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” La lutherie se meurt ”... Chronique épistolaire de lacrise des années 1950-60
Hélène Claudot-Hawad
To cite this version:Hélène Claudot-Hawad. ” La lutherie se meurt ”... Chronique épistolaire de la crise des années 1950-60. Klein, Valérie (Musée de Mirecourt) & Buob, Baptiste (CNRS). LUTHIERS. DE LA MAIN ÀLA MAIN, Actes Sud, pp.66-81, 2012. <halshs-00723047v2>
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Paru in LUTHIERS. DE LA MAIN À LA MAIN (V. Klein et B. Buob éds.), Actes Sud/Musée de la lutherie et de
l’archèterie de Mirecourt, 2012, pp. 66-81
‘La lutherie se meurt…’ Chronique épistolaire de la crise des années 1950-60 Hélène CLAUDOT-HAWAD Résumé : A la charnière des années 1950-1960, la lutherie est en crise. Ce texte s’intéresse au quotidien des luthiers saisi à travers une centaine de lettres professionnelles adressées au luthier Albert Claudot de Dijon par des confrères établis dans d’autres villes, régions ou continents. « De plus en plus, la lutherie se meurt et je le regrette pour les luthiers qui aimaient
leur métier ». Emile Auguste Ouchard, archetier installé aux Etats-Unis, donne le ton dans
une lettre du 30 mars 1956 adressée à son ami Albert Claudot, luthier à Dijon et originaire
comme lui de Mirecourt. Cette missive manuscrite fait partie d’un dossier d’une centaine de
lettres de provenances variées, toutes destinées à Albert Claudot, conservées par lui et datant
des années 1955 à 1961.
Les correspondants privilégiés d’Albert Claudot sont ses confrères, établis dans
différentes villes de France ou du monde, la plupart liés à Mirecourt parce qu’ils sont natifs de
cette ville, ou encore parce qu’il y ont fait leur apprentissage. Leurs rapports ne sont donc pas
uniquement professionnels. Souvent amis d’enfance ou encore apparentés, ils partagent de
nombreux liens de connivence et beaucoup de souvenirs régulièrement évoqués. Entre eux, le
tutoiement est de rigueur ainsi qu’un ton généralement familier et amical. La plupart, nés au
début du XXe siècle, certains à la toute fin du XIXe siècle, sont alors quinquagénaires. Seuls
les luthiers d’une autre génération ou encore ceux qui ne sont pas de Mirecourt utilisent le
vouvoiement et les formules habituelles de politesse (Monsieur) pour s’adresser à leur
interlocuteur.
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Les principaux thèmes abordés concernent les nouvelles de la profession et des
luthiers, les affaires pratiques (recherche, échange ou commande d’instruments; recherche de
fournitures, renseignements divers…), les déplacements à Mirecourt qui sont réguliers (à la
Toussaint, à la Sainte-Cécile et à diverses dates pour le travail), également la nostalgie du
pays et de tout ce qui peut l’évoquer, et bien sûr les nouvelles plus personnelles, avec en toile
de fond un contexte politique et militaire particulier, la guerre d’Algérie. Les hommes jeunes
– enfants, neveux, gendres de ces correspondants – ont été envoyés en Algérie, laissant les
plus anciens seuls à l’atelier. La mobilisation des jeunes gens à la guerre est un motif de
préoccupation perceptible dans les courriers.
En cette moitié du XXe siècle, la pratique épistolaire joue un rôle essentiel dans les
échanges professionnels, autant que familiaux. Les lettres sont fréquentes et abondantes, la
graphie est généralement soignée, les écritures sont fluides, même si l’orthographe est parfois
incertaine. On constate qu’un même correspondant peut rédiger jusqu’à deux envois par
semaine, et que ces missives, loin d’être brèves, comprennent souvent plusieurs pages. Les
courriers adressés à Albert Claudot proviennent de villes différentes : Mirecourt, Marseille,
Bordeaux, Paris, Angers, Liège, Genève, Lausanne, Batavia, New York… Ils concernent la
lutherie ou la musique et évoquent l’état de crise d’une profession qui ne permet plus de
gagner correctement sa vie. Ce constat s’accompagne d’un désarroi d’ordre presque
identitaire. Car la pratique de la lutherie n’est pas seulement associée à une fonction
économique, elle représente un métier que l’on aime, un savoir souvent ancestral que l’on
estime et que l’on comptait transmettre à sa descendance.
Comment se présente ce déclin de la lutherie ?
UNCONTEXTEANTÉRIEURTOURMENTÉ
On sait que la crise économique mondiale des années 1930 a déjà eu, sur les
métiersdelamusique,desconséquencesdésastreuses,décupléesparl’arrivée,dansle
paysage culturel, d’une nouvelle technique: le film parlant. La diffusion de cette
invention en France va entraîner la disparition de tous les orchestres de cinéma et
mettre rapidement au chômage musiciens, fabricants d’instruments et marchands de
fournitures.Beaucoupde luthiers sontalors contraintsde changerdemétier.Le frère
cadetd’AlbertClaudot:Pierre,néen1906,l’exprimeencestermes:«L’undesdrames
denotregénération,c’estqu’en1933,ilafallurévisertoutenotresituation,étantdonné
qu’iln’yavaitplusdetravail»(interview1980).
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Paradoxalement, la Deuxième Guerre mondiale (1939–1945), avec ses
contraintes, ses privations, ses entraves à la mobilité, favorise un certain retour à la
pratique individuelle de lamusique. Desmusiciens amateurs, comme l‘évoque Pierre
Claudot,reprennentalorsleursviolonsremisésaugrenieretlesdonnentàréglerouà
réparer. Par ailleurs, l’inflation pousse les investisseurs à acquérir des valeurs plus
stables, d’où une forte demande concernant les beaux instruments. Mais le stock ne
pouvantserenouveler,l’embellieesttrèsfugacepourlesluthiers.
Danslesannées1950,uneautrecriseseprofile,liéeégalementàuneinnovation
technique: le microsillon qui s’impose en France et va transformer les usages de la
musique. Concrètement, cela se traduit par une désaffection de plus en plusmarquée
pour l’apprentissagede lamusiqueetde lapratique instrumentale.«Onsupprime,dit
PierreClaudot[1980],lesorchestresnationaux,lesorchestresdelaTSF,lesorchestres
de stations…» Lesmusiciensne trouventplusd’emploi. Les conservatoires se vident.
