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1 “Et vous alors ?” Que cherchez-vous ? De, dans la fiction

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Comme introduction, ça vous parait peut-être brutal, c’est vrai qu’on s’connaît pas. Mais ces mots entre guillemets ont (aussi) leur importance(référentielle). C’est ainsi que se seraitintitulé le septième chapitre du Mont Analogue, roman d’aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques, comme l’apprennentles notes de cet ouvrage inachevé de René Daumal. Inachevé, puisqu’il meurt le 21 Mai 1944, à Paris, et nous abandonne en cours de route, au détour d’une virgule.

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“Et vous alors ?” Que cherchez-vous ?

De, dans la fiction

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Mémoire de fin de cursusOption Art, Hors-Formats

Robin LachenalHEAR / ÉSADS 2013

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5 Annapurna, le 27 Avril 1950,Photographie argentique [numérisée], Marcel Ichac, 1950

“Et vous alors ?” Que cherchez-vous ?

De, dans la fiction

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Ce mémoire à été écrit sur la route, entre Paris, Bruxelles, Strasbourg, et Bugarach.

ASBL De La Charge / ASBL lab_sin_01Rue Theodore Verhaegen 152-1541060 Saint-Gilles BELGIQUE

17 Rue Girard93100 Montreuil FRANCE

[email protected]

Merci Francisco Ruiz de Infante,Pierre Mercier,Philippe Lepeut,Éléonore Hellio,Anne Laforet,Thomas Soriano,Alain Della Negra.

Eve Chabanon.Kaya Tasman & Baptiste Perrin.

Quentin Caille,Flavien Berger,Paul Boudeau,Erwan Evin,Tristan Vallet.

Céline Martin-Sisteron.

Michael Abraham,Sara Sumalla,Gaspar Claus,Alexandre Bayonna-Ruiz,Mathieu Saura,Priscilla Telmon,Christian & Valérie,Jack Tezam

L’Association des AstronautesAutonomes.

L’ASBL lab_sin_01.L’ASBL De La Charge.

Les 56 contributeurs du projet FIN,sur kisskissbankbank.com

Maman. Papa.

R.I.P. Chokko 1er.

Sommaire

Avant-avant-propos - 11Avant-propos - 11Propos - 21Observations - 61(Dé-)Compréhensions - 77Applications - 101Après-propos - 115 Parallèle(s) - 121Références - 128

Pages volantes :— Note d’intention— Lexique *

* Les astérisques dans le texte s’y référent

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Avant-avant-propos

Après cet avant-avant-propos, je vous raconte ce que je cherche. J’en fais des montagnes — Peut-être même des châteaux en Espagne*, voire des moulins* ; et vous y trouverez des histoires de fantômes*…

« Je placerai ce rapport sous la devise de Léonard — Ostinato rigore* — et m’efforcerai de la suivre. »1

Avant-propos

« VII : “Et vous alors ?” Que cherchez-vous ? »

Comme introduction, ça vous parait peut-être brutal, c’est vrai qu’on s’connaît pas. Mais ces mots entre guillemets ont (aussi) leur importance (référentielle). C’est ainsi que se serait intitulé le septième chapitre du Mont Analogue, roman* d’aventures alpines, non euclidiennes* et symboliquement authentiques, comme l’apprennent les notes de cet ouvrage inachevé de René Daumal. Inachevé, puisqu’il meurt le 21 Mai 1944, à Paris, et nous abandonne en cours de route, au détour d’une virgule.

1. Adolfo Bioy Casares, L’invention de Morel [traduit de l’argentin par A. Pierhal], Robert Laffont, 1973, p. 15

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C’est le récit* d’une ascension — j’en parlerai davantage un peu plus loin. Et ce récit n’a pas de fin. Pour nous alpinistes, le sommet serait la consécration de la réussite. Il ne s’atteindra pas. Car dans la lumière idéale, dans son épanouissement splendide, il est encore illusion . Nous poursuivons alors la marche, au fond de chacun de nous, au fur et à mesure que l’horizon s’élargit et que l’imaginaire se déploie, vers l’au-delà.

Qu’est-ce qu’on cherche ?… Cette question en suspens touche inévitablement, et entraîne de plus belle dans le mouvement perpétuel et spirituel amorcé dans les lignes qui la précèdent, ici ou là-bas. Ce serait celui d’une recherche sans point final, interdépendante de l’incantation des mots et du mythe* ; un voyage, un moyen donc, un mouvement propice à l’imagination*.

Il s’agirait de comprendre* le monde en le rêvant. Mais jusqu’à quelle altitude ?

À n’importe quel niveau de lecture, ce qui est visé, ce n’est pas la montagne accessible, mais celle, plus difficile à appréhender, que le corps ne saurait vaincre. C’est l’image, la métaphore* nécessaire à ce(s) récit(s). Face à sa silhouette, ou sur son flanc silencieux, je m’essouffle, je vacille ; le vertige* s’impose — le vide fascine. En haut et en bas se mêlent inextricablement le

réel et l’imaginaire ; l’expérience profane et la quête du sacré. La puissance du décor* montagnard y est d’ailleurs si grande que la notion même de décor se trouve remise en question. Car ce que la montagne voudrait donner à voir — c’est ce pourquoi je l’évoque —, c’est que « la réalité* y est elle-même plus merveilleuse que tout ce que l’homme pourrait imaginer »1.

« Avec cette montagne comme langage, je parlerais d’une autre montagne […]. Et toute l’histoire — mon histoire jusqu’à ce jour, vêtue de mots de montagne — fut tracée devant moi. Toute une histoire qu’il me faudra maintenant le temps de raconter ; et il me faudra aussi le temps d’achever de la vivre. » 2

À travers ce symbole* de la quête d’une autre réalité, par analogie*, ce mémoire s’appuie sur ma pratique artistique à travers une expérience ; un journal de bord. Il s’agit du tournage de mon film de fin d’études — projet parallèle, aujourd’hui en post-production. Une expédition vers un autre mont mythologique*, dont voici le synopsis* :

« FIN serait un film documentaire. Il raconte une ballade à la frontière de la fiction sous [et sur] la “Montagne Inversée”, en immersion dans le

1. René Daumal, Le Mont Analogue, Gallimard, éd. définitive de 1981, p. 952. Ibid., p. 174

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vortex d’une très médiatique apocalypse, celle du 21 Décembre 2012. Pour les journalistes en manque de spectaculaire il s’agit là d’un sujet à sensation : le Pic de Bugarach, dans le sud de la France, devrait être épargné par cette fin du monde. C’est pourtant dans ce décor qu’elle a lieu, quand le chaos et l’absurde se manifestent en puissance, au paroxysme de l’amplification du vide. Dans le film, ce gros rocher qui stimule l’imagination fait figure de prophétie auto-réalisatrice : Plus on en parle, plus ce qui ne devrait être qu’une histoire* prend valeur d’événement*. Ce monde-là, dont nous sommes les acteurs, finira-t-il quand nous sortirons du champ et que les caméras s’arrêteront de filmer ? » 1

« Cela, c’était la deuxième question à résoudre. J’y suis parvenu en suivant toujours le même principe de méthode, qui consiste à supposer le problème résolu et à déduire de là toutes les conséquences qui en découlent logiquement. » 2

1. FIN - texte de com HEAR 00.rtf, que j’ai écrit le 21 Janvier 2013 à 20:372. René Daumal, op. cit., p. 66

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« Samedi 3 juin 1950 — […] Un couloir nous mène vers quelque chose qui, d’où nous sommes, nous paraît un sommet. Nous nous y élevons. Le sommet du couloir n’est qu’une sorte de selle d’où part, vers la gauche, une sorte d’arête qui encore une fois nous paraît mener au sommet. Que c’est long ! […] En dessous versant Nord une banquette de rochers nous reçoit pour que nous fassions les quelques photos officielles que nous avons à faire… »

5 Louis Lachenal, Carnets de vertige, Guérin, 1996, p. 254

4 Samedi 22 Décembre 2012, Quentin Caille au sommet du Pech Bugarach,Photographie argentique [numérisée], Jack Tezam, 2012

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5 Le Mont Analogue [numérisation du dessin reproduit dans l’op. cit. p. 63], René Daumal, 1939-1944 5 Extrait du journal audois L’Indépendant, du 30 Novembre 2010

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Propos

Dimanche 17 Mars 2013 — Le voyage est raconté à la première personne ; à la découverte d’une montagne mystérieuse qui unit la Terre et le ciel, un lieu d’une très haute valeur symbolique. Un petit groupe d’amis projette de mettre le cap vers le sud, guidés par le Père Sogol (l’inversion de Logos*).

« Je résume, dit-il, les données du problème. Premièrement, le Mont Analogue doit être beaucoup plus haut que les plus hautes montagnes jusqu’ici connues. Son sommet doit être inaccessible par les moyens jusqu’ici connus. Mais, secondement, sa base doit nous être accessible, et ses pentes inférieures doivent être habitées d’ores et déjà par des êtres humains semblables à nous, puisqu’il est la voie qui relie effectivement notre domaine humain actuel à des régions supérieures. » 1

Celui-ci équilibre les masses montagneuses de l’hémisphère nord et correspond à toutes les montagnes évoquées par les traditions et religions anciennes (comme le Sinaï, le Mont Horeb, le Meru, l’Olympe, le Mont Ararat, le Kailash, l’Elbrouz, ou le Damavand – où, dans la mythologie zoroastrienne, le dragon à trois têtes Azi Dahaka est enchaîné, condamné à y

1. René Daumal, op. cit., p. 57

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rester jusqu’à la fin du monde). Pour trouver son emplacement, Sogol inverse la logique de raisonnement : Ne cherchons pas à savoir si ce lieu existe, mais acceptons que ce soit le cas, et demandons-nous où il pourrait se trouver .

Par de multiples déductions et de nombreux calculs, on en conclut qu’il peut seulement être perçu en réalisant qu’on a voyagé plus loin en le traversant, si on suppose avancer en ligne droite — mais ce n’est pas le cas, car nous suivons la courbure qu’emprunte la lumière à cet endroit. On ne pourrait donc le voir que d’un point précis, quand les rayons du soleil atteignent notre planète à un certain angle. C’est alors que les portes de l’invisible deviennent visibles, et qu’on peut y entrer, les yeux fermés.

^

Le petit village de Bugarach - 189 habitants —, dort profondément au milieu d’une haute-vallée paisible du département français de l’Aude. Il est surplombé par une sombre et fascinante montagne, point culminant des Corbières, sur lequel le soleil se couche en hiver.

Ces contrées perdues du pays Cathare ont toujours été un terreau fertile à de nombreuses légendes : le trésor des templiers, le tombeau du Christ, et le Saint Graal y seraient cachés… Elles

auraient accueilli Nostradamus en son sein, des monastères reculés, et plus récemment, nombre de manifestations paranormales et d’observations d’OVNI. Peuplée de communautés et d’individus qu’on pourrait rattacher au courant New Age*, la région est propice au bricolage des pratiques et des croyances.

Dans la nécessité d’un mythe fondateur, mus par une faim insatiable d’histoires, inspirés par la beauté magique de la nature qui les entoure, les yeux des ermites et des villageois s’élèvent vers le Pech Bugarach. Cette forme qui s’élance vers le ciel est simple, imposante, et creuse. De gigantesques grottes aux allures de cathédrales en sont ses organes, dans lesquels s’engouffre et résonne le vent, qui perce les cheminées d’un chant lugubre. Dans la vallée, on explique que l’ordre des couches géologiques est “inversé”. Les sédiments du Jurassique — les plus anciens — sont au sommet, en conséquence du chevauchement de la plaque Ibérique et de la plaque Eurasienne au début du Tertiaire. Ce phénomène, en parallèle de la sensation qu’on éprouve là-haut, dessine l’aura* du pic, qui aurait des propriétés telluriques.

Et c’est vrai*, puisqu’il magnétise depuis quelques temps les médias du monde entier. Les dérives ésotériques et les romans de science-fiction ont passé le relais aux journalistes,

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et l’histoire s’enflamme sur internet. La soupe s’épaissit d’interprétations du calendrier Maya, de prophéties floues… Et les rumeurs s’enchaînent, prennent de l’envergure. Les ingrédients et la volonté créatrice sont là, et dans un rapprochement obscur, le Pech Bugarach devient alors le seul endroit qui serait épargné par le cataclysme - celui déduit de l’utilisation récurrente du mot Apocalypse* ; ou d’une association eschatologique à la fin d’une ère du calendrier précolombien. Ce cataclysme aurait lieu au moment de l’équinoxe d’hiver à 11h11 (UTC+1), le 21 Décembre 2012 au matin, ou selon d’autres sources, au moment où le soleil disparaît au Mexique, chez les Mayas, à 00h32 (UTC+1) le 22.

On raconte dans les journaux que des dizaines de milliers de personnes* sont attendues, que l’on craint des suicides collectifs et des décompressions psychologiques ; que l’on construit des bunkers, que l’armée et les Renseignements Généraux guettent… Pourtant, les autorités sont dépassées par le décalage entre informations exagérées et calme apparent :

« À deux mois du rassemblement, aucun dispositif de sécurité n’est arrêté. Le représentant de l’État annonce avoir donné pour mission au chef du groupement de gendarmerie de l’Aude de préparer plusieurs scénarios. Scénarios qui seront arrêtés dans les prochaines semaines, avec ou non, la

demande de renfort supplémentaire pour encadrer les visiteurs attendus. […] Seule certitude pour Eric Freysselinard, l’accès au fameux pic, qui serait préservé de la fin du monde, devrait être interdit d’accès pour des raisons de sécurité. » 1

^

Le décor est planté, barricadé, la Zone* bien délimitée, le pèlerinage établi, les acteurs et les figurants attendus.

