2014 - semiotique du fondamentalisme rel

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    MassimoLEONE

    SÉMIOTIQUEDU FONDAMENTALISME

    RELIGIEUXMESSAGES, RHÉTORIQUE, FORCE PERSUASIVE

    L’Harmattan ITALIA

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    Les médias parlent tout le temps de « fondamentalismereligieux » comme d’un élément essentiel de la scènesociale, culturelle, politique, et même militaire contempo-raine. Mais qu’est-ce que c’est, au juste, le fondamenta-lisme religieux ? Comment peut-on distinguer un messa-ge fondamentaliste ? D’où dérive-t-elle la force commu-nicative par laquelle ce type de discours s’est répandu defaçon globale, surtout à travers internet et les nouveaux

    social networks ?

    Pour comprendre la nature profonde du fondamentalismereligieux, il faut étudier non seulement ce qu’il dit maiségalement – et peut-être surtout – sa façon de dire, sa rhé-torique, sa manière d’évoquer un imaginaire et d’y situer le bien et le mal, les alliés et les ennemis, les fidèles et lesinfidèles.C’est en analysant les stratégies de communication desfondamentalismes religieux, en outre, qu’on pourra com- prendre que peut-être partagent-ils tous – malgré lesdifférences de langue, confession, époque, milieu etmoyens d’expression – un « air de famille », une perspec-tive particulière sur le sens du langage, du monde, de lavie. C’est donc à la sémiotique, la science de la significa-tion et de la communication, qu’on doit demander dedécrire de façon rigoureuse les formes persuasives dufondamentalisme contemporain.

    Massimo LEONE est professeur de Sémiotique auprès de l’Uni-versité de Turin. Ancien élève de l’ENS, docteur en SciencesReligieuses auprès de l’École Pratique des Hautes Études - Sor- bonne, il a été enseignant invité aux Universités de Berkeley,

    Melbourne, Toronto, Paris IV - Sorbonne, ENS-Lyon, Kyoto.

    IMAGE DE COUVERTURE: Détail de Homenatge als castellers , d’Antoni Llena iFont, Place de Sant Miquel de Barcelona (M. L., 2012)

    EURO13,00 ISBN(ITALIA) : 978-88-7892-262-4ISBN(FRANCE) : 978-2-336-30704-6

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    Collana / Collection“ Logiche Sociali ”

    Titoli estratti dal catalogo / Titres extraits du catalogue

    I ragazzi musulmani nella scuola statale. Il caso del Piemonte ,A.T. Negri, S. Scaranari Introvigne (a cura)

    Les Dogon: procès pénal traditionnel et justice réparatrice ( Mali ). A.A. Témbély témoin de son peuple ,

    M. MonteleoneOrganisations paysannes et développement local.

    Leçons à partir du cas du delta du fleuve Sénégal ,E. Dansero, E. Luzzati, S.M. Seck (a cura)

    Alla ricerca del paesaggio nelle rappresentazioni dell’altrove ,E. Casti (a cura)

    Ripensare le frontiere in Africa. Il caso Angola / Namibia e l’identità kwanyama,

    C. Brambilla La salute veicolo di crescita economica.

    Per un new deal dell’accesso alle cure nel mondo ,C. Beaucoup

    Le migrazioni in Africa occidentale tra ambiente e politica. La periferia del Parco Transfrontaliero “W” ( Benin, Burkina Faso, Niger ),

    A. Ghisalberti Linee guida per la sicurezza degli operatori umanitari

    e dei viaggiatori nelle aree a rischio,A. Kamil Mikhail, M. Ramazzotti

    Il movimento pentecostale nel post-genocidio rwandese. I salvati (balokole ) ,

    S. Cristofori Fare antropologia nella realtà globale ,

    B. Hours, M. Selim L’expérience scolaire des différentes générations en Italie.

    Une analyse sociologique ,G.M. Cavaletto

    Le culte de la terre au PaysDogon (Mali). Entre coutumes foncièreset décentralisation. Avec le témoignage d’Ambaéré André Témbély,

    M. Monteleone Ecologia dei sistemi socio-tecnici ,

    F. Martini

    Sémiotique du fondamentalisme religieux. Messages, rhétorique, force persuasive ,M. Leone

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    MassimoLEONE

    SÉMIOTIQUEDU FONDAMENTALISME

    RELIGIEUXMESSAGES, RHÉTORIQUE, FORCE PERSUASIVE

    L’Harmattan Italia L’Harmattanvia Degli Artisti 15 5-7 rue de L’École Polytechnique

    10124 Torino 75005 Paris

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    Volume stampato con il contributodel Dipartimento di Filosofia e Scienze dell’Educazione

    dell’Università degli Studi di Torino

    [email protected] - [email protected]

    www.editions-harmattan.fr

    © L’Harmattan Italia srl, Torino 2014

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    REMERCIEMENTS

    Je souhaite adresser mes remerciements à la Mairiede Paris pour m’avoir attribué une bourse de recher-che de six mois, grâce à laquelle j’ai eu la possibili-té de conduire mes investigations dans la région parisienne profitant de conditions idéales de travail.Ces six mois ont été parmi les plus productifs etintellectuellement décisifs de ma carrière universi-taire.Je souhaite, en outre, exprimer ma gratitude vis-à-vis des illustres collègues qui ont appuyé ma candi-

    dature, qui m’ont accueilli pendant mon séjour pari-sien, et qui ont été constamment prodigues d’atten-tion et de conseils concernant mon activité derecherche à Paris ; je me réfère à Mme AnneHénault, Professeur de sémiotique à la Sorbonne, età M. Denis Bertrand, Professeur de sémiotique àl’Université Paris 8 -Vincennes-Saint-Denis. Sansleur soutien amical, la recherche projetée lors de macandidature n’aurait pas pu être menée à bon terme.Enfin, je profite de cette occasion pour remercier toutes les institutions, les centres de recherche, les bibliothèques et les administrations avec qui j’ai été

    en contact pendant ces six mois, et qui m’ont offertune collaboration généreuse et efficace ; en particu-lier, mes remerciements s’adressent au ConseilScientifique de la Ville de Paris, à sa PrésidenteMme Elisabeth Giacobino et à son invité permanent

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    M. Jean-Louis Missika, adjoint au Maire pour lesuniversités, la recherche et l’innovation ; au Bureaude la Recherche et du Soutien Universitaire de laMairie de Paris et à son Chef M. Laurent Kandel ; àla Direction de l’Accompagnement de la MobilitéInternationale de la Cité internationale universitairede Paris (Mme Magalie Bastier) ; à l’Equiped’Accueil « Sens, Texte, Informatique, Histoire »(EA 4509 – Paris-Sorbonne), dans sa composante« Sciences du texte moderne XVIe-XXIe siècles »(École Doctorale ED5, « Concepts et langages ») età sa directrice Mme Joëlle Ducos ; ainsi qu’à laBibliothèque Nationale de France et à son personneld’assistance à la recherche.

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    QUESTIONS DE DÉPARTET DIFFICULTÉS DE DÉVELOPPEMENT

    Ce livre se pose une question à la fois simple et complexe :de quelle manière le fondamentalisme parvient-il à persuader des individus, et notamment des individus de jeune âge, àépouser sa vision du monde ; à s’engager pour la diffuser ; à

    s’impliquer pour son triomphe à la fois politique, social, etculturel ; à se battre pour son affirmation, parfois même encontrevenant aux lois de l’Etat et par le biais de la parole etde l’action violentes ?

    La première difficulté, intrinsèque, rencontrée par larecherche consiste dans le fait que le fondamentalisme n’est pas un objet social aux contours nettement circonscrits mais plutôt un mot auquel correspond une définition sémantiquevariable, se diversifiant selon les domaines de circulationsociale du sens, ainsi qu’évoluant rapidement dans le tempsen relation avec les faits de la vie politique nationale et inter-

    nationale. Saisir les frontières de cette sémantique est cepen-dant indispensable pour cerner l’objet de la recherche etmener une enquête rigoureuse sur ses implications dans laréalité sociale : qu’entend-on, aujourd’hui, par « fondamen-talisme » ? Quelles sont les représentations cognitives, lesémotions, et les intentions pragmatiques évoquées dans lesdifférents milieux sociaux lorsqu’on utilise ce terme ?

    Le sémioticien toutefois ne travaille pas uniquement demanière déductive, à partir de l’analyse abstraite du lexiqueet de ses champs sémantiques, mais aussi de façon inductive, par l’observation méthodique de la réalité sociale. Peut-on

    donc saisir les caractéristiques du fondamentalisme en tantque « proposition de forme de vie », en tant que« Weltanschauung », à laquelle se lierait une configuration précise d’attitudes psychologiques et sociales ?

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    Pour répondre à cette deuxième question, on ne doit pas selimiter à enregistrer ce que les dictionnaires, les encyclopé-dies et les autres dépôts du sens partagé entendent par « fon-damentalisme ». Il faut également s’interroger sur une ques-tion plus épineuse : les symptômes du fondamentalisme, sessignes, sa façon de se rapporter au monde, se manifestent-ilsmême dans des domaines, dans des cercles, dans des institu-tions que l’on croirait complètement à l’abri de ce phénomè-ne ? Peut-on être fondamentaliste sans le savoir, ou bien sansque sa présence sociale soit accompagnée par la définition, etla stigmatisation, du mot ? Répondre à cette deuxième ques-tion est essentiel surtout car cela relève de la capacité pro-spective de l’analyse sémiotique, laquelle est intéressée nonseulement à photographier le passé ou le présent de la viesociale, mais aussi son évolution et son avenir : peut-on,grâce à la sémiotique, déceler les premiers symptômes d’unetendance sociale, laquelle manifeste une vision du monde« fondamentaliste » avant ou même sans qu’elle soit dénom-mée en tant que telle ?

    Les sémioticiens jettent toujours un regard double sur lesfaits de la vie sociale : ils étudient les mots, ainsi que les aut-res formes de l’expression humaine, pour en comprendre lasignification, mais ensuite ils s’interrogent sur la structure dusens, pour mieux en comprendre les manifestations.

