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  • MMMaaarrrccceeelll

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    LLLAAA RRREEECCCHHHEEERRRCCCHHHEEE DDDUUU TTTEEEMMMPPPSSS PPPEEERRRDDDUUU

    LLLOOOMMMBBBRRREEE DDDEEESSS

    JJJEEEUUUNNNEEESSS FFFIIILLLLLLEEESSS

    EEENNN FFFLLLEEEUUURRRSSS

    dddiiittt pppaaarrr lllaaa bbbiiibbbllliiiooottthhhqqquuueee nnnuuummmrrriiiqqquuueee rrrooommmaaannndddeee

    eeebbbooooookkksss---bbbnnnrrr...cccooommm

    https://ebooks-bnr.com/

  • Table des matires

    PREMIRE PARTIE AUTOUR DE Mme SWANN ................... 2

    DEUXIME PARTIE NOMS DE PAYS : LE PAYS ............. 265

    Ce livre numrique .............................................................. 648

    Publi entre 1913 et 1927, la recherche du temps perdu

    de Marcel Proust est un texte libre en Europe et en Suisse

    depuis 1987. Cette dition, base sur la numrisation de la

    Bibliothque lectronique du Qubec, souhaite marquer ainsi

    le 30me anniversaire de lentre de cette uvre dans le do-

    maine public. cette occasion, lensemble du livre a t soi-

    gneusement revu, relu et corrig.

    Bibliothque numrique romande

  • 3

    PREMIRE PARTIE

    AUTOUR DE Mme SWANN

    Ma mre, quand il fut question davoir pour la premire

    fois M. de Norpois dner, ayant exprim le regret que le

    professeur Cottard ft en voyage et quelle-mme et enti-

    rement cess de frquenter Swann, car lun et lautre eussent

    sans doute intress lancien ambassadeur, mon pre rpon-

    dit quun convive minent, un savant illustre, comme Cot-

    tard, ne pouvait jamais mal faire dans un dner, mais que

    Swann, avec son ostentation, avec sa manire de crier sur les

    toits ses moindres relations, tait un vulgaire esbroufeur que

    le marquis de Norpois et sans doute trouv, selon son ex-

    pression, puant . Or cette rponse de mon pre demande

    quelques mots dexplication, certaines personnes se souve-

    nant peut-tre dun Cottard bien mdiocre et dun Swann

    poussant jusqu la plus extrme dlicatesse, en matire

    mondaine, la modestie et la discrtion. Mais pour ce qui re-

    garde celui-ci, il tait arriv quau fils Swann et aussi au

    Swann du Jockey, lancien ami de mes parents avait ajout

    une personnalit nouvelle (et qui ne devait pas tre la der-

    nire), celle de mari dOdette. Adaptant aux humbles ambi-

    tions de cette femme, linstinct, le dsir, lindustrie, quil

    avait toujours eus, il stait ingni se btir, fort au-dessous

    de lancienne, une position nouvelle et approprie la com-

    pagne qui loccuperait avec lui. Or il sy montrait un autre

    homme. Puisque (tout en continuant frquenter seul ses

    amis personnels, qui il ne voulait pas imposer Odette

    quand ils ne lui demandaient pas spontanment la con-

  • 4

    natre) ctait une seconde vie quil commenait, en commun

    avec sa femme, au milieu dtres nouveaux, on et encore

    compris que pour mesurer le rang de ceux-ci, et par cons-

    quent le plaisir damour-propre quil pouvait prouver les

    recevoir, il se ft servi, comme point de comparaison, non

    pas des gens les plus brillants qui formaient sa socit avant

    son mariage, mais des relations antrieures dOdette. Mais,

    mme quand on savait que ctait avec dinlgants fonc-

    tionnaires, avec des femmes tares, parure des bals de minis-

    tres, quil dsirait de se lier, on tait tonn de lentendre,

    lui qui autrefois et mme encore aujourdhui dissimulait si

    gracieusement une invitation de Twickenham ou de Buck-

    ingham Palace, faire sonner bien haut que la femme dun

    sous-chef de cabinet tait venue rendre sa visite

    Mme Swann. On dira peut-tre que cela tenait ce que la

    simplicit du Swann lgant navait t chez lui quune forme

    plus raffine de la vanit et que, comme certains isralites,

    lancien ami de mes parents avait pu prsenter tour tour les

    tats successifs par o avaient pass ceux de sa race, depuis

    le snobisme le plus naf et la plus grossire goujaterie jusqu

    la plus fine politesse. Mais la principale raison, et celle-l

    applicable lhumanit en gnral, tait que nos vertus elles-

    mmes ne sont pas quelque chose de libre, de flottant, de

    quoi nous gardions la disponibilit permanente ; elles finis-

    sent par sassocier si troitement dans notre esprit avec les

    actions loccasion desquelles nous nous sommes fait un

    devoir de les exercer, que si surgit pour nous une activit

    dun autre ordre, elle nous prend au dpourvu et sans que

    nous ayons seulement lide quelle pourrait comporter la

    mise en uvre de ces mmes vertus. Swann empress avec

    ces nouvelles relations et les citant avec fiert, tait comme

    ces grands artistes modestes ou gnreux qui, sils se met-

    tent la fin de leur vie se mler de cuisine ou de jardinage,

  • 5

    talent une satisfaction nave des louanges quon donne

    leurs plats ou leurs plates-bandes pour lesquels ils

    nadmettent pas la critique quils acceptent aisment sil

    sagit de leurs chefs-duvre ; ou bien qui, donnant une de

    leurs toiles pour rien, ne peuvent en revanche sans mauvaise

    humeur perdre quarante sous aux dominos.

    Quant au professeur Cottard, on le reverra, longuement,

    beaucoup plus loin, chez la Patronne, au chteau de la

    Raspelire. Quil suffise actuellement, son gard, de faire

    observer dabord ceci : pour Swann, la rigueur, le change-

    ment peut surprendre puisquil tait accompli et non soup-

    onn de moi quand je voyais le pre de Gilberte aux

    Champs-lyses, o dailleurs ne madressant pas la parole il

    ne pouvait faire talage devant moi de ses relations poli-

    tiques (il est vrai que sil let fait, je ne me fusse peut-tre

    pas aperu tout de suite de sa vanit, car lide quon sest

    faite longtemps dune personne bouche les yeux et les

    oreilles ; ma mre pendant trois ans ne distingua pas plus le

    fard quune de ses nices se mettait aux lvres que sil et

    t invisiblement dissous entirement dans un liquide ;

    jusquau jour o une parcelle supplmentaire, ou bien

    quelque autre cause amena le phnomne appel sursatura-

    tion ; tout le fard non aperu cristallisa et ma mre devant

    cette dbauche soudaine de couleurs dclara comme on et

    fait Combray que ctait une honte et cessa presque toute

    relation avec sa nice). Mais pour Cottard au contraire,

    lpoque o on la vu assister aux dbuts de Swann chez les

    Verdurin tait dj assez lointaine ; or les honneurs, les titres

    officiels viennent avec les annes. Deuximement, on peut

    tre illettr, faire des calembours stupides, et possder un

    don particulier quaucune culture gnrale ne remplace,

    comme le don du grand stratge ou du grand clinicien. Ce

    nest pas seulement en effet comme un praticien obscur, de-

  • 6

    venu, la longue, notorit europenne, que ses confrres

    considraient Cottard. Les plus intelligents dentre les jeunes

    mdecins dclarrent au moins pendant quelques annes,

    car les modes changent tant nes elles-mmes du besoin de

    changement que si jamais ils tombaient malades, Cottard

    tait le seul matre auquel ils confieraient leur peau. Sans

    doute ils prfraient le commerce de certains chefs plus let-

    trs, plus artistes, avec lesquels ils pouvaient parler de

    Nietzsche, de Wagner. Quand on faisait de la musique chez

    Mme Cottard, aux soires o elle recevait, avec lespoir quil

    devnt un jour doyen de la Facult, les collgues et les lves

    de son mari, celui-ci, au lieu dcouter, prfrait jouer aux

    cartes dans un salon voisin. Mais on vantait la promptitude,

    la profondeur, la sret de son coup dil, de son diagnostic.

    En troisime lieu, en ce qui concerne lensemble de faons

    que le professeur Cottard montrait un homme comme mon

    pre, remarquons que la nature que nous faisons paratre

    dans la seconde partie de notre vie nest pas toujours, si elle

    lest souvent, notre nature premire dveloppe ou fltrie,

    grossie ou attnue ; elle est quelquefois une nature inverse,

    un vritable vtement retourn. Sauf chez les Verdurin qui

    staient engous de lui, lair hsitant de Cottard, sa timidit,

    son amabilit excessives, lui avaient, dans sa jeunesse, valu

    de perptuels brocards. Quel ami charitable lui conseilla lair

    glacial ? Limportance de sa situation lui rendit plus ais de

    le prendre. Partout, sinon chez les Verdurin o il redevenait

    instinctivement lui-mme, il se rendit froid, volontiers silen-

    cieux, premptoire quand il fallait parler, noubliait pas de

    dire des choses dsagrables. Il put faire lessai de cette

    nouvelle attitude devant des clients qui ne layant pas encore

    vu, ntaient pas mme de faire des comparaisons et eus-

    sent t bien tonns dapprendre quil ntait pas un homme

    dune rudesse naturelle. Cest surtout limpassibilit quil

  • 7

    sefforait et mme dans son service dhpital, quand il dbi-

    tait quelques-uns de ces calembours qui faisaient rire tout le

    monde, du chef de clinique au plus rcent externe, il le faisait

    toujours sans quun muscle bouget dans sa figure dailleurs

    mconnaissable depuis quil avait ras barbe et moustaches.