« Quoi qu’il arrive, toutes les chaînes de télé seront là. Elles montreront du doigt le mythe qu’elles ont participé à construire, à travers leurs images et leurs commentaires cyniques. […] Le folklore* ne sera pas le sujet filmé mais les caméras télé qui filment.J’ai cette envie de les satisfaire et de voir en vrai la monumentale fiction médiatique construite d’illusion* et de spectacle : Nous serons les acteurs de cette fin du monde. »2

Trois mois auparavant, en Septembre 2012, la logistique se met en place. Je prépare l’expédition, et je me prépare à jouer au réalisateur. Il n’y a pas de scénario, il faudra

1. Article signé L.C., Bugarach, le préfet incertain sur l’affluence, sur www.lindépendant.fr, le 23/10/20122. FIN - présentation du film aux investisseurs KKBB.rtf, écrit le 4 Novembre 2012 à 23:52

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improviser. Il s’agira d’être léger et mobile, pour agir dans toutes les directions à la fois. Le 10 Décembre 2012, je prends ma caméra en main, et mon ami Quentin prend le rôle du preneur de son. De son côté, Flavien se prépare à voir trembler le monde depuis Paris. Il compose huit heures de bande-son sur des cassettes audio.

« Il voulait participer à l’expédition à sa manière, et pour cela m’envoyait [ces] quelques “Chansons de route des montagnards” grâce auxquelles, disait-il, “sa pensée nous suivrait dans cette magnifique aventure”. Il y en avait de tous les tons et pour toutes les circonstances alpines »1. Nous les diffuserons, ghettoblaster*

sur l’épaule, dans le chaos qu’on s’apprête à vivre et enregistrer. Ce sera la musique de la situation, captée ou non.

« Il avait été convenu entre nous que nous ne dirions pas, dans nos entourages, le but exact de notre expédition ; car, ou bien on nous aurait jugés insensés, ou, plus probablement, on aurait cru que nous racontions des histoires pour dissimuler le vrai but de notre entreprise, sur lequel on aurait fait toutes sortes de suppositions. »2

1. René Daumal, op. cit., p. 762. Ibid., p. 83

1. « Le Collectif Sin~ est une structure mentale, un collectif de recherche expérimentale explorant les pratiques de la musique, du son, de la vidéo, de l’électronique, de l’informatique, du réseau, et de l’archivage. Le col-lectif se déploie sous formes d’événements et d’interventions individuelles ou à plusieurs, artistiques ou non. Il rassemble à ce jour Flavien Berger, Paul Boudeau, Quentin Caille, Erwan Evin, Robin Lachenal, et Tristan Vallet. Et prend place aujourd’hui dans des locaux bruxellois : Le lab_sin_01 ; son premier laboratoire de recherche et espace physique de stockage et de déve-loppement. » [source : 2013_00_00_texte-collectif-sin~_lab-sin-01_00.rtf]

En direction de Bugarach, la fin du monde est donc un prétexte séduisant et vraisemblable*. Au but d’expérimenter ce que ce cadre fictionnel* active alors, en huis-clos avec 250 journalistes, autant de gendarmes, et une centaine de villageois en état de siège, cloîtrés derrière leurs volets fermés. Tous regardant la montagne d’en bas.

Le 11 Décembre 2012, nous partons depuis Bruxelles avec une fourgonnette Transit — prêtée par l’association du collectif dont nous faisons partie, le lab_sin_011 —, équipée d’une batterie à décharge lente. Nous dormons à l’arrière ; des couvertures chaudes, de l’eau, et de la nourriture pour une dizaine de jours suffiront. J’ajoute à l’inventaire quelques accessoires : deux mégaphones, une dizaine de fumigènes et des feux d’artifices, pour participer au spectacle*.Nous faisons une étape de quelques heures à Strasbourg, le temps de présenter le projet à un jury d’aide à projet de la Haute École des Arts du Rhin, et obtenir un soutient supplémentaire de 500 euros. Le budget est restreint. L’essence et les

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consommables de tournage sont également financés par du crowdfunding (du financement communautaire) sur la plateforme web kisskissbankbank.com, à hauteur de 1133 euros. Ceci me pousse à déterminer une finalité à la forme de diffusion du projet. En échange des contributions des investisseurs, j’anticipe plusieurs produits dérivés, ainsi qu’un pressage DVD — proposé d’être pris en charge par Écart production1. Je ferai donc un film, pour ceux qui m’aident à le faire exister.

« Si j’écrivais l’histoire comme on écrit communément l’histoire, ou comme chacun se raconte à soi-même son histoire, c’est à dire en notant seulement les moments les plus glorieux pour en faire une ligne continue imaginaire, je laisserais dans l’ombre les petits détails, et je dirais que les tambours de nos coeurs résonnaient du matin au soir et du soir au matin sous les baguettes d’un même désir — ou quelque mensonge* de ce genre. »2

La route défile. J’augmente avec ponctualité les pages du journal. Je ne changerai rien de ces lignes — même pas l’orthographe ni même la ponctuation approximative.

1. « Structure associative strasbourgeoise qui favorise la production de la création vidéographique et filmique d’artistes et la diffusion de cette création sous la forme d’édition de DVDs. » [source : ecartproduction.net]2. René Daumal, op. cit., p. 86

1. Adolfo Bioy Casares, op. cit., p. 65

5 Graphique de l’évolution de la collecte sur kisskissbankbank.com, le 4 Décembre 2012

« Je vais rapporter très fidèlement les faits dont j’ai été témoin […], des faits si invraisemblables*, que la réalité* n’a pas dû les produire sans mal… Il apparaît maintenant que la véritable* situation ne soit pas celle qui a été décrite dans les pages précédentes ; que la situation que je vis ne soit pas celle que je crois vivre. »1

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00:59:24 — Le chemin est tantôt aisé, tantôt labyrinthe inextricable. 00:59:34 — Voilà ce que c’est la Zone.

00:59:36 — On finirait par croire qu’elle a ses caprices.

00:59:41 — En réalité elle est ce que notre état psychologique en fait.

00:59:48 — Il y a eu des marcheurs qui ont renoncé à mi-parcours.

00:59:55 — D’autres ont péri sur le pas de la Chambre.

00:59:59 — Mais tout ce qui a lieu ici ne dépend que de nous.

01:00:02 — La Zone n’y est pour rien. […]

01:03:11 — Que le projet s’accomplisse.

01:03:15 — Qu’ils se fient à ce qu’ils voient.

01:03:19 — Et qu’ils s’amusent à découvrir leurs passions.

01:03:23 — Ce qu’ils nomment ainsi en réalité n’a rien à voir avec

l’énergie de l’âme, ce n’est que le produit de son frottement contre le

monde matériel.

01:03:31 — L’essentiel, c’est qu’ils en viennent enfin à croire en eux-

mêmes.

01:03:35 — Et deviennent impuissants comme les enfants.

5 Stalker, Film 35mm couleur [timecode* des sous-titres d’une copie .avi], Andreï Tarkovski, 1979

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De : la Gare Aux Gorilles <[email protected]>Date : 29 décembre 2012 19:19Objet : Re: FIN, fin!À : ~ <[email protected]>Cc : priscilla telmont <[email protected]>, vincent moon <[email protected]>, robin lachenal <[email protected]>, Gaspar Claus <[email protected]>, [email protected], alexandre bayona ruiz <[email protected]>, sarah sumalla pujol <[email protected]>

Bonjour, Merci pour votre message, merci de nous avoir embarqué dans ce bateau pirate. Le triangle bermudien de Bugarach pourrait bien avoir piraté nos esprits pour entrevoir une civilisation niveau 0. Les transmutations du temps, du territoire et de notre identité ne sont dans les temps communs qu’un souvenir, membre d’une forteresse intuitive. Vous voilà riches d’une matière première à tailler, polir, affûter dont le film et vos mémoires constituent une excellente écritures pour tracer les contours d’une méthodologie d’étude du bizarre. Par tous nos hasards qui réunirent cet équipage pour traverser ces zones inconnues qui font peur mais nous alimentent comme une énergie libre : merci. Nous devrons nous jouer de toutes les cartes pour déjouer les frontières entre utopie et réalité. Si chaque fin est le début d’une révolution, je n’ai pas besoin de vous proposer une nouvelle date pour que nos parcours se croisent, mais je le souhaite ardemment. Bonne route, bon vent, bon voyage, mille et un baisers

Micha.

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Le 14 Décembre 2012, J-7.

Nous entrons en suivant le soleil, au flanc des prémices du pic - Est-ce un mirage ? Le spectre lumineux paraît changé. Nous hantons les petites rues vastes de vide du village. Les façades des maisons sont sans vie, une latence plane dans l’air. Au milieu de la route principale nous croisons le premier autochtone. C’est Patrick, « pour RTL ». Voix mielleuse et regard de faucon à l’affût du premier client venu. Puis il disparaît aussitôt vers une proie potentielle — c’est si rare ici. Arrive Jean, « pour Direct Matin », traînant les jambes de sa Twingo de location jusqu’au Snack, perdu presque grelottant de qu’est-ce que je fous là. Là-bas, à neuf kilomètres : Rennes-les-bains. Personne également. Jean, on le revoit à un coin de rue, à subir les histoires d’un hippie bavard. On va se cacher dans le cimetière, écouter ce qu’ils disent les morts de la fin du monde. On revient peu après sur nos pas. À la mairie de Bugarach, à 15 heures, les caméras se reproduisent entre elles (c’en est qu’un premier aperçu), Jean-Pierre Delord, le maire à la Ronald Reagan entre en scène. Dans l’apothéose théâtrale, le « Père Noël intersidéral » passe nous faire la bise. Lunettes fluo, et mandibules à ressorts, dans son style funkadelic il nous précise d’un english accent : « Je viens d’une autre planète ». Puis il retourne à son job de donner des cadeaux ;

« hasta luego ! ».On entend, derrière la porte de l’école maternelle adjacente, les incantations des marmots : « Père Alien ! Père Alien ! ». Ils sont bien préparés…

/ Personnages : Quentin ; Micha ; moi ; Patrick de RTL ; le serveur du Snack ; Jean de direct Matin ; l’équipe de tournage catalane ; Slide le Magicien ; Jean-Pierre Delord ; une journaliste allemande ; un journaliste avec un iphone ; une journaliste avec un iphone qui prend un âne en photo ; le Père Noël ; l’équipe de tournage d’étudiants en art à Munich (qui deviennent nos voisins de camping-car) ; l’anthropologue Belge ; Bouba le hippie parent d’élève ; le journaliste vieux de la vieille ; le gérant du relais passionné d’ufologie (qui a fait des études de com et de cinéma) ; l’angoissé des mathématiques occultes et ses deux compères pas plus rassurants ; …

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Patrick : - C’est un endroit formidable n’est-ce pas ? Mais qu’est-ce qui vous amène, dans tout ce bazar ? Y’a pas une petite angoisse ?

Moi : - Non, on est plutôt excités de vivre cette histoire.

- Oui… Vous êtes là pour le mystère, le brouhaha, c’est ça qui se passe ici, chercher le mythe, et la folie qui accompagne le mythe… C’est une conjonction de mythes, c’est très séduisant !

TAPE2, J-7, 00:32:10 > 00:40:16

Jean : - Y’a quelqu’un ici ? Des gens… j’sais pas, un marché ? Et vous , vous restez jusqu’à la fin ?

Le serveur : - Oui. Allez voir là-bas si j’y suis.

TAPE2, J-7, 00:49:13 > 00:59:18

J P Delord : - C’est du spectacle ça maintenant… T’as lu les journaux ? On sait pas s’il va y avoir du monde. Mais les journalistes vont venir, ça c’est sûr. Et ils vont être déçus, ils vont surtout tourner en rond. On se croirait au zoo. Le pire c’est ceux qui viennent pas et qui copient les copains et qui augmentent l’histoire. […] D’ailleurs j’arrive pas à comprendre ce phénomène amplifié par les médias. Les Mayas

ils connaissaient pas Bugarach. […] Je sais pas d’où elle vient cette histoire. J’l’ai dit à la journaliste tout à l’heure, ma boule de cristal, mon marc de café n’ont pas su me le dire. Je comprends pas, de toute façon. Mais continuer à en parler c’est mon rôle. À ne pas parler des choses on agrandit la rumeur.

TAPE3, J-7, 00:19:15 > 00:27:00

3938

Le 15 Décembre 2012, J-6.

À suivre le cours de l’eau du sentier Cathare, s’ensuit la suée de la transe de la montée. Notre chemin croise celui de Ludovic. Il marche dans la même direction… C’est l’appel du sommet. Pas haut, trapu, tête ronde blonde, nez écrasé et petite bouche, de laquelle sonne un accent bordelais. Il nous dit qu’il est aidé par son ange gardien Jabamiah. Il nous montre la porte spatio-temporelle ; il a le don de l’ouvrir le jour J, quand les planètes seront alignées… Et il ne sait pas comment, mais ça lui permettrait de devenir maître du monde. Sa marijuana du coin nous entraîne dans l’ivresse des hauteurs, et nous montons vers le pic hallucinatoire accompagnés de la musique de Flavien. Dans l’euphorie je ne distingue plus grand chose, les rochers m’éblouissent et je danse frénétiquement à flanc de falaise. Ludovic disparaît subitement, et la nuit tombe comme si on avait éteint la lumière. Mes pieds, je les retrouve sur la pente de notre redescende, dans l’obscurité, piégés dans une boue visqueuse. De retour au camion, nous observons des lumières étranges qui forment un triangle dans le ciel.

