aquitaine -espagne · 2013. 11. 25. · bonnassie amisengarde contre l'étude del'aprision d'après...

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Aquitaine - Espagne (VIlle. XIIIe siècle) 2001 Textes réunis et présentés par Philippe Sénac POITIERS O f I r,/ n ......_._ J) !-.. , ,

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  • Aquitaine - Espagne(VIlle. XIIIe siècle)

    2001

    Textes réunis et présentés par Philippe Sénac

    POITIERS

    Of I r,/ n......_._J) !-..

    , ,

  • Philippe DEPREUX(Université de Tours)

    Les préceptes pour les Hispani de Charlemagne,Louis le Pieux et Charles le Chauve

    Le régime de l'aprision fut vraisemblablement l'un des principaux - mais pas le seul ' - modes d'oc-cupation du sol (ou de partage des terres) dans le cadre des "vigoureuses conquêtes agraires 2"liéesà la reconquête franque en Septimanie et dans le Nord-Est de la péninsule ibérique. Il s'agit d'unphénomène qu'on observe à partir des années 780 et qui se prolonge dans les décennies suivantes,pour connaître un apogée dans les années 875-925 3. De fait, les actes de Louis le Pieux et deCharles le Chauve, auxquels cette étude est consacrée, suggèrent un mouvement en cours (docu-ments 2,3 et 4) : tant dans le diplôme de 815 (e. 5) que dans celui de 816 ou celui de 844 (c. 9), l'ar-rivée de nouveaux Hispani 4 est en effet prévue. Il s'agit d'un phénomène bien connu S, sur lequel iln'est cependant pas superflu de revenir à propos de questions d'ordre juridique en proposant unetraduction 6 de ce que l'on peut considérer comme les textes normatifs fondamentaux de ce mouve-ment (actuellement jugé spontané 7), qu'on aurait tort de limiter aux confins méridionaux duregnum Franeorum : en Saxe, par exemple, la conquête franque eu des répercussions similaires,comme l'illustre l'histoire d'un certain Amalung relatée dans un diplôme du 1er décembre 811

    1. Recueil des actes de Charles Ille Chauve, roi de France, tome 1, Paris 1943, n" 145, p. 384: il s'agit d'une donationfaite à un fidèle, à l'exception de ce que les Hispani ont par aprision ou autrement preter id quod Hispani in aprisione sivealio quocumque modo ividem abere noscuntur.

    2. P. BONNASSIE,"La croissance agricole du haut Moyen Age dans la Gaule du midi et le Nord-Est de la péninsule ibé-rique : chronologie, modalités, limites", La croissance agricole du haut Moyen Age. Chronologie, modalités, géographie,Auch, 1990,pp. 13-35,à la p. 25.

    3. 1.M. SALRACH,"Défrichement et croissance agricole dans la Septimanie et le nord-est de la péninsule ibérique",ibidem, pp. 133-151,à la p.146.

    4. On se conformera ici à l'usage, qui est de désigner du terme d'Hispani les nouveaux venus, par opposition aux(autres) populations gothiques, autochtones.

    5. A. DUPONT,"L'aprision et le régime aprisionnaire dans le Midi de la France (fin du VIII' début du X' siècle)", LeMoyen Age 71,1965, pp. 179-213et 37?-399 ;1.M. SALRACH,"Défrichement. ..", op. eit.

    6. On trouvera également une traduction de l'acte de Charles le Chauve en date du 11 juin 844 : P.RICHÉ,G. TATE,Textes et documents d'histoire du Moyen Age, V" - X siècles, tome 2, Paris, 1974,pp. 355-358.

    7. P. BONNASSIE,"La croissance ... ", op. eit., p. 17.

  • 20 PHILIPPE DEPREUX

    accordé à son fils, le comte Benit, par Charlemagne 8. D'un point de vue spatial, cette étude seranéanmoins limitée aux régions mentionnées dans l'adresse du premier diplôme de Louis le Pieuxpour les Hispani.

    *Les documents nous permettant de connaître l'installation de ceux qu'on désigne parfois commedes soldats-paysans 9 sont de diverses natures. Outre les actes de la pratique qui se multiplient aucours du IX· siècle et permettent d'appréhender cette installation d'un point de vue économique etsocial.", parmi lesquels ilfaut compter le dossier exceptionnel constitué par les actes relatifs à l'éta-blissement du fidèle Jean à Fontjoncouse et à la dévolution de son héritage 11, on a conservé le textede plusieurs diplômes de souverains carolingiens, de Charlemagne à Charles le Chauve. Dans sathèse, E. Magnou-Nortier émit des doutes sur l'authenticité des actes de Louis le Pieux 12, dont latradition manuscrite (unique et tardive) n'est pas sans poser de problème. Néanmoins, ses réservessont loin de faire l'unanimité 13. En effet, E."Magnou-Nortier croit reconnaître des contradictionsentre les divers diplômes dont le texte nous est parvenu, mais l'examen auquel nous allons nouslivrer montre qu'elles sont mineures. D'un acte à l'autre, on observe moins une évolution qu'uneprécision d'un régime attesté dès l'époque wisigothique 14 et adapté par les Carolingiens à uncontexte de frontière 15.

    En fondant l'analyse sur les actes de souverains, iln'est pas question de proposer autre chose qu'unregard institutionnel " (une fois de plus, on mettra d'avantage l'accent sur les aspects légaux dudéfrichement que sur ses aspects matériels 17). Encore faut-il s'entendre sur le point d'histoire desinstitutions traité. P. Bonnassie a mis en garde contre l'étude de l'aprision d'après d'autres sourcesque les actes de la pratique. En effet, "si l'on s'en tient au texte des capitulaires carolingiens, on ladéfinira comme une forme de bénéfice concédé à de hauts personnages, grands entrepreneurs dedéfrichements, en contrepartie d'un service de nature essentiellement militaire. Or ce sens ne serencontre jamais dans les documents d'archives, où l'aprision n'apparaît comme rien d'autre que le

    8. Die Urkunden Pippins, Karlmanns und Karls des Großen, Hanovre, 1906 (MGH Diplomata Karolinorum 1), n° 213,pp. 284-285. Ce diplôme est traduit par O. GUYOTJEANNIN,Le Moyen Age (V" - XV'" siècle), tome 1 des Archives de l'Occidentsous la direction de I FAVIER,Paris, 1992, p.186 et stes.

    9. A. DUPONT,"L'aprision ... ", op. cit.,p. 202; M. ZIMMERMANN,"Origines et formation d'un Etat catalan (801-1137)",Histoire de la Catalogne, sous la direction de I NADALFARRERASet de P. WOLFF,Toulouse,1982, p. 237 et stes, à la p.241.

    10. P. BONNASSIE,La Catalogne du milieu du X' à la fin du Xl' siècle. Croissance et mutations d'une société, tome l,Toulouse, 1975; J. M. SALRACH,"Défrichement. .. ", op. eit.

    11. A. DUPONT,"L'aprision ..• ", op. cit., p.183 et stes.; R. COLLINS,"Charles the Bald and Wifred the Hairy": Charlesthe Bald. Court and Kingdom, Aldershot, 1990, pp. 169-188. On ne doit pas exclure l'hypothèse selon laquelle le cas de Jeanserait particulier, en raison de l'importance du personnage (A. DUPONT,"L'aprision ... ", op. cit., p. 187).

    12. E. MAGNOU-NoRTIER,La société laïque et l'Eglise dans laprovince ecclésiastique de Narbonne [zone cispyrénéen-ne) de la fin du VII! à la fin du xr siècle,Toulouse, 1974, p. 112 (Je soupçon porte sur l'acte de 815).

    13. E. BOSHOF,Ludwig der Fromme, Darmstadt, 1996, p. 34 n. 77.14. P. BONNASSIE,"La croissance ... ", op. cit., p. 31 ; P. BONNASSIE,La Catalogne... , op. cit., tome 1, pp. 208-209 ;

    I-M. SALRACH,"Défrichement...", op. eit., p.136; M. RaUCHE, L'Aquitaine des Wisigoths aux Arabes, 418-781. Naissanced'une région, Paris, 1979, p. 234.

    15. IM. SALRACH,"Défrichement ... ", op. cit., p.137.16. Cf. C WICKHAM,"Problems of comparing rural societies in early medieval, Western Europe", Transactions of the

    Royal Historieal Society, 6' série, 2,1992, pp. 221-246, à la p. 226.17. IM. SALRACH,"Défrichement ... ", op. eit., p.135.

  • LES PRÉCEPTES POUR LES HISPANI 21

    droit du premier occupant: celui de posséder une terre en toute propriété, lorsqu'on l'a défrichéeet exploitée de manière ininterrompue pendant trente ans" 18. Par conséquent, c'est plutôt à porterun regard sur les rois francs que nous conduit l'étude des diplômes en faveur des Hispani : àexaminer les moyens mis en oeuvre pour associer ces derniers à la vie politique et institutionnelledu regnum Franeorum.

    La législation

    Longtemps, les préceptes de Charlemagne, de Louis le Pieux et de Charles le Chauve en faveur desHispani furent tenus pour des capitulaires 19 ; pour H. Mordek, il s'agit en réalité d'actes à la char-nière entre les capitulaires et les diplômes 20. La nature de ces documents a fait l'objet de discus-sions chez les médiévistes, portant sur leur teneur juridique, leur forme et leur tradition manuscrite:d'aucuns leur dénient la qualité de capitulaires 21 ; il est vrai qu'à certains égards, ils s'apparententaux diplômes 22 ou plus exactement aux privilèges 23, mais nos connaissances sont en réalité limitéesquant aux "caractères que revêtaient les actes majeurs des souverains carolingiens" au nombredesquels comptent les constitutiones 24 en faveur des Hispani - puisque tel est le terme utilisé pourles désigner dans les actes de Louis le Pieux. On a qualifié le diplôme de 815 de "premier documentde structure" et de "diplôme organique" 25 - de fait, on peut considérer qu'une constitutio est unegeneralis auctoritas 26.

    Il convient d'emblée de mettre à part l'acte du 2 avril812 (document 1), qui s'avère être un mande-ment 27. Cette différence de nature trouve sa répercussion dans le mode de diffusion des actes; maisen la matière, il convient de distinguer entre le diplôme de Charlemagne et celui de Charles leChauve (document 4), où iln'est pas fait mention de mesures particulières prises à cet égard: si lemode de diffusion de l'acte de Charles le Chauve (pourtant similaire à la Constitution de 815)

    18. P. BONNASSIE,"La croissance ... ", op. cit., p. 15 et stes.19. Capitularia regum Francorum, tome I, Hanovre, 1883 (MGH), n° 76, p. 169 ; n° 132, pp. 261-263; n° 133, pp. 263-

    264 ; Capitularia regum Francorum, tome 2, Hanovre,1890 (MGH), n° 256, pp. 258-260.20. H. MORDEK, Bibliotheca capitularium regum Franeorum manuscripta. Oberlieferung und Traditions-

    zusammenhang der fränkischen Herrschererlasse, Munich, 1995 (MGH, Hilfsmittel 15), p. 28 : "im Übergangsbereichzwischen Kapitularien und Urkunden angesiedelt".

