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P. Labbé / JAMO / 22-02-2012 / V3 / 1 Jeunes : avec moins d’opportunités ? Altérité, interculturalité… transculturalité. PHILIPPE LABBÉ 22 février 2012 « Je suis tellement conscient de la difficulté de transmettre ce que je veux transmettre que je suis constamment coincé entre les stratégies de communication (comment faut-il dire ce que j’ai à dire ?) et les impératifs de la cohérence de ce qu’il y a à communiquer. La contradiction entre les deux peut parfois donner à ce que je dis des allures bizarres qui me font souffrir sans doute autant que vous. » PIERRE BOURDIEU 1 Cette contribution se situe dans une thématique large et désormais très commune à défaut d’être précise, l’insertion… insertion à laquelle s’ajoutent souvent dans un ordre aléatoire deux qualificatifs, « professionnelle » et « sociale ». On ne reviendra pas en détail sur ce qu’est l’insertion conçue ainsi, c’est-à-dire selon le juste principe de l’approche de type « globale », qu’il serait cependant plus judicieux de nommer « systémique »… mais on sait que la meilleure solution n’est pas nécessairement la plus rationnelle et que, par contre, elle est souvent la plus partagée. On rappellera simplement quels y sont les personnages en jeu, ce qu’ils poursuivent et aussi quelles sont ses évolutions depuis 1981, date que les chercheurs s’accordent – pour une fois – à retenir comme « la date de naissance de l’insertion ». Parmi ces évolutions, une retiendra plus particulièrement notre attention : la généralisation de l’insertion d’une fraction de la jeunesse, non-diplômée, non ou peu qualifiée, à toute une génération. Cet élargissement permettra de risquer une synonymie ou, tout au moins, un rapprochement entre insertion et socialisation. Or, si l’une et l’autre se confondent presque, le concept psychopédagogique d’altérité, qui est à la base de la socialisation, pourra être sollicité pour mieux comprendre ce qu’est le travail d’insertion… travail s’adressant à plusieurs personnages cohabitant en chaque individu et qui pourra être compris comme un transfert de « capitaux » entre professionnels et jeunes… ceux dont on parle ici comme « avec moins d’opportunités »… « JAMO » : voici un – relatif - nouvel acronyme exprimant une originale euphémisation. Ce décryptage n’est pas un exercice académique – « La sociologie ne vaudrait pas une heure de peine si elle devait rester un savoir d’expert réservé aux seuls experts », disait Pierre BOURDIEU - mais il 1 BOURDIEU P., Sur l’Etat, (cours du 25 janvier 1990), Raisons d’agir, 2012.

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P. Labbé / JAMO / 22-02-2012 / V3 / 1

Jeunes : avec moins d’opportunités ? Altérité, interculturalité… transculturalité.PHILIPPE LABBÉ22 février 2012

« Je suis tellement conscient de la difficulté de transmettre ce que je veux transmettre que je suis constamment coincé entre les stratégies de communication (comment faut-il dire ce que j’ai à dire ?) et les impératifs de la cohérence de ce qu’il y a à communiquer. La contradiction entre les deux peut parfois donner à ce que je dis 

des allures bizarres qui me font souffrir sans doute autant que vous. »PIERRE BOURDIEU1

Cette contribution se situe dans une thématique large et désormais très commune à défaut d’être précise, l’insertion… insertion à laquelle s’ajoutent souvent dans un ordre aléatoire deux qualificatifs, « professionnelle » et « sociale ». On ne reviendra pas en détail sur ce qu’est l’insertion conçue ainsi, c’est-à-dire  selon  le   juste  principe  de  l’approche  de type  « globale »,  qu’il   serait  cependant  plus judicieux   de   nommer   « systémique »…   mais   on   sait   que   la   meilleure   solution   n’est   pas nécessairement la plus rationnelle et que, par contre, elle est souvent la plus partagée. On rappellera simplement  quels  y  sont   les  personnages  en  jeu,  ce  qu’ils  poursuivent  et  aussi  quelles  sont  ses évolutions depuis 1981, date que les chercheurs s’accordent – pour une fois – à retenir comme « la date de naissance de l’insertion ».Parmi   ces   évolutions,  une   retiendra  plus   particulièrement   notre  attention :   la   généralisation  de l’insertion d’une fraction de la jeunesse, non-diplômée, non ou peu qualifiée, à toute une génération. Cet élargissement permettra de risquer une synonymie ou, tout au moins, un rapprochement entre insertion et socialisation.Or, si l’une et l’autre se confondent presque, le concept psychopédagogique d’altérité, qui est à la base   de   la   socialisation,   pourra   être   sollicité   pour   mieux   comprendre   ce   qu’est   le   travail d’insertion… travail s’adressant à plusieurs personnages cohabitant en chaque individu et qui pourra être compris comme un transfert de « capitaux » entre professionnels et jeunes… ceux dont on parle ici comme « avec moins d’opportunités »… « JAMO » : voici un – relatif - nouvel acronyme exprimant une originale euphémisation.

Ce décryptage n’est pas un exercice académique – « La sociologie ne vaudrait pas une heure de peine si elle devait rester un savoir d’expert réservé aux seuls experts », disait Pierre BOURDIEU - mais il vise une   maîtrise   du   travail   d’insertion   par   leurs   principaux   acteurs,   ceux   que   l’on   nomme malencontreusement,   et   ce  n’est   probablement   pas   un  hasard,   des   « opérateurs » :   il   s’agit   de correctement penser – ce qui n’est pas du tout la même chose que « penser correctement » - pour ne pas être agents agis par le système mais être acteurs agissant sur le système.

Selon l’Union européenne, les « JAMO » désignent « les jeunes en situation de handicap et les jeunes issus d'un milieu social défavorisé ou d'une région moins dynamique que les autres. » Ceci est extrait du programme « Jeunesse en action » et de la stratégie dite « d’inclusion »2. « Jeunesse en action » est un programme européen destiné aux  jeunes âgés de 15 à 28 ans (dans certains cas de 13 à 30 ans), qui « vise à développer le sens de la citoyenneté active, de la solidarité et de la tolérance des jeunes Européens et à  leur faire jouer un rôle actif dans  la création de l'avenir de  l'Union. {…} Il favorise   la   mobilité   au   sein   de   l'Union   européenne   et   au-delà   de   ses   frontières,   promeut l'apprentissage non formel et le dialogue interculturel et encourage l'inclusion de tous les jeunes, sans tenir compte de leur milieu éducatif, social et culturel. » On a donc là tous ou presque tous les ingrédients   du  paradigme  de   l’insertion,  du  moins   dans   sa   version   institutionnelle,   et   l’on  doit 

1 BOURDIEU P., Sur l’Etat, (cours du 25 janvier 1990), Raisons d’agir, 2012.2 Décision n° 1719/2006/CE du 15 novembre 2006.

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constater  en première   lecture  que,  dans  son  Dictionnaire des idées reçues,  FLAUBERT  n’aurait  pu annoter face à ces ingrédients : « nul ne peut être contre ». Citoyenneté active, apprentissage non formel, dialogue interculturel, inclusion… que dire de mieux ?Sinon, quand même, que parler des jeunes « en situation de handicap » et « issus d’un milieu social défavorisé » mérite quelque pondération. 