/ Personnages : Quentin ; moi ; Ludovic ; l’équipe de Munich à la recherche de la grotte ; trois promeneurs et leur chien orange ; nos voisins de camping-car bretons ; des toulousains qui nous offrent du muscat ; …

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Ludovic : - Et voilà, c’est ça la porte spatio-temporelle. C’est ça le passage. Je dis que ça va ouvrir une autre dimension, dans les cieux, l’espace-temps quoi. […] Et où je vais atterrir après, il faut faire attention à ça… […] Je sais pas encore comment l’ouvrir… Il faudrait que je me mette en lévitation peut-être, et tu sais, invoquer, euh évoquer… La force de la pensée tout ça… Tu sais, après ça dépend de comment on le ressent, chacun est libre de penser comment est l’apocalypse, tu sais. On fait tous partie d’un monde et tout le monde fait partie de nous… Ce que tu rêves et ce que tu penses ça se trouve c’est toi qui le crée dans le monde… Comme si on pensait et que c’est nous qu’on crée le monde et que le monde nous crée aussi en même temps… Une espèce d’ouverture d’esprit avec ta respiration. […] J’ai entendu dire que c’était l’ancien endroit des anges ici. Mais aujourd’hui regardez les amis, il n’y a que nous, il y a personne d’autre, et ça c’est réel !

TAPE5, J-6, 00:00:20 > 00:15:18

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Le 16 Décembre 2012, J-5.

Au lever du soleil, le macadam chauffe sous les roues d’une horde de motards du dimanche en toge. Ces plaisantins du dimanche matin — à la bedaine de l’enfer, genre Goldwin — nous réveillent. Ludovic est là. Voit-il tout sait-il tout ?… Il nous invite à prendre le café dans sa planque : Une tente sarcophage cachée derrière des buissons, entre deux champs. Le campingaz campingaze ; il parle de son boulot de plombier, à Bordeaux. Une demie paire de jumelles, en guise de longue-vue lui sert à scruter la montagne. C’est peut-être comme ça qu’il nous aurait vu redescendre, hier. Le café se fait court ; après nous avoir montré des cailloux (magiques), et re-re-demandé ce que l’on pensait de son histoire, nous nous en allons. Je me sépare de Quentin, car il va enregistrer la musique de la rivière, celle qui longe le sentier. Quelques mètres plus loin, je croise un autre preneur de son qui dirige son micro vers les paisible vaches du bord de village — il paraît gêné, comme si je l’avais pris en flagrant délit. Le village, je le retrouve bien vite, tel que je l’avais laissé ; où les badauds dominicaux, familles, chiens en laisse et promeneurs curieux, promènent leur amusement d’être « dans la télé » et que ce soit « des conneries ». Ça leur donne l’impression d’avoir un peu de sens critique, en les confortant dans le constat que « c’est aussi farfelu que le disait

Jean-Pierre Pernod à TF1, cette histoire. » Je vais acheter du pain chez des hippies du faubourg, puis je croise une excitée esseulée sur un terre-plein d’herbe molle. Elle a peur de ma caméra en bandoulière et s’assure plus d’une fois que je ne sois pas un journaliste « vous êtes sûr, hein ? ». Je campe sur mes positions, et je l’observe prendre frénétiquement la poste en photo — jusqu’arriver à bout de la pellicule de son appareil jetable, qui fait un bruit plastique cric cric quand elle l’arme. Je croise un club de Porsches qui passe fièrement. Je discute avec le journaliste de HBC Ben, tandis que les beaufs des cylindrées rutilantes viennent faire les marioles devant sa caméra sur pied non loin de là. La nuit pointe le bout de son nez. Je m’habille d’une lampe frontale et je pars chercher Quentin avec des provisions. Après pas mal de marche j’entends la musique et le retrouve près d’une drôle de construction : squelette d’une cabane en branches au toit conique, que l’ami a fait pousser pendant ses enregistrements.

/ Personnages : Quentin ; moi ; Ludovic ; les motards en toge ; les bretons du camping-car d’à côté ; les hippies du faubourg ; jviguier (un randonneur dont j’avais récupéré une vidéo sur Youtube, pour un montage) ; la folle aux photos ; les beaufs incroyablement idiots - c’est presque surnaturel — « qui ont une belle voiture » ; Ben le journaliste de HBC ; l’équipe des allemands ; …

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Le 17 Décembre 2012, J-4.

Réveil au cimetière la tête dans les fleurs. Le café Turc à moitié bu, je me fais happer par la valse des journalistes. TF1 se précipite caméra à l’épaule vers le premier camion « qui fait baba-cool », et cherche désespérément de la sensation à enregistrer en haute définition. « Hé, vous avez pas vu des illuminés dans le coin ? » Je braque mon objectif vers eux ; ça les fait fuir comme si j’allais voler leur âme. Travelling latéral… Je zoome vers le Relais où les interviews s’enchaînent. Surtout pour Corinne et Patrice (qui joue l’ufologue), qui tiennent ce commerce qui roule comme jamais. Le plateau ressemble en arrière-plan à un catering : Qu’est-ce que Ludovic fait là, à se servir un café, au lieu de survivre dans les bois ? Une interview plus tard, Gaspar déboule avec son gros pick-up tel un cowboy catalan, et on repart vers l’au-delà. En cherchant à cadrer le coucher de soleil, plus haut sur la route, on s’arrête pour laisser Alexis finir son plan fixe. Il nous explique pendant ce temps là ses théories de complot de village : Le maire, qui règne en maître ou en vieux lion depuis belle lurette, planquerait des projets controversés derrière ses histoires… Et là, en un dérapage contrôlé, Jean-Michel Pous depuis sa voiture s’arrête en bord de piste. « Vous voulez que je vous explique ce qu’il se passe ? » — Treillis, rangers, grosses jumelles, passe-

montagne. Le bonhomme nous explique sa version, vision historique des secrets de cette montagne, des Goths, des Visigoths, des « Chrétiens Aryens », des templiers et compagnie — Un discours super rodé prononcé sans trébucher, qui dure une heure et demie, et remonte des siècles et des siècles avant Jésus-Christ. D’Alexis à Jean-Michel, le changement d’échelle (de complot) est vertigineux. À la fin du déluge de paroles on ne se voit plus ; la lumière a disparu, car le crépuscule, c’était y’a un bout de temps… On redémarre, et c’est reparti même si au début c’est pas la bonne route. On est accueillis au village de Fa dans une cabane amicale, et sa yourte ajacente.

/ Personnages : Quentin ; moi ; Gaspar ; l’équipe de TF1 ; l’extraterrestre à l’accent anglais et son caméscope ; Ambroise le journaliste belge ; Corinne la gérante du Relais ; encore Ludovic ; un Hollandais qui ressemble à Joseph Beuys ; Ben, aperçu de loin ; Alexis ; Jean-Michel Pous ; Valérie & Christian…

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Corinne : - C’est comme un jeu, je rentre en scène, voilà… Et en fonction de qui j’ai en face de moi je réponds… Parce qu’il y a énormément de facettes dans l’univers, et de façons de voir les choses. Donc on rentre en scène… Là, avec [l’interview de] TF1 il y a ce côté comédie, c’est ce qu’ils cherchent… On raconte des histoires. […] Sur cette scène, on est là depuis septembre… Moi je suis pas une pro, j’ai pas trop la fibre commerçante, mais Patrice, mon mari, c’est quelqu’un de la communication, c’est son domaine la communication, l’évènementiel, il a fait l’INSAS aussi. […] En tout cas c’est incroyable comme les choses se sont mises en place, c’est un plan qui nous dépasse.

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Jean-Michel : — Si vous descendez à grande profondeur, vous allez comprendre ce que Jules Vernes vous explique dans ces romans. Mais ça, ça n’existe pas, ni pour vous, ni pour moi, et encore moins pour les autorités compétentes. […]

Si vous voulez rencontrer des êtres, ou des dimensions différentes que celle dans laquelle on est, vous partez dans la montagne, et vous vous laissez guider par la montagne. Vous vous écoutez et vous vous laissez porter par la montagne. Vous n’avez pas de prières particulières à faire, pas besoin de s’agenouiller. Vous verrez très

rapidement qu’en fonction des sentiments que vous dégagerez, quand vous allez traverser cette montagne — et d’autres lieux, là on focalise sur Bugarach — vous sentirez très vite si vous êtes accueillis ou pas accueillis dans cette zone. Et vous ne verrez jamais rien, vous n’entendrez jamais rien, il y a très peu de chances… Parce la dimension dans laquelle évolue l’être humain, et l’attachement à la matière qu’a l’être humain, fait qu’il est très difficile pour nous d’entrer en contact avec les êtres de l’autre dimension — les forces de la montagne. […]

Les forces occultes qui nous dirigent savent que les temps sont venus, et je suis là pour vous vous parler, je me bats à ma façon. Je me bats pas avec des armes, je me bats avec ce que vous tenez dans la main, avec votre caméra. Aujourd’hui l’arme la plus redoutable c’est la communication. Aujourd’hui ce que les forces noires redoutent, c’est qu’on les dévoile. Il y a des pigeons comme moi qui viennent ici alors qu’il ne se passera rien, mais ça me permet de vous parler.

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Le 18 Décembre 2012, J-3.

Un champ d’éoliennes au loin. Le dénommé Uranie — un ermite bloqué au LSD — et l’équipe de tournage qu’on appelle « les catalans », font des essais avec un smiley géant gonflé à l’hélium. Après une visite de Rennes-le-château et ses sorciers, nous partons à la recherche de la colonie de vacances Ribambelle. La gendarmerie stoïque campe sur place — tout un escadron de Versailles a été réquisitionné ; « les urinoirs sont trop bas pour pisser » nous dit l’un d’eux. Ils en ont rien à foutre de ce qu’il se passe, « mais c’est pas les vacances pour autant ». Une fois ma caméra cachée pressentie, on se casse… Sur la route nous nous arrêtons dans le capharnaüm d’Ana. Cabanes, caravanes, poules, cochon, autels ou débris… Elle espère les yeux grands ouverts les enfants qui se tiennent la main tout autour du monde. Pendant ce temps, son ami Gerry essaie de nous désigner sur une carte ce qui aurait été une base militaire secrète, du temps de Mitterrand, où les soldats auraient creusé des trous extrêmement profonds. Mais c’est un secret aussi pour sa mémoire qui flanche, sous ses longs cheveux blancs réunis en une fine queue de cheval. Nous nous en allons ; retour dans l’autre-autre monde de Bugarach. La foule s’épaissit, la tension monte, les grenouilles s’affolent sur leur échelle. Les allumés qui n’ont pas la tenue attendue par les caméras passent inaperçus dans

l’excitation générale — Je pense à Pascal, notre nouveau voisin de camping-car, qui m’inspire pas confiance. Il a eu une révélation à l’hopital psychiatrique, serait « porteur d’un message », et craint la surpopulation, fléaut de notre planète. BFM Radio passe et je leur raconte ma vie et ma naissance sur Venus. Moi (agressif) : « Ça te fait rire ce que je dis ? ». Ces conneries commencent à fatiguer tout le monde. Bar, bar, où est le bar ? On emprunte la piste de décollage du Snack ; guitare Flamenco sous le chapiteau, vin chaud, pastis et saucisses-frites. Tout est bien qui finit bien.

/ Personnages : Quentin ; Gaspar ; moi ; Uranie ; les catalans ; un vieux sorcier acariâtre ; le flic Versaillais un peu benêt ; Ana et Gerry ; le spéléologue angoissé ; Pascal et son interprétation de Nostradamus ; Steph et Simon ; France 24 qui s’embourbe ; Alexis ; BFM …

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Le 19 Décembre 2012, J-2.

À notre réveil, France 2 derrière la porte du camion nous attend à l’affût. Le tintouin des accréditation pour se faire ficher gentiment. Alex pose sa soucoupe volante. Les RG, ou Où est Charlie? L’attroupement écrase ce qui me semble être Monsieur Delord, le maire. Les A.A.A. sont là. Depuis quelques jours, j’étais en contact avec Ewen, parmi eux (depuis les années 90, les membre de l’Association des Astronautes Autonomes construisent leur propres vaisseaux spatiaux). Sylvain Pierre Durif le Golden-man aussi, et il donne tout ce qu’il peut à la horde. C’est cadeau, et ça vient des étoiles. Puis tentative molle de confrontation ou de tâtage de terrain face aux gendarmes en masse au pied du pic. On continue vers la crête, avec un mouvement de groupe mouvement de groupe. Les AAA sont en fait des darons pas très bien préparés, en comparaison à mon fantasme de guérilleros… Voyage à l’arrière du pick-up. Amour Hasard en bord de route embarque avec nous à l’arrière. Puis nous guide ou nous perd en gambadant dans la forêt, jusqu’aux falaises où le pic disparaît dans la fumée violette. La nuit. On dîne au gîte des AAA, parsemons ça de nombreux barrages de police. Amour Hasard bénit le vin, le coin du feu, le vin.

/ Personnages : Gaspar ; Quentin ; moi ; France 2 ; les Alexis ; les AAA ; Sylvain ; un bout de Delord ; Amour Hasard Charlotte ; Alex ; …

Le 20 Décembre 2012, J-1.