Dansleurscourriers,lesluthiersdediversesvillesfrançaisesfontpartoutétatdeventes
endiminution.
PRIVÉSDECLIENTÈLE
La clientèle se raréfie, parfois dangereusement, et les demandes d’instruments
paraissentoccasionnellesetimprévisibles,provoquantl’immobilismedesateliers.Paul
Lorange, luthier àMarseille, résume ainsi le dernier trimestre de l’année 1955: «Les
affairesnes’emballentpas.Sioctobreaétésatisfaisant,novembrebon,décembreaété
insignifiant, si bien que le trimestre dans l’ensemble est quelconque et à peu près
semblable à ceux des années précédentes malgré un début prometteur. Rien de
transcendantàl’achatnonplus».Enmars1956,lasituationcontinueàstagner:«Les
affairessonttrèscalmes,lepeud’acquéreurséventuelstergiverseetnesedécidepasà
ouvrir le porte‐monnaie et traiter». Quatre ans plus tard, les clients àMarseille sont
devenusquasiinexistantsd’aprèsleslettresquePierreClaudot,égalementluthierdans
cette ville, adresse à son frèretout au long de l’année 1959 : «Les clients ne
s’empressentguère»;«C’estmortsur toute la ligne»;«Leboulotest calme, lavente
nulle».L’annéesuivante, en1960, ses courriersmontrentque rienne s’estarrangéet
que son confrère de Marseilleest pareillement atteint par ce qui apparait désormais
comme une véritable crise : «Actuellement, c‘est toujours le grand calme. J’ai une
contrebasse à réparer, c’est maigre!»; «Je reste des journées sans voir personne.
Lorangeparaîtaussiabandonné»;«Encequiconcerneleboulot,c’estcatastrophique.
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Jen’ai plus rien à faire et la vente estnulle. Jemedemande si ça vadurer longtemps
ainsi».
LecontextenesemblepasplusfavorableauxEtats‐Unis.EmileA.Ouchard,
archetierquitravaillepourlamaisonWilliamLewis&SonsdeChicagoaveclaquelleila
uncontratd’exclusivité,écritenjanvier1956:«Jemerendscomptequepartoutla
lutheriedécline».Onzemoisplustard,lasituationnes’estpasaméliorée,lelaissant
indécis:«Tuaurasletempsdem’attendrecarjenesaistoujoursquefaire,lestemps
sontassezdursetmouvementés,c’estcequifaitquejenepeuxmedécider».Les
activitésreprennentunpeupourcausedepénuried’archetsanciens:«Letravailaété
trèscalme,maisilyaunsemblantdereprisedufaitquelesvieuxarchetssefontrares».
Finalement,E.A.OuchardmetenventesamaisondeBatavia,àplusde1300kmdeNew
Yorkoùilrevients’établir:«ABatavia,c’étaitbeauaveclecontrat.Sanscelaetbien
quej’aibeaucoupdeclientsendehors,laclientèleparticulièrenevientpasàlamaison
ettudoispenserquelaclientèledirecteestpréférableauxrevendeurs».Ils’installe
dansl’atelierqueluiproposel’undesescollèguesluthiersdeNewYork,J.Français,dont
lafamilleestégalementoriginairedeMirecourt,àla«140‐57rue»,danslamaison
mêmeoùiltravaillaitavantl’expériencedeChicago.Cependant,sonretouràNewYork,
écrit‐il,nesignifiepasl’abandondesonindépendance:«Necroispasquejesoislié,
j’aimetropmonindépendance,montravailestàmoi,jeloueseulementl’atelier».En
1960,aprèsunséjourdequatorzeansauxEtats‐Unis,ilrentrerafinalementenFranceet
s’installeraenAquitaineàGan,sousl’enseignede«Faiseurd’archets».
Durant cette période, seulAlbert Claudot dans sa ville deDijon semble unpeu
mieux résister que ses correspondants, àmoins qu’il sache prendre la situation avec
davantagedesérénité,commeleremarqueEmileA.Ouchard:«Jeconstatequetufais
desventesetc’esttantmieux.Icic’estcalme,àpartlesréparations,laventeestnulleà
New York, heureusement j’ai le dehors» (30 mars 1956); «Je sais que tu n’es pas
exigeantaupointdevuetravailetquecontrairementauxconfrèresdelacapitale,tues
toujourssatisfaitdetonsort»(16déc.1956).Le«dehors»–c’est‐à‐direlaclientèleet
les intermédiaires internationaux (confrères, professeurs de musique, marchands) –
représentedoncunapportquicomptepourlemaintiendel’activitédesateliers.
Siladésaffectionpourlesinstrumentsduquatuorestmarquée,paradoxalement,
c’estlecontrairepourlaguitare,commelesuggèreunelettredePierreClaudotdatéedu
17janvier1957:«J’aivuLorangel’autrejour,iln’apasl’airdefairedesétincellesnon
plus.Naturellement la situationgénéralen’estguèrebrillante. Iln’yaque lesguitares
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quisedemandent. J’aibienécritàCarbonell1,mais ilestdébordédetravailetnepeut
livrerendehorsdesaclientèleprivée».
Adéfautdevendre leursoeuvres, les luthiersdoiventsecontenterderéparer :
«Souspeu,iln’yaurabientôtplusquedesréparateurs,écritEmileA.Oucharden1956,
c’estuntortquenousavons,jerépareparfoisdesarchetsquiseraientmieuxaufeuet
qui feraient de la place pour les neufs». D’autres, privés même de cette ressource,
utilisent au contraire leur temps vacant à fabriquer des violons neufs comme le fait
Pierre Claudot à Marseille : «Il faut s’armer de patience et de philosophie pour
conserverunmoralserein.Enfin,pourl’instant,jeconfectionnedesaltos,celam’occupe
et m’intéresse» (1957); «On attend, je fais du neuf» (1959) ; «Je fais du neuf en
attendantlareprisedesréparationsetaffaires»(1960);«Jefaisduneufsansbeaucoup
deconviction,lesclientssefontd’uneraretéincroyable»(1960).