Pondération   tout   d’abord   pour   le   « handicap »…   car   pourrait   pointer   son   nez   l’expression   de « handicap social » qui renvoie nécessairement à un effet de seuil. En effet, on est ou l’on n’est pas handicapé physique ou mental mais évoquer ou, tout au moins laisser la porte ouverte à un handicap qui ne serait ni l’un, ni l’autre, donc déductivement aussi générique qu’imprécis avec le qualificatif « social », revient à s’inscrire dans un raisonnement déterministe. Il suffirait, selon cette logique, de cumuler des indicateurs « sociaux » et, passé un certain seuil, la personne pourrait basculer dans la désignation et la labellisation institutionnelles : déviant. Le raisonnement par cumul, qui recouvre une progression jusqu’à un effet de seuil, additionne les difficultés. Or, d’une part, dans ce qui n’est pas un axiome mais une axiologie,  le parti-pris de l’insertion,  plus en amont celui de l’éducation populaire, est que les ressources sont dans la personne et, d’autre part, que le social appartient au monde  de   la   complexité,   non  de   la   complication :   dans   ce   dernier,   A   sur   B   donne  C ;   dans   la complexité, A sur B donne C’… et ce prime est le signe de la liberté de la personne. Les difficultés sociales se combinent et ne se cumulent pas : on peut être jeune, expulsé du système de formation initiale sans diplôme, vivant en zone urbaine sensible, avec des parents au chômage, prédestiné à devenir délinquant et/ou chômeur… et, pour autant, ne devenir ni l’un, ni l’autre.

Pondération, ensuite, sur l’expression « issus d’un milieu social défavorisé » qui, inévitablement, fait penser à ERIC HAZAN et son ouvrage décapant LQR. La propagande du quotidien3 où est dénoncé « ce fatras bien-pensant de la démocratie libérale actuelle : retour à la bonne vieille morale, aux valeurs transcendantes   et   au   sens   du   sacré,   épandage   éthique  masquant   les   réalités   financières,   faux problèmes  éthiquement  montés  en  épingle  pour  éviter   les  questions   gênantes. »  Car  parler  de « milieu   social  défavorisé »   correspond  à   jeter   une   couette   rhétorique,   douce  et  tiède,   sur   des rapports   sociaux   d’un  champ  d’intérêts   objectivement   divergents   que   certains,   aussi   rares   que considérés comme obsolescents, persisteraient à qualifier en « lutte des classes ».4 Cela rappelle les critiques des jeunes marxistes de la sociologie urbaine  à l’encontre d’Henri LEFEBVRE, faisant de celui-ci « le tenant d’une post-histoire romantique d’une société qui serait délivrée des conflits sociaux. »5 Etre défavorisé réclame une âme charitable alors qu’être exploité appelle le combat ou, formulés comme STÉPHANE HESSEL, l’indignation – Indignez-vous !6  - et l’engagement – Engagez-vous !7  -. Ainsi ce « milieu social défavorisé » rappelle étrangement le discours du travail social… avant 1968, cette époque des « socio-clercs »8 qu’une génération de travailleurs sociaux a combattus pour concevoir une autre forme de solidarité fondée sur les ressources des personnes et non sur leur redressement, sur le contrat et non la coercition.

3 Raisons d’agir, 2006.4  « Vous  me  dites :   je  ne   suis  ni   bourgeois,   ni   prolétaire,   je   suis   un  démocrate.  Evitons   les  mots  qui   se complaisent dans ce vague qui fait leur compte. Voilà pourquoi ils proscrivent les mots de bourgeois et de prolétaires. » Lettre de Blanqui à Maillard (1852), citée par JACQUES DONZELOT, L’invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, Seuil, 1994.5  Cité par  ERIC  LE  BRETON  dans   le  chapitre  2  « Le  programme de  la  sociologie  urbaine  critique »,   transmis aimablement, d’un ouvrage à paraître en mars 2012 aux Presses Universitaires de Rennes.6 HESSEL S., Indignez-vous ! Indigène éditions, 2011.7 HESSEL S., Engagez-vous ! Entretien avec Gilles Vanderpooten, L’aube, 2011.8 ANNE-MARIE BEYSSAGUET, MICHEL CHAUVIÈRES, ANNICK OHAYON, Les socio-clercs. Bienfaisance ou travail social, François Maspero, 1976.

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Que ce soit par l’apprentissage non formel, par le dialogue interculturel ou par la citoyenneté active, l’objectif est d’insérer des jeunes, ce qui nous conduit à préciser ce qu’insérer veut dire, c’est-à-dire à proposer   de   construire   une   notion   souvent   considérée   comme   « valise »   en   concept   robuste, transmissible et opérationnel. Cependant, auparavant, posons-nous la question de la généralisation de l’insertion ou, plus exactement, de la « question jeunesse » qui, au XXIè siècle, fait étrangement écho à la « question sociale » du XIXè siècle… qui fut celle de la paupérisation et de la dangerosité de la classe ouvrière (« classes laborieuses, classes dangereuses ») qu’une frange du patronat combattit avec   l’hygiénisme   et   les   dames  patronnesses   des   bonnes  oeuvres9.   Aujourd’hui,   cette  question sociale de la jeunesse associe moins à cette dernière l’espoir que la difficulté. Ce serait moins de solidarité dont elle aurait besoin que de charité10.

Cet individu est un boulet pour la société.L’Académie des sciences morales et politiques – où siègent à la « section II : Morale et Sociologie » MICHEL CROZIER et XAVIER DARCOS et qui, déductivement, n’est certes pas une krypto-officine du NPA - publiait en 2007 un ouvrage intitulé  La France prépare mal l’avenir de sa jeunesse11. Début 2010, l’Observatoire de la jeunesse solidaire présentait un sondage sous le titre « Cet individu est un boulet sur la société. Un Français sur deux déclare avoir une image négative des jeunes… »12  Le 4 janvier 2011 et sur une page entière, Le Monde titrait « Les jeunes sont mal partis ». Le 15 septembre 2011, l’OCDE s’alarmait dans un rapport de la hausse du chômage de longue durée et des jeunes, et invitait à investir en faveur des jeunes »13. Dans la revue Partage de novembre – décembre 2011, on pouvait lire un article avec ce titre : « Les origines du désarroi de la jeunesse »14 alors que Liaisons sociales de ce même mois de novembre titrait en couverture « Précaires à vie ? »…15  Depuis des années, il n’est pas une semaine sans qu’un rapport, un livre, un sondage ou un article constate ou alerte sur les conditions déplorables réservées à la jeunesse quant à son accession à l’adultéité16.  A tel point que, lorsqu’on  a   fait  de   l’insertion  des   jeunes   son   thème de  prédilection,  on  en  arrive  à  une   réelle saturation : tout a déjà été tellement dit et redit tant de fois que l’on redoute, sans doute à raison, de ne produire que de la répétition. On se console avec l’adage selon lequel « la répétition est la mère du savoir ». Elle est également, côté précepteur, mère de l’usure et du dépit.

9  Dont,  par  exemple,  mère  MERCEDES  LE  FER  DE  LA  MOTTE  qui  dirigea  à  partir  de  1898 L’œuvre  sociale  de Popincourt, à Montmartre, considérée comme le premier centre social (ROBERT DURAND,  Histoire des centres sociaux, La Découverte, 2006).10  « Tandis  que  la  charité  ne dépend que du bon vouloir  des   individus,   la   solidarité,  elle,  peut   fonder  sa nécessité sur l’interdépendance objective de tous les membres de la société. » DONZELOT J., op. cit.11 Préface de RAYMOND BARRE, éditions du Seuil, 2007.12  Sondage AFEC  « Les  Français  et   les   jeunes »,   réalisé  du  6  au  14   février  2010 par  Audirep  auprès  d’un échantillon  national   de   1000   individus   représentatifs   de   la  population   française   âgés   de  15   ans   et   plus, http://www.jeunessesolidaire.org 13 OCDE, Perspectives de l’emploi 2011, http://www.oecd.org/emploi/perspectives14 MONIQUE DAGNAUD, Partage n° 219, novembre-décembre 2011.15  « Des   contrats  précarisants  qui   font   s’éloigner   l’espoir  d’autonomie  des  plus   jeunes  et   nourrissent   les frustrations sociales de tous. »  ANNE-CÉCILE GEOFFROY, « Précaires à vie ? »,  Liaisons sociales n° 126, novembre 2011.16 On pourrait allonger quasi-indéfiniment la liste des publications. Ainsi en septembre 2011, Trésor-Eco, lettre mensuelle n° 92 du ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie, était consacré au chômage des jeunes (« Enfin, l’accès à l’emploi se fait souvent au prix d’un « déclassement » (acceptation d’emplois moins qualifiés que ce qu’autoriserait la formation des entrants sur le marché du travail). Celui-ci conduit à court terme à l’éviction des moins diplômés et à une utilisation peu efficace du facteur travail. A plus long terme, le déclassement  est  un facteur d’accroissement  de  l’instabilité  de  l’emploi. ») ;  en novembre  2011,   la  DARES publiait dans sa collection « Document d’études » un numéro « Emploi des jeunes » (« L’insertion dans la vie active   est  marquée  par   une   forte   instabilité…   La   situation  des   jeunes   est   très   sensible   à   la   conjoncture économique… Plus de la moitié des jeunes connaissent des épisodes de chômage au cours des trois premières années de vie active, un tiers y reste au moins six mois… »).