[Ostinato-quoi? Trou de mémoire…Cette page s’est sûrement envolée.]

[/ Personnages : Probablement moi…]

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La journaliste suisse : — Arrêtez de vous en prendre aux journalistes ! On est des petits travailleurs, des ouvriers ! […] Il se passe rien, mais on le raconte, nous, que c’est nous qui l’avons inventé !

TAPE12, J-2, 00:57:27 > 00:59:24

Le prod. de France 2 : - Y’a toutes les presses du monde. Et ils font la même chose que tout le monde, c’est la spirale de l’intox… Il va falloir que tu mette des effets spéciaux dans ton film.

TAPE13, J-2, 00:15:14 > 00:17:00

Le Marseillais : — L’histoire du vortex qui s’ouvre, c’est possible. […] C’est scientifique donc on peut pas le contester. […] Et si y’a autant de monde c’est qu’il doit se produire quelque-chose ! Si y’a un portail dimensionnel qui s’ouvre ! Il doit y’avoir une explication, sinon c’est au-delà du réel. […] En tout cas si je passe dans le vortex ça sera pas de la fiction… Je t’enverrai une carte postale.

TAPE15, J-1, 00:23:10 > 00:28:22

Moi : — What’s the end of the world for you ?

Le journaliste japonais : — When all the people will be dead.

TAPE15, J-1, 00:48:18 > 00:49:02

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Le 21 Décembre 2012, Jour J.

Dans le vortex électrique. Enivrant feu d’artifice. Ça explose dans nos esprits. La montagne bien délimitée s’ouvre autant à l’endroit qu’à l’envers. Sur des petits pas de danse on réussit à s’extraire de la surface de nos prismes. Un camp de base suralimenté ; du bla bla au violet des fumigènes, le vert se détache. Les lanternes magiques s’envolent. Le recul nécessaire.

/ Personnages : Quentin ; moi ? ; Olivier et Tiffany les photographes suisses sympas ; Chokko 1er ; Mathieu et Priscilla ; Lune ; Alex ; Gaspar ; Micha, Sarah et Hanah Noura après la tempête ; les gars du pub irlandais ; Jacques Villeret ; toute la vague journalistique et beauf du pays voire plus ; …

Le 22 Décembre 2012, J+1.

Lever loin de l’absurdité. On se dirige une dernière fois vers le sommet de la montagne sacrée. Au pied le typhon a tout dévasté. Les rescapés errent hagards et ébouriffés. Le pic nous récompense de ses rayons magnétiques. Le ciel devient rouge. Des cailloux coule du sang. Le vent souffle à nous envoler vers un monde nouveau semble-t-il. La nuit tombe et je déclenche l’happy end d’un généreux feu d’artifice au coucher. Nuit. Je quitte le village à pied. Sources chaudes, bivouac au coin du feu… Le temps nous appartient de nouveau. Il y a aujourd’hui 21 heures de vidéo. Je n’ai encore rien vu.

/ Personnages : Ce qu’il reste de nous ; Amour Hasard et son ami Hippie ; les allemands chocked ; Pascal délivré de son message ; Alexis ; Jean-Michel Pous en polo rose ; les AAA qui grimpent pas bien haut ; (Ludovic a disparu!) …

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5 Close Encounters of the Third Kind, Film 35mm couleur [image .jpg trouvée sur Google Images le 30/10/2012 à 00:29], Steven Spielberg, 1977

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« [Les images] se sont substituées maintenant à ma mémoire*. Elles sont ma mémoire. Je me demande comment se souviennent les gens qui ne filment pas, qui ne photographient pas, qui ne magnétoscopent pas. Comment faisait l’humanité pour se souvenir ? Je sais : elle écrivait la Bible. La nouvelle bible* ce sera l’éternelle bande magnétique d’un temps qui devra sans cesse se relire, pour seulement savoir qu’il a existé. »

5 Chris Marker, Sans Soleil, Film 16mm couleur [voix-off à 01:25:33 sur une copie .avi], 1983

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Observations

« Ces observations sont celles d’un débutant ; […] elles sont toutes fraîches et concernent les premières difficultés qu’[il] rencontre […]. L’alpinisme est l’art de parcourir les montagnes en affrontant les plus grands dangers avec la plus grande prudence. On appelle ici art l’accomplissement d’un savoir dans une action »1

Mercredi 20 Mars 2013 — À la fin des temps, le temps n’est plus. Tout ce que je sais, c’est que le timecode* de la caméra n’indique qu’une quantité de bande magnétique ou de gigaoctets. Une quantité qui découle d’un clap originel, et qui donne la vie au scénario. Ludovic n’a cessé de me demander ce que je pensais de son histoire. Sans caméra, elle n’a pas lieu d’être. Car sur ce plan oblique, raconter (et se raconter) est indispensable à l’existence de toute chose. C’est ce qui justifie la présence de Sylvain, de Jean-Michel, de tous ces personnages qui se mettent sur le devant de la scène, ou qui la vivent à l’arrière-plan. La fiction* n’a pas de frontières. Dans ce paysage, les actes joués en costumes par des intermittents du spectacle fleurissent de tous côtés et se diffusent ; à la télévision*, la réalité (pollinisatrice) est celle-ci, et elle est tournée en plusieurs prises.

1. René Daumal, op. cit., p. 161

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Je pense à d’autre mises en scène du genre : TF1 qui simule une émeute de banlieue avec la Tour-Eiffel en arrière-plan, pour que l’image soit identifiable à l’étranger ; les mini-zones d’euphorie mises en place et en lumière pendant la chute du mur de Berlin ; les images de la denière guerre en Irak — pour ne pas parler de celles de l’idéologie de la terreur de la précédente (avec ses camps de base suralimentés, son blabla au violet des fumigènes et ce vert qui se détachait. Les lanternes magiques s’envolent ? Le recul est nécessaire)…

Le mythe, qui appelle une représentation* collective, se construit aujourd’hui avec la presse, la publicité, et l’objet de grande consommation. Dans l’Apocalypse (X,5,6), « l’ange que j’avais vu […] lèva la main au ciel, et jura par celui qui vit dans les siècles des siècles, qui a créé le ciel, […] qu’il n’y aurait plus de temps »1. Quand il n’y a pas de temps, il n’y a pas non plus de fin. Le flux ne s’arrête pas ; la fiction nous accompagne, sans fin, au rythme de la politique, des reality-shows, des séries télévisées, et des avatars virtuels*.

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1. Jean de Patmos, L’Apocalypse [traduit par Lemaître de Sacy], Librio /Flammarion, 1999, p. 36

À Bugarach, les oracles de l’apocalypse ont une carte de presse. Accrédités pour ce « non-évènement », comme ils disent — ultime aveu du néant d’une information exploitant les fantasmes —, ils prêchent un genre journalistique qui fonctionne sur le mode du bouche-à-oreille et où la notion de vérité* importe peu : l’insolite. Si l’info est reprise par tout le monde, elle est forcément vraie. Sans dates, ni sources, elle ramène directement à la narration mythologique, située elle aussi dans un passé sans âge. Personne n’y croit vraiment, mais l’immunité apocalyptique de cette montagne est devenue un mythe auquel personne ne survivra — son accès étant interdit, bien sûr.

Mais quels sont les dessous du volcan, derrière le décor ? Là encore, les histoires fusent pour rendre vraisemblable le scénario, et pour justifier la présence des plus incrédules qui ont besoin de croire que. Les théories du complot s’échafaudent…

Ce que l’on comprend sans trop chercher la fin du monde de midi à quatorze heure — ce dont la majorité des professionnels de l’information ne se soucie pas vraiment, c’est que tous les dispositifs mis en place pour tenter de canaliser les éventuelles dérives coûtent évidemment une petite fortune. Déployer autant de gendarmes dans ce camp d’entraînement grandeur nature, sous le

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feu des projecteurs, ce n’est pas gratuit. Il y a donc bien un intérêt non-négligeable à toute cette opération pour les autorités.

Si on essaie de voir au-delà de l’exagération médiatique, on se trouve de toute manière confronté à un personnage principal : le maire, qui a une attitude pour le moins ambigüe — à la fois ravi d’être dans la lumière et blasé —, la main sur des projets éoliens et immobiliers qui ne s’évoquent pas en ces temps de fin des temps. Il y aussi le préfet, qui organise l’ascension du pic pour les journalistes, des passages d’hélico pour des plans raccords à la sauce Apocalypse Now, ou qui mobilise la garde républicaine, et des centaines de gendarmes — qui se soucient principalement de se montrer à cheval, en 4×4 et en moto-cross. Et enfin, la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) a quand même largement alimenté la rumeur et la peur collective dès juin 2011. Dans son rapport d’activité de Novembre 2012, on lit : « Outre la prolifération de groupes sectaires, spécifiquement constitués autour de l’Apocalypse supposée pour 2012, la Miviludes envisage l’hypothèse, crédible au regard d’événements passés, d’une recrudescence des suicides, individuels ou collectifs à l’approche du 21 décembre 2012” ». C’est la seule source à ce sujet, à laquelle les journalistes se référeront.

« Pour quelques éclaircissements, il est utile de se reporter au livre de Georges Fenech, président sortant de cette institution — et député UMP rentrant. Autoproclamé “plus grand spécialiste de la lutte antisectes en France”, l’homme raconte son survol en hélicoptère de la vallée de Bugarach, “là où plusieurs grandes sectes ont pris leurs quartiers depuis quelques mois”. […] Il poursuit : “ L’Apocalypse, d’une actualité brûlante, me servira de fil d’ariane dans ce labyrinthe aux méandres insoupçonnés dont Bugarach sera la première étape”. Il est aussi question de “mouvements inhabituels de populations qui ne présentent encore aucun caractère alarmant mais qui pourraient bien le devenir si on n’y prend garde”. »1

C’est donc un bon moyen de faire briller les forces de l’ordre dans ce cas de potentiel débordement , et de prouver l’utilité publique de la Miviludes — puisque grâce à leur divine vigilance, il ne se serait « rien passé »…

Mais que devait-il se passer, déjà ?

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1. Rémi Lainé et Nicolas d’Estienne d’Orves, Bugarach : la rumeur, la bétise et les faisans, sur www.liberation.fr, le 06/12/2012

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Il se passera ce que vous voudrez. La foi* inverse les montagnes ; dans un état d’esprit où le désir de fiction est collectif, dans ce contexte, tout doit faire sens — la plaque d’immatriculation du boucher du village, sur laquelle est écrit 666, est un signe, un présage, et « les spectacles des hauts sommets contrarient violemment nos habitudes visuelles, si bien que le naturel y prend des allures de surnaturel »1. La paranoïa plane, et je me demande alors si mon voisin ne planquerait pas un fusil à pompe dans son camping-car ; si ce mec que j’ai rencontré hier ne serait pas des Renseignements Généraux ; si ce punk de bas-étage qui dit venir de Notre-Dame-Des-Landes ne serait pas un flic en civil ; ou — en passant à travers un dispositif de sécurité — si à l’avant de cette fourgonnette, le gendarme qui prend de mystérieuses notes ne serait pas un script-boy…La tension monte… Et tout le monde joue, d’une manière ou d’une autre, le grand jeu* de la folie de ses dernières heures, tandis que s’accroît l’ambivalence générale de ce qui est vrai ou de ce qui n’existe peut-être déjà plus — si le monde est fini.

De cette scène apocalyptique, se dégage une violence inimaginable. Le rien incanté sur toutes les bouches à micros provoque un larsen

1. René Daumal, op. cit., p. 97

dévastateur. Je n’ai jamais vu autant de moyens de captation, de duplication, d’amplification, réunis en un si petit espace, et dirigés vers eux-même. Dans ce huis-clos, dans ce jeu de rôle géant, chaque figurant est bien déterminé à participer à l’action illusoire qui prend place ici, jusqu’à sa fin attendue. Une Zone autonome temporaire* où un monde se construit pour disparaître, ou plutôt se transformer, plus tard et plus loin — où la fin d’une chose en fera naître une nouvelle. Car des fins du monde, il y en a eu et il y en aura… Jeudi 21 Mars 2013 — J’aiguise mon regard critique sur ce qu’il se passe dans la cuve de fermentation. Je campe sur une position de refus pragmatique de la catastrophe — ou plutôt je l’accepte, en tant que scénario, comme condition sine qua non de ma présence dans cette télé-réalité séduisante au cadre flou. Emporté dans le tourbillon, je nage en apnée dans le jus enivrant des explications…

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« La raison dit aux hommes que la durée du monde n’a d’intérêt qu’autant que les êtres raisonnables qu’il renferme répondent à son but final ; dès l’instant que ce but n’aurait plus de chance d’être atteint, la création n’aurait plus d’objet, elle ressemblerait à un drame entièrement dépourvu de

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toute action intelligible, de tout dénouement. »1

Dès lors que des humains ont eu conscience qu’il existait un monde — ou plutôt dès lors qu’ils l’ont créé —, et dès lors qu’ils ont eu conscience de la mort, ils pouvaient imaginer que ce monde ne serait pas éternel. Tout rappelle régulièrement que l’homme peut être la cause de sa propre extinction. Chaque monde (possible) est provisoire, chaque histoire a une fin, et il s’agit là de celle que l’on vit.

