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,!7IC8J5-acdgaj!ISBN 978-2-89502-360-9

Je passai les mois suivants dans un état second, dormant peu, me nourrissant mal. Je hantais les lieux publics, guettant les conversations, dressant l’oreille dès que j’entendais les mots

« cochon », « chaise électrique » ou « moissonneuse-batteuse ». Je buvais pour tenter d’oublier, mais cela ne servit qu’à me faire perdre la tête davantage. Il m’arrivait de me réveiller

dans une ruelle sombre, couvert d’immondices, sans savoir comment j’étais arrivé là, ne gardant que le vague

souvenir de quelque taupin me menaçant de sévices si je continuais à importuner les clients

avec cette histoire de cochon.

« Monsieur, vous êtes un sot ! » ne manque pas de s’exclamer le meilleur ami de monsieur B...

à l’énoncé de ses lubies : connaître en toute certitude le nombre de mots composant son dernier roman ou retrouver la chute d’une blague parue dans un

numéro abîmé de Placid et Muzo. La sottise n’est pas le seul trait remarquable de ce curieux personnage.

Sa fatuité est telle qu’il est prêt à toutes les extrémités pour s’attirer les faveurs des puissants de ce monde, notamment le magnat de la presse du Grand Shawinigan. Quant à son pouvoir de

séduction, aucune femme sensée ne saurait y résister.

Irrévérence, manipulation des codes, univers décalé, on reconnaît

bien dans Cataonie la griffe de François Blais. L’absurdité des

situations dans lesquelles il plonge son personnage est

proprement hilarante.

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CATAONIE

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Du même auteur :

Iphigénie en Haute-Ville, roman, L’instant même, 2006 (rééd. poche 2009).Nous autres ça compte pas, roman, L’instant même, 2007.Le Vengeur masqué contre les hommes-perchaudes de la Lune, roman,

Hurtubise HMH, 2008.Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, roman, L’instant même, 2009.La nuit des morts-vivants, roman, L’instant même, 2011.Document 1, roman, L’instant même, 2012 (rééd. poche 2013). Prix littéraire

de la Ville de Québec et du Salon international du livre de Québec.La classe de madame Valérie, roman, L’instant même, 2013.Sam, roman, L’instant même, 2014.

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FRANÇOIS BLAIS

Cataonienouvelles

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Illustration de la couverture : Iris BoudreauMise en page : CompoMagny enr.

Distribution pour le Québec : Diffusion Dimedia539, boulevard LebeauMontréal (Québec) H4N 1S2

Distribution pour la France : Distribution du Nouveau Monde

© Les éditions de L’instant même, 2015

L’instant même865, avenue MonctonQuébec (Québec) G1S [email protected]

Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2015

ISBN PDF 978-2-89502-871-0

L’instant même remercie le Conseil des arts du Canada, le gouvernement du Canada (Fonds du livre du Canada), le gouvernement du Québec (Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC) et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec.

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Encore est-il constant que, parmi les [Cappadociens proprement dits ou] Cappadociens parlant la même langue, les Anciens distinguaient expressément les Cataoniens comme formant une nation à part, une nation différente de la nation cappadocienne, et que, quand ils énuméraient les peuples de cette partie de l’Asie, ils faisaient suivre les Cappadociens des Cataoniens, et les Cataoniens immédiatement des peuples d’au delà de l’Euphrate, considérant apparemment comme une dépendance de la Cataonie la Mélitène elle-même, laquelle se trouve située entre la Cataonie et l’Euphrate sur les confins de la Commagène et forme aujourd’hui juste un dixième de la Cappadoce par suite de la dernière division de cette contrée en dix stratégies ou préfectures.

Strabon, Géographie, Livre XII.

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Combien ?

Certains romanciers se font un devoir d’inscrire à la fin de leur ouvrage, comme si cela pouvait intéresser qui que ce soit, le lieu où ledit ouvrage fut composé, ainsi

que les dates du début et de la fin de la rédaction. Par exemple : « Saint-Georges-de-Champlain, octobre 2012-février 2013 ». Je ne sais pas pour vous, mais ce « février 2013 » me laisse toujours perplexe. Pour « Saint-Georges-de-Champlain » et « octobre 2012 », pas de problème : on sait toujours où on se trouve quand on écrit, et on sait quand on commence. Mais à quel moment est-il licite de clamer : « Voilà, mon ouvrage est fini » ? Quand on tient son premier jet ? Quand, après quelques mois de réécriture, le manuscrit est prêt à être soumis à un comité de lecture ? Quand le travail éditorial est achevé ? N’en sachant rien, je me garde de faire publiquement état de mes progrès. Toutefois, en mon for intérieur, j’estime que le plus gros du travail est accompli quand je suis arrivé au bout du premier jet.

