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Zomia ou l’art de ne pas être gouverné Boîte à Outils Editions 2015

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Zomiaou l’art de ne pas êtregouverné

Boîte à Outils Editions2015

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Le texteParu initialement dans Archipel No 228, juillet-août 2014,<www.forumcivique.org>, il s’agit d’une recension par Jacques Bergueranddu livre de James C. Scott dont la traduction en français est parue enfévrier 2013 aux Editions du Seuil sous le titre Zomia ou l’art de ne pasêtre gouverné.L’auteurJames C. Scott, né en 1936 et professeur à Yale, se consacre depuis ledébut des années 1970 à l’analyse des formes de résistance auxquelles lesdominé-e-s, les peuples colonisés, les laissés-pour-compte ont eu recourspour contrer la domination de l’Etat, précolonial, colonial ou postcolonial.Il se revendique anarchiste: son dernier livre, paru aux Etats-Unis chezPrinceton University Press en 2012, s’intitule Two Cheers for Anarchism,Vive l’anarchisme et partage sa vie entre l’écriture et la tenue de sa fermedans le Connecticut. Un autre des ses ouvrages a été traduit en français:La Domination ou les arts de la résistance. Fragments du discourssubalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.

Les illustrationsCouverture: sculpture Michel Schmidt. Ci-dessus: John Outterbrige, Let UsTie Down Loose Ends. P. 5: Clever Lara, Irruption. P. 7: Jorge Camacho,Rêverie nomade. P. 8: sculpture Chilida. P. 11: Doc Atomic, Visages deResistance. 4 de couv.: Marcel Duchamps, Tu m'.

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Traités comme des «barbares»par les Etats qui cherchaient à les sou-mettre, ces peuples nomades ont misen place des stratégies de résistanceparfois surprenantes pour échapperà l’Etat, synonyme de travail forcé,d’impôt, de conscription, de soumis-sion. Privilégiant des modèles politi-ques d’auto-organisation, certainssont allés jusqu’à choisir d’abandon-ner l’écriture pour éviter l’appropria-tion de leur mémoire et de leur iden-tité.

Il s’agit ici d’une contre-histoirede la modernité. Comme PierreClastres, James C. Scott nous racontel’histoire «d’une société contrel’Etat». Car Zomia met au défit lesdélimitations géographiques tradi-tionnelles et les évidences politiques,et pose des questions essentielles: quesignifie la «civilisation»? Que peut-onapprendre des peuples qui ont vouluy échapper? A-t-il existé, et existe-t-il encore des sociétés sans Etat? Unesociété peut-elle se constituer contre

Zomia oul’art de ne pas être gouverné

Depuis 2000 ans, les communautés d’une vaste région monta-gneuse d’Asie du Sud-Est refusent obstinément leur intégration àl’Etat. Zomia: c’est le nom de cette zone d’insoumission qui n’appa-raît sur aucune carte, où les fugitifs, environ 100 millions de per-sonnes, se sont réfugiés pour échapper au contrôle des gouverne-ments.

l’Etat? L’histoire de la rebelle Zomianous rappelle que «civilisation» peut-être synonyme d’oppression.

La ZomiaZomia signifie «gens de la mon-

tagne», terme commun à plusieurslangues tibéto-birmanes parlées dansla zone frontalière entre l’Inde, leBangladesh et la Birmanie.

Il s’agit d’une étendue de 2,5 mil-lions de km2, équivalente à l’Europede l’Ouest, qui se trouve à la péri-phérie de neuf Etats (Chine, Birma-nie, Inde, Bangladesh, Bhoutan,Thaïlande, Laos, Vietnam, Cam-bodge), et au centre d’aucun, peu-plée de minorités d’une variété eth-nique et linguistique sidérante. Cinqfamilles linguistiques sont partagéespar des centaines d’identités ethni-ques, dans un espace d’altitude de 300à 4.000 mètres. La Zomia est la der-nière région du monde dont les peu-ples n’ont pas encore été complète-