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La Grande Régression.On pourrait relativiser ceci sur le thème « Halte aux Cassandres et déclinologues ! Regardons le verre à moitié plein… » ou sur celui de la conjoncture : « Certes, la situation des jeunes n’est pas rose mais c’est tout un ensemble qui aujourd’hui est sombre. »17… et l’on n’aurait pas tort pour cette dernière, sinon explication, du moins pondération car, oui, c’est bien l’ensemble d’un système qui est ébranlé et, comme on le dit désormais, malgré l’antienne des dettes étonnamment dites « souveraines » et avec la pathologie cyclothymique du CAC 40, la crise est systémique… d’ailleurs probablement plus profondément morale que strictement économique.  Problème de boussole axiologique qui  ne se règlera pas en déplaçant les chiffres sur le cadran d’une « règle d’or ». Toutefois la crise n’a pas plus commencé en 2008 que le triste sort de notre progéniture ne daterait que de trois années. Le début de ce que  JACQUES GÉNÉREUX  appelle « la Grande Régression »18  commence avec les années quatre-vingt… et c’est au même moment, 1981 exactement, que  BERTRAND SCHWARTZ  introduit son fameux rapport par cette phrase : « Ce qui les {les jeunes} les unit, c’est leur désespérance devant l’absence de perspectives. »19 

Des jeunes, des jeunesses… et aussi une jeunesse.S’il est aujourd’hui quelque chose de « durable » - a-t-on noté l’usage d’autant moins économe de ce qualificatif que son effectivité se réduisait en mythe de chagrin ? - c’est moins l’emploi, qui semble participer   d’une   queue   de   comète   des   représentations   du   compromis   fordiste   et   des   trente glorieuses,   que   la   dureté,   elle   durable,   de   la   socialisation   de   la   jeunesse… orthographiée volontairement au singulier,  contrairement à  l’expression sociologique usée  jusqu’à la corde, « la jeunesse n’est qu’un mot »20. Car, s’il est au sujet de l’insertion une différence entre 1981 et 2012, c’est qu’il y a trente ans l’insertion concernait les 220 000 jeunes sortant chaque année du système de   formation   initiale   sans   diplôme   ni   qualification   alors   qu’aujourd’hui   l’insertion   est   la préoccupation de tous les jeunes : on peut donc agréger ces jeunes en « jeunesse »… exception faite des  rares  étudiants  en droit  qui,  sans même  la   licence,  peuvent  prétendre  à  la  présidence  d’un prestigieux établissement public d’aménagement.21 

Les pères sévères.

17 Ou à la façon de JEAN-MARC DAUBRESSE qui déclare : « Non, la jeunesse de France n’est pas une « génération sacrifiée ». Tous les adultes qui se complaisent dans ce discours caricatural ont démontré pendant des années une incapacité collective à se réformer, à abattre les cloisons, à revaloriser le mérite, le travail et l’effort ! Non, ce discours stigmatisant ne reflète pas la réalité plurielle de la jeunesse. Les aspirations et les contraintes des jeunes   sont   multiples. »   (Plan Agir pour la jeunesse, un an après,   28   septembre   2010, www.jeunes.gouv.fr/IMG/pdf/Bilan   AgirJeunesse   _livret_BD.pdf   ). A ce titre, la quasi-totalité des chercheurs et des pédagogues ont démontré une incapacité collective, BERTRAND SCHWARTZ en tête…18 JACQUES GÉNÉREUX, La Grande Régression. A la recherche du progrès humain, Paris, Éditions du Seuil, 2010.19  BERTRAND  SCHWARTZ,  L’insertion professionnelle et sociale des jeunes,  La documentation Française,   (1981) rééd.  SCHWARTZ  B.,  LABBÉ  P.,   ANDML,  Rapport sur l’insertion professionnelle et sociale des jeunes. 1981 : naissance de l’insertion, Rennes, éditions Apogée, 2007.20  « Il   faudrait   au  moins   analyser   les  différences  entre  les  jeunesses,   ou,   pour   aller   vite,   entre   les  deux jeunesses… » PIERRE BOURDIEU, « La jeunesse n’est qu’un mot », entretien avec ANNE-MARIE MÉTAILIÉ, paru dans Les jeunes et le premier emploi, Paris, Association des Ages, 1978. Repris in Questions de sociologie, Éditions de Minuit, 1984. Ed. 1992.21  Notons   qu’au   rythme   d’une   évolution   tendancielle   continue,   sur   cette   base   de   220   000   en   1981   et aujourd’hui avec 130 000 jeunes sortant du système éducatif sans diplôme, aux alentours des années 2040 nous devrions atteindre le point zéro.

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Cette   socialisation   que   chacun   s’accorde   à   reconnaître   comme  « difficile »22,   « plus   compliquée qu’avant », n’incline pourtant pas nos compatriotes à l’indulgence23. On a pu lire il y a peu de temps un sondage IPSOS selon lequel le jugement des Français sur la jeunesse était sévère24. Il apparaît ainsi aux yeux de leurs géniteurs, en l’occurrence (pour le coup lacanienne) de leurs « pères sévères », que les jeunes seraient « égoïstes », « paresseux », « intolérants » et qu’ils ne s’engageaient pas. Certes, un  sondage ne  sonde que  les  opinions  qui,  par  nature,  sont  changeantes  et,  pour  atteindre  les « paliers   en  profondeur »25,   il   en   faut   bien  plus   qu’une  exprimée  en  « oui   –  non  –   sans   op. ». Cependant observons que, s’il y a déficit d’idéaux (égoïsme plutôt que partage, paresse plutôt que courage, intolérance plutôt que tolérance), cela n’est pas arrivé en « vérité-foudre » telle les langues de feu sur les apôtres le jour de la Pentecôte mais qu’il y a des causes… dont principalement deux étroitement emboîtées : un hiatus dans la transmission et un hiatus dans le modèle d’identification adulte  proposé.  Le hiatus dans la transmission devrait  a minima  interroger   les émetteurs  et  pas exclusivement les récepteurs.  En d’autres termes,  si   l’on se plaint d’un déficit  d’idéaux parmi  les jeunes (en principe récepteurs), on devrait en toute logique s’interroger sur les messages que les adultes (émetteurs) leur ont adressés : entre des adultes pressés dans tous les sens du terme, c’est-à-dire  d’une  part  « comprestressés »  par   leur   travail,  d’autre  part   toujours  à  sacrifier   l’essentiel  à l’urgence (en oubliant l’urgence de l’essentiel), et des adultes frappés d’un « jeunisme » qui en fait à peu près tout  sauf des modèles d’identification puisque ce sont ces adultes qui s’identifient  aux jeunes, force est de constater que l’image adulte (parent ou substitut parental)  est sérieusement ébranlée… en tout cas très médiocrement attractive. Comme l’écrivent   DOMINIQUE  RAIMBOURG  et  PHILIPPE QUÉRÉ, « Les formes classiques de transmission ont été mises à mal en quelques dizaines d’années. Il nous faut inventer de nouveaux vecteurs de transmission, par exemple en aidant à la parentalité, mais aussi refaire de toute notre société une société éducative et ne pas  laisser  l’institution scolaire seule face à ce défi. »26  L’exemple ici  cité d’aide   à   la   parentalité   révèle   en   tout   cas   l’importance   des  mutations  puisque   l’exercice   de   la parentalité  ne   va  plus  de   soi  alors  qu’elle   fût  naturelle  des   générations  durant  avec  pour   tout support, éventuellement, Le contrat social de ROUSSEAU ou, plus communément,  J’élève mon enfant de LAURENCE PERNOUD… Ajoutons à ces deux hiatus un « air du temps »… très pollué : grosso modo les Français dans leur jugement sévère ne font que suivre l’évolution d’un Etat qui, de social, s’oriente vers le pénal illustrée, entre autres, par la contestation de l’ordonnance de 1945 du droit pénal des mineurs.