    Disons pour finir qui tait le marquis de Norpois. Il avait

    t ministre plnipotentiaire avant la guerre et ambassadeur

    au 16 Mai, et, malgr cela, au grand tonnement de beau-

    coup, charg plusieurs fois, depuis, de reprsenter la France

    dans des missions extraordinaires et mme comme contr-

    leur de la Dette, en gypte, o grce ses grandes capacits

    financires il avait rendu dimportants services par des ca-

    binets radicaux quun simple bourgeois ractionnaire se ft

    refus servir, et auxquels le pass de M. de Norpois, ses at-

    taches, ses opinions eussent d le rendre suspect. Mais ces

    ministres avancs semblaient se rendre compte quils mon-

    traient par une telle dsignation quelle largeur desprit tait

    la leur ds quil sagissait des intrts suprieurs de la

    France, se mettaient hors de pair des hommes politiques en

    mritant que le Journal des dbats lui-mme les qualifit

    dhommes dtat et bnficiaient enfin du prestige qui sat-

    tache un nom aristocratique et de lintrt quveille

    comme un coup de thtre un choix inattendu. Et ils savaient

    aussi que ces avantages ils pouvaient, en faisant appel

    M. de Norpois, les recueillir sans avoir craindre de celui-ci

    un manque de loyalisme politique contre lequel la naissance

    du marquis devait non pas les mettre en garde, mais les ga-

    rantir. Et en cela le gouvernement de la Rpublique ne se

    trompait pas. Cest dabord parce quune certaine aristocra-

    tie, leve ds lenfance considrer son nom comme un

    avantage intrieur que rien ne peut lui enlever (et dont ses

    pairs, ou ceux qui sont de naissance plus haute encore, con-

    naissent assez exactement la valeur), sait quelle peut svi-

  • 8

    ter, car ils ne lui ajouteraient rien, les efforts que sans rsul-

    tat ultrieur apprciable font tant de bourgeois pour ne pro-

    fesser que des opinions bien portes et ne frquenter que des

    gens bien pensants. En revanche, soucieuse de se grandir

    aux yeux des familles princires ou ducales au-dessous des-

    quelles elle est immdiatement situe, cette aristocratie sait

    quelle ne le peut quen augmentant son nom de ce quil ne

    contenait pas, de ce qui fait qu nom gal, elle prvaudra :

    une influence politique, une rputation littraire ou artis-

    tique, une grande fortune. Et les frais dont elle se dispense

    lgard de linutile hobereau recherch des bourgeois et de la

    strile amiti duquel un prince ne lui saurait aucun gr, elle

    les prodiguera aux hommes politiques, fussent-ils francs-

    maons, qui peuvent faire arriver dans les ambassades ou

    patronner dans les lections, aux artistes ou aux savants

    dont lappui aide percer dans la branche o ils priment,

    tous ceux enfin qui sont en mesure de confrer une illustra-

    tion nouvelle ou de faire russir un riche mariage.

    Mais en ce qui concernait M. de Norpois, il y avait sur-

    tout que, dans une longue pratique de la diplomatie, il stait

    imbu de cet esprit ngatif, routinier, conservateur, dit es-

    prit de gouvernement et qui est, en effet, celui de tous les

    gouvernements et, en particulier, sous tous les gouverne-

    ments, lesprit des chancelleries. Il avait puis dans la Car-

    rire laversion, la crainte et le mpris de ces procds plus

    ou moins rvolutionnaires, et tout le moins incorrects, que

    sont les procds des oppositions. Sauf chez quelques illet-

    trs du peuple et du monde, pour qui la diffrence des genres

    est lettre morte, ce qui rapproche, ce nest pas la communau-

    t des opinions, cest la consanguinit des esprits. Un aca-

    dmicien du genre de Legouv et qui serait partisan des clas-

    siques, et applaudi plus volontiers lloge de Victor Hugo

    par Maxime Du Camp ou Mzires, qu celui de Boileau par

  • 9

    Claudel. Un mme nationalisme suffit rapprocher Barrs de

    ses lecteurs qui ne doivent pas faire grande diffrence entre

    lui et M. Georges Berry, mais non de ceux de ses collgues

    de lAcadmie qui, ayant ses opinions politiques mais un

    autre genre desprit, lui prfreront mme des adversaires

    comme MM. Ribot et Deschanel, dont leur tour de fidles

    monarchistes se sentent beaucoup plus prs que de Maurras

    et de Lon Daudet qui souhaitent cependant aussi le retour

    du roi. Avare de ses mots non seulement par pli profession-

    nel de prudence et de rserve, mais aussi parce quils ont

    plus de prix, offrent plus de nuances aux yeux dhommes

    dont les efforts de dix annes pour rapprocher deux pays se

    rsument, se traduisent dans un discours, dans un proto-

    cole par un simple adjectif, banal en apparence, mais o ils

    voient tout un monde, M. de Norpois passait pour trs froid

    la Commission, o il sigeait ct de mon pre et o cha-

    cun flicitait celui-ci de lamiti que lui tmoignait lancien

    ambassadeur. Elle tonnait mon pre tout le premier. Car

    tant gnralement peu aimable, il avait lhabitude de ntre

    pas recherch en dehors du cercle de ses intimes et lavouait

    avec simplicit. Il avait conscience quil y avait dans les

    avances du diplomate un effet de ce point de vue tout indivi-

    duel o chacun se place pour dcider de ses sympathies, et

    do toutes les qualits intellectuelles ou la sensibilit dune

    personne ne seront pas auprs de lun de nous quelle ennuie

    ou agace une aussi bonne recommandation que la rondeur et

    la gaiet dune autre qui passerait, aux yeux de beaucoup,

    pour vide, frivole et nulle. De Norpois ma invit de nou-

    veau dner ; cest extraordinaire ; tout le monde en est stu-

    pfait la Commission o il na de relations prives avec

    personne. Je suis sr quil va encore me raconter des choses

    palpitantes sur la guerre de 70. Mon pre savait que seul

    peut-tre, M. de Norpois avait averti lEmpereur de la puis-

  • 10

    sance grandissante et des intentions belliqueuses de la

    Prusse, et que Bismarck avait pour son intelligence une es-

    time particulire. Dernirement encore, lOpra, pendant le

    gala offert au roi Thodose, les journaux avaient remarqu

    lentretien prolong que le souverain avait accord

    M. de Norpois. Il faudra que je sache si cette visite du roi a

    vraiment de limportance , nous dit mon pre qui sintres-

    sait beaucoup la politique trangre. Je sais bien que le

    pre Norpois est trs boutonn, mais avec moi, il souvre si

    gentiment.

    Quant ma mre, peut-tre lambassadeur navait-il pas

    par lui-mme le genre dintelligence vers lequel elle se sen-

    tait le plus attire. Et je dois dire que la conversation de

    M. de Norpois tait un rpertoire si complet des formes su-

    rannes du langage particulires une carrire, une classe

    et un temps un temps qui, pour cette carrire et cette

    classe-l, pourrait bien ne pas tre tout fait aboli que je

    regrette parfois de navoir pas retenu purement et simple-

    ment les propos que je lui ai entendu tenir. Jaurais ainsi ob-

    tenu un effet de dmod, aussi bon compte et de la mme

    faon que cet acteur du Palais-Royal qui on demandait o il

    pouvait trouver ses surprenants chapeaux et qui rpondait :

    Je ne trouve pas mes chapeaux. Je les garde. En un mot,

    je crois que ma mre jugeait M. de Norpois un peu vieux

    jeu , ce qui tait loin de lui sembler dplaisant au point de

    vue des manires, mais la charmait moins dans le domaine,

    sinon des ides car celles de M. de Norpois taient fort

    modernes mais des expressions. Seulement, elle sentait

    que ctait flatter dlicatement son mari que de lui parler

    avec admiration du diplomate qui lui marquait une prdilec-

    tion si rare. En fortifiant dans lesprit de mon pre la bonne

    opinion quil avait de M. de Norpois, et par l en le condui-

    sant en prendre une bonne aussi de lui-mme, elle avait

  • 11

    conscience de remplir celui de ses devoirs qui consistait

    rendre la vie agrable son poux, comme elle faisait quand

    elle veillait ce que la cuisine ft soigne et le service silen-

    cieux. Et comme elle tait incapable de mentir mon pre,

    elle sentranait elle-mme admirer lambassadeur pour

    pouvoir le louer avec sincrit. Dailleurs, elle gotait natu-

    rellement son air de bont, sa politesse un peu dsute (et si

    crmonieuse que quand, marchant en redressant sa haute

    taille, il apercevait ma mre qui passait en voiture, avant de

    lui envoyer un coup de chapeau, il jetait au loin un cigare

    peine commenc), sa conversation si mesure, o il parlait

    de lui-mme le moins possible et tenait toujours compte de

    ce qui pouvait tre agrable linterlocuteur, sa ponctualit

    tellement surprenante rpondre une lettre que quand ve-

    nant de lui en envoyer une, mon pre reconnaissait lcriture

    de M. de Norpois sur une enveloppe, son premier mouve-

    ment tait de croire que par mauvaise chance leur corres-

    pondance stait croise : on et dit quil existait, pour lui,

    la poste, des leves supplmentaires et de luxe. Ma mre

    smerveillait quil ft si exact quoique si occup, si aimable

    quoique si rpandu, sans songer que les quoique sont

    toujours des parce que mconnus, et que (de mme que

    les vieillards sont tonnants pour leur ge, les rois pleins de

    simplicit, et les provinciaux au courant de tout) ctaient les

    mmes habitudes qui permettaient M. de Norpois de satis-

    faire tant doccupations et dtre si ordonn dans ses r-

    ponses, de plaire dans le monde et dtre aimable avec nous.

    De plus, lerreur de ma mre, comme celle de toutes les per-

    sonnes qui ont trop de modestie, venait de ce quelle mettait

    les choses qui la concernaient au-dessous, et par consquent

    en dehors des autres. La rponse quelle trouvait que lami

    de mon pre avait eu tant de mrite nous adresser rapide-

    ment parce quil crivait par jour beaucoup de lettres, elle

  • 12

    lexceptait de ce grand nombre de lettres dont ce ntait que

    lune ; de mme elle ne considrait pas quun dner chez

    nous ft pour M. de Norpois un des actes innombrables de sa

    vie sociale : elle ne songeait pas que lambassadeur avait t

    habitu autrefois dans la diplomatie considrer les dners

    en ville comme faisant partie de ses fonctions et dployer

    une grce invtre dont cet t trop lui demander que de

    se dpartir par extraordinaire quand il venait chez nous.

    Le premier dner que M. de Norpois fit la maison, une

    anne o je jouais encore aux Champs-lyses, est rest

    dans ma mmoire, parce que laprs-midi de ce mme jour

    fut celui o jallai enfin entendre la Berma, en matine ,

    dans Phdre, et aussi parce quen causant avec M. de Norpois

    je me rendis compte tout dun coup, et dune faon nouvelle,

    combien les sentiments veills en moi par tout ce qui con-

    cernait Gilberte Swann et ses parents diffraient de ceux que

    cette mme famille faisait prouver nimporte quelle autre

    personne.

    Ce fut sans doute en remarquant labattement o me

    plongeait lapproche des vacances du jour de lAn pendant

    lesquelles, comme elle me lavait annonc elle-mme, je ne

    devais pas voir Gilberte, quun jour, pour me distraire, ma

    mre me dit : Si tu as encore le mme grand dsir

    dentendre la Berma, je crois que ton pre permettrait peut-

    tre que tu y ailles : ta grand-mre pourrait ty emmener.