SERÉORIENTER
OnapprenddansceséchangesépistolairesqueplusieursluthiersdeMirecourtsonten
difficulté et doivent se tourner vers les ressources du jardin jusqu’à «pousser la
charrette pour vendre des pois», comme l’écrit l’un d’eux en plaisantant. Plusieurs
abandonnent lemétierou y songent sérieusement : «Je comprends un peu le Pointu
(surnom de Pierre Enel) qui veut s’amarrer à quelque chose de solide avant d’être
complètement vieux, écrit Pierre Claudot en 1959, car j’ai vraiment l’impression que
nous ne prenons pas le chemin d’un renouveau de la lutherie». Les faillites ou les
fermetures d’ateliers de lutherie affectent le paysage professionnel. Pierre Enel à
Mirecourt (5 sept. 1956) s’inquiète au sujet d’un ami qui «a fini sa saison de contre‐
maître. Jeme demande ce qu’il va faire. En tout cas, lamaison estmise en vente. Le
pauvrevieux,jelevoismalparti».Quelquesmoisplustard,le17décembre1956,ilnote
àMirecourt:«Ici,riendenouveausauflafermeturedelamaisonDieudonnépourlafin
dumois, question de santé,Marcel Thomassin étant à la retraite, et Jean Eulry serait
embauché chezPaulHilaire.Encoreunemaisonquidisparaît, à cette cadence je crois
quel’onpourracompterlesrésistants».
Cette crise est angoissante. Elle contraint les luthiers à repenser leur orientation
professionnelleoudumoinsleurlieud’exercice(«onsedemandesinouspourronsfinir
notreviedanslacarrière,toutaumoinsici»écritPierreClaudotle31décembre1959).
Elle oblige aussi à revoir l’avenir des enfants qui s’inscrivait auparavant de manière1Luthier de guitare à Marseille
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tellementévidentedanslacontinuitédumétierfamilial.Déjàen1951,PierreEnelfaisait
étatdansuncourrier(30avril)du«grandlessivage»chezLaberte,fabriquedelutherie
àMirecourt:«ilsmettentàpied toutes lessemaines leursouvriers.Tout lemondese
plaint.AParis,c’estdemême».Cinqansaprès,lecontexteaplutôtempiré.Aussi,Emile
A.Ouchard suggèreavechumour le30mars1956: «Il va falloirorienternosenfants
versd’autresmétiers,parexemple la forcenucléaire, ils ironts‘installerarchetiersou
luthiersdans la lune».Demême,PierreClaudot s’inquièteen1960de l’avenirdeson
neveu(PierreII,lefilsd’Albert),quia18ansetsonge,ensusdesaformationmusicale
de violoncelliste, à apprendre le métier de luthier : «Devant la décadence de notre
métier,ilyadequoiréfléchiravantdelancerunjeunedanscettedirection.Leprésent
estmauvaisetl’avenirnepeutguèreapporterd’améliorations».
TENSIONSPROFESSIONNELLES
Des discordes au sein de la profession sont évoquées dans les courriers de 1956
concernant le Groupe des Luthiers et Archetiers d’Art où s’est installé un climat de
suspicion.Cestensionsnesontpasnouvellespuisquedéjàen1950uncompte‐rendude
la réunion du 26 novembre faisait état de l’absence de nombreux confrères : «Nous
auronstoutefoisàregretterquenosCollèguesdeprovincenecroientpasutiled’avoirà
sedérangeretàvenirdanslacapitale,aumoinsunefoisparan».Uneparticularitédu
Groupe est que «la plupart de (se)smembres sont parisiens», comme le précise lui‐
même le secrétaire général, Georges Dupuy, dans une lettre du 5 décembre 1951. Le
clivage est en effet manifeste entre la province et Paris. Amati Mangenot, luthier à
Bordeaux,écrit le4 janvier1956:«Quantaugroupe, jemesuisprononcépour(mais
c’estpourlaforme).Celan’apasungrosintérêtpournous,carilsonttouslesmêmes,ils
sebouffententreeux,alorspournous,c’estpirequandilsvoientuninstrumentvenant
deprovince‘qu’ilsauraientpuvendre’commeilsl’assassinent.»
Le19novembre1956,lesecrétaireduGroupedesLuthiersetArchetiersd’Art,Georges
Dupuy, constate l’implosiondugroupe : «Rappelez‐vous ledésordredans lequel s’est
terminée notre dernière réunion. Depuis aucun contact professionnel n’a eu lieu et
aucun collègue – sauf vous – ne s’est adressé àmoi pour savoir si on ferait quelque
chose!».AusujetdelafêtedelaSainte‐Cécile,patronnedesmusiciensetdesluthiers,il
rajoute: «Personnellement, jenevoispas l’utilitéde réunir tout lemonde, ladivision
profondequiexisteétantsurtoutdueaunon‐respectdesengagementsprismoralement
etmêmeparécrit».
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AlbertClaudotavecd’autresconfrèresvas’employeren1957àressouderla
profession.Une«RésolutionproposéeparlesluthiersfrançaisprésentsàLiègele20
septembre1957»estsignéepar«MrsBauer,Ch.Bazin,Camurat,Claudot,Gaggini,
Millant»pour«lacréation,surunplanamical,d’uneassociationdetouslesluthierset
archetiersd’artfrançais,sansexception»,aprèsleconstatde«l’isolementactuelde
notreArtenFrance,aupointdevuecorporatif,enfacedelacohésionagissantedes
autrespays».Lanotiond’«amitié»revientàplusieursreprisesdansletextede
présentationdel’associationdontlebutest«d’informersesMembresdesdiverses
manifestationsinternationales,deprovoquerdesExpositionssurleplannationaletde
susciterdeséchangesd’idéesconcernantlaprofessiontantsurleplancommercialque
surleplanartistique,aucoursderéunionsamicales».Alorsquelebureauprovisoirese
réunitpourlapremièrefoisle6octobre1957,AlbertClaudotdéclare:«Notrebonne
volontéetl’amourcommunquenousvouonsànotrebeaumétierserontlesatouts
majeursdenotreréussite».Cesontdoncenpremierlieudesqualitéshumainesquilui
paraissentnécessairespourréorganiserlaprofession.Ausujetdelacompositiondu
bureau,ilformuleégalementunerequête:«Cequejecroisindispensable,ceserait