Bizutage.La volonté « vraie » de la société recouvre-t-elle la réparation d’une injustice faite à la jeunesse par la priorité   donnée   aux   30-50   ans,   les  insiders,   ou   le  maintien   d’un  statu quo,   la   jeunesse   étant considérée  comme une sorte  de  purgatoire,  de  phase  de   transition,   cependant  de  plus  en plus longue, où le jeune doit faire ses preuves et, à ce titre, subir les épreuves d’un « véritable bizutage social »27 ? 22 « Une jeunesse difficile » : tel est le titre d’un document regroupant plusieurs études coordonnées par DANIEL COHEN (CEPREMAP, éditions ENS rue d’Ulm, 2007).23 Pas plus d’ailleurs que nos voisins transalpins. Sous la plume de DANIELLE ROUARD, on apprend dans Le Monde 2  du   18   février   2012   qu’   « une   véritable   révolte   vient   d’éclater   sur   Twitter   et   d’autres   sites   contre   les déclarations   du   gouvernement   Mario   Monti   traitant   d’« illusion »   l’obtention   d’un   emploi   à   durée indéterminée,  d’ailleurs  considéré comme… « monotone » par  le  président du Conseil   italien.  La colère de milliers de jeunes internautes  {surnommés là-bas les « bamboccioni », c’est-à-dire de grands bébés attardés} prend des allures de conflit de générations autour du travail. »24 Sondage IPSOS pour Le Monde, in « Le jugement sévère des Français sur la jeunesse », 24 novembre 2011.25  « états mentaux » et « actes psychiques » :  GEORGES  GURVITCH,  La vocation actuelle de la sociologie,  PUF, 1950.26  RAIMBOURG  R.,  QUÉRÉ  P.,  L’adolescence : un enjeu politique, éditions Fondation Jean-Jaurès, « Les essais », juillet 2011, p. 12.27 Selon l’expression de JULIEN BAYOU in AFEV, « Les Français et les jeunes », op. cit.

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Alchimie.La  question  de   la  finalité  est   celle  de   l’aboutissement  de   l’insertion  professionnelle  et   sociale : l’intégration.  Nous ne reviendrons pas trop ici  sur  la construction de ce concept que nous avons proposée à de nombreuses reprises. Disons, pour aller vite, que l’intégration repose sur deux piliers, l’indépendance économique et  l’autonomie sociale,  et que quatre personnages poursuivant  leurs propres objectifs, dont les modalités évoluent au fil du temps, se combinent  en chaque individu en une toujours singulière alchimie : dans la sphère de l’individuation, le Sujet vise l’accomplissement ; dans celle de  la sociabilité,   l’Acteur cherche à se lier ;  dans celle du sociétal,   le Citoyen aspire à l’émancipation ;   enfin,   dans   celle   de   l’économie,   le   Producteur   veut   subvenir   à   ses   besoins, consommer.28

Autant le Sujet, l’Acteur et le Citoyen évoluent dans des champs aux périmètres contingentés – le micro pour l’individuation, le méso pour la sociabilité, le macro pour le sociétal  - autant l’économie où évolue le Producteur concerne-t-elle toutes ces dimensions parce qu’il  s’agit du travail  et que celui-ci n’est pas limité à la production puisque travailler renvoie à trois finalités : « instrumentale », comme  indiqué pour subvenir  à  ses besoins et  consommer ;    « sociale »,  pour appartenir  à  une communauté humaine, la reconnaître et en être reconnu ; « symbolique », pour s’épanouir. 

La « tune » : un petit intégrateur.Or  que   se  passe-t-il   en   ce  qui   concerne   les   jeunes  dont,  plus   particulièrement,   les   jeunes  non diplômés et non ou peu qualifiés ? Huit embauches sur dix correspondent à des contrats précaires : CDD, intérim, temps partiels, contrats aidés… Dans ces conditions tout-à-fait objectives, comment penser  que,   sauf  exceptions,   ces   jeunes   vont   s’investir  autrement  que  d’un  strict  point  de   vue instrumental,  c’est-à-dire pour gagner leur vie… ou, plus exactement, pour survivre29 ? Qui, parmi nous,   parierait   sur   des   relations   humaines,   sur   une   intégration   sociale   dans   une   communauté professionnelle,   alors   qu’il   n’est   là   que   pour   quelques   semaines…   sans  même   évoquer   que   la solidarité, le lien et l’interconnaissance qui caractérisent une communauté humaine sont désormais bien ténus compte-tenu de l’individualisation de la « gestion » des ressources humaines ? Qui, parmi nous, relierait travail  – au sens de l’activité rémunérée - et épanouissement alors que le premier n’est effectif que pour du court terme et que le second appelle le long terme ? Inévitablement, le travail qu’YVES BAREL appelait « le Grand Intégrateur »30 rétrécit dans la grande lessiveuse néolibérale en   petit   intégrateur   ou,   tout   au   moins,   en   intégrateur   parmi   d’autres   intégrateurs… et   c’est finalement heureux ! En effet, si le travail occupait dans la construction identitaire la même place que pour les générations précédentes, les jeunes auraient toutes les raisons d’être malheureux. Dans une grande enquête récente de la JOCF auprès de plus de 6 000 jeunes, on pouvait lire que, pour 76% de ceux-ci, réussir sa vie était considéré dans la société française comme « avoir de l’argent » et, pour 74%,  « faire une belle carrière professionnelle » mais, lorsqu’il s’agissait de leurs aspirations, seuls 56% approuvaient cet objectif de carrière, résultat nettement derrière « avoir de vrais amis » (79%), « avoir du temps libre pour pouvoir profiter de la vie »  (68%),  « fonder une famille »  (65%) et « être amoureux » (60%). 31

28 Si l’on souhaite corréler ces quatre sphères et personnages aux secteurs du social, on aurait pour le Sujet le travail social, pour l’Acteur le socioculturel, pour le Citoyen l’éducation populaire et pour l’économie l’insertion. LABBÉ P., « Qu’est-ce que le social ? », Veille, Projet, Evaluation. Modélisation de la démarche systémique dans les centres sociaux et socioculturels, Branche professionnelle des acteurs du lien social et familial, 2009.29 « Même si le travail n’est pas motivant, au moins sert-il à se procurer des biens. », GEORGES DECOURT, « Les valeurs du travail et du loisir », 4 octobre 1997.30 Pour YVES BAREL, « Nous sommes entrés dans une période marquée à la fois par la défaillance du travail en tant que Grand Intégrateur et par l’inexistence d’un intégrateur de remplacement. Faute de solution historique de remplacement, le travail continue à faire fonction de Grand Intégrateur  qu’il n’est plus. Nous entrons dans l’époque d’un énorme « comme si ». » BAREL Y., Le Grand Intégrateur, Connexions, n° 56, 1990.31 CIJOC, La liberté de choix des jeunes, enquête CSA auprès d’un échantillon national de 6028 jeunes âgés de 15 à 30 ans, mars 2011.