    Mais ctait parce que M. de Norpois lui avait dit quil

    devrait me laisser entendre la Berma, que ctait, pour un

    jeune homme, un souvenir garder, que mon pre, jusque-l

    si hostile ce que jallasse perdre mon temps et risquer de

    prendre du mal pour ce quil appelait, au grand scandale de

    ma grand-mre, des inutilits, ntait plus loin de considrer

  • 13

    cette soire prconise par lambassadeur comme faisant

    vaguement partie dun ensemble de recettes prcieuses pour

    la russite dune brillante carrire. Ma grand-mre qui, en

    renonant pour moi au profit que, selon elle, jaurais trouv

    entendre la Berma, avait fait un gros sacrifice lintrt de

    ma sant, stonnait que celui-ci devnt ngligeable sur une

    seule parole de M. de Norpois. Mettant ses esprances invin-

    cibles de rationaliste dans le rgime de grand air et de cou-

    cher de bonne heure qui mavait t prescrit, elle dplorait

    comme un dsastre cette infraction que jallais y faire et, sur

    un ton navr, disait : Comme vous tes lger mon pre

    qui, furieux, rpondait : Comment, cest vous maintenant

    qui ne voulez pas quil y aille ! cest un peu fort, vous qui

    nous rptiez tout le temps que cela pouvait lui tre utile.

    Mais M. de Norpois avait chang sur un point bien plus

    important pour moi, les intentions de mon pre. Celui-ci

    avait toujours dsir que je fusse diplomate, et je ne pouvais

    supporter lide que mme si je devais rester quelque temps

    attach au ministre, je risquasse dtre envoy un jour

    comme ambassadeur dans des capitales que Gilberte nhabi-

    terait pas. Jaurais prfr revenir aux projets littraires que

    javais autrefois forms et abandonns au cours de mes pro-

    menades du ct de Guermantes. Mais mon pre avait fait

    une constante opposition ce que je me destinasse la car-

    rire des lettres quil estimait fort infrieure la diplomatie,

    lui refusant mme le nom de carrire, jusquau jour o

    M. de Norpois, qui naimait pas beaucoup les agents diplo-

    matiques des nouvelles couches, lui avait assur quon pou-

    vait, comme crivain, sattirer autant de considration, exer-

    cer autant daction et garder plus dindpendance que dans

    les ambassades.

  • 14

    H bien ! je ne laurais pas cru, le pre Norpois nest

    pas du tout oppos lide que tu fasses de la littrature ,

    mavait dit mon pre. Et comme assez influent lui-mme, il

    croyait quil ny avait rien qui ne sarranget, ne trouvt sa

    solution favorable dans la conversation des gens importants :

    Je le ramnerai dner un de ces soirs en sortant de la

    Commission. Tu causeras un peu avec lui, pour quil puisse

    tapprcier. cris quelque chose de bien que tu puisses lui

    montrer ; il est trs li avec le directeur de La Revue des Deux

    Mondes, il ty fera entrer, il rglera cela, cest un vieux ma-

    lin ; et, ma foi, il a lair de trouver que la diplomatie, au-

    jourdhui !

    Le bonheur que jaurais ne pas tre spar de Gilberte

    me rendait dsireux mais non capable dcrire une belle

    chose qui pt tre montre M. de Norpois. Aprs quelques

    pages prliminaires, lennui me faisant tomber la plume des

    mains, je pleurais de rage en pensant que je naurais jamais

    de talent, que je ntais pas dou et ne pourrais mme pas

    profiter de la chance que la prochaine venue de

    M. de Norpois moffrait de rester toujours Paris. Seule,

    lide quon allait me laisser entendre la Berma me distrayait

    de mon chagrin. Mais de mme que je ne souhaitais voir des

    temptes que sur les ctes o elles taient le plus violentes,

    de mme je naurais voulu entendre la grande actrice que

    dans un de ces rles classiques o Swann mavait dit quelle

    touchait au sublime. Car quand cest dans lespoir dune d-

    couverte prcieuse que nous dsirons recevoir certaines im-

    pressions de nature ou dart, nous avons quelque scrupule

    laisser notre me accueillir leur place des impressions

    moindres qui pourraient nous tromper sur la valeur exacte

    du Beau. La Berma dans Andromaque, dans Les Caprices de

    Marianne, dans Phdre, ctait de ces choses fameuses que

    mon imagination avait tant dsires. Jaurais le mme ravis-

  • 15

    sement que le jour o une gondole memmnerait au pied du

    Titien des Frari ou des Carpaccio de San Giorgio dei Schia-

    voni, si jamais jentendais rciter par la Berma les vers :

    On dit quun prompt dpart vous loigne de nous,

    Seigneur, etc.

    Je les connaissais par la simple reproduction en noir et blanc

    quen donnent les ditions imprimes ; mais mon cur bat-

    tait quand je pensais, comme la ralisation dun voyage,

    que je les verrais enfin baigner effectivement dans lat-

    mosphre et lensoleillement de la voix dore. Un Carpaccio

    Venise, la Berma dans Phdre, chefs-duvre dart pictural

    ou dramatique que le prestige qui sattachait eux rendait en

    moi si vivants, cest--dire si indivisibles, que si javais t

    voir des Carpaccio dans une salle du Louvre ou la Berma

    dans quelque pice dont je naurais jamais entendu parler, je

    naurais plus prouv le mme tonnement dlicieux davoir

    enfin les yeux ouverts devant lobjet inconcevable et unique

    de tant de milliers de mes rves. Puis, attendant du jeu de la

    Berma des rvlations sur certains aspects de la noblesse, de

    la douleur, il me semblait que ce quil y avait de grand, de

    rel dans ce jeu, devait ltre davantage si lactrice le super-

    posait une uvre dune valeur vritable au lieu de broder

    en somme du vrai et du beau sur une trame mdiocre et vul-

    gaire.

    Enfin, si jallais entendre la Berma dans une pice nou-

    velle, il ne me serait pas facile de juger de son art, de sa dic-

    tion, puisque je ne pourrais pas faire le dpart entre un texte

    que je ne connatrais pas davance et ce que lui ajouteraient

    des intonations et des gestes qui me sembleraient faire corps

    avec lui ; tandis que les uvres anciennes que je savais par

    cur, mapparaissaient comme de vastes espaces rservs et

    tout prts o je pourrais apprcier en pleine libert les inven-

  • 16

    tions dont la Berma les couvrirait, comme fresque, des

    perptuelles trouvailles de son inspiration. Malheureuse-

    ment, depuis des annes quelle avait quitt les grandes

    scnes et faisait la fortune dun thtre de boulevard dont

    elle tait ltoile, elle ne jouait plus de classique, et javais

    beau consulter les affiches, elles nannonaient jamais que

    des pices toutes rcentes, fabriques exprs pour elle par

    des auteurs en vogue ; quand un matin, cherchant sur la co-

    lonne des thtres les matines de la semaine du jour de

    lAn, jy vis pour la premire fois en fin de spectacle, aprs

    un lever de rideau probablement insignifiant dont le titre me

    sembla opaque parce quil contenait tout le particulier dune

    action que jignorais deux actes de Phdre avec Mme Berma,

    et aux matines suivantes Le Demi-Monde, Les Caprices de

    Marianne, noms qui, comme celui de Phdre, taient pour

    moi transparents, remplis seulement de clart, tant luvre

    mtait connue, illumins jusquau fond dun sourire dart. Ils

    me parurent ajouter de la noblesse Mme Berma elle-mme

    quand je lus dans les journaux, aprs le programme de ces

    spectacles, que ctait elle qui avait rsolu de se montrer de

    nouveau au public dans quelques-unes de ses anciennes

    crations. Donc, lartiste savait que certains rles ont un in-

    trt qui survit la nouveaut de leur apparition ou au suc-

    cs de leur reprise, elle les considrait, interprts par elle,

    comme des chefs-duvre de muse quil pouvait tre ins-

    tructif de remettre sous les yeux de la gnration qui ly avait

    admire ou de celle qui ne ly avait pas vue. En faisant affi-

    cher ainsi, au milieu de pices qui ntaient destines qu

    faire passer le temps dune soire, Phdre, dont le titre ntait

    pas plus long que les leurs et ntait pas imprim en carac-

    tres diffrents, elle y ajoutait comme le sous-entendu dune

    matresse de maison qui, en vous prsentant ses convives

    au moment daller table, vous dit au milieu des noms

  • 17

    dinvits qui ne sont que des invits, et sur le mme ton

    quelle a cit les autres : M. Anatole France.

    Le mdecin qui me soignait celui qui mavait dfendu

    tout voyage dconseilla mes parents de me laisser aller

    au thtre ; jen reviendrais malade, pour longtemps peut-

    tre, et jaurais en fin de compte plus de souffrance que de

    plaisir. Cette crainte et pu marrter, si ce que javais atten-

    du dune telle reprsentation et t seulement un plaisir

    quen somme une souffrance ultrieure peut annuler, par

    compensation. Mais de mme quau voyage Balbec, au

    voyage Venise que javais tant dsirs ce que je deman-

    dais cette matine, ctait tout autre chose quun plaisir :

    des vrits appartenant un monde plus rel que celui o je

    vivais, et desquelles lacquisition une fois faite ne pourrait

    pas mtre enleve par des incidents insignifiants, fussent-ils

    douloureux mon corps, de mon oiseuse existence. Tout au

    plus, le plaisir que jaurais pendant le spectacle mapparais-

    sait-il comme la forme peut-tre ncessaire de la perception

    de ces vrits ; et ctait assez pour que je souhaitasse que

    les malaises prdits ne commenassent quune fois la repr-

    sentation finie, afin quil ne ft pas par eux compromis et

    fauss. Jimplorais mes parents, qui, depuis la visite du m-

    decin, ne voulaient plus me permettre daller Phdre. Je me

    rcitais sans cesse la tirade :

    On dit quun prompt dpart vous loigne de nous

    cherchant toutes les intonations quon pouvait y mettre, afin

    de mieux mesurer linattendu de celle que la Berma trouve-

    rait. Cache comme le Saint des Saints sous le rideau qui me

    la drobait et derrire lequel je lui prtais chaque instant

    un aspect nouveau, selon ceux des mots de Bergotte dans

    la plaquette retrouve par Gilberte qui me revenaient

    lesprit : noblesse plastique, cilice chrtien, pleur jans-

  • 18

    niste, princesse de Trzne et de Clves, drame mycnien,

    symbole delphique, mythe solaire , la divine Beaut que de-

    vait me rvler le jeu de la Berma, nuit et jour, sur un autel

    perptuellement allum, trnait au fond de mon esprit, de

    mon esprit dont mes parents svres et lgers allaient dci-

    der sil enfermerait ou non, et pour jamais, les perfections de

    la Desse dvoile cette mme place o se dressait sa

    forme invisible. Et les yeux fixs sur limage inconcevable, je

    luttais du matin au soir contre les obstacles que ma famille

    mopposait. Mais quand ils furent tombs, quand ma mre

    bien que cette matine et lieu prcisment le jour de la

    sance de la Commission aprs laquelle mon pre devait ra-

    mener dner M. de Norpois meut dit : H bien, nous ne

    voulons pas te chagriner, si tu crois que tu auras tant de plai-

    sir, il faut y aller , quand cette journe de thtre, jusque-l

    dfendue, ne dpendit plus que de moi, alors, pour la pre-

    mire fois, nayant plus moccuper quelle cesst dtre im-

    possible, je me demandai si elle tait souhaitable, si dautres

    raisons que la dfense de mes parents nauraient pas d my

    faire renoncer. Dabord, aprs avoir dtest leur cruaut, leur

    consentement me les rendait si chers que lide de leur faire

    de la peine men causait moi-mme une, travers laquelle

    la vie ne mapparaissait plus comme ayant pour but la vrit,

    mais la tendresse, et ne me semblait plus bonne ou mauvaise

    que selon que mes parents seraient heureux ou malheureux.

