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http://www.egs.edu/faculty/giorgio-agamben/articles/ genes-et-la-peste/ Giorgio Agamben - Gênes et la peste Giorgio Agamben. "Gênes et la peste." L’Humanité. August 27, 2001, Translation by Thomas Lemahieu. Translations: Giorgio Agamben."Genova e la peste." Il Manifesto. July 25, 2001 Giorgio Agamben. "Gênes et la peste." L’Humanité. August 27, 2001, Translation by Thomas Lemahieu. La première question à se poser à propos de ce qui vient d'arriver à Gênes, c'est : " Pourquoi les leaders des États les plus riches et les plus puissants ont-ils choisis de tenir leur réunion si contestée, non pas dans un lieu isolé - un château ou une de ces grandes demeures en pleine campagne qui ne sont pas bien difficiles à trouver en Europe -, mais dans une ville antique et populeuse, où les problèmes d'ordre et de sécurité étaient si importants qu'ils réclamaient la mise en place de moyens et de forces qui allaient nécessairement troubler la paix des habitants et impliquer des risques en tout genre ? " Pourquoi placer inutilement une grande ville en état de siège ? Pourquoi ce gaspillage d'énergie et d'argent ? Pourquoi, enfin, avoir créé les conditions dans lesquelles des vies humaines risquaient d'être sacrifiées ? Je ne vois qu'une réponse possible : il s'agissait encore une fois de mettre à l'épreuve les nouvelles formes de domination mondiale et les nouveaux dispositifs qui sont en train de transformer radicalement et sous nos propres yeux ce que nous avons

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http://www.egs.edu/faculty/giorgio-agamben/articles/genes-et-la-peste/

Giorgio Agamben - Gnes et la peste

Giorgio Agamben. "Gnes et la peste." LHumanit. August 27, 2001, Translation by Thomas Lemahieu.

Translations:

Giorgio Agamben."Genova e la peste." Il Manifesto. July 25, 2001

Giorgio Agamben. "Gnes et la peste." LHumanit. August 27, 2001, Translation by Thomas Lemahieu.

La premire question se poser propos de ce qui vient d'arriver Gnes, c'est : " Pourquoi les leaders des tats les plus riches et les plus puissants ont-ils choisis de tenir leur runion si conteste, non pas dans un lieu isol - un chteau ou une de ces grandes demeures en pleine campagne qui ne sont pas bien difficiles trouver en Europe -, mais dans une ville antique et populeuse, o les problmes d'ordre et de scurit taient si importants qu'ils rclamaient la mise en place de moyens et de forces qui allaient ncessairement troubler la paix des habitants et impliquer des risques en tout genre ? " Pourquoi placer inutilement une grande ville en tat de sige ? Pourquoi ce gaspillage d'nergie et d'argent ? Pourquoi, enfin, avoir cr les conditions dans lesquelles des vies humaines risquaient d'tre sacrifies ?

Je ne vois qu'une rponse possible : il s'agissait encore une fois de mettre l'preuve les nouvelles formes de domination mondiale et les nouveaux dispositifs qui sont en train de transformer radicalement et sous nos propres yeux ce que nous avons jusqu'ici appel " politique " et " dmocratie ". Pendant la guerre du Golfe et pendant la rcente guerre de l'OTAN contre la Serbie, il s'agissait de vrifier jusqu' quel point le nouveau pouvoir mondial tait capable de bouleverser les rgles du droit international, transformant une guerre extrieure en une opration de police ; aujourd'hui, il s'agit de vrifier jusqu' quel point il est possible de transformer et de renverser les rgles du droit intrieur et les principes fondamentaux de la vie dans une socit dmocratique. On ne comprend pas ce qui vient d'arriver Gnes si on n'observe pas qu'exactement, comme au moment de la guerre contre la Serbie, l'Italie a t entrane dans une guerre sans que les procdures prvues par la Constitution et par le droit international soient respectes, qu'une ville entire a t mise en tat de sige et que les droits fondamentaux des habitants - et des citoyens italiens et europen s en gnral -, ont t gravement limits, sans que l'tat d'urgence soit dcrt, ce qui aurait pu lgitimer, sans toutefois justifier, mais passons, ces limitations.

L'enjeu de ces " exprimentations de pouvoir " est d'autant plus vital qu'il ne s'agissait pas seulement d'prouver de nouvelles rgles et de nouveaux dispositifs, mais avant tout de construire le nouveau modle d'espace urbain et social dans lequel ces rgles et ces dispositifs doivent jouer leur rle. Il fallait donc transformer ce qui apparat le plus difficilement contrlable - le tissu urbain d'une antique ville europenne (et la ville de Gnes, avec ses ruelles troites et son centre historique n'a pas t choisie au hasard) - en une zone de contrle absolu, selon un modle qui n'est pas tant le modle juridique de l'tat de sige, mais plutt celui d'une ville mdivale touche par la peste, divise en zones de scurit graduelles, parmi lesquelles certaines, o le contrle est rduit la portion congrue, sont abandonnes la contagion et d'autres sont toujours plus tanches, isoles et protges. Une fois de plus, l'analogie entre l'organisation de l'espace gopolitique extrieur et l'articulation de l'espace social intrieur fonctionne merveille. Exactement comme le monde a pu tre divis par les stratges au pouvoir en diffrentes zones de turbulence graduelles - au centre, on trouve la zone de scurit absolue o aucune guerre d'aucun type n'est possible ; autour de ce centre, il y a les zones tampons o les dsordres peuvent se drouler jusqu' une certaine limite ; et enfin, aprs ces zones tampons, on arrive dans les " terres de personne " o tout, absolument tout peut arriver -, les antiques villes europennes, tout comme les mtropoles amricaines, sont dsormais divises en aires de couleurs diverses et selon des chelles de contrle qui reproduisent dans leur structure l'articulation nouvelle du pouvoir mondial.

Gnes, on a vu comment on peut lever des grilles et des portails, et transformer le tissu urbain vivant en un espace mort qui rappelle celui des villes pestifres et des camps de concentration. " Voil la ville, voil le monde dans lequel nous allons vous faire vivre, dans lequel, mme si vous ne vous en tes pas encore rendus compte, vous vivez dj " : c'est celui-l, le message qu' Gnes, le pouvoir a lanc l'humanit. C'est l'humanit de l'entendre, ce message, c'est nous de russir penser les rponses lui apporter. Nous devons ragir ce qui est peut-tre, aprs le projet nazi d'un nouvel ordre mondial, le plan le plus invivable et fou qu'un pouvoir ait jamais imagin pour ses sujets.

(*) Philosophe. Penseur du totalitarisme, cherchant percer " l'nigme " qui a travers le XXe sicle (Ce qui reste d'Auschwitz, Rivages, 1999), Giorgio Agamben est l'une des figures majeures du monde intellectuel italien et europen d'aujourd'hui. Entre potique et politique, entre Deleuze, Marx et Foucault, il tente, depuis Stanze, paru en 1971, une rflexion singulire suggrant une thique o l'enfance muette de l'homme pourrait tre " l'ternelle gardienne de ce qui mrite de survivre ". Deux de ses ouvrages ont t rcemment traduits en franais : Temps qui reste : un commentaire de l'ptre aux Romains, Rivages, 2000 et Enfance et Histoire : destruction de l'exprience et origine de l'histoire, Payot, 2000.