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Rien de pire…Secondariser le travail correspond donc à faire de nécessité vertu ou, formulé différemment, on a tout  intérêt à ne pas trop investir dans un amour impossible. Bien sûr, cette secondarisation est parfois contredite par un adage s’appliquant particulièrement au rapport au travail : « Suis-moi, je te fuis ; fuis-moi, je te suis »… ou : plus on est privé de travail, plus celui-ci est important et, plus on dispose de travail, moins on y goûte. Les demandeurs d’emploi aspirent au travail et les travailleurs aspirent au repos… avec toutefois une limite : la première cause du chômage de longue durée est le chômage, ceci signifiant que plus on reste au chômage, plus il est difficile d’en sortir. Comme l’écrit l’OCDE :   « D’une  manière  générale,   les   jeunes  qui  ne   sont  ni  dans   l’emploi,   ni   scolarisés,  ni   en formation (NEET ou neither in employment, nor in education or training) constituent une catégorie fortement   exposée   au   risque   de   marginalisation   et   d’exclusion,   risque   qui   augmente proportionnellement au temps passé en dehors du monde du travail. {…} Compte tenu de la faiblesse de la reprise de l’emploi, une proportion importante et croissante des jeunes, même parmi ceux qui auraient trouvé un emploi dans des circonstances plus propices, risquent de connaître de longues périodes de chômage ou d’inactivité, avec d’éventuelles conséquences négatives à long terme pour leur  carrière,  c’est-à-dire  un phénomène de stigmatisation.   Ils  pourraient  par  exemple  avoir  des difficultés à trouver un emploi pendant un certain temps et être durablement sous-payés par rapport à leurs homologues. »32 On pense pour ces jeunes à HANNAH ARENDT qui écrivait : « Ce que nous avons devant   nous,   c’est   la  perspective  d’une   société   de   travailleurs   sans   travail,   c’est-à-dire   la   seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. »33

Des jeunes courageux.Outre  la  centralité  du travail  dans   les   représentations  des  générations  précédentes,  au  sujet  de laquelle on peut  imaginer que persistent  des effets de reproduction et  d’imprégnation,  un autre facteur vient pondérer cette secondarisation du travail : la conscience objective que, dans la société telle qu’elle est, il n’y a guère d’autre alternative que de travailler. Ainsi peut-on comprendre Cécile Van de Velde lorsqu’elle écrit : « Ce que j’observe, c’est un appétit sans bornes pour l’emploi de la part de la fameuse génération Y à laquelle on semble attribuer tous les maux. C’est même un tel enjeu de survie que beaucoup de diplômés acceptent aujourd’hui des petits boulots harassants. Sans compter qu’ils acceptent de cumuler des stages dans le but de mettre le pied à l’étrier, pour finir avec un emploi dont le salaire est rarement à la hauteur de leurs qualifications. »34 Comment en effet ne pas saluer cette quasi-résilience alors que,  dans la même enquête de la JOCF,  seuls  11% des apprentis, 12% des stagiaires et 6% des jeunes demandeurs d’emploi adhèrent à l’affirmation « Les jeunes ont des emplois stables et correctement payés » ?35 Ils ont en effet du courage, d’autant plus qu’avec   cette   succession  de   contrats   courts,  entrecoupés  d’inactivité,   les   jeunes  flirtent   avec   le danger d’un chômage de rotation car si « un jeune gagne, pour faciliter son insertion dans l’emploi, à accepter un premier contrat court plutôt que de rester au chômage {…} la réitération de plusieurs contrats courts créé un risque d’enfermement dans l’emploi temporaire. »36

Panem et circenses.Pour conclure sur cette secondarisation du travail, de sa « valeur », notons un problème qui n’est pas des moindres, la déconnexion – « démonétarisation » - entre le travail et le revenu. Quels sont en effet des messages répétés par  les médias, au sujet desquels on rappellera que le temps moyen 

32 JOHN P. MARTIN, « Un chantier inachevé : investir en faveur des jeunes », OCDE, (éditorial) op. cit.33 HANNAH ARENDT, Condition de l’homme moderne, Calman Levy, 1961.34  CÉCILE  VAN  DE  VELDE,  « Le plus préoccupant reste  le chômage des jeunes non diplômés »,  La Tribune,  16 septembre 2011.35 CIJOC, La dignité des jeunes, enquête CSA auprès d’un échantillon national de 6028 jeunes âgés de 15 à 30 ans, mars 2011.36 MONIQUE DAGNAUD, op. cit., p. 44.

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passé devant la télévision ne fait que croître jusqu’à atteindre 3h32 par personne et par jour37… soit une conduite addictive, ce qui, soit dit en passant, relativise l’impact d’un accompagnement à raison d’une rencontre mensuelle d’une demi-heure ? Que l’argent ne se gagne pas en travaillant mais en jouant au PMU ou en grattant frénétiquement des billets aux noms infantilisants : Grolo, Tac-au-Tac, Morpion… A ceci s’ajoute, même si tous ne le savent pas précisément, le basculement de l’origine de la   richesse   désormais   plus   fondée   sur   la   rente   et   la   spéculation   que   sur   la   production.  Le   24 décembre 2009, MICHEL ROCARD écrivait dans une tribune : « En 1970, quand circule un dollar dans le monde pour les besoins de l’économie réelle, circule aussi un dollar pour les besoins de l’économie financière.  Trente ans plus  tard,  c’est 1  pour 120 !  Une folie  intégrale,  des marchés virtuels  sur lesquels on se met à faire fortune en toute déconnexion de l’économie réelle, quitte à la brutaliser. Les  émeutes  de   la   faim en Afrique en 2008 résultent  de   l’irruption des  produits  dérivés  sur   les marchés du blé ou du lait. Dans le même temps, ces produits permettent au système bancaire de ne plus se soucier de la solvabilité des emprunteurs, ce qui gonfle encore les liquidités virtuelles et la bulle  spéculative.  On prête absolument à tout-va au cri  de  :   tout  le  monde propriétaire,   tout   le monde capitaliste, tout le monde boursicoteur et il n’y aura plus de lutte des classes. »38 On voit que « la valeur travail » est, sinon disparue39, du moins sérieusement ébranlée. Elle l’est de façon aiguisée pour   les   jeunes,  en  particulier  avec une politique de  l’emploi  dont   la  martingale,  pourtant  usée jusqu’à la corde40, vise, sous couvert de compétitivité, à infléchir le coût du travail. Outre que cette pression  à   la  baisse   sur   les   revenus,  d’un  point  de  vue  macro-économique,  diminue   le  pouvoir d’achat donc freine la relance par la consommation, entraine vers une logique de dumping dont on ne voit pas jusqu’où et pourquoi elle s’arrêterait – un SMIC à moins de 500 € mensuels comme en Grèce ?   -   et   accentue   la   paupérisation  de   la   jeunesse,   elle  est   un   signal   fort   et   répété   traduit simplement : un jeune vaut moins. Le « petit d’homme » devient un « petit homme ».

De l’altérité…

« Quand le sujet peut ouvrir son Nous sur autrui, sur ses semblables, sur la vie, le monde, il devient riche d’humanité. »  EDGAR MORIN41

L’insertion, on le voit, est donc devenue une séquence quasi-généralisée pour une génération et elle a perdu pour partie ce qui la justifiait tant qu’elle était un processus : l’accès à une situation stable dont   le   pivot   est   l’emploi   pérenne.   Entre   l’insertion   sans   fin   et   l’intégration   aléatoire…  Mais, interroge  ROBERT  CASTEL, « Qu’est-ce qu’un inséré permanent ? Dans quel  no man’s land  flotte-t-il, balloté entre intégration et néant ? »42 La synonymie avec une socialisation jamais totalement achevée est donc,  sinon totale, du moins envisageable.  Or,   sans   entrer   dans   de   grands   débats   psychopédagogiques,   nous  pouvons  nous accorder sur le fait que se socialiser c’est se séparer en reconnaissant l’Autre comme Sujet singulier, différent de nous et de plein droit… définition-même de l’altérité. Pour l’encyclopédie collaborative Wikipedia,  « L’altérité  est  un   témoignage  de  compréhension  de   la  particularité  de  chacun,  hors normalisation, individuellement ou en groupe. L'altérité implique une relation laïque, accueillante, qui s'associe au métissage des cultures, éloignée de la notion de tolérance. L'altérité est étroitement 

37 LE POINT.fr, « Les Français de plus en plus accrocs à la télévision », 25 février 2011.38 « Comment je vois l’avenir », Le Nouvel Observateur.39 DOMINIQUE MÉDA, Le travail, une valeur en voie de disparition ? éditions Aubier, 1995.40 Rappelons que, dans sa lettre de commande à Bertrand SCHWARTZ, le Premier ministre Pierre MAUROY écrivait en   1981,   évoquant   les   « Plans   Barre »,   c’est-à-dire   les   exonérations   de   charges   pour   les   entreprises embauchant des jeunes : « … les aides au premier emploi ne procèdent pas d’une conception d’ensemble, mais de la juxtaposition de dispositions parfois contradictoires et souvent conjoncturelles. » SCHWARTZ B., op. cit.41 La méthode. 5. L’humanité de l’humanité, Seuil, 2001.42 ROBERT CASTEL, « Du travail social à la gestion sociale du non-travail »,  Esprit,  A quoi sert le travail social ?, mars-avril 1998.

