est requise pour cefaire une dose considérable de travail, d’énergie, decréativitéetd’organisationestuntruisme. La questionest de savoir comment réussir cette tâche sans se fairemarginaliser et aussi sans perdre son âme.

Tout réside dans le lien dynamique instauréentre, d’une part, la tradition et l’histoire, d’autre part,la modernité et la compétitivité. Une fois maîtrisés lesrègles du jeu et le langage de la mondialisation, lesmodes de développement et de croissance peuventavoir leur spécificité, tenant compte de traditionsgravées dans le marbre, des succès et traumatismes del’histoire, et de la volonté et du pouvoir des hommes,grâceàquoilaculture,structurevivanteparexcellence,continue de se façonner avec le temps.

Illustronsnotrepropos.Ensuivant lesinologueFrançois Jullien, on peut identifier en Chine unemanière de conduire l’économie et les affaires privilé-giant le mouvement et l’adaptation continuelle. Cemonde oùrienn’est figé apparaît comme une incarna-tioncontemporainedelatraditionchinoise.Etpourenrevenir au confucianisme, le rapport aux marques enmatièredeconsommation,au-delàd’uneadhésionauxvaleurs capitalistes,doit s’analyser en regardde l’iden-tificationcollectiveetstatutairedanslenouvelenviron-nement, car il s’agit bien de ne pas perdre la face.

En Inde, la tradition du devoir peut êtrecomprise d’une manière fort différente de celle quil’associeàlarésignation.Iln’estquedeserapporteràla« Bhagavad Gita », si importante dans la conscienceindienne, et aux propos de Krishna conjurant Arjuna

de se battre, ce qu’il faut interpréter non comme uneexhortation à la violence mais à la détermination sansfailledevantleschoixdifficilesetdanslejeudelavieengénéral. Aquois’ajoute laquêtede l’« artha », l’undesquatre buts de l’existence, qui se rapporte notammentau succès et à la richesse matérielle, parfaitementdéculpabilisés, et concerne toutes les castes.

Les exemples peuvent abonder. Commentcomprendre la place des grandes entreprises nip-ponnes et les relations entretenues avec leurs salariéssans faire référence à la notion de famille élargie issuedu shintoïsme ? Comment saisir le modèle socialdanois sans avoir à l’esprit la tradition de solidaritéportée par la culture ancestrale scandinave et leluthéranisme ambiant, dont l’influence prégnante futpersonnifiée par Grundtvig ? La relation organiquequ’entretiennent création et industrie en Italie n’est-elle pas la résultante de la Renaissance et du baroque,tout en s’actualisant au fil du temps ? Commentcomprendrelatraditionindustriellefrançaiseenoccul-tant son héritage saint-simonien ? Comment appré-henderlethatchérismeautrementquecommel’aspira-tion à un retour aux sources de la prospéritébritannique, auquel s’est ajoutée une constante réfé-rence,quasiexplicite,deMargaretThatcheràWinstonChurchill ? Et la culture américaineduself-made-manet l’esprit d’initiative faisant apparemment ruptureavec le passé n’exhalent-t-ils pas la réminiscence despères fondateurs ?

Ilestdescirconstancesoùledevoirdemémoires’exerce de lui-même. Que l’on cherche à faire corpsavec le passéouà s’en dégager, il envain d’en occulterla présence. Quoi qu’il en soit, il se rappelle à notresouvenir d’autant plus vivement qu’il a été négligélongtemps. Et l’on sait ce qu’il en coûte de faire tablerase de l’histoire. Dans un monde où l’économiquedicte sa loi, l’art de la croissance suppose de prendreappui sur le passé exprimé dans sa longue durée pourpréparer l’avenir, en évitant de sombrer dans l’intros-pection narcissique, aux conséquences fatales.