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ment intégrés à des Etats-nations. Cespeuples doivent être plutôt appro-chés comme des communautés defuyards, de fugitifs qui ont, au coursdes deux derniers millénaires, tentéde se soustraire aux différentes for-mes d’oppression que renfermaientles projets de construction étatique àl’œuvre dans les vallées. La plupartd’entre eux ont au départ tenté de sesoustraire à un Etat en particulier:l’Etat chinois Han sous sa formeprécoce, à partir du 1er millénaireavant JC. Il n’y a pas si longtemps,de tels peuples se gouvernant eux-mêmes sans structures étatiques re-présentaient la majorité de l’huma-nité. Et l’on peut dire que chaquecontinent a eu, ou a encore, sa«zomia». On peut la définir encorecomme une zone refuge depuis 1500ans, en réponse à la constructiond’Etats dans les vallées fertiles.

Il serait faux de voir ces popula-tions comme des vestiges de popu-lations «primitives, archaïques,voire néolithiques», des vestigesd’une formation sociale antérieure.Il semblerait plutôt qu’un certainnombre de peuples indigènes, enAmérique centrale et du Sud parexemple, comme dans certaines ré-gions du Sud-Est asiatique, aient étépar le passé des cultivateurs séden-taires obligés de réorganiser leurssociétés sous la pression d’Etats enconstruction. Loin de toute interpré-tation «évolutionniste», il faut plutôt

y voir une réponse politique, une stra-tégie d’esquive de l’Etat. Loin de ces«barbares» incapables de progrèsculturel, il faut au contraire conce-voir le peuplement des collinescomme un long processus de mi-grations avec sédimentation démo-graphique et redéfinition des identi-tés dans cet espace à distance del’Etat. La plupart, sinon la totalité, descaractéristiques qui participent à stig-matiser les populations des collines,loin d’être les marqueurs de «primi-tifs» que la «civilisation» aurait laissésderrière elle, gagnent à être envisa-gées sur le long terme comme desadaptations destinées à éviter à la foisleur capture par l’Etat, et l’appari-tion de toute formation étatique enleur sein.

Empires agraireset maritimes

En Asie du Sud-Est, la sédenta-risation majoritaire des populationsne semble pas antérieure à la créa-tion d’Etats agraires basés sur la cul-ture céréalière, comme la premièredynastie Han en Chine, même si onpeut dire que ces Etats pouvaient serenforcer, ou se construire, à partird’un poumon rizicole irrigué, préa-lablement développé très lentementpar des générations de familles. Engénéral, les travaux d’irrigation sur-

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vivaient la plupart du temps à l’ef-fondrement de ces Etats, très insta-bles politiquement, les archéologuesy trouvant des champs de ruines àfoison.

Jusqu’au début du 19ème siècle, lesdifficultés de transport, les techno-logies militaires, les réalités démogra-phiques limitaient l’extension géogra-phique des Etats. Depuis une cin-quantaine d’années, il n’en est plus demême: Etats-nations et frontièresdominent le monde. Vers 1600, il yavait en Asie du Sud-Est 5,5 habi-tants au km2, 35 en Inde et en Chine,11 en Europe. Il faut noter aussi l’in-signifiance démographique et spatialedes premiers Etats, Chine, Egypte,Inde, Grèce classique, Rome. Beau-coup d’espaces de repli, donc, pourdes populations récalcitrantes.

Un empire continental ne pou-vait régner que dans un rayon de 300km. Plus loin, il ne contrôlait plus rien.A pied, il fallait compter 25 km parjour, beaucoup moins en zone demontagne, et les transports se fai-saient surtout avec des bœufs. Dansle monde pré-moderne, l’eau fait serejoindre les populations, alors queles montagnes, surtout si elles sonthautes ou accidentées, les séparent.Au milieu du 18ème siècle, il fallait lemême temps à un citoyen anglaispour aller à pied de Londres àEdimbourg, qu’il lui en fallait pouraller en bateau de Southampton auCap de Bonne Espérance.