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liée  à   la  conscience de  la   relation aux autres  en tant  qu'ils   sont  différents  et  ont  besoin  d'être reconnus dans leur droit d'être eux-mêmes et différents. »43

Lorsque le Sujet est un nourrisson, il ne se distingue pas de sa mère qui, selon MÉLANIE KLEIN, forme avec lui un « objet total ». Grandir, la vie somme toute, revient à se séparer de sa mère puis des autres   tout   en   leur   reconnaissant   une   existence   autonome,   des   intérêts   distincts :   sa   propre autonomie   passe   par   la   connaissance   de   l’autonomie   des   autres   qui   permet   leur reconnaissance… sauf à être ethnocentrique. A l’absorption se substitue la coopération car coopérer c’est refuser la fusion, une sorte de régression d’ailleurs impossible sauf imaginer réintégrer l’utérus maternel, sauf psychose. 

Un exemple de non-altérité, donc de non-adultéité, est assez banal : vous marchez sur un trottoir et l’entendez arriver ? Qui ? Quoi ? Un conducteur qui, au volant de son véhicule « tuné » et toutes fenêtres ouvertes, semble tenir à tout prix à vous faire partager ses goûts musicaux. Le problème est qu’il ne vous a pas demandé votre avis, ni évidemment celui des autres passants… Le problème est en fait qu’il considère que vos goûts ne peuvent pas être différents des siens. Il est dans le « moi tout » et, dès lors qu’il nous rencontre, il est dans l’intrusion, dans l’effraction. « La réalité subjective Je-Tu   s'enracine   dans   le   dialogue,   tandis   que   le   rapport   instrumental   Je-cela   s'ancre   dans   le monologue, qui transforme le monde et l'être humain en objet. Dans l'ordre du monologue, l'autre est réifié - il  est perçu et utilisé - alors que dans l'ordre du dialogue, il  est rencontré, reconnu et nommé comme être singulier. »44  La « logique » -   le  mot est  risqué -  de   la  non-altérité  est  pré-copernicienne : le monde tourne autour de soi… ce qui donne, à l’échelle de l’humanité, un système aberrant comme le chantait dans les années soixante-dix MÔRICE BÉNIN : « Cinq milliard d’hommes sur la Terre, cinq milliards de contestataires, qui contestent le Dieu d’à côté, qui disent : c’est moi le vrai… » 

Tout cela n’est pas que poésie ! Songeons à ce slogan décliné sans économie : « Au centre ». Dans une mission locale, c’est « le  jeunocentre » ;  dans un hôpital,  c’est le patientocentre » ;  à  l’école, c’est   « l’élèvocentre »…   Comme   si   la   solution   consistait   à   remplacer   une   subjectivité,   celle   du professionnel que les psychologues mettent en cause sur le thème de la « toute puissance », par une autre subjectivité, celle de l’usager qui bénéficie d’une sorte de crédit essentialiste, ontologique! Au centre,   ce   n’est   ni   l’un,   ni   l’autre ;   au   centre,   c’est   l’interaction   entre   l’un   et   l’autre   qui   se reconnaissent et coopèrent. C’est, selon EDGAR MORIN, « la capacité à se référer à la fois à soi (auto-référence)  et  au  monde  extérieur   (exo-référence). »45  Sans  même évoquer  un  système absurde, complètement   shadokien,   où,   tous   étant   au   centre,  on   se   demande   lesquels   constitueraient   la périphérie… sans laquelle il ne peut y avoir de centre ! 

Tout ceci se vérifie chaque jour dans la pratique des conseillers en insertion contraints d’expliquer que, lors d’un entretien d’embauche, il n’est pas judicieux de garder sa casquette ou de poser ses pieds sur le bureau de l’employeur. 

Et   tout   cela   s’explique.   Car,   lorsque   le  marché  du   travail   fonctionnait,   le   passage   de   l’école   à l’entreprise pouvait certes être rude mais il était rapide : blouse grise le vendredi à l’école, bleu de travail le lundi à l’usine. Or, sur le lieu de travail, le jeune était confronté au monde des adultes avec grosso modo deux  possibilités :   soit   il  adoptait   les  normes dominantes   (reproduction),   soit   il   s’y opposait  mais,   puisqu’il   était   quotidiennement   face   à   ces   adultes,   il   était   contraint   d’imaginer d’autres normes plausibles (distinction).  Ce « soit… soit… »,  bien entendu, est trop schématique : dans la reproduction et dans la distinction se glissaient quelques aménagements, des éléments de 

43 http://fr.wikipedia.org/wiki/Alt%C3%A9rit%C3%A9  On pourra être étonné de lire « laïque » et « éloignée de la notion de tolérance » : l’analyse de PAUL RICOEUR, plus loin, apportera quelque réponse.44 ENCYCLOPÉDIE DE L’AGORA, « Buber Martin », 12 mars 2003, http://agora.qc.ca/dossiers/Martin_Buber45 MORIN E., La tête bien faite. Repenser la réforme. Réformer la pensée, Seuil, 1999.

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négociation, afin que la première ne soit pas une assimilation totale niant l’égo et que la seconde ne soit pas une opposition frontale.   Depuis quelques décennies,  les rapports intergénérationnels ne fonctionnent plus comme cela :  n’accédant que tardivement au travail,   les jeunes ne rencontrent plus   les  adultes  ou  en   tout   cas   très  peu,   singulièrement   les   jeunes  des  quartiers  d’excentricité spatiale et sociale, et ils se socialisent entre pairs… sans les pères. Ils inventent et recréent « dans leur coin » - cages d’escalier… - des rôles, des codes sociaux et du langage compréhensibles par eux et seulement par eux. Ainsi se construit l’incommunicabilité que chantait  LÉO  FERRÉ  avec « l’ennui dont se meurent les parallèles »46. Ainsi également ne se construit pas l’altérité car, si les pairs, la bande, offrent l’avantage de la sécurité de l’« entre soi », on n’y apprend pas la différence puisque l’Autre est à peu de choses près comme soi. De là des manifestations de rejet, d’ostracisme et de racisme… qui épargnent le « petit Arabe » qui tient boutique… « parce que lui c’est différent : on le connaît. » « L'autre n'est pas un être que nous rencontrons, qui nous menace ou qui veut s'emparer de nous. Le fait d'être réfractaire à notre pouvoir n'est pas une puissance plus grande que la nôtre. C'est l'altérité qui fait toute sa puissance. Son mystère constitue son altérité. »47