Que faut-ildès lors penser de l’Europe et de saconstruction en perpétuel devenir ? S’en tenir auxréalisations politiques et économiques est trop limita-tif. Sa culture prométhéenne, au sens de Goethe, seretourne partiellement contre elle, car le désir dedominer la nature est un obstacle à la prise deconscience du développement durable, alors que parexemple, le Japon dispose avec le shintoïsme d’uneinvitationàl’humilitédel’hommefaceàlanature.Maisl’Europeestaussi laterred’électionde l’humanismeetde la Renaissance, et porte donc en elle la créativité etl’innovation scientifiques et artistiques, mêlant parnature le rationnel et l’émotionnel, ce qui, après avoirpermis l’éclosion de tant de talents, la prédispose ausuccès dans le capitalisme culturel qui constitue lequotidien du monde contemporain. La culture n’estpaslehandicapdel’Europe,elleestsonprincipalatout,mais il lui reste à trouver la subtile combinaison desparamètres économiques, politiques, sociétaux et cul-turels constitutive de l’art de sa croissance pour lesprochaines décennies l

L’ART DE LA CROISSANCE :comité éditorial

Jacques Barraux, directeur de la rédaction des « Echos » ;Caroline Detalle, directrice marketing de Bain& Company ;Henri Gibier, rédacteur en chef des « Echos » ;Carole Grosz, responsable des relations presse et de lacommunication France de l’ESCP-EAP ;Olivier Marchal, directeur général de Bain & Company ;Pascal Morand, directeur général de l’ESCP-EAP ;Bertrand Pointeau, associé chez Bain & Company ;Jean-Michel Saussois, professeur et doyen associé à larecherche à l’ESCP-EAP ;Laurent Thévenin, secrétaire de rédaction aux « Echos ».

RÉSUMÉQuel est le poids dufacteur culturel dans lacroissance ? Dans quelmesure peut-il être unatout ? Une analyse de celien très particulier àpartir de plusieursexemples.

PASCAL MORAND

L’essor de la Chine, comme d’ailleurscelui de la Corée du Sud voilàquelques décennies, doit-il êtrecompris comme un affranchissementdu confucianisme, ou plutôt commeune manière de le vivre adaptéeau monde contemporain ?

Pascal Morandest directeur général del’ESCP-EAP. Il enseignel’économie. Diplômé HECet docteur d’Etat ensciences économiques,Pascal Morand a étédirecteur général del’Institut français de lamode (IFM), de 1987à 2006. Il est membre duconseil d’administrationde divers comitésprofessionnels et écoles,parmi lesquels l’Ecolenationale supérieure decréation industrielle etl’Union française des artsdu costume. Il a publié denombreux articles etouvrages, dont « LaVictoire de Luther, essaisur l’union économiqueet monétaire »,Vivarium/Maison dessciences de l’homme,septembre 2001.

10 - Les Echos - Jeudi 16 novembre 2006 L’ART DE LA CROISSANCE

L’obsessionducœurdemétier :unmodèlevertueux

STRATÉGIE Les champions de la croissance savent se poser les bonnes questions : le cœurde métier est-il bien défini et bien exploité ? Y a-t-il des opportunités de développement surdes métiers adjacents ? Le moment est-il venu de réinventer son cœur de métier ?

a croissance est devenue un vraicasse-têtepourleschefsd’entreprise.La pression des marchés financiersles oblige à afficher des ambitionssouventdémesurées, voiredéraison-nables. SelonuneenquêtedeBain&LCompany, ils visentenmoyenneune

croissance de leur chiffre d’affaires deux fois supé-rieure au taux « normal » dans leur secteur ; quant auprofit, ils annoncent des augmentations quatre foissupérieures à la norme sectorielle. Trois dirigeants surquatre pensent qu’il leur sera de plus en plus difficiled’atteindre leurs objectifs dans les cinq prochainesannées et beaucoup échouent… ce qui n’est pasétranger à la valse accélérée des PDG à la tête desgrands groupes.

L’enjeu de la croissance n’est un secret pourpersonne. Si la croissance du chiffre d’affaires negarantitpas lacréationde valeur, sans cette croissance,il est pratiquement impossible de créer de la richessepour les actionnaires. Ce n’est d’ailleurs pas un hasardsi plus de la moitié des missions confiées à Bain &Companyportentaujourd’hui sur des problématiquesde croissance !

Par « croissance profitable », il faut entendre« croissance durable à la fois du chiffre d’affaires et delarentabilité ».Surcecritère,leschiffrescorroborentlemanque de confiance des chefs d’entreprise en leuraptitude àgénérer de la croissance : dans une étudedeBain (lire page 4 le palmarès des champions de lacroissance), seules 11 % des entreprises sont parve-nues à maintenir de 1995 à 2005 une croissancerentable.Prèsdeneufentreprisessur dixsefixentdoncdes objectifs de croissance qu’elles n’atteindront pas.Ce constat cache bien des drames et des désillusionsdans la vie quotidienne des entrepreneurs et dessalariés.Ilexpliqueégalementlastagnationdesécono-miesoccidentales, avecparexemple une croissanceduPNBfrançaisinférieureà2,5 %parandepuis cinqans.Restent toutefois les exceptions : 11 % d’entreprises,championnes de la croissance, semblent défier les loisde la pesanteur. Comprendre leur performance exiged’abord de tordre le cou à quatre mythes largementrépandus :

− non, la croissance ne dépend pas du secteuréconomique : seuls 20 % des champions opèrentdansdes domaines en forte croissance ;

− non, lacroissance ne dépend pas de la taille :la corrélation est très faible ;

− non, la croissance ne dépend pas des rup-tures technologiques : 6 % seulement des championsappartiennent à des secteurs de haute technologie ;

− non, le manque d’opportunités ne constituepas un obstacle à la croissance : d’ailleurs moins d’unquartdes chefs d’entreprise l’invoquentcommecause.

Ni le secteur économique, ni les ruptures tech-nologiques, ni les opportunités ne sont les facteursdéterminants de la croissance. Quels en sont donc lesvéritables moteurs ? Les pratiques du management !On retrouve en effet chez tous ces champions untriangle de bonnes pratiques :

− focalisationsurlecœur demétieretdomina-tion du secteur ;

− recherche systématique de voies d’expan-sion vers des activités « adjacentes » à ce cœur demétier ;

− redéfinition du cœur de métier au bon mo-ment, face aux évolutions de l’environnement secto-riel.

L’obsession du cœur de métier semble être laclef de la croissance. Quelles sont, une à une, lescomposantes de cette trilogie ?

Focalisationsur lecœurdemétieretdominationTroischampionsdelacroissancesurquatrepratiquentun seul métier, et plus de 80 % en sont le leader. Ils sedistinguent tant par l’importance de ce métier dansl’ensemble de leurs activités que par la forte part demarché relative qu’ils y ont atteinte. Ainsi, Dell auxEtats-Unis, L’Oréal en France ou Toyota au Japonsont solidement centrés sur leur métier de base. C’est

un point essentiel : les champions de la croissance ontrésolument pris le parti de la focalisation. A cet égard,la performance de grands conglomérats diversifiés, telGeneralElectric,doitêtreregardéecommeuneexcep-tion, et non comme une règle. Même les grandsconglomérats japonais ou coréens se rallient à ceprincipe. Des groupes tel Samsung s’organisentaujourd’huiautourdedivisionsopérationnellesmono-métiers de plus en plus autonomes.

l Biendéfinir lecœurdemétier. Encaractéri-santclairementlesactifsquiproduisentl’essentieldesavaleur (client, canal, compétence, modèle opération-nel…), l’entreprise définit la plate-forme sur laquelleelle peut construire sainement toute sa stratégie decroissance. L’exercice est beaucoup moins facile qu’iln’y paraît et beaucoup de comités de direction s’ycassent les dents.

Certaines entreprises échouent en choisissantunedéfinitiontropétroitedeleurcœurdemétier.C’estle cas de Polaroid, exemplaire durant des dizainesd’années, qui définissait son métier comme la photo-graphiesursupportchimique.Elleavusonformidablefonds de commerce s’envoler brutalement avec l’avè-nement de l’imagerie numérique et de nouveauxconcurrents tels Sony ou Canon.

D’autres entreprises ont une vision trop large.C’est le cas d’Amazon, qui ambitionne de tout distri-buer sur Internet : livres etdisques, mais aussi voituresouvêtements.L’enseignecontinueà peiner enBoursemalgré une base de clientèle exceptionnelle et unemarque indépassable sur le Net. Après un démarragelaborieux et une embellie à la fin des années 1990, latrajectoire boursière d’Amazon montre la difficulté àmaîtriser un nombre toujours croissant de modèleséconomiques et de lignes de produits, malgré desprogrès stratégiques et opérationnels indéniables.

D’autres, enfin, s’engagent dans des aventuresqui créent une totale confusion sur leur cœur demétier : c’est l’une des raisons qui ont semé le scepti-cisme sur la stratégie de Vivendi Universal et faittrébuchercegroupe,danssongrandécartdudébutdesannées 2000 entre les services environnementaux et lemultimédia.

La délimitation pertinente du champ concur-rentiel estla fondation indispensable detoutestratégiede croissance. Une définition trop étroite met l’entre-prise à la merci de nouveaux concurrents opérant surdes segments différents. Trop large, elle entraînel’entreprise à rechercher en vain des synergies illu-soires : d’où lesdéboires de l’allianceAllegis,aventuremalheureuse des années 1990 pour rapprocher Hertz,Westin Hotels etUnited Airlines autour d’un concept

de services aux voyageurs. D’où encore les difficultésdetous les grands groupes français deservices énergé-tiques à intégrer leurs activités de fournisseur d’instal-lation et d’exploitant. D’où enfin l’échec du grandbrasseur américain Anheuser Bush lorsqu’il a vouluétendre son métier aux snacks et aux biscuits apéritif.

l Rechercher le plein potentiel du cœur demétier. Bien définir le cœur de métier n’est passuffisant : il fautchercher à ledominer. Les entreprisesontdumal àdéterminerquandellesontatteintle pleinpotentiel de leur cœur de métier, et quand il est tempsd’investir dans de nouvelles opportunités. Trop sou-vent, elles jettent l’éponge prématurément enpensantqu’elles ont exploité toutes les parcelles de croissancedisponibles, alors qu’il leur reste un champ considé-rable. C’est l’une des leçons apprises à ses dépens parDellau milieudes années 1990. Ce fabricant d’ordina-teurs avait bâti son succès sur un modèle unique dedistributiondirecte.Or,en1993,unchangementbrutalde stratégie a mené le groupe à une crise sans précé-dent : pensant avoir touché les limites de son modèledirect, Dell avait en effet décidé de distribuer égale-ment ses ordinateurs à travers des réseaux de reven-deurs. Face aux multiples conflits de canaux, le mana-gement a négligé son modèle direct pour développercoûte que coûte ses relations avec les grands distribu-teurs…Résultat :despertesde76millionsdedollarsetla chute de l’action de 49 à 15 dollars. Dans les troisannéesquiontsuivi, Dellasumagistralementsurmon-tersa criseetrenoueravecdesrecordsdecroissanceense concentrant exclusivement sur la distribution di-recte.Lescanauxindirectsontétéabandonnés,lesprixet les coûtsréduits. Denouvellesstratégiesdesegmen-tation de clientèle ont révélé des poches de croissancejusque-là insoupçonnées, particulièrement dans laclientèled’entreprises. Et Dell a retrouvépour plus dedix ans une performance commerciale et boursièreexceptionnelle avec, au bout du chemin, la premièremarchemondialedesconstructeursde micro-informa-tique. La leçon de Dell, c’est ce que nous appelons le« paradoxedelacroissance » :plusonestproched’uneposition de leader dans un métier, plus on risque desous-exploiter son potentiel de croissance. Même si latentation de diverger devient pressante, il faut s’accro-cherde toutes ses forces etpersévérer dans lastratégiede focalisation.

Plus près de nous, prenons l’exemple du fran-çaisNeopost.Audébutdesannées2000,celeaderdelamachine à affranchir s’inquiétait de la dématérialisa-tion du courrier et du développement du courrierprépayé.Ilpensaitavoirconnusesplusbellesannéesetrecherchait de nouveaux métiers pour assurer sa

BERTRAND POINTEAU ET JEAN-PIERRE FELENBOK

Bertrand Pointeauest associé chezBain & Company aubureau de Paris. Il aexercé son métier deconsultant auxEtats-Unis, en Asie et enEurope et s’est spécialisédans les secteurs del’industrie et de l’énergie.Il a mené de nombreusesmissions de stratégie decroissance,d’amélioration del’expérience client et defidélisation.

Jean-Pierre Felenbokest associé chezBain & Company aubureau de Paris. Depuisvingt-cinq ans, il aide lesdirections générales degrands groupes françaiset internationaux àconcevoir et à mettre enœuvre des stratégies decroissance rentables.

Bien définir le cœur de métier n’est pas suffisant : il fautchercher à le dominer.

Leschampionsdelacroissanceont résolumentpris lepartide la focalisation.

Figure 1. La trilogie de la croissance profitable

idé / Source : Bain & Company

Redéfinir le cœurde métier face

aux turbulences

Chercherle plein potentieldu cœur de métier

Développerles activitésadjacentes

les plusprometteuses

Figure 2. Focalisation sur le cœur de métier

Autressur un métier

uniqueDomine un segment

Domine un canal

Leader surune région

Leadersur plusieursmétiers

idé / Source : « Profit from the Core »

60%17%

13%

2,5%

2,5%

Position stratégique des championsmondiaux de la croissance

- 11Les Echos - Jeudi 16 novembre 2006L’ART DE LA CROISSANCE

croissance future. L’équipe de management a eul’intuition qu’un regard neuf sur son cœur de métierpouvaitrévélerdenouveauxpotentiels : laclientèle futsegmentée plus finement, de nouvelles offres inno-vantes développées pour les segments les plus por-teurs. Les leviers de fidélisation des clients existants etde ventes croisées furent travaillés de manière beau-coupplussystématique…Etlacroissancedumétierdebase est repartie. Au cours des trois dernières années,Neopost a été régulièrement cité comme l’un des plusbeaux exemples français de croissance organique, etcette performance a été largement récompensée dansson cours de Bourse, qui a plus que triplé en trois ans.

Expansionparexplorationsystématiquedes activitésadjacentesForce est de reconnaître que nos champions de lacroissancenesecontententpasdedominerleurmétierde base. Face aux exigences toujours plus pressantesdes marchés financiers, ils explorent systématique-ment les opportunités de développement sur desmétiers adjacents et entreprennent régulièrement deprendre pied sur de nouvelles activités minutieuse-ment sélectionnées à la périphérie de leur cœur demétier. Pourtant, ce typede développementest risquéetéchouedansprèsde70 %descas.Avantdeselancerdans la croissance par adjacence, il faut donc encomprendre les règles et les pièges. D’abord, uneadjacence n’est pas une diversification. Ou plutôt elleconstitue un type très spécial de diversification. Elledoit en effet s’appuyer à fond sur un actif déjà existantdanslecœurdemétier :unsegmentdeclients,uncanaldedistribution, unetechnologie, une compétencebienmaîtrisée. Le métier adjacent doit présenter de réellessynergies avec le cœur de métier. On ne peut pasconstruire une adjacence solide à partir d’un cœur demétier faible.

La superbe épopée de croissance du groupeDisney sous Michael Eisner représente un exempleclassique de développement par adjacence. Disney adébuté par la production de courts dessins animés,pour devenir un empire des loisirs de la famille.Evoluant progressivement de ses films ensallevers lesparcsd’attractions,l’éditiondelivres,devidéos,deCD,de DVD, la syndication de programmes télévisés, lescomédies musicales, les croisières, la distribution etl’octroide licences, Disneya suconstruireun véritableempire, d’adjacence en adjacence.

l Cartographier systématiquement les adja-cences possibles. Un exercice indispensable consiste àconstruire une cartographie des adjacences autour ducœurdemétieretàenévaluerlepotentieléconomique.Malheureusement, cet exercice est très rarementconduit de manière systématique et les entreprisespréfèrent souvent adopter des approches opportu-nistes. La démarche est pourtantsimple.Ils’agit,àpartirdesactifsdeson cœur de métier, de se poser lesbonnes questions, dans l’ordre :quel nouveau segment de clients,quelnouveaucanaldedistribution,quel nouveau maillon amont ouaval sur la chaîne de valeur, quelnouveau marché géographique,quelles nouvelles compétences ?

Dans le contexte actuel, cetexercice est particulièrement ap-proprié pour les grands groupesénergétiques internationaux,qu’ilssoient pétroliers, électriciens, ga-ziers, nucléaires, fournisseurs oudistributeurs d’énergie ou constructeurs d’infrastruc-ture.Lamenacedesgazàeffetdeserreetlararéfactiondessourcesd’hydrocarbureslespoussentàs’interrogerde manière structurée sur toutes les adjacences pos-sibles. Comment utiliser au mieux leurs ressources :doivent-ils se développer en amont dans les matièrespremières, investir en aval dans la distribution et lesservices, se développer à l’étranger ou bien prendrepied sur les nouvelles sources d’énergie du futur ?Voire développer de nouveaux services au-delà del’énergie tirant parti de la proximité avec leur client ?

l Comprendre les conditions de succès desadjacences. Ce qui distingue les champions de lacroissance,cen’estpasseulementlacapacitéàinvento-rier systématiquement les adjacences possibles, c’estsurtout le discernement dans la sélection des plusprometteuses :

− penserd’abordà l’actif client : les adjacencesfondées sur l’actif client sont celles qui ont le plus dechances de réussir. Il importe donc de rechercher denouvelles idées dans la segmentation client, l’analysedétaillée de son cycle de vie et des besoins associés ;

− construire une formule reproductible : lesmouvements adjacents ont plus de chances de réussirlorsqu’ils suivent une formule que l’entreprise a suinstitutionnaliser ;

− choisir les adjacences les plus proches ducœur de métier : lorsque la société Gillette a tenté le

sautdes rasoirs vers les piles électriques, elle a échoué,maislorsqu’elleaévoluédesrasoirspour hommes versles rasoirs pour femmes, elle a magnifiquement réussi.

RedéfinitionducœurdemétierIl y a malheureusement des situations où une ap-proche systématique du cœur de métier et des adja-cences ne suffit plus pour croître. L’environnementcompte aussi. L’analyse des évolutions du contexteéconomiqueglobal révèle uneaccélérationdes turbu-lences auxquelles les entreprises vont être soumisesdans les années à venir :

− denombreux secteurs sontconfrontés à des« crises d’identité »(énergie, médias, télécommunica-tions, etc.).

− les cycles stratégiques s’accélèrent brusque-ment ;

− la durée de validité des analyses de laconcurrence ou des comportements de clients seraccourcit ;

− les chefs d’entreprise restent de moins enmoins longtemps en poste ;

− les sources de compétitivité réellement dif-férenciantes etdurables sontdeplus enplusdifficilesàtrouver.

À l’évidence, de plus en plus de directionsgénéralesvontdevoirseposerlaquestiondesactionsàmener quand lecœur de métier n’arriveplus à croître.Pour certaines entreprises, la question de la réinven-tion du cœur de métier est vitale : quel avenir pourKodak dans un monde de photographie numérique ?Quelavenirpourlesboutiquesdelocationdevidéooules agences de voyages face à la généralisation desservices en ligne et du téléchargement ? La solutionréside dans l’aptitude à redéfinir ce qui constitue lecœur de métier. Plusieurs modèles de redéfinitionsemblent exister :

− adjonction de nouvelles compétences quirepoussent les limites du cœur de métier ;

− déplacement du centre de gravité du cœurde métier vers des métiers plus attractifs ;

− mutation complète de ce cœur de métier.Cette redéfinition n’est certes pas sans risque

etelleest loind’êtrefacile :nous estimons ainsique leschances moyennes de réussite d’une telle initiative(quelquesoit lemodèlede redéfinitionenvisagé) sontde moins de 20 %, comme les déboires de VivendiUniversal l’ont mis en évidence. Et la tendancegénérale suggère une augmentation du taux d’échec.En revanche, pour les entreprises qui réussissent leurmutation, les bénéfices peuvent être considérables :sur 25 entreprises mondiales identifiées comme ayantredéfiniavecsuccèsleurmétierdebase,nousavonspumesurer une multiplication par 10 de la capitalisation

boursièreà l’issue de laphasedetransformation,pourune durée moyenne de mutation de l’ordre de trois àquatre ans. Parmi les exemples spectaculaires, citonsla conversion complète du groupe Time Warner desmédias traditionnels vers les services en ligne… Oubien les déplacements successifs du centre de gravitédeSony,de l’électroniqueaudiovers lapublicationdefilms et jeux vidéo puis vers les ordinateurs portableset la photographie numérique.

l Capitaliser sur la puissance des « actifs ca-chés ». Plus de deux tiers des entreprises pensentdevoirfaire face,danslesdixannéesàvenir,àune criseprofonde de leur métier de base. Cela pose évidem-ment la question cruciale de la redéfinition de leurstratégie. Celles qui attendront trop longtemps pourréagir seront confrontées à des périodes de stagnationou de déclin prolongé, qui inhiberont encore davan-tage leur capacité à rebondir. Il est donc important detirer les leçons du passé pour envisager le futur avecplus de sérénité.

Parmi les sociétés qui ont dû se redéfinir enprofondeur, certaines ont réussi à exploiter un « actifcaché », qui n’avait pas été valorisé par le passé maisconstituait lapierred’anglede leurstratégiefuture.Parexemple, la sous-utilisation d’informations clients.C’est en s’appuyant sur de telles données, auparavantmal utilisées, qu’American Express a pu, dans lesannées 1990, définir un programme de segmentationclient et d’expansion de ses produits et services, qui l’aplacé sur une trajectoire de croissance ininterrompuede plus de quinze ans. Une autre illustration est ledéploiement d’activités de support au cœur de métierqui démontrent un potentiel de croissance tel qu’ellesdeviennentunmétierindépendantàpartentière :c’estainsi qu’IBM a pu appuyer son redressement sur ledéveloppement d’IBM Global Services.

La gestion stratégique du bilan, incluant lesactifs ou passifs cachés, est une des tâches prioritairesdes équipes de direction générale. Il leur incombe dedécouvrir, au sein de ce bilan, les actifs cachés quiseront les pépites de demain.

l Ajouter des compétences comme pierred’angle durenouvellement. L’adjonctionde nouvellescompétences, avec suffisamment de détermination etdeforce,peutdécupler lapuissanceducœurdemétier,rajeunir un modèledecroissance poussif ou repousserles frontières du cœur de métier vers de nouveauxterritoires auparavant inatteignables. C’est ce qui estarrivé à UPS quand l’entreprise a développé sescompétences logistiques ou, encore une fois, à IBMquand ils ont développé leurs activités de services.

Aufond, lameilleuremanièredeprogresserestdeseposersanscomplaisancelesquestionsdifficiles :lecœurdemétierest-ilbiendéfiniet l’essentieldes forcesvives y est-il consacré ? Reste-t-il des gisements decroissance sous-exploités ? Les adjacences au cœur demétier sont-elles systématiquement cartographiées ?Les métiers adjacents sélectionnés sont-ils suffisam-ment proches de ce cœur ? S’appuient-ils sur un actifdéjàexistantetsuffisammentsolide ?Lemomentest-ilvenu, faceaux turbulences du secteur, deréinventer lecœur de métier ? Sur la base de quel actif caché ?

Le point commun de ces questions, c’est biensûrqu’ellespartenttoutesducœurdemétier...L’obses-sionducœur demétier, n’est-cepas endéfinitivelaclefqui permettra à l’entreprise d’orienter solidement sacroissance entre focalisation, exploration d’adjacenceet redéfinition de son activité ? l

RÉSUMÉLes pratiques dumanagement sont lesvéritables moteurs de lacroissance. Chez lesentreprises affichant lacroissance la plusrentable, on retrouve unmême triangle de bonnespratiques : focalisationsur son cœur de métieret recherche de son pleinpotentiel, explorationsystématique de voiesd’expansion adjacentes,redéfinition au bonmoment de son activité.

Plus on est proche d’une positionde leader dans un métier,plus on risque de sous-exploiterson potentiel de croissance.C’est le « paradoxe de la croissance »que Dell a appris à ses dépensdans les années 1990.

La superbe épopée de croissance de Disney sous MichaelEisner représente un exemple classique de développement paradjacence.Legroupeadébutépar la productiondecourtsdessinsanimés,pour devenir unempiredes loisirsde la famille.

Figure 3. La croissancepar adjacence

idé / Source : Bain & Company

Nouveaumodèle

économique

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