    La recherche doit faire face à une deuxième difficulté,extrinsèque, liée aux contingences de la vie sociale et de sonévolution. Centrée sur le contexte social français et franco- phone, l’investigation a vu le cours de son déroulement évo-luer rapidement pendant sa mise en place, à cause des événe-ments socio-politiques qui, en 2014, ont affecté la scène cul-turelle française et contribué à en reconfigurer les tendances,y compris les tendances qu’on pourrait classer, par hypothè-se, dans le domaine du fondamentalisme.

    Parmi ces événements, on doit compter essentiellement : 1)le déploiement de l’intervention militaire de la France au

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    Mali, lancée le 11 janvier 2013 ; 2) le bras de fer de l’humo-riste français Dieudonné M’bala M’bala avec les autoritésfrançaises autour du spectacle Le Mur , culminé dansl’Ordonnance Dieudonné du Conseil d’État de 9 janvier 2014 ; 3) le développement de l’Association « La Manif pour tous » et de ses manifestations de protestation, la dernière le2 février 2014 ; 4) le déroulement des campagnes pour lesélections municipales de 2014 à Paris, le 23 et 30 mars 2014 ;5) les réactions et les manifestations contre l’interventionmilitaire d’Israël à Gaza ; ; 6) la proclamation de l'État isla-mique le 29 juin 2014.

    Quoique apparemment très éloignés les uns des autres, cesquatre phénomènes révèlent – aux yeux d’un observateur étranger, depuis toujours attentif à la culture et à la sociétéfrançaise et francophone, qu’il regarde par le biais de la théo-rie sémiotique – certaines lignes de tension de la « sémios- phère »1 française contemporaine, à savoir la façon dont laFrance actuelle, et plus en général la francophonie, construitet négocie de façon incessante le sens des identités indivi-duelles et collectives, de l’appartenance culturelle, ethnique,et religieuse, et surtout la relation avec ce qui est « autre »,différent, inassimilé ou même inassimilable, voire ennemi àcombattre et à vaincre.

    1 Dans la théorie sémiotique de Jurij M. Lotman, la « sémiosphère » estun modèle de la façon dont le sens est produit et diffusé par une culture.

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    ANALYSE LEXICALE ET SÉMANTIQUE

    L’investigation a démarré par une double démarche. D’une part, on a essayé de saisir la structure sémantique du mot« fondamentalisme » dans la France et dans la francophonieactuelle. Cette enquête a demandé la constitution d’un corpussignificatif de textes verbaux, circulant dans la sémiosphèrefrançaise et francophone contemporaine, lesquels contribuentà la définition collective du mot « fondamentalisme ». Cecorpus a été composé à partir de plusieurs genres, formats, etcontextes discursifs. Fidèle à la tradition de la sémantiquestructurale, l’investigation a débuté par une analyse appro-fondie des dictionnaires, des encyclopédies, et des autresinstruments de définition lexicale et culturelle qui sont acces-sibles à présent dans la société française et qui y sont utiliséscomme textes de référence. Tous les dictionnaires majeursont été dépouillés, ainsi que toutes les encyclopédies les plusrépandues, afin de savoir de quelle manière ces textes déli-

    mitent et articulent le domaine sémantique rattaché au mot« fondamentalisme », ainsi photographiant, quoique demanière partielle bien évidemment, le sens de ce terme dansl’usage courant du français contemporain.

    Ensuite, la grille sémantique cristallisée par ces instrumentsde référence, extraite et conceptualisée par la méthode sémio-tique, a été systématiquement comparée avec les fragmentsde discours collectif où le mot « fondamentalisme » est utili-sé dans la langue courante, dans la parole qui manifeste et enmême temps modifie les attitudes sociales vis-à-vis des motset de leur sens. Cette comparaison a requis une opération plus

    délicate, consistant dans la constitution d’un corpus plus mul-tiple et hétérogène par rapport au corpus lexicographique. Oùchercher, en effet, la signification courante du mot « fonda-mentalisme », étant donné qu’elle se constitue et évolue par une myriade de micro-communications vibrant au sein de la

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    société française actuelle ? L’adoption d’un corpus multi-for-mat, multi-genre, et multi-registre a permis de faire face àcette question par une démarche rationnelle. L’objectif n’é-tant pas d’analyser de manière quantitative un corpus exhaus-tif – procédé assez étranger à la sémiotique –, mais de for-muler des hypothèses qualitatives sur le rayonnement séman-tique d’un mot, on a composé un corpus pyramidal, allant destextes dont la présence dans la sémiosphère est plus structu-rée – fragments de discours médiatique, par exemple –, jus-qu’aux textes qui, par leur nature même, s’adressent à un public plus spécifique et déploient, par conséquent, une arti-culation moins courante du champ sémantique du fondamen-talisme – les propos des chercheurs, par exemple.

    Quelques résultats intéressants ont émergé de la comparai-son entre, d’une part, la définition lexicographique et ency-clopédique et, d’autre part, l’actualité du champ sémantiqueétudié. D’abord, presque tous les dictionnaires consultés sou-lignent que 1) le fondamentalisme en tant que phénomènehistorique et social naît au début du vingtième siècle dans laculture religieuse du Protestantisme américain ; 2) le fonda-mentalisme désigne par la suite un attachement acharné aux principes qui, selon les adeptes, fondent une confession reli-gieuse, à ses fondements. Voici, par exemple, la définition de« fondamentalisme » proposé par le Dictionnaire Larousse :

    FONDAMENTALISME: n.m. 1. Courant théologique, d’origine pro-testante, développé aux États-Unis pendant la Première Guerremondiale, et qui admet seulement le sens littéral des Écritures (ils’oppose à toute interprétation historique et scientifique et s’entient au fixisme) ; 2) Tendance de certains adeptes d’une religionquelconque à revenir à ce qu’ils considèrent comme fondamental,originel.

    Plusieurs traits intéressants sont à relever dans cette défini-tion. En premier lieu, elle ne se limite pas à indiquer le lieud’origine du phénomène historique du fondamentalisme,

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    mais elle en propose également une définition « technique »,c’est-à-dire liée aux pratiques interprétatives prédominantesdans les cercles fondamentalistes. Ainsi, le dictionnaire

    Larousse suggère que le fondamentalisme religieux est àidentifier avec une attitude herméneutique, et précisémentavec le fixisme, à savoir la lecture littérale des textes sacrés.La suggestion est intéressante car, comme il sera souligné par la suite, elle implique l’identification du fondamentalismeavec une pratique textuelle, et plus précisément avec une pra-tique de lecture des textes, opposée aux lectures menées par les méthodes de l’histoire ou de la science des textes.

    En deuxième lieu, dans sa seconde partie, la définition dudictionnaire Larousse propose de saisir la sémantique du fon-damentalisme comme étant liée à « une religion quel-conque » ; il semble, en outre, jeter une lumière positive, oudu moins neutre, sur le phénomène, indiquant qu’il consisteà « revenir à ce qui est considéré comme fondamental, origi-nel ». Aucun des dictionnaires et des encyclopédies consultésne détache la définition du fondamentalisme de son originereligieuse. C’est-à-dire qu’aucun texte savant de référence nesuggère la possibilité d’un fondamentalisme qui se dévelop- perait dans la sphère laïque.

    Lorsqu’on compare la matrice conceptuelle figée par ladéfinition lexicographique et encyclopédique avec l’imagi-naire qui irradie à partir du mot « fondamentalisme » dansl’usage de la langue, on constate régulièrement deux diver-gences assez radicales : d’une part, dans l’imaginaire de laFrance et de la francophonie contemporaine, le mot « fonda-mentalisme » est systématiquement associé à une religion en particulier, à savoir l’Islam, aucune distinction n’étant faiteentre les multiples courants qui composent le panorama inter-ne, très varié, de cette religion ; d’autre part, on associe trèsrarement, sauf dans les cas que l’on évoquera plus avant, lefondamentalisme islamique avec une image positive, ou dumoins neutre, liée à la dimension cognitive d’une recherche

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    de fondements théologiques, spirituels, existentiels, voirehistoriques, d’un effort pour saisir la source profonde de lareligion. Dans l’imaginaire français et francophone actuel,manifesté et en même temps nourri par les médias, le fonda-mentalisme est intrinsèquement lié non pas à la sphère cogni-tive et théologique, mais à la dimension émotive et pragma-tique. En d’autres termes, dans l’imaginaire de la Franceactuelle, être fondamentaliste ne relève plus uniquementd’une posture théologique et spirituelle, mais d’un rôle essen-tiellement social, se caractérisant par une attitude émotion-nelle vis-à-vis du monde et spécialement par toute une séried’intentions, de projets, de visées concernant l’état social, sesrelations, ses institutions. Plus généralement, si dans la lan-gue des lexicographes et des encyclopédistes le fondamenta-lisme est un phénomène culturel, une posture intellectuelle,dans l’imaginaire commun il s’agit plutôt d’une menace, dela source d’un antagonisme, d’un anti-sujet.

    Une autre façon de saisir la question est de suggérer, dansle cadre théorétique de la sémiotique générative, que l’imagi-naire français et francophone contemporain se montre traver-sé par une forte tendance axiologique vis-à-vis du fondamen-talisme. Ce courant, né historiquement au sein duChristianisme protestant américain, et présent en tant que posture intellectuelle dans toutes les cultures religieuses,n’est attribué qu’à l’Islam, et n’est conçu qu’en tant quemanifestation d’une force antagoniste engagée dans une lutte plus ou moins manifeste dans la France et contre la France(ainsi que contre « l’Occident »). En d’autre mots, dans lasémiosphère française contemporaine, le fondamentalismene fait pas uniquement partie d’un champ sémantique, d’unimaginaire, mais d’un récit, d’une narration dans laquelle lesmembres de la culture française, par la production de leur parole et de leurs textes, considèrent ce phénomène en tantque force, en tant qu’acteur social, engageant un combatidéologique de longue durée lequel, du moins dans l’imagi-

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    naire le plus partagé, est vu comme décisif pour le sort de laculture française. Sauf dans le discours des spécialistes, lastigmatisation du fondamentalisme en tant que dérive de la présence religieuse islamique en France est omniprésente. Ycompris les chercheurs universitaires, lorsqu’il s’agit de nonspécialistes, tous ignorent l’origine historique du phénomèneet sa présence dans d’autres confessions. La possibilité quemême la sémiosphère « laïque » puisse être affectée par desformes subreptices de fondamentalisme est excluea priori .D’autres cultures, et d’autres langues, adoptent des attitudesdifférentes vis-à-vis du fondamentalisme. Dans lasémiosphère américaine contemporaine, par exemple, lamémoire historique de l’origine de ce courant, ainsi que sa présence significative dans la vie culturelle, sociale, et poli-tique du pays, font en sorte que l’équivalence entre la séman-tique du fondamentalisme et l’Islam ne soit pas aussi systé-matique qu’en France.