De l’interculturalité…De l’altérité on passe assez naturellement à l’interculturalité qui n’est pas une juxtaposition mais une imbrication de cultures. Ainsi, « Dans les pays anglo-saxons, le mot interculturel est en concurrence avec   le  mot  multiculturel,   terme  qui   signale   simplement   que  des   cultures   différentes   sont   co-présentes dans un même ensemble humain : entreprise, région, nation. Mais de quelle co-présence peut-il être ou doit-il être question ? Le multiculturalisme se présente souvent comme une solution minimale. »48 L’interculturalité, au contraire, renvoie à l’interaction et, en amont, à une posture (au sens de comportement ancré, « incorporé » aurait dit BOURDIEU) qui reconnaît l’égalité de traitement entre les cultures, condition nécessaire à l’établissement d’un contrat social. On est évidemment très loin de la « hiérarchie des civilisations » du ministre de l’Intérieur !Dans  Le travail social face à l'interculturalité,  EMMANUEL  JOVELIN  insiste sur l'importance de réaliser une véritable prise de conscience de « l'ethnocentrisme intrinsèque de son propre regard sur l'autre en reconnaissant l'étranger comme semblable et comme différent. »49 Le semblable, c’est l’égalité ; le   différent,   c’est   l’altérité,   une   capacité   à   la   décentration  de   soi   qui   constitue  un  préalable   à l'instauration  d'une   communication   interculturelle.   Egalité   et   altérité   composent   la   « société   de semblables » que LÉON BOURGEOIS, père du Solidarisme, appelait de ses vœux. « Parfois, j’adhère à ma culture et lui emprunte sa réponse. Parfois, je corrige ou je cherche ma réponse tout-à-fait ailleurs. Dans sa culture, mon partenaire fait de même. Chacun, en oscillant un peu plus, est en mesure de participer à l’oscillation de l’autre. On passe ainsi d’une sorte d’interculturel interne, vécu en nous-mêmes, à l’interculturel externe en interaction avec l’autre. Tel est le cœur fondamental de toute relation interculturelle. »50

Dans « Le dialogue des cultures »51,  PAUL  RICOEUR  propose une analyse de l’évolution de l’idée de tolérance à partir de quatre stades. Le premier est celui de supporter contre son gré ce que l’on désapprouve, faute de pouvoir l’empêcher. On change parce que l’on est contraint, pourrait-on dire. C’est « une cohabitation forcée ». Le deuxième stade correspond toujours à la désapprobation avec, toutefois,  l’idée de comprendre la différence.  Le troisième stade – « pas décisif » - est celui d’un 

46 « J'y verrai des oiseaux de nuit Et leurs géométriques ailes Ne pourront dessiner l'ennui Dont se meurent les parallèles », LÉO FERRÉ, « Géométriquement tien ».47 EMMANUEL LEVINAS, Le temps et l'autre, PUF, Quadrige, 1983.48 JACQUES DEMORGON « Un modèle global dynamique des cultures et de l’interculturel » in (sous la direction de) DEMORGON J. et LIPIANSKY E.M., Guide de l'interculturel en formation, édition Retz 1999.49 (sous la direction de) JOVELIN E., L' Harmattan, collection « Le travail du social », 2006.50 DEMORGON J., op. cit.51 RICOEUR P., « Le dialogue des cultures. La confrontation des héritages culturels »,  in  LECOURT D.  et alii,  Aux sources de la culture française, La Découverte, 1997.

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« droit reconnu » : on ne partage certes pas les mêmes idées mais on reconnaît à l’autre le droit de penser, de croire, de vivre différemment. Le quatrième stade est un « tournant » : « Je n’approuve ni ne désapprouve   les  raisons pour   lesquelles  vous  vivez  différemment de moi,  mais  peut-être  ces raisons   expriment   un   rapport   au   bien   et   au   vrai   qui  m’échappe   à   cause   de   la   finitude   de   la compréhension   humaine. »   Pour  RICOEUR,   « C’est   ici   que   tout   peut   basculer   de   la   tolérance   à l’indifférence. », un cinquième stade « où la reconnaissance des différences devient indifférence. » On   le   vérifie   concrètement   dans   les   grandes   métropoles   où   l’on   peut   croiser   des   personnes différentes   jusqu’à   l’excentricité  maximale… sans  que cela  ne  soulève   la  moindre  curiosité.  « Ce passage de la différence à l’indifférence me paraît caractéristique de la société où nous sommes. », écrit  RICOEUR,  le seul « cran d’arrêt mis à l’indifférence » étant l’idée de nuisance ou d’intolérable. Mais on sait que, depuis la quinzaine d’années qui nous sépare de ces écrits, que l’intolérable lui-même est sujet à variations, avec un seuil de supportabilité qui s’élève : le discours intolérable du Font National est invité aujourd’hui, sans guère de problèmes de conscience, sur les plateaux des médias.   Comment   éviter   l’indifférence   et   cette  éthique,   sinon  minimale   du  moins   variable,   de l’intolérable ? En admettant que « le consensus repose sur la reconnaissance des lignes de fractures » – on est donc d’une sorte de consensus mou fait  de concessions limant jusqu’à l’amputation les convictions   –   « mais   assumées   en   commun »,   ce   que  RAWLS  a   dénommé   le   « consensus   par recoupement » puis « l’acceptation des désaccords raisonnables » que RICOEUR, de son côté, appelle « un rapport consensuel – conflictuel », ajoutant que « ceux qui ne peuvent pas y entrer et à l’égard desquels il faut continuer de dire « pas de tolérance pour les intolérants ». »

Cet interculturel externe appelle deux choses : la compréhension et la rencontre. 

Concernant la compréhension, EDGAR MORIN en distingue deux : « … la compréhension intellectuelle ou objective et la compréhension humaine intersubjective. Comprendre signifie intellectuellement appréhender ensemble,  cum-prehendere, saisir ensemble (le texte et son contexte, les parties et le tout, le multiple et l’un). La compréhension intellectuelle passe par l’intelligibilité et par l’explication. Expliquer, c'est considérer ce qu’il faut connaître comme un objet et lui appliquer tous les moyens objectifs   de   connaissance.   L'explication   est   bien   entendue   nécessaire   à   la   compréhension intellectuelle ou objective. La compréhension humaine dépasse l’explication. {…} Celle-ci comporte une connaissance de sujet à sujet. Ainsi, si je vois un enfant en pleurs, je vais le comprendre, non en mesurant le degré de salinité de ses larmes, mais en retrouvant en moi mes détresses enfantines, en l'identifiant à moi et en m'identifiant à lui. Autrui n’est pas seulement perçu objectivement, il est perçu comme un autre sujet auquel on s’identifie et qu’on identifie à soi, un ego alter devenant alter ego. Comprendre inclut nécessairement un processus d'empathie, d'identification et de projection. Toujours intersubjective, la compréhension nécessite ouverture, sympathie, générosité. »52 

La rencontre appelle un déplacement,   l’un vers  l’autre.  A ce moment intervient une fonction de l’intervenant   social,   accompagnateur  de   la   socialisation  et  de   l’insertion.  Si   le   travail   d’insertion poursuit,   comme   indiqué,   des   finalités   correspondant   aux   quatre   personnages   cohabitant   dans chaque individu, il recouvre également un transfert de capitaux : doter les jeunes des moyens de s’en sortir et de s’intégrer… avec toutes les réserves déjà exprimées sur la discontinuité et l’aléatoire de cette  intégration.  Classiquement,  quatre capitaux sont transférés :  de  l’économique  via  des aides mais surtout l’accès à l’emploi ; du  social via la mobilisation des « liens faibles » ; du  culturel via la formation dont le déficit, souvent, est le point de départ du risque d’exclusion ; du symbolique via la reconquête de l’estime de soi. A ces capitaux s’ajoute désormais et déjà depuis quelque temps, un capital de mobilité car, comme l’écrit ERIC LE BRETON, il faut « bouger pour s’en sortir »53.