    21. P. C!.ASSEN,"Karl der Große und die Thronfolge im Frankenreich", Ausgewählte Aufsätze von Peter Classen,Sigmaringen, 1983 (Vorträge und Forschungen 28), pp. 205-229, à la p. 217 n. 61.

    22. w. A. ECKHARDT, "Die Capitularia missorum specialia von 802", Deutsches Archiv 12,1956, pp. 498-516, auxp. 508 et stes.

    23. P. JOHANEK,"Probleme einer zukünftigen Edition der Urkunden Ludwigs des Frommen", Charlemagne's Heir.New Perspectives on the Reign of Louis the Pious (814-840), Oxford, 1990, pp. 409-424.

    24. R.-H. BAUTIER,"La chancellerie et les actes royaux dans les royaumes carolingiens", Bibliothèque de l'Ecole desChartes 142,1984, pp. 5-80.

    25. A. DUPONT,"L'aprision ... ", op. cit., p. 193.26. Cette équivalence apparaît par exemple dans un précepte de Clotaire I" (et non de Clotaire II, cf. O. GUILLOT,"La

    justice dans le royaume franc à l'époque mérovingienne", La giustizia nell'alto medioevo [secoli V-VIII], tome 2, Spolète1995, pp. 653-731, aux p. 673 et stes.) :MGH Capitularia 1, n° 8, p.18. L'édit de Paris de 614 est également présenté commeune constitutio (ibid., n° 9, p. 20).

    27. F. L. GANSHOF, Recherehes sur les capitulaires, Paris, 1958, p. 46 ; M. MERSIOWSKY,"Regierungspraxis undSchriftlichkeit im Karolingerreich : Das Fallbeispiel der Mandate und Briefe", Schriftkultur und Reichsverwaltung unterden Karolingern, Opladen, 1996, pp. 109-166.

  • 22 PHILIPPE DEPREUX

    diffère de ceux de Louis le Pieux 28, c'est que - bien qu'il s'agisse d'un privilège concernant unecommunauté - ilne vise que les Hispani d'un seul comté 29, alors que plusieurs délégations de hautspersonnages originaires de divers pagi de Septimanie et de la Marche d'Espagne s'étaient rendues,à Saint-Sernin, auprès du roi pendant le siège de Toulouse JO. En revanche, les actes de Louis lePieux ont une portée plus large, ce qui nécessite une diffusion plus grande.En effet, dans les diplômes de Louis le Pieux (documents 2 et 3), il est prévu que ces actes bénéfi-cieraient d'une publicité particulière. Ce n'est qu'en certaines occasions, et quand l'affaire lui tenaitparticulièrement à cœur, que l'empereur précisait le nombre de copies et les conditions d'archi-vage 31 de tel diplôme (par exemple, concernant le statut des moines de Saint-Denis 32) ou de telcapitulaire (qu'on pense à l'Admonitio ad omnes regni ordines 33). Il est prévu que la Constitutionde 815 (c. 7) serait conservée en trois exemplaires dans chaque cité habitée par des Hispani : unexemplaire pour l'évêque, un pour le comte, et un pour les Hispani - ce qui suppose une organisa-tion communautaire de leur part; en outre, un exemplaire serait "déposé aux archives de notrepalais" pour être consulté en cas de différend (on a l'exemple d'un tellitige, vraisemblablement àcette époque 34, concernant l'aprisionnaire Jean, dont les biens étaient contestés par le comteAdhémar 35). La diffusion de la Constitution de 816 est un peu différente, puisqu'il est prévu qu'onen garderait un exemplaire en sept lieux (à Narbonne, Carcassonne, en Roussillon, à Ampurias,Barcelone, Gérone, Béziers), sans qu'il soit précisé qui en aurait la garde; néanmoins, comme en815, un exemplaire en serait conservé au palais et les Hispani qui le souhaitaient pourraient enobtenir une copie d'après les exemplaires conservés dans les cités.

    L'accueil des hommesCertains Hispani eurent maille à partir avec les comtes dans le comitatus desquels ils étaientétablis 36 _ nous aurons à revenir sur la question de la propriété au cœur de cette affaire. Les noms

    28. F. Lor, L. HALPHEN.Le règne de Charles le Chauve (840-877).1" partie. Paris, 1909. p. 107 note 3. ne le pensentpas: les dispositions prises par Louis le Pieux pour la diffusion de la Constitution de 815 "ont été à coup sûr tacitementreprises en 844. ce qui nous explique que l'édit de Charles nous soit parvenu par l'entremise des archives de l'église deBarcelone". Si l'on admet que la diffusion est similaire. il faut reconnaître qu'on a restreint la portée territoriale du docu-ment dans un cas et pas dans l'autre. ce qui ne laisse pas d'étonner,

    29. A. DUPONT."L'aprision .v.", op. cit.• p. 207. affirme de manière gratuite que la portée du diplôme de 844 dépasse-rait le cadre du comté de Barcelone. F.Lor, L. HALPHEN.Le règne de Charles le Chauve ...• op. cit..•p.107. passent cette res-triction sous silence.

    30. Sur ce phénomène. cf. F.LOT.L. HALPHEN.Le règne de Charles le Chauve ..•• op. cit.• pp.l00-l06.31. H. FICHTENAU."Archive der Karolingerzeit", Mitteilungen des ôsterreichischen Staatsarchiv .25.1972. pp. 15-24.32. J.-F. BÖHMER.E. MÜHLBACHER.Regesta imperii, tome 1.n° 905.Hildesheim 1966.Sur cette réforme. cf.J. SEMMLER.

    "Saint-Denis: von der bischöflichen Coemeterialbasilika zur königlichen Benediktinerabtei", La Neustrie. Les pays aunord de la Loire de 650 à 850. éd. H. Atsma, tome I, Sigmaringen.1989, pp. 75-123, aux p.107 et stes.

    33. MGH Capit. 1. n° ISO, p. 307. Sur ce document. cf. O. GUILLOT."Une ordinatio méconnue. Le capitulaire de 823-825", Charlemagne's Heir. New Perspectives on the Reign of Louis the Pious (814-840), éd. P. Godman, R. Collins, Oxford,1990.pp. 455-486.

    34. Ph. DEPREUX.Prosopographie de l'entourage de Louis le Pieux (781-840), Sigmaringen, 1997.pp. 401-403.35. Ph. DEPREUX,Prosopographie ... , op. cit., p. 87 et stes.36. Le diplôme de Charlemagne est adressé "aux comtes Bera, Gauscelinus, Gisclafredus, Odilo, Ermengarius,

    Ademaris, Laibulfus et Erlinus". On considère généralement qu'il s'agit des responsables des comtés mentionnés dans l'ac-te de 816 : Narbonne, Carcassonne, Roussillon, Ampurias, Barcelone, Gérone, Béziers. Béra est réellement attesté commecomte de Barcelone et Ermengaire comme comte d'Ampurias ; on suppose que Gauscelin (Gauselme) était comte deRoussillon, que Gisclafred était comte de Carcassonne et qu'Odilon était comte de Gérone. L'aprisionnaire Jean eut mailleà partir avec Adémar et Leibulf concernant le domaine de Fontjoncouse (dans le comté de Narbonne). Sur ces identifica-tions, cf. L. AUZIAS,L'Aquitaine carolingienne (778-987), tome l, Toulouse, 1937, p. 71 et stes. ; Ph. DEPREUX,Prosopographie ... , op. cit.

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  • LES PRÉCEPTES POUR LES HISPANI 23

    cités dans l'acte de 812 nous permettent de supposer un groupe assez hétérogène 37 composé dechrétiens 38 d'origines diverses (Atila, Soliman, Gascon, Lombard, Théodald) et dont peut-être l'und'entre-eux garda le souvenir d'une vie en rupture de ban (Rebelle). Ces Hispani avaient fui ladomination de l'émirat d'al-Andalus pour se réfugier sous la tutelle franque, c'est-à-dire sous unetutelle chrétienne. Ceci n'est pas sans influer sur l'accueil que les souverains francs leur réservèrentet, partant, sans trouver d'écho dans les actes. Le diplôme de Charles le Chauve en faveur desHispani du comté de Barcelone est pourvu d'un préambule unique 39, qui présente l'intérêt deprouver que les Carolingiens considéraient que l'Eglise et la société formaient un tout, puisque leroi est réputé agir en faveur de l'Eglise alors que le bénéficiaire n'est pas un établissement ecclé-siastique, mais les Hispani (c'est-à-dire des réfugiés chrétiens, certes, mais pour l'essentiellaïques).Par leur action, les Hispani travaillaient à la victoire de la foi, comme cela est affirmé un peu plusloin dans l'exposé des motifs. En les prenant sous sa protection, Charles le Chauve introduisait unnouveau paramètre, celui de la solidarité entre croyants (c. 1 & 9). Il s'agit de considérations quin'apparaissent pas dans les Constitutions de Louis le Pieux, où l'on trouve pourtant le modèle del'évocation très négative des Sarrasins reprise dans l'acte de Charles; il est vraisemblable que cettemention reflète le sentiment de certains membres de l'entourage de Louis le Pieux (qui avait menéplusieurs campagnes en Espagne 40), tell'ermite Datus dont la mère fut martyrisée sous ses yeux 41.

    C'est suite à la plainte des Hispani que Charlemagne transmit à Louis le Pieux l'ordre de statuersur la place des Hispani aprisionnaires dans la société et sur leurs droits: l'acte de 812 nous apprenden effet que l'archevêque d'Arles, Jean 42, devait exposer cette affaire point par point à Louis lePieux, à charge pour ce dernier de rencontrer les Hispani pour définir la manière dont ils devaientvivre 43. Il s'agit donc d'une norme moins imposée que négociée, ce qui permet de comprendre pour-quoi, dans l'acte de 816, il est fait référence à la Constitution de 815 comme à un accord 44. Parconséquent, Charlemagne ne se référait pas à un statut qu'il aurait lui même défini, alors qu'ilfaisait allusion à la vestitura accordée aux Hispani par lui-même. Il semble donc que la Constitutionde 815, où on peut également lire une certaine critique de l'action des responsables politiques (ilest question de "cette partie d'Espagne qui fut laissée à l'abandon par nos marquis"), s'avère enréalité le premier texte législatif carolingien en la matière. C'est en tout cas le premier documentconservé.

    Ramon d'Abadal avait proposé une reconstitution de deux capitulaires de Charlemagne en sefondant sur les documents ultérieurs pour en établir le texte supposé 45. Outre que ce procédé

    37. Sur les disparités sociales chez les Hispani, cf. A. BARBERa,"La integraci6n social de los "hispani" dei Pirineooriental al reino carolingio", Mélanges offerts à René Crozet, tome 1, Poitiers, 1966,pp. 67-75.

    38. On compte deux prêtres parmi ces Hispani :Martin et Salomon. Plusieurs membres de la délégation portent desnoms typiquement chrétiens (Jean, Etienne, Christian, Maur, Pascal) et des noms dont la connotation religieuse est trèsforte (Homodei, Esperandei).

    39. F. HAusMANN,A. GAWLIK, Arengenverzeichnis zu den Königs- und Kaiserurkunden von den Merowingern bisHeinrich VI., Munich, 1987 (MGH Hilfsmittel9), n" 2700,p. 454.