    Quelles sont les causes et les retombées de cette divergen-ce signalée par l’analyse sémiotique entre, d’une part, la défi-nition encyclopédique et lexicographique du mot et duconcept de « fondamentalisme » et, d’autre part, l’imaginai-re dont ce terme est entouré dans l’usage quotidien dessignes ? Par voie d’hypothèse, on pourrait suggérer que ledécalage temporel entre l’usage sémantique et la cristallisa-tion lexicographique joue un rôle décisif dans la générationde cette divergence. Il indique l’accélération récente d’unetendance culturelle, liée à la présence de l’Islam en France età l’imaginaire qu’elle suscite. Les retombées sont encore plussignificatives. Par rapport à la compréhension savante dufondamentalisme, son imaginaire « populaire » révèle uneincapacité croissante à 1) voir le fondamentalisme islamiquecomme manifestation d’une attitude intellectuelle et mêmespirituelle plus générale, touchant la majorité sinon la totali-té des cultures religieuses et à la limite parvenant à affecter également les sphères non religieuses de la vie sociale ; 2)

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    considérer le fondamentalisme comme un donné anthropolo-gique neutre, sans le charger de la connotation antagonistedéjà mentionnée.

    Comme cela sera mis en évidence par la suite, la présencede cette attitude culturelle au centre de la sémiosphère fran-çaise contemporaine constitue un élément central dans l’ins-tauration d’un cercle communicationnel vicieux, entraînantune radicalisation progressive de l’isolement islamique dansla sphère sociale française, et une radicalisation conséquentede l’axiologie anxieuse par laquelle l’imaginaire français sereprésente l’agentivité sociale et surtout politique du fonda-mentalisme islamique.

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    REVUE BIBLIOGRAPHIQUE

    De façon parallèle à l’analyse des champs lexicaux etsémantiques, la recherche s’est développée par une revueexhaustive de la littérature existante sur le phénomène du fon-damentalisme, dans les langues qui étaient accessibles auchercheur. Avant de résumer les conclusions de cette enquête,il faut s’attarder sur une difficulté qui l’a concernée et sur lescritères adoptés pour la mener à terme. Comme on vient de lesouligner dans la section consacrée à l’analyse sémantique, leterme « fondamentalisme » correspond à des définitions lexi-cographiques variables, et à des imaginaires encore plusvariés. De même en ce qui concerne la bibliographie sur cesujet. La bibliographie en langue française tend à distinguer assez nettement, du moins dans le classement des ouvrages,entre « fondamentalisme protestant » et « intégrisme isla-mique », ainsi marquant la différence entre l’origine historiquedu phénomène religieux et ses analogies dans d’autres confes-

    sions. Tout comme les dictionnaires et les encyclopédies,donc, la bibliographie française ne retient pas le croisement de« fondamentalisme » et « islam » qui semble occuper enrevanche, on vient de le voir, une place tout à fait centrale dansl’imaginaire français contemporain. Afin d’obvier à cette dif-ficulté, tous les ouvrages concernant le fondamentalisme reli-gieux et ses synonymes ont été considérés (intégrisme, radica-lisme, extrémisme, exclusivisme), mais en introduisant unelimite temporelle : seuls les ouvrages publiés après 2001 ontété pris en compte. La raison de cette sélection est évidente :les événements tragiques du 11 septembre 2001 ont marqué un

    changement radical dans la conception du fondamentalismereligieux dans tous les domaines et à tous les niveaux de for-mation du sens partagé et du discours circulant dans lasémiosphère globale. C’est à partir de 2001, en effet, que lamultiplication des publications, à la fois imprimées et électro-

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    niques, paraissant partout dans le monde, a essayé de donner une réponse à la demande sociale de connaissance à propos dece sujet, une demande de plus en plus croissante et angoissée.Cependant, la courbe de l’intérêt collectif vis-à-vis du fonda-mentalisme religieux n’a pas évolué de façon uniforme mais aconnu des oscillations significatives, en relation avec des évé-nements clef de l’histoire géopolitique récente. Afin de main-tenir la revue de l’état de l’art dans des limites raisonnables, ausein de la présente section on ne mentionnera que les ouvrages publiés en 2013 et 2014 ; pour la bibliographie précédente, onrenvoie aux études de synthèse publiées au cours de cette période, ainsi qu’à nos publications précédentes.

    Un nombre assez restreint d’ouvrages a continué d’être publié à propos du fondamentalisme historique issu duProtestantisme américain (par exemple Histories of AmericanChristianity : an Introduction , publié par Christopher H. Evansen 2013), mais souvent avec un accent à propos de l’influencede ce courant religieux sur d’autres contextes culturels. C’estde l’impact du fondamentalisme des EEUU dans l’AmériqueLatine qui s’occupe Identidad y relevancia : el influjo del pro-testantismo de los Estados Unidos o La American religion enel mundo evangélico de América Latina , publié par José LuisAvendaño en 2013, tandis queSoldats de Jésus : les évangé-liques à la conquête de la France , publié par Linda Caille en2013, s’intéresse à la diffusion du fondamentalisme évangé-lique dans le contexte français. Sur le contexte irlandais, on liraThe Second Coming of Paisley : Militant Fundamentalism and Ulster Politics , publié par Richard Lawrence Jordan en 2013.D’autres ouvrages continuent de s’occuper du cas américain,mais souvent en relation à des sujets spécifiques, tels que ladiffusion des théories créationnistes issues du fondamentalis-me protestant américain ( Intelligently Designed : How Creatio-nists Built the Campaign against Evolution , publié par EdwardCaudill en 2013 ;The Accidental Species: Misunderstandingsof Human Evolution , publié par Henry Gee en 2013).

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    Une majorité des ouvrages considérés se concentre sur lefondamentalisme en tant que tendance à la fois religieuse,sociale, et politique dans l’Islam actuel. On peut classer ces publications en deux sous-catégories. D’un côté, des ouvragesdont les auteurs adoptent une perspective « interne » à l’Islam,essayant d’en photographier l’état actuel dans un ou plusieurscontextes socio-politiques, de saisir les lignes de développe-ment et de tension qui les caractérisent, et souvent de proposer un chemin de réforme, ou plutôt d’auto-réforme, qui conduiraitles groupes islamiques à entretenir une relation plus paisibleavec les autres groupes religieux, et surtout avec les socié-tés « modernes » et « séculaires ». C’est le cas, par exemple,de The World’s Most Dangerous Place , publié par JamesFergussonen en 2013 ; de Political Islam in the Age of

    Democratization , publié par Kamran Bokhari et Farid Senzaien 2013 ; de Den Islam neu denken : der Dschihad für Demo-kratie, Freiheit und Frauenrechte , publié par Katajun Amirpur en 2013, ou de l’ouvrage pour le grand publicYour Fatwa

    Does not Apply here : Untold Stories from the Fight against Muslim Fundamentalism , publié par Karima Bennoune en2013 ; ou encore des multiples essais réunis dans les trois volu-mes publiés en 2014 par Sadik J. al-Azm sous le titreSecularism, Fundamentalism and the Struggle for the Meaning of Islam : Collected Essays on Politics and Religion . Ce qui est particulièrement remarquable dans ces perspectives « de l’in-térieur » c’est la volonté de réarticuler la vision « monochro-matique » du fondamentalisme islamique pour y détecter, aucontraire, nuances et tensions internes, ainsi que dynamiquesde négociation et d’évolution. On peut citer, à ce propos, Al-Shabaab in Somalia : the History and Ideology of a Militant

    Islamist Group , publié par Stig Jarle Hansen en 2013 à proposdu contexte somalien ; ou encore, à propos du contexte syrien :

    Ashes of Hama : the Perilous History of Syria’s Muslim Brotherhood , publié par Raphaël Lefèvre en 2013 ; sur lecontexte afghan : Afghanistan from the Cold War through the

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    War on Terror , publié par Barnett R. Rubin en 2013 ; sur lePakistan : Dschihadismus in Pakistan : Geschichte, Entwick-lung, Perspektiven , publié par Daniel Matthias Timm en 2013,ainsi que Vying for Allah’s Vote : Understanding Islamic

    Parties, Political Violence, and Extremism in Pakistan , publié par Haroon K. Ullah en 2013 ; encore sur le contexte somalien, Du djihad aux urnes : le parcours singulier d’Abdelhakim Belhadj , publié par Isabelle Mandraud en 2013 ; sur laTchétchénie : Islamist Extremism in Chechnya : a Threat toU.S. Homeland? (un document de travail du gouvernementaméricain publié en 2013 ; par la même institution, voir égale-ment Islamist Militant Threats to Eurasia et Global Al-Qaeda :

    Affiliates, Objectives, and Future Challenges , ainsi que Protecting the Homeland against Mumbai-Style Attacks and theThreat from Lashkar-e-Taiba , tous parus en 2013) ; sur l’Afrique de l’Ouest, Militancy and Violence in West Africa :

    Religion, Politics and Radicalisation , publié en 2013 sous ladirection de James Gow, Funmi Olonisakin, et ErnstDijxhoorn ; ainsi que l’étude « Women’s Negotiation of Statusand Space in a Muslim Fundamentalist Movement », publié par Inayah Rohmaniyah au sein de la collectionGender and Power in Indonesian Islam : Leaders, Feminists, Sufis and PesantrenSelves , parue en 2014 sous la direction de Bianca J. Smith etMark Woodward, et consacrée en particulier au contexte indo-nésien, l’un des plus intéressants du monde islamique actuel(sur le même sujet, New South Asian Feminisms : Paradoxesand Possibilities , publié sous la direction de Srila Roy en 2013).