Les empires maritimes, ou cô-tiers, tels que l’empire malais des15ème et 16ème siècles, étaient plusmobiles, et même s’ils installaient despéages sur les axes stratégiques ducommerce, ils ne contrôlaient gé-néralement pas l’intérieur du pays.Là résidait leur faiblesse: difficile demobiliser des armées nombreuseset de faire suivre l’intendance. Demême qu’Athènes, résolument tour-née vers la mer, qui fut défaite pen-dant les guerres du Péloponnèse parSparte et Syracuse, rivales plus agrai-res et plus à même de tenir de longssièges. Là se situent pourtant lesprincipaux Etats pré-coloniaux del’Asie du Sud-Est, grands carrefoursculturels et commerciaux. Là exis-taient aussi des Zomia maritimes,

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mobiles et pirates, qui écumaient lesmers du Sud, qui les écument en-core aujourd’hui dans la Corne del’Afrique.

Zomia partoutEn Asie du Sud-Est, les popula-

tions rétives partiront dans les mon-tagnes, fuyant les Etats en formationdans les plaines plus riches. En Amé-rique latine, ces mêmes populationscoloniseront les forêts, fuyant leshauts plateaux plus riches et plus sa-lubres où s’installent les Empires inca,aztèques et maya. Pierre Clastresavance que les sociétés amérindien-nes dites primitives d’Amérique duSud n’étaient pas d’anciennes socié-tés ayant échoué à inventer une agri-culture sédentaire ou des formes éta-tiques, mais plutôt des sociétés decultivateurs anciennement sédentai-res ayant abandonné l’agriculture etdes villages fixes en réponse aux ef-fets de la construction de ces grandsempires, ou de la conquête espa-gnole. De même un autre ethnolo-gue, Ernest Gellner, analyse l’oppo-sition entre Arabes et Berbères par-tageant des éléments d’une cultureplus vaste et une foi en l’Islam,comme une opposition explicite-ment et délibérément politique. Ilsouligne que l’autonomie politique etle tribalisme de la population ber-bère du Haut-Atlas n’est pas un tri-balisme pré-gouvernemental, mais

un rejet stratégique et partiel d’ungouvernement particulier.

Vers 1600, le massif continentaldu Sud-Est asiatique était 7 foismoins peuplé que la Chine. Par con-séquent, le pouvoir sur les hommesy conférait le pouvoir sur les terres,tandis qu’en Chine c’était plutôt l’in-verse. D’où la nécessité pour les Etatsdes plaines rizicoles de maintenir unepopulation nombreuse, générale-ment réduite à l’esclavage, souventrazziée dans les collines ou obtenueen faisant la guerre à d’autres Etats,concentrée dans ces riches zones derizières irriguées faciles à contrôler età soumettre à l’impôt. Dans ces zo-nes de rizières irriguées, la densité dé-mographique était dix fois plus éle-vée que dans les zones de riz de col-line ou de cultures sur abattis-brûlis.Le phénomène sera le même dansles Philippines sous domination es-pagnole.

En Europe par exemple, lesCosaques n’étaient à l’origine que desserfs fuyant l’ensemble de la Russieeuropéenne, et qui se regroupèrentaux frontières de l’Empire. Demême les Roms et les Sinti, soumisaux galères dans le bassin méditer-ranéen, ou enrôlés de force dans lesarmées prussiennes, s’installèrent-ilsdans les Balkans. Dans l’espace fran-çais, on peut interpréter le peuple-ment du Rouergue albigeois au12ème siècle comme une réaction à larépression sanglante de l’hérésie ca-

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thare. Tout comme le peuplementde certaines montagnes du sud dela France, Luberon, Préalpesfranco-italiennes par les Vaudoispersécutés au 13ème siècle par l’In-quisition, ou du sud-est du Massifcentral par les huguenots pourchas-sés au 17ème siècle par Louis XIV.

Au moment de l’exploitation del’Amérique par les Européens, denombreux esclaves africains s’enfui-rent dans les forêts, comme au Bré-sil où ils furent 20.000 à créer la Ré-publique de Palomarès. Des com-munautés noires existent encoreaujourd’hui en Colombie. On peutaussi analyser la révolte zapatiste desvingt dernières années au Mexiquecomme la résurgence d’une Zomiamoderne dans ce pays.

