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HAL Id: halshs-00723047 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00723047v2 Submitted on 7 Aug 2012 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. ” La lutherie se meurt ”... Chronique épistolaire de la crise des années 1950-60 Hélène Claudot-Hawad To cite this version: Hélène Claudot-Hawad. ” La lutherie se meurt ”... Chronique épistolaire de la crise des années 1950- 60. Klein, Valérie (Musée de Mirecourt) & Buob, Baptiste (CNRS). LUTHIERS. DE LA MAIN À LA MAIN, Actes Sud, pp.66-81, 2012. <halshs-00723047v2>

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HAL Id: halshs-00723047https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00723047v2

Submitted on 7 Aug 2012

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinée au dépôt et à la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publiés ou non,émanant des établissements d’enseignement et derecherche français ou étrangers, des laboratoirespublics ou privés.

” La lutherie se meurt ”... Chronique épistolaire de lacrise des années 1950-60

Hélène Claudot-Hawad

To cite this version:Hélène Claudot-Hawad. ” La lutherie se meurt ”... Chronique épistolaire de la crise des années 1950-60. Klein, Valérie (Musée de Mirecourt) & Buob, Baptiste (CNRS). LUTHIERS. DE LA MAIN ÀLA MAIN, Actes Sud, pp.66-81, 2012. <halshs-00723047v2>

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Paru in LUTHIERS. DE LA MAIN À LA MAIN (V. Klein et B. Buob éds.), Actes Sud/Musée de la lutherie et de

l’archèterie de Mirecourt, 2012, pp. 66-81

‘La lutherie se meurt…’ Chronique épistolaire de la crise des années 1950-60 Hélène CLAUDOT-HAWAD Résumé : A la charnière des années 1950-1960, la lutherie est en crise. Ce texte s’intéresse au quotidien des luthiers saisi à travers une centaine de lettres professionnelles adressées au luthier Albert Claudot de Dijon par des confrères établis dans d’autres villes, régions ou continents. « De plus en plus, la lutherie se meurt et je le regrette pour les luthiers qui aimaient

leur métier ». Emile Auguste Ouchard, archetier installé aux Etats-Unis, donne le ton dans

une lettre du 30 mars 1956 adressée à son ami Albert Claudot, luthier à Dijon et originaire

comme lui de Mirecourt. Cette missive manuscrite fait partie d’un dossier d’une centaine de

lettres de provenances variées, toutes destinées à Albert Claudot, conservées par lui et datant

des années 1955 à 1961.

Les correspondants privilégiés d’Albert Claudot sont ses confrères, établis dans

différentes villes de France ou du monde, la plupart liés à Mirecourt parce qu’ils sont natifs de

cette ville, ou encore parce qu’il y ont fait leur apprentissage. Leurs rapports ne sont donc pas

uniquement professionnels. Souvent amis d’enfance ou encore apparentés, ils partagent de

nombreux liens de connivence et beaucoup de souvenirs régulièrement évoqués. Entre eux, le

tutoiement est de rigueur ainsi qu’un ton généralement familier et amical. La plupart, nés au

début du XXe siècle, certains à la toute fin du XIXe siècle, sont alors quinquagénaires. Seuls

les luthiers d’une autre génération ou encore ceux qui ne sont pas de Mirecourt utilisent le

vouvoiement et les formules habituelles de politesse (Monsieur) pour s’adresser à leur

interlocuteur.

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Les principaux thèmes abordés concernent les nouvelles de la profession et des

luthiers, les affaires pratiques (recherche, échange ou commande d’instruments; recherche de

fournitures, renseignements divers…), les déplacements à Mirecourt qui sont réguliers (à la

Toussaint, à la Sainte-Cécile et à diverses dates pour le travail), également la nostalgie du

pays et de tout ce qui peut l’évoquer, et bien sûr les nouvelles plus personnelles, avec en toile

de fond un contexte politique et militaire particulier, la guerre d’Algérie. Les hommes jeunes

– enfants, neveux, gendres de ces correspondants – ont été envoyés en Algérie, laissant les

plus anciens seuls à l’atelier. La mobilisation des jeunes gens à la guerre est un motif de

préoccupation perceptible dans les courriers.

En cette moitié du XXe siècle, la pratique épistolaire joue un rôle essentiel dans les

échanges professionnels, autant que familiaux. Les lettres sont fréquentes et abondantes, la

graphie est généralement soignée, les écritures sont fluides, même si l’orthographe est parfois

incertaine. On constate qu’un même correspondant peut rédiger jusqu’à deux envois par

semaine, et que ces missives, loin d’être brèves, comprennent souvent plusieurs pages. Les

courriers adressés à Albert Claudot proviennent de villes différentes : Mirecourt, Marseille,

Bordeaux, Paris, Angers, Liège, Genève, Lausanne, Batavia, New York… Ils concernent la

lutherie ou la musique et évoquent l’état de crise d’une profession qui ne permet plus de

gagner correctement sa vie. Ce constat s’accompagne d’un désarroi d’ordre presque

identitaire. Car la pratique de la lutherie n’est pas seulement associée à une fonction

économique, elle représente un métier que l’on aime, un savoir souvent ancestral que l’on

estime et que l’on comptait transmettre à sa descendance.

Comment se présente ce déclin de la lutherie ?

UNCONTEXTEANTÉRIEURTOURMENTÉ

On sait que la crise économique mondiale des années 1930 a déjà eu, sur les

métiersdelamusique,desconséquencesdésastreuses,décupléesparl’arrivée,dansle

paysage culturel, d’une nouvelle technique: le film parlant. La diffusion de cette

invention en France va entraîner la disparition de tous les orchestres de cinéma et

mettre rapidement au chômage musiciens, fabricants d’instruments et marchands de

fournitures.Beaucoupde luthiers sontalors contraintsde changerdemétier.Le frère

cadetd’AlbertClaudot:Pierre,néen1906,l’exprimeencestermes:«L’undesdrames

denotregénération,c’estqu’en1933,ilafallurévisertoutenotresituation,étantdonné

qu’iln’yavaitplusdetravail»(interview1980).

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Paradoxalement, la Deuxième Guerre mondiale (1939–1945), avec ses

contraintes, ses privations, ses entraves à la mobilité, favorise un certain retour à la

pratique individuelle de lamusique. Desmusiciens amateurs, comme l‘évoque Pierre

Claudot,reprennentalorsleursviolonsremisésaugrenieretlesdonnentàréglerouà

réparer. Par ailleurs, l’inflation pousse les investisseurs à acquérir des valeurs plus

stables, d’où une forte demande concernant les beaux instruments. Mais le stock ne

pouvantserenouveler,l’embellieesttrèsfugacepourlesluthiers.