    40. Cf. Astronome, Vita Hludowici imperatoris, Hanovre, 1995 (MGH Scriptores rerum Germanicarum, 64), c. 13,p. 314 à c, 18, p. 334. A propos du témoignage de l'Astronome concernant les campagnes d'Espagne, cf. Ph. DEPREUX,"Poètes et historiens au temps de l'empereur Louis le Pieux", Le Moyen Age, 99,1993, p. 319 et stes.

    41. ERMOLDLE NOIR,Poème sur Louis le Pieux, Paris, 1964,v.242-293,pp. 22-26.42. Ph. DEPREux,Prosopographie ... , op. cit., p. 274 et stes.43. A. DUPONT,"L'aprision ... ", op. cit., p.191, emploie l'expression "régulariser le statut des Espagnols".44. En dernier lieu, cf.A. J. KOSTO,"The convenientia in the early rniddle ages", Medieval Studies, 60,1998, pp. I-54.45. R. d'ABADALIde VINYALS,Catalunya carolingia, tome 2 : Eis diplomes carolingis a Catalunya, vol. 2, Barcelone,

    1952,pp. 399-416.

  • 24 PHILIPPE DEPREUX

    conduit à certaines simplifications (on voit par exemple 1. Salrach, dans son excellente étudeproposée en 1988 à Flaran, affirmer que "vers 780, Charlemagne donne sa protection aux Hispaniréfugiés en Septimanie et les autorise à défricher" en se référant explicitement à ce texte tout enpassant sous silence son caractère hypothétique 46), une telle reconstitution me semble à la fois diffi-cilement acceptable et dangereuse d'un point de vue scientifique. En se fondant sur le préambulede l'acte de Charles le Chauve (document 4) où il est dit, d'une part, que le roi recueille les Hispanisous la protection de l'immunité à l'imitation de l'auctoritas de Charlemagne et de Louis le Pieuxet, d'autre part, que ces droits accordés "par eux" (c'est-à-dire Charlemagne et Louis) avaient étésanctionnés par des diplômes impériaux, R. d'Abadal pense qu'il est "évident" que Charles leChauve reprend le texte de capitulaires promulgués vers 780 et vers 801 47. Contre cette analyse, onpeut arguer, tout d'abord qu'il est troublant que Louis le Pieux ne se réfère à aucune norme prééta-blie, mais surtout que les références aux documents antérieurs sont vagues. Ainsi, par son diplômede 844 en faveur des Hispani du comté de Barcelone, Charles le Chauve entendait "leur conféreravec clémence la communauté de résidence et l'aide opportune à leurs besoins". En cela, le roipensait simplement confirmer les mesures antérieures, mais cette volonté n'est, précisément, pasexplicitement exprimée dans l'acte de Louis le Pieux (document 2). En revanche, Charles le Chauveintroduisit également un privilège nouveau (ou pour le moins, explicitement énoncé pour lapremière fois) : celui d'aménager leurs biens comme ils le souhaitaient (c. 8) - il s'agit en réalité dela reprise d'un élément du droit wisigothique 48. En fait, par le diplôme de 844, Charles régularisaitun système ayant fait ses preuves 49.

    Comme le note M. Mersiowsky, le cas des préceptes en faveur des Hispani permet l'observationd'une escalade dans les diverses formes que peuvent revêtir les ordres écrits so. Cette évolution, quitouche la forme, ne concernerait-elle pas également le fond? Il s'agit en effet d'une escalade quimène à la concession de privilèges considérables attisant l'envie des comtes 51 ; or, elle tire sonorigine de conflits de diverses natures: des conflits de propriété, mais aussi des conflits d'autorité.

    Le statut de la terre

    Les Hispani s'opposèrent à deux catégories de personnes: aux comtes et à leurs auxiliaires, dont ilssubissaient les oppressions, et aux pagenses, comme l'atteste le diplôme de Charlemagne de 812(document 1) où il est question, en un passage maladroitement rédigé 52, de pagenses témoignant enfaveur les uns des autres pour revendiquer la propriété de biens du fisc sur lesquels les Hispaniavaient été installés par l'investiture du souverain (de fait, l'aprisionnaire Jean fut en mesure de

    46. 1. M. SALRACH,"Défrichement ... ", op. cit., p.143. Cet auteur n'est pas le seul à procéder ainsi: déjà A. DUPONT,"L'aprision ... ", op. cit., p. 183, s'était appuyé sur cet essai de reconstitution. Quant à A. R. LEWIS,The development ofSouthern French and Catalan Society, 718-1050,Austin, 1965, il parlait de "Charlemagne's original edict" de 780 (p. 70) etutilisait avec prudence la reconstitution du second capitulaire (p. 73).

    47. R. d'ABADAL,EIs diplomes ... , op. cit., vol. 2, p. 400 et stes.48. A. DUPONT," L'aprision ... ", op. cit., p. 209 et stes.49. Ibid., p. 211.50. M.MERSIOWSKY,"Regierungspraxis ... ", op. cit., p.142.51. R. COLLINS,Wifred ... , op. cit., p.187.52. Un membre de phrase en style subjectif est incorporé au texte en style objectif: "certains pagenses ... s'emparent

    de notre vestitura, dont nous fûmes investis durant trente ans et plus, alors qu'eux-mêmes, par notre don, l'arrachèrent audésert en vertu de l'autorisation accordée". Le passage en italique provient certainement du mémoire présenté par lesHispani, transcrit par le notaire au lieu d'être adapté au nouveau texte.

  • LES PRÉCEPTES POUR LES HISPANI 25

    produire un acte de Charlemagne lorsqu'il se recommanda à Louis le Pieux 53). Il s'agissait doncd'un conflit de propriété, que Charlemagne ordonna de régler en imposant la restitution des biensdont les Hispani avaient été privés injustement en dépit du délai de trente ans écoulé depuis leurinstallation 54, ce qui suppose de multiples procédures d'enquête.

    Dans l'acte de 844 en faveur des Hispani du comté de Barcelone (c. 7), Charles le Chauve intro-duisit un élément nouveau, qui tend à souligner que les terres entrées dans le patrimoine d'unHispanus grâce à l'aprision l'étaient sous un régime proche de celui de la pleine propriété (A. Lewisparle de "quasi-proprietorship" 55), puisque toutes les prérogatives de la propriété y étaient atta-chées 56. Quelques semaines auparavant, le roi avait accordé un droit similaire à des Hispani ducomté de Béziers 57 (cet acte ne se fond pas dans le moule des Constitutions de Louis le Pieux caril ne s'agit pas d'un diplôme de portée générale, mais d'un privilège en faveur d'Hispani nouvelle-ment arrivés). L'autorisation royale de s'installer était nécessaire puisque ces terres, abandonnées,relevaient du domaine public. C'est ce que le diplôme de Charles le Chauve du 19 mai 844 montretrès clairement, puisqu'il y est dit tout à la fois que les Hispani du comté de Béziers, qui présentè-rent la requête, se trouvaient sur des terres dont le roi avait la propriété 58 et que les bénéficiairesjouissaient de la possession des terres qu'ils tenaient non pas par droit de propriété, mais "commepar droit de propriété" 59 (il est probable que les deux catégories de personnes mentionnées dansce diplôme correspondent à celles qu'on distingue dans les Constitutions de Louis le Pieux et surlesquelles nous reviendrons). La question du statut de la terre est essentielle, et on a dit à ce propostout et son contraire. Ainsi, on a pu affirmer que l'aprision était un type de propriété, notammenten raison de son caractère héréditaire 6(\ ou bien refuser de lui reconnaître cette qualité, tout eninsistant sur cette transmission héréditaire 61. On a aussi dit que l'aprision n'était pas un bénéfice 62alors qu'on a précisément voulu décrypter la législation carolingienne comme une "tentative d'as-similation de l'aprision au bénéfice" - mais une tentative qui aurait "totalement échoué" 63. Dès lors,quelle analyse proposer?

    53. R. d'.ABADAL.Eis diplomes .... op. cit.•p. 321.54. On peut remarquer que ce délai trentenaire n'est pas évoqué dans les Constitutions de Louis le Pieux et les

    diplômes de Charles le Chauve de 844 pour les Hispani des comtés de Béziers et de Barcelone.55. A. R. LEWIS.The development .... op. cit.•p. 64.56. On trouve une énumération de droits similaire dans les Formulae Andecavenses. n? 37. Formulae, Hanovre.

    188211886(MGH Formulae). p. 16 : hoc ad die presente perpetualiter ordine tradimus ad possedendum, et hoc est abendi,tenendi seu commutandi; posteris tui, vel ubi tua decrederit volomtas, derelinquendi. Cet acte de donation est daté d'envi-ron 579 par W. BERGMANN."Verlorene Urkunden des Merowingerreichs nach den Formulae Andecavenses". Francia. 9.1981.pp. 3-56. à la p. 42 (n° 46).

    57. Recueil des actes de Charles Ille Chauve, roi de France. tome 1.Paris, 1943.n° 40. p. 110 :Sed si etiam ex ipsis ali-quis absque filiis et nepotibus mortuus fuerit, volumus atque per hanc nostram auctoritatem concedimus quod eaedem res adproximiores suos parentes revertantur licentiamque inter se vendendi et concambiandi plenissime habeant.

    58. Actes de Charles le Chauve. op. cit.• tome 1. n° 40. p. 109 :quidam Hispani in comintatu Biterrensi consistentes acin nostrae proprietatis praediis commanentes.

    59. Actes de Charles le Chauve. op. cit.•tome 1.n° 40. p.109 :qualiter Ildericus et Petrus seu Ermenisilus et quamplureseorum propinqui et progenitores eorum confugerint in villas quae dicuntur Aspirianus et Albinianus et eas juste tenerent etquasi proprietario jure possiderent.

    60. A.DUPONT,"L'aprision ... ", op. cit., p. 182.61. W. KIENAST,Die fränkische Vasallität von den Hausmeiern bis zu Ludwig dem Kind und Karl dem Einfältigen.

    FrancfortlMain, 1990,p.146 note 465.62. A.DUPONT,"L'aprision ... ". op. cit., p. 377.63. P. BONNASSIE.La Catalogne.... op. cit..•tome 1.p. 208. Pour A. R.LEWIS,The development .... op. cit., l'aprision res-

    semble à un bénéfice (p.79) et s'en distingue simplement par l'exercice des droits de propriété (p.72).

  • 26 PHILIPPE DEPREUX

    La question de la propriété n'est pas éloignée de celle de la protection si on considère que le statutaccordé aux personnes par le souverain n'était pas étranger à celui de la terre concédée et que lanotion de tuitio et celle, voisine, d'immunité tirent leur origine des droits de propriété exercés parle roi 64 - en l'occurrence, sur les biens cédés aux Hispani. Nous reviendrons ultérieurement sur laquestion de la tuitio royale et de l'immunité; d'abord, voyons ce qu'il en est de la propriété. Il estvraisemblable que la clef de l'énigme se trouve dans la distinction entre propriété et possession.