    Jaimerais mieux ne pas y aller, si cela doit vous affliger ,

    dis-je ma mre qui, au contraire, sefforait de mter cette

    arrire-pense quelle pt en tre triste, laquelle, disait-elle,

    gterait ce plaisir que jaurais Phdre et en considration

    duquel elle et mon pre taient revenus sur leur dfense.

    Mais alors cette sorte dobligation davoir du plaisir me sem-

    blait bien lourde. Puis si je rentrais malade, serais-je guri

    assez vite pour pouvoir aller aux Champs-lyses, les va-

  • 19

    cances finies, aussitt quy retournerait Gilberte ? toutes

    ces raisons, je confrontais, pour dcider ce qui devait

    lemporter, lide, invisible derrire son voile, de la perfec-

    tion de la Berma. Je mettais dans un des plateaux de la ba-

    lance sentir maman triste, risquer de ne pas pouvoir aller

    aux Champs-lyses , dans lautre, pleur jansniste,

    mythe solaire ; mais ces mots eux-mmes finissaient par

    sobscurcir devant mon esprit, ne me disaient plus rien, per-

    daient tout poids ; peu peu mes hsitations devenaient si

    douloureuses que si javais maintenant opt pour le thtre,

    ce net plus t que pour les faire cesser et en tre dlivr

    une fois pour toutes. Cet t pour abrger ma souffrance et

    non plus dans lespoir dun bnfice intellectuel et en cdant

    lattrait de la perfection, que je me serais laiss conduire

    non vers la Sage Desse, mais vers limplacable Divinit sans

    visage et sans nom qui lui avait t subrepticement substi-

    tue sous son voile. Mais brusquement tout fut chang, mon

    dsir daller entendre la Berma reut un coup de fouet nou-

    veau qui me permit dattendre dans limpatience et dans la

    joie cette matine : tant all faire devant la colonne des

    thtres ma station quotidienne, depuis peu si cruelle, de

    stylite, javais vu, tout humide encore, laffiche dtaille de

    Phdre quon venait de coller pour la premire fois (et o,

    vrai dire, le reste de la distribution ne mapportait aucun at-

    trait nouveau qui pt me dcider). Mais elle donnait un des

    buts entre lesquels oscillait mon indcision une forme plus

    concrte et comme laffiche tait date non du jour o je la

    lisais, mais de celui o la reprsentation aurait lieu, et de

    lheure mme du lever du rideau presque imminente, dj

    en voie de ralisation, si bien que je sautai de joie devant la

    colonne en pensant que ce jour-l, exactement cette heure,

    je serais prt entendre la Berma, assis ma place ; et de

    peur que mes parents neussent plus le temps den trouver

  • 20

    deux bonnes pour ma grand-mre et pour moi, je ne fis quun

    bond jusqu la maison, cingl que jtais par ces mots ma-

    giques qui avaient remplac dans ma pense pleur jans-

    niste et mythe solaire : Les dames ne seront pas re-

    ues lorchestre en chapeau, les portes seront fermes

    deux heures.

    Hlas ! cette premire matine fut une grande dception.

    Mon pre nous proposa de nous dposer ma grand-mre et

    moi au thtre, en se rendant sa Commission. Avant de

    quitter la maison, il dit ma mre : Tche davoir un bon

    dner ; tu te rappelles que je dois ramener de Norpois ? Ma

    mre ne lavait pas oubli. Et depuis la veille, Franoise, heu-

    reuse de sadonner cet art de la cuisine pour lequel elle

    avait certainement un don, stimule, dailleurs, par lannonce

    dun convive nouveau, et sachant quelle aurait composer,

    selon des mthodes sues delle seule, du buf la gele, vi-

    vait dans leffervescence de la cration ; comme elle atta-

    chait une importance extrme la qualit intrinsque des

    matriaux qui devaient entrer dans la fabrication de son

    uvre, elle allait elle-mme aux Halles se faire donner les

    plus beaux carrs de romsteck, de jarret de buf, de pied de

    veau, comme Michel-Ange passant huit mois dans les mon-

    tagnes de Carrare choisir les blocs de marbre les plus par-

    faits pour le monument de Jules II. Franoise dpensait dans

    ces alles et venues une telle ardeur que maman voyant sa

    figure enflamme craignait que notre vieille servante ne

    tombt malade de surmenage comme lauteur du tombeau

    des Mdicis dans les carrires de Pietrasanta. Et ds la veille

    Franoise avait envoy cuire dans le four du boulanger, pro-

    tg de mie de pain comme du marbre rose ce quelle appe-

    lait du jambon de NevYork. Croyant la langue moins riche

    quelle nest et ses propres oreilles peu sres, sans doute la

    premire fois quelle avait entendu parler de jambon dYork

  • 21

    avait-elle cru trouvant dune prodigalit invraisemblable

    dans le vocabulaire quil pt exister la fois York et New

    York quelle avait mal entendu et quon avait voulu dire le

    nom quelle connaissait dj. Aussi, depuis, le mot dYork se

    faisait prcder dans ses oreilles ou devant ses yeux si elle li-

    sait une annonce de : New quelle prononait Nev. Et cest

    de la meilleure foi du monde quelle disait sa fille de cui-

    sine : Allez me chercher du jambon chez Olida. Madame

    ma bien recommand que ce soit du NevYork. Ce jour-l,

    si Franoise avait la brlante certitude des grands crateurs,

    mon lot tait la cruelle inquitude du chercheur. Sans doute,

    tant que je neus pas entendu la Berma, jprouvai du plaisir.

    Jen prouvai dans le petit square qui prcdait le thtre et

    dont, deux heures plus tard, les marronniers dnuds allaient

    luire avec des reflets mtalliques ds que les becs de gaz al-

    lums claireraient le dtail de leurs ramures ; devant les

    employs du contrle, desquels le choix, lavancement, le

    sort, dpendaient de la grande artiste qui seule dtenait le

    pouvoir dans cette administration la tte de laquelle des di-

    recteurs phmres et purement nominaux se succdaient

    obscurment et qui prirent nos billets sans nous regarder,

    agits quils taient de savoir si toutes les prescriptions de

    Mme Berma avaient bien t transmises au personnel nou-

    veau, sil tait bien entendu que la claque ne devait jamais

    applaudir pour elle, que les fentres devaient tre ouvertes

    tant quelle ne serait pas en scne et la moindre porte ferme

    aprs, un pot deau chaude dissimul prs delle pour faire

    tomber la poussire du plateau : et, en effet, dans un moment

    sa voiture attele de deux chevaux longue crinire allait

    sarrter devant le thtre, elle en descendrait enveloppe

    dans des fourrures, et rpondant dun geste maussade aux

    saluts, elle enverrait une de ses suivantes sinformer de

    lavant-scne quon avait rserve pour ses amis, de la tem-

  • 22

    prature de la salle, de la composition des loges, de la tenue

    des ouvreuses, thtre et public ntant pour elle quun se-

    cond vtement plus extrieur dans lequel elle entrerait et le

    milieu plus ou moins bon conducteur que son talent aurait

    traverser. Je fus heureux aussi dans la salle mme ; depuis

    que je savais que contrairement ce que mavaient si long-

    temps reprsent mes imaginations enfantines il ny avait

    quune scne pour tout le monde, je pensais quon devait

    tre empch de bien voir par les autres spectateurs comme

    on lest au milieu dune foule ; or je me rendis compte quau

    contraire, grce une disposition qui est comme le symbole

    de toute perception, chacun se sent le centre du thtre ; ce

    qui mexpliqua quune fois quon avait envoy Franoise voir

    un mlodrame aux troisimes galeries, elle avait assur en

    rentrant que sa place tait la meilleure quon pt avoir, et au

    lieu de se trouver trop loin, stait sentie intimide par la

    proximit mystrieuse et vivante du rideau. Mon plaisir sac-

    crut encore quand je commenai distinguer derrire ce ri-

    deau baiss des bruits confus comme on en entend sous la

    coquille dun uf quand le poussin va sortir, qui bientt

    grandirent, et tout coup, de ce monde impntrable notre

    regard, mais qui nous voyait du sien, sadressrent indubita-

    blement nous sous la forme imprieuse de trois coups aussi

    mouvants que des signaux venus de la plante Mars. Et ce

    rideau une fois lev quand sur la scne une table crire et

    une chemine, assez ordinaires dailleurs, signifirent que les

    personnages qui allaient entrer seraient, non pas des acteurs

    venus pour rciter comme jen avais vu une fois en soire,

    mais des hommes en train de vivre chez eux un jour de leur

    vie dans laquelle je pntrais par effraction sans quils pus-

    sent me voir, mon plaisir continua de durer ; il fut interrom-

    pu par une courte inquitude : juste comme je dressais

    loreille avant que comment la pice, deux hommes entr-

  • 23

    rent par la scne, bien en colre, puisquils parlaient assez

    fort pour que dans cette salle o il y avait plus de mille per-

    sonnes on distingut toutes leurs paroles, tandis que dans un

    petit caf on est oblig de demander au garon ce que disent

    deux individus qui se collettent ; mais dans le mme instant,

    tonn de voir que le public les entendait sans protester,

    submerg quil tait par un unanime silence sur lequel vint

    bientt clapoter un rire ici, un autre l, je compris que ces in-

    solents taient les acteurs et que la petite pice, dite lever de

    rideau, venait de commencer. Elle fut suivie dun entracte si

    long que les spectateurs revenus leurs places simpatien-

    taient, tapaient des pieds. Jen tais effray ; car de mme

    que dans le compte rendu dun procs, quand je lisais quun

    homme dun noble cur allait venir, au mpris de ses int-

    rts, tmoigner en faveur dun innocent, je craignais toujours

    quon ne ft pas assez gentil pour lui, quon ne lui marqut

    pas assez de reconnaissance, quon ne le rcompenst pas

    richement, et, qucur, il se mt du ct de linjustice ; de

    mme, assimilant en cela le gnie la vertu, javais peur que

    la Berma, dpite par les mauvaises faons dun public aussi

    mal lev dans lequel jaurais voulu au contraire quelle pt

    reconnatre avec satisfaction quelques clbrits au juge-

    ment de qui elle et attach de limportance ne lui expri-

    mt son mcontentement et son ddain en jouant mal. Et je

    regardais dun air suppliant ces brutes trpignantes qui al-

    laient briser dans leur fureur limpression fragile et prcieuse

    que jtais venu chercher. Enfin, les derniers moments de

    mon plaisir furent pendant les premires scnes de Phdre.