D’autres refuges existaient, plusmodestes, marais, marécages,comme les grands marais du coursinférieur de l’Euphrate qui furent unrefuge pendant 2000 ans (ils furent

asséchés par Saddam Hussein). LeGrand Marais Maudit à la frontièrede la Caroline du Nord et de la Vir-ginie, en Amérique, fut aussi un re-fuge pour tous les laissés pourcompte, Européens et Indiens, del’installation des Français puis desAnglais dans cette région au 17ème

siècle. En Pologne, à la frontière en-tre la Biélorussie et l’Ukraine actuel-les, ce fut le Marais du Pripet qui tintce rôle, tout comme les maraispontins, près de Rome, accueillirentles esclaves fuyant l’Empire (ils fu-rent asséchés par Mussolini). La listeserait encore très longue.

Centres etpériphéries

En fait, il s’agit d’une histoiresymbiotique des collines et des val-lées, d’une construction communedans le temps, d’une coévolution de

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deux espaces antagonistes mais pro-fondément reliés. La Zomia se si-tue aux frontières des centres étati-ques. Elle se construit contre eux.

A partir de la dynastie Ming, aumilieu du 14ème siècle, et jusqu’au19ème avec la dynastie Qing, le sudde la Chine sera l’objet de rébellionsmassives et d’exodes en réponse àl’expansion Han. En fait, les Hansétaient eux-mêmes poussés par lesMongols venus du Nord et duNord-Ouest. A l’Ouest, il y auraaussi en Inde une poussée vers l’Estqui alimentera la Zomia. Ces po-pulations se mélangeront avec lespopulations des collines déjà instal-lées, peu nombreuses, et filles deprécédentes migrations forcées. Lespopulations des vallées sont aussi,souvent, d’anciennes populationsdes collines, et vice-versa. Ainsi, onverra la naissance de sociétés engrande partie «marron», nomdonné aux esclaves fugitifs dans lesAmériques. Les peuples des colli-nes contemporains sont issus d’unlong processus de «marronnage»qui les a soustraits aux projetsd’étatisation dont les vallées furentle théâtre.

Identités hybridesCes sociétés vont se constituer

des identités hybrides, sans unitépolitique, ou très éphémère. En gé-néral, elles sont constituées de pe-

t i t sg r o u p e s

dont les unitésélémentaires sont la

famille nucléaire, les lignages, les pa-rentèles, les hameaux, les villages,plus rarement les villes et les confé-dérations. Cette forme d’organisa-tion politique en petites unités ré-pond à un besoin de souplesse faceaux razzias permanentes dont ellessont l’objet par les Etats naissants.Tantôt elles se révoltent, tantôt ellesretournent vers leur élément le plussimple, familial ou villageois, le plusapte à assurer la fuite et la survie.

Il faut noter aussi la nature chi-mérique de leurs principales identi-tés ethniques. En effet, ces «zonesde morcèlement» sont un patch-work d’identités culturelles et lin-guistiques complexes.

Loin d’être la matière premièreoriginale qui aurait servi à construireles Etats et les «civilisations», ces so-ciétés sont pour l’essentiel un pro-duit dérivé du processus de forma-tion de l’Etat, conçu pour offriraussi peu de prise que possible auxlogiques d’appropriation. Ces peu-ples sont une sorte d’archives his-

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toriques des croyances et des rituelsqui étaient ceux de leurs ancêtres,ou acquis pendant leurs migrations.Au début du 18ème siècle, on peutnoter des coalitions interethniquesou intertribales, au Sud-Ouest de laChine, contre l’emprise croissantedes colons hans, et contre le mo-nopole impérial du thé. Ces révol-tes millénaristes sont menées par des«prophètes», hommes-dieux chré-tiens ou bouddhistes. Les popula-tions collinéennes sont plutôt ani-mistes, et chrétiennes aujourd’hui,contrairement aux vallées boudd-histes ou islamistes. Mais l’animismen’est jamais loin de toutes ces reli-gions. Marx disait: «La détresse re-ligieuse est, pour une part, l’expres-sion de la détresse réelle, et, pourune autre, la protestation contrela détresse réelle. La religion est lesoupir de la créature opprimée,l’âme d’un monde sans cœur,comme elle est l’esprit de condi-tions sociales d’où l’esprit est ex-clu.» Pour Max Weber, «Le besoinde salut au sens le plus large trouvel’un de ses principaux foyers ausein des classes déshéritées».