    A cet égard, il faut s'intéresser à deux actes de Charles le Chauve pour le fils de l'aprisionnaireJean. Le 5 juin 844, à Saint-Sernin de Toulouse, le roi confirma à son vassal Teodfred la possessiondu domaine de Fontjoncouse, déjà tenu en aprision par son père et son oncle 65. Or, le 7 octobre 849,Charles donna au même fidèle le domaine de Fontjoncouse, présenté comme quelque res jurisnostri 66. Dans le premier de ces actes, il est dit que Teodfred présenta au roi un diplôme deCharlemagne 67 ; par conséquent, le délai trentenaire était depuis longtemps écoulé, qui mettaitnormalement l'aprisionnaire à l'abri de toute contestation. Cela n'empêcha pas le souverain degarder des droits sur cette terre, puisque ce n'est qu'en 849 qu'il transféra ses droits de propriété àson fidèle, qui pouvait désormais faire du domaine ce qu'il voulait jure proprietario. Cet acte illustreparfaitement la tendance à la transformation de l'aprision en alleu au cours du IX' siècle, mise enévidence par A. Lewis 68, mais il s'avère surtout la preuve qu'une terre tenue par aprision demeu-rait la propriété du roi, à moins qu'il ne s'en dessaisît expressément. On comprend par conséquentmieux que le roi prît sous sa protection des personnes jouissant de la possession de terres lui appar-tenant.

    Les rapports hiérarchiques

    Dans la Constitution de 815 (c. 4), il est dit que les personnes établies sur les terres d'aprisionnairesn'avaient aucun droit sur elle à leur départ; ce point est repris dans l'acte de Charles le Chauve(c. 5), à ceci près que le roi insiste sur les liens de domination - il s'agit désormais non plus simple-ment de partir (comme c'est le cas dans la Constitution de Louis le Pieux), mais de choisir un autreseigneur 69. Les Hispani jouissaient certes d'une liberté tendant à montrer que le passage sous lesenioratus d'un puissant ne peut pas être assimilé à une entrée en vasselage pourtant évoquée dansle même acte (c. 10) comme dans la Constitution de 815 (c. 6) - dans les deux cas, seule l'entrée dansla vassalité du comte est prévue. Néanmoins, Charles le Chauve semble avoir tenu cette relation dedépendance à l'égard d'un seigneur (il est essentiellement question de représentants du roi: lecomte, le vicomte, le viguier ou quelque autre homme) comme allant de soi. Il n'est pas impossibleque Louis le Pieux ne fût pas d'un avis différent. Mais quelle était la nature de cette relation dedépendance ?

    Au premier abord, on pourrait croire que l'empereur évoque la vassalité lorsque, dans l'exposé desmotifs de la Constitution de 816, il fait mention des plus anciens parmi "ceux qui venaientd'Espagne" en disant qu'ils "se recommandèrent aux comtes ou à nos vassaux, ou encore aux

    64. Cf. F. L.CHEYETIE, "The royal safeguard in medieval France", Studia Gratiana 15,1972, pp. 631-652, à la p. 636.65. Actes de Charles le Chauve, op. cit., tome 1, n° 43, p. 120 et stes.66. Actes de Charles le Chauve, op. cit., tome 1, n° 118, p. 314 et stes.67. C'est-à-dire le diplôme de mars 795 (MGH Diplomata Karo/inorum 1, n° 179, p. 241 et stes.).68. LEWIS, The development ... , op. cit., p. 159.69. On peut rapprocher cela de la liberté qu'autorisait le régime de la behetria ; à ce propos, cf. C.-E. DUFOURCQ,

    J. GAUTIER-DALCHÉ,Histoire économique et sociale de l'Espagne chrétienne au Moyen Age, Paris, 1976, p. 33 et stes.

  • LES PRÉCEPTES POUR LES HISPANI 27

    vassaux des comtes et reçurent des lieux déserts pour les habiter et les cultiver". L'ambiguïté esttoutefois levée, dans le dispositif du même acte, à propos de "ceux qui vinrent plus tard" et qui "serecommandèrent aux comtes, à nos vassaux ou à leurs semblables": en effet, ils "reçurent d'eux desterres pour les habiter, ils les reçurent aux termes d'un accord et à telle condition qu'ils les possè-dent à l'avenir et les transmettent à leur descendance". Ces terres ne sont donc aucunement assi-milées à des bénéfices 70 - vassaliques s'entend 71. Néanmoins, nous savons que des personnes ayant"fui la tyrannie des païens" avaient pu recevoir du souverain des terres tenuesjure beneficiario maistransmissibles aux héritiers "tant qu'ils seraient fidèles" (il est à noter que les bénéficiaires sont iciexplicitement désignés comme des fideles, mais pas comme des vassaux) 72.

    Par conséquent, il ne faut pas reconnaître dans l'expression se commendare une allusion à ce quiest en passe de devenir l'hommage vassalique 73, mais simplement le fait de se placer sous la protec-tion des comtes, de leurs vassaux ou des vassaux royaux - sous ce que Charles le Chauve appelleleur senioratus. D'ailleurs, dans un acte de Louis le Pieux en faveur d'un Juif du nom d' Abraham,on apprend que c'est suite à sa commendatio que l'empereur le prit sub sermone tuitionis 74. Demême, en 822, c'est dans les mains de Louis le Pieux que le comte Rampon recommanda l'abbé deBanyoles, Mercoral, avant que l'empereur ne prît sous sa protection les biens de l'abbaye (consti-tués notamment d'aprisions) et ne leur accordât l'immunité 75. Il est possible que cette cérémoniedes mains s'avérât la forme normale d'entrée sous la protection du souverain 76. Cela ne signifiaitpas que le recommandé fût pour autant le vassal du roi. Néanmoins, dans certains cas, ill'était expli-citement - tel Wimar, venu auprès de Louis le Pieux pour accomplir les devoirs auxquels l'obligeaitsa fidélité et à qui l'empereur fit don, ainsi qu'à son frère Radon, de ce que leur père avait arrachéau désert 77.

    D'après la Constitution de Louis le Pieux de 815 (c. 5), l'autorisation de s'installer en tant qu'apri-sionnaire pouvait également être accordée par le comte 78 (le procès de 834 nous montre le comte

    70. E. LESNE."Les diverses acceptions du terme "beneficium" du VIII' au XI' siècle", Revue historique de droit fran-çais et étranger. 3,1924. p. 5-56.

    71. F. L. GANSHOF,Qu'est-ce que la féodalité ?, Paris, 1982, pp. 81-85.72. Actes de Charles le Chauve. op. eit., tome 1. n? 34. p. 92 et stes.73. J. LE GOFF. "Les gestes symboliques dans la vie sociale. Les gestes de la vassalité". Simboli e simbologia nell'alto

    medievo, tome 2, Spolète, 1976. pp. 679-779; Ph. DEPREUX,"Tassilon III et le roi des Francs - examen d'une vassalité contro-versée", Revue Historique, 293,1995, pp. 23-73.

    74. Formulae imperiales, n" 52, p. 325.75. R. d·ABADAL.Eis diplomes ... , op. cit., vol.L pp. 45-46.76. Cf. F. L. GANSHOF, "L'étranger dans la monarchie franque", L'étranger, tome 2. Bruxelles. 1958 (Recueils de la

    Société Jean Bodin, 10), pp. 5-36, à la p. 29.77. R. d·ABADAL. Eis diplomes ...• op. eit.• vol. 2. pp. 318-319. Pour ce qui est de l'aprisionnaire Jean. KIENAST.

    Vasallität. .. , op. cit., p. 152. rappelle qu'on ne peut pas dire si ce personnage était le vassal du roi (bien que. pour l'auteur,cela soit plus que vraisemblable).

    78. On en a une illustration dans le diplôme de Louis le Pieux pour l'abbé Mercoral et les moines de Banyoles, où ilest question des biens quae tam ipsi ex eremo traxerunt vel ex adprisionem acceperunt quam et de donatione comitis vel dequolibet legali adtractu praesenti tempore juste et rationabiliter possidere videntur (R. d'ABADAL, Eis diplomes ... , op. cit.,vol.L, Barcelone, 1926-1950, pp. 45-46).

  • 28 PHILIPPE DEPREUX

    procédant à l'investiture décidée par le souverain 79). L'exposé des motifs de l'acte de 816 nousapprend que l'autorisation de s'installer donnait lieu à la rédaction d'un diplôme, tant de la part deCharlemagne que de celle de Louis le Pieux (en 844, c'est à cette autorisation que se réfère Charlesle Chauve dans le diplôme pour des Hispani du comté de Béziers tlI) ; mais il semble que seuls lesplus puissants y aient eu recours, ce qui leur permit d'assujettir les autres (il s'agit là d'une pratiqueà laquelle Louis le Pieux entendait mettre un terme). La comparaison des Constitutions de Louisle Pieux et de l'acte de Charles le Chauve nous conduit en effet à nous demander si les plus puis-sants des Hispani n'étaient pas placés presque sur un pied d'égalité avec les comtes et leurs assis-tants, un élément qui permettrait assurément de mieux comprendre les différends qui lesopposaient. Les Hispani étaient toutefois soumis à l'autorité des comtes, comme cela appert de laConstitution de 815 (c. 5), puisqu'il est question du comte dans la circonscription duquelles Hispaniétaient installés comme de "leur" comte, qui avait le pouvoir de les mobiliser.

    La constitution de 815, qui réglementait les rapports des Hispani avec leurs comtes et leurs obliga-tions à l'égard du souverain 81, suscita des problèmes, comme l'atteste celle de 816. Il Ya une allu-sion à la fidélité au roi et à ses fils dans le diplôme de Charlemagne de 812 - une fidélité qui motivaitla protection royale: c'est cette fidélité "à nous et à nos fils" qui incitait l'empereur à accorder auxHispani "qu'eux et leur postérité possèdent tranquillement ce qu'ils tinrent durant trente ans paraprisio", On peut reconnaître ici une référence au serment de fidélité exigible de tous les sujetsdepuis 789, qui visait Charles et ses fils 82. On tient par conséquent ici un élément attestant que cesHispani étaient pleinement intégrés au regnum Franeorum 83, comme n'importe quel autre hommelibre (ce qui impliquait droits et devoirs) : j'en veux pour preuve le fait que Charles le Chauveentendait les faire bénéficier de certains avantages du droit franc 84 - ce qui ne les empêchait pas detrancher les affaires entre eux "selon leur loi propre" (c. 3), c'est-à-dire selon le droit wisigothique.A ce titre, il faut noter l'existence, d'un acte à l'autre, de certaines inflexions de vocabulaire, parexemple le remplacement de l'expression liberi homines de l'acte de 815 (c. 1) par celle de Jrancihomines dans le diplôme de Charles le Chauve (c.l) ; le sens reste inchangé 85, mais il est vraisem-blable que cette modification de vocabulaire participe du même effort d'assimilation des Hispani

    79. Musée des archives départementales. Recueil de [ac-similés héliographiques de documents tirés des archives des pré-fectures, mairies et hospices, Paris, 1878,pp. 10-11 : ... et vidimus quando venit Sturmio, comes ad eo tempore, super ipsumvillare, dum eremus fuiset, et ibidem ostendit jamdictus Johannes epistolam scriptam ad relegendum, quod domnusLudtivvichus, dum rex fuisset, ad Sturmioni comiti direxit, quod revestisset ipsum Johanne, conda patrem de isto Teudefredojamdicto, villare Fontes ab omne integritatem cum omnes suos terminios et ajacentias et pertinentias ipsius villare ut Johanneset habuisset per suam adprisionem, absque ulla socio vel erede et per adictum dmni imperatoris j et sic nos presentes, Sturmio,comes, per ipsam epistolam domni imperatoris et per suum verbum, de ipsum vii/are ab omnem integritatem Johanne reves-tivit qualiter superius scriptum est.