qu’unMirecurtiensoitprésentdanslebureauprovisoireendemandantparexempleà
CharlesBazindefigurerparminous,ceseraitfaciliter,àtouspointsdevue,nosrapports
avecnoscollèguesdeMirecourt.»Encreux,sedessinentcertainsproblèmesqui
semblentavoirminélaprécédenteformationoùlesintérêtsparisiensl’auraient
emportésurlesautresetoùdesrivalitésindividuellesseseraientexercéesauxdépens
delacollectivité.AlbertClaudotl’évoquesouscetteforme:«ilfautquenousévitions
touslesheurtsquiontdiviséetréduitànéantl’anciengroupe.Leluthiern’échappepas
aumalcommunàbeaucoupd’artistes,l’indépendance,s’accompagnantsouventde
susceptibilitésmalplacéesquenousnepouvonsguérir,peut‐êtresommes‐nousaussi
atteintsdecesmaux?Maisnouspouvonsaucoursdupremiergrandrassemblement
amicaldesluthiersetarchetiersd’artdeFrance,créeruneambiance,unclimat
favorableàlabonnehumeur,préludeàl’ententebaséesurlaconfiancemutuelleet
l’amitié».Ilsedéfendd’être«unutopiste»:«jevoisleschosesclairement,j’aiassisté,
navré,àl’effondrementlamentabledel’anciengroupementetjesuispersuadéqued’y
réfléchirnousdevonsentirerlaleçonqu’ilsedoit».Lenouveaugroupementformeun
bureauquiintègrecettefoisbeaucoupdeluthiersdeprovinceetrenouvelleles
représentantsparisiensavecdesluthiersdelajeunegénération:leprésidentestAlbert
ClaudotàDijon;lesvice‐présidents:EtienneVatelotàParisetCharlesBazinà
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Mirecourt;lesecrétairePhilippeDupuyàParis;lesecrétaire‐adjoint,JacquesCamurat
etletrésorierRenéQuenoilàParis.Notonsquecesluthiersappartiennenttous,à
l’exceptiond’unepersonne,àdesfamillesoriginairesdeMirecourt.LaSainte‐Cécile,le
22novembre,continueraàrythmerlecalendrierdesrassemblementsrituelsdu
groupementquiparailleurstransformesonCongrèsannuelenunvéritableévénement
festifetculturel.Cederniersedéroulerachaqueannéedansunevillenouvelle
différenteoùdesluthierssontinstallés,concrétisantlavolontédedécentralisationquia
marquélacréationdunouveaugroupement.
LACIRCULATIONDESINSTRUMENTS
Silademanded’instrumentsestfaible,notammentdanslesvillesdeprovince,l’offreen
instrumentsanciensl’estégalement:«Jen’aiplusgrandchoseàvendreeninstruments
anciens.Jesuistoujoursàlarecherchedeviolonsdel’écoledeKlotz.Situconnais
quelquechose,penseàmoi»écritPierreClaudoten1957.Lesluthierseneffet
s’organisententreeuxetfontactivementcirculerlesinstrumentsentreleursateliersen
fonctiondesamateurspotentiels.AmatiMangenot,luthieràBordeaux,proposeainsi
dansuncourrierdu4janvier1956:«EntendupourtonPierray,sitoutefoisunbeau
HonoréDerazeyenparfaitétatetunDidierNicolasAîné(àchoisirentreunjauneouun
rouge,pasdecassure,simplementdesdécollagesd’éclissepourcedernier)teplaisaient,
jepourraistefairel’échangeaveclePierray,qu’enpenses‐tu?».
PierreClaudotdansdeslettresdatéesde1959répondàsonfrèreausujetdedivers
instruments:«Jesuiscontentquetuaiesvendul’alto,caricijenefaispasgrand‐chose.
Malheureusement,jen’aipasd’altoancienfaisant40,maisj’enaiconstruitquelques‐uns
encopieTestorede42cm,cesinstrumentssonnenttrèsbien,jelesvends75000.Je
peuxt’enenvoyerunendépôt».Lesinstrumentsdisponiblessurlemarchésont
rarescommel’attestentsesdifférentscourriers:«EnviolonvieuxParis,jen’airien.J’ai
unBernardelpère,maisàdoublefiletentrèsbonétat,trèsdépouillé,100000,ilsonne
trèsbien»;«Encello,jen’aipasgrandchose,unNicolasAîné1806,formeassez
bombée,maisvernissecmarron,avecunefracturedehautenbasdelataillecôtéâme».
En1960,PierreClaudotconfieencoredesviolonsàsonfrèrepourlavente:«Jet’ai
expédiél’alto…Tantmieuxsitutrouvesacquéreur.Icic’esttoujourslegrandcalme…Je
tejoinsuneétiquettepourl’altoaucasoùl’acheteuréventuelsedéciderait».Lechoix
n’estpaspluslargesemble‐t‐ilchezsonconfrère:«Ausujetdetademandedecello,j’ai
unSchwartzàStrasbourg1842,tailleetdiapasonnormal…Jen’airiend’autreence
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moment.JesuisallévoirLorangeàcesujet,iln’ariennonplussaufdesvieuxMirecourt
àremettreenétat»(24février1960).
Lesluthiersinstallésdanslescapitalesoulesvillesoùlaculturemusicaleest
développéeprospectentetachètentrégulièrementauprèsdeleursconfrères
provinciaux:«Noussommestoujourspreneursdesvioloncelles½et¾»,écriventles
luthiersparisiensRogeretMaxMillant,àAlbertClaudotdeDijon:«Sivousentrouvez,
vouspouveznouslesenvoyersansautreformalité».PierreGerber,luthieràLausanne,
annoncedanssalettredu1ernovembre1961:«J’aimeraism’arrêteràDijonpourvous
direunpetitbonjour,aucasoùvousauriezunoudeuxvioloncellesintéressants,
Vuillaume,Gandouautresetunbeauviolonitalien».En1960,PierreClaudotévoque
dansuncourrier«lavisitedeHermanndeStuttgart(lefils)…Ilcherchesurtoutdes
instrumentsfrançaisdu19e,cequenoustrouvonsdifficilement».
Onconstatequelesdiversinstrumentsquicirculententrelesluthiersdeprovinceà
cettepériodenesontpasforcémentlesmieuxcôtés,les«grands»instrumentsn’étant
accessiblesqu’àlaclientèleinternationalequis’adressesurtoutàParis.Enmêmetemps,
lesdescriptionsprécisesetsensiblesquefontlesluthiersdecespiècesquipassententre
leursmainsmarquentleur«goûtdel’instrument»:«Unclientm’adonnéàvendreun
celloquipourraitpeut‐êtreintéresserl’amateurquetuavaispourunbeauvioloncelle.Il
s’agitd’uninstrumentd’EtoreSoffriti,1916,Ferrare,trèsbellelutherietailléedansun
érableitalienàpetitesondesstriées,unebelletablebienqu’avecflancsrapportés»
(PierreClaudot,1960).