Agriculturesnomades

L’unité de ces sociétés se trouveplutôt dans leurs pratiques agrico-les: agriculture nomade sur abattis-

brûlis, qu’il faut voir comme une«agriculture fugitive» (qui se pra-tique aujourd’hui encore en de trèsnombreux endroits), culture del’igname, du manioc, du millet, dela patate douce, plus tard de lapomme de terre et du maïs, dontles récoltes, peu visibles, peuventrester dans le sol, et être extraites entemps voulu. Utilisation, s’il le faut,de la cueillette, de la chasse, de lapêche, et constitution de confédé-rations tribales occasionnelles etéphémères. Ces sociétés peuventaussi, pour certaines, pratiquer lenomadisme pastoral.

Aujourd’hui, on justifie l’inter-diction de l’agriculture sur brûlis enla faisant passer pour une pratiquenocive pour l’environnement quidétruit la couche superficielle dessols, favorise l’érosion, et menacela forêt. Ces politiques s’expliquentessentiellement par le fait que l’Etata besoin de réquisitionner ces ter-res pour les peupler de façon per-manente, tirer un revenu de l’ex-traction des ressources naturelles,et placer ainsi sous son joug despopulations sans Etat. Au Vietnamse sont déroulées de vastes cam-pagnes de déplacement de popu-lations et de sédentarisation forcée.Le régime colonial français en In-dochine, pour sa part, cherchaitavant tout à transformer les terrescultivables en plantations de caout-chouc.

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Liées malgré toutMalgré leur mépris pour les po-

pulations des collines, les Etats desvallées leur étaient liés par des liensprofonds de dépendance économi-que, et le caractère complémentairedes niches agro-écologiques qu’ilsoccupaient respectivement. Les val-lées s’étaient vues transformées enmonocultures rizicoles irriguées, etde nombreux produits leur parve-naient des collines, pour leur pro-pre consommation, et aussi pour lecommerce à plus longue distance,souvent côtier. Il s’agissait de pro-duits de la forêt, essences de boisrares, santal et camphrier, résines etlatex, plantes thérapeutiques, miel,cire d’abeille, thé, tabac, opium,poivre surtout à partir du 15ème siè-cle, pierres et métaux précieux, bé-tail et peaux, coton, sarrasin, maïs,patate douce. La liste n’est pas ex-haustive. Dans l’autre sens, les mar-chés des vallées fournissaient auxpopulations des collines les produitsindisponibles chez eux: sel, poissonséché, métaux, céramiques, tissus,outils et armes en métal. Surtout,les gens des collines fournissaient auxEtats des vallées, de la main-d’œuvresous forme d’esclaves capturés àl’occasion de grandes razzias, et cesesclaves étaient systématiquementtatoués au fer rouge. Pour la sociétégrecque, avant le vin, l’huile d’oliveou le blé, les esclaves représentaient

la première marchandise. CertainsEtats, comme à Java vers le 10ème

siècle, pour amadouer les gens descollines, accordaient des concessionsfoncières à des bénéficiaires qui s’en-gageaient à défricher la forêt, et àconvertir en rizière permanente etirriguée les essarts livrés à l’agricul-ture sur brûlis.

Aujourd’hui, on sait que les guer-res produisent des masses de mi-grants, déserteurs ou civils fuyant leszones de combats: Rwanda, Congo,Soudan, Syrie, etc.

«Villages cachés»karènes

L’auteur, qui s’est penché plusparticulièrement sur la population«karène» en Birmanie, raconte l’his-toire de ce peuple déraciné vers lafin du 18ème siècle pendant les guer-res birmano-siamoises, pourchasséaujourd’hui encore par les militai-res birmans à l’aide d’une stratégiecontre-insurrectionnelle massive.L’armée birmane appelle «villagesde la paix» les zones civiles qu’ellecontrôle dans les régions karènes,et «villages cachés» celles qui abri-tent les «rebelles».