Danslesannées1950,uneautrecriseseprofile,liéeégalementàuneinnovation

technique: le microsillon qui s’impose en France et va transformer les usages de la

musique. Concrètement, cela se traduit par une désaffection de plus en plusmarquée

pour l’apprentissagede lamusiqueetde lapratique instrumentale.«Onsupprime,dit

PierreClaudot[1980],lesorchestresnationaux,lesorchestresdelaTSF,lesorchestres

de stations…» Lesmusiciensne trouventplusd’emploi. Les conservatoires se vident.

Dansleurscourriers,lesluthiersdediversesvillesfrançaisesfontpartoutétatdeventes

endiminution.

PRIVÉSDECLIENTÈLE

La clientèle se raréfie, parfois dangereusement, et les demandes d’instruments

paraissentoccasionnellesetimprévisibles,provoquantl’immobilismedesateliers.Paul

Lorange, luthier àMarseille, résume ainsi le dernier trimestre de l’année 1955: «Les

affairesnes’emballentpas.Sioctobreaétésatisfaisant,novembrebon,décembreaété

insignifiant, si bien que le trimestre dans l’ensemble est quelconque et à peu près

semblable à ceux des années précédentes malgré un début prometteur. Rien de

transcendantàl’achatnonplus».Enmars1956,lasituationcontinueàstagner:«Les

affairessonttrèscalmes,lepeud’acquéreurséventuelstergiverseetnesedécidepasà

ouvrir le porte‐monnaie et traiter». Quatre ans plus tard, les clients àMarseille sont

devenusquasiinexistantsd’aprèsleslettresquePierreClaudot,égalementluthierdans

cette ville, adresse à son frèretout au long de l’année 1959 : «Les clients ne

s’empressentguère»;«C’estmortsur toute la ligne»;«Leboulotest calme, lavente

nulle».L’annéesuivante, en1960, ses courriersmontrentque rienne s’estarrangéet

que son confrère de Marseilleest pareillement atteint par ce qui apparait désormais

comme une véritable crise : «Actuellement, c‘est toujours le grand calme. J’ai une

contrebasse à réparer, c’est maigre!»; «Je reste des journées sans voir personne.

Lorangeparaîtaussiabandonné»;«Encequiconcerneleboulot,c’estcatastrophique.

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Jen’ai plus rien à faire et la vente estnulle. Jemedemande si ça vadurer longtemps

ainsi».

LecontextenesemblepasplusfavorableauxEtats‐Unis.EmileA.Ouchard,

archetierquitravaillepourlamaisonWilliamLewis&SonsdeChicagoaveclaquelleila

uncontratd’exclusivité,écritenjanvier1956:«Jemerendscomptequepartoutla

lutheriedécline».Onzemoisplustard,lasituationnes’estpasaméliorée,lelaissant

indécis:«Tuaurasletempsdem’attendrecarjenesaistoujoursquefaire,lestemps

sontassezdursetmouvementés,c’estcequifaitquejenepeuxmedécider».Les

activitésreprennentunpeupourcausedepénuried’archetsanciens:«Letravailaété

trèscalme,maisilyaunsemblantdereprisedufaitquelesvieuxarchetssefontrares».

Finalement,E.A.OuchardmetenventesamaisondeBatavia,àplusde1300kmdeNew

Yorkoùilrevients’établir:«ABatavia,c’étaitbeauaveclecontrat.Sanscelaetbien

quej’aibeaucoupdeclientsendehors,laclientèleparticulièrenevientpasàlamaison

ettudoispenserquelaclientèledirecteestpréférableauxrevendeurs».Ils’installe

dansl’atelierqueluiproposel’undesescollèguesluthiersdeNewYork,J.Français,dont

lafamilleestégalementoriginairedeMirecourt,àla«140‐57rue»,danslamaison

mêmeoùiltravaillaitavantl’expériencedeChicago.Cependant,sonretouràNewYork,

écrit‐il,nesignifiepasl’abandondesonindépendance:«Necroispasquejesoislié,

j’aimetropmonindépendance,montravailestàmoi,jeloueseulementl’atelier».En

1960,aprèsunséjourdequatorzeansauxEtats‐Unis,ilrentrerafinalementenFranceet

s’installeraenAquitaineàGan,sousl’enseignede«Faiseurd’archets».

Durant cette période, seulAlbert Claudot dans sa ville deDijon semble unpeu

mieux résister que ses correspondants, àmoins qu’il sache prendre la situation avec

davantagedesérénité,commeleremarqueEmileA.Ouchard:«Jeconstatequetufais

desventesetc’esttantmieux.Icic’estcalme,àpartlesréparations,laventeestnulleà

New York, heureusement j’ai le dehors» (30 mars 1956); «Je sais que tu n’es pas

exigeantaupointdevuetravailetquecontrairementauxconfrèresdelacapitale,tues

toujourssatisfaitdetonsort»(16déc.1956).Le«dehors»–c’est‐à‐direlaclientèleet

les intermédiaires internationaux (confrères, professeurs de musique, marchands) –

représentedoncunapportquicomptepourlemaintiendel’activitédesateliers.

Siladésaffectionpourlesinstrumentsduquatuorestmarquée,paradoxalement,

c’estlecontrairepourlaguitare,commelesuggèreunelettredePierreClaudotdatéedu

17janvier1957:«J’aivuLorangel’autrejour,iln’apasl’airdefairedesétincellesnon

plus.Naturellement la situationgénéralen’estguèrebrillante. Iln’yaque lesguitares

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quisedemandent. J’aibienécritàCarbonell1,mais ilestdébordédetravailetnepeut

livrerendehorsdesaclientèleprivée».

Adéfautdevendre leursoeuvres, les luthiersdoiventsecontenterderéparer :

«Souspeu,iln’yaurabientôtplusquedesréparateurs,écritEmileA.Oucharden1956,

c’estuntortquenousavons,jerépareparfoisdesarchetsquiseraientmieuxaufeuet

qui feraient de la place pour les neufs». D’autres, privés même de cette ressource,

utilisent au contraire leur temps vacant à fabriquer des violons neufs comme le fait

Pierre Claudot à Marseille : «Il faut s’armer de patience et de philosophie pour

conserverunmoralserein.Enfin,pourl’instant,jeconfectionnedesaltos,celam’occupe

et m’intéresse» (1957); «On attend, je fais du neuf» (1959) ; «Je fais du neuf en

attendantlareprisedesréparationsetaffaires»(1960);«Jefaisduneufsansbeaucoup

deconviction,lesclientssefontd’uneraretéincroyable»(1960).