    Le personnage de Phdre ne parat pas dans ce commence-

    ment du second acte ; et, pourtant, ds que le rideau fut lev

    et quun second rideau, en velours rouge celui-l, se fut car-

    t, qui ddoublait la profondeur de la scne dans toutes les

    pices o jouait ltoile, une actrice entra par le fond, qui

  • 24

    avait la figure et la voix quon mavait dit tre celles de la

    Berma. On avait d changer la distribution, tout le soin que

    javais mis tudier le rle de la femme de Thse devenait

    inutile. Mais une autre actrice donna la rplique la pre-

    mire. Javais d me tromper en prenant celle-l pour la

    Berma, car la seconde lui ressemblait davantage encore et,

    plus que lautre, avait sa diction. Toutes deux dailleurs ajou-

    taient leur rle de nobles gestes que je distinguais claire-

    ment et dont je comprenais la relation avec le texte, tandis

    quelles soulevaient leurs beaux pplums et aussi des into-

    nations ingnieuses, tantt passionnes, tantt ironiques, qui

    me faisaient comprendre la signification dun vers que javais

    lu chez moi sans apporter assez dattention ce quil voulait

    dire. Mais tout dun coup, dans lcartement du rideau rouge

    du sanctuaire, comme dans un cadre, une femme parut et

    aussitt, la peur que jeus, bien plus anxieuse que pouvait

    tre celle de la Berma, quon la gnt en ouvrant une fentre,

    quon altrt le son dune de ses paroles en froissant un pro-

    gramme, quon lindispost en applaudissant ses camarades,

    en ne lapplaudissant pas, elle, assez ; ma faon, plus ab-

    solue encore que celle de la Berma, de ne considrer, ds cet

    instant, salle, public, acteurs, pice, et mon propre corps que

    comme un milieu acoustique nayant dimportance que dans

    la mesure o il tait favorable aux inflexions de cette voix, je

    compris que les deux actrices que jadmirais depuis quelques

    minutes navaient aucune ressemblance avec celle que jtais

    venu entendre. Mais en mme temps tout mon plaisir avait

    cess ; javais beau tendre vers la Berma mes yeux, mes

    oreilles, mon esprit, pour ne pas laisser chapper, une miette

    des raisons quelle me donnerait de ladmirer, je ne parve-

    nais pas en recueillir une seule. Je ne pouvais mme pas,

    comme pour ses camarades, distinguer dans sa diction et

    dans son jeu des intonations intelligentes, de beaux gestes.

  • 25

    Je lcoutais comme jaurais lu Phdre, ou comme si Phdre

    elle-mme avait dit en ce moment les choses que jentendais,

    sans que le talent de la Berma semblt leur avoir rien ajout.

    Jaurais voulu pour pouvoir lapprofondir, pour tcher dy

    dcouvrir ce quelle avait de beau arrter, immobiliser

    longtemps devant moi chaque intonation de lartiste, chaque

    expression de sa physionomie ; du moins, je tchais, force

    dagilit mentale, en ayant avant un vers mon attention tout

    installe et mise au point, de ne pas distraire en prparatifs

    une parcelle de la dure de chaque mot, de chaque geste, et,

    grce lintensit de mon attention, darriver descendre en

    eux aussi profondment que jaurais fait si javais eu de

    longues heures moi. Mais que cette dure tait brve !

    peine un son tait-il reu dans mon oreille quil tait rempla-

    c par un autre. Dans une scne o la Berma reste immobile

    un instant, le bras lev la hauteur du visage, baigne grce

    un artifice dclairage dans une lumire verdtre, devant le

    dcor qui reprsente la mer, la salle clata en applaudisse-

    ments, mais dj lactrice avait chang de place et le tableau

    que jaurais voulu tudier nexistait plus. Je dis ma grand-

    mre que je ne voyais pas bien, elle me passa sa lorgnette.

    Seulement, quand on croit la ralit des choses, user dun

    moyen artificiel pour se les faire montrer nquivaut pas tout

    fait se sentir prs delles. Je pensais que ce ntait plus la

    Berma que je voyais, mais son image dans le verre grossis-

    sant. Je reposai la lorgnette ; mais peut-tre limage que re-

    cevait mon il, diminue par lloignement, ntait pas plus

    exacte ; laquelle des deux Berma tait la vraie ? Quant la

    dclaration Hippolyte, javais beaucoup compt sur ce

    morceau o, en juger par la signification ingnieuse que ses

    camarades me dcouvraient tout moment dans des parties

    moins belles, elle aurait certainement des intonations plus

    surprenantes que celles que chez moi, en lisant, javais tch

  • 26

    dimaginer ; mais elle natteignit mme pas jusqu celles

    qunone ou Aricie eussent trouves, elle passa au rabot

    dune mlope uniforme toute la tirade o se trouvrent con-

    fondues ensemble des oppositions pourtant si tranches

    quune tragdienne peine intelligente, mme des lves de

    lyce, nen eussent pas nglig leffet ; dailleurs, elle la dbi-

    ta tellement vite que ce fut seulement quand elle fut arrive

    au dernier vers que mon esprit prit conscience de la mono-

    tonie voulue quelle avait impose aux premiers.

    Enfin clata mon premier sentiment dadmiration : il fut

    provoqu par les applaudissements frntiques des specta-

    teurs. Jy mlai les miens en tchant de les prolonger, afin

    que, par reconnaissance, la Berma se surpassant, je fusse

    certain de lavoir entendue dans un de ses meilleurs jours. Ce

    qui est du reste curieux, cest que le moment o se dchana

    cet enthousiasme du public fut, je lai su depuis, celui o la

    Berma a une de ses plus belles trouvailles. Il semble que cer-

    taines ralits transcendantes mettent autour delles des

    rayons auxquels la foule est sensible. Cest ainsi que, par

    exemple, quand un vnement se produit, quand la fron-

    tire une arme est en danger, ou battue, ou victorieuse, les

    nouvelles assez obscures quon reoit et do lhomme culti-

    v ne sait pas tirer grand-chose, excitent dans la foule une

    motion qui le surprend et dans laquelle, une fois que les ex-

    perts lont mis au courant de la vritable situation militaire, il

    reconnat la perception par le peuple de cette aura qui

    entoure les grands vnements et qui peut tre visible des

    centaines de kilomtres. On apprend la victoire, ou aprs

    coup quand la guerre est finie, ou tout de suite par la joie du

    concierge. On dcouvre un trait gnial du jeu de la Berma

    huit jours aprs lavoir entendue, par la critique, ou sur le

    coup par les acclamations du parterre. Mais cette connais-

    sance immdiate de la foule tant mle cent autres toutes

  • 27

    errones, les applaudissements tombaient le plus souvent

    faux, sans compter quils taient mcaniquement soulevs

    par la force des applaudissements antrieurs, comme dans

    une tempte une fois que la mer a t suffisamment remue

    elle continue grossir, mme si le vent ne saccrot plus.

    Nimporte, au fur et mesure que japplaudissais, il me sem-

    blait que la Berma avait mieux jou. Au moins, disait ct

    de moi une femme assez commune, elle se dpense celle-l,

    elle se frappe se faire mal, elle court, parlez-moi de a,

    cest jouer. Et heureux de trouver ces raisons de la suprio-

    rit de la Berma, tout en me doutant quelles ne lexpli-

    quaient pas plus que celle de La Joconde ou du Perse de

    Benvenuto, lexclamation dun paysan : Cest bien fait tout

    de mme ! cest tout en or, et du beau ! quel travail ! , je

    partageai avec ivresse le vin grossier de cet enthousiasme

    populaire. Je nen sentis pas moins, le rideau tomb, un d-

    sappointement que ce plaisir que javais tant dsir net pas

    t plus grand, mais en mme temps le besoin de le prolon-

    ger, de ne pas quitter pour jamais, en sortant de la salle,

    cette vie du thtre qui pendant quelques heures avait t la

    mienne, et dont je me serais arrach comme en un dpart

    pour lexil, en rentrant directement la maison, si je navais

    espr dy apprendre beaucoup sur la Berma par son admira-

    teur auquel je devais quon met permis daller Phdre,

    M. de Norpois. Je lui fus prsent avant le dner par mon

    pre qui mappela pour cela dans son cabinet. mon entre,

    lambassadeur se leva, me tendit la main, inclina sa haute

    taille et fixa attentivement sur moi ses yeux bleus. Comme

    les trangers de passage qui lui taient prsents, au temps

    o il reprsentait la France, taient plus ou moins

    jusquaux chanteurs connus des personnes de marque et

    dont il savait alors quil pourrait dire plus tard, quand on

    prononcerait leur nom Paris ou Ptersbourg, quil se rap-

  • 28

    pelait parfaitement la soire quil avait passe avec eux

    Munich ou Sofia, il avait pris lhabitude de leur marquer

    par son affabilit la satisfaction quil avait de les connatre :

    mais de plus, persuad que dans la vie des capitales, au con-

    tact la fois des individualits intressantes qui les traver-

    sent et des usages du peuple qui les habite, on acquiert une

    connaissance approfondie, et que les livres ne donnent pas,

    de lhistoire, de la gographie, des murs des diffrentes na-

    tions, du mouvement intellectuel de lEurope, il exerait sur

    chaque nouveau venu ses facults aigus dobservateur afin

    de savoir de suite quelle espce dhomme il avait faire. Le

    gouvernement ne lui avait plus depuis longtemps confi de

    poste ltranger, mais ds quon lui prsentait quelquun,

    ses yeux, comme sils navaient pas reu notification de sa

    mise en disponibilit, commenaient observer avec fruit,

    cependant que par toute son attitude il cherchait montrer

    que le nom de ltranger ne lui tait pas inconnu. Aussi, tout

    en me parlant avec bont et de lair dimportance dun

    homme qui sait sa vaste exprience, il ne cessait de mexa-

    miner avec une curiosit sagace et pour son profit, comme si

    jeusse t quelque usage exotique, quelque monument ins-

    tructif, ou quelque toile en tourne. Et de la sorte il faisait

    preuve, mon endroit, la fois de la majestueuse amabilit

    du sage Mentor et de la curiosit studieuse du jeune Ana-

    charsis.

    Il ne moffrit absolument rien pour La Revue des Deux

    Mondes, mais me posa un certain nombre de questions sur ce

    quavaient t ma vie et mes tudes, sur mes gots dont

    jentendis parler pour la premire fois comme sil pouvait

    tre raisonnable de les suivre, tandis que javais cru jusquici

    que ctait un devoir de les contrarier. Puisquils me por-

    taient du ct de la littrature, il ne me dtourna pas delle ;

    il men parla au contraire avec dfrence comme dune per-

  • 29

    sonne vnrable et charmante du cercle choisi de laquelle,

    Rome ou Dresde, on a gard le meilleur souvenir et quon

    regrette par suite des ncessits de la vie de retrouver si ra-

    rement. Il semblait menvier en souriant dun air presque

    grivois les bons moments que, plus heureux que lui et plus

    libre, elle me ferait passer. Mais les termes mmes dont il se

    servait me montraient la Littrature comme trop diffrente

    de limage que je men tais faite Combray, et je compris

    que javais eu doublement raison de renoncer elle.