L’armée doit subvenir à ses be-soins sur le dos des populations. Lespersonnes soumises se voient attri-buer une carte d’identité, des lotis-sements sont construits près des gar-

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nisons militaires. Nombreux sontceux qui fuient en Thaïlande. Lesautres fuient dans la forêt et se cons-tituent en tout petits groupes, fami-liaux pour la majorité, et reviennentà des pratiques de cueillette, ou àdes plantations rustiques, bananier,igname, manioc, patate douce. Lesindividus, les cultures et les champssont ainsi déployés de façon à évi-ter la capture.

Les Britanniques, au début du20ème siècle, avaient déjà tenté vai-nement de «pacifier» ces collineskarènes.

Une histoireanarchiste de laZomia

Pour l’essentiel de son histoirerécente, jusqu’au 18ème siècle, l’Asiedu Sud-Est a été marquée par uneabsence relative d’Etats. Lorsqu’ilsapparaissaient, ils avaient tendanceà être remarquablement éphémèreset relativement faibles au-delà durayon d’influence, modeste et va-riable, de leurs centres. Dans cetteperspective, on peut dire que cesont les Etats qui ont créé les tribus.Les sociétés tribales enregistrées parl’ethnographie sont majoritairementdes formations secondaires, qui sedistinguent par les mesures spécifi-ques qu’elles ont prises pour se te-

nir en dehors du processus d’incor-poration au sein d’un appareild’Etat. Pour ce dernier, la personne«civilisée» est celle qui est «sujette»d’un Etat, la «non civilisée» étant cellequi est «non assujettie». On peutaujourd’hui analyser une partie desrésistances contemporaines à nossociétés avec l’aide de ces outils con-ceptuels, en les considérant commeune tentative d’échapper à l’assujet-tissement à un Etat, même si l’Etat-nation est en perte de vitesse, et laisseprogressivement la place à d’autresformes d’organisation politique dela société, et d’autres structures decontrôle et de coercition des indi-vidus et des groupes.

Mais ceci est une autre histoire.Jacques Berguerand

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BoiteAoutilsEditions«Boîte à outils», parce que le capitalisme et le patriarcat ne s’effondreront pas tout seuls

et que pour les y aider, il nous semble nécessaire de se doter d’outils d’analyse pourcomprendre les mécanismes de leur domination.

Pour cela, nous recherchons et publions des textes, analyses historiques, sur des thèmesparfois vus sous des angles différents, qui peuvent nous aider

dans une réflexion autonome.Et parce que nous plaçons l’autonomie en tête des valeurs que nous chérissons,

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Aussi dans la Boîte à Outils- Biname, et hop! (Paroles de chansons), 2004- Manuel pour un peu plus d’autonomie face aux premiers secours (Joviale, Benton), 2005- Le progrès, c’est mal ! (Bertrand Louart, Pierre Thuillier, Simon Fairlie, Teodor Shanin,Theodore Kaczynski), 2006- Cuisine de survie (Joviale), 2006- 1968 et les portes ouvertes sur de nouveaux mondes (John Holloway), 2008- La Crise, quelle crise? (Krisis, Anselm Jappe, Johannes Vogele), 2010- Muscle Power (Simon Fairlie), 2010- La Princesse de Clèves aujourd’hui (Anselm Jappe), 2010- Antisémitisme et National-Socialisme (Moishe Postone), 2010- Dôme géodésique, sur le «modèle du No Border» (!) (Joviale), 2011- Elèves modèles et apprentis sorciers et Islam homophobe, Occident tolérant? (GeorgKlauda et Thomas Bauer), 2012- Utopies pirates (Do or die, nouvelle traduction, Julius Van Daal, Marcus Rediker), 2012- Le temps des bûchers (Starhawk), 2012- Les radicaux urbains et paysans dans la révolution anglaise (extraits de la nouvelle éditionde L’Incendie Millénariste, et autres textes), 2012- L’équilibre acido-basique (Guide pratique), 2013- La République des Escartons... autonomie communale dans le Briançonnais du MoyenAge à la Révolution française (tiré de l’Almanach Buissonnier), 2013- Plantons le thym, la montagne fleurira et autres textes sur l’insurrection contre le Coupd’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851 dans les Basses-Alpes et ailleurs, 2013