Ce n’est pas la même chose d’annoncer la fin du monde comme un événement à venir que de la mettre en scène, comme passée, sur le fond immémorial d’un mythe des origines, avec au casting, une divinité potentiellement destructrice — c’est un scénario prophétique toujours possible, bien qu’on ne s’attende pas à le voir réellement se produire. Alors qu’aujourd’hui — comme hier, nos cultures semblent développer et ancrer une faim insatiable de fin du monde qui pourrait arriver à tout moment. Comme si la fonction des représentations apocalyptiques était de proposer des fictions permettant de mettre en variation le présent ; de proposer une contre-narration qui, pour pouvoir ouvrir une perspective d’avenir à notre monde, doit commencer par en imaginer la fin.

1. Emmanuel Kant, La Fin de toutes choses, 1794, [.pdf téléchargé sur cafe-philo.fr] p. 6

1. Jean-Noël Lafargue, Psychologie de la fin du monde, sur hyperbate.fr, le 04/11/2012

Le succès de cette date du 21 Décembre 2012, majoritairement tournée à la dérision, s’explique à mon avis par une envie générale de changement dans un monde qui serait menacé économiquement, écologiquement, idéologiquement. (Presque) personne ne croit réellement en cette échéance, pourtant aux résonances assez profondes. La fin du monde cesserait définitivement toute possibilité de changement, pourtant. Mais il s’agit de jouer avec l’idée d’une remise à plat, d’un bouleversement majeur qui nous extrairait de l’état de tension et d’incertitude dans lequel le monde semble plongé.Il y a une métaphore, pour ça : les jeux de construction, ou les châteaux de sable. « Enfant, on peut fabriquer un château, le faire grandir, l’améliorer, mais il y a un moment où on se lasse de ce qu’on a bâti, parce qu’on n’arrive plus à imaginer, parce qu’on est paralysé par la forme qu’a pris l’existant. Il faut alors détruire le château. Et c’est la même chose avec le monde, dont l’organisation complexe nous mène à éprouver une envie de fin du monde, une envie de faire table rase, une envie de tout casser, pour pouvoir recommencer à construire. Bien sûr, pour la plupart des gens, cette envie n’est qu’un jeu intellectuel… »1

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« Là-dessus donc l’homme, qui se creuse la tête, verse dans la mystique*. La raison n’aime pas à se confiner dans sa fonction propre, dans son rôle pratique ; les aventures du côté du transcendant l’attirent, et c’est pourquoi elle a aussi ses mystères. Dans la mystique, elle ne se comprend pas elle-même, ni ne comprend ce qu’elle veut ; plutôt que de s’arrêter aux frontières du monde sensible, […] elle aime mieux divaguer. »1

Vendredi 22 Mars 2013 — Notre faculté à raconter le monde, amène avec évidence à imaginer sa fin. On n’en fera jamais qu’une histoire (qui se régénère) ; une histoire arbitraire par le choix des éléments factuels* qu’elle retient et par ses enchaînements narratifs.

1. Emmanuel Kant, La Fin de toutes choses, 1794, [.pdf téléchargé sur cafe-philo.fr] p. 11

00:15:07 — Quoi?

00:15:09 — Qu’est-ce que tu bredouilles?

00:15:11 — Au commencement était le Verbe.

00:15:15 — Mais tu es muet, muet comme un poisson.

00:15:18 — Un petit éperlan.

00:15:23 — Regarde, mon enfant, nous avons perdu notre chemin.

5 Le Sacrifice (Offret), Film 35mm couleur [timecode des sous-titres d’une copie .mp4], Andreï Tarkovski, 1986

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« — Tu veux que je t’en raconte une, d’histoire ?… Dans la Grèce Antique, dans un tel désir de représentation, les rites de Dionysos qui avaient lieu une fois par an eurent lieu quotidiennement au bon plaisir des riches. Ces rites avaient une vocation civique, un reflet de chacun pour le guider dans sa vie en société — le théâtre c’était en quelque sorte un ancêtre du journalisme ; avec le besoin d’un début et d’une fin. À partir du moment où ces spectacles eurent lieu tous les jours, que la fiction ne s’arrêtait plus, un an plus tard, l’empire s’écroula. »

5 2013-01-21_histoire-rite-dionysos-celine_strasbourg-rue-kageneck_00.rtf [retranscription d’un dialogue]

4 Sunday, Oct. 30, 1938, Orson Welles on the air[pour le radioshow du Mercury Theatre, il adapte le roman de science-fiction de H.G. Wells La Guerre des Mondes dans les studios New-Yorkais de CBS. Son compte-rendu réaliste d’une invasion martienne provoqua des mouvements de

panique de milliers d’auditeurs dans tout le pays],Photographie argentique [reproduction numérisée], CBS, 1938

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1. Toute la vie des société dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de . Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.

2. Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation. La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l’image autonomisé, où le mensonger s’est menti à lui-même. en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant.

3. se représente à la fois comme la société même, comme une partie de la société, et comme instrument d’unification. est expressément le secteur qui concentre tout regard et toute conscience. est le lieu du regard abusé et de la fausse conscience […].

4. n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.

5. ne peut être compris comme l’abus d’un mode de la vision, le produit des techniques de diffusion massive des images. Il est bien plutôt une Weltanschauung* devenue effective, matériellement traduite. C’est une vision du monde qui s’est objectivée.

6. , compris dans sa totalité, est à la fois le résultat et le projet du mode de production existant. n’est pas un supplément au monde réel, sa décoration surajoutée. est le coeur de l’irréalisme de 5 D’après Guy Debord, La Société du spectacle, Gallimard, 1992, p. 15-23

la société réelle. Sous toutes ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissements, constitue le modèle présent de la vie socialement dominante. est l’affirmation omniprésente du choix déjà fait dans la production, et sa consommation corollaire. Forme et contenu . sont identiquement la justification totale des conditions et des fins du système existant.

[…]

9. Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux.

10. Le concept de unifie et explique une grande diversité de phénomènes apparents. Leurs diversités et contrastes de cette apparence organisée socialement, qui doit être elle-même reconnue dans sa vérité générale. Considéré selon ses propres termes, est l’affirmation de l’apparence et l’affirmation de toute vie humaine, c’est-à-dire sociale, comme simple apparence. Mais la critique qui atteint la vérité. découvre comme négation visible de la vie ; comme une négation de la vie qui est devenue visible.

[…]

18. Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique. […]

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(Dé-)Compréhensions

Pétrarque déjà, s’était dirigé vers « le pic le plus élevé de tous, que les montagnards nomment l’Enfant »1 — c’est ce que relatent ses écrits épistolaires, même si la véracité de cette ascension est contestée. C’est sûrement un procédé littéraire, un usage de la métaphore du chemin escarpé parcouru, pour avancer vers ce qu’il décrit comme un infini à atteindre. Quoi qu’il en fût, le 26 Avril 1336, les nuages sont sous ses pieds. Frappé par l’étendue du spectacle, il reste immobile de stupeur ; et déjà il ne sait plus où il se trouve, ni pourquoi il est venu là où « les hommes vont admirer les cimes des monts, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, le circuit de l’Océan et le mouvement des astres et [là où] ils s’oublient eux-mêmes »1… Comme le veut la légende qu’il établit, ces mots de Saint-Augustin cités dans sa lettre de 1353 — antidatée de 1336 —, transcenderaient, dans ces hauteurs, sa vue circulaire du monde en une représentation sublimée de son élévation intérieure. Son dialogue avec la nature ne sont que l’image, hors de lui, d’un dialogue qui se fait au dedans.

1. François Pétrarque, L’Ascension du Mont Ventoux [traduit du latin par Victor Develay], Librairie des bibliophiles, 1880, p. 212. Ibid., p. 31

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Mercredi 27 Mars 2013 — Cette histoire de catastrophe des hauteurs dévoile mes (pas) simples préoccupations de jeune filmeur. Je continue de tenter de nommer ce que j’enregistre* — et j’y mesure la profondeur des questions de surface, ou comment appréhender le sujet sans tomber dans la vaste farce .

Dans le climat électrique dont je fais le témoignage, je ne sais plus ce qui résulte d’un fantasme collectif ou de mon délire singulier. Je me retrouve bien vite dépassé par ce que j’essaie d’identifier comme fictionnel*, à partir du temps (qui n’est plus) où j’y transpose une conception de la vérité comme propre à toute réalité, quelle qu’elle soit. C’est certainement un besoin de voir plus loin.

Je ne cherche donc pas à trouver de limites lorsque tout est dans tout et réciproquement, mais la question de la perception* et de la production de la fiction se pose, inévitablement. Cette interrogation relève sans équivoque de ma petite expérience de la haute montagne ; de ma confrontation à ce que je nomme comme une insatiable envie de raconter, un besoin de construire et de créer de la fiction — du latin fingere, façonner.

« Si la frontière entre fiction et réalité, entre le factuel et le fictif*, est si difficile à tracer, n’est-ce pas tout simplement que ces catégories n’appartiennent pas au même paradigme ? »1

Jeudi 28 Mars 2013 — Ça devient sérieux. Le rocher est très friable à cet endroit ; il faut que je stabilise mes appuis. Depuis le début de la course, je n’ai eu aucune hésitation sur l’itinéraire à suivre ; maintenant celui-ci est plus incertain. Un système de vires très exposées s’offre à ma droite. J’estime que ce n’est pas la bonne voie, et qu’il faut chercher dans l’axe du couloir qui prolonge la rampe.

Mettre en récit*, ou simplement représenter*, en tout cas proposer une lecture de la réalité, cela suppose que la réalité, ce n’est pas le réel. Le réel, ce serait l’a priori, dont je dois supposer l’existence, pour pouvoir faire une représentation, pour pouvoir agir dans le monde. Dans cette ère du storytelling*, je cherche donc — en tant qu’artiste — à me positionner comme un ouvrier de la production de fictions. Je cherche donc, aussi, à ce que mon produit soit innovant, rentable, consommable, communicable, et — en tant qu’auteur — m’apporte une reconnaissance à la hauteur de mes ambitions, à un niveau, je

1. François Jost, Le feint du monde, dans la revue Réseaux vol.13 n°72-73, 1995, p. 165

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ne le cache pas, équivalent au sommet du Mont Analogue. C’est ce en quoi j’ai besoin de croire pour guider mes actions.

« Cela, c’était la deuxième question à résoudre. J’y suis parvenu en suivant toujours le même principe de méthode, qui consiste à supposer le problème résolu et à déduire de là toutes les conséquences qui en découlent logiquement. » 1

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« Jamais l’humanité n’a consommé autant de fictions que de nos jours, et jamais elle n’a disposé d’autant de techniques différentes pour étancher cette soif d’univers imaginaires. […] La fiction est une conquête culturelle indissociable de l’humanisation, et la compétence fictionnelle joue un rôle indispensable dans l’économie* de nos représentations mentales […]. Et cela vaut pour toute fiction. Les oeuvres d’art mimétiques ne s’opposent donc pas aux formes quotidiennes plus humbles de l’activité fictionnelle : elles en sont le prolongement naturel. »2

À travers une étude des dimensions psychologiques et cognitives de la fiction, Jean-Marie Schaeffer

1. René Daumal, op. cit., p.662. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Seuil, 1999, quatrième de couverture

s’attache à en désigner ses différents usages, autant dans le domaine artistique que ludique — de la littérature à la photographie, de la peinture jusqu’au cinéma, dans les jeux d’enfants, ou dans les rêveries.L’ubiquité de la fiction dans la vie individuelle et sociale démontre bien que la tendance vers la production fictionnelle est un des traits distinctifs de l’homme ; qu’elle est nécessaire à sa survie et son insertion sociale. Ce serait une des modalités inhérentes à l’être humain, par laquelle il perçoit, apprend, comprend, connaît le monde, et le voit hors de lui ; dans un glissement continu entre ce qu’il pense, ce qu’il croit, et ce qu’il sait.Comme le souligne Jost, à nos représentations de ce monde, la fiction ajoute une construction où nos relations entre individus, ou groupements sociaux, permettent d’être identifiées. Voilà la construction d’un monde possible, cohérent - possible donc à expérimenter.

Le monde, c’est un grand terrain de jeu dans lequel la distinction entre réalité et fiction n’est pas essentielle. Dans le système perceptif, les mécanismes activés par les représentations — et pas seulement rationnelles* — que je me crée, diffèrent. Ce seraient les acteurs principaux de l’acquisition de connaissance, comme chez le petit enfant — où la dimension mimétique ludique est très importante pour assimiler individuellement

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les modèles pris en exemple.

Schaeffer se réfère ainsi à Aristote, dans la Poétique, pour qui la mimesis n’est pas imitation*, ou fabrication d’un simulacre*, mais un jeu de savoirs. En effet, bâtie sur le comme, et non sur le comme si, la mimesis est une des modalités de la connaissance, qui produit des mondes nouveaux, c’est-à-dire qui aboutit à une modélisation du réel — pour me permettre d’identifier et de reconnaître. Je ne sais pas alors si une chose est vraie ou réelle, mais je la crois telle ; il s’agit d’une production de vérité.

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Lorsque je suis dans une situation d’immersion fictionnelle — par exemple en tournant mon film à Bugarach —, je perçois (et je produis) des représentations comme dans toute autre situation de la vie. Toutefois, la fiction déplacerait mon jugement de distinction entre le vrai, le faux, le possible, et bloquerait temporairement ma capacité de contrôler avec attention ce que je perçois.En filmant, j’absorbe et je fais le trou noir (dans l’optique de plus tard me prolonger en fontaine blanche) ; je joue les jeux, dans un processus semi-conscient d’ouverture du focus et des potentiels perceptifs.