    Jusquici je mtais seulement rendu compte que je navais

    pas le don dcrire ; maintenant M. de Norpois men tait

    mme le dsir. Je voulus lui expliquer ce que javais rv ;

    tremblant dmotion, je me serais fait un scrupule que toutes

    mes paroles ne fussent pas lquivalent le plus sincre pos-

    sible de ce que javais senti et que je navais jamais essay

    de me formuler ; cest dire que mes paroles neurent aucune

    nettet. Peut-tre par habitude professionnelle, peut-tre en

    vertu du calme quacquiert tout homme important dont on

    sollicite le conseil et qui, sachant quil gardera en mains la

    matrise de la conversation, laisse linterlocuteur sagiter,

    sefforcer, peiner son aise, peut-tre aussi pour faire valoir

    le caractre de sa tte (selon lui grecque, malgr les grands

    favoris), M. de Norpois, pendant quon lui exposait quelque

    chose, gardait une immobilit de visage aussi absolue que si

    vous aviez parl devant quelque buste antique et sourd

    dans une glyptothque. Tout coup, tombant comme le mar-

    teau du commissaire-priseur, ou comme un oracle de

    Delphes, la voix de lambassadeur qui vous rpondait vous

    impressionnait dautant plus que rien dans sa face ne vous

    avait laiss souponner le genre dimpression que vous aviez

    produit sur lui, ni lavis quil allait mettre.

    Prcisment , me dit-il tout coup comme si la cause

    tait juge et aprs mavoir laiss bafouiller en face des yeux

  • 30

    immobiles qui ne me quittaient pas un instant, jai le fils

    dun de mes amis qui, mutatis mutandis, est comme vous (et

    il prit pour parler de nos dispositions communes le mme

    ton rassurant que si elles avaient t des dispositions non

    pas la littrature, mais au rhumatisme, et sil avait voulu

    me montrer quon nen mourait pas). Aussi a-t-il prfr quit-

    ter le quai dOrsay o la voie lui tait pourtant toute trace

    par son pre et sans se soucier du quen-dira-t-on, il sest mis

    produire. Il na certes pas lieu de sen repentir. Il a publi il

    y a deux ans il est dailleurs beaucoup plus g que vous,

    naturellement, un ouvrage relatif au sentiment de lInfini

    sur la rive occidentale du lac Victoria-Nyanza et cette anne

    un opuscule moins important, mais conduit dune plume

    alerte, parfois mme acre, sur le fusil rptition dans

    larme bulgare, qui lont mis tout fait hors de pair. Il a dj

    fait un joli chemin, il nest pas homme sarrter en route, et

    je sais que, sans que lide dune candidature ait t envisa-

    ge, on a laiss tomber son nom deux ou trois fois dans la

    conversation, et dune faon qui navait rien de dfavorable,

    lAcadmie des sciences morales. En somme, sans pouvoir

    dire encore quil soit au pinacle, il a conquis de haute lutte

    une fort jolie position et le succs qui ne va pas toujours

    quaux agits et aux brouillons, aux faiseurs dembarras qui

    sont presque toujours des faiseurs, le succs a rcompens

    son effort.

    Mon pre, me voyant dj acadmicien dans quelques

    annes, respirait une satisfaction que M. de Norpois porta

    son comble quand, aprs un instant dhsitation pendant le-

    quel il sembla calculer les consquences de son acte, il me

    dit, en me tendant sa carte : Allez donc le voir de ma part,

    il pourra vous donner dutiles conseils , me causant par ces

    mots une agitation aussi pnible que sil mavait annonc

  • 31

    quon membarquerait le lendemain comme mousse bord

    dun voilier.

    Ma tante Lonie mavait fait hritier en mme temps que

    de beaucoup dobjets et de meubles fort embarrassants, de

    presque toute sa fortune liquide rvlant ainsi aprs sa

    mort une affection pour moi que je navais gure souponne

    pendant sa vie. Mon pre, qui devait grer cette fortune

    jusqu ma majorit, consulta M. de Norpois sur un certain

    nombre de placements. Il conseilla des titres faible rende-

    ment quil jugeait particulirement solides, notamment les

    Consolids anglais et le 4 % russe. Avec ces valeurs de tout

    premier ordre, dit M. de Norpois, si le revenu nest pas trs

    lev, vous tes du moins assur de ne jamais voir flchir le

    capital. Pour le reste, mon pre lui dit en gros ce quil avait

    achet. M. de Norpois eut un imperceptible sourire de flici-

    tations : comme tous les capitalistes, il estimait la fortune

    une chose enviable, mais trouvait plus dlicat de ne compli-

    menter que par un signe dintelligence peine avou, au su-

    jet de celle quon possdait ; dautre part, comme il tait lui-

    mme colossalement riche, il trouvait de bon got davoir

    lair de juger considrables les revenus moindres dautrui,

    avec pourtant un retour joyeux et confortable sur la suprio-

    rit des siens. En revanche il nhsita pas fliciter mon pre

    de la composition de son portefeuille dun got trs sr,

    trs dlicat, trs fin . On aurait dit quil attribuait aux rela-

    tions des valeurs de bourse entre elles, et mme aux valeurs

    de bourse en elles-mmes, quelque chose comme un mrite

    esthtique. Dune, assez nouvelle et ignore, dont mon pre

    lui parla, M. de Norpois, pareil ces gens qui ont lu des

    livres que vous vous croyiez seul connatre, lui dit : Mais

    si, je me suis amus pendant quelque temps la suivre dans

    la Cote, elle tait intressante , avec le sourire rtrospecti-

    vement captiv dun abonn qui a lu le dernier roman dune

  • 32

    revue, par tranches, en feuilleton. Je ne vous dconseille-

    rais pas de souscrire lmission qui va tre lance prochai-

    nement. Elle est attrayante, car on vous offre les titres des

    prix tentants. Pour certaines valeurs anciennes au con-

    traire, mon pre, ne se rappelant plus exactement les noms,

    faciles confondre avec ceux dactions similaires, ouvrit un

    tiroir et montra les titres eux-mmes lambassadeur. Leur

    vue me charma ; ils taient enjolivs de flches de cath-

    drales et de figures allgoriques comme certaines vieilles pu-

    blications romantiques que javais feuilletes autrefois. Tout

    ce qui est dun mme temps se ressemble ; les artistes qui il-

    lustrent les pomes dune poque sont les mmes que font

    travailler pour elles les Socits financires. Et rien ne fait

    mieux penser certaines livraisons de Notre-Dame de Paris et

    duvres de Grard de Nerval, telles quelles taient accro-

    ches la devanture de lpicerie de Combray, que, dans son

    encadrement rectangulaire et fleuri que supportaient des di-

    vinits fluviales, une action nominative de la Compagnie des

    Eaux.

    Mon pre avait pour mon genre dintelligence un mpris

    suffisamment corrig par la tendresse pour quau total, son

    sentiment sur tout ce que je faisais ft une indulgence

    aveugle. Aussi nhsita-t-il pas menvoyer chercher un petit

    pome en prose que javais fait autrefois Combray en reve-

    nant dune promenade. Je lavais crit avec une exaltation

    quil me semblait devoir communiquer ceux qui le liraient.

    Mais elle ne dut pas gagner M. de Norpois, car ce fut sans

    me dire une parole quil me le rendit.

    Ma mre, pleine de respect pour les occupations de mon

    pre, vint demander, timidement, si elle pouvait faire servir.

    Elle avait peur dinterrompre une conversation o elle

    naurait pas eu tre mle. Et, en effet, tout moment mon

  • 33

    pre rappelait au marquis quelque mesure utile quils avaient

    dcid de soutenir la prochaine sance de la Commission,

    et il le faisait sur le ton particulier quont ensemble dans un

    milieu diffrent pareils en cela deux collgiens deux

    collgues qui leurs habitudes professionnelles crent des

    souvenirs communs o nont pas accs les autres et auxquels

    ils sexcusent de se reporter devant eux.

    Mais la parfaite indpendance des muscles du visage

    laquelle M. de Norpois tait arriv lui permettait dcouter

    sans avoir lair dentendre. Mon pre finissait par se trou-

    bler : Javais pens demander lavis de la Commis-

    sion , disait-il M. de Norpois aprs de longs prambules.

    Alors du visage de laristocratique virtuose qui avait gard

    linertie dun instrumentiste dont le moment nest pas venu

    dexcuter sa partie, sortait avec un dbit gal, sur un ton ai-

    gu et comme ne faisant que finir, mais confie cette fois un

    autre timbre, la phrase commence : Que bien entendu

    vous nhsiterez pas runir, dautant plus que les membres

    vous sont individuellement connus et peuvent facilement se

    dplacer. Ce ntait pas videmment en elle-mme une

    terminaison bien extraordinaire. Mais limmobilit qui lavait

    prcde la faisait se dtacher avec la nettet cristalline,

    limprvu quasi malicieux de ces phrases par lesquelles le

    piano, silencieux jusque-l, rplique, au moment voulu, au

    violoncelle quon vient dentendre, dans un concerto de Mo-

    zart.

    H bien, as-tu t content de ta matine ? me dit

    mon pre tandis quon passait table, pour me faire briller et

    pensant que mon enthousiasme me ferait bien juger par

    M. de Norpois. Il est all entendre la Berma tantt, vous

    vous rappelez que nous en avions parl ensemble , dit-il en

    se tournant vers le diplomate du mme ton dallusion rtros-

  • 34

    pective, technique et mystrieuse que sil se ft agi dune

    sance de la Commission.

    Vous avez d tre enchant, surtout si ctait la pre-

    mire fois que vous lentendiez. Monsieur votre pre salar-

    mait du contre-coup que cette petite escapade pouvait avoir

    sur votre tat de sant, car vous tes un peu dlicat, un peu

    frle, je crois. Mais je lai rassur. Les thtres ne sont plus

    aujourdhui ce quils taient il y a seulement vingt ans. Vous

    avez des siges peu prs confortables, une atmosphre re-

    nouvele, quoique nous ayons fort faire encore pour re-

    joindre lAllemagne et lAngleterre, qui cet gard comme

    bien dautres ont une formidable avance sur nous. Je nai pas

    vu Mme Berma dans Phdre, mais jai entendu dire quelle y

    tait admirable. Et vous avez t ravi, naturellement ?

    M. de Norpois, mille fois plus intelligent que moi, devait

    dtenir cette vrit que je navais pas su extraire du jeu de la

    Berma, il allait me la dcouvrir ; en rpondant sa question,

    jallais le prier de me dire en quoi cette vrit consistait ; et il

    justifierait ainsi ce dsir que javais eu de voir lactrice. Je

    navais quun moment, il fallait en profiter et faire porter

    mon interrogatoire sur les points essentiels. Mais quels

    taient-ils ? Fixant mon attention tout entire sur mes im-

    pressions si confuses, et ne songeant nullement me faire

    admirer de M. de Norpois, mais obtenir de lui la vrit

    souhaite, je ne cherchais pas remplacer les mots qui me

    manquaient par des expressions toutes faites, je balbutiai, et

    finalement, pour tcher de le provoquer dclarer ce que la

    Berma avait dadmirable, je lui avouai que javais t du.