SERÉORIENTER

OnapprenddansceséchangesépistolairesqueplusieursluthiersdeMirecourtsonten

difficulté et doivent se tourner vers les ressources du jardin jusqu’à «pousser la

charrette pour vendre des pois», comme l’écrit l’un d’eux en plaisantant. Plusieurs

abandonnent lemétierou y songent sérieusement : «Je comprends un peu le Pointu

(surnom de Pierre Enel) qui veut s’amarrer à quelque chose de solide avant d’être

complètement vieux, écrit Pierre Claudot en 1959, car j’ai vraiment l’impression que

nous ne prenons pas le chemin d’un renouveau de la lutherie». Les faillites ou les

fermetures d’ateliers de lutherie affectent le paysage professionnel. Pierre Enel à

Mirecourt (5 sept. 1956) s’inquiète au sujet d’un ami qui «a fini sa saison de contre‐

maître. Jeme demande ce qu’il va faire. En tout cas, lamaison estmise en vente. Le

pauvrevieux,jelevoismalparti».Quelquesmoisplustard,le17décembre1956,ilnote

àMirecourt:«Ici,riendenouveausauflafermeturedelamaisonDieudonnépourlafin

dumois, question de santé,Marcel Thomassin étant à la retraite, et Jean Eulry serait

embauché chezPaulHilaire.Encoreunemaisonquidisparaît, à cette cadence je crois

quel’onpourracompterlesrésistants».

Cette crise est angoissante. Elle contraint les luthiers à repenser leur orientation

professionnelleoudumoinsleurlieud’exercice(«onsedemandesinouspourronsfinir

notreviedanslacarrière,toutaumoinsici»écritPierreClaudotle31décembre1959).

Elle oblige aussi à revoir l’avenir des enfants qui s’inscrivait auparavant de manière1Luthier de guitare à Marseille

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tellementévidentedanslacontinuitédumétierfamilial.Déjàen1951,PierreEnelfaisait

étatdansuncourrier(30avril)du«grandlessivage»chezLaberte,fabriquedelutherie

àMirecourt:«ilsmettentàpied toutes lessemaines leursouvriers.Tout lemondese

plaint.AParis,c’estdemême».Cinqansaprès,lecontexteaplutôtempiré.Aussi,Emile

A.Ouchard suggèreavechumour le30mars1956: «Il va falloirorienternosenfants

versd’autresmétiers,parexemple la forcenucléaire, ils ironts‘installerarchetiersou

luthiersdans la lune».Demême,PierreClaudot s’inquièteen1960de l’avenirdeson

neveu(PierreII,lefilsd’Albert),quia18ansetsonge,ensusdesaformationmusicale

de violoncelliste, à apprendre le métier de luthier : «Devant la décadence de notre

métier,ilyadequoiréfléchiravantdelancerunjeunedanscettedirection.Leprésent

estmauvaisetl’avenirnepeutguèreapporterd’améliorations».

TENSIONSPROFESSIONNELLES

Des discordes au sein de la profession sont évoquées dans les courriers de 1956

concernant le Groupe des Luthiers et Archetiers d’Art où s’est installé un climat de

suspicion.Cestensionsnesontpasnouvellespuisquedéjàen1950uncompte‐rendude

la réunion du 26 novembre faisait état de l’absence de nombreux confrères : «Nous

auronstoutefoisàregretterquenosCollèguesdeprovincenecroientpasutiled’avoirà

sedérangeretàvenirdanslacapitale,aumoinsunefoisparan».Uneparticularitédu

Groupe est que «la plupart de (se)smembres sont parisiens», comme le précise lui‐

même le secrétaire général, Georges Dupuy, dans une lettre du 5 décembre 1951. Le

clivage est en effet manifeste entre la province et Paris. Amati Mangenot, luthier à

Bordeaux,écrit le4 janvier1956:«Quantaugroupe, jemesuisprononcépour(mais

c’estpourlaforme).Celan’apasungrosintérêtpournous,carilsonttouslesmêmes,ils

sebouffententreeux,alorspournous,c’estpirequandilsvoientuninstrumentvenant

deprovince‘qu’ilsauraientpuvendre’commeilsl’assassinent.»

Le19novembre1956,lesecrétaireduGroupedesLuthiersetArchetiersd’Art,Georges

Dupuy, constate l’implosiondugroupe : «Rappelez‐vous ledésordredans lequel s’est

terminée notre dernière réunion. Depuis aucun contact professionnel n’a eu lieu et

aucun collègue – sauf vous – ne s’est adressé àmoi pour savoir si on ferait quelque

chose!».AusujetdelafêtedelaSainte‐Cécile,patronnedesmusiciensetdesluthiers,il

rajoute: «Personnellement, jenevoispas l’utilitéde réunir tout lemonde, ladivision

profondequiexisteétantsurtoutdueaunon‐respectdesengagementsprismoralement

etmêmeparécrit».

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AlbertClaudotavecd’autresconfrèresvas’employeren1957àressouderla