Lesarchetsvoyagentbeaucoupégalement.EmileA.Ouchardécritle15octobre
1961deGan:«PourlesarchetsàChicago,…écrireàGérards’ilpourraitsechargerde
telesexpédierduHavre»ouencore:«SitutrouveslePeccatebeauetbonaupoids,
envoielemoi,j’écriraiàmonclientauxUSA.Jelemettraiaupointavantdel’expédier».
Encestempsdifficiles,l’acquisitiond’instrumentsdevaleurseréalisesouventà
plusieursetpartroc:«Ausujetdetademanded’uninstrumentitalien,écritPierre
Claudotle6janvier1958,j’aitoujoursleGaglianoNicolasquej’aidemoitiéavec
Lorange».Le4février1958:«JeviensdevoirLorangepourl’affaireGagliano.Jeluiai
transmistespropositions.Enprincipejepensequ’unarrangementestpossible.Jen’ai
plusgrandsouvenirduVuillaume,àpartlatêtequin’estpaslasienne,est‐cequele
corpsestenbonétat?Cetinstrumentestencopieouneuf?Jemerappelletrèsbienle
Pierray(doublagedufond).Puis:«Lorangeétantd’accord,nousreprenonslesdeux
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instruments+224liquide.Situpensesquec’estpossible,jet’envoieleGaglianopar
retour».
Enfin,lafabricationdenouveauxviolonscontinueàfairel’objetdecommandes
régulièresàAmédéeDieudonnédeMirecourt,selondesmodèlesdifférents,prouvant
qu’ilexisteencoredelademandepourlesinstrumentsneufsàDijon.Ainsi,dansune
lettredu5janvier1956,A.Dieudonnérépond:«c’estentendu,jevousprépareraipour
finmars4beauxviolonsGuadagnini».Etle24octobredelamêmeannée,ilévoque:«2
violonsenblancsdontfilets,…épaisseursfortes,nonbarrés,avecleursaccessoires,
gorgesplates».GrâceaucataloguedesenchèresdeVichyendécembre2008,onsait
qu’AlbertClaudotaeneffetvenduen1956un«violond'AmédéeDIEUDONNEfaità
Mirecourt,358mm».
Descertificatsd’authenticitéetdeventeaccompagnentlesinstruments,
montrantleurparcourssouventinternationaletdonnantégalementuneidéedela
finessedescritèresd’évaluationutilisésparlesluthiers.
LESÉCHANGESDESAVOIRS
Leséchangesentreluthiersdeproximité,parents,amisouassociés,concernentaussiles
savoirsprofessionnels,l’envoidemodèles,degabarits,demesuresetdeconseilsdivers.
AinsiPierreClaudoten1959expédieàsonfrère«lesmodèlesGagliano»etprécise:«je
n’avaispasrelevélesvoûtes,lestrouvanttropplatesàmongré».Illuidemandedans
uneautrelettre:«Al’occasion,envoie‐moilemodèled’ffdeGuada».
PierreEnelle4janvier1956écrit:«J’aijetéunrapidecoupd’œilsurtoncontre‐moule
Messie(allusionprobableàunmodèleduviolondeStradivariusappelé«LeMessie»,
façonnéen1715)encomparaisonaveclemodèlePierreSilvestre.Albert,aieconfiance
enmoi,jecroisquecedernierestbiensupérieurcommelignes».Sonabondant
courrierrevientsurtouteslesétapesdefabricationdesinstrumentsqu’ilfaiten
collaborationavecAlbertClaudot:«Revenonsànosmesures…Letotalfait–dusommet
tableausommetfondcoffretablé64cm–,noustombonsdanslesmesuresdupère
Charles[allusionàsononcle,luthieràParis,décédéen1954]quiétait65cm.Montracé
estexact,longueursurvoûte95‐8»(9juin1956).Ouencoreendécembre1956:«j’ai
eulesrenseignementspourlemontagedumoulecello.Quatremille,cen’estpas
exagéré».Sesremarquesdétailléespermettentdesaisirl’importancedelalumièrepour
établiruntracécorrectenévitantlesjeuxd’ombre:«J’enaifaitdesessaismaisriende
concluant.Lecoupd’agrandissementparprojectionombrenecadrepasdutout.
11
Lumièreélectrique,enlongueurcelagaze,maisphénomène,enéloignantlecontre‐
mouledelafeuillededessin,lescoinssereflètentencontre‐moulesanscoinsetdansle
Caucuneaugmentationenlargeur.Lumièresolaire(trèsrareencemoment),lescoins
restentcoins,maisjen’arrivepasàlalongueur…J’attendsunebellejournée.Enplein
midi…,jefileaupaquisaveccontre‐mouleetpapier.Jecroisquej’yarriverai.»Le
paquis,nomdujardinquechaqueluthiercultivependantsesjoursdecongé
(habituellementlesdimancheetlundi)estréputécommelieudefêteetd’excès,mais
serticiégalementd’espacesecondairedetravail!
Enfin,desindicationssurlesinstrumentsencirculationsontéchangéesentre
luthiers,dumoinsentreceuxquicoopèrent:ainsiPierreClaudotécritàsonfrèrele28
mai1956pourluisignaler«unvioloncelleàvendreàLyon,ils’agitd’unBernardelpère
enérablecontresens,1cassured’âmeetdebarreàlatable,cetinstrumentsonnebien.
JetienscesrenseignementsdeLorangeàquij’enavaisparlé».
LACHASSEAUXFOURNITURES
Unsujetrécurrentrevientdanscesannées1956‐60danslecourrierdesconfrères:
l’approvisionnementenboisdelutherieetautresfournituresouaccessoires.Les
acquérirneparaîtpasaisé.Desrenseignements,desadressesdefournisseurs,des
«tuyaux»sontéchangés.Desservicesaussi,certainssechargeantdecommissionsoude
commandespourlesautres–amis,parentsouassociés–enfonctiondeleurs
déplacementsdansleslieuxoùsetrouventlesfournisseursoulesconfrèresquiontdu
stocketquifabriquent:«Hier,écritPierreEnelle4janvier1956,jesuisallévoir
FrançoisLotte,d’accordpourlacommande.Lapierre,jenel’aipastrouvé.Charleyadu
tetéléphoner…»OuencorePierreClaudoten1959:«SituvasàMirecourtpourla
Toussaint,penseaufonddecellochezCouesnon;situpeuxmetrouverdesboispour
fairedesmanchesenbelérable.Jesuisàsecdanscesecteur(violonetalto)».