    Mais comment , scria mon pre, ennuy de lim-

    pression fcheuse que laveu de mon incomprhension pou-

    vait produire sur M. de Norpois, comment peux-tu dire que

  • 35

    tu nas pas eu de plaisir ? Ta grand-mre nous a racont que

    tu ne perdais pas un mot de ce que la Berma disait, que tu

    avais les yeux hors de la tte, quil ny avait que toi dans la

    salle comme cela.

    Mais oui, jcoutais de mon mieux pour savoir ce

    quelle avait de si remarquable. Sans doute, elle est trs

    bien

    Si elle est trs bien, quest-ce quil te faut de plus ?

    Une des choses qui contribuent certainement au suc-

    cs de Mme Berma , dit M. de Norpois en se tournant avec

    application vers ma mre pour ne pas la laisser en dehors de

    la conversation et afin de remplir consciencieusement son

    devoir de politesse envers une matresse de maison, cest

    le got parfait quelle apporte dans le choix de ses rles et

    qui lui vaut toujours un franc succs, et de bon aloi. Elle joue

    rarement des mdiocrits. Voyez, elle sest attaque au rle

    de Phdre. Dailleurs, ce got elle lapporte dans ses toi-

    lettes, dans son jeu. Bien quelle ait fait de frquentes et fruc-

    tueuses tournes en Angleterre et en Amrique, la vulgarit

    je ne dirai pas de John Bull, ce qui serait injuste, au moins

    pour lAngleterre de lre victorienne, mais de loncle Sam

    na pas dteint sur elle. Jamais de couleurs trop voyantes, de

    cris exagrs. Et puis cette voix admirable qui la sert si bien

    et dont elle joue ravir, je serais presque tent de dire en

    musicienne !

    Mon intrt pour le jeu de la Berma navait cess de

    grandir depuis que la reprsentation tait finie parce quil ne

    subissait plus la compression et les limites de la ralit ; mais

    jprouvais le besoin de lui trouver des explications, de plus,

    il stait port avec une intensit gale, pendant que la Ber-

    ma jouait, sur tout ce quelle offrait, dans lindivisibilit de la

  • 36

    vie, mes yeux, mes oreilles ; il navait rien spar et dis-

    tingu ; aussi fut-il heureux de se dcouvrir une cause rai-

    sonnable dans ces loges donns la simplicit, au bon got

    de lartiste, il les attirait lui par son pouvoir dabsorption,

    semparait deux comme loptimisme dun homme ivre des

    actions de son voisin dans lesquelles il trouve une raison

    dattendrissement. Cest vrai, me disais-je, quelle belle

    voix, quelle absence de cris, quels costumes simples, quelle

    intelligence davoir t choisir Phdre ! Non, je nai pas t

    du.

    Le buf froid aux carottes fit son apparition, couch par

    le Michel-Ange de notre cuisine sur dnormes cristaux de

    gele pareils des blocs de quartz transparent.

    Vous avez un chef de tout premier ordre, madame, dit

    M. de Norpois. Et ce nest pas peu de chose. Moi qui ai eu

    ltranger tenir un certain train de maison, je sais combien

    il est souvent difficile de trouver un parfait matre queux. Ce

    sont de vritables agapes auxquelles vous nous avez convis

    l.

    Et, en effet, Franoise, surexcite par lambition de rus-

    sir pour un invit de marque un dner enfin sem de difficul-

    ts dignes delle, stait donn une peine quelle ne prenait

    plus quand nous tions seuls et avait retrouv sa manire in-

    comparable de Combray.

    Voil ce quon ne peut obtenir au cabaret, je dis dans

    les meilleurs : une daube de buf o la gele ne sente pas la

    colle, et o le buf ait pris parfum des carottes, cest admi-

    rable ! Permettez-moi dy revenir, ajouta-t-il en faisant signe

    quil voulait encore de la gele. Je serais curieux de juger

    votre Vatel maintenant sur un mets tout diffrent, je vou-

  • 37

    drais, par exemple, le trouver aux prises avec le buf Stro-

    ganof.

    M. de Norpois pour contribuer lui aussi lagrment du

    repas nous servit diverses histoires dont il rgalait frquem-

    ment ses collgues de carrire, tantt citant une priode ridi-

    cule dite par un homme politique coutumier du fait et qui les

    faisait longues et pleines dimages incohrentes, tantt telle

    formule lapidaire dun diplomate plein datticisme. Mais,

    vrai dire, le critrium qui distinguait pour lui ces deux ordres

    de phrases ne ressemblait en rien celui que jappliquais la

    littrature. Bien des nuances mchappaient ; les mots quil

    rcitait en sesclaffant ne me paraissaient pas trs diffrents

    de ceux quil trouvait remarquables. Il appartenait au genre

    dhommes qui pour les uvres que jaimais et dit : Alors,

    vous comprenez ? Moi, javoue que je ne comprends pas, je

    ne suis pas initi , mais jaurais pu lui rendre la pareille, je

    ne saisissais pas lesprit ou la sottise, lloquence ou lenflure

    quil trouvait dans une rplique ou dans un discours et

    labsence de toute raison perceptible pour quoi ceci tait mal

    et ceci bien, faisait que cette sorte de littrature mtait plus

    mystrieuse, me semblait plus obscure quaucune. Je dm-

    lai seulement que rpter ce que tout le monde pensait

    ntait pas en politique une marque dinfriorit mais de su-

    priorit. Quand M. de Norpois se servait de certaines ex-

    pressions qui tranaient dans les journaux et les prononait

    avec force, on sentait quelles devenaient un acte par le seul

    fait quil les avait employes et un acte qui susciterait des

    commentaires.

    Ma mre comptait beaucoup sur la salade dananas et de

    truffes. Mais lambassadeur aprs avoir exerc un instant sur

    le mets la pntration de son regard dobservateur, la man-

    gea en restant entour de discrtion diplomatique et ne nous

  • 38

    livra pas sa pense. Ma mre insista pour quil en reprt, ce

    que fit M. de Norpois, mais en disant seulement au lieu du

    compliment quon esprait : Jobis, madame, puisque je

    vois que cest l de votre part un vritable oukase.

    Nous avons lu dans les feuilles que vous vous tiez

    entretenu longuement avec le roi Thodose, lui dit mon pre.

    En effet, le roi qui a une rare mmoire des physiono-

    mies a eu la bont de se souvenir en mapercevant lor-

    chestre que javais eu lhonneur de le voir pendant plusieurs

    jours la cour de Bavire, quand il ne songeait pas son

    trne oriental (vous savez quil y a t appel par un congrs

    europen, et il a mme fort hsit laccepter, jugeant cette

    souverainet un peu ingale sa race, la plus noble, hraldi-

    quement parlant, de toute lEurope). Un aide de camp est

    venu me dire daller saluer Sa Majest, lordre de qui je me

    suis naturellement empress de dfrer.

    Avez-vous t content des rsultats de son sjour ?

    Enchant ! Il tait permis de concevoir quelque ap-

    prhension sur la faon dont un monarque encore si jeune se

    tirerait de ce pas difficile, surtout dans des conjonctures aus-

    si dlicates. Pour ma part je faisais pleine confiance au sens

    politique du souverain. Mais javoue que mes esprances ont

    t dpasses. Le toast quil a prononc llyse, et qui,

    daprs des renseignements qui me viennent de source tout

    fait autorise, avait t compos par lui du premier mot

    jusquau dernier, tait entirement digne de lintrt quil a

    excit partout. Cest tout simplement un coup de matre ; un

    peu hardi je le veux bien, mais dune audace quen somme

    lvnement a pleinement justifie. Les traditions diploma-

    tiques ont certainement du bon, mais dans lespce elles

    avaient fini par faire vivre son pays et le ntre dans une at-

  • 39

    mosphre de renferm qui ntait plus respirable. Eh bien !

    une des manires de renouveler lair, videmment une de

    celles quon ne peut pas recommander mais que le roi Tho-

    dose pouvait se permettre, cest de casser les vitres. Et il la

    fait avec une belle humeur qui a ravi tout le monde, et aussi

    une justesse dans les termes o on a reconnu tout de suite la

    race de princes lettrs laquelle il appartient par sa mre. Il

    est certain que quand il a parl des affinits qui unissent

    son pays la France, lexpression, pour peu usite quelle

    puisse tre dans le vocabulaire des chancelleries, tait singu-

    lirement heureuse. Vous voyez que la littrature ne nuit pas,

    mme dans la diplomatie, mme sur un trne, ajouta-t-il en

    sadressant moi. La chose tait constate depuis long-

    temps, je le veux bien, et les rapports entre les deux puis-

    sances taient devenus excellents. Encore fallait-il quelle ft

    dite. Le mot tait attendu, il a t choisi merveille, vous

    avez vu comme il a port. Pour ma part jy applaudis des

    deux mains.

    Votre ami, M. de Vaugoubert, qui prparait le rappro-

    chement depuis des annes, a d tre content.

    Dautant plus que Sa Majest qui est assez coutu-

    mire du fait avait tenu lui en faire la surprise. Cette sur-

    prise a t complte du reste pour tout le monde, com-

    mencer par le ministre des Affaires trangres, qui, ce

    quon ma dit, ne la pas trouve son got. quelquun qui

    lui en parlait, il aurait rpondu trs nettement, assez haut

    pour tre entendu des personnes voisines : Je nai t ni

    consult, ni prvenu, indiquant clairement par l quil dcli-

    nait toute responsabilit dans lvnement. Il faut avouer que

    celui-ci a fait un beau tapage et je noserais pas affirmer,

    ajouta-t-il avec un sourire malicieux, que tels de mes col-

    lgues pour qui la loi suprme semble tre celle du moindre

  • 40

    effort, nen ont pas t troubls dans leur quitude. Quant

    Vaugoubert, vous savez quil avait t fort attaqu pour sa

    politique de rapprochement avec la France, et il avait d

    dautant plus en souffrir que cest un sensible, un cur ex-

    quis. Jen puis dautant mieux tmoigner que bien quil soit

    mon cadet et de beaucoup, je lai fort pratiqu, nous sommes

    amis de longue date, et je le connais bien. Dailleurs qui ne le

    connatrait ? cest une me de cristal. Cest mme le seul d-

    faut quon pourrait lui reprocher, il nest pas ncessaire que

    le cur dun diplomate soit aussi transparent que le sien. Ce-

    la nempche pas quon parle de lenvoyer Rome, ce qui est

    un bel avancement, mais un bien gros morceau. Entre nous,

    je crois que Vaugoubert, si dnu quil soit dambition, en se-

    rait fort content et ne demande nullement quon loigne de

    lui ce calice. Il fera peut-tre merveille l-bas ; il est le can-

    didat de la Consulta, et pour ma part, je le vois trs bien, lui

    si artiste, dans le cadre du palais Farnse et la galerie des

    Carraches. Il semble quau moins personne ne devrait pou-

    voir le har ; mais il y a autour du roi Thodose toute une

    camarilla plus ou moins infode la Wilhelmstrasse dont

    elle suit docilement les inspirations et qui a cherch de

    toutes faons lui tailler des croupires. Vaugoubert na pas

    eu faire face seulement aux intrigues de couloirs mais aux

    injures de folliculaires gages qui plus tard, lches comme

    lest tout journaliste stipendi, ont t des premiers de-

    mander laman, mais qui en attendant nont pas recul faire

    tat, contre notre reprsentant, des ineptes accusations de

    gens sans aveu. Pendant plus dun mois les ennemis de Vau-

    goubert ont dans autour de lui la danse du scalp, dit

    M. de Norpois, en dtachant avec force ce dernier mot. Mais

    un bon averti en vaut deux ; ces injures il les a repousses du

    pied , ajouta-t-il plus nergiquement encore, et avec un re-

    gard si farouche que nous cessmes un instant de manger.