C’est vers les premiers jours du printemps que je mis le point final aux Tourments de Serge, mon dernier roman. Comme il arrive toujours dans ces cas-là, j’étais dans un état second, comme au sortir d’un rêve, un peu mélancolique mais tout de même content d’en avoir fini, d’avoir enfin tiré ce monstre du

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néant où il se trouvait encore trois ans plus tôt. Je savais qu’il me faudrait relire le manuscrit jusqu’à l’écœurement, polir mes phrases, débusquer les moindres erreurs, éliminer les redites, etc. Mais je verrais cela plus tard. Pour le moment, je sentais que je devais me changer les idées, aussi invitai-je Firmin à aller boire un verre dans notre mastroquet favori. Après que nous fûmes convenus du rendez-vous, je pris mon chapeau, mes gants et ma canne, et je sortis de chez moi pour la première fois depuis des semaines.

Arrivé le premier au débit de boissons, je commandai une consommation et tuai le temps en feuilletant l’hebdo local. Firmin n’avait jamais été un garçon très ponctuel, aussi j’eus le temps de lire le canard en entier avant son arrivée, y compris les petites annonces. Là, parmi les habituels chats perdus, âmes esseulées, appartements à louer et offres de service en tous genres, se trouvait l’annonce qui allait causer ma perte. Le message était ainsi conçu : A. Houle, compteur de mots. Je compte les mots pour vous dans les principaux formats de fichiers électroniques. Tarif : 1 $ les 300 mots. Possibilité de prix forfaitaire pour textes de plus de 25 000 mots. Nonobstant son caractère farfelu, cette annonce me frappa, car elle me ramenait à mes préoccupations du moment. En effet, après avoir terminé mon manuscrit, j’avais consulté les statistiques fournies par mon logiciel de traitement de texte pour apprendre que mon roman comportait exactement 99 874 mots. Ainsi donc, je ratais la barre des100 000 par seulement 126 mots. Trouvant cela un brin fâcheux, je m’étais dit que, du moment que l’Art n’en souffrait pas, il devait bien y avoir moyen de gonfler un peu mon texte. Ainsi, le reprenant du début, je l’avais saupoudré de quelques centaines de mots supplémentaires (il fallait tenir compte de l’inévitable dégraissage qui surviendrait pendant le processus éditorial), allongeant une description ici, ajoutant une incise là. À l’origine,

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Combien ?

la deuxième partie du roman se déroulait à Bangkok ; toutefois, grâce à la fonction « remplacer tout » de Word, j’avais changé toutes les occurrences de « Bangkok » (qui compte pour un mot) par « New York » (comptant pour deux). Le mot revenant346 fois dans le texte, c’était autant de gagné. Puis ilme vint un éclair de génie : tout compte fait, cette deuxième partie ne se déroulerait ni à Bangkok ni à New York, mais plutôt à Salt Lake City. Trois mots chaque fois ! Évidemment, transporter l’action de Bangkok à Salt Lake City demanderait quelques retouches mineures mais, encore une fois, je verrais plus tard.

Je montrai l’annonce à Firmin lorsqu’il finit par arriver. « Ce garçon est fou ! Qui a besoin d’un compteur de mots ? Qui paierait pour une information que l’on peut obtenir d’un simple clic de souris ? » Bien que je souscrivisse à l’opinion de mon ami, j’arrachai la page du journal et la glissai dans mon portefeuille. « Ne me dites pas que vous comptez prendre langue avec ce fumiste ?

– Peut-être bien, oui…– Si vous tenez vraiment à jeter votre argent par les fenêtres,

il y a toujours les bonnes œuvres.– Je n’ai pas dit que j’allais recourir à ses services.

Seulement, ce type m’intrigue. »Je rentrai vers dix heures ce soir-là, légèrement gris. Il était

un peu tard pour appeler chez les gens, mais ce compteur de mots m’avait occupé l’esprit toute la soirée, et ma curiosité était trop grande pour que j’attendisse jusqu’au lendemain. Je composai son numéro. « Puis-je parler à monsieur Houle ?

– C’est ce que vous faites en ce moment.– Oh ! Euh… je sais qu’il est un peu tard et…– Du tout, du tout. Je suis toujours de service. On ne sait

jamais quand une urgence peut survenir.