Cela me renvoie à la position de spectateur, au cinéma. Flux puissant de perceptions, les fictions cinématographiques semblent mettre dans un état sensible passif, une sorte de demi-sommeil, une suspension temporaire de l’incrédulité* face au leurre*. En état d’immersion, le corps est le lieu de transferts perceptifs entre la réalité et la fiction, il devient médiateur entre les mondes vrais et fictionnels.

Quand je lis un roman, aussi, je me trouve dans mon corps — et surtout dans ma tête. Mais lorsqu’on joue, comme dans les jeux des enfants par exemple, ce garde-fou-là n’existe plus ; lorsque le mimétisme est impliqué dans l’action, la distance est évidemment beaucoup plus réduite… Et dans l’apprentissage du réel, c’est une compétence psychologique qui prend toute son ampleur.

Cet état d’esprit que je décris, c’est une relation au monde à part entière, une lutte contre une réalité qui se présente comme totalité homogène. Il s’agit ici de considérer la fiction comme une modalité de la perception, comme un genre de la réalité — au-delà de l’opposition vrai / fictif — qui conçoit autant de compréhensions possibles que de mondes potentiels.

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Vendredi 29 Mars 2013 — Tiens, un piton ! Ceci me donne momentanément raison et m’encourage à continuer. Je poursuis l’écriture de ce chapitre intitulé « Compréhensions », et je relis Le partage du sensible (je m’inspirerai d’ailleurs des dimensions de ce petit livre pour ma mise en page)… En me relisant, je me rends compte que ce texte appuie celui du 28 Mars.Jacques Rancière y écrit que « le réel doit être fictionné pour être pensé »1. Ça ne veut pas dire que toute pensée est une fiction de ce qu’elle analyse, ou que la fiction s’oppose au réel comme le faux au vrai, cela signifie plutôt que la réalité fait sens via des fictions. « Feindre*, ce n’est pas proposer des leurres, c’est élaborer des structures intelligibles »2. La fiction semble être une forme de trame narrative, de connexion, me permettant de penser à l’intérieur d’une lecture de la réalité.

Ainsi, mon discours, qui prétend détenir une certaine teneur de vérité — c’est à dire un poids, des fondations —, s’affirme comme une possible construction de cette dernière, et non comme la représentation transparente d’une loi universelle. En ce sens, le discours de vérité est une sorte d’invention — une découverte et une production de réalité.

1. Jacques Rancière, Le partage du sensible, La Fabrique, 2006, p. 612. Ibid., p. 55

De même, lorsque je suis embarrassé par un problème auquel je suis confronté, j’invente des réponses, des mythes, je fabule*, plutôt que de rester coi ; je pense avec la bouche, avec les mots, pour pouvoir faire exister les choses, pour chosifier une parcelle de néant, et prendre appui dessus.

«[L’homme est] un animal littéraire, qui se laisse détourner de sa destination naturelle par le pouvoir des mots »1. C’est un besoin intuitif, de nommer ce qui nous apparaît et qu’on ne comprend pas, et de faire apparaître pour faire comprendre ; une nécessité de la signification, de la narration, qui surgit de rien, qui organise l’apparition de ce qu’on raconte. La fiction s’introduit dans les failles, en mettant en variation les intensités sensibles et les perceptions. Et ainsi les formulations littéraires (ou politiques) font effet : Elles définissent des modèles de parole ou d’action, et elles dressent des cartes du visible, des trajectoires entre le perceptible et le dictible. L’art, dans toutes ses formes, semblerait être une de ces manières de penser le réel, en le fonctionnalisant, en élaborant des systèmes intelligibles qui permettent de façonner les pensées. C’est une redistribution du sensible, dit Rancière, par la mise en fiction — en récit et en oeuvre.

1. Jacques Rancière, op.cit., p. 63

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Samedi 30 Mars 2013 — Trois longueurs de corde sont filées rive gauche du couloir. Je m’épuise un peu et je n’ai pas très envie de continuer… Mais ce passage me parait plutôt logique ; je persévère. Là, juste au-dessus, il doit y avoir une zone de vires accessibles. J’essaie.

Raconter des histoires, c’est se frayer un chemin entre ce qui est établi et ce qui est possible, entre ce qui est et ce qui pourrait être, par des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce que je vois et ce que je dis, entre ce que je fais et ce que je peux faire (et désire faire). C’est une projection où le récit réinvente le présent et l’avenir comme il redéfinit les contours du temps anciens — conquête du sommet ou non. Sens et passé peuvent ainsi se métamorphoser, révéler à chaque fois qu’être ceci ou bien cela était une illusion et que la quête sera permanente.

Cet usage contrôlé de la (et du) mémoire s’opère par un besoin de raconter (l’ascencion) et de me raconter (à travers elle). Ce processus d’expression de l’expérience, c’est une recherche de sens à partir de faits temporels qui me sont personnels, un exercice d’équilibriste entre ce que je suis effectivement et ce que je pourrais être. Le partage social est une

condition d’existence de ma fiction ; mes récits de vie portent la trace de cette tension entre la nécessité de me convaincre d’une volonté propre tout en étant relié au(x) monde(s) des autres — c’est à dire à votre monde, bien que cette dimension soit absorbée dans la communication.

J’ai dans ma poche, depuis plus de trois mois déjà, ce quotidien publié par les A.A.A. qu’ils me donnèrent avec un clin d’oeil complice, quand nous étions à Bugarach. L’article de Konrad s’avère être très adapté, à ce sujet :

« L’identité personnelle se base de manière fondamentale sur la mémoire, une chaîne de moi successifs établie le long d’un axe de gravité narrative […] où se déroule la représentation d’une matrice d’histoires et de fils narratifs, un théâtre fantôme ancré dans les mythes culturels. […] Les individus modifient leur attitude afin d’être en mesure de justifier leurs actions, processus de dissonance cognitive qui détermine le changement d’intention. Le caractère peu fiable de nos introspections relativement à l’intention se voit confirmé dans les cas où la confabulation*

d’intentions n’est pas l’exception mais la règle, un processus de perception attitudinale* de soi où l’intention est largement inventée après les faits. Si le choix est une illusion induite, un stratagème du management de la perception, par analogie les illusions de libre arbitre

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1. Konrad Becker, Mémoire Fictive, dans le journal La Montagne cosmique de l’Association des Astronautes Autonomes, éd. du 21/12/2012, p. 23

semblent reposer sur des exploits préconfigurés. […] Faire l’expérience d’un stimulus externe est un processus long, c’est pourquoi notre conscient antidate l’événement pour nous donner l’impression d’avoir éprouvé le monde au moment temporel approprié. […] La pensée est en retard sur la réalité et jamais elle ne pourra la rattraper, elle comble donc ce vide grâce à la fiction. La conscience est déformée afin que la pensée puisse s’expérimenter simultanément au stimulus. L’apparente cohérence du monde dans lequel nous vivons est en réalité basée sur une hallucination permettant de rassembler nos souvenirs disparates et instables en un ensemble logique : les influx nerveux s’accordent avec les stimuli, modulant les informations antérieures au cours du processus. La conscience n’est pas une autorité qui donne des ordres à ses instances subordonnées mais plutôt une faculté qui surfe sur la vague des possibilités naissant de l’inconscient. »1

La poésie — produit de cette hallucination — offrirait par conséquent une logique aux événements empiriques et désordonnés que je décris — coincidences des contraires et paradoxes infinis de l’illusion.

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Dimanche 31 Mars 2013 — Le sujet est lourd à porter, et trop de directions retiennent mon attention. Dès lors que je veux tenter un seul pas hors du monde sensible dans l’intelligible, j’escalade des inévitables contradictions. Mais en arpentant ces questions le souffle court, je marche dans ma tête en savourant la proximité des abîmes de la vacuité apparente, si proches. L’air est vif, le paysage se tord et s’étend loin ; les perspectives se modifient, et les mots troubles se mâchent. L’espace est si vaste que je ne sais plus si j’avance vraiment ; est-ce moi qui me persuade de progresser, la poudreuse aux yeux? Les interrogations me bousculent, et face à la pluralité de possibilités contradictoires je perds pied.

Je constate que rien n’assure les raisonnements auxquels je m’encorde, ni ne consolide définitivement mon savoir. Physiquement, je diverge sans vraiment résister à l’attirance qui pourtant m’effraie — et métaphysiquement, je suis fasciné par le néant. Je me dis que cette sensation de retournement de l’esprit montre précisément la finitude de cette absolue liberté philosophique, car l’horizon n’est pas si loin — le rayon de l’infini serait d’environ cinq kilomètres, dit-on… Mais la masse montagneuse ne me fait plus rien distinguer ; je ne sais

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d’ailleurs plus très bien où se trouve le sommet quand tout se renverse continuellement. En tentant d’approcher les mystères sans fond, au bord du gouffre le vertige m’étreint — et de ce fait, me place face à moi-même. Il épouvante mon regard, le repousse, mais je ne peux m’empêcher d’y revenir toujours.

« Ici encore, il faut refaire inlassablement nos métaphores. […] Le plein, c’est subjectivement le souvenir. […] À l’opposé, le vide ne doit plus être conçu (imagé) sous la forme d’une absence (de corps, de choses, de sentiments, de mots, etc. : le rien) […]. Le vide c’est plutôt le nouveau, le retour du nouveau (qui est le contraire de la répétition). »1

Cette continuelle attraction me remplit de détermination à poursuivre sur les chemins, l’air de rien, qu’importe le sens. Le rien c’est quelque-chose. Le voyage, aussi déstabilisant puisse-t-il être, n’est jamais vain. Il n’y a que là que je suis avec moi, car ainsi j’effectue un saut* en dehors de moi. Et voilà que je glisse entre le rien et l’insignifiant…

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1. Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Essais critiques IV, Seuil, 1984, p. 89

1. Clément Rosset, Le Réel : Traité de l’idiotie, Minuit, 1986, p. 132. Ibid., p. 13

« Ce qui fait verser la réalité dans le non-sens est justement la nécessité où elle est d’être toujours signifiante : aucune route qui n’ait un sens (le sien), aucun assemblage qui n’ait une structure (la sienne), aucune chose au monde qui, même si elle ne délivre aucun message lisible, ne soit du moins précisément déterminée et déterminable. »1

Cette citation propose une ouverture sur une vision du réel comme insignifiant, parce qu’on peut toujours lui donner un sens ; une opposition à la recherche des significations imaginaires — étonnement des choses qui seraient telles qu’elle sont —, alors qu’il faudrait peut être juste s’étonner que les choses soient, simplement. Il n’y aurait pas de mystère dans les choses, mais un mystère des choses.

L’existence est un fait singulier… Selon le philosophe Clément Rosset elle est idiotie — le mot grec idiotes exprimant d’abord : simple, particulier, unique — ; Idiotie du réel qu’il définit comme « la propriété inhérente à toute réalité d’être toujours indistinctement fortuite et déterminée, d’être toujours à la fois anyhow et somehow : d’une certaine façon, de toute façon »2.

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Cette insignifiance générale, l’auteur la soutient en évoquant la démarche, à la fois incertaine et assurée, du Consul Geoffrey Firmin, dans Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry — un de mes romans de chevet. Malgré son ivresse matinale, en ces temps de fête des morts, le Consul se promène* avec son ex-femme Yvonne, vacillant entre les tremblements du trop peu et les tourments du trop, « tandis que d’une certaine [façon], de toute façon, ils allaient leur chemin »1. Cet as somehow, anyhow, they moved on fait écho à l’éternelle confusion, dans la réalité, de l’indétermination totale avec la détermination totale ; capacité de l’homme déjà exprimée par Sophocle, dans le vers 360 d’Antigone, que Rosset traduit et met en parallèle : « Ayant tous les chemins, sans chemin il marche vers rien »2. Pour le Consul, il n’y a pas de véritables chemins. Il a perdu le sien parce qu’ils excèdent, et il a renoncé à toute destination en raison d’une équivalence des destinations. La réalité est un infini entrecroisement de routes, mais il n’y a qu’une voie d’accès, car de toute manière on en suis une, particulière.

Voilà le très profond paradoxe où « le n’importe comment coïncide exactement avec le pas du tout

1. Malcolm Lowry, Au dessous du volcan [traduit de l’anglais par S.Spriel], Gallimard, 1949, p. 125 2. Clément Rosset, op. cit., p. 14

n’importe comment, mais bien de cette façon-ci ». Dans les déplacements, « aucun aléa ne protégera l’aléatoire de la nécessité où il est de venir à l’existence sous forme de ceci, rien d’autre que ceci »1.

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Lundi 1er Avril 2013 — La réflexion (de la neige*)m’éblouit. Maintenant il faut que je garde ces lunettes à filtre UV vissées sur mon nez, pour éviter l’ophtalmie.

Ne perdons pas la piste des yeux.

De l’anagogie* à l’analogie, ces sentiers que j’emprunte mènent bien quelque-part. Mais il est difficile de ne pas contourner le sujet ; les mots suivent la courbure qu’emprunte la lumière à cet endroit.

1. Clément Rosset, op. cit., p. 13

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5 Le Mont Analogue [numérisation du dessin reproduit dans l’op. cit. p. 64], René Daumal, 1939-1944

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5 L’importance du nez dans la perception de la réalité,Vidéo DV couleur [capture d’écran], Robin Lachenal, 2009

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4 Fernando Pessoa, Je ne suis personne[traduit du portugais par M. Chandeigne], Christian Bourgois, 1995, p. 98

L’ENFANT JOUAIT

L’enfant jouaitAvec une petite charette.Il se sentit jouerEt s’exclama : Je suis deux !