profession.Une«RésolutionproposéeparlesluthiersfrançaisprésentsàLiègele20

septembre1957»estsignéepar«MrsBauer,Ch.Bazin,Camurat,Claudot,Gaggini,

Millant»pour«lacréation,surunplanamical,d’uneassociationdetouslesluthierset

archetiersd’artfrançais,sansexception»,aprèsleconstatde«l’isolementactuelde

notreArtenFrance,aupointdevuecorporatif,enfacedelacohésionagissantedes

autrespays».Lanotiond’«amitié»revientàplusieursreprisesdansletextede

présentationdel’associationdontlebutest«d’informersesMembresdesdiverses

manifestationsinternationales,deprovoquerdesExpositionssurleplannationaletde

susciterdeséchangesd’idéesconcernantlaprofessiontantsurleplancommercialque

surleplanartistique,aucoursderéunionsamicales».Alorsquelebureauprovisoirese

réunitpourlapremièrefoisle6octobre1957,AlbertClaudotdéclare:«Notrebonne

volontéetl’amourcommunquenousvouonsànotrebeaumétierserontlesatouts

majeursdenotreréussite».Cesontdoncenpremierlieudesqualitéshumainesquilui

paraissentnécessairespourréorganiserlaprofession.Ausujetdelacompositiondu

bureau,ilformuleégalementunerequête:«Cequejecroisindispensable,ceserait

qu’unMirecurtiensoitprésentdanslebureauprovisoireendemandantparexempleà

CharlesBazindefigurerparminous,ceseraitfaciliter,àtouspointsdevue,nosrapports

avecnoscollèguesdeMirecourt.»Encreux,sedessinentcertainsproblèmesqui

semblentavoirminélaprécédenteformationoùlesintérêtsparisiensl’auraient

emportésurlesautresetoùdesrivalitésindividuellesseseraientexercéesauxdépens

delacollectivité.AlbertClaudotl’évoquesouscetteforme:«ilfautquenousévitions

touslesheurtsquiontdiviséetréduitànéantl’anciengroupe.Leluthiern’échappepas

aumalcommunàbeaucoupd’artistes,l’indépendance,s’accompagnantsouventde

susceptibilitésmalplacéesquenousnepouvonsguérir,peut‐êtresommes‐nousaussi

atteintsdecesmaux?Maisnouspouvonsaucoursdupremiergrandrassemblement

amicaldesluthiersetarchetiersd’artdeFrance,créeruneambiance,unclimat

favorableàlabonnehumeur,préludeàl’ententebaséesurlaconfiancemutuelleet

l’amitié».Ilsedéfendd’être«unutopiste»:«jevoisleschosesclairement,j’aiassisté,

navré,àl’effondrementlamentabledel’anciengroupementetjesuispersuadéqued’y

réfléchirnousdevonsentirerlaleçonqu’ilsedoit».Lenouveaugroupementformeun

bureauquiintègrecettefoisbeaucoupdeluthiersdeprovinceetrenouvelleles

représentantsparisiensavecdesluthiersdelajeunegénération:leprésidentestAlbert

ClaudotàDijon;lesvice‐présidents:EtienneVatelotàParisetCharlesBazinà

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Mirecourt;lesecrétairePhilippeDupuyàParis;lesecrétaire‐adjoint,JacquesCamurat

etletrésorierRenéQuenoilàParis.Notonsquecesluthiersappartiennenttous,à

l’exceptiond’unepersonne,àdesfamillesoriginairesdeMirecourt.LaSainte‐Cécile,le

22novembre,continueraàrythmerlecalendrierdesrassemblementsrituelsdu

groupementquiparailleurstransformesonCongrèsannuelenunvéritableévénement

festifetculturel.Cederniersedéroulerachaqueannéedansunevillenouvelle

différenteoùdesluthierssontinstallés,concrétisantlavolontédedécentralisationquia

marquélacréationdunouveaugroupement.

LACIRCULATIONDESINSTRUMENTS

Silademanded’instrumentsestfaible,notammentdanslesvillesdeprovince,l’offreen

instrumentsanciensl’estégalement:«Jen’aiplusgrandchoseàvendreeninstruments

anciens.Jesuistoujoursàlarecherchedeviolonsdel’écoledeKlotz.Situconnais

quelquechose,penseàmoi»écritPierreClaudoten1957.Lesluthierseneffet

s’organisententreeuxetfontactivementcirculerlesinstrumentsentreleursateliersen

fonctiondesamateurspotentiels.AmatiMangenot,luthieràBordeaux,proposeainsi

dansuncourrierdu4janvier1956:«EntendupourtonPierray,sitoutefoisunbeau

HonoréDerazeyenparfaitétatetunDidierNicolasAîné(àchoisirentreunjauneouun

rouge,pasdecassure,simplementdesdécollagesd’éclissepourcedernier)teplaisaient,

jepourraistefairel’échangeaveclePierray,qu’enpenses‐tu?».

PierreClaudotdansdeslettresdatéesde1959répondàsonfrèreausujetdedivers

instruments:«Jesuiscontentquetuaiesvendul’alto,caricijenefaispasgrand‐chose.

Malheureusement,jen’aipasd’altoancienfaisant40,maisj’enaiconstruitquelques‐uns

encopieTestorede42cm,cesinstrumentssonnenttrèsbien,jelesvends75000.Je

peuxt’enenvoyerunendépôt».Lesinstrumentsdisponiblessurlemarchésont

rarescommel’attestentsesdifférentscourriers:«EnviolonvieuxParis,jen’airien.J’ai

unBernardelpère,maisàdoublefiletentrèsbonétat,trèsdépouillé,100000,ilsonne

trèsbien»;«Encello,jen’aipasgrandchose,unNicolasAîné1806,formeassez

bombée,maisvernissecmarron,avecunefracturedehautenbasdelataillecôtéâme».

En1960,PierreClaudotconfieencoredesviolonsàsonfrèrepourlavente:«Jet’ai

expédiél’alto…Tantmieuxsitutrouvesacquéreur.Icic’esttoujourslegrandcalme…Je

tejoinsuneétiquettepourl’altoaucasoùl’acheteuréventuelsedéciderait».Lechoix

n’estpaspluslargesemble‐t‐ilchezsonconfrère:«Ausujetdetademandedecello,j’ai

unSchwartzàStrasbourg1842,tailleetdiapasonnormal…Jen’airiend’autreence

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moment.JesuisallévoirLorangeàcesujet,iln’ariennonplussaufdesvieuxMirecourt

àremettreenétat»(24février1960).

Lesluthiersinstallésdanslescapitalesoulesvillesoùlaculturemusicaleest

développéeprospectentetachètentrégulièrementauprèsdeleursconfrères

provinciaux:«Noussommestoujourspreneursdesvioloncelles½et¾»,écriventles

luthiersparisiensRogeretMaxMillant,àAlbertClaudotdeDijon:«Sivousentrouvez,

vouspouveznouslesenvoyersansautreformalité».PierreGerber,luthieràLausanne,

annoncedanssalettredu1ernovembre1961:«J’aimeraism’arrêteràDijonpourvous

direunpetitbonjour,aucasoùvousauriezunoudeuxvioloncellesintéressants,

Vuillaume,Gandouautresetunbeauviolonitalien».En1960,PierreClaudotévoque

dansuncourrier«lavisitedeHermanndeStuttgart(lefils)…Ilcherchesurtoutdes

instrumentsfrançaisdu19e,cequenoustrouvonsdifficilement».