    Un autre avantage de ce type d’ouvrages est de suggérer la présence d’une pluralité de fondamentalismes, même à l’inté-rieur de l’Islam, qui seraient donc à saisir chacun avec sescaractéristiques et ses relations spécifiques avec les contextessocio-politiques d’appartenance. L’ouvrage Modern Middle

    East Authoritarianism : Roots, Ramifications, and Crisis , publié en 2014 sous la direction de Noureddine Jebnoun,Mehrdad Kia et Mimi Kirk est essentiel à cet égard, car il mon-

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    tre la spécificité des relations entretenues par les fondamenta-lismes islamiques avec les régimes autoritaires de l’Orient,Proche et Moyen, expliquant ainsi l’évolution du radicalismeislamique dans le contexte du « printemps arabe » (et de sesantécédents iraniens). Sur le même sujet, on consulteraThe

    Muslim Brotherhood: from Opposition to Power , publié en2013 par Alison Pargeter (au même sujet :The Muslim Brother-hood : Evolution of an Islamist Movement , publié par CarrieRosefsky Wickham en 2013) ;The World through Arab Eyes :

    Arab Public Opinion and the Reshaping of the Middle East , publié par Shibley Telhami en 2013 et, avec une écriture moinsacadémique,The Second Arab Awakening: Revolution, Demo-cracy, and the Islamist Challenge from Tunis to Damascus , publié par Adeed Dawisha en 2013, ou Islamist Radicalisationin Europe and the Middle East : Reassessing the Causes of Terrorism , publié en 2013 sous la direction de George Joffé ; pour une vision très critique,Spring Fever : the Illusion of Islamic Democracy , publié par Andrew C. McCarthy en 2013.

    Une deuxième sous-catégorie jette sur le fondamentalismeislamique un regard plutôt « de l’extérieur », tâchant de lerelier, ou même de le configurer comme une conséquence demacro-phénomènes plus vastes, se déployant dans des dimen-sions différentes de la vie collective. C’est le point de vue choi-si, par exemple, par Il radicalismo nel nome dell’Islam: unaresponsabilità condivisa ? , publié par Carlo degli Abbati en2013, ou par Advancing the Global Empire : the Janus Face of the Corporate Struggles for Wealth and Power , publié en 2014 par Tatah Mentan, dans lequel le fondamentalisme religieuxislamique est expliqué en tant que sous-produit du systèmeéconomique global actuel (voir surtout le chapitre« Fundamentalism as Part of Global Blowback »). Parmi tou-tes les perspectives possibles, celle du droit est remarquable,surtout lorsqu’elle vise à articuler la connaissance des fonda-mentalismes selon les conséquences juridiques que leursinitiatives dans la réalité sociale entraînent en relation avec

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    les cadres normatifs de chaque contexte légal. C’est à cettequestion que se consacre, par exemple, l’ouvrageGender,

    National Security and Counter-Terrorism: Human Rights Perspectives , publié en 2013 sous la direction de Margaret L.Satterthwaite et Jayne C. Huckerby (surtout le chapitre« ‘Muslim Fundamentalism’ and Human Rights in an Age of Terror and Empire », d’Amna Akbar et Rupal Oza), ou le cha- pitre « Fundamentalism, Extremism, Terrorism : Commona-lities, Differences and Policy Implications of « Blacklisting », publié en 2014 par Dawn L. Rothe and Victoria E. Collins dansla collectionThe Routledge Handbook of International Crimeand Justice Studies , dirigé par Bruce A. Arrigo et Heather Y.Bersot ; ou encore, pour le contexte allemand, Islam,

    Islamismus, Europa: Kompatibilitätsdifferenzen und euroisla-mische Lösungsansätze im Kontext der EU-Grundrechtecharta , publié par Gabriel Hanne en 2013.

    Toute une série de contributions, de plus, traitent du phéno-mène du fondamentalisme islamique du point de vue de sesretombées dans un contexte « occidental » précis, par exempleà propos de la diffusion du Salafisme en Allemagne(Salafismus: fundamentalistische Strömungen und Radikali-

    sierungsprävention , publié par Rauf Ceylan et Michael Kiefer en 2013 ; Freiheit, Gleichheit und Intoleranz : der Islam in der liberalen Gesellschaft Deutschlands und Europas , publié par Kai Hafez en 2013) ; dans le Royaume-Uni ( RadicalismUnveiled , publié par Farhaan Wali en 2013) ; en Hollande (sur le cas de l’assassinat de Theo van Gogh : De tweede novem-ber : wie zat er achter de moord op Theo van Gogh? , publié par Tomas Ross en 2013) ; ou dans l’Europe francophone (voir L’islamisme radical et l’Occident : les logiques du ralliement aux formations islamistes dites radicales dans les sociétésoccidentales , publié par Sophie Viollet en 2013 ; ou l’ouvrage« militant » pour le grand public Néo-djihadistes : ils sont

    parmi nous : qui sont-ils, comment les combattre , publié par Claude Moniquet en 2013) ou au Mali (mais en relation avec

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    la « France en guerre » : La France en guerre au Mali : lescombats d’AQMI et la révolte des Touareg , publié par JeanFleury en 2013 ; dans la même perspective, Notre guerre

    secrète au Mali : les nouvelles menaces contre la France , publié par Isabel Lasserre et Thierry Oberlé en 2013) ou enRussie (The Rise of Radical and Nonofficial Islamic Groups in

    Russia’s Volga Region : a Report of the CSIS Russia and Eurasia Program , publié par Sergey Markedonov en 2013).

    Toujours dans cette catégorie, on mentionnera, en outre, desouvrages de synthèse, tels que Islamic Fundamentalism: an

    Introduction , publié par Lawrence Davidson en 2013 (troisiè-me édition), ou Islamic fundamentalism since 1945 , publié par Beverley Milton-Edwards en 2013 ; ou encore Religion in theContemporary World: a Sociological Introduction , publié par Alan Aldridge en 2014, lequel contient un chapitre sur « Dangerous Religions ? Fundamentalism ».

    Les ouvrages comparatifs, quoique peu nombreux, sont inté-ressants en ce qu’ils impliquent une prise de position idéolo-gique minoritaire mais néanmoins remarquable à l’égard dufondamentalisme, soulignant la possibilité de saisir des pointsde contact et même des analogies entre le fondamentalismereligieux « par excellence » dans le monde occidental, à savoir le fondamentalisme islamique, et d’autres phénomènes reli-gieux qui mériteraient la même qualification. Signalons à ce propos, Religious Fundamentalism in the Middle East : aCross-National, Inter-Faith, and Inter-Ethnic Analysis , publié par Mansoor Moaddel et Stuart A. Karabenick en 2013 ; Fundamentalismus : radikale Strömungen in den Weltreligionen , publié par Wolfgang Wippermann en 2013 ; ainsi que l’ouvra-ge Between Auvadia and Abdallah : Islamic Fundamentalismand Jewish Fundamentalism in Israel , publié en hébreu en 2013 par Nohad ʻAli et Ben ʻOvadyah le-ʻAbdallah ; ou le chapitre« Fundamentalism, Exclusivism, and Religious Extremism », publié par Douglas Pratt dans la collectionUnderstanding Interreligious Relations , parue sous la direction de David

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    Cheetham, Douglas Pratt, et David Thomas en 2013 ; à proposdu contexte français, La France des intégristes : extrémistes

    juifs, chrétiens, musulmans, le refus de la république , publié par René Guitton en 2013. Sur le conflit entre fondamentalismesreligieux autour d’un même espace symbolique on consulteraégalement l’ouvrage Brännpunkt Jerusalem: om judendom,kristendom, islam, fundamentalism, fred och försoning i denheliga staden , publié par Sture Ahlberg en néerlandais en 2013.L’attribution de l’étiquette de « fondamentalisme » à une cultu-re religieuse ou à l’un de ses courants n’est toutefois pas uneopération neutre, mais relève au contraire d’un but idéologique précis, en considération des connotations négatives du terme« fondamentalisme ». Pour un exemple de cette perspectivecontroversée on liraThe Zionist Bible : Biblical Precedent,Colonialism and the Erasure of Memory , de Nur Masalha, publié en 2013. Les ouvrages qui essaient de dresser une com- paraison entre le fondamentalisme du Protestantisme américainet le fondamentalisme islamique sont rares mais essentiels. Onconsultera surtout Evangelicalism and Fundamentalism in theUnited Kingdom during the Twentieth Century , publié en 2013sous la direction de David Bebbington et David Ceri Jones, quimet en évidence la nécessité de distinguer entre fondamenta-lisme chrétien, assimilable au fondamentalisme islamique, etévangélisme (notamment britannique). Sur la possibilité de sai-sir un « fondamentalisme catholique », on lira surtout

    Fluchtpunkt Fundamentalismus ? Gegenwartsdiagnosenkatholischer Moral , publié en 2013 sous la direction deStephan Goertz, Rudolf B. Hein et Katharina Klöcker, ainsique Versuchung Fundamentalismus : Glaube und Vernunft ineiner säkularen Gesellschaft , publié par Hermann Häring en2013. D’autres comparaisons sont proposées autour de sujets plus spécifiques, par exemple la conception de l’au-delà dansle fondamentalisme (« The Afterlife in Fundamentalism », publié par Kevin J. Eames dans la collection en trois volumes Heaven, Hell, and the Afterlife : Eternity in Judaism, Christia-

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    nity, and Islam , paru en 2013 sous la direction de J. HaroldEllens). Les ouvrages sur le fondamentalisme dans d’autresconfessions que l’Islam demeurent néanmoins assez rares, par exemple Au nom du temple : Israël et l’irrésistible ascensiondu messianisme juif, 1967-2013 , publié par Charles Enderlinen 2013 à propos du « fondamentalisme juif ».