Il y en a un qui joueEt l’autre qui le sait ;L’un me voit jouerEt l’autre me voit regarder.

Je suis là, derrière moi ;Mais si je tourne la têteJe n’étais pas ce que je croyais être…Se retourner n’est que cela…

L’autre garçonN’a ni pieds ni mainsCe n’est pas un enfantIl n’a ni mère ni frères.

Il se tenait près de moi, en arrièreDu lieu où je me trouve,Mais si je tourne la têteJe ne sais plus ce que je suis.

Et l’autre qui m’habiteEt qui sent avec moi,N’est pas mon père, ou mon parrain,Ni mon corps, ni mon ami,

Il possède une âme céans,Me voit sans me regarder,Et la charretteDevient apparente.

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Applications

— « Qu’est ce vous faites là ? »— « Je joue à faire un film. »

Mardi 2 Avril 2013 — Il faut que je précise mon propos, et mon action. Le 14 Décembre 2012 je rentre en scène. J’allume la caméra, et j’appuie sur le bouton rouge rec d’enregistrement. L’image, sur l’écran lcd 4/3 — ou vidéo-projetée après coup —, purement factuelle, ne renverrait qu’à la caméra, et donc à moi, filmeur, cameraman ou reporter. Voilà la distribution. Si je montre ce que j’ai filmé — c’est le but —, ces images en mouvement dans le temps seront identifiées à mon témoignage oculaire. On me donnera alors une existence empirique — à l’opposé d’un fantôme désincarné qui filmerait la fiction. Celle d’un personnage, que je construirai (aussi) au montage des traces visuelles et sonores de la performance. Il y a 21 heures de rushes, c’est là tout le film et toute l’histoire, chronologique. Je vais pourtant avoir recours aux cuts, et probablement aux cuts-up*, pour qu’ils soient lisibles et visibles (le film et l’histoire). Le vu est alors renvoyé à mon intervention de filmeur (et de monteur), ayant entretenu une relation existentielle et indicielle avec ce qu’il a capté : un jeu déclenché par l’outil de captation, et perceptible par l’usage de la narration. Ce film transformant ma personne en personnage, ainsi

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que des personnes en personnages, est bel et bien fictionnel — et non fictif. Et il ne s’agit pas d’un événement possible ou probable, mais d’une expérience. La fin du monde a eu lieu.

« Aucune scène n’en est interdite ou secrète mais ouverte à ceux qui veulent bien jouer le jeu. Et ce jeu violent n’est que le reflet de notre civilisation. »1

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Mercredi 3 Avril 2013 — En expérimentant de la sorte j’apprends toujours davantage. Et ce que j’écris là me fait penser aux propos de Jean-Louis Le Tacon, dont je suivais le workshop intitulé « Corps et Caméra » la semaine dernière. Il parlait avec les mots de son maître et ami Jean Rouch, tandis que dans un mouvement de Taï-chi je simulais un cadre avec les mains, les pouces et les index en équerre — préceptes de gymnastique d’opérateur initiés par la femme du Mime Marceau. Le discours de Jean-Louis s’articulait autour de deux notions (que je retranscris avec mes mots dans le paragraphe qui suit) : L’anthropologie*

visuelle, et l’anthropologie partagée.

1. Jean Rouch, banc-titre introductif dans Les Maîtres Fous, Film 16mm couleur, 1955

Filmer, c’est une méthode de découverte des gens dans leur rapport au monde. C’est une exploration, et une compréhension des sujets impliqués dans ce monde. L’usage du langage implique la création de fiction, et donc de modes particuliers de penser ce qui nous entoure.L’anthropologie visuelle, je l’ai comprise comme un mode d’écriture singulier qui fait appel aux modes de mise en récit de la réalité, et à des formes multiples de transposition de la réalité observée en un espace-temps ; c’est la proposition d’une vérité, qui donne aux spectateurs une possibilité de penser à leur tour le réel, un témoignage — vrai ou faux — des directions du cours des choses, de l’avalanche des mouvements de la vie.L’anthropologie partagée, c’est une posture par rapport à des sujets imbriqués dans un processus social. Il s’agit d’énoncer, de raconter… Ce que le filmeur va en faire une fois immergé, fera acte de penser. Le corps est au carrefour de l’univers, c’est l’émetteur et le récepteur sensible, le lieu de transit des émotions. Sur cette scène où chacun va produire un rôle, où les corps sont impliqués, je suis les chemins de traverse, j’entre dans un autre univers. Mon corps et ma caméra sont couplés pour s’engager dans l’exploration de ce monde, dont les acteurs indiquent les positions à prendre, et les mouvements à exécuter. C’est un jeu qui apprend au corps à se mouvoir pour braquer la caméra,

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en immersion, à la rencontre des gens du monde, pour les penser l’un en rapport avec l’autre par l’image en mouvement dans le temps et le son.

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Dans le film documentaire FIN, je ne suis pas obligé de donner le sentiment de réalité, il ne s’agit pas d’une composition imaginaire de vraisemblances. Ici, le monde n’est pas un effet à produire, il est quelque-chose à comprendre ; je peux le traiter comme problème, et expérimenter plus librement les jeux variables de l’action, de la signifiance et de l’insignifiance. Quand je me mets ainsi en mouvement, avec cette caméra, en immersion, toute ma concentration se dirige dans toutes les directions à la fois.

Et « lorsqu’on me montre la lune je regarde le doigt — car je ne suis pas aveugle — ; la mise au point se fait, et je louche. Les deux images du réel que se font alors mes deux yeux se dissocient, je vois double, donc je crois que je vois simple »1.

« Nous commencions à nous dépouiller de nos vieux personnages. […] Nous nous préparions aussi à rejeter l’artiste, l’inventeur, le médecin, l’érudit, le littérateur ». Sogol lui-même, au fur

1. La Philosophie dans la baignoire.pdf, écrit le 1er Mars 2011 à 14:37 1. René Daumal, op. cit., p. 134

et à mesure de l’avancée, change d’attitude : « Au fond non troublé de la mémoire que j’ai en moi, un petit enfant se réveille et fait sangloter le masque du vieillard. Un petit enfant qui cherche père et mère, qui cherche avec vous l’aide et la protection contre son plaisir et son rêve, l’aide pour devenir ce qu’il est sans imiter personne.»1

Sur ces montagnes, je fais ainsi acte d’explorer et de penser ce qui apparaît à mes deux yeux, en actant, avec mon corps, dans une mise en récit de la réalité. C’est un jeu dans lequel j’interviens, pour chercher à faire émerger la vérité de la parole, du moins à désigner le masque qui la révèle, et les rôles que l’on tient. Quand je joue ce rôle en mouvement — mon rôle —, je rencontre une pensée — je me rencontre.

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La puissance de narration du film est puisée dans la double ressource de cette impression directe qui parle, et du montage qui calcule les valeurs de sens et de vérité — comme ce à partir de quoi la parole et le rêve sont possibles dans leurs commencements. Je donne libre cours à mes désirs en racontant, par une manière de découper une histoire en séquences ou de monter

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des plans en histoire, par le fait de joindre et de disjoindre les voix et les corps, les sons et les images, d’étirer ou de resserrer les temps. De ce fait, je constitue une histoire et des sens en combinant librement les significations, en re-voyant les images, en les enchaînant autrement, en restreignant ou en élargissant leur capacité d’expression . Je me donne le droit de manipuler et de décomposer les symboles, pour les faire miens ; à chaque collision de plans, leur polysémie se déploie, et j’essaie d’anticiper cette explosion des sens qui se diffractent dans tous les sens. J’applique ainsi une ou plusieurs identités aux images, je les contrôle et je les nomme — ou plutôt je les appelle, car je ne les possède pas, mais je crois connaître leurs noms.

La tension entre les images qui parlent d’elles-mêmes, et le statut, que je décide de donner à d’autres, qui les fait parler, serait une sorte d’écart incertain entre l’image et la matière imagée.Cette tension, je l’exploite pour dévoiler la potentielle charge mythique des choses, et la puissance de parole inhérente à toute chose muette. Ces images ou ces mots que je délimite et que j’assemble, ne doivent pas alors être utilisés pour ce qu’ils sont, mais plutôt « dans un sens incantatoire, vraiment magique – pour leur forme, leurs émanations sensibles et non plus seulement pour leur sens »1 ; pour « donner

aux mots à peu près l’importance qu’ils ont dans les rêves »2, peu importe l’altitude.

J’utilise ce pouvoir infini de la poésie, de se démultiplier en démultipliant les modes de parole et les niveaux de signification, pour trouver où je pourrais être.De cette manière j’ordonne le désordre des bandes magnétiques et des possibilités. Et en transcendant l’information numérique de la description des faits, j’approfondis le trou. Il faut « creuser la matière profond pour trouver le vide dedans »3, pour l’amplifier et le faire exister — pour parler —, car « l’homme est le seul qui ira au vide en parlant, qui ira où versait sa parole. Mais le vide ne lui est pas donné : il doit le fabriquer en parlant »4, pour les hommes-creux*.

« À l’espace objectivé de la fiction, la poétique […] substitue un espace indéterminé de l’écriture : d’un côté, celui-ci se donne comme indiscernable d’une réalité, faite de choses ou d’impressions qui sont elles-mêmes des signes, qui parlent par elles-mêmes ; de l’autre, à l’inverse, il se donne comme l’espace d’un travail de construction infini, propre à élaborer, par ses échafaudages, ses

1. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Gallimard, 1964, p. 1892. Ibid., p. 1423. Valère Novarina, Le Théâtre des paroles, P.O.L, rééd. de 2009, p. 117 4. Ibid., p. 203

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labyrinthes ou ses dénivellations, l’équivalent d’une réalité à jamais muette.»1

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Jeudi 4 Avril 2013 — L’iris reste ouvert à son maximum. Je traverse le silence du paysage, et je m’efforce de retranscrire le voyage initiatique, au hasard des rencontres et de la marche réflexive. Je crois que cette affirmation du hasard nie l’existence d’une finalité qui donnerait un sens à tout cela ; elle implique un flottement de l’esprit ouvert à l’événement imprévu — mais cette idée même du hasard suppose déjà une interprétation de mon rapport à l’événement, et elle dépend précisément d’une notion de sens et de récit ; l’événement fait émerger un sens du néant extatique, en éveillant ma volonté d’interprétation. Plus les faits se multiplient, plus je développe ma capacité à faire de leur juxtaposition interminable une impossibilité de conclure, une impossibilité d’y lire le sens d’une histoire.

« La parole est irréversible, telle est sa fatalité. Ce qui a été dit ne peut se reprendre, sauf à s’augmenter : corriger, c’est, ici, bizarrement, ajouter. En parlant, je ne puis jamais gommer, effacer, annuler ; tout ce que je

1. Jacques Rancière, La Fable cinématographique, Seuil, 2001, p. 205

puis faire, c’est […] de parler encore. Cette très singulière annulation par ajout, je l’appellerai bredouillement. Le bredouillement est un message deux fois manqué : d’une part on le comprend mal, mais d’autre part, avec effort, on le comprend tout de même […]. Le bredouillement (du moteur ou du sujet), c’est en somme une peur : j’ai peur que la marche vienne à s’arrêter. »1

Je n’ai plus beaucoup de temps avant la tempête, et il ne reste que peu de pages à ce carnet. Sur cette course je suis peut-être (pas) allé au plus haut, mais je ne m’immobilise pas là-dessus. Ce n’est que la face Nord. Quand je garde la progression vers l’avant dans l’espace-vent, que je monte ou que je descende, l’imaginaire se constitue et se déploie, car à chaque pas, comme aux premiers, des mondes nouveaux apparaissent et rythment les pensées naissantes au gré de la dynamique des fluides*.

1. Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Essais critiques IV, Seuil, 1984, p. 99

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5 Carte Postale envoyée le Mercredi 27 Mars 2013

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Samedi 6 Avril 2013 — Maintenant…

« Il faut redescendre… À quoi bon, alors ? Voici : le haut connaît le bas, le bas ne connaît pas le haut. […] Il y a un art de se diriger dans les basses régions, par le souvenir de ce qu’on a vu lorsqu’on était plus haut. Quand on ne peut plus voir, on peut du moins encore savoir. »

5 René Daumal, op. cit., p. 162

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Après-propos

Sur la cime est la fin de toutes choses. Ici, je n’apporte pas la fin. Nous en sommes à l’après-propos et je continuerai la progression. Les péripéties se perpétuent, les glissements successifs m’amènent à penser et à parler avec les pieds, avec la bouche, avec la tête… Il y a en définitive quelque-chose que je crois savoir, et je le savais déjà au fond, au début de la marche. J’avais besoin de la montagne pour m’y confronter. L’ascension, tout comme la langue, est infinie (sans fin) — de cela il faut que je tire les conséquences…

Le sommet, ça ne sera toujours qu’un signe dans l’espace, ce qui compte, c’est le chemin qui y mène. Sur ces pentes verbales brumeuses j’use de la poésie au fur et à mesure de la déambulation*, comme j’use mes chaussures, pour construire une logique au paysage mental escarpé. Car c’est face au mutisme de la paroi qu’on ne comprend pas, qu’on a bien souvent recours aux mots — si on ne veut pas en venir à Dieu, un autre mot.Ainsi j’appelle (et je filme) pour découvrir et révéler ce qui m’apparaît. Je donne une forme à ce pour quoi je manque d’éléments pour pouvoir bien désigner, délimiter, et ranger dans le temps. Par la tentative de comprendre les concepts instables évoqués dans ce mémoire, j’avance les principes d’une recherche qui m’amène chaque

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jour à davantage apprendre de là où je mets les pieds — et où d’autres s’embourbent aussi.