52 EDGAR MORIN, Les Sept Savoirs nécessaires à l'éducation du futur, Seuil, {1999} 2000.53 « Dans une société archipel, les insulaires sont ces personnages durablement assignés à des territoires très étroits, la commune, le quartier, parfois même simplement leur domicile. L’insularité, qui combine l’isolement social et un rapport contraint aux territoires, est observable en milieu rural, dans le périurbain mais aussi au 

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Chacun convient en effet aujourd’hui que, pour s’insérer professionnellement et pour s’adapter aux « besoins de flexibilité de l’appareil productif » (expression récurrente de la nov-langue des RH et de la politique de l’emploi), il faut être mobile. Il est d’ailleurs tout-à-fait symptomatique que, dans le cadre de son travail de prospective  Territoires 2040, la DATAR organise des « ateliers territoriaux » dont l’un s’appelle « La qualité de vie des territoires de la société mobile » (DATAR, 2011)… Cette mobilité est favorisée par les infrastructures routières et les transports. Du « hard ». 

Pour autant, cela ne suffit pas car rien n’est plus subjectif que la mobilité ! Sans même entrer dans les aussi justes que communes distinctions entre mobilités psychique et physique, observons que, pour un  même employeur,   la  mobilité   sera   louée   si   elle   lui   permet  de   faire   circuler   ses  produits,   si l’attractivité territoriale lui offre une riche zone de chalandise ou si l’infrastructure de formation lui garantit une main d’œuvre de qualité proche donc a priori plus fiable pour sa ponctualité ; elle sera maudite si  elle correspond à la possibilité pour ses « bons » employés de le quitter pour trouver mieux à côté. Les entreprises des secteurs dits « en tension » connaissent bien cette infidélité des salariés dont, par exemple,   les   intérimaires  hyper-spécialisés  chasseurs de prime,  vs.  « armée de réserve »  en  quelque   sorte.   Traiter  de   la  mobilité   comme  l’alpha  et   l’oméga  des   conditions  de l’employabilité est une erreur car, sauf nomades (instabilité),  errants (hyper-mobilité) et enkystés (hyper-immobilité),  on est mobile pour gagner en stabilité :  la plupart des gens qui sont exposés, vulnérables, coincés dans des statuts précaires, sont prêts à se déplacer à condition d’accéder à un statut protégé ; quitter un CDD ici où l’on vit pour un autre CDD là-bas que l’on ne connaît pas serait faire preuve de légèreté sinon d’inconscience car, à statut professionnel comparable, il vaut mieux pouvoir   compter   sur   les   solidarités   naturelles,  même   faibles,   du   local   plutôt   que  de  parier   sur l’inconnu : « Un tien vaut mieux que deux tu l’auras », énonce un dicton populaire. Autrement dit, le couple vertueux s’organise sur l’interaction « mobilité – stabilité » car personne ne souhaite s’épuiser à  être mobile  sur   la  piste de danse de  On achève bien les chevaux.  Ainsi,  même dynamique,   le territoire est pour ses habitants un espace de stabilité et, en ce sens, il est un heureux contrepoint à l’obligation, souvent l’injonction, de mobilité… dont on rappellera qu’elle ne fut pas toujours tenue : il   fût un temps où l’objectif était de fixer le prolétariat et où la mobilité était combattue.  ROBERT CASTEL  le rappelle : « Mais qui sont réellement ces vagabonds. De dangereux prédateurs rôdant à la lisière de l’ordre social, vivant de rapines et menaçant les biens et la sécurité des personnes ? C’est ainsi qu’ils sont présentés, et ce qui justifie un traitement hors du commun : ils ont rompu le pacte social – travail, famille, moralité, religion – et sont des ennemis de l’ordre public. »54

Enfin, la mobilité n’exige pas toujours de grands déplacements : la bifurcation du film Le cercle des poètes disparus,   c’est-à-dire   le  moment  où  d’un habitus  de  collégien   les  élèves   s’émancipent  – illustrant MONTAIGNE pour qui « Eduquer, ce n’est pas remplir un vase mais c’est allumer un feu » -, est   cette   situation  où  d’assis   ils   se   lèvent,  grimpent   sur   leur   table  et  voient  différemment   leur environnement : « Les effets du spatial sur le social ne sont pas massifs, « purs », ni directs : tel type d’espace  produirait   tel   comportement.   {…}   la  dynamique  de  changement  n’est  pas  extérieure  à l’acteur mais relève de l’appropriation ; l’acteur participe pleinement aux transformations sociales engendrées par l’espace. »55

Il importe de conclure…

« hem vir viro quid praestat » (« Ah ! D’une homme à un homme, quelle distance ! »56

cœur des grandes agglomérations. » LE BRETON E.,  Bouger pour s’en sortir. Mobilité quotidienne et intégration sociale, Armand Colin, 2005.54 CASTEL R., Les métamorphoses de la question sociale, Librairie Arthème Fayard, 1995.55 LE BRETON E., 2012, op. cit.56 Cité par MONTAIGNE, « Sur l’inégalité qui existe entre nous », Les Essais, chapitre XLII, Quarto Gallimard, 2009.

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Derrière la thématique de ce programme « Jeunesse en action », nombre de « bonnes idées » sont effectivement… bonnes et, sans doute plus, essentielles dans une situation sociétale, culturelle et économique   critique   favorisant   la   rétraction   et   la   désignation   populiste   de   coupables   dont l’archétype   est   l’étranger   qu’on  ne   connaît   pas,  donc  que   l’on  ne   reconnaît  pas.  Cependant   la tentation du stigmate ne se limite pas, si l’on peut dire, à sa dimension culturelle mais gangrène de l’intérieur la société. - Ainsi l’exclusion des uns par les autres dès lors qu’une simple différence de statut social peut être trouvée comme le démontre ERIC MAURIN dans Le ghetto français, chaque groupe social s’employant à s’éloigner de celui qui est juste situé en-dessous de lui dans l’échelle sociale : « Si certains clivages tendent à se creuser aujourd’hui, ce n’est d’ailleurs pas tant entre quelques ghettos pauvres en perte de vitesse et le reste de la société, qu’entre enclaves chics et les différentes fractions des classes moyennes qui fuient les cités déshéritées et restent aimantées par les quartiers bourgeois. »57 - Ainsi, comme on l’a vu, le regard disqualifiant des adultes sur les jeunes, sorte de spirale infernale – on   parlerait   de   « rétroaction   amplificatrice »   en   systémie   –   qui   ne   peut   déboucher   que   sur l’incommunicabilité, elle-même terreau de conflits intergénérationnels.

De   la   sorte,  promouvoir   la   citoyenneté,   c’est-à-dire   l’émancipation  à   laquelle   aspire   le  Citoyen, organiser la rencontre des cultures pour mobiliser l’Acteur, œuvrer pour l’inclusion afin que le Sujet trouve sa place en reconnaissant celles des autres et que le Producteur puisse subvenir à ses besoins, tout   cela   ne  peut   être   qu’encouragé !   Peut-être   d’ailleurs,   plus  que  d’interculturalité   faudrait-il avancer  vers une « transculturalité »,  prolongeant  en cela   l’encouragement  à « la  migrations  des concepts » d’EDGAR MORIN par un melting pot des corps, des esprits, des humanités.

Sinon la seule, du moins une question centrale demeurant en suspens est : pourquoi ces finalités ne concernent-elles qu’un projet particulier, limité dans le temps et l’espace, et pourquoi n’orientent-elles pas l’ensemble des actions, des structures et des acteurs engagés dans la cohésion sociale ? Car, s’il fallait à présent objectiver les moyens – modestes - et les modalités – quantitativistes, causales et sectorielles58 – qui contraignent le secteur social, il nous faudrait dire bien plus que nous l’avons fait.Mais cela est – presque – une autre histoire. D’ici là, « Il faut faire quelque chose, il faut entreprendre et aspirer. »59

Philippe LABBÉ  06 89 89 74 23 / [email protected], docteur en sociologie

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57 ERIC MAURIN, Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Seuil, « La République des idées », 2004. 58 « … concevoir tout objet et entité comme clos entraîne une vision du monde classificationnelle, analytique, réductionniste, une causalité unilinéaire. » EDGAR MORIN, Introduction à la pensée complexe, ESF éditeur, 1990.59 EMMANUEL LEVINAS, De l'existence à l'existant, Varin, 1981.

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