    Une catégorie particulièrement intéressante d’ouvrages estcelle qui regroupe des publications où la signification du terme« fondamentalisme » est soumise à une opération d’expansionmétaphorique, visant à suggérer la présence, dans des domai-nes non strictement religieux, d’une dynamique du sens analo-gue à celle qui sous-tend les fondamentalismes religieux. C’estle cas, par exemple, de l’ouvrage publié en 2014 par FredBlock et Margaret R. Somers, intituléThe Power of Market

    Fundamentalism : Karl Polanyi’s Critique , lequel consiste enune critique des perspectives sociales et économiques ayanttendance à transformer le marché en cible d’une dévotion presque religieuse, au sein d’un cadre conceptuel dont on ne parvient plus à saisir les points critiques et les possibilités dechangement et d’amélioration. Un autre ouvrage publié en2013 sous la direction de Ranjan Ghosh, Making Sense of theSecular : Critical Perspectives from Europe to Asia , s’interro-ge sur la nature du sécularisme, formulant l’hypothèse d’unerelation très complexe, et parfois paradoxale, entre idéologiesde la sécularisation et idéologies fondamentalistes. PaulMaltby, dansChristian Fundamentalism and the Culture of

    Disenchantment , publié en 2013, essaie de démêler ce para-doxe en proposant une critique du fondamentalisme religieuxinspirée par les théories philosophiques post-modernes, maiségalement une « critique de la critique » inspirée par le ques-tionnement des besoins anthropologiques qui se cachent dansles fondamentalismes religieux.

    Enfin, les ouvrages qui ont attiré davantage l’attention de larecherche sont les publications s’enquérant de l’aspect langa-gier, communicationnel et sémiotique des fondamentalismes (à

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    ce propos, « The Semiotics of Fundamentalist Authoriality », publié par Massimo Leone en 2013 dans la Revue internationa-le de Sémiotique juridique ) : comment les fondamentalistes reli-gieux communiquent-ils entre eux et avec l’extérieur ? Se poser cette question relève déjà d’une hypothèse socio-sémiotiquequ’on peut qualifier de contrecourant : dans l’imaginaire parta-gé par la plupart des publics « occidentaux », en effet, les fon-damentalistes sont vus comme foncièrement incapables de com-munication, soit parce qu’ils seraient enfermés dans un autismespirituel total, soit parce qu’ils abdiqueraient toute forme decommunication par le choix de la violence, à juste titre considé-rée comme négation de toute logique communicationnelle. Aucontraire, des études telles que Autarke Kommunikation :Wissenstransfer in Zeiten von Fundamentalismen , publiée en2013 sous la direction de Matthias Ballod et Tilo Weber, mont-rent l’exigence de se poser la question de savoir comment lesgroupes fondamentalistes organisent leur communication à lafois interne, visant le maintien et l’évolution de leur hiérarchiede pouvoir, et externe, visant la persuasion. Dans la même ligne,mais à propos du contexte spécifique du Pakistan, l’ouvrageThe

    Militant Discourse : Religious Militancy in Pakistan , publié par Khadim Hussain en 2013, adopte la perspective des «critical discourse studies », proche du point de vue sémiotique.

    Les publications qui se concentrent sur les stratégies média-tiques, et notamment visuelles, des fondamentalismes reli-gieux, sont également de grande utilité : Al-Qaïda par l’ima-

    ge : la prophétie du martyre , publié par Abdelasiem ElDifraoui en 2013 ; ainsi que Jihadism : online Discourses and

    Representations , publié en 2013 sous la direction de Rüdiger Lohlker. Tout aussi intéressants sont les ouvrages qui propo-sent des stratégies communicationnelles pour limiter la diffu-sion des idées fondamentalistes, liées notamment au rayonne-ment du terrorisme international. On citera surtout, à ce pro- pos, une étude commissionnée en 2013 par la corporationRAND et rédigée par Todd C. Helmus, Erin York, et Peter

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    Chalk : Promoting Online Voices for Countering Violent Extremism , centrée sur l’efficace des nouveaux média et desréseaux sociaux ( social networks ) pour la diffusion d’un Islamnon fondamentaliste. À ce sujet on mentionnera aussi le texteautobiographique d’Amir Ahmad Nasr My Isl@m : how

    Fundamentalism Stole my Mind - and Doubt Freed my Soul , oùl’on raconte l’histoire personnelle d’un éloignement du fonda-mentalisme islamique, selon un parcours de doute encouragé par la fréquentation de certains sites internet « critiques ».L’ouvrage de Maajid Nawaz, paru en 2013, Radical : my

    Journey out of Islamist Extremism , appartient au même genre,ce qui souligne que 1) les processus de défection du fonda-mentalisme religieux islamique sont représentés plus souventque les processus d’affection à ce courant ; et que 2) ils sontdécrits plutôt de façon anecdotique, autobiographique, narrati-ve, étant donné les difficultés de développer une connaissancenon subjective de ces parcours existentiels.

    Surtout en relation à « l’affaire Dieudonné », on a prêté enoutre une attention croissante aux ouvrages qui, de parutiontrès récente, signalent la convergence de certains fondamenta-lismes islamiques avec un antisémitisme croissant dans plu-sieurs pays européens, dont l’Allemagne et la France, au pointque des « alliances » paradoxales se produisent, par exemple,entre mouvements néonazis et néofascistes et fondamentalis-mes islamiques. On lira à ce sujet Antisemitism, a Specific

    Phenomenon : Holocaust Trivialization, Islamism, Post-Colonial and Cosmopolitan Anti-Zionism , publié par ClemensHeni en 2013.

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    LE FONDAMENTALISME COMME FORME DE VIE

    Après avoir interrogé de façon critique le champ séman-tique du fondamentalisme dans les langues occidentales, etnotamment en français, et ayant mené à terme une revueexhaustive de la bibliographie concernant les fondamentalis-mes publiée dans la dernière période, la recherche s’est livréà une réflexion spécifiquement sémiotique sur ce phénomè-ne. La nécessité de ce point de vue est évidente à partir desdeux premières étapes de l’investigation. D’une part, lavariabilité du champ sémantique du fondamentalismerequiert la mise en place d’un cadre théorique capable d’in-diquer les coordonnées principales des phénomènes se mani-festant dans ce domaine culturel : en dépit de toutes les dif-férences introduites par les spécificités des contextes confes-sionnels, historiques, géographiques, et socioculturels, peut-on cependant identifier un noyau sémiotique et phénoméno-logique central, autour duquel toutes ces différences s’orga-

    nisent, et qui donne lieu à « l’air de famille » détectable danstoutes ces manifestations du sens religieux ? Peut-on, end’autres termes, cerner l’essence existentielle du fondamen-talisme religieux ? D’autre part, la revue bibliographiquemontre avec évidence que malgré sa richesse et variété, cettelittérature très abondante et de plus en plus croissante se limi-te souvent à formuler des hypothèses sur les liens de causali-té qui lieraient les fondamentalismes à des contingencessociopolitiques, proposant souvent de modifier ces dernièresafin de couper à la racine la source du fondamentalisme reli-gieux et de ses effets indésirables. Cette perspective, toute-

    fois, omettant de considérer le fondamentalisme comme phé-nomène intrinsèquement religieux, et donc comme manifes-tation du sens et du langage, est incapable d’en comprendrela nature anthropologique, et par conséquent de développer une connaissance adéquate des raisons profondes pour les-

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    quelles les fondamentalismes sont capables de faire l’objetd’une contagion communicationnelle et sociale. En des mots plus simples, les perspectives non sémiotiques ne parvien-nent pas à donner un juste poids à « l’exigence fondamenta-liste », à la place qu’elle occupe dans l’anthropologie humai-ne. Afin d’obvier à ce défaut de perspective, il faut partir d’une réflexion générale, quoique forcément abstraite, sur lanature du sens religieux.

    Dans la sémiotique structurale, tout sens est vu comme pro-duit et manifesté à partir d’un système de potentialités. Unsystème est un ensemble de relations dans lequel un certainordre prédomine. La notion de relation, en effet, présupposedéjà l’ordre, car on pourrait suggérer que le chaos absolu estimpossible dans la dualité, dans une situation où les puissan-ces unitaires sont limitées. Seule l’unité, peut-être, est entiè-rement désordonnée. La nature de cet ordre peut varier, maison peut généralement se le figurer par une métaphore topolo-gique où la régularité prévaut sur l’irrégularité, par exemplela symétrie sur l’asymétrie, la fermeture sur l’ouverture, lanetteté sur le flou, etc. Le désordre, l’asystématique, est cedont on ne peut pas donner une représentation mathématique,et donc spatiale, topologique. Saisir des potentialités dans cesystème signifie poser une phénoménologie de la partialité,dans le sens que le système peut être déduit à partir des traitscombinatoires de ses manifestations, mais il ne s’y montre jamais entièrement. Tout ce qui dans le système ne se mani-feste pas demeure une potentialité virtuelle, inexprimée ettout de même exprimable.

    Dans l’imagination structuraliste du langage, par exemple,toute parole peut être comprise en tant que manifestationsélective d’un système plus vaste, dont elle découvre à la foisquelques traits combinatoires et suggère, par déductionimplicite, les potentialités non manifestées. Le mécanisme del’énonciation est fondé sur cette dynamique, laquelle déploieune phénoménologie – et une idéologie sémiotique la sous-

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    tendant – tout à fait opposées à celles de la révélation. Par idéologie sémiotique, on entend ici la conception du sens, dulangage et de la communication que les membres d’une cul-ture intériorisent. Dans la révélation, comme elle est conçue par la plupart des cultures religieuses où elle joue un rôle de premier plan, un tout se dit sans jamais faire deviner la par-tialité du dit. Certes, même dans la religiosité populaire, l’ona tendance à postuler que la révélation est toujours imparfai-te. Cependant, cette imperfection est imputée à l’incapacitéhumaine d’absorber la totalité, souvent à cause d’un état demalaise éthique ou de péché. Seuls les théologiens post-modernes, à l’Urs von Balthasar, postulent que la révélationest ontologiquement partielle, impliquant un voilement àchaque fois qu’un dévoilement se produit.