« Je vous écris tout ça d’un autre monde, un monde d’apparences. D’une certaine façon les deux mondes communiquent. La mémoire est pour l’un, ce que l’Histoire est pour l’autre : une impossibilité. Les légendes naissent du besoin de déchiffrer l’indéchiffrable ; les mémoires doivent se contenter de leur délire, de leur dérive. »1

Parler de mémoire, c’est déjà poser le paradoxe de l’histoire. Écrire l’Histoire ou des histoires relève d’un même régime de sens, ce n’est qu’une affaire de majuscule. La mémoire de cette expérience que je partage, il ne s’agit pas de la conserver mais de la créer. C’est un certain arrangement de signes et de traces d’actions, qui tente de se construire comme une liaison entre les données que j’énumère, et mon témoignage des faits. Ai-je vraiment, d’ailleurs, arpenté le sommet de la colline ? Dans les monts de mots, les mots de monts, et les bribes rassemblées plus haut, voilà, quoi qu’il en soit, le souvenir du début de mon histoire — et dans des mots plus bas, voici des précisions sur l’Histoire de l’autre.

1. Chris Marker, Sans Soleil, Film 16mm couleur [voix-off à 01:04:57 sur une copie .avi], 1983

Au fil des pages la (dé)structure narrative et la mise en scène impliquées sont un spectacle de mots, donc, avec la complicité du Double ; une duplication qui fait devenir la réalité (qui m’échappe) aussitôt autre, par l’interposition du langage. Cela me permet à la fois de prendre de la distance et d’ajouter du sens, et de produire un objet qui rend compte du désir. C’est en quelque sorte un reflet* du monde, qui suppose la nécessité de l’interprétation ou de la représentation de la réalité (pour la comprendre, la nommer, ou l’appeler), voire qui se considère lui-même comme étant le pâle reflet d’une véritable réalité à chercher ailleurs…

En somme, vous l’aurez peut-être compris, j’essaie de comprendre ce que j’ai bien pu vouloir dire — et j’essaie de faire comprendre ce que je veux bien dire. C’est un alibi que je raconte ici-bas, en me demandant si je pense dans le bon sens, et c’est pourquoi apparaissent ici ces formes et ces fantômes pour continuer à explorer, à voyager, en invoquant le hasard en toute maîtrise, avec les mots, et les mots qui s’assemblent, pour créer des images… Et raconter que je cherche à raconter.

Car je cherche encore à comprendre.

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5 The Holy Mountain, Film 35mm couleur [timecode des sous-titres d’une copie .avi],

Alexandro Jodorowsky, 1973

4 Le Saut dans le Vide,5 rue Gentil-Bernard, Fontenay-aux-roses, action artistique [reproduction numérisée de la photographie de Shunk-Kender, publiée le 27 novembre 1960 dans la revue Dimanche, titrée Un homme dans l’espace ! Le peintre de l’es-

pace se jette dans le vide !], Yves Klein, octobre 1960

01:50:38 — Est-ce la fin de notre aventure ?

01:50:41 — Rien n’a de fin.

01:50:44 — Nous sommes venus chercher le secret de l’immortalité.

01:50:48 — Pour devenir des dieux.

01:50:51 — Et nous sommes ici... Mortels.

01:50:54 — Plus humains que jamais.

01:50:58 — Nous n’avons pas découvert l’immortalité,

01:51:01 — mais avons au moins obtenu la réalité.

01:51:04 — Nous étions dans un conte de fée,

01:51:09 — mais nous nous sommes réveillés !

01:51:10 — Mais... Cette vie est-elle réelle ?

01:51:13 — Non.

01:51:15 — Ceci est un film.

01:51:20 — Élargissez le plan.

01:51:27 — Nous sommes des images, des rêves, des photographies.

01:51:34 — Nous ne devons pas rester ici !

01:51:37 — Prisonniers !

01:51:38 — Nous dissiperons l’illusion.

01:51:41 — Ceci est Maya.

01:51:52 — Adieu, Montagne Sacrée.

01:51:55 — La vraie vie nous attend.

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Parallèle(s)

Pendant ce temps là, Maurice Herzog (Momo) et Louis Lachenal — mon aïeul — auraient grimpé jusqu’en haut : Le 3 juin 1950, ils deviennent les premiers hommes à fouler un sommet à plus de 8000 mètres, l’Annapurna (8075 m).

Cette victoire, portée par sa médiatisation, a un retentissement considérable. Il faut donner à la France la belle histoire qu’elle attend ; dix ans après la débâcle de 1940, le pays a besoin de héros. À Louis, l’ascension lui coûte les pieds, ils ont gelés sur les cimes glacées. Et Momo, le chef, premier rôle dans la tragédie, on lui coupe aussi les doigts. On le canonisera.

Six mois après, il en écrit l’histoire glo-rieuse, évitant les voix discordantes, aidé par le contrat d’exclusivité que les membres de l’ex-pédition ont signé avec Fédération française de la montagne avant le départ. Annapurna, premier 8000, son roman de la conquête, se vend à plus de 10 millions d’exemplaires. Louis est mis dans l’ombre. On ne se demande presque plus qui, là-haut, a pris la photo où on voit Momo vainqueur — posant debout sur l’arête, en dévers sous une corniche, brandissant le drapeau tricolore au bout de son piolet. L’unique photo de Louis est floue, il est assis, et n’a rien d’un conquérant. Elle ne sera pas publiée.

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Pendant cette expédition au Népal, Louis a tenu son Journal avec une précision presque maniaque : du jeudi 30 mars au dimanche 16 juillet 1950, il a écrit chaque jour. Le style est abrupt. Il y raconte sa vocation impérieuse, ses rapports passionnels, presque mystiques, avec la mon-tagne, et surtout les “faits”, sa vérité à lui…

En 1951, le Comité de l’Himalaya menace de le vi-rer de l’Ecole nationale d’alpinisme pour l’em-pêcher de faire paraître son récit dans Le Monde. Et lorsqu’il s’adresse à l’Humanité, une lettre recommandée de Momo stoppe la publication.

Le 25 novembre 1955, Louis le guide disparaît dans une crevasse de la Vallée Blanche.

Gérard, le frère de Momo, qui a déjà mis en forme Annapurna, premier 8000, récupère les petits pa-piers de Louis. Mort, il va servir le mythe. Les Carnets du vertige paraissent en 1956. De cet ouvrage posthume, sont occultés quelques passages qui éclairent d’une manière différente l’ascension.

En 1996, Jean-Claude, le fils de Louis, exhume les manuscrits de son père, et en publie l’intégra-lité aux éditions Guérin. La famille de Momo et Gérard l’affronte aussitôt en justice. Des deux côtés, c’est une question de mémoire et d’hon-neur.

[…]

5 Samedi 3 Juin 1950, Maurice Herzog au sommet de l’Annapurna,Photographie argentique [reproduction numérisée], Louis Lachenal, 1950

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5 Samedi 3 Juin 1950, Louis Lachenal,Photographie argentique [reproduction numérisée], Maurice Herzog, 1950

Mardi 9 Avril 2013 — (L’absence n’est que spatiale. Les images ont une âme.)

Je désigne les quatre points cardinaux du doigt :— Zijmuorsobet, noijm, zavaxo. Quehaij, abawo, noque-tonaiji. Oasaij, wuram, thefotoson. Zijoronaifwetho, mugelthor, mugelthor-yzxe.

J’allume un cercle de bougies autour de moi.

— Par la puissance du sel sacré, je trace ce cercle pour confiner et pour contrôler ton entité qui viendra à moi. Ainsi soit-il.

Je jette du sel par dessus mon épaule gauche. J’allume la bougie centrale, puis je brûle le fond du verre avec celle-ci. Je pose mon doigt sur le verre retourné sur la planchette Ouija*.

— Louis es-tu là ?…

Louis, es-tu là ?…

Louis, es-tu là?

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Bibliographie— Le Mont Analogue, René Daumal, 1944 ;— Carnets du vertige, Louis Lachenal, 1955 ;— L’Invention de Morel, Adolfo Bioy Casares, 1940 ;— Fictions, Jorge Luis Borges, 1944 ;— Le Chevalier inexistant, Italo Calvino, 1959 ;— Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, Alfred Jarry, 1898 ;— Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard, Stéphane Mallarmé, 1897 ;— Je ne suis personne : une anthologie [recueil posthume], Fernando Pessoa, ~1910-1920 ;— Le Théâtre des paroles, Valère Novarina, 1989 ;— Le Théâtre et son double, Antonin Artaud, 1938 ;— La Société du spectacle, Guy Debord, 1967 ;— Commentaires sur la société du spectacle, Guy Debord, 1988 ;— TAZ, Zone Autonome Temporaire, Hakim Bey, 1991 ;— The Electric Kool-Aid Acid Test, Tom Wolfe, 1968 ;— Apocalypse, Jean de Patmos, ~ 95 ;— L’ascension du Mont Ventoux, Pétrarque, 1353 [antidaté 1336] ;— La Fin de toutes choses, Emmanuel Kant, 1794 ;— Ainsi parlait Zarathoustra, Friedrich Nietzsche, 1885 ;— Voyages et aventures des trois princes de Serendip, conte persan, 1557 ;— Sa Majesté des mouches, William Golding, 1954 ;— Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Michel Tournier, 1967 ;— Au coeur des ténèbres, Joseph Conrad, 1899 ;— Au dessous du volcan, Malcolm Lowry, 1947 ;— Le Réel : Traité de l’idiotie, Clément Rosset, 1977 ;— L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Oliver Sacks, 1985 ;— Si par une nuit d’hiver un voyageur, Italo Calvino, 1979 ;— Le partage du sensible, Jacques Rancière, 2000 ;— La Fable cinématographique, Jacques Rancière, 2001 ; Et alii…

Filmographie— Walden, Jonas Mekas, 1969 ;— Die Mauer, Jürgen Böttcher, 1991 ;— La Commune, Peter Watkins, 2000 ;— Bells from the Deep, Werner Herzog, 1993 ;— Stalker, Andreï Tarkovski, 1979 ;— L’Homme à la caméra, Dziga Vertov, 1929 ;— Chronique d’un été, Edgar Morin & Jean Rouch, 1961 ;- L’Enfant aveugle 2, Johan van der Keuken, 1966 ;

Références — Et la vie, Denis Gheerbrant, 1991 ;— Le Filmeur, Alain Cavalier, 2004 ;— Pater, Alain Cavalier, 2011 ;— Holy Motors, Leos Carax, 2012 ;— Mister Lonely, Harmony Korine, 2007 ;— Les Idiots, Lars Von Trier, 1998 ;— Opening Night, John Cassavetes, 1977 ;— Persona, Ingmar Bergman, 1966 ;— Huit et demi, Federico Fellini, 1963 ;— El ángel exterminador, Luis Buñuel, 1962 ;— L’Ambassade, Chris Marker, 1973 ;— Heart of Darkness, Eleanor Coppola, Fax Bahr & George Hicklenlooper, 1991 ;— Apocalypse Now, Francis Ford Coppola, 1979 ;— Burden of Dreams, Les Blank, 1982 ;— Victoire sur l’Annapurna, Marcel Ichac, 1953 ;— Careful, Guy Maddin, 1991 ;— Le Monde du silence, Jacques-Yves Cousteau & Louis Malle, 1956 ;— Encounters at the End of the World, Werner Herzog, 2007 ;— Cherche toujours, Étienne Chaillou & Mathias Théry, 2008 ;— The Cat, the Reverend and the Slave, Alain Della Negra & Kaori Kinoshita, 2010 ;— Close Encounters of the Third Kind, Steven Spielberg, 1977 ;— The Holy Mountain, Alexandro Jodorowsky, 1973 ;— Mondo Cane, Paolo Cavara, Gualtiero Jacopetti & Franco Prosperi, 1962 ;— Les Étoiles de midi, Marcel Ichac, 1958 ;— Fata Morgana, Werner Herzog, 1971 ;— Pink Floyd : Live at Pompeii, Adrian Maben, 1972 ;— Sans Soleil, Chris Marker, 1983 ;— Les Maîtres fous, Jean Rouch, 1955 ;— La Soupe aux choux, Jean Girault, 1981 ;— Winnipeg mon amour, Guy Maddin, 2007 ;— Le Sacrifice (Offret), Andreï Tarkovski, 1986 ; Et alii…

Musicographie— Tapes 61, 62, 63, 64, 65, 66, Flavien Berger, 2012 ;— Songs for the Ten Voices of the Two Prophets, Terry Riley, 1983 ;— Cho Oyu 8201m, Field Recordings from Tibet, Geir Jenssen, 2001 ;— Streets Of Lhasa, Various artists, Sublime Frequencies, 2004 ;— Moondog, Moondog, 1969 ;— Zabriskie Point OST, Various artists, 1970 ;— Fantasias For Guitar And Banjo, Sandy Bull, 1963 ;— Ultra White Violet light, Charles Curtis, 2000 ;— Hex; Or Printing in the Infernal Method, Earth, 2005 ;— Peel Slowly And See, Velvet Underground, 1965 ; Et alii…

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J’ai achevé d’imprimer ce mémoirele ../../...., à ... ... ...au nombre de 8 exemplaires.

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