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– Une urgence ? Je ne voudrais pas vous vexer, monsieur, mais cela est-il déjà arrivé que quelqu’un ait eu besoin de toute urgence d’un compteur de mots ?

– Vous ne me vexez pas le moins du monde, monsieur. Votre question est légitime, et la réponse est que cela arrive plus souvent qu’on ne pourrait le croire.

– Et… euh… les affaires marchent bien ?– Je peine à suffire à la demande. Avec toutes ces professions

où vous êtes payé à tant du mot, traducteur, réviseur, rédacteur…– Mais puisque mon logiciel de traitement de texte

m’informe gratuitement du nombre de mots que compte mon texte…

– Ah ! Nous y voilà ! Et vous le croyez sur parole, votre traitement de texte ?

– Pourquoi diable me mentirait-il ?– Permettez-moi de répondre à votre question par une autre :

votre fameux logiciel est sans doute également équipé d’un correcteur grammatical.

– Oui.– Et ce correcteur grammatical, corrige-t-il effectivement

la grammaire ?– Hem… en fait non… plus souvent qu’autrement il me

signale des fautes qui n’en sont point et néglige de véritables erreurs. J’avoue que si j’écoutais chacune de ses suggestions, cela donnerait lieu à un épouvantable galimatias…

– Ah ! Ainsi vous admettez que votre traitement de texte vous raconte n’importe quoi quand il s’agit de grammaire, mais dès qu’il est question de nombre de mots, ses déclarations sont parole d’Évangile.

– Vous avez là un argument…– Possède-t-il aussi une fonction « traduction » ?– Oui.

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Combien ?

– Et vous arrive-t-il de l’utiliser ?– Quelquefois, par manière de délassement, pour le plaisir

de le voir rendre John lives in Turkey par « Jean vit en dinde ».– Mais vous ne l’utiliseriez pas pour réellement traduire

un texte ?– Quelle drôle d’idée !– Je ne vous le fais pas dire. D’ailleurs, la preuve que les

logiciels de correction grammaticale et de traduction sont de la pure arnaque, c’est qu’il existe toujours des correcteurs et des traducteurs. Le jour où un logiciel pourra réellement effectuer leur travail, ils disparaîtront comme ont disparu les allumeurs de réverbères et les planteurs de quilles. Le plus risible dans tout cela, c’est que si un fabricant de bateaux s’avisait de mettre sur le marché un bateau qui ne flotte pas, on le traînerait devant les tribunaux et il serait vite acculé à la faillite. Mais dans le merveilleux monde de l’informatique, il semble que l’on puisse nous vendre des produits qui ne fonctionnent pas, sans que les organismes de protection du consommateur s’en émeuvent. Expliquez-moi ce phénomène si vous le pouvez….

– Je…– Au fait, vous êtes traducteur ?– Romancier…– Et combien de mots compte votre dernier chef-d’œuvre ?

Je veux dire : combien selon votre traitement de texte. Car, bon, cela donne toujours un ordre de grandeur.

– Un peu plus de 100 000.– Joli travail ! Je pourrais vous donner un compte exact

d’ici une semaine, moyennant 300 $.– En fait, je n’avais pas vraiment l’intention de recourir

à vos services. Nous, auteurs, ne sommes pas payés au mot, alors…

– Mais pourquoi m’appelez-vous dans ce cas ?

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– Eh bien, j’ai lu votre annonce, j’étais curieux et…– Et vous avez décidé de me faire perdre mon temps. Tiens,

si ça se trouve, j’ai loupé un contrat à cause de vous !– Écoutez, je suis désolé. Votre annonce était si… »Mais déjà il avait raccroché. Je regrettais un peu de l’avoir