    Dans l’imagination du sens dont est pétrie la sémiotiquestructurale, au contraire, le sens émerge non pas d’une totali-té positive, qui se donne dans la manifestation, mais plutôtd’une totalité négative, qui dans la manifestation se cachetout en y laissant des traces. Telle que l’imagine Saussure, la parole est une actualité infime par rapport à l’océan de néga-tivité inexprimée et virtuelle sur lequel elle flotte. Cependant,cet océan n’est pas imaginé comme une obscurité infinie,mais comme un cristal dont on ne voit scintiller que des lumi-nosités partielles, lesquelles toutefois ne se produiraient passinon à partir de la structure intégrale du prisme. Le sens dela révélation est intelligible car on postule, et on croit ferme-ment, qu’il n’y ait pas d’autre sens à saisir. Tout qui peut sedonner se donne, et tout ce qui ne se donne pas n’a pas desens. Le sens de l’énoncé, au contraire, est intelligible car unerelation decommensurabilité se pose entre les traits qu’ilmanifeste et le tout dont il n’est qu’un fragment, une expres-sion partielle. Afin que cette relation de commensurabilités’établisse, il faut que ce tout soit pensé comme un système,à savoir qu’il soit pensé comme un tout rationnel. Celaimplique nécessairement la finitude du système, mais une

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    finitude non pas simplement numérique mais plutôt géomé-trique. Il est évident, même pour le sens commun, que la lan-gue ne peut pas être pensée, y compris à l’intérieur de l’épis-tème structuraliste, comme un ensemble fini dans le sensqu’elle serait constituée par un nombre fini d’éléments ; laseule possibilité de produire un nombre infini de fragments à partir du système qu’ils manifestent réfuterait cette assomp-tion. Au contraire, la finitude du système consiste dans le faitque chacune de ces manifestations potentielles, virtuellementinfinies, peut être reconduite au tout dont elle émerge envertu d’un calcul, d’une loi, d’une proportion géométrique.C’est cette assomption qui fonde la compréhensibilité dusens : toujours partiel et fragmentaire, il présuppose, néan-moins, une totalité qui se multiplie de façon régulière, ordon-née. On peut saisir le sens d’un texte car il n’est que l’énon-cé d’une totalité que l’on postule comme régulière, et quifonde l’intelligibilité de ses fragments tout en n’étantconnaissables que par leur biais.

    Au fond, c’est le postulat de cette relation géométriqueentre le procès et le système, entre l’actualisation d’une potentialité x et les potentialités non actualisées dont la laten-ce permet la manifestation de ceX, qui garantit la possibilitéd’une perception immanente du sens. Le sens peut être saisidans son immanence car il peut être considéré non pas en tantque révélation finie d’un tout infini, mais en tant qu’énoncia-tion infinie d’un tout fini. Si l’on ne présupposait pas lecaractère systématique de la négativité qui se cache derrièrela parole, celle-ci ne pourrait être lue que comme faisantappel à une ontologie fuyante, obscure, irrationnelle.L’herméneutique romantique, par exemple, se différencie del’herméneutique de la révélation dans le sens qu’elle postuleun excès de la totalité du non-dit par rapport à sa manifesta-tion fragmentaire et énigmatique, mais elle se différencieégalement de l’herméneutique structurale dans le sens qu’el-le ne présuppose pas une commensurabilité entre une actua-

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    lisation du sens et une matrice de potentialités non actuali-sées. Au contraire, elle nie la présence d’une matrice quel-conque, arrivant à exalter non pas la régularité intelligible del’inexprimé mais l’irrégularité incompréhensible du non-dit.

    Du point de vue d’une méta-sémiotique, s’interroger sur lecaractère préférable de telle ou telle idéologie sémiotique n’aaucune utilité. Chaque attitude vis-à-vis du sens exprime eneffet une potentialité anthropologique de l’espèce humaine,qui s’affirme en relation à une contingence historique et cul-turelle. Au contraire, il faut se demander quelles sont lesconséquences de chaque idéologie sur la perception, la circu-lation, et l’opérativité du sens. Chacune de ces attitudes her-méneutiques, en effet, est fondée sur des postulats mais éga-lement sur des questions sans réponse. Dans le cas de l’idéo-logie structurale du sens, la question qu’on évite d’aborder est essentiellement une : étant donné que le sens s’actualise à partir d’un système ordonné, et qu’il est possible de lire le premier par rapport au deuxième en vertu d’un principe d’im-manence qui le met en relation selon une logique de com-mensurabilité au moins géométrique, quelle est la force qui pousse certains éléments du système à s’actualiser, et quirelègue au contraire les autres à composer le fond par contraste avec lequel les premiers peuvent signifier ? End’autres termes, lorsque le sens s’affirme comme différence, pourquoi le sens s’affirme-t-il comme sens, tandis que lefond insignifiant du sens ne s’affirme que comme fond ?Lorsqu’une image apparaît sur l’écran, pourquoi regarde-t-onl’image, et non pas l’écran ? Cette question n’a pas de répon-se ultime, mais elle peut être abordée sur deux niveaux diffé-rents. Le premier, plus concret, est le niveau de la saillancedu sens. Le deuxième, plus abstrait, est le niveau de ce qu’on pourrait appeler « l’idéologie de la saillance ».

    En ce qui concerne le premier niveau, la nécessité d’expli-quer l’origine de la saillance fait problème à l’intérieur d’uncadre théorique fondé sur l’immanence. Cette question peut

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    être évitée lorsque le sens est saisi dans sa dimension sta-tique, générative, mais elle devient cruciale lorsque le sensest considéré, au contraire, dans sa dimension dynamique,génétique. Pour quelle raison une potentialité s’actualise tan-dis que d’autres restent virtuelles ? Dans les termes de lasémantique profonde, cette question se traduit dans la néces-sité d’attribuer une motivation aux axiologies du système.Étant donné la matrice à partir de laquelle le sens se profile,et étant donné sa nature rationnelle – sa régularité géomé-trique – quelle est la nature du vent qui, soufflant sur cetocéan de potentialités, y produit des crispations, puis desvagues, qui traversent le parcours génératif jusqu’à déferler sur les plages de la manifestation textuelle, y apparaissantcomme saillance par rapport à la platitude de la surfaceaqueuse ? Hors métaphore, s’interroger sur les axiologiesqui, dans un système, produisent un damier d’actualisationset de virtualités, signifie se poser la question de l’agentivitéqui est derrière le sens. Peut-on donner à cette question uneréponse qui demeure elle-même à l’intérieur d’une logiqueimmanente ?

    On pourrait penser, au contraire, que dès que la sémiotiqueessaie de creuser le puits du sens, elle parvient à un socle quine peut pas être percé sinon en établissant des rapports entrele système ordonné postulé par la discipline et des forcestranscendantes qui l’obligent à se plier, à adopter une axiolo-gie. Expliquer l’origine du pli du sens, voilà le premier véri-table défi pour une sémiotique immanentiste. Jusqu’à pré-sent, deux ordres de solutions ont été explorés. D’un côté, ona brutalement nié l’indépendance du métalangage sémio-tique, en le soumettant à d’autres cadres explicatifs.L’axiologie manifestée par un système sémiotique serait donccausée, par exemple, par une force qui lui est externe, et dontla nature a été identifiée tour à tour comme historique, éco-nomique, sociale, etc. Ceux qui ont parié sur la possibilité decombiner l’immanentisme sémiotique avec, par exemple, les

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    hypothèses causales des sciences cognitives, ont cependantnégligé un aspect théorique essentiel : lorsqu’on ouvre l’im-manentisme à la causalité, la liant à une force qui transcendele système et qui pourtant en détermine les axiologies, l’im-manentisme se défait.

    En d’autres termes, il n’y a aucune façon rigoureuse de sau-vegarder la logique de commensurabilité géométrique d’unsystème immanent tout en le plaçant sous le pouvoir déter-minant d’une force transcendante, non pas au sens religieuxmais dans le sens qu’elle est incommensurable au systèmequ’elle détermine. Par ce chemin, l’explication sémiotique nedemeure qu’une farce, et ce qui compte c’est l’explicationnon sémiotique à laquelle on peut la réduire. On pourraitcomparer cette tendance à l’effort de ceux qui ont essayé desauvegarder l’indépendance d’un niveau symbolique dansune herméneutique marxiste : il s’agit souvent d’une hypo-crisie intellectuelle sans tenue théorique. Dans Kant et l’or-nithorynque , Umberto Eco nous fait savoir que les saillancessémiotiques dérivent, en dernière instance, des « plis de l’êt-re », proposant une interprétation sémiotique d’Heidegger.Cependant, ce qui en résulte est plutôt une interprétation hei-deggerienne de la sémiotique, c’est-à-dire une dilution hei-deggerienne de la sémiotique dans la métaphysique : lors-qu’on explique la genèse du sens en relation à un ordreincommensurable, on est déjà entré dans une herméneutiquede la révélation, ou dans une herméneutique romantique.

    De l’autre côté, une solution diamétralement opposéeconsiste non pas à considérer le sens comme effet sémiotiqued’une dimension non sémiotique, mais plutôt à « coloniser latranscendance » par un effort titanesque de création métalin-guistique. C’est ce qu’a commencé de faire la socio-sémio-tique, l’anthropologie sémiotique, une certaine sémiotiqueculturelle, et même une certaine bio-sémiotique. Face à l’é-mergence d’une saillance, par exemple, on ne se demande pas par quelle force neurologique elle est causée, mais plutôt

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    on essaie de développer une vision immanente de la neurolo-gie, de la neurologie comme système de sens. De même pour l’économie : pour expliquer les formations culturelles et leur évolution dans l’histoire on ne les rattache pas à des relationsde force transcendantes, liées aux dynamiques du marché ; aucontraire, on essaie de décrire le marché, ou même l’économietoute entière, en tant que système sémiotique. Au moins enthéorie, cette option consiste dans une expansion progressivedu domaine de la lutte intellectuelle sémiotique. A chaque foisque l’on reconduit des manifestations du sens à leur principegénératif immanent, et que, du même coup, on s’interroge sur les forces qui l’animent et lui attribuent des axiologies, onimagine pas ces forces comme situées au-delà de l’immanen-ce, mais dans l’immanence, ou plutôt dans une immanencerequalifiée, élargie, complexifiée afin de repousser plus en profondeur la saisie intellectuelle du métalangage sémiotique.