Mirecourtresteeneffetincontournablepourlesluthiers,mêmesibeaucoupdemaisons
quilesfournissaientenboisetenaccessoiresvariésontfermé.Pourrelancerou
accélérerleslivraisons,parailleurs,lescommissionnairesparaissentjouerunrôle
important:«Jesupposequetut’apprêtesàalleràMirecourt…Jevoulaistedemander,
écritPierreClaudotle30octobre1961,devoirLapierrequinem’aencorerienenvoyé,
situasletempsaussichezMassicot2pupitresnickeléquetujoindraisàl’envoides
étuisquatuorsàprendrechezCouesnon».
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Certainsvontchercherleurboisdirectementàlasource,commel’archetierEmileA.
Ouchardqui,desEtats‐Unisoùilhabite,serendquinzejoursauBrésilpouracheterdu
pernambouc(19janv.1956):«J’attendsmonboispourfévriermaisaveclestockqueje
penseavoir(3tonnes),j’enaipourunmoment,surtoutqu’àprésent,c’estlecalme
plat».
Lebelérableondésuffisammentsecdestinéàlalutherieestunedenréerareettrès
chère.Lamanièred’apprécierlesbellesfournituresmontreàquelpointleluthiervoit
déjàdanslamatièrebrutel’instrumentquivanaîtreetsesqualitésesthétiqueset
sonores.PierreEnel,dansunelettredu3juin1956,s’extasieainsisur«lesquatrefonds
alignésl’unàcôtédel’autre;c’estmagnifique,onnepeuttrouvermieux.Regrettable
quefondcellosoitdeuxpièces»;ouencorele3juillet1956:«jeterépète,cesontdes
boisdetoutepremièrequalité.Le2efond,del’acier».
Trouverl’assortimentdesboispourfabriquerlesautrespiècesduviolons(la
table,leséclissesetlemanche)paraitunetâchetoutaussiardue.Ainsi,pourréaliserun
quatuorencollaborationavecAlbertClaudot,PierreEnelsedémèneàMirecourt.Ilécrit
le10janvier1956:«J’aichoisitroisfondsd’unepièce,altoetdeuxviolons,qui
s’assemblentbien.Onpeuttirerleséclissesdanslesdossiers,maispasunseulboisde
manche.J’aipriscestroisfondsendisantàVoiryquej’allaistâcherdetrouverlesbois
demanche.J’aifoncéchezHilaireluidemandercequ’ilavait.Rienàfairepour
assembler,toutenboisdepaysquid’ailleurscontrasteraittropsouslevernis…Toutle
mondemeconseille.Jacquemin,ouLaberte,oulegrandChevrier2.Danscettequalité,
plusaucunartisannepossèdecesbois.»Cetteraretéfaitmonterlesprix:«Sinous
trouvonslesfournituresdumêmebois,pourlesprix,monpauvreAlbert,celavaêtrela
catastrophe.ChezJacquemin,d’aprèsleson‐dit,lafourniturecellomontede25à
30000…Hilairem’acarrémentdit:adresse‐toienAllemagne,iln’yaquelà».Ou
encore:«j’aifouillétoutlegrenieravecleCocoMarchand,contre‐maître,impossiblede
trouveréclissesetboisdemanchepourlecello…Tuasbienréfléchi,lafourniture
complèted’uncellodanscechoixn’acertainementpasdeprix.»
Larecherchedepiècesd’épicéaquipuissents’accorderaveclesfondsd’érable
anciendepremierchoixressembleégalementàunparcoursducombattant:«Pourles
tables,cen’estpassifacilequenousl’espérions.Jet’assurequetoutemajournéed’hier
yapassé.J’enaiavalédelapoussière.Résultat,débarrastotal,bois,grenier».Pierre
Eneltraduitbienlesaffresduchoixetl’importanceextrêmequ’ilconfèreàlasélection
2 Directeur de la fabrique Thibouville-Lamy
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duboisservantàfabriquerl’instrument:«Pourlestablesviolons,j’enaidepremier
choix,maisjesuistellementdifficilequej’hésiteentrel’uneetl’autre.»
Cependant,unefoistravaillée,chaquepiècepeutencorerecelerdemauvaises
surprises(taches,trous,etc)sibienqu‘«ilfautêtrerichepours’embarquerlà‐dedans»,
commel’observeamèrementPierreEnelquidécritainsisesexpériencesdécevantes:
«DanslesbellestablesdeCaen,pourl’alto,celanevapascommejel’espérais.Laplus
belle,magnifique,audressage,apparitiondeminusculestrousdever.Danstousles
autresblocs,ilnemeresteplusquedeuxenquij’aiespoir.Lesblocssontfendusmaisje
vaislesfaireouvriràlascie,carjeconnaislecoupdefendre,celafendgaucheet
redressétropmince…».Enfin,ilnoteunpeuplustard:«j’aieudestasdepépinsavecla
tabled’alto,celledeHilaire,pasassezsèche.J’aifiniparenprendreunedesmiennesque
j’avaislaisséesàcausedesveinestroplargessurlesbords…Malheureusement,ilest
apparuunegrandetachesurlejointdudevantauderrière,jemedemandecequecela
donneraauvernis».
L’émotionressentielorsdesdéboirescorrespondàlapeurdegâcherdesbois
anciensdegrandevaleur:«Ilnes’agitpasdegafferavecdesfourniturespareilles»,
remarquePierreEnelenjuin1956.L’intensitédecesréactionséquivautàcelledu
bonheuréprouvélorsquel’œuvreavancebien:«Lemouleviolon,gabarit,contre‐
moules,contre‐parties…éclisses:finis,etfondtracé.Jet’assurequ’ilaunebelle
gueule»;«Onn’enestplusàunjourprès.Jet’aidit:jeveuxatteindrelaperfection…Tu
comprendrasquejesuisheureux,carcommejetel’aidit,lepremiergrandsautest
fait».
Ladifficultédetrouverdebonsproduitsapparaîtdansd’autressecteurs,comme
pourlevernisetsesingrédients,dontl’acquisition,lacomposition,ledosage,restent
entourésd’uncertainsecret,ainsiquelesuggèreuncourrierdePierreEnel(5sept.