froissé, mais s’il s’imaginait que j’allais me fendre de 300 $ pour une information aussi futile ! Ses arguments m’avaient certes ébranlé et, à cette heure, j’étais plus ou moins convaincu que la fonction « statistiques » de Word était à prendre avec un grain de sel mais, comme il le disait lui-même, cela vous donnait toujours un ordre de grandeur. Avec mes ajouts de la veille – et mon heureuse décision d’avoir situé l’action de la deuxième partie à Salt Lake City –, le compte atteignait maintenant 102 657. Ce tampon de 2657 mots était assurément supérieur à la marge d’erreur du logiciel. La barre des100 000 était atteinte, c’était tout ce qui importait. Mais l’était-elle ? Mon éditeur, fidèle à son habitude, se ferait un malin plaisir de remplir les marges de mon manuscrit de « déjà dit », « inutile » et « redondant », auxquels je répliquerais, dans la plupart des cas, par des « STET » tonitruants. Mais il me faudrait tout de même faire quelques concessions. Pour parer à cela, j’ouvris le document tourmentsdeserge.doc et entrepris d’arroser mon texte de quelques milliers de mots supplémentaires. Chaque fois qu’il serait question du comte de la Rochelle, l’écrire tout au long, pas seulement « le comte ». Trois mots de gagnés à chaque coup. Ou plutôt : monsieur le comte de La Rochelle, pour six mots ! Surtout, ne pas lésiner sur les adjectifs et les adverbes. Par exemple cette phrase page 189, quand madame Chouvarov s’apprête à céder aux avances de Constant : Et voilà déjà deux ans que je suis coincée ici, à Salt Lake City, ville des anciens rois de Siam, à voir ma jeunesse se flétrir sur les bords du Mékong devenait : Et voilà déjà deux atroces, deux interminables années que je suis

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Combien ?

misérablement coincée ici, dans cette méphitique Salt Lake City, ville des anciens rois de Siam, à voir ma belle jeunesse se flétrir inexorablement sur les bords insalubres du sombre Mékong. Gain net : neuf mots, et cela pour une seule phrase. Des occasions surgissaient au détour de chaque paragraphe, et je me sentais un peu bête, après coup, de les avoir négligées, car non seulement elles faisaient monter le compte de mots, mais il me semblait que le texte y gagnait en intensité dramatique. Tiens, ce passage où le baron Van Houten reçoit une lettre de son associé brésilien « lui exposant, en quinze pages, ses théories sur la corrélation entre le prix du sucre et le taux de suicide en Occident », eh bien ! pourquoi ne pas plutôt reproduire le document dans son entier ? Show, don’t tell, comme disent les Anglo-Saxons.

Après une journée de labeur, ne m’accordant que de brèves pauses pour me sustenter et éliminer, j’avais réussi à lester mon texte de 9004 mots supplémentaires. Mon roman en faisait maintenant 111 661, ce qui, j’osais l’espérer, le mettait à l’abri des erreurs de calcul de Microsoft Word et de la perfidie de mon éditeur. Un peu groggy, comme un pugiliste après douze rounds, je me laissai choir sur mon lit et m’apprêtai à goûter un repos mérité, quand un léger doute me traversa l’esprit. Au fait, de quelle ampleur étaient-elles, ces fameuses erreurs de calcul ? Parlait-on simplement de quelques dizaines de mots en plus ou en moins ? De centaines ? De milliers ? Et si, sur les grands nombres, cela se chiffrait en dizaines de milliers ? Je croyais mes 100 000 mots assurés grâce à ce coussin de 11 661, mais était-ce le cas ? Combien de mots devrais-je encore ajouter avant d’être rassuré ? J’avais la quasi-certitude d’avoir amplement franchi le cap, mais que vaut une quasi-certitude ? Être quasi certain de ne pas avoir le cancer, est-ce bien rassurant ? Être quasi certain que celle qu’on aime nous aime en retour, est-ce suffisant à la félicité du cœur ? Tout à fait réveillé, je me levai,

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Combien ? 7

La naine 25

La chute de Camus 41

Raskolnikov 57

Politique 77

L’intrus 93

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« cochon », « chaise électrique » ou « moissonneuse-batteuse ». Je buvais pour tenter d’oublier, mais cela ne servit qu’à me faire perdre la tête davantage. Il m’arrivait de me réveiller

dans une ruelle sombre, couvert d’immondices, sans savoir comment j’étais arrivé là, ne gardant que le vague

souvenir de quelque taupin me menaçant de sévices si je continuais à importuner les clients

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« Monsieur, vous êtes un sot ! » ne manque pas de s’exclamer le meilleur ami de monsieur B...

à l’énoncé de ses lubies : connaître en toute certitude le nombre de mots composant son dernier roman ou retrouver la chute d’une blague parue dans un

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Sa fatuité est telle qu’il est prêt à toutes les extrémités pour s’attirer les faveurs des puissants de ce monde, notamment le magnat de la presse du Grand Shawinigan. Quant à son pouvoir de

séduction, aucune femme sensée ne saurait y résister.

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bien dans Cataonie la griffe de François Blais. L’absurdité des

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