    Le deuxième niveau, plus abstrait, qu’on a défini comme leniveau de « l’idéologie de la saillance » pose un problèmeencore plus compliqué, puisqu’il entraîne une dimension para-doxale. Si on postule qu’on puisse expliquer la genèse de ladifférence par des constructions théoriques de plus en pluscomplexes, jusqu’à considérer tout ce qui entoure le senscomme une partie à l’intérieur du système immanent qui le produit, et non pas comme une force située dans une transcen-dance qui lui serait extérieure, comment faire face à la questionde l’importance symbolique de la différence ? Pourquoi le sensserait-il vu comme un produit de l’axiologie, et non pas de sonabsence ? Sommes-nous anthropologiquement, voire biologi-quement, contraints à réagir culturellement à la différence, et àen faire le pilier du sens ? Répondre à ces questions est essen-tielle afin de replacer le phénomène du fondamentalisme dansune anthropologie sémiotique générale.

    Sans différence, il n’y a pas de sens. Ce c’est qu’on répètesans cesse aux étudiants de sémiotique en première année,citant Saussure, Hjelmslev, Greimas. Mais l’emphase portée

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    sur la différence, et sur la saillance qui la fonde, ne caractéri-se pas uniquement la sémiotique structurale ou générative. Lemodèle de signe de Peirce, tel qu’il a été interprété et divul-gué par Umberto Eco, semble lui aussi prendre le parti de ladifférence. Chez Peirce, la signification dont l’existencehumaine est imbue consiste dans une relation triadique entreun élément signifiant, un objet signifié, et un signe interpré-tant qui les met en relation selon une perspective particuliè-re. À son tour, ce signe interprétant se compose lui aussid’une partie signifiante et d’une partie signifiée, mises enrelation par un nouveau signe interprétant, et ainsi de suite, potentiellement à l’infini. Dans le modèle conçu par Peirce,en effet, la normalité de la signification est constituée par uneinfinité de signes qui se réfèrent les uns aux autres, sans quel’on ne puisse jamais arrêter leur enchaînement. UmbertoEco et d’autres sémioticiens ont appelé cette normalité de la

    semiosis la « fuite des interprétants ». Sans vouloir faire de lamauvaise psychanalyse, on voit très bien que cette expressionn’est nullement neutre. Les signes-interprétants sont repré-sentés, un peu comme dans une fugue de Bach, comme tou- jours activés par une nervosité intrinsèque les poussant à jaillir de la surface de la triangulation sémiosique pour se lan-cer vers l’inconnu d’une nouvelle direction. Certes, dans lasémiotique peircienne l’habitus arrête cette course infiniedans la solidité d’une habitude interprétative, partagée par une société ou adoptée par un individu, et cependant l’accentdu modèle théorique tombe sur l’élan de l’interprétant plusque sur la cristallisation de l’habitus. L’habitus est conçu etreprésenté plutôt comme une sorte d’ankylose du sens, inévi-table mais tout de même regrettable, comme un sommeil dela semiosis auxquels s’abandonnent les cultures et les indivi-dus lorsqu’ils doivent céder à l’impératif de la routine, de lamécanicité, de la logistique.

    De même, la sémiotique lotmanienne est tout un éloge de lamotilité du sens, du dynamisme irrépressible de la sémiosphè-

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    re, de la ductilité créatrice de sa frontière. Le modèle sémio-tique de l’école de Tartu laisse lui aussi de la place à l’immo- bilité, mais il la confond tout de suite avec la mort des cultu-res, avec leur paralysie dans une fixité sans génie.

    Toutes les branches majeures de la sémiotique sont en effet pétries d’une idéologie sémiotique selon laquelle le sens estimpensable sans sa relation avec la différence : la différencequi fonde la mouvance axiologique à la base de la narrativitéchez Greimas, la différence qui anime le jaillissement de l’in-terprétant de sa prison ternaire chez Peirce, la différence qui pétille le long des contours de la sémiosphère chez Lotman.Le point, derechef, n’est pas de déterminer si cette idéologieest convenable ou pas, du point de vue éthique par exemple.Dans la perspective d’une méta-sémiotique, à savoir dansl’effort paradoxal d’une anthropologie des idéologies sémio-tiques, ce qui importe est de dévoiler le caractère historique,culturellement déterminé, et donc arbitraire, de cette idéolo-gie sémiotique de la saillance. L’affirmation de cette idéolo-gie est en effet inextricable de l’évolution socioculturelle,d’une énorme complexité, à laquelle on se réfère superficiel-lement par le mot de « modernité ». En dépit des effortsd’historiens et de sociologues, c’est peut-être la sémiotiquequi peut fournir une définition théorique, et donc universelle,de la modernité : la modernité est l’ensemble de phénomènesde sens dont l’idéologie sémiotique dominante est une idéo-logie sémiotique de la saillance. La modernité marquecomme dysphorique tout ce qui est répétition, monotonie,adhésion irréfléchie, permanence, manque de tension dyna-mique, absence de pulsion au changement ; la modernité sou-ligne, au contraire, l’euphorie de l’écartement, de tout ce qui produit une saillance par un mouvement essentiellementimprédictible.

    Cette dichotomie permet de relier les deux niveaux deréflexion que l’on est en train d’explorer. D’une part, lasémiotique structurale a du mal à intégrer dans l’immanence

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    de son modèle explicatif une description de l’origine del’axiologie, car cette origine semble constamment se placer dans un dehors non immanent. D’autre part, sur l’autreniveau, on voit bien pour quelle raison cette difficulté subsis-te : sous-tendue par une idéologie sémiotique de la saillance,à savoir par une idéologie de la modernité, la sémiotique doitforcément laisser de la place, dans son système, pour l’émer-gence de l’écartement, cet écartement ne pouvant trouver sonorigine que dans une transcendance, à savoir dans une liberté.

    Face à la question d’expliquer la genèse du sens, la sémio-tique se heurte à une dichotomie dont la morphologie rappel-le de près la morphologie du problème théologique de lagrâce. Soit le sens jaillit d’une transcendance insaisissable,quoique laïque, soit il s’origine dans l’immanence du par-cours génératif, mais contredisant l’idéologie sémiotique quifonde tout le structuralisme, et même toute la modernité, quiest une idéologie sémiotique de la liberté.

    Ceux qui étudient le fondamentalisme religieux, et mêmeceux qui en expliquent le développement en relation à l’i-déologie de l’ultra-modernité qui a dominé la planète après lafin de la Guerre Froide, ne se posent jamais une question quiest cependant assez simple. Si le fondamentalisme est uneréaction à certaines lignes de développement des culturesactuelles, et notamment des cultures qu’on appelle « occi-dentales », pourquoi cette réaction s’est-t-elle manifestée enconstruisant son discours par un recours systématique auxtraditions religieuses ? Pourquoi, en d’autres mots, la réac-tion à l’ultra-modernité ne s’est-elle pas manifestée dansd’autres domaines discursifs, par exemple par l’adhésion àune idéologie de progrès révolutionnaire, comme les utopiesmarxistes de la deuxième moitié du vingtième siècle ? Enoutre, tout en restant dans le domaine des religions, pourquoicette opposition virulente n’a-t-elle pas puisé son idéologie à partir des théologies de la libération, telles qui ont été déve-loppées, surtout à partir des années soixante-dix du vingtiè-

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    un renvoi à la transcendance, ne croient pas au mystère del’eucharistie, ou bien ils en ont une conception moderne, pro-testante, contradictoire.

    Toute une série de conséquences pragmatiques découle dustatut non sémiotique du livre sacré : il ne doit être ni inter- prété ni traduit. Il doit être, plutôt, répété, à savoir récité,appris par cœur, ou mieux encore recopié, faisant attention àreproduire non pas uniquement le contenu du livre, maisaussi sa forme, le niveau de sa manifestation, comme diraientles sémioticiens générativistes. Voilà donc que l’oppositionentre herméneutique sémiotique et herméneutique de la révé-lation ne pourrait se profiler de manière plus nette : pour lemodèle génératif, la manifestation n’est rien, car elle n’estque l’aboutissement d’un parcours génératif que l’on saisitdans son immanence ; pour l’herméneute fondamentaliste, aucontraire, la manifestation est tout, car aucune distinction nese pose entre un plan de l’expression et un plan du contenu,entre un signifiant humain et un signifié divin. Le signifiantest déjà divin, et il doit être préservé inaltéré car la divinités’y glisse sans contraintes et sans réductions, rayonnantedans sa totalité. Comprendre la signification du livre sacrén’est pas important, car elle n’existe que dans la plénitudeimmobile du signifiant.

    Du point de vue du modèle de Peirce l’opposition entreidéologie sémiotique de la saillance et idéologie sémiotiquede la répétition n’apparaît pas moins nette : la catégorisationdes types de signes qu’on attribue à Peirce n’est en définitivefondée que sur la gradualité de contrainte dans la relation quele signe interprétant établit entre lerepresentamen et l’objet.Si le symbole découle d’une relation tout à fait arbitraire,l’index, lui, répond à une détermination farouche, à la pres-sion physique de l’objet sur le référent, tandis que l’icône – le type de signe peircien qu’on a le plus de mal à définir – viendrait marquer un niveau intermédiaire entre le symboleet l’index, le signe-interprétant y étant contraint par les lois

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    de la ressemblance. Dans l’idéologie sémiotique de la répéti-tion, le livre sacré échappe certainement à toute logique sym- bolique, et il se soustrait également à la dynamique sémio-tique de l’icône. Le livre sacré, chez les fondamentalistes,n’est pas une représentation fidèle mais plutôt une présenta-tion , ou encore mieux une présence . On serait tenté de luiattribuer le statut sémiotique de l’index, de l’empreinte, sauf que dans l’index aussi, on le sait bien, le signifiant ne seconfond pas avec le signifié, mais il s’en distingue justement par une différente collocation dans l’espace, dans le temps, etdans la matière. Mêmes les images miraculeuses des divini-tés, comme le Saint Suaire de Turin ou les autres icônesache-iropoietai , tout en incarnant à perfection le mécanismesémiotique de l’index, ne traduisent pas ce qu’un livre sacréest pour le fondamentaliste.