1956)ausujetd’uncollègue:«onabienparléunpeuvernismaisilnes’estpasétendu
là‐dessus.Alorsmoijecroisqu’ilachètetoutsimplementduvernisalcooltoutprèset
qu’ilatrouvélacombinedel’appliqueravecunpinceautoutusé».PierreClaudotà
Marseilleen1960évoquedesproblèmesd’approvisionnement:«Penses‐tuqu’ilserait
troposédedemanderàtonclientetami…demefaire(enpaquet)1litredetonvernis?
Jen’arrivepasàtrouverlesproduitsnécessaires».
D’autresaccessoiressemblentfairecomplètementdéfautcommelecrinpourles
archets.PaulLorangeévoqueceluiqu’unclientluiaramenéd’Angleterre:«Jen’enai
jamaisvud’aussilongetbiencarré1m05,jedisbien1m+5cm.Ilestbon,pastrès
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onéreux,aukilomaisaveclaperte,ilrevientpresquepluscherquecequenous
trouvonsenFrance,saseulequalitéestd’êtremeilleurqueceluioffertsurlemarché
français.Malheureusement,c’estunesourceaccidentelleetsanssuite».PierreClaudot
en1959rappelleàsonfrèrequivaauCongrèsdesluthiersque«laquestiondescrins…
n’apasreçuderéponse».Unanaprès,lapénuriedecrinn’apasdisparu:«Dèsqu’ily
auradunouveaupourlecrin,penseàm’enavisercarjesuispresqueàsec.Ilestvrai
qu’ilyatellementpeudereméchageencemomentquecen’estpastragique»
Leséchangesdebonsprocédéssontnombreuxetmontrentl’importancedu
réseaud’entraidepourconduiresesactivités.Parexemple,PaulLorange,luthierà
Marseille,envoieparlaposteàAlbertClaudoten1956des«peauxdelézard»,pour
serviràlagarnituredesarchets.Ils’agitdechutesquiluiontétédonnéesparun
«Arménienfaisantdeschaussuresdeluxesurmesurepourlesgrandschausseurs
marseillais»:«J’aidécoupé,précise‐t‐il,cequiétaitemployable…J’aiputirer
relativementpeudesurfacessuffisantespourdesgarniturespeaucomplètes,maisdes
poucettes,tuenaurasjecroispouruncertaintemps.Bienentendu,onm’afaitcadeau
deceschutesettunemedoisabsolumentrien»(19février1956).
Lapénuriedebellesfournituresdelutherieetd’accessoiresamèneàexplorer
d’autrespossibilités,notammentenAllemagne.PierreEnelrappellele10janvier1956:
«Pendantquej’ypense,quandtuviendras,amènelecataloguebocheduBazin.Legrand
Biqueveuttenterdesaccessoireslà‐bas.Iln’yaplusmoyend’avoirquoiquecesoitchez
Ruer3».Mirecourtcependantdemeureencorelecentreprincipald’approvisionnement
enFrance.Ceuxquis’yrendentouquiyhabitentsontchargésparlesautresde
multiplescommissions:commandesdebois,d’instruments,d’archets,decordiers,de
touchesd’ébène,debarresdeviolons,d’éclisses,depiques,dechevalets…«J’aivu
Charley4hiersoir,écritPierreEnelle25mai1956,ilestd’accordmaisildemandeque
tuluienvoiesdesuiteleslargeursd’éclisses».Puisle7août1956:«PaulHilairem’a
rappeléquej’avaisdesbarresdeviolonsàchoisirpourtoi».PierreClaudotécritle9
novembre1955:«Jeteremerciepourtoutledérangementquet’ontoccasionnémes
nombreusescommissions[àMirecourt].J’aireçulesarchetsMorizotetlacommande
Couesnon,iln’yaqueLapierrequin’estpasencoreintervenuetCollin‐Mezinquireste
silencieux,enfin,jeviensdeluiécrire,maissiçanefaitrien,jepréfèreraisquetu
m’envoiesdeschevalets.J’enaiabsolumentbesoin».Oule21mars1957:«puisquetu
3 Fournisseur d’accessoires de Mirecourt 4 Fils Collin-Mézin.
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comptesalleràMirecourtverslami‐juin,tumeprendras4piquesC.B.etsurtoutdes
mécaniquesdementonnièred’alto…Jen’airienreçudeBernez,maisjepensequesiles
fondssontidentiquesàceuxquej’aivucheztoi,celairabien».Etle29août1957:
«Lorangem’arapportélesdernièresnouvellesdeMirecourtetquelquesfournitures
dontlefameuxfonddeBernez».
TouslesdéplacementsàMirecourts’accompagnentdoncdecommissions.Parfois,la
réceptiondescommandessemblelente,laborieuseetmêmedécevante:«J’aireçules
archetsquisontd’unefacturenégligéecommeilestdifficiledelefaire»,écritPierre
Claudotle18nov.1958:«Ilss’enfoutentvraimenttropàMirecourtetc’estbieneuxqui
secoulentenlivrantdumauvaistravail».
Desinvestigationssemblentnécessairespourseprocurermêmedumatérielde
basecommelacolle:«jelafaisvenirdeParis,indiquePierreClaudot(16nov1957),
voicil’adresse[…].Tudemandesdelacollefinepourluthiers,naturellementilt’enfaut
prendre10kgs».AlbertClaudotfaitvenirdescordesdesEtats‐Unisparl’intermédiaire
d’EmileA.Ouchard:«J’aicommandétescordes,pourl’argent,jetediraiquoienfaire»
(19janvier1956).«Jetesignale,écritPierreClaudotle17janvier1957,quej’aiacheté
unstockdecordes«ASTRUM»enacierchroméàunprixintéressant;situenveux
quelques‐unes,jet’encèderai».Desproduitsdemarquesnouvellessontexpérimentés:
«J’airemistescolophanesàdesclients,maisjen’aipasencorelesrésultatsdesessais
quejetecommuniqueraiaussitôtobtenus»écrit‐ildanslamêmelettre.Ousurunautre
sujet:«Connaîtrais‐tuunemaisonquifaitdespupitresenboisàdoubleface(massif)?»
(1959).
Ceséchangesprofessionnelssontmultiplesetvariésets’appuienttoussurle
réseauforméparlesrelations,lesamitiésetlesancragesmirecurtiens.Ils
s’accompagnentd’ailleursdelacirculationd’autrestypesdebiens,symboliquesou
immatériels,quiréaffirmentlasolidaritéinterne.