Onconstatequelesdiversinstrumentsquicirculententrelesluthiersdeprovinceà

cettepériodenesontpasforcémentlesmieuxcôtés,les«grands»instrumentsn’étant

accessiblesqu’àlaclientèleinternationalequis’adressesurtoutàParis.Enmêmetemps,

lesdescriptionsprécisesetsensiblesquefontlesluthiersdecespiècesquipassententre

leursmainsmarquentleur«goûtdel’instrument»:«Unclientm’adonnéàvendreun

celloquipourraitpeut‐êtreintéresserl’amateurquetuavaispourunbeauvioloncelle.Il

s’agitd’uninstrumentd’EtoreSoffriti,1916,Ferrare,trèsbellelutherietailléedansun

érableitalienàpetitesondesstriées,unebelletablebienqu’avecflancsrapportés»

(PierreClaudot,1960).

Lesarchetsvoyagentbeaucoupégalement.EmileA.Ouchardécritle15octobre

1961deGan:«PourlesarchetsàChicago,…écrireàGérards’ilpourraitsechargerde

telesexpédierduHavre»ouencore:«SitutrouveslePeccatebeauetbonaupoids,

envoielemoi,j’écriraiàmonclientauxUSA.Jelemettraiaupointavantdel’expédier».

Encestempsdifficiles,l’acquisitiond’instrumentsdevaleurseréalisesouventà

plusieursetpartroc:«Ausujetdetademanded’uninstrumentitalien,écritPierre

Claudotle6janvier1958,j’aitoujoursleGaglianoNicolasquej’aidemoitiéavec

Lorange».Le4février1958:«JeviensdevoirLorangepourl’affaireGagliano.Jeluiai

transmistespropositions.Enprincipejepensequ’unarrangementestpossible.Jen’ai

plusgrandsouvenirduVuillaume,àpartlatêtequin’estpaslasienne,est‐cequele

corpsestenbonétat?Cetinstrumentestencopieouneuf?Jemerappelletrèsbienle

Pierray(doublagedufond).Puis:«Lorangeétantd’accord,nousreprenonslesdeux

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instruments+224liquide.Situpensesquec’estpossible,jet’envoieleGaglianopar

retour».

Enfin,lafabricationdenouveauxviolonscontinueàfairel’objetdecommandes

régulièresàAmédéeDieudonnédeMirecourt,selondesmodèlesdifférents,prouvant

qu’ilexisteencoredelademandepourlesinstrumentsneufsàDijon.Ainsi,dansune

lettredu5janvier1956,A.Dieudonnérépond:«c’estentendu,jevousprépareraipour

finmars4beauxviolonsGuadagnini».Etle24octobredelamêmeannée,ilévoque:«2

violonsenblancsdontfilets,…épaisseursfortes,nonbarrés,avecleursaccessoires,

gorgesplates».GrâceaucataloguedesenchèresdeVichyendécembre2008,onsait

qu’AlbertClaudotaeneffetvenduen1956un«violond'AmédéeDIEUDONNEfaità

Mirecourt,358mm».

Descertificatsd’authenticitéetdeventeaccompagnentlesinstruments,

montrantleurparcourssouventinternationaletdonnantégalementuneidéedela

finessedescritèresd’évaluationutilisésparlesluthiers.

LESÉCHANGESDESAVOIRS

Leséchangesentreluthiersdeproximité,parents,amisouassociés,concernentaussiles

savoirsprofessionnels,l’envoidemodèles,degabarits,demesuresetdeconseilsdivers.

AinsiPierreClaudoten1959expédieàsonfrère«lesmodèlesGagliano»etprécise:«je

n’avaispasrelevélesvoûtes,lestrouvanttropplatesàmongré».Illuidemandedans

uneautrelettre:«Al’occasion,envoie‐moilemodèled’ffdeGuada».

PierreEnelle4janvier1956écrit:«J’aijetéunrapidecoupd’œilsurtoncontre‐moule

Messie(allusionprobableàunmodèleduviolondeStradivariusappelé«LeMessie»,

façonnéen1715)encomparaisonaveclemodèlePierreSilvestre.Albert,aieconfiance

enmoi,jecroisquecedernierestbiensupérieurcommelignes».Sonabondant

courrierrevientsurtouteslesétapesdefabricationdesinstrumentsqu’ilfaiten

collaborationavecAlbertClaudot:«Revenonsànosmesures…Letotalfait–dusommet

tableausommetfondcoffretablé64cm–,noustombonsdanslesmesuresdupère

Charles[allusionàsononcle,luthieràParis,décédéen1954]quiétait65cm.Montracé

estexact,longueursurvoûte95‐8»(9juin1956).Ouencoreendécembre1956:«j’ai

eulesrenseignementspourlemontagedumoulecello.Quatremille,cen’estpas

exagéré».Sesremarquesdétailléespermettentdesaisirl’importancedelalumièrepour

établiruntracécorrectenévitantlesjeuxd’ombre:«J’enaifaitdesessaismaisriende

concluant.Lecoupd’agrandissementparprojectionombrenecadrepasdutout.

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Lumièreélectrique,enlongueurcelagaze,maisphénomène,enéloignantlecontre‐

mouledelafeuillededessin,lescoinssereflètentencontre‐moulesanscoinsetdansle

Caucuneaugmentationenlargeur.Lumièresolaire(trèsrareencemoment),lescoins

restentcoins,maisjen’arrivepasàlalongueur…J’attendsunebellejournée.Enplein

midi…,jefileaupaquisaveccontre‐mouleetpapier.Jecroisquej’yarriverai.»Le

paquis,nomdujardinquechaqueluthiercultivependantsesjoursdecongé

(habituellementlesdimancheetlundi)estréputécommelieudefêteetd’excès,mais

serticiégalementd’espacesecondairedetravail!

Enfin,desindicationssurlesinstrumentsencirculationsontéchangéesentre

luthiers,dumoinsentreceuxquicoopèrent:ainsiPierreClaudotécritàsonfrèrele28

mai1956pourluisignaler«unvioloncelleàvendreàLyon,ils’agitd’unBernardelpère

enérablecontresens,1cassured’âmeetdebarreàlatable,cetinstrumentsonnebien.

JetienscesrenseignementsdeLorangeàquij’enavaisparlé».

LACHASSEAUXFOURNITURES

Unsujetrécurrentrevientdanscesannées1956‐60danslecourrierdesconfrères:

l’approvisionnementenboisdelutherieetautresfournituresouaccessoires.Les

acquérirneparaîtpasaisé.Desrenseignements,desadressesdefournisseurs,des

«tuyaux»sontéchangés.Desservicesaussi,certainssechargeantdecommissionsoude

commandespourlesautres–amis,parentsouassociés–enfonctiondeleurs

déplacementsdansleslieuxoùsetrouventlesfournisseursoulesconfrèresquiontdu

stocketquifabriquent:«Hier,écritPierreEnelle4janvier1956,jesuisallévoir

FrançoisLotte,d’accordpourlacommande.Lapierre,jenel’aipastrouvé.Charleyadu

tetéléphoner…»OuencorePierreClaudoten1959:«SituvasàMirecourtpourla

Toussaint,penseaufonddecellochezCouesnon;situpeuxmetrouverdesboispour

fairedesmanchesenbelérable.Jesuisàsecdanscesecteur(violonetalto)».