    Pour le fondamentaliste, le livre sacré n’est ni une descrip-tion symbolique de la transcendance, ni son portrait, ni sonempreinte non plus. Le livre sacré estle visage de la trans-cendance , au sens lévinassien du terme. Ce qui en découle estune inversion radicale du damier thymique projeté sur la rela-tion entre fuite des interprétants et habitus. Dans l’idéologiesémiotique de la répétition, tout ce qui s’écarte de l’habitusest une faute, c’est-à-dire n’a aucun sens. La culture estcontenue entièrement dans ses lois, dans ses codes, et touteexception est, en définitive, signe du mal. En dernière instan-ce, ce dont rêve implicitement le fondamentaliste est unretour à un état de nécessité absolue, où aucune liberté neserait requise. C’est une nature épurée de toute trace de lamodernité : tel est le but ultime du fondamentaliste.

    De même, dans le cadre de la sémiotique lotmanienne, toutce qui se place à l’extérieur de la sémiosphère immobile dufondamentalisme religieux est considéré comme une pertur- bation, une influence négative qui, si on omet de l’écraser subitement, peut introduire des crispations dans le système parfait de l’existence répétée.

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    Étant donné cette description sémiotique de l’idéologie dela répétition, ce qui échappe souvent à ses exégètes, ainsiqu’aux commentateurs de l’épistémè fondamentaliste, c’estqu’il est très difficile de parvenir à une société de la répéti-tion absolue, tout comme il est très difficile de parvenir à unesociété de la saillance absolue. Dans un roman publié en2007 sous le titre anglais deThe Reluctant Fundamentalist ,traduit en français la même année avec le titre, un peu moinsélégant, de L’intégriste malgré lui , l’écrivain pakistanaisMohsin Ahmid raconte de façon très efficace, teintée d’uneironie amère, la descente d’un jeune pakistanais dans l’uni-vers du fondamentalisme islamique. Dans ce Bildungsromancontemporain, le protagoniste connaît d’abord les charmes dusuccès professionnel, économique et social dans le monde del’économie financière globalisée guidée par les États-Unis, puis, suite à un échec existentiel, se tourne de plus en pluscontre le système qui l’avait soutenu et enrichi, jusqu’à glis-ser dans la clandestinité et dans le combat djihadiste. Leroman, dont l’interprétation du fondamentalisme islamique,en tant que réaction à la globalisation, a souvent fait objet dedébat et même de critique, montre cependant de façon évi-dente la dialectique paradoxale, parfois perverse, qui entre-mêle l’idéologie de la saillance et l’idéologie de la répétition.Surtout, il propose un récit où l’utopie d’une forme de vie parfaitement saillante et l’utopie d’une forme de vie totale-ment répétitive se montrent dans leur ambiguïté.

    Parvenir à une collectivité où toute saillance serait estom- pée jusqu’à l’élimination ; forger un être humain qui ne seraitque véhicule passif d’une tradition religieuse, considéréeelle-même comme véhicule immobile de la transcendance :cela n’est pas seulement un rêve, c’est une rhétorique.Lorsqu’on analyse la structure du pouvoir dans les groupesfondamentalistes, y compris le pouvoir tout à fait essentiel dela communication dans le groupe et avec l’extérieur, onremarque tout de suite que des traces d’une idéologie de la

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    saillance demeurent au sein de la forme de vie fondamenta-liste, en y occupant souvent une place essentielle. Les com-munautés fondamentalistes, dans toutes les religions, ne sont pas des communautés sans leader ; au contraire, des protago-nistes y sont systématiquement reconnaissables, dans leur rôle de leaders d’opinion, dépositaires de la tradition vérita- ble, voire de chefs militaires lorsqu’il s’agit d’une commu-nauté en combat. Ces leaders choisissent, prennent des déci-sions, sélectionnent des options par rapport aux autres, inter- prètent. Cependant, le pouvoir de persuasion qu’ils détien-nent est fondé sur un charisme qui ne s’appuie pas sur unerhétorique de la saillance mais sur une rhétorique de la répé-tition : tout ce que le leader fait, dit, ordonne est présenté non pas comme un choix mais comme une conséquence logiqued’un parcours de sens qui découle directement, sans alterna-tives possibles, de la transcendance.

    Pétris comme ils sont d’une idéologie de la saillance, plu-sieurs des commentateurs du fondamentalisme contemporainont du mal à comprendre que la rhétorique de la répétition peut avoir autant de pouvoir persuasif, et même davantage,que la rhétorique de la saillance s’exprimant sans relâchedans le discours publicitaire. Le discours publicitaire attribueune identité et sollicite un plaisir par le mirage d’une liberté ;le discours fondamentaliste construit une appartenance etinduit un bonheur par l’illusion d’une nécessité. Cettedeuxième rhétorique peut avoir autant de force que la pre-mière, et obtenir même un résultat plus efficace que la pre-mière dans des contextes historiques et socioculturels parti-culiers. Au sein d’une épistémè dominée par la saillance il ya, effectivement, quelque chose d’irrésistible dans le désir des’abandonner à la répétition, tout comme dans une société oùla répétition prime, retrouver le chemin de la saillance peutdevenir l’objectif d’une existence, voire d’une révolution.

    Ces deux rhétoriques entraînent des conséquences impor-tantes en ce qui concerne les stratégies persuasives adoptées

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    afin d’en diffuser les contenus et en faire l’objet d’une conta-gion. Les stratégies communicatives de la saillance et de larépétition peuvent être placées au sein d’une dichotomie s’ar-ticulant autour de la notion d’altérité. On vient de le souli-gner, la possibilité d’une alternative est à la base de l’épisté-mologie du structuralisme, ainsi que de l’épistémè culturellequi la sous-tend. Le sens est impensable sinon en relation àce sursaut provenant d’un ailleurs obscur, à cette étincellemystérieuse qui, jetée dans l’équilibre tétragone de la struc-ture, l’anime par l’indication d’une axiologie. Ce qui endécoule est que l’altérité qui génère le sens doit être conno-tée comme euphorique. Il n’y a pas de vie sans le sens, et iln’y a pas de sens sans une altérité qui le fonde. Toutes lesstratégies communicatives de la saillance se déploient, par conséquent, autour d’un principe de nouveauté : l’inconnu provenant de la transcendance est toujours positif, et il esttoujours accueilli avec amitié. Les stratégies persuasives dela répétition, au contraire, s’organisent autour du mythe del’ennemi. Tout ce qui est source d’alternative, tout ce qui brise la fixité du système par l’introduction d’une force exté-rieure, y générant un principe de choix, et donc de liberté, està condamner et à rejeter avec force, voire avec violence.

    Si la construction d’un ailleurs ami, source mystérieuse dusens à invoquer par les pratiques de l’inspiration, est consub-stantielle aux stratégies communicatives de la saillance, la persuasion de tout fondamentalisme est inimaginable sans unennemi. L’ennemi, l’anti-sujet par excellence, est indispensa- ble aux fondamentalismes non pas à cause de la nécessitéd’un bouc émissaire, à la Girard, mais parce que le fonda-mentalisme a constamment besoin de signaler, voire de per-sonnifier dans ses récits et ses communications, cette forcehostile dont le but redoutable est de casser la paix de la répé-tition. Qu’ils choisissent les juifs, les arabes, les homo-sexuels, ou les « croyants modérés » comme cible de leur agressivité, ce qui importe chez les fondamentalismes n’est

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    pas l’identité ethnique ou religieuse des ennemis qu’ils atta-quent mais plutôt qu’ils aient un ennemi à attaquer, un enne-mi dans lequel s’incarne le principe d’altérité minant la sub-sistance même des fondamentalismes.

    Dans les pages qui suivent, quelques phénomènes de lasociété et de la culture française et francophone actuelleseront analysés à partir de ce cadre théorique.

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    SÉMIOTIQUE DE LA QUENELLE

    À première vue, le phénomène Dieudonné s’annonce àniveau national et international non pas par une répétition mais par la saillance d’un geste, la « quenelle ». Peu importe d’endéterminer la philologie, dirimant la question s’il a été inventé par le humoriste français ou pas, car c’est à lui qu’on doit, sansaucun doute, la ré-sémantisation de ce geste et la signification par laquelle il est présent dans la sémiosphère française actuel-le. Quoique « l’affaire Dieudonné » ait fait l’objet d’un nomb-re très élevé de commentaires dans la presse et d’un certainnombre d’analyses savantes, aucun sémioticien ne s’est penché,à notre connaissance, sur ce qui est, après tout, un objet typiquede l’analyse sémiotique, à savoir un geste. Que peut-on dire dece geste et de sa signification du point de vue de la sémiotique ?Peut-on le mettre en relation avec ce qu’on vient de proposer àl’égard des fondamentalismes et de leurs rhétoriques ?

    Comme tout phénomène de communication, la quenelle

    relève d’un plan de l’expression et d’un plan du contenu. Auniveau de l’expression, elle articule une matière expressive, lecorps, par une forme signifiante (inventée ou réinventée par Dieudonné), afin d’offrir une substance expressive à un conte-nu signifié. Que ce soit le corps la matière expressive dontDieudonné et ses adeptes se servent pour véhiculer ce contenun’est pas sans importance : le contenu est comme « incorpo-ré » dans ceux qui le manifestent, se donnant à voir par uneadhésion totale entre intentionnalité communicative indivi-duelle et corps communicant ; dans la quenelle, c’est le corpstout entier qui se transforme en un vexille de l’idéologie de

    Dieudonné. Cela a des effets non négligeables, comme on leverra, sur une caractéristique fondamentale de la quenelle, àsavoir sa capacité de se reproduire dans la sémiosphère fran-çaise par une sorte de contagion. Le plan de l’expression de cegeste ne se compose pas uniquement d’une matière, le corps,

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    mais aussi d’une forme signifiante, laquelle arrange cettematière corporelle selon un code précis. C’est ici qu’intervientl’invention du leader : on le sait, induire un groupe d’individusà reproduire le même geste ou la même attitude corporellesignifie exercer un contrôle puissant sur ses cognitions, sesémotions, et ses actions. Tout totalitarisme s’est caractérisé par l’introduction d’un geste particulier de salutation, permettantaux promoteurs de l’idéologie de se reconnaître et de fairereconnaître leur adhésion au groupe totalitaire.

    La relation entre ce type de gestes et une idéologie sémio-tique de la r