    80. Actes de Charles le Chauve, op. cit., tome I, n" 40, p.110 :per licentiam seu concessionem imperatoris ;sicut a pro-genitoribus nostris, magnis quoque imperatoribus, parentibus eorum constat esse concessum. Dans un acte de 862, le roiexclut d'une donation les biens qu'il avait auparavant concédés aux Hispani, cf. Recueil des actes de Charles II le Chauve,roi de France, tome 2, Paris, 1952,n° 245,p. 53 : exceptis his Hispanis vel servis ... de heremo traxerunt, perpetualiter jure pro-prietario concedimus habendas hoc nemine inquietante.

    81. Dans la Constitution de 816, il est fait allusion à celle de 815 comme à un "précepte de notre autorité définissantcomment, dans notre royaume, ils doivent se comporter avec leurs comtes et accomplir notre service",

    82. MGH Capitularia I, n° 23, c. 18, p. 63. A ce propos, cf. M. BECHER, Eid und Herrschaft. Untersuchungen zumHerrscherethos Karls des Großen, Sigmaringen, 1993 (Vorträge und Forschungen, Sonderband 39).

    83. Cf. F. L.GANSHOF,L'étranger, op. cit., p. 34 et stes.84. Cf. infra, à propos de l'acte de 844, c. 1.85. A. DUPONT,"L'aprision ... ", op. cit., p. 375.

  • LES PRÉCEPTES POUR LES HISPANI 29

    au monde franc. Les Hispani avaient en outre la possibilité de s'intégrer au réseau vassaliquecomme tout autre homme libre, en entrant dans la vassalité du comte et en lui devant un service autitre du bénéfice reçu, comme le prévoyait la Constitution de 815 (c. 6) reprise textuellement dansle diplôme de 844 pour les Hispani du comté de Barcelone (c.1D). .

    L'immunité, l'impôt et la justice

    Le statut particulier - c'est-à-dire le privilège - accordé aux Hispani tire son origine du fait qu'ils'agit des "hommes du roi" 86. Dans l'exposé des motifs de la Constitution de 815, un point est misen exergue: le lien entre la soumission au dominium du prince et la protectio et defensio reçues enretour, afin de préserver la libertas ; un peu plus loin dans le même document (c. 5), protectionroyale et liberté sont une nouvelle fois associées. Nous avons d'autres diplômes contemporains parlesquels le souverain prit des individus sous sa protection. C'est le cas du célèbre précepte desmarchands 87, par lequel Louis le Pieux reçut des fideles sous sa protection (sub sermone tuitionisnostre 88). En conséquence, les bénéficiaires de ce privilège étaient justiciables du souverain seul 89et ne pouvaient être mobilisés lors de la levée de l'ost; par ailleurs, ils étaient exemptés du paie-ment de la plupart des tonlieux. Leur statut était comparé à celui des Juifs 90. Néanmoins, lespréceptes en faveur de ces derniers ont une teneur sensiblement différente (du fait notamment desconséquences de leur exclusion de la communauté chrétienne). L'empereur informait ses agentsqu'il avait pris des Juifs sub nostra defensione ; il est également fait mention de la mainbour dusouverain 91. En conséquence, les Juifs pris par Louis le Pieux sous sa protection étaient justiciablesde lui seul92 ; les biens dont ils étaient investis légalement ne pourraient pas faire l'objet d'unecontestation (d'ailleurs, l'empereur leur accordait la jouissance de tous les droits inhérents à lapropriété) ; ils étaient en outre exemptés du paiement de diverses taxes. On observe donc des simi-litudes entre ces privilèges et les actes en faveur des Hispani, mais les statuts ne sont pas semblables- notamment pour ce qui a trait au service du souverain.

    Dans le diplôme de 844, Charles le Chauve fut le premier à accorder l'immunité aux Hispani(quelques semaines plus tôt, il accordait aux Hispani du comté de Béziers "la mainbour de notredéfense" 93), bien qu'il s'abritât, dans l'exposé des motifs, derrière l'exemple de son père et de songrand-père. Il était possible que Charles le Chauve attribuât faussement une décision à son aïeul94,

    86. E. MAGNou-NoRTIER, "Etude sur le privilège d'immunité du IV' au IX' siècle", Revue Mabillon, 60,1981-1984, pp.465-512, aux p. 502 et stes.

    87. H. LAURENT,"Aspects de la vie économique dans la Gaule franque. Marchands du palais et marchands d'ab-bayes", Revue Historique, 183,1938, pp. 281-297; F. L. GANSHOF, "Note sur le "praeceptum negotiatorum" de Louis lePieux", Studi in onore di Armando Sapori, Milan, 1957, pp.103-112.

    88. Formulae imperiales, Formulae, Hanovre, 1882/1886 (MGH Formulae), n° 37, p. 314 et stes.89. C'est ainsi que j'interprète l'interdiction suivante: iubemus ut neque vos neque iuniores seu successores vestri aut

    missi nostri discurrentes memoratos fideles nostros illos de nullis quibuslibet illicitis occasionibus inquietare aut calumniamgenerare ... praesumatis (Formulae imperiales, n° 37, p. 315).

    90. Formulae imperiales, n° 37, p. 315.91. Formulae imperiales, n° 30, p. 309 et stes. ; n° 31, p. 310 et stes. Sur ces actes, cf. J. PARKES,The Jew in the medieval

    community. A study of his politieal and eeonomie situation, New York, 1976, pp. 158-160.92. Formulae imperiales, n° 30, p. 309 ; n" 31, p. 310.93. Actes de Charles II le Chauve, op. cit., tome 1, n° 40, p.110 :et sub mundeburdo nostrae defensionis contra omnium

    infestationes semper consistant.94. Cf. Ph. DEPREUX, "The Development of Charters Confirming Exchange by the Royal Administration (VIIIth -

    Xth Centuries)", Charters and the Use ofWritten Word in Medieval Society, éd. K. Heidecher, Thmhout, 2000, p. 43-62, à lap.50.

  • 30 PHILIPPE DEPREUX

    mais en l'occurrence, il est vraisemblable que l'analyse du roi s'avère juste. La référence à "laconcorde de la paix et de l'amour" peut être une réminiscence des "illusions de l'assemblée deCoulaines" 95. Elle permet au roi de motiver l'octroi de l'immunité, mais foree est de reconnaîtreque le diplôme accordé par Louis le Pieux à l'aprisionnaire Jean, en 815, s'apparentait à un acteconférant l'immunité 96 (on y trouve la formule classique d'interdiction faite aux agents publicsd'entrer sur les terres du bénéficiaire pour y exercer leurs pouvoirs, le droit de contrainte et dejustice étant laissé à Jean et à sa descendance 97).

    Il est notable qu'à la différence des Constitutions de Louis le Pieux, le diplôme de Charles leChauve (qui, précisément, n'est pas désigné du même terme que les actes de son père, mais estprésenté comme une "lettre de notre autorité royale à l'égard de ces Hispani", c'est-à-dire unsimple diplôme) concerne une catégorie restreinte d'Hispani : ceux du comté de Barcelone. Celan'empêchait bien entendu pas le roi d'instrumenter en faveur des Hispani d'autres comtés, commeill'avait fait également à Saint-Sernin de Toulouse le mois précédent en faveur d'Hispani du comtéde Béziers 98. Ces derniers étaient seulement réputés avoir été pris sous la mainbour du roi, sansallusion à l'immunité. C'est précisément à l'époque carolingienne que l'immunité et la protectionroyale furent associées, notamment pour les établissements religieux 99. L'étude de l'immunitéaccordée à des particuliers est beaucoup plus délicate, mais on ne peut exclure qu'à leur égard, lephénomène de renforcement du contrôle exercé par le biais de l'immunité, mis en évidence parB. Rosenwein, se vérifie 100.

    Immunité ne signifie toutefois pas exemption. En vertu de la Constitution de 815 (c. 1), les Hispaniétaient soumis au service d'ost et de fodrum lOI. En revanche, d'après le même document (c. 5), ilsétaient dispensés de l'acquittement du gistum à l'égard du comte et de ses agents, à l'exception desmissi et du fodrum pour l'armée, comme cela "est défini plus haut". Charles le Chauve reprit lesmêmes dispositions, en précisant que les chevaux réquisitionnés devraient être restitués ou

    95. F.LOT,L.HALPHEN,Le règne de Charles le Chauve... , op. cit.,p. 107 ; contra: R. d' ABADAL,Eis diplomes ... , op. cit.,vol. 2, p. 402 et stes.

    96. A. DUPONT,"L'aprision ... ", op. cit., p. 188. L'exposé classique est celui de F. L. GANSHOF,"L'immunité dans lamonarchie franque", Les liens de vassalité el les immunités, Bruxelles 1958, pp. 171-216 ; sur la délégation de pouvoirs quesuppose l'immunité, cf. C. BRÜHL,"Die merowingische Immunität", Chiesa e mondo feudale nei secoli X • XII, Milan, 1995,pp. 27-44 ; sur les aspects judiciaires de l'immunité, cf. A. C. MURRAY,.. Immunity, Nobility, and the Edict of Paris ",Speculum, 69, 1994, pp. 18-39.

    97. R. d'ABADAL, Eis diplomes ... , op. eit., p. 321 : Et nullus comes, nec vicarius, nec juniores eorum, nec ullus judexpublicus i/lorum homines, qui super illorum aprisione habitant, aut in illorum proprio, distringere nec judicare presumant,sed Johannes et filii et posteritas illorum illi eos judicent et distringant, et quicquid per legejudicaverint stabilis permaneat, etsi extra legem fecerint per legem emendent.

    98. Actes de Charles II le Chauve, op. cit., tome 1, n° 40, pp. 108-110. Le préambule de ce diplôme est égalementunique, cf. F.HAUSMANN,A. GAWLIK,"Arengenverzeichnis ... ", op. cit., n° 319, p. 56.

    99. J. SEMMLER,"Iussit ... princeps renovare ... praecepta. Zur verfassungsrechtlichen Einordnung der Hochstifte undAbteien in die karolingische Reichskirche", Consuetudines monasticae. Eine Festgabe für Kassius Hallinger aus Anlaßseines, 70. Geburtstages, Rome, 1982, pp. 97-124.

    100. B. H. ROSENWEIN,Negociating space : power, restraint and privileges of immunity in early medieval Europe,Ithaca, 1999.

    101. Sur les prestations dues à l'égard des agents royaux, cf. F. L. GANSHOF,"La tractoria. Contribution à l'étude desorigines du droit de gîte", Tijdschrift voor Rechtsgeschiedenis, 8, 1928, pp. 69-91, aux p. 88 et stes. ; C. BRÜHL,Fodrum,Gistum, Servitium regis. Studien zu den wirtschaftlichen Grundlagen des Königtums im Frankenreich und in den fränkischenNachfolgestaaten Deutschland, Frankreich und Italien vom 6. bis zur Mitte des 14. Jahrhunderts, tome 1, Cologne, 1968,p. 107 et stes.