Mirecourtresteeneffetincontournablepourlesluthiers,mêmesibeaucoupdemaisons

quilesfournissaientenboisetenaccessoiresvariésontfermé.Pourrelancerou

accélérerleslivraisons,parailleurs,lescommissionnairesparaissentjouerunrôle

important:«Jesupposequetut’apprêtesàalleràMirecourt…Jevoulaistedemander,

écritPierreClaudotle30octobre1961,devoirLapierrequinem’aencorerienenvoyé,

situasletempsaussichezMassicot2pupitresnickeléquetujoindraisàl’envoides

étuisquatuorsàprendrechezCouesnon».

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Certainsvontchercherleurboisdirectementàlasource,commel’archetierEmileA.

Ouchardqui,desEtats‐Unisoùilhabite,serendquinzejoursauBrésilpouracheterdu

pernambouc(19janv.1956):«J’attendsmonboispourfévriermaisaveclestockqueje

penseavoir(3tonnes),j’enaipourunmoment,surtoutqu’àprésent,c’estlecalme

plat».

Lebelérableondésuffisammentsecdestinéàlalutherieestunedenréerareettrès

chère.Lamanièred’apprécierlesbellesfournituresmontreàquelpointleluthiervoit

déjàdanslamatièrebrutel’instrumentquivanaîtreetsesqualitésesthétiqueset

sonores.PierreEnel,dansunelettredu3juin1956,s’extasieainsisur«lesquatrefonds

alignésl’unàcôtédel’autre;c’estmagnifique,onnepeuttrouvermieux.Regrettable

quefondcellosoitdeuxpièces»;ouencorele3juillet1956:«jeterépète,cesontdes

boisdetoutepremièrequalité.Le2efond,del’acier».

Trouverl’assortimentdesboispourfabriquerlesautrespiècesduviolons(la

table,leséclissesetlemanche)paraitunetâchetoutaussiardue.Ainsi,pourréaliserun

quatuorencollaborationavecAlbertClaudot,PierreEnelsedémèneàMirecourt.Ilécrit

le10janvier1956:«J’aichoisitroisfondsd’unepièce,altoetdeuxviolons,qui

s’assemblentbien.Onpeuttirerleséclissesdanslesdossiers,maispasunseulboisde

manche.J’aipriscestroisfondsendisantàVoiryquej’allaistâcherdetrouverlesbois

demanche.J’aifoncéchezHilaireluidemandercequ’ilavait.Rienàfairepour

assembler,toutenboisdepaysquid’ailleurscontrasteraittropsouslevernis…Toutle

mondemeconseille.Jacquemin,ouLaberte,oulegrandChevrier2.Danscettequalité,

plusaucunartisannepossèdecesbois.»Cetteraretéfaitmonterlesprix:«Sinous

trouvonslesfournituresdumêmebois,pourlesprix,monpauvreAlbert,celavaêtrela

catastrophe.ChezJacquemin,d’aprèsleson‐dit,lafourniturecellomontede25à

30000…Hilairem’acarrémentdit:adresse‐toienAllemagne,iln’yaquelà».Ou

encore:«j’aifouillétoutlegrenieravecleCocoMarchand,contre‐maître,impossiblede

trouveréclissesetboisdemanchepourlecello…Tuasbienréfléchi,lafourniture

complèted’uncellodanscechoixn’acertainementpasdeprix.»

Larecherchedepiècesd’épicéaquipuissents’accorderaveclesfondsd’érable

anciendepremierchoixressembleégalementàunparcoursducombattant:«Pourles

tables,cen’estpassifacilequenousl’espérions.Jet’assurequetoutemajournéed’hier

yapassé.J’enaiavalédelapoussière.Résultat,débarrastotal,bois,grenier».Pierre

Eneltraduitbienlesaffresduchoixetl’importanceextrêmequ’ilconfèreàlasélection

2 Directeur de la fabrique Thibouville-Lamy

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duboisservantàfabriquerl’instrument:«Pourlestablesviolons,j’enaidepremier

choix,maisjesuistellementdifficilequej’hésiteentrel’uneetl’autre.»

Cependant,unefoistravaillée,chaquepiècepeutencorerecelerdemauvaises

surprises(taches,trous,etc)sibienqu‘«ilfautêtrerichepours’embarquerlà‐dedans»,

commel’observeamèrementPierreEnelquidécritainsisesexpériencesdécevantes:

«DanslesbellestablesdeCaen,pourl’alto,celanevapascommejel’espérais.Laplus

belle,magnifique,audressage,apparitiondeminusculestrousdever.Danstousles

autresblocs,ilnemeresteplusquedeuxenquij’aiespoir.Lesblocssontfendusmaisje

vaislesfaireouvriràlascie,carjeconnaislecoupdefendre,celafendgaucheet

redressétropmince…».Enfin,ilnoteunpeuplustard:«j’aieudestasdepépinsavecla

tabled’alto,celledeHilaire,pasassezsèche.J’aifiniparenprendreunedesmiennesque

j’avaislaisséesàcausedesveinestroplargessurlesbords…Malheureusement,ilest

apparuunegrandetachesurlejointdudevantauderrière,jemedemandecequecela

donneraauvernis».

L’émotionressentielorsdesdéboirescorrespondàlapeurdegâcherdesbois

anciensdegrandevaleur:«Ilnes’agitpasdegafferavecdesfourniturespareilles»,

remarquePierreEnelenjuin1956.L’intensitédecesréactionséquivautàcelledu

bonheuréprouvélorsquel’œuvreavancebien:«Lemouleviolon,gabarit,contre‐

moules,contre‐parties…éclisses:finis,etfondtracé.Jet’assurequ’ilaunebelle

gueule»;«Onn’enestplusàunjourprès.Jet’aidit:jeveuxatteindrelaperfection…Tu

comprendrasquejesuisheureux,carcommejetel’aidit,lepremiergrandsautest

fait».

Ladifficultédetrouverdebonsproduitsapparaîtdansd’autressecteurs,comme

pourlevernisetsesingrédients,dontl’acquisition,lacomposition,ledosage,restent

entourésd’uncertainsecret,ainsiquelesuggèreuncourrierdePierreEnel(5sept.