LERÉSEAUMIRECURTIEN
Lesrelationsdeproximitéentrecesluthiersrevêtenteneffetd’autresaspectsplus
informels.Lesvisitesréciproquessontfréquentes,descadeauxs’échangentainsique
desnouvellesconstantesdupaysetdesluthiers,quiserépercutentrapidement.
Lesspécialitéslocalesdontlafameusemirabellecirculentpartoutetjusqu’en
Amérique:«Gérardm’aremislabouteilledemirabelle»,noteEmileA.OuchardàNew
York,le30mars1956:«Jem’empressedetedirequenousl’avonstrouvéefameuse,
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elleaunparfumdélicieux».Loindupays,lesMirecurtiensrecréentleurmondeet
resserrentlesliensdontl’intricationprofessionnelleetprivéeesttotale:«Dimanche
pourPâques,commej’ailesMorel(neveudel’EmilequiestchezWürlitzer)àtable,nous
endégusteronsunpetitverre»…Ouencore:«J’aidesnouvellesdeTiti…Songendreest
enAlgérie,sonneveuMorelestàNewYorkchezWürlitzeroùjel’aifaitentrer,ils’yplait
bienetnousnousvoyonssouventàtableetçaluifaittrouverlavieunpeumoins
difficile»(19janvier1956).Enfin:«J’aiunétage2piècesunecuisinesalledebainque
jeloueauneveudel’Emile,RenéMorel…quiestchezWürlitzerets’yplaittrèsbien,ils
nesontdoncpasdépaysésetnouslesavonstouslesdimanchesàdîneret
naturellementnousparlonsdupays,ilsreçoiventdesnouvellesfraiches,desvrais
journauxetpasmald’EstRépublicains»(16décembre1956).
Lescourrierssontrythmésparlanostalgiedupays,l’évocationdesfiguresde
connaissanceetderéférence.Lepartagedessouvenirsdejeunessequitientuneplace
importantedanslacorrespondance.Toutestprétexteàévoquerle«bonvieuxtemps».
Lamirabelled’AmbacourtrappelleàEmileA.Ouchard(19janvier1956)«lescoteaux
quibordentleMadonetoùj’allaisàlapêcheàlasautéeilya40ans.Ouimonvieux
Albert,lescopainss’envont,nousrestonsfidèlesauposte».Ouencore,le30mars
1956:«tongaminchaussédepatinss’amusaitàfairedesorbessurlaglacemaisil
n’avaitpasleMadoncommenousl’heureuxtemps».Le19janvier1956,ilécrit:«jeme
doutequequandvousvousretrouvezavecPierreEnel,vousparlezdescopains,nous
avonsbienrigoléensembleetcelaseretrouvera».
AMirecourt,toutsesaitetlesnouvellesdesunsetdesautresserépandent
rapidement:«J’aivulamèredePaulLorangecematin,ellem’aditqu’ilreprendtoutle
1erétage,carlemarchanddeclarinetten’estpluslà»(PierreEnel,10janvier1956);
«Monbeau‐frèreLottem’aditt’avoirvu,tuvasencoredetempsentempsteravitailler
enmatérieldelutherie»(EmileA.Ouchard,30mars1956);«Jeviensd’apprendre
l’arrivéetouteprochainedecesmessieursMillantquiviennentpouracheterdes
fournitureschezJacquemin…LesMillantontsûrementl’intentionderemettrecelaà
Liège(PierreEnel,6mars1956);«Danstadernière,tumeparlaisd’unpassage
probableversle17avectonfrèrePierrequirevenaitdeParis.PaulLorangeetDupuy
sontàMirecourt.LePaulestparticematin…»(PierreEnel,7août1956);«Lorangeest
rentrécesjours»(PierreClaudot,1959).
Ladisparitiondesanciensestunepertederepèresetdelégitimitépourceuxqui
habitentloindeMirecourt:«J’aiapprislamortduQuinquin,bravetypequej’aimais
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bien,iln’yaurapluspersonnepourfairelacausetteàmonretour»(EmileA.Ouchard,
30mars1956);«CepauvrevieuxDédéafiniparmouriretBernezenafaitautant.
Voilàlesvieillesfiguresmirecurtiennesquidisparaissent,nousn’yseronsbientôtplus
connusparpersonne»(PierreClaudot,1960).
Enconclusion,cescourriersmontrentàquelpointlesannées1950‐60ontété
difficilespourlesluthiersetpourtouteslesentreprisesliéesàlalutheriecommeles
marchandsdefournituresetd’accessoiresdontunegrandepartieavaitdéjàfermélors
delacrisede1933.Plusieursstratégiesontétédéployéesparlesluthierspourrésisterà
lacrise.Certainsonttotalementabandonnélemétier.D’autresmalgrédesfinsdemois
difficilessesontefforcésdemaintenirleursateliersens’appuyantsurleurréseau
professionneldeproximité,enfaisantcirculerlesinstrumentsentreeuxpouressayerde
lesvendre,ens’associantpourréaliserdesachats,enserendantdesservicesmutuels
faceauxpénuriesdematièrepremièreetdeproduitsdivers.Endépitdelasituation,ils
ontfinalementréussiàreconstituerungroupeprofessionnelpourdéfendreleurs
intérêtscollectifsaprèslafaillitedelaformationprécédente.Danscesrésistances
tenacesàl’abandond’uneprofessionalorsenpleindéclinetprivéed’avenir,«l’amour
dumétier»,l’intérêtéprouvéàfabriqueruneœuvre,lapassionetlaconnaissancedes
instruments,etenfinl’attachementauréseaumirecurtien,àsesfiguresderéférenceet
pourcertainsàunetraditionfamiliale,ontjouéunrôleimportant,montrantmettanten
évidencelestatutspécialetlapartd’identitéintimequebeaucoupdeluthiersd’artde
cettegénérationréservaientàleurtravail.
Illustrations:
‐AlbertClaudotdanssonatelieràDijonvers1955.Collectionparticulière.
‐EmileA.OucharddanssonatelieràBatavia.MuséedeMirecourt.
‐PierreClaudotdanssonatelieràMarseilleen1972.Collectionparticulière.
‐Uncourrierd’EmileA.Ouchard.Collectionparticulière.
‐CertificatdegarantiesignédeG.Houfflack(Paris,1936)puisd’A.Claudot(Dijon,1956).Collection
particulière.
‐«Nousavonsbienrigoléensemble»:lesMirecurtiensàHaroué,milieudesannées1920.Collection
particulière.