  • LES PRÉCEPTES POUR LES HISPANI 31

    remplacés, conformément à la loi des Francs 102 (c. 1). Par ailleurs, on observe un peu plus loin dansle même acte (c. 6) une formulation nouvelle qui ne modifie cependant rien quant au fond à proposdes obligations des Hispani à l'égard du roi, mais tend à réaffirmer les droits de possession desHispani sur leurs aprisions, à condition qu'ils servent fidèlement le roi, dans le cadre du comté.

    L'un des enjeux du conflit opposant les Hispani aux comtes destinataires du diplôme de 812 sembleavoir été d'ordre fiscal, les Hispani accusant les comtes d'avoir placé des agents (beboraniae etsaiones 103) à la tête des villae qu'ils avaient exploitées pour leur extorquer des impôts. Par lediplôme de 812, Charlemagne interdit toute perception d'un cens. Quant à Louis le Pieux, il interdità nouveau toute perception d'un cens par la Constitution de 815 (c.l) en exprimant explicitementson refus de tout impôt, puisqu'il prévoyait que le comte ne pourrait pas se fonder sur ce qu'il auraitéventuellement reçu des Hispani pour lever un impôt (c. 5) - une disposition reprise par Charles leChauve en 844 (c. 9). En revanche, la renonciation à tout autre impôt fait l'objet d'une énuméra-tion plus complète des redevances dont les Hispani étaient exemptés dans le diplôme de Charles(c.2) - à la lecture de ce passage, il semblerait que les divers droits de pacage, les tonlieux et autrestaxes perçues par les comtes et ses agents étaient en réalité destinés à l'Eglise.

    Les Hispani n'avaient pas le droit d'exercer la haute justice; en revanche, il était de coutume sousLouis le Pieux qu'ils exerçassent la basse justice de manière autonome, comme cela est affirmé dansla Constitution de 815 (c. 2). La Constitution de 816 établit une hiérarchie entre les Hispani, parmilesquels on distinguait les responsables (ceux qui reçurent un précepte) et les autres exploitants(qui devaient servir le souverain sous la conduite du responsable). Dans un diplôme de Charles leChauve du 19mai 844, il est fait mention de plusieurs requérants intervenant pour d'autres Hispanidu comté de Béziers 104. Il est probable que les deux catégories de personnes mentionnées dans cediplômes correspondent à celles qu'on distingue dans les Constitutions de Louis le Pieux.L'empereur, dans la Constitution de 815 (c. 3), prévoyait que les Hispani aprisionnaires auraientégalement le droit de basse justice sur les hommes venus d'ailleurs et installés sur leurs terres (cecifut confirmé par Charles le Chauve en 844, c. 4) - autrement dit, pour reprendre les termes de l'en-quête de 834, sur les hommes qui y avaient été envoyés pour y habiter 105 (à Fontjoncouse, parexemple, ces hommes devaient tout à l'aprisionnaire Jean, et rien au comte 1(6). Les dispositionsprises par Louis le Pieux ne sont pas sans rappeler celles prises par Pépin d'Italie à propos desviguiers, dans les premières années du IXC siècle 107. On considère que c'est Charlemagne qui réserva

    102. Il s'agit probablement d'une référence à la réparation des torts prévue au titre 81 (de filtorto), cf. Lex Salica,Hanovre, 1969 (MGH Leges 4/2), p. 138 et stes.

    103. Sur les saions à l'époque wisigothique, cf. D. CLAUDE,Adel, Kirche und Königtum im Westgotenreich,Sigmaringen, 1971, p. 40 et stes. ; sur leurs attributions judiciaires à l'époque ultérieure, cf. R. COLLINS, " "Sicut lexGothorum continet": law and charters in ninth and tenth century Leön and Catalonia", The English Historieal Review, 100,1985,pp. 489-512,à la p.505.

    104. Actes de Charles II le Chauve, op. eit., tome 1, n" 40, pp. 108-110.105. Musée des archives départementales, op. eit., p. 11 : Et vidimus quando Joannes misit in ipsum villare suos

    homines ad abidandum ...106. Musée des archives départementales, op. eit., p.l1 : ...per donitum etper beneficium de Johanne hoc [ecerunt, nam

    non per il/orum aprisine nec per beneficio comes nec de vice domino nec de alium quodlibet homine.107. MGH Capitularia l, n° 102,c.14, p. 210: Ut ante vicarios nulla criminalis actio diffiniatur, nisi tantum leviores cau-

    sas quae facile possunt diiudicari. Cf. F. BOUGARD,La justice dans le royaume d'Italie de la fin du vttr siècle au début duxr siècle,Rome, 1995,p. 235.

  • 32 PHILIPPE DEPREUX

    au comte la connaissance des causes criminelles pouvant entraîner la mort 101. L'expression maiorcausa (c.2 de la Constitution de 815) n'est pas étrangère au vocabulaire des capitulaires du tempsde Charlemagne; on la trouve, en 779, dans le capitulaire de Herstal et dans le premier capitulairesaxon 109. Dans la Constitution de 815, les causes majeures sont énumérées avec un souci d'exhaus-tivité bien plus grand que dans le capitulaire des années 811-813 sur l'exercice de la justice 110. Enrevanche, dans le diplôme de 844, les affaires relevant de la haute justice sont restreintes à trois cas:l'homicide, le rapt et l'incendie (c.3). Quant à la connaissance des causes mineures, elle était consi-dérée comme une délégation de pouvoir accordée par les comtes; selon la formulation de WalafridStrabon, vers 840 : certains comtes plaçaient des missi à la tête des populations pour trancher lesaffaires mineures et se réservaient les causes majeures III. L'opposition des comtes que Louis lePieux combattait tenait probablement du fait qu'il s'agissait d'un exercice de la justice échappant àleur contrôle.

    *On a reconnu dans le diplôme du 11 juin 844 "la première en date des chartes de "privilèges" dumoyen âge" 112. De fait, le diplôme de Charles le Chauve se distingue des actes précédents en faveurdes Hispani en ce sens qu'illeur accorde des droits plus grands que les Constitutions de Louis lePieux - ou plutôt: il semble entériner certaines évolutions en germe dans les mesures prises unegénération plus tôt. En dépit de la complexité de leur analyse, ces actes nous permettent d'appré-hender par bribes ce que pouvaient être les rapports de foree et l'organisation du pouvoir local, quirésultait apparemment de négociations avec le souverain. Ce jeu des pouvoirs reposait sur deuxnotions fondamentales: les divers degrés de droits sur la terre (possession et propriété) et les "liensd'homme à homme" avec, en premier lieu, les rapports de protection.Il est vraisemblable que l'immunité accordée aux Hispani avait pour raison d'être le renforcementdu contrôle que le souverain entendait exercer sur des hommes installés sur des terres réputéessiennes. On comprendra cette volonté de contrôle d'autant mieux si l'on admet que l'installationdes Hispani participait de la défense du territoire. En les prenant sous sa protection, le roi leuraccordait certains droits ou franchises et garantissait l'intégrité de leurs possessions, sur lesquellesil gardait autorité - mais il était possible qu'en la matière comme en ce qui concerne les bénéficesvassaliques, la fidélité fût finalement récompensée par le don de la pleine propriété!". La transfor-mation de l'aprision en alleu est rarement attestée dans les sources; l'historien est le plus souventmis devant le fait accompli: ce qui, autrefois, était une aprision s'avère à tel moment, désormais, unalleu. Il est probable que la transmission héréditaire de l'aprision joua un rôle dans cette évolution,

    108. R. LE JAN,"Justice royale et pratiques sociales dans le royaume franc au IX' siècle", La Giustizia nell'altomedioevo (secoli lX-Xl), tome 1, Spolète, 1997 (Settimane di studio dei Centro italiano di studi sull'alto medioevo, 44),pp. 47-85, à la p. 61.

    109. MGH Capitularia l,n° 20,c.l0de laforma communis, p.49 ;n° 26,c.3l,p. 70 (il s'agit de distinctions entre minorcausa et maior causa).

    110. MGH Capitularia 1,n° 80, c. 4, p. 176 : Ut nul/us homo in placito centenarii neque ad mortem neque ad libertatemsuam amittendam aut ad res reddendas vel mancipia iudicetur, sed ista aut inpraesentia comitis vel missorum nostrorum iudi-centur.

    111. Walafrid Strabon, Libellus de exordiis et incrementis quarundam in observationibus ecclesiasticis rerum, :MGHCapitularia 2, pp. 473-516, c. 32, p. 515 : comites quidam missos suos praeponunt popularibus, qui minores causas determi-nent, ipsis maiora reservent.

    112. F.Lor, L. HALPHEN, Le règne de Charles le Chauve... , op. eit., p.llO.113. F.L.GANSHOF,"Note sur la concession d'alleux à des vassaux sous le règne de Louis le Pieux",Storiografia e sto-

    ria. Studi in onore di Eugenio Dupré-Theseider, Rome, 1974,pp. 589-599.

  • LES PRÉCEPTES POUR LES HISPANI 33

    mais il est également vraisemblable que le roi accordait ce qu'il ne pouvait concrètement garder.L'enjeu ne se limitait pas aux terres; il concernait également les droits sur les hommes, notammentla justice exercée par délégation - ce qui explique certains conflits avec les comtes. Ily avait certai-nement diverses catégories d'aprisionnaires ; les préceptes des souverains carolingiens nous laissententrevoir la médiatisation du pouvoir opérée par les plus puissants d'entre eux. Ainsi, les diplômespour les Hispani s'avèrent une source de premier plan pour tenter d'appréhender en quoi propriétéet pouvoir se conditionnaient mutuellement durant le haut Moyen Âge'",

    TRADUCfION

    Le document 1 est un mandement de Charlemagne datant de 812. Pour faciliter la comparaison dela Constitution de 815 (document 2) et de l'acte de Charles le Chauve de 844 qui s'en inspire (docu-ment 4), les textes sont imprimés côte à côte. La seconde Constitution de Louis le Pieux, datant de816, est le document 3.

    Document n" 1 :Acte de Charlemagne en faveur des Hispani (2 avril 812).Editions: MGH Capitularia 1, n? 76, p.169; MGH Diplomata Karolinorum 1, n" 217, pp. 289-290.

    Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Charles, sérénissime Auguste, couronné par Dieu grandEmpereur pacifique, gouvernant l'Empire romain et, par la miséricorde de Dieu, roi des Francs et desLombards, aux comtes Bera, Gauscelinus, Gisclafredus, Odilo, Ermengarius, Ademaris, Laibulfus et Erlinus.Sachez que ces Hispani de vos ministeria, c'est-à-dire le prêtre Martinus, Iohannis, Quintila, Calapodius,Asinarius, Egila, Stephanus, Rebellis, Ofilo, Atila, Fredemirus, Amabilis, Christianus, Elpericus, Homodei,Jacentius, Esperandei, un autre Stephanus, Zoleiman, Marchatellus, Theodaldus, Paraparius, Gomis,Castellanus, Ardaricus, Wasco,Wisisus,Witericus, Ranoidus, Suniefredus, Amancio, Cazerellus, Longobardus,Zatemiliteis, Odesindus, Walda, Roncariolus, Mauro, Pascales, Simplicio, Gabinus et le prêtre Solomo, venantjusqu'à nous, nous informèrent des multiples oppressions qu'ils endurent de votre part et de celle de vos auxi-liaires. Et ils affirmèrent que certains pagenses témoignent en faveur les uns des autres pour revendiquer notrefisc comme leur propriété et qu'ils les en bannissent contre la justice et s'emparent de notre vestitura, dontnous fûmes investis durant trente ans et plus, alors qu'eux-mêmes, par notre don, l'arrachèrent au désert envertu de l'autorisation accordée. Ils disent en outre que vous avez certaines villae, qu'ils exploitèrent et quevous leur retirèrent une fois qu'elles furent mises en valeur, et que vous placez à leur tête des beboraniae etdes délégués (saiones) qui leur arrachent de foree des impôts.Pour cette raison, nous ordonnâmes à l'archevêque Johannes, notre missus, de se rendre auprès de notre cherfils, le roi Louis, et de lui exposer cette affaire point par point. Quant à ce dernier, nous l'avons chargé, alorsqu'il se rendrait là-bas en temps opportun et que vous viendriez en sa présence, de faire définir comment oude quelle manière ces mêmes Hispani doivent vivre.En conséquence, nous ordonnâmes la rédaction de cette lettre et nous donnons ordre que ni vous ni vos auxi-liaires n'osiez imposer un cens à nos Hispani, qui, venant d'Espagne jusqu'à nous en qui ils ont confiance, s'ap-proprièrent par aprision avec notre permission ces terres abandonnées pour les cultiver et qu'il sont reconnusposséder une fois qu'elles sont cultivées et nous donnons ordre que vous ne permettiez pas qu'on en détournela propriété. Etant donné que jusqu'à présent, ils se montrèrent fidèles à nous et à nos fils, qu'eux et leurpostérité possèdent tranquillement ce qu'ils tinrent durant trente ans par aprision. Quant à vous, vous devezobserver cela. Et tout ce que vous et vos auxiliaires leur fites contrairement à la justice, si vous leur retirâtesquelque chose injustement, faites tout restituer comme cela était, dans la mesure dont vous voulez jouir de lagrâce de Dieu et de notre bienveillance.

    114. La questionde l'aprisionn'a pas retenu l'attention des éditeurs d'un volumerécent pourtant fondamentalà cepropos: Property and power in the early middle ages, éd. W. DAVIS-P. FOURACRE, Cambridge,1995.

  • 34 PHILIPPE DEPREUX

    Et pour que vous croyiez plus certainement ceci, nous avons ordonné de faire sceller ci-dessous de notreanneau.Guidbertus, diacre, reconnut à la place d'Ercambaldus.Donné le 2 avril, l'an 12 de notre Empire, le Christ étant favorable, c'est-à-dire l'an 54 [en fait: 44] de notrerègne en Francia et l'an 38 de notre règne en Italie, indiction 5. Fait à Aix, au palais royal, au nom de Dieu,dans la félicité. Amen.

    Document n° 2 : Constitution de Louis le Pieuxconcernant les Hispani réfugiés dans le royaume desFrancs (1er janvier 815).Edition: MGR Capitularia 1, n° 132,pp. 261-263.

    Au nom du Seigneur Dieu et de notre Sauveur,Jésus-Christ. Louis, Empereur Auguste par la dispo-sition de la divine Providence, à tous les fidèles de lasainte Eglise de Dieu qui sont les nôtres, présents etfuturs, établis dans les régions d'Aquitaine, deSeptimanie, de Provence et d'Espagne.

    De même que nous pensons qu'il n'échappe à laconnaissance d'aucun de vous qu'en raison de l'op-pression inique et du joug très cruel que la gentsarrasine, très ennemie de la Chrétienté, fit peser surleur nuque, certains hommes, abandonnant leurspropres demeures et les richesses qui leur apparte-naient par droit héréditaire, fuirent d'Espagnejusqu'à nous, se rassemblèrent pour habiter enSeptimanie et dans cette partie d'Espagne qui futlaissée à l'abandon par nos marquis et, se soustrayantau pouvoir des Sarrasins, se soumirent à notre domi-nation d'une volonté libre et prompte ; de même,nous voulons faire parvenir à votre connaissance quenous décrétâmes de préserver la liberté de ceshommes reçus sous notre protection et défense.

    Document n° 4 :Acte de Charles le Chauve enfaveur des Hispani (11 juin 844).Edition: Recueil des actes de Charles Ille Chauve, roide France, éd. G. Tessier, tome 1, Paris 1943, n° 46,pp. 127-132.

    Au nom de la sainte et indivisible Trinité. Charles, roipar la grâce de Dieu.

    Si, par l'action conservatoire de notre magnificence,nous corroborons en l'instituant de nouveau ce qui aété constitué par les édits impériaux pour l'utilité dela sainte Eglise de Dieu, nous ne doutons pas quecela maintient la stabilité et la prospérité durable duroyaume à nous confié par Dieu et nous croyons enoutre fermement que cela nous est utile pouratteindre la béatitude de l'éternelle félicité.

    Ainsi, qu'il soit connu de la multitude des fidèles dela sainte Eglise de Dieu qui sont les nôtres, présentset futurs, établis dans les régions d'Aquitaine, deSeptimanie, de Provence et d'Espagne, qu'à l'imita-tion de l'autorité des grands et orthodoxes empe-reurs, c'est-à-dire notre aïeul Charles et notre père,l'auguste Louis, il plut à notre mansuétude: d'unepart, de recueillir et de retenir avec bienveillancesous la protection de l'immunité et le rempart denotre défense les Goths ou Hispani habitant la citéde Barcelone, dont le nom est célèbre, et le châteaude Tarrasa ainsi que tous les autres Hispani qui setrouvent dans le comté de Barcelone, hors de la cité,dont les ancêtres, fuyant le joug très cruel de la gentsarrasine, très ennemie du nom de chrétien, trouvè-rent refuge auprès d'eux [c'est-à-dire Charlemagneet Louis le Pieux] et donnèrent et remirent volontierscette cité à leur toute-puissance et, se soustrayant aupouvoir de ces Sarrasins, se soumirent à leur domi-nation et à la nôtre d'une volonté libre et prompte;d'autre part, de leur conférer avec clémence lacommunauté de résidence et l'aide opportune à leursbesoins, comme il appert des diplômes impériaux quecela leur fut accordé à leurs ancêtres et à eux, afin

  • LES PRÉCEPTES POUR LES HISPANI 35

    1.Ainsi, à l'instar des autres hommes libres, qu'ils serendent à l'armée avec leur comte et que, dans notremarche, ils ne négligent pas de faire l'espionnage etle service de sentinelle, qu'ils appellent en langagecourant le "service de guet", en fonction de la répar-tition raisonnable et de l'exhortation du comte, qu'ilsfournissent la nourriture et donnent des chevauxpour le transport de nos missi ou de ceux de notre filsque nous aurons envoyés dans ces régions pourrégler des affaires ou de légats qui auront été dépê-chés auprès de nous depuis l'Espagne. Qu'aucunautre cens ne soit exigé d'eux par le comte ou sesassistants et ministériaux.

    2. Pour les causes majeures, telles les homicides, lesrapts, les incendies, les pillages, les amputations desmembres, les vols, les brigandages, les usurpations debiens appartenant à autrui, que ces hommes, d'oùqu'ils soient, ne refusent en aucun cas de venir aumall de leur comte s'ils ont été accusés par leur voisinen matière criminelle ou en matière civile et ont reçul'ordre de venir au plaid. Les autres affaires, c'est-à-dire les causes mineures, qu'on ne leur interdise pasde les régler entre eux, comme ils sont réputés l'avoirfait jusqu'à présent.

    que la conservation par le roi de ce qui a été édifié etl'innovation produite par leurs bonnes oeuvrescontribuent à l'exaltation de l'Eglise rachetée par leprécieux sang du Christ, et que cela soit d'un profit àleurs âmes et à la nôtre.1.Par conséquent, comme cela a été dit, nous voulonsfaire parvenir à la connaissance de vous tous quenous décrétâmes de conserver ces hommes, que nousavons de nouveau reçus, sous notre protection etdéfense, tant dans l'unité de la foi que dans laconcorde de la paix et de l'amour, dans la mesure où,à l'instar des autres hommes francs, eux-mêmes etceux pour les ancêtres desquels cela fut institué dutemps de notre aïeul Charles se rendent à l'arméeavec leur comte et, dans notre marche, ne négligentpas de faire l'espionnage et le service de sentinelle,qu'ils appellent en langage courant le "service deguet", en fonction de la répartition raisonnable et del'exhortation du comte, et fournissent la nourriture etdonnent des chevaux pour le transport de nos missique nous aurons envoyés dans ces régions pourrégler des affaires ou de légats qui auront été dépê-chés auprès de nous depuis l'Espagne. Mais si ceuxqui ont reçu des chevaux venaient à négliger de lesrendre ou si ces chevaux venaient à être perdus ou àmourir en raison de leur négligence, que - selon la loides Francs - ils soient restitués sans délai à ceux à quiils appartenaient ou bien qu'ils soient remplacés.2. Qu'aucun cens pour les Eglises, c'est-à-dire ni droitde pacage à l'intérieur de leurs limites ou dans leursvillae ni tonlieu à l'intérieur du comté dans lequel ilsse trouvent, ni aucune autre redevance ne soit doré-navant exigé d'eux à quelque égard par le comte ouses assistants et ministériaux.3.A l'exception des trois causes majeures, c'est-à-direl'homicide, le rapt et l'incendie, qu'eux-mêmes ouleurs hommes ne soient jugés ou arrêtés d'aucunemanière par quelque comte ou agent du pouvoirjudiciaire, mais qu'il leur soit permis de rendre desjugements selon leur loi concernant les autreshommes et, sauf dans ces trois cas, à prendre en toutles décisions entre eux, selon leur loi propre, en cequi les concerne, eux et leurs hommes.

  • 36 PHILIPPE DEPREUX

    3. Si quelqu'un parmi eux a attiré d'autres hommesvenant d'où que ce soit sur la part dont il s'étaitemparé pour l'habiter et les a fait habiter avec soi sursa portion, qu'ils appellent "aprision", qu'il profite deleur service sans la contradiction ou l'empêchementde quiconque et qu'illui soit permis de maintenir àl'écart pour rendre la justice les cas s'avérant telsqu'ils peuvent arrêter une décision entre eux. Quantaux autres procès, c'est-à-dire les actions en matièrecriminelle, qu'ils soient réservés à l'examen ducomte.4. Et si l'un de ces hommes, qui fut attiré par l'und'entre eux et établi sur sa portion, venait à quittercet endroit, que cependant l'endroit abandonné nesoit pas soustrait à la domination de la personne quile tenait auparavant.

    4. Si quelqu'un parmi eux a attiré d'autres hommesvenant d'autres lignées sur la part qu'il a cultivéepour l'habiter et les a fait habiter avec soi sur saportion, qu'ils appellent "aprision", qu'il profite deleur service sans la contradiction ou l'empêchementde quiconque.