1956)ausujetd’uncollègue:«onabienparléunpeuvernismaisilnes’estpasétendu

là‐dessus.Alorsmoijecroisqu’ilachètetoutsimplementduvernisalcooltoutprèset

qu’ilatrouvélacombinedel’appliqueravecunpinceautoutusé».PierreClaudotà

Marseilleen1960évoquedesproblèmesd’approvisionnement:«Penses‐tuqu’ilserait

troposédedemanderàtonclientetami…demefaire(enpaquet)1litredetonvernis?

Jen’arrivepasàtrouverlesproduitsnécessaires».

D’autresaccessoiressemblentfairecomplètementdéfautcommelecrinpourles

archets.PaulLorangeévoqueceluiqu’unclientluiaramenéd’Angleterre:«Jen’enai

jamaisvud’aussilongetbiencarré1m05,jedisbien1m+5cm.Ilestbon,pastrès

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onéreux,aukilomaisaveclaperte,ilrevientpresquepluscherquecequenous

trouvonsenFrance,saseulequalitéestd’êtremeilleurqueceluioffertsurlemarché

français.Malheureusement,c’estunesourceaccidentelleetsanssuite».PierreClaudot

en1959rappelleàsonfrèrequivaauCongrèsdesluthiersque«laquestiondescrins…

n’apasreçuderéponse».Unanaprès,lapénuriedecrinn’apasdisparu:«Dèsqu’ily

auradunouveaupourlecrin,penseàm’enavisercarjesuispresqueàsec.Ilestvrai

qu’ilyatellementpeudereméchageencemomentquecen’estpastragique»

Leséchangesdebonsprocédéssontnombreuxetmontrentl’importancedu

réseaud’entraidepourconduiresesactivités.Parexemple,PaulLorange,luthierà

Marseille,envoieparlaposteàAlbertClaudoten1956des«peauxdelézard»,pour

serviràlagarnituredesarchets.Ils’agitdechutesquiluiontétédonnéesparun

«Arménienfaisantdeschaussuresdeluxesurmesurepourlesgrandschausseurs

marseillais»:«J’aidécoupé,précise‐t‐il,cequiétaitemployable…J’aiputirer

relativementpeudesurfacessuffisantespourdesgarniturespeaucomplètes,maisdes

poucettes,tuenaurasjecroispouruncertaintemps.Bienentendu,onm’afaitcadeau

deceschutesettunemedoisabsolumentrien»(19février1956).

Lapénuriedebellesfournituresdelutherieetd’accessoiresamèneàexplorer

d’autrespossibilités,notammentenAllemagne.PierreEnelrappellele10janvier1956:

«Pendantquej’ypense,quandtuviendras,amènelecataloguebocheduBazin.Legrand

Biqueveuttenterdesaccessoireslà‐bas.Iln’yaplusmoyend’avoirquoiquecesoitchez

Ruer3».Mirecourtcependantdemeureencorelecentreprincipald’approvisionnement

enFrance.Ceuxquis’yrendentouquiyhabitentsontchargésparlesautresde

multiplescommissions:commandesdebois,d’instruments,d’archets,decordiers,de

touchesd’ébène,debarresdeviolons,d’éclisses,depiques,dechevalets…«J’aivu

Charley4hiersoir,écritPierreEnelle25mai1956,ilestd’accordmaisildemandeque

tuluienvoiesdesuiteleslargeursd’éclisses».Puisle7août1956:«PaulHilairem’a

rappeléquej’avaisdesbarresdeviolonsàchoisirpourtoi».PierreClaudotécritle9

novembre1955:«Jeteremerciepourtoutledérangementquet’ontoccasionnémes

nombreusescommissions[àMirecourt].J’aireçulesarchetsMorizotetlacommande

Couesnon,iln’yaqueLapierrequin’estpasencoreintervenuetCollin‐Mezinquireste

silencieux,enfin,jeviensdeluiécrire,maissiçanefaitrien,jepréfèreraisquetu

m’envoiesdeschevalets.J’enaiabsolumentbesoin».Oule21mars1957:«puisquetu

3 Fournisseur d’accessoires de Mirecourt 4 Fils Collin-Mézin.

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comptesalleràMirecourtverslami‐juin,tumeprendras4piquesC.B.etsurtoutdes

mécaniquesdementonnièred’alto…Jen’airienreçudeBernez,maisjepensequesiles

fondssontidentiquesàceuxquej’aivucheztoi,celairabien».Etle29août1957:

«Lorangem’arapportélesdernièresnouvellesdeMirecourtetquelquesfournitures

dontlefameuxfonddeBernez».

TouslesdéplacementsàMirecourts’accompagnentdoncdecommissions.Parfois,la

réceptiondescommandessemblelente,laborieuseetmêmedécevante:«J’aireçules

archetsquisontd’unefacturenégligéecommeilestdifficiledelefaire»,écritPierre

Claudotle18nov.1958:«Ilss’enfoutentvraimenttropàMirecourtetc’estbieneuxqui

secoulentenlivrantdumauvaistravail».

Desinvestigationssemblentnécessairespourseprocurermêmedumatérielde

basecommelacolle:«jelafaisvenirdeParis,indiquePierreClaudot(16nov1957),

voicil’adresse[…].Tudemandesdelacollefinepourluthiers,naturellementilt’enfaut

prendre10kgs».AlbertClaudotfaitvenirdescordesdesEtats‐Unisparl’intermédiaire

d’EmileA.Ouchard:«J’aicommandétescordes,pourl’argent,jetediraiquoienfaire»

(19janvier1956).«Jetesignale,écritPierreClaudotle17janvier1957,quej’aiacheté

unstockdecordes«ASTRUM»enacierchroméàunprixintéressant;situenveux

quelques‐unes,jet’encèderai».Desproduitsdemarquesnouvellessontexpérimentés:

«J’airemistescolophanesàdesclients,maisjen’aipasencorelesrésultatsdesessais

quejetecommuniqueraiaussitôtobtenus»écrit‐ildanslamêmelettre.Ousurunautre

sujet:«Connaîtrais‐tuunemaisonquifaitdespupitresenboisàdoubleface(massif)?»

(1959).

Ceséchangesprofessionnelssontmultiplesetvariésets’appuienttoussurle

réseauforméparlesrelations,lesamitiésetlesancragesmirecurtiens.Ils

s’accompagnentd’ailleursdelacirculationd’autrestypesdebiens,symboliquesou

immatériels,quiréaffirmentlasolidaritéinterne.