  • 41

    Comme dit un beau proverbe arabe : Les chiens aboient,

    la caravane passe. Aprs avoir jet cette citation

    M. de Norpois sarrta pour nous regarder et juger de leffet

    quelle avait produit sur nous. Il fut grand ; le proverbe nous

    tait connu : il avait remplac cette anne-l chez les

    hommes de haute valeur cet autre : Qui sme le vent r-

    colte la tempte , lequel avait besoin de repos, ntant pas

    infatigable et vivace comme : Travailler pour le roi de

    Prusse . Car la culture de ces gens minents tait une cul-

    ture alterne, et gnralement triennale. Certes les citations

    de ce genre, et desquelles M. de Norpois excellait mailler

    ses articles de la Revue, ntaient point ncessaires pour que

    ceux-ci parussent solides et bien informs. Mme dpourvus

    de lornement quelles leur apportaient, il suffisait que

    M. de Norpois crivt point nomm ce quil ne manquait

    pas de faire : Le Cabinet de Saint-James ne fut pas le

    dernier sentir le pril ou bien Lmotion fut grande au

    Pont-aux-Chantres o lon suivait dun il inquiet la poli-

    tique goste mais habile de la monarchie bicphale , ou

    Un cri dalarme partit de Montecitorio ou encore Cet

    ternel double jeu qui est bien dans la manire du Ball-

    platz . ces expressions le lecteur profane avait aussitt

    reconnu et salu le diplomate de carrire. Mais ce qui avait

    fait dire quil tait plus que cela, quil possdait une culture

    suprieure, cela avait t lemploi raisonn de citations dont

    le modle achev restait alors : Faites-moi de bonne poli-

    tique et je vous ferai de bonnes finances, comme avait cou-

    tume de dire le baron Louis. (On navait pas encore impor-

    t dOrient : La victoire est celui des deux adversaires qui

    sait souffrir un quart dheure de plus que lautre comme di-

    sent les Japonais. ) Cette rputation de grand lettr, jointe

    un vritable gnie dintrigue cach sous le masque de lindif-

    frence, avait fait entrer M. de Norpois lAcadmie des

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    sciences morales. Et quelques personnes pensrent mme

    quil ne serait pas dplac lAcadmie franaise, le jour o

    voulant indiquer que cest en resserrant lalliance russe que

    nous pourrions arriver une entente avec lAngleterre, il

    nhsita pas crire : Quon le sache bien au quai dOrsay,

    quon lenseigne dsormais dans tous les manuels de go-

    graphie qui se montrent incomplets cet gard, quon refuse

    impitoyablement au baccalaurat tout candidat qui ne saura

    pas le dire : Si tous les chemins mnent Rome, en revanche

    la route qui va de Paris Londres passe ncessairement par

    Ptersbourg.

    Somme toute, continua M. de Norpois en sadressant

    mon pre, Vaugoubert sest taill l un beau succs et qui

    dpasse mme celui quil avait escompt. Il sattendait en ef-

    fet un toast correct (ce qui aprs les nuages des dernires

    annes tait dj fort beau) mais rien de plus. Plusieurs

    personnes qui taient au nombre des assistants mont assur

    quon ne peut pas en lisant ce toast se rendre compte de

    leffet quil a produit, prononc et dtaill merveille par le

    roi qui est matre en lart de dire et qui soulignait au passage

    toutes les intentions, toutes les finesses. Je me suis laiss ra-

    conter ce propos un fait assez piquant et qui met en relief

    une fois de plus chez le roi Thodose cette bonne grce ju-

    vnile qui lui gagne si bien les curs. On ma affirm que

    prcisment ce mot daffinits qui tait en somme la

    grosse innovation du discours, et qui dfraiera encore long-

    temps, vous verrez, les commentaires des chancelleries, Sa

    Majest, prvoyant la joie de notre ambassadeur, qui allait

    trouver l le juste couronnement de ses efforts, de son rve

    pourrait-on dire et, somme toute, son bton de marchal, se

    tourna demi vers Vaugoubert et fixant sur lui ce regard si

    prenant des ttingen, dtacha ce mot si bien choisi

    daffinits, ce mot qui tait une vritable trouvaille, sur un

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    ton qui faisait savoir tous quil tait employ bon escient

    et en pleine connaissance de cause. Il parat que Vaugoubert

    avait peine matriser son motion et dans une certaine me-

    sure, javoue que je le comprends. Une personne digne de

    toute crance ma mme confi que le roi se serait approch

    de Vaugoubert aprs le dner, quand Sa Majest a tenu

    cercle, et lui aurait dit mi-voix : tes-vous content de

    votre lve, mon cher marquis ? Il est certain, conclut

    M. de Norpois, quun pareil toast a plus fait que vingt ans de

    ngociations pour resserrer entre les deux pays leurs affini-

    ts, selon la pittoresque expression de Thodose II. Ce nest

    quun mot, si vous voulez, mais voyez quelle fortune il a fait,

    comme toute la presse europenne le rpte, quel intrt il

    veille, quel son nouveau il a rendu. Il est dailleurs bien

    dans la manire du souverain. Je nirai pas jusqu vous dire

    quil trouve tous les jours de purs diamants comme celui-l.

    Mais il est bien rare que dans ses discours tudis, mieux

    encore, dans le primesaut de la conversation il ne donne pas

    son signalement jallais dire il nappose pas sa signature

    par quelque mot lemporte-pice. Je suis dautant moins

    suspect de partialit en la matire que je suis ennemi de

    toute innovation en ce genre. Dix-neuf fois sur vingt elles

    sont dangereuses.

    Oui, jai pens que le rcent tlgramme de lempe-

    reur dAllemagne na pas d tre de votre got , dit mon

    pre.

    M. de Norpois leva les yeux au ciel dun air de dire : Ah !

    celui-l ! Dabord, cest un acte dingratitude. Cest plus

    quun crime, cest une faute et dune sottise que je qualifierai

    de pyramidale ! Au reste si personne ny met le hol,

    lhomme qui a chass Bismarck est bien capable de rpudier

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    peu peu toute la politique bismarckienne, alors cest le saut

    dans linconnu.

    Et mon mari ma dit, monsieur, que vous lentrane-

    riez peut-tre un de ces ts en Espagne, jen suis ravie pour

    lui.

    Mais oui, cest un projet tout fait attrayant dont je

    me rjouis. Jaimerais beaucoup faire avec vous ce voyage,

    mon cher. Et vous, madame, avez-vous dj song lemploi

    des vacances ?

    Jirai peut-tre avec mon fils Balbec, je ne sais.

    Ah ! Balbec est agrable, jai pass par l il y a

    quelques annes. On commence y construire des villas fort

    coquettes : je crois que lendroit vous plaira. Mais puis-je

    vous demander ce qui vous a fait choisir Balbec ?

    Mon fils a le grand dsir de voir certaines glises du

    pays, surtout celle de Balbec. Je craignais un peu pour sa

    sant les fatigues du voyage et surtout du sjour. Mais jai

    appris quon vient de construire un excellent htel qui lui

    permettra de vivre dans les conditions de confort requises

    par son tat.

    Ah ! il faudra que je donne ce renseignement cer-

    taine personne qui nest pas femme en faire fi.

    Lglise de Balbec est admirable, nest-ce pas, mon-

    sieur ? demandai-je, surmontant la tristesse davoir appris

    quun des attraits de Balbec rsidait dans ses coquettes vil-

    las.

    Non, elle nest pas mal, mais enfin elle ne peut soutenir

    la comparaison avec ces vritables bijoux cisels que sont

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    les cathdrales de Reims, de Chartres et mon got, la perle

    de toutes, la Sainte-Chapelle de Paris.

    Mais lglise de Balbec est en partie romane ?

    En effet, elle est du style roman, qui est dj par lui-

    mme extrmement froid et ne laisse en rien prsager ll-

    gance, la fantaisie des architectes gothiques qui fouillent la

    pierre comme de la dentelle. Lglise de Balbec mrite une

    visite si on est dans le pays, elle est assez curieuse ; si un

    jour de pluie vous ne savez que faire, vous pourrez entrer l,

    vous verrez le tombeau de Tourville.

    Est-ce que vous tiez hier au banquet des Affaires

    trangres ? je nai pas pu y aller, dit mon pre.

    Non, rpondit M. de Norpois avec un sourire, javoue

    que je lai dlaiss pour une soire assez diffrente. Jai dn

    chez une femme dont vous avez peut-tre entendu parler, la

    belle madame Swann.

    Ma mre rprima un frmissement, car dune sensibilit

    plus prompte que mon pre, elle salarmait pour lui de ce qui

    ne devait le contrarier quun instant aprs. Les dsagrments

    qui lui arrivaient taient perus dabord par elle comme ces

    mauvaises nouvelles de France qui sont connues plus tt

    ltranger que chez nous. Mais curieuse de savoir quel genre

    de personnes les Swann pouvaient recevoir, elle senquit au-

    prs de M. de Norpois de celles quil y avait rencontres.

    Mon Dieu cest une maison o il me semble que vont

    surtout des messieurs. Il y avait quelques hommes maris,

    mais leurs femmes taient souffrantes ce soir-l et ntaient

    pas venues , rpondit lambassadeur avec une finesse voile

    de bonhomie et en jetant autour de lui des regards dont la

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    douceur et la discrtion faisaient mine de temprer et exag-

    raient habilement la malice.

    Je dois dire, ajouta-t-il, pour tre tout fait juste, quil

    y va cependant des femmes, mais appartenant plutt,

    comment dirais-je, au monde rpublicain qu la socit de

    Swann (il prononait Svann). Qui sait ? Ce sera peut-tre un

    jour un salon politique ou littraire. Du reste, il semble quils

    soient contents c