    5. Et si l'un de ces mêmes hommes, qui fut attiré parl'un d'entre eux et établi sur sa portion, venait à enchoisir un autre pour seigneur, qu'il s'agisse ducomte, du vicomte, du viguier ou de quelque autrehomme, qu'il ait la liberté de s'en aller, mais qu'iln'ait cependant rien de ce qu'il possède et qu'il n'em-porte rien, et que tout revienne complètement en ladomination et le pouvoir du seigneur précédent.

    6. Par ailleurs, il nous a plu de leur concéder qu'ilstiennent sans aucune atteinte et possèdent ce qu'ilsauront transformé de l'état de désert ingrat en uneexploitation rentable ou ce qu'ils pourraient cultiverensuite à l'intérieur de leurs aprisions ; néanmoins,qu'ils accomplissent les services royaux à l'intérieurdu comté dans lequel ils se trouvent.

    7. Qu'en tout il leur soit permis de vendre entre eux,d'échanger ou de donner et de transmettre à leursdescendants toutes leurs possessions ou aprisions ; ets'ils venaient à ne pas avoir de fils ou de neveu, qued'autres de leurs proches héritent selon leur loi, demanière à ce que ceux qui héritent ne refusent pasd'acquitter les services mentionnés ci-dessus.

    8. De la même manière, nous ordonnons qu'au sujetde leurs aprisions ou des domaines pourvus delimites propres ou de ceux dont les limites sont adja-centes, aucun homme n'ose les inquiéter injustementet leur infliger un amoindrissement contraire à la loi,mais qu'il leur soit permis de tenir ces biens tran-quillement et en paix, de les posséder et, selon lacoutume ancienne, d'avoir partout des pâturages, decéder des forêts et, en fonction de leurs besoins, detoujours détourner les cours d'eau partout où ils lepourront d'après l'usage des anciens, sans quepersonne s'y oppose.

  • LES PRÉCEPTES POUR LES HISPANI 37

    5. Si en raison de la douceur et de la mansuétude deleur comte, par égard pour sa fonction et en marqued'obéissance, ils avaient offert en quelque manière àce même comte certains de leurs biens, que celan'entre pas en compte pour le tribut ou quelque censet que le comte ou ses successeurs ne l'exigent pas autitre de la coutume; qu'ils ne les forcent pas à leurfournir le gîte, à eux ou à leurs hommes, à donner deschevaux et à acquitter quelque cens, tribut ou serviceà l'exception de ce qui est défini plus haut. Mais qu'ilsoit permis, tant à ces Hispani qui se trouvent présen-tement dans les lieux susmentionnés qu'à ceux qui,fuyant le pouvoir des ennemis, viendraient encore àtrouver refuge dans notre foi et, s'installant dans deslieux déserts et incultes grâce à notre autorisation ouà celle de notre comte, y feraient construire et culti-veraient la terre, de demeurer en liberté sous notredéfense et protection conformément aux modalitésmentionnées plus haut et de se présenter à nousardemment et fidèlement avec leur comte ou sesmissi lorsque cela sera nécessaire, comme nousl'avons dit ci-dessus.6. Que ces mêmes Hispani sachent que licence leurest donnée par nous de se recommander en vasselageà nos comte selon l'usage ; et si l'un d'entre euxvenait à recevoir quelque bénéfice de celui à qui ils'est recommandé, qu'il sache qu'à ce titre, il doitmontrer à son seigneur la même soumission que celleque nos hommes ont coutume de montrer à leursseigneurs pour un bénéfice semblable.

    7. En conséquence, nous décrétâmes de leur donnercette lettre de notre autorité, par laquelle nous déci-dons et ordonnons que cette constitution de notrelibéralité et de notre mansuétude soit observée à leurégard par tous les fidèles de la sainte Eglise de Dieuqui sont les nôtres sans qu'on porte aucune atteinte àcette décision perpétuelle. Nous voulons qu'il y aittrois copies de cette constitution dans chaque cité oùil est notoire que les susdits Hispani habitent: quel'évêque de cette cité en ait une, que le comte en aitune autre et que les Hispani qui vivent en ce lieuaient la troisième. Nous avons prescrit qu'un exem-plaire en soit déposé aux archives de notre palais,afin qu'en en faisant la consultation, on puisse mettrefin au litige dans le cas où - chose courante - ils vien-draient à se plaindre ou si le comte ou quelque autrepersonne était en procès avec eux.Le fait est que cette constitution, pour que sa véra-cité soit mieux crue et qu'elle soit observée avec plusde zèle par les fidèles de la sainte Eglise de Dieu quisont les nôtres, nous l'avons souscrite de notre mainet nous avons donné ordre de la sceller par l'applica-tion de notre anneau.

    9. Si en raison de la douceur et de la mansuétude deleur comte, par égard pour sa fonction et en marqued'obéissance, ils avaient offert en quelque manière àce même comte certains de leurs biens, que celan'entre pas en compte pour le tribut ou quelque censet que le comte ou ses successeurs ne l'ajoutent pas àla coutume; qu'ils ne les forcent pas à leur fournir legîte, à eux ou à leurs hommes, à donner des chevauxet à acquitter quelque cens, tribut ou service à l'ex-ception de ce qui est défini plus haut. Mais qu'il soitpermis, tant à ces Hispani qui se trouvent présente-ment dans les lieux susmentionnés qu'à ceux qui,fuyant le pouvoir des ennemis, viendraient encore àtrouver refuge dans notre foi et, s'installant dans deslieux déserts et incultes grâce à notre autorisation ouà celle de notre comte, y feraient construire et culti-veraient la terre, de demeurer dans l'unité de la foi etla tranquillité de la paix sous notre défense et protec-tion conformément aux modalités mentionnées plushaut et de se présenter à nous ardemment et fidèle-ment avec leur comte ou ses missi lorsque cela seranécessaire, comme nous l'avons dit ci-dessus.10. Que ces mêmes Hispani sachent que licence leurest donnée par nous de se recommander dans lavassalité de notre comte comme les autres hommesfrancs ; et si l'un d'entre eux venait à recevoirquelque bénéfice de celui à qui il s'est recommandé,qu'il sache qu'à ce titre, il doit montrer à son seigneurla même soumission que celle que nos hommes ontcoutume de montrer à leurs seigneurs pour un béné-fice semblable.Or, pour que cette lettre de notre autorité royale àl'égard de ces Hispani soit perpétuellement observéesans violation par tous les fidèles de la sainte Eglisequi sont les nôtres, nous l'avons confirmée ci-dessousde notre main et nous avons décrété de la sceller parl'application de notre anneau.

  • 38 PHILIPPE DEPREUX

    Seing du seigneur Louis, sérénissime empereur.

    Durand, diacre, reconnut à la place d'Hélisachar.Donné le 1er janvier, le Christ étant favorable, en lapremière année de l'empire du seigneur Louis, trèspieux Auguste, indiction 8. Fait à Aix, au palais royal,au nom de Dieu, dans la félicité. Amen.

    Seing du très glorieux roi Charles.

    Deormannus, notaire, reconnut à la place de Louis.Donné le 11 juin, en la quatrième année du règne deCharles, glorieux roi. Fait au monastère de Saint-Sernin près de Toulouse, au nom de Dieu, dans lafélicité. Amen.

    Document n° 3 : Seconde constitution de Louis le Pieux concernant les Hispani (10 février 816).

    Edition: MGH Capitularia 1, n° 133,pp. 263-264.

    Au nom du Seigneur Dieu et de notre Sauveur, Jésus-Christ. Louis, Empereur Auguste par la disposition dela divine Providence.Qu'il soit connu de tous les fidèles de la sainte Eglise de Dieu qui sont les nôtres, présents et futurs, ainsi quede nos successeurs, qu'après que nous ordonnâmes d'écrire et de donner aux Hispani qui échappèrent aupouvoir des Sarrasins et s'en remirent à notre foi ou à celle de notre père un précepte de notre autorité défi-nissant comment, dans notre royaume, ils doivent se comporter avec leurs comtes et accomplir notre service,certains de ces mêmes Hispani portèrent à notre connaissance une plainte comprenant deux chapitres. L'und'eux est le suivant: lorsque ces mêmes Hispani vinrent dans notre royaume et reçurent par un précepte duseigneur notre père et de nous la possession d'un lieu désert qu'ils occupèrent pour l'habiter, ceux qui étaientles plus grands et les plus puissants parmi eux, venant au palais, recueillirent ces préceptes royaux; après lesavoir recueillis, grâce à l'autorité de ces préceptes, ils entreprirent d'écarter totalement de ces endroits ou d'as-treindre à leur service ceux qui, parmi eux, étaient les plus petits et les plus faibles, alors qu'on pouvaitconstater qu'ils cultivaient bien leur endroit. Voici l'autre chapitre: de la même manière, ceux qui venaientd'Espagne se recommandèrent aux comtes ou à nos vassaux, ou encore aux vassaux des comtes et reçurentdes lieux déserts pour les habiter et les cultiver; à la première occasion, ces derniers voulurent les chasser dulieu qu'ils avaient cultivé avec soin et le garder à leur profit ou le donner à d'autres comme récompense.Aucun de ces deux faits ne nous semble juste et raisonnable.A cause de cela, nous décidons et ordonnons par cet acte de notre injonction que ceux qui méritèrent de rece-voir un précepte de nous ou de notre seigneur et père aient ce qu'eux-mêmes gagnèrent sur le désert avecleurs hommes, par notre concession. Quant aux autres, qui vinrent en même temps qu'eux et occupèrent deslieux déserts, qu'ils possèdent sans être inquiétés toute terre inculte qu'ils exploitèrent, eux et leur descen-dance; seulement, que chacun doive accomplir notre service avec celui qui reçut ce précepte, en fonction dela possession qu'il tient. En ce qui concerne ceux qui vinrent plus tard et se recommandèrent aux comtes, ànos vassaux ou à leurs semblables et reçurent d'eux des terres pour les habiter, ils les reçurent aux termes d'unaccord et à telle condition qu'ils les possèdent à l'avenir et les transmettent à leur descendance. Nous déci-dâmes de faire observer ce décret de notre autorité non seulement par les anciens et les présents, mais aussiceux qui, dans le futur, viendront à notre foi depuis ces régions.De cette constitution, nous ordonnâmes de faire rédiger sept préceptes de même teneur : nous prescrivonsqu'on en ait un à Narbonne, le second à Carcassonne, le troisième en Roussillon, le quatrième à Ampurias, lecinquième à Barcelone, le sixième à Gérone, le septième à Béziers, et qu'on en ait un exemplaire aux archivesde notre palais. Que les Hispani susdits puissent recevoir et détenir des exemplaires copiés d'après ces septpréceptes et que, grâce à l'exemplaire que nous gardons au palais, l'on puisse plus facilement trancher si uneplainte était de nouveau portée à notre connaissance.Pour que cette constitution obtienne plus de vigueur et soit mieux observée en tout temps p~r les fidèles dela sainte Eglise de Dieu, nous l'avons souscrite de notre main et nous avons donné ordre de la sceller par l'ap-plication de notre anneau.Seing du seigneur Louis, sérénissime Empereur.Arnaud reconnut à la place d'Hélisachar.Donné le 10 février, le Christ étant favorable, en la troisième année de l'empire du seigneur Louis, très pieuxAuguste, indiction 9. Fait à Aix, au palais royal, au nom de Dieu, dans la félicité. Amen.