LERÉSEAUMIRECURTIEN

Lesrelationsdeproximitéentrecesluthiersrevêtenteneffetd’autresaspectsplus

informels.Lesvisitesréciproquessontfréquentes,descadeauxs’échangentainsique

desnouvellesconstantesdupaysetdesluthiers,quiserépercutentrapidement.

Lesspécialitéslocalesdontlafameusemirabellecirculentpartoutetjusqu’en

Amérique:«Gérardm’aremislabouteilledemirabelle»,noteEmileA.OuchardàNew

York,le30mars1956:«Jem’empressedetedirequenousl’avonstrouvéefameuse,

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elleaunparfumdélicieux».Loindupays,lesMirecurtiensrecréentleurmondeet

resserrentlesliensdontl’intricationprofessionnelleetprivéeesttotale:«Dimanche

pourPâques,commej’ailesMorel(neveudel’EmilequiestchezWürlitzer)àtable,nous

endégusteronsunpetitverre»…Ouencore:«J’aidesnouvellesdeTiti…Songendreest

enAlgérie,sonneveuMorelestàNewYorkchezWürlitzeroùjel’aifaitentrer,ils’yplait

bienetnousnousvoyonssouventàtableetçaluifaittrouverlavieunpeumoins

difficile»(19janvier1956).Enfin:«J’aiunétage2piècesunecuisinesalledebainque

jeloueauneveudel’Emile,RenéMorel…quiestchezWürlitzerets’yplaittrèsbien,ils

nesontdoncpasdépaysésetnouslesavonstouslesdimanchesàdîneret

naturellementnousparlonsdupays,ilsreçoiventdesnouvellesfraiches,desvrais

journauxetpasmald’EstRépublicains»(16décembre1956).

Lescourrierssontrythmésparlanostalgiedupays,l’évocationdesfiguresde

connaissanceetderéférence.Lepartagedessouvenirsdejeunessequitientuneplace

importantedanslacorrespondance.Toutestprétexteàévoquerle«bonvieuxtemps».

Lamirabelled’AmbacourtrappelleàEmileA.Ouchard(19janvier1956)«lescoteaux

quibordentleMadonetoùj’allaisàlapêcheàlasautéeilya40ans.Ouimonvieux

Albert,lescopainss’envont,nousrestonsfidèlesauposte».Ouencore,le30mars

1956:«tongaminchaussédepatinss’amusaitàfairedesorbessurlaglacemaisil

n’avaitpasleMadoncommenousl’heureuxtemps».Le19janvier1956,ilécrit:«jeme

doutequequandvousvousretrouvezavecPierreEnel,vousparlezdescopains,nous

avonsbienrigoléensembleetcelaseretrouvera».

AMirecourt,toutsesaitetlesnouvellesdesunsetdesautresserépandent

rapidement:«J’aivulamèredePaulLorangecematin,ellem’aditqu’ilreprendtoutle

1erétage,carlemarchanddeclarinetten’estpluslà»(PierreEnel,10janvier1956);

«Monbeau‐frèreLottem’aditt’avoirvu,tuvasencoredetempsentempsteravitailler

enmatérieldelutherie»(EmileA.Ouchard,30mars1956);«Jeviensd’apprendre

l’arrivéetouteprochainedecesmessieursMillantquiviennentpouracheterdes

fournitureschezJacquemin…LesMillantontsûrementl’intentionderemettrecelaà

Liège(PierreEnel,6mars1956);«Danstadernière,tumeparlaisd’unpassage

probableversle17avectonfrèrePierrequirevenaitdeParis.PaulLorangeetDupuy

sontàMirecourt.LePaulestparticematin…»(PierreEnel,7août1956);«Lorangeest

rentrécesjours»(PierreClaudot,1959).

Ladisparitiondesanciensestunepertederepèresetdelégitimitépourceuxqui

habitentloindeMirecourt:«J’aiapprislamortduQuinquin,bravetypequej’aimais

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bien,iln’yaurapluspersonnepourfairelacausetteàmonretour»(EmileA.Ouchard,

30mars1956);«CepauvrevieuxDédéafiniparmouriretBernezenafaitautant.

Voilàlesvieillesfiguresmirecurtiennesquidisparaissent,nousn’yseronsbientôtplus

connusparpersonne»(PierreClaudot,1960).

Enconclusion,cescourriersmontrentàquelpointlesannées1950‐60ontété

difficilespourlesluthiersetpourtouteslesentreprisesliéesàlalutheriecommeles

marchandsdefournituresetd’accessoiresdontunegrandepartieavaitdéjàfermélors

delacrisede1933.Plusieursstratégiesontétédéployéesparlesluthierspourrésisterà

lacrise.Certainsonttotalementabandonnélemétier.D’autresmalgrédesfinsdemois

difficilessesontefforcésdemaintenirleursateliersens’appuyantsurleurréseau

professionneldeproximité,enfaisantcirculerlesinstrumentsentreeuxpouressayerde

lesvendre,ens’associantpourréaliserdesachats,enserendantdesservicesmutuels

faceauxpénuriesdematièrepremièreetdeproduitsdivers.Endépitdelasituation,ils

ontfinalementréussiàreconstituerungroupeprofessionnelpourdéfendreleurs

intérêtscollectifsaprèslafaillitedelaformationprécédente.Danscesrésistances

tenacesàl’abandond’uneprofessionalorsenpleindéclinetprivéed’avenir,«l’amour

dumétier»,l’intérêtéprouvéàfabriqueruneœuvre,lapassionetlaconnaissancedes

instruments,etenfinl’attachementauréseaumirecurtien,àsesfiguresderéférenceet

pourcertainsàunetraditionfamiliale,ontjouéunrôleimportant,montrantmettanten

évidencelestatutspécialetlapartd’identitéintimequebeaucoupdeluthiersd’artde

cettegénérationréservaientàleurtravail.

Illustrations:

‐AlbertClaudotdanssonatelieràDijonvers1955.Collectionparticulière.

‐EmileA.OucharddanssonatelieràBatavia.MuséedeMirecourt.

‐PierreClaudotdanssonatelieràMarseilleen1972.Collectionparticulière.

‐Uncourrierd’EmileA.Ouchard.Collectionparticulière.

‐CertificatdegarantiesignédeG.Houfflack(Paris,1936)puisd’A.Claudot(Dijon,1956).Collection

particulière.

‐«Nousavonsbienrigoléensemble»:lesMirecurtiensàHaroué,milieudesannées1920